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JURIDIQUE DROIT EUROPÉEN

LA RECONNAISSANCE

UNE INSTITUTION BOULEVERSÉE MUTUELLE,

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PAR ARNAUD DEVOS

L’Union européenne, un projet né sur les cendres de la Seconde Guerre mondiale, traverse une période sensible par la résurgence d’idées contraires aux valeurs communes aux États membres, dont l’état de droit. Partant, ce fait implique un questionnement quant aux principes de l’Union, dont celui de la reconnaissance mutuelle.

Reconnaissance mutuelle L’Union européenne, sur la base de la confiance réciproque – présomption selon laquelle chaque ordre juridique national est capable de dispenser une protection similaire et effective de l’ensemble des droits fondamentaux – entre les États membres, a développé le principe de la reconnaissance mutuelle, élément substantiel dans le cadre de la coopération judiciaire visant à créer un «espace de liberté, de sécurité et de justice». Celui-ci consacre l’idée qu’une décision judiciaire rendue dans un État membre est exécutée sans aucune formalité dans un autre État membre comme si ladite décision était celle du second État. Grâce audit principe, la circulation des décisions judicaires est plus simple et rapide. Il y a une forme d’automaticité. Cependant, au regard des dernières évolutions de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne et d’une position continue – mais renforcée – de la Cour européenne des droits de l’homme, il y a lieu de tenir compte de l’exception basée sur les droits fondamentaux. Aujourd’hui, à la suite du développement de législations opposées à la séparation des pouvoirs en Pologne – État membre de l’Union –, ladite exception est primordiale.

Article 7 TUE La Cour de justice de l’Union européenne a déjà eu l’occasion de préciser qu’elle ne visait pas à remplacer la procédure prévue à l’article 7 du Traité sur l’Union européenne et que seule une condamnation prononcée sur la base de cet article pourrait mettre un terme au principe de reconnaissance mutuelle. Pour rappel, l’article prévoit une sanction politique – d’ores et déjà activée contre la Pologne – qui est très rarement

exécutée à son terme au regard des exigences de quorum prévues dans ladite disposition. En effet, pour «constater l’existence d’une violation grave et persistante par un État membre des valeurs visées à l’article 2 du Traité sur l’Union européenne – celui-ci précise les valeurs communes aux États membres, dont l’État de droit –», il faut impérativement réunir l’unanimité au sein du Conseil européen. Une condition difficilement remplie car à côté de la Pologne, d’autres pays de l’Union ont adopté des législations polémiques – on pense naturellement à la Hongrie. De plus, les sanctions politiques éventuelles ne peuvent être prises qu’après avoir procédé à ladite constatation. Ce pour quoi, afin de ne pas fragiliser le principe de la reconnaissance mutuelle par la circulation de décisions entachées d’une méconnaissance des droits fondamentaux, et plus particulièrement du droit à un procès équitable, la jurisprudence nous précise comment appliquer ce principe dans des cas précis afin de pouvoir éventuellement opposer l’exception fondée sur les droits susvisés.

Le point de vue de la Cour de justice de l’Union européenne La Cour de justice de l’Union européenne a rendu l’arrêt Aranyosi et Caldararu du 5 avril 2016 au travers duquel, elle consacre l’idée d’un éventuel refus d’exécution du mandat d’arrêt européen pour cause de méconnaissance des droits de l’homme. Autrement dit, elle encadre le principe de reconnaissance mutuelle en se distançant de sa position restrictive adoptée dans des arrêts antérieurs – les arrêts Radu et Melloni. Dès lors, par l’arrêt de 2016, elle a développé une exception fondée sur les droits fondamentaux. Cependant, ladite exception est délimitée.

En effet, la Cour de justice de l’Union européenne impose une preuve objective, fiable, précise et actualisée. Selon celle-ci, les éléments objectifs démontrant une éventuelle violation de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne peuvent découler des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, des documents émis par le Conseil de l’Europe… Une fois le risque constaté, le juge de l’État d’exécution doit apprécier in concreto et rigoureusement, l’existence de motifs sérieux et avérés. Dès lors, les simples éléments de faiblesses ne suffisent pas. Il faut apprécier si dans le cas d’espèce, la personne encourt un risque. Afin de prouver ce fait, l’État membre d’exécution est tenu de demander à l’État membre d’émission des informations supplémentaires. Au regard de ces formalités, ladite Cour précise que le principe de la reconnaissance mutuelle est la règle et qu’un éventuel refus d’exécution doit demeurer une exception. Ce constat est corroboré par le fait que la Cour prévoit un simple report de l’exécution du mandat d’arrêt sauf si ce risque n’est pas exclu dans un délai raisonnable. Dans ce cas, l’État membre d’exécution peut éventuellement mettre un terme à la procédure de remise. Ici encore, afin de protéger le principe, la Cour de justice de l’Union européenne n’a pas opté pour une renonciation obligatoire lorsqu’il existe un risque de méconnaissance d’un droit absolu. Toutefois, par cet arrêt, la Cour s’est rapprochée de l’opinion de la Cour européenne des droits de l’homme en consacrant la

primauté des droits sur la coopération mais il subsiste une différence car les prêteurs luxembourgeois, en vue de protéger le principe de la reconnaissance mutuelle, soutiennent que le refus de l’exécution ne peut être choisi qu’en dernier ressort. Une question se pose: le prononcé de l’arrêt Aranyosi et Caldararu concernant les conditions de détention et dès lors, d’une éventuelle violation de l’article 4 de la Charte européenne des droits fondamentaux, s’applique-t-il également en cas de méconnaissance du droit à un procès équitable?

L’État de droit au travers l’indépendance du pouvoir judiciaire Dans le cadre de son arrêt Associãço Sindical dos Juízes Portugueses du 27 février 2018, la Cour de justice de l’Union européenne impose explicitement le respect de l’État de droit aux États membres par le biais de l’une de ses composantes, à savoir l’indépendance du pouvoir judiciaire. Dans ce cas d’espèce, la Cour semble adresser un message à la Pologne et à la Hongrie car celle-ci aurait pu formuler une motivation laconique en ne se prononçant pas sur l’article 19 du Traité sur l’Union européenne et l’article 47 de la Charte européenne des droits fondamentaux – 2 dispositions européennes consacrant ladite indépendance. En effet, la mesure portugaise en question visait un ensemble de fonctions ne relevant pas uniquement du pouvoir judiciaire. Dès lors, il n’y avait pas ici un problème d’indépendance. L’idée selon laquelle la Cour souhaitait

32 adresser un signal à la Pologne et la Hongrie est prouvée par les dires du président de cette juridiction, le belge Koen Lenaerts, précisant qu’éventuelle violation de l’état de droit a des conséquences sur la confiance mutuelle et donc, sur le principe de la reconnaissance mutuelle.

La situation polonaise Aujourd’hui, les autorités polonaises, par le biais de l’adoption de lois polémiques, ont profondément changer le paysage judiciaire. Les nouvelles législations sont vertement critiquées provoquant une période mouvementée pour le principe de la reconnaissance mutuelle. La Cour de justice de l’Union européenne s’est déjà prononcée plusieurs fois quant à ce sujet. Le 24 juin 2019, la Cour, saisie par la Commission européenne via un recours en manquement, a condamné la Pologne s’agissant de l’abaissement de l’âge de départ à la retraite des magistrats en exercice de la Cour suprême et du pouvoir discrétionnaire accordé au président de la République polonaise quant à la décision de prorogation du mandat des juges normalement retraités. Selon la Cour, par ces mesures, la Pologne a violé l’article 19 du Traité sur l’Union européenne. À cet égard, il est vrai que le gouvernement polonais a abrogé cette législation contestée. Cependant, la saga ne se termine pas là. En effet, les autorités polonaises ont institué une nouvelle chambre au sein de la Cour suprême, à savoir la «chambre disciplinaire». Celle-ci, selon l’article 27 de la nouvelle loi sur la Cour suprême, est chargée des affaires disciplinaires relatives aux juges et de leur mise à la retraite. Une juridiction de renvoi polonaise, à savoir la Cour suprême, a posé une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne pour savoir si cette instance est indépendante et impartiale selon le droit de l’Union. Par son arrêt du 19 novembre 2019, cette dernière précise ce qu’on entend par ces notions sans pour autant trancher la question en précisant que c’est à «la juridiction de renvoi de déterminer si tel est le cas en ce qui concerne la chambre disciplinaire». La juridiction de renvoi a décidé sur la base de cet arrêt et des éléments dont elle détient que la chambre en question n’est pas indépendante et impartiale. Partant, la Pologne a violé l’article 47 de la Charte européenne des droits fondamentaux. Depuis lors, la situation ne s’est toujours pas améliorée. La Cour suprême, après avoir appliqué l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, a été sanctionnée. En effet, la chambre disciplinaire a suspendu un juge de la Cour suprême. Celui-ci a également perdu 40% de sa rémunération. Au cours de la même période, ladite Cour a jugé que le Conseil national du pouvoir judiciaire ne répond pas aux critères d’indépendance et d’impartialité. Or, malgré cette décision judiciaire, celui-ci est toujours actif. Pour éviter ces problèmes, le gouvernement polonais souhaite que toutes les questions relatives à l’indépendance

des juges soient de la compétence d’une chambre spécifique de la Cour suprême à l’égard de laquelle, la Commission de Venise a déjà émis des doutes quant à son indépendance. Autrement dit, les autorités polonaises tentent de contourner la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, ce qui constitue une menace grave pour la confiance mutuelle et donc, pour la reconnaissance mutuelle. Dernièrement, le parlement polonais a enfoncé le clou en adoptant une loi dite « muselière » en refusant aux magistrats le droit de critiquer les réformes judiciaires adoptées par les nationalistes au pouvoir – visant également les magistrats qui appliquent l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 19 novembre 2019. Encore une fois, la Commission européenne a un rôle à jouer pour sauvegarder les valeurs communes aux États membres, à défaut de quoi le projet européen s’effritera. Autrement dit, le nouveau commissaire européen à la justice, Monsieur Didier Reynders, a fort à faire…

L’exception fondée sur les droits fondamentaux, une voie de secours Au regard de cette situation délétère, les juridictions belges doivent-elles reconnaître les décisions de justice polonaises sachant le risque de violation de l’indépendance du pouvoir judiciaire? Vu que la procédure de l’article 7 du Traité sur l’Union européenne est bloquée à cause de la règle de l’unanimité, il est temps de se tourner vers la jurisprudence et cette fameuse exception fondée sur les droits fondamentaux afin de garantir une reconnaissance mutuelle basée sur une réelle confiance réciproque. Déjà en 2018, une juge irlandaise s’est demandée si elle devait exécuter la demande de mandat d’arrêt européen émanant de la Pologne en prétextant qu’en ce pays, l’état de droit n’est plus garanti. Est-ce que la jurisprudence Aranyosi et Caladararu s’applique en ce cas sachant qu’on vise ici le droit à un procès équitable? Par son arrêt du 25 juillet 2018, répondant à la question préjudicielle de la juge irlandaise, la Cour de justice de l’Union européenne confirme son arrêt susmentionné. Les juridictions nationales doivent, en se basant sur la jurisprudence de la Cour, apprécier si l’exécution dudit mandat doit être refusée à la suite d’une évolution de la situation polonaise. Dans ce cas d’espèce, la juge irlandaise a finalement exécuté le mandat d’arrêt européen.

Une citation vaut mieux qu’un long discours À titre de conclusion, devons-nous rappeler les mots percutants de Montesquieu: «Il n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice» …

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