le voyant rouge
t r a i n s
Titre janvier 2014, l'Ecritoire
Sa mère l’a appelé Django avant de l’abandonner, quelques jours après sa naissance, disent les uns ; quand il avait trois ans, disent les autres. En précisant que c’est sur un quai de gare. L’a-t-elle abandonné ou oublié ? Ceux qui croient en savoir plus long que les autres disent qu’elle n’avait pas toute sa tête, ce qui expliquerait que Django ne soit pas tout à fait, disons, stable, là. Nous avons des principes et de l’honneur, Monsieur, cet homme, enfin, homme par la taille, mais resté enfant, voyez-vous, il n’a pas évolué. Il est resté à l’âge enfant. Et quand je dis enfant, Monsieur, c’est tout petit, vers six ou sept ans. - Ne faites pas attention aux gamins, Monsieur, disent-ils, ils l’ont rebaptisé Dingo. “ - C’était à prévoir, j’avais même dit, interrompt-elle, j’avais même suggéré au comité de lui donner un autre nom “ - Mais aurait-il compris, aurait-il répondu ? Non, n’est-ce pas : il connaît son nom et depuis tant d’années il répond aussi au nom de Dingo de la même manière, gentil, timide, bien élevé. Bizarre, n’est-ce pas, cette gentillesse ? Jamais un mot plus haut que l’autre, toujours bien posé, calme. - Jamais vu pleurer. - Jamais en colère non plus. - Bien qu’un peu dans la lune, si j’ose dire, interrompt-elle. - Oui, vous pouvez le dire, Alicia, toujours un peu la tête dans les nuages. Mais si vous voulez lui parler ? Et c’est à quel sujet ? - Et bien, il a acheté chez nous, enfin, dans le magasin où je travaille, un coffret de contrôle laser à deux voyants. Et il a oublié la boite de commande du voyant rouge. Dit l’homme, neutre, un pull bleu marine, des souliers de marche dans les bois, un carton sous le bras, des lunettes. Les autres se regardent, soudain muets ; ouf, ce n’était que cela, un oubli, encore un train, bien entendu. Ils quittent la pièce tranquillement, les uns après les autres et retournent à leurs occupations. Ouf. Alicia va vers la porte fenêtre et appelle : “ Django ! “ Django repart avec sa boite dans la poche de son grand manteau, il a remercié l’homme au pull bleu marine d’une petite voix d’enfant, une drôle de voix dans un grand corps d’homme, et l’autre a viré de bord, gêné, soulagé, content de partir. Django s’en fout. Alicia lui a dit qu’il doit faire plus attention à ne pas oublier de tout partout tout le temps, que c’est agaçant, qu’il y a des gens qui vont profiter de son étourderie et Django ne comprends pas pourquoi elle dit ce genre de choses. De tout, c’est quoi ? Ça ne veut rien dire. Il n’y a pas de tout : il y a des trains, des locomotives, des wagons, des rails, des signaux, des ponts, des arbres , une route et même un lac, sur lequel il a placé des canards en plastiques, c’était avant, avant la gare froide, Django se souvient très distinctement du circuit et de l’étang avec les canards et des vaches et des chevaux, et une voix qu’il connaît bien, qui rit et qui dit : “ Encore ? Mais si tu l’écoutes tu dépenseras une fortune avec ce train ! “ Dépenser, il sait ce que ça veut dire : il dépense tout ce qu’il gagne au Centre. Presque tout : il garde quelques billets pour acheter ce que demande Clarion. Clarion aime les Pop, les Big-Mac de chez McDo, les Quarter-Pound, les Cup Cakes, et il a dit aussi, des fruits. Il n’a pas dit quel fruit ni combien. Django a acheté des big-mac, des cup cakes roses, des bananes et du coca, comme d’habitude. La nuit tombe, Django se dépêche, il a hâte d’arriver à la maison verte, comme lui, abandonnée. Il a faim, il va manger avec Clarion et puis ils joueront au train. *** - D’autres détails, Monsieur le Commissaire ? Non, je ne vois pas, … Ce qu’il aime ? les livres, oui, le cinéma aussi. Le sport, non, pas tellement. Mais non, je ne l’ai pas grondé. Ni battu, quelle idée ! je ne l’ai jamais touché ! [... ] Oui ? Comment ? Mais jamais de la vie. Mais non, je vous assure, non. … Signer ? Oui, Monsieur le Commissaire. Bien entendu, Monsieur le Commissaire. J’arrive, Monsieur le commi… “
*** Depuis combien de temps était-il là ? En y repensant, Clarion a du mal à tenir le compte exact des semaines. Dans l’obscurité qui baigne son monde miniature, les jours n’entrent pas. Ses cheveux ont poussé, mais de combien poussaient-ils, en combien de temps, dehors ? Idem pour ses ongles. L'arrivée dans la maison avait été un éblouissement. Le circuit commençait dès l’entrée principale et Clarion avait tout juste eu le temps d’accrocher sa casquette de base-ball au premier clou venu avant de se précipiter à la suite de Django vers la grande pièce. Il était resté bouche bée, sans paroles : il n’avait jamais vu une chose pareille. Ce jour, quel qu'il soit, est pourtant très différent des précédents. Il s’est réveillé avec L’Idée. Assez bonne et assez solide pour en imaginer des prolongements capables de le faire sortir d’ici. L’Idée demandait d’être précisée dans ses détails, mais au moins avait-il quelque chose de nouveau à penser. L’Idée demandait du travail, de l’activité, du mouvement. Ce n’était pas encore la vie, mais ça commençait à y ressembler de nouveau. Du coup, il attend Django avec une impatience qui ne doit plus rien aux nécessités triviales de la faim, de la soif, de la compagnie. Au début, oui. Au début, il avait désespérément tenté de s’enfuir, de s’évader, explorant chaque recoin de sa prison, une maison ma foi assez grande, abandonnée lui semblait-il depuis plusieurs années, mais en bon état. A la cave, rien. à part des tuyaux et le tableau électrique. Les soupiraux, condamnés comme toutes les issues des autres niveaux. La trappe donnant sur le grenier avait été son dernier espoir, mais une serrure en interdisait l’accès. A la surprise avait succédé la révolte. Il n’était quand même pas un lapin, ni aucun de ces animaux trop bête pour comprendre et donc incapable de manœuvrer le dispositif de fermeture de sa cage. Il avait tiré et poussé, tourné en vain les poignées des portes et fenêtres accessibles, sans résultat. Il n’entendait pas le clic particulier des gâches circulant dans les serrures. C’était comme si celles-ci étaient mortes, bloquées, définitivement pétrifiées. Il en avait d’abord pleuré d’angoisse et de peur. Il ne comprenait pas : pourquoi Django l’avait-il ainsi enfermé ? Pourquoi était-il reparti sans lui ? Pourquoi l’avait-il laissé seul dans cette maison abandonnée ? N’était-il plus son ami ? Ensuite, la révolte avait fait place au découragement. Les dispositifs condamnant les ouvertures avait été conçus pour éviter toute effraction et toute intrusion extérieure. Ça valait également pour les tentatives venues de l’intérieur. Boulons, soudures, serrures, cadenas : rien dans son petit matériel de modéliste ne lui aurait permis d’en venir à bout. Il était inutile d’insister, Clarion l’avait très vite compris. Il fallait trouver autre chose. Le feu rouge ! C’est en voyant l’un des signaux ferroviaire brusquement pris de clignotement que L’Idée avait germé, puis grandi inconsciemment pendant son sommeil . Elle aurait pu s’éteindre ; elle brillait encore. C'était finalement très simple : il fallait envoyer un signal à l’extérieur, mais un signal explicite, bien plus que la simple fumée de la dernière fois, dont personne ne s’était ému, à part Django. Il avait reniflé trois fois en entrant dans la maison verte, senti la fumée et viré le poêle à bois en l’empoignant comme un vulgaire pouf : “PAS DE FEU”. Du coup, Clarion avait envisagé un moment de foutre le feu à toute la baraque, mais outre qu’il encourrait le risque de griller avec, il devait bien se l’avouer, la destruction de tout le circuit ferroviaire dont les extensions courraient à présent dans presque toutes les pièces, lui aurait crevé le cœur. *** Il cogite donc sur une autre formule d’alerte, quelque chose qui durerait plus que quelques secondes, moins fugitif que la fusée. Une lumière fixe et solide. Indestructible. Et c’est ainsi que l’Idée avait grossi, enflée et pris d’un coup toute la place sous la calotte crânienne de Clarion. - Django ? On va tout recommencer. Ces gares, ces maisons, ces arbres, ces trains, ce lac, ces canards, c’est où, c’est quoi ? C’est rien, c’est nulle part. Ce n’est pas vrai, tu comprends ? On va tout reconstruire en vrai. -- EN VRAI COMME DEHORS ? -- Oui, en vrai comme dehors, mais en petit. Comme-dehors-mais-en-petit ? Django ne comprends pas tout, mais il a depuis si longtemps l’habitude de ne pas tout comprendre qu’il écoute les explications de Clarion et les absorbe en pointillé. On va refaire le circuit ; oui. Dans le
grand séjour, oui .On enlève la table, on la met ailleurs. - Où ? - Où tu voudras ; dans la cuisine, non ? Ils rient, se bousculent, déplacent les meubles, roulent le tapis, défont le circuit pièce par pièce. Puis le réveil sonne et Django part en courant et en riant : - Tu en as des bonnes idées”. Avant de partir, il secoue la main de Clarion à lui décrocher l'épaule, chez lui seule manifestation de ravissement et d’’amitié. Et Clarion avec au cœur, un espèce de pincement en forme de remords, pense : Le pauvre ! S’il savait ce que j’ai en tête… *** Django marche sur le trottoir, il vient de quitter la maison verte, la nuit tombe. Django n’aime pas marcher dans les rues quand il fait nuit, il n‘est pas sûr de retrouver son chemin, tous les trottoirs se ressemblent, et il aimerait bien que Clarion soit avec lui. Mais Clarion est toujours occupé avec le train, il a entrepris de refaire le circuit, il a tout démonté, et maintenant il remonte tout après avoir dessiné des rues et des boulevards sur le parquet avec la grosse craie blanche. Django pense qu’il aimerait bien rester dans la maison verte lui aussi. Il pourrait demander à Alicia s‘il peut rester ; elle ne pose pas des questions difficiles, il pourra lui expliquer. Il ne lui dira pas Clarion, ni qu’on a démonté tout le circuit. Il y a des choses qu’il ne doit pas dire. Il lui dira qu’il est content - elle demande toujours “ Es-tu content, Django ? “ ou bien “ Est-ce que tu serais content si je t’apportais une chemise neuve, ? “. Des choses qui n‘ont pas trop d’importance, mais il dit, oui, je suis content, ou oui, je serai content si tu m’achètes une chemise neuve. Il a l’habitude de dire des choses sans importance. Il sait que les gens n‘attendent pas autre chose. Il répète ce qui est dit, ce que les autres lui disent, ainsi il est tranquille, il n‘y a pas de questions difficile. Il a horreur des questions difficiles. Alicia est toujours là quand les choses deviennent compliquées, quand les gens se mettent à parler en élevant la voix et lui, Django, alors ne comprends plus rien et n’entend pas. Quand les gens parlent tous en même temps, c’est difficile de suivre, les mots s’entortillent ensemble, les choses se diluent, et ça fait un grand bruit d’eau dans sa tête. Avec Clarion , il n’y a jamais de bruit d’eau,. Clarion ne parle que de trains ou de manger. Avec Clarion, c’est comme avec Alicia, on est contents, la vie est simple. *** Après l’excitation, teintée d’un peu d’angoisse de pénétrer dans la maison verte, la découverte du réseau ferroviaire miniature installé par Django dans la grande pièce du rez-de-chaussée avait plongé Clarion dans un état de jubilation que sa captivité n’avait pas pu gommer complètement. C’était même à se demander, du moins au début, s’il n’aurait pas choisi de rester même si les portes de son lieu de réclusion s’étaient trouvées ouvertes. A la longue, non. D’abord, il y a la séparation, l’absence : son père lui manque. Il n’avait jamais été séparé de lui, jamais dormi en dehors de leur maison, jamais passé une nuit seul. Le jour, ça va encore : il y a les trains, et, en fin d’après midi, la visite de Django, les Mac-do, les rires,le coca, les discussions animées, les boites de train. Soudain les heures passent rapidement. Mais lorsque Django repart, la solitude revient, insupportable, avec son cortège de peurs confuses et nauséeuses. Clarion a bien essayé une fois ou deux d’en parler avec Django, mais celui-ci a baissé brusquement les paupières, son visage s’est fermé et il a balancé doucement la tête de droite à gauche sans parler. Signal de détresse que Clarion n’explique pas mais dont il a perçu le désespoir, l’impasse. Il n’a plus jamais abordé le sujet de sa captivité. En dehors de son père, toute sa vie lui manque, aussi : l'école, les livres, la télévision, , son ordi, son violon, le chien, les deux chats, la concierge, la petite fille qui savait si bien se taire, l'épicerie du coin ; il donnerait bien trois locomotives pour entendre la sonnerie aigrelette de la porte, et recevoir en pleines narines le parfum bizarre, sournois, mélange de Roquefort et d’ail, qui règne dans la petite boutique. Heureusement, son naturel positif et enjoué reprennent vite le dessus : il comprend à la fois qu’il était bel et bien prisonnier de Django, impuissant à lui faire entendre raison, mais aussi que, pour une raison inconnue, celui-ci ne
s’opposera jamais à ses demandes tant que celles-ci concerneront le circuit ferroviaire. A titre de test, il demande d’autres locomotives, d’autres wagons, d’autres portions de rails. Puis il s’enhardi : des ponts, des gares, des arbres, des barrières Django ne bronche pas et les jours suivants ponts, gares, arbres et barrières arrivent en même temps que le Big-Mac, les bananes et le coca. Les boites s’entassent sous l’escalier, et Django continue d’en ramener chaque soir. Clarion se demande comment il parvient à se les procurer . On aurait demandé à Clarion depuis combien de temps connaissait-il Django, il aurait pu répondre sans mentir depuis toujours. Django faisait partie des éléments du paysage de cet institut dans lequel le père de Clarion exerçait les vastes et imprécises tâches d’homme à tout faire. Depuis le décès de sa mère et comme plus personne ne l’attendait à la maison après l’école, Clarion avait pris l’habitude de le rejoindre sur son lieu de travail, l’assistant autant qu’il pouvait, prenant dans ce rôle un plaisir d’autant plus grand qu’il le savait partagé. Clarion ignorait tout des raisons d’être de l’institut. Pour lui, c’était un ensemble de jardins avec des pelouses à tondre, des massifs à désherber, des lampes dont il fallait changer les ampoules, des murs à peindre, tapisser, carreler ; des sols dont il fallait décoller les dalles de lino abîmées pour les remplacer par des neuves, qui tranchaient au début sur les autres, mais que les pas quotidiens finissaient par fondre dans l’ensemble. Il y avait des gens, occupés à quitter certains lieux pour en rejoindre d’autres. Clarion ne les voyait jamais faire autre chose. Quand leurs travaux d’entretien les conduisaient dans des pièces, elles étaient vides. La plupart des hommes et des femmes qu’ils croisaient adressaient à son père un salut de la main accompagné d’un « Salut chef ! » sur lequel Clarion n’avait jamais eu d’explication satisfaisante. - C’est parce que je suis quelqu’un d’important ! », avait un jour répondu son père à une question posée en ce sens. Y croyait-il vraiment ? En se rappelant la grimace dont il avait alors accompagné sa réponse, Clarion en doutait. Il préférait penser que son père avait été général en chef ou quelque chose comme ça, dans son autre vie, celle d’avant la sienne. Son père n’ayant jamais pris la peine de lui présenter les gens qu’ils croisaient, Clarion n’avait pas posé de question. Certains avaient l’air important, certains étaient toujours accompagnés, certains toujours pressés, d’autres un peu perdus, d’autres encore n’ayant pas l’air de savoir où ils étaient. Django faisait parti des très rares personnes de l’institut doté de la capacité de rester immobile, de n’être pas toujours en route pour un ailleurs l’attendant toutes affaires cessantes. Aussi avait-il fini par s’imposer comme un élément relativement permanent du paysage. Django n’était ni enfant, ni adulte, ni fille, ni garçon, du moins rien ne correspondant tout à fait à ces catégories. Quoique d’une taille et d’une corpulence impressionnantes, Django avait gardé un visage qu’on aurait dit emprunté à un jouet, un baigneur aux joues rondes et roses, aux yeux clairs bordés de cils de filles. De cette montagne à tête d’enfant s’échappait une voix sortie d’un orgue de barbarie, une voix babillante et flûtée, captivante. - C’est bien ? Clarion avait levé la tête et reçu en plein regard la clarté un peu fixe des yeux de Django. Il avait montré le magazine : - Ça ? - Oui. - Bof, oui, enfin, pas mal. Ils donnent des idées pour des circuits. Il y a beaucoup de pub. On peut faire des échanges. - Tu me le prêtes ? Clarion avait pensé très vite qu’il ne reverrait sans doute jamais son magazine, mais il était d’un naturel confiant et généreux. Et puis, il en avait toute une collection dans sa chambre. - Oui, tiens, prends-le. - Non, c’est juste pour le regarder ici. On fait comment, pour l’acheter ? - On s’abonne. Mon père m’a abonné pour mon anniversaire. - Je n’ai pas de père, avait commencé Django. Il hésitait : - Je ne crois pas avoir un anniversaire non plus… “ Il faisait un gros effort pour se souvenir de la date, et n‘y parvenait pas :
- Ou si, je crois que j’en ai un, mais on ne nous donne pas des abonnements. Il se souvenait soudain des pull, des livres. Et, il y avait bien longtemps, quand il était encore un enfant, de la part d’Alicia, une locomotive. Comme celles qu’il construisait à l’atelier 6 - Écoute, avait dit Clarion, des Trains Magazine, j’en ai tout un tas, je vais t’en chercher, attends moi là. C’est ainsi que leur amitié avait commencé, au milieu du campus de D2i, un après midi de juin, à l’ombre des châtaigniers, à deux pas de Madilan Hall. Le nom officiel de l'Institut, Denzig Ingeneering Institute, n'impressionnait plus personne. On l’avait raccourcit en trois lettres, Dii, puis modernisé à la mode 1990 et c'était devenu D2i. Le campus initial avait été fondé en 1875 par Jacob Denzig, magnat de l’industrie ferroviaire, un second Rockefeller encombré de millions, qui soulageait sa conscience avec des oeuvres caritatives. A l’exemple de Carnegie, qui fondait des bibliothèques sur l’ensemble du pays, Jacob Denzig s'était dévoué à la réinsertion sociale de personnes mentalement limitées mais capables d’assumer un travail donné aussi bien et parfois mieux qu’un individu soi-disant normal. Il suffisait de regrouper ces adultes déficitaires dans un environnement adéquat tout en leur offrant la liberté nécessaire à leur condition d’humains. L”oeil fixé sur le modèle du campus de Harward, Jacob se mit à signer des chèques faramineux. Au fil des siècles le Denzig Ingeneering Institute s’etait agrandit, d’autres bâtiments avaient été construits en suivant librement le plan des campus universitaires : au centre, agrémentés de belles pelouses entretenues avec amour par une armée de jardiniers et par les pensionnaires eux-mêmes, les grands halls des premières années, baptisés au noms de leurs bénéfacteurs, Au sud, les terrains de sport dues à la générosité de Julius J. Madilan. A l’est et à l’ouest, les logements des pensionnaires et de certains administrés. Au nord, à l’orée du parc, et pour célébrer dignement l'entrée dans le second millénaire, le dernier descendant du fondateur, Jacob W. Denzig III avait financé la construction des ateliers, numérotés de 1 à 12, dans lesquels les pensionnaires comme Django s’activaient 6 heures par jour selon leurs talents. Django travaillait dans l’atelier 6 : travail de bois, petite ébénisterie, fabrication de jouets et mobilier d’enfants. Parfois il allait aider l'équipe de l’atelier 12 : emballage, fret, expédition.
La vie de Django obéit aux horloges, et aux sonneries. Le réveil interrompt son sommeil. La cloche sonne, annonçant le petit déjeuner. Vingt minutes plus tard, une nouvelle sonnerie l’informe qu’il est l’heure de rejoindre les autres dans l’atelier 6. A 15 heures, fin de la journée de travail : sonnerie de la liberté, il sort de l’atelier. Il est libre jusqu’au dîner, servi à 19 heures. Un jour, en sortant de l’atelier, au lieu de tourner à droite pour regagner sa chambre comme il faisait habituellement, Django a pris à gauche, il a suivi l’allée des lilas, continué après la chapelle en marchant sur le trottoir, dépassé l’entrée, franchi les quelques mètres qui le séparent du boulevard. Trois minutes plus tard il s’est arrêté à l’arrêt du bus. Il a attendu le 36. Il est monté, il a compté les arrêts. Il est descendu au bout de 15 minutes, il a tourné à droite, puis à gauche, puis il a continué tout droit. Quand il a vu la synagogue, il a su qu’il était arrivé. Il a tout de suite reconnu la maison verte. Il ne s’est étonné de rien, ni des grands panneaux de bois qui occultent les fenêtres , ni des buissons, ni des détritus encombrant le petit jardin de derrière. Il a écarté les branches et les ronces, gravi les marches du petit porche à demi enfoui sous un rosier sauvage, soulevé une planche, trouvé la clé, ouvert la porte et franchi le seuil. II a eu un sourire de béatitude, dans la cuisine, en inspirant profondément l’Odeur, atténuée par d’autres, étrangères, bois humide, poussière mais le cigare, ah, le parfum du cigare ! Il s’est accroché à l’odeur du cigare, tout allait recommencer comme avant : et il y aurait aussi le train. Django a parcouru la maison. Il retrouve en ne cherchant rien. Il n’est ni émerveillé, ni surpris. Rien n’a changé, tout est en place, il ouvre une porte grinçante et sait, au grincement, remontant des dizaines d'années de distances, ce qu’il va découvrir : le papier peint à fleurs bleues, le lit monumental, la coiffeuse aux trois miroirs. Il monte l’escalier en appuyant exactement sur la marche qui craque ; ouvre la porte-fenêtre donnant sur un porche obscurci par des lianes inconnues. Il y a un moment de désarroi, Django est troublé par de nouvelles perspectives ; certaines choses ont
rapetissé tandis que d’autres ont grandi. Ce n’est pas gênant à la longue. A la troisième visite, Django a totalement reconnu son territoire. Il s’installe chez lui. *** Plus tard, à la question du commissaire Rackman, Django expliquera comment l’idée lui est venue d’inviter Clarion chez lui : - J’avais tout balayé, tout nettoyé, tout arrangé et c'était prêt. mais ce n'était pas comme avant. - Mais comprenez, comprenez donc, a crié Alicia en larmes. “ Il a raison : ce n'était pas comme avant. Il lui fallait du monde autour de lui, quelqu’un avec qui jouer. Ce n’est pourtant pas difficile à comprendre” Ses collègues, gênés, ont détourné les yeux. Ils ont tous pensé qu’elle avait besoin de trois mois de repos. * ** Au fil des semaines, le réseau ferroviaire miniature envahi toutes les pièces du rez-de-chaussée, mais également tout l’espace intérieur de Clarion. Il s’était pris au jeu, mais ce jeu exerçe sur lui les forces tourbillonnaires que connaissent bien les joueurs dépendants : tout le reste n’a plus aucune importance et bientôt plus aucune réalité. Rien ne compte plus que compléter le réseau, perfectionner les systèmes d’aiguillage, faire circuler toujours plus de trains, toujours plus longs, plus variés, dans des décors de plus en plus minutieusement reproduits. Les trains parcourent une plaine, des collines, un massif montagneux, des villages, une villes et même un désert de sable assez réussit. On retrouve à l’un ou l’autre détour du parcours tout ce qu’une imagination d’enfant peut se figurer des paysages terrestres, posés les uns à coté des autres dans un espace limité, rapprochés sans autre soucis que d’ajouter à la collection. Plus tard, beaucoup plus tard, quand cette histoire figurerait parmi les souvenirs d’enfance de Clarion, parmi d’autres, à la question de savoir ce qui l’avait décidé finalement à demander une aide extérieure pour sortir de sa condition de reclus, la seule réponse honnête serait : Le jeu lui-même. Le réseau ferroviaire miniature avait fini par occuper tout l’espace disponible, mais sa vocation était de s’étendre encore. Il FALLAIT qu’il s’étende encore et la seule place encore vacante était dehors. Alors oui, le manque de son père, de l’école et de tout le reste s’était fait sentir, mais bien malin qui aurait pu dire s’il ne s’agissait pas d’une ruse du jeu lui-même pour durer, d’un aiguillage pris par Clarion bien en deçà de sa volonté et ne servant pas seulement ses propres intérêts. Clarion noie l’achat de certains éléments dont L’Idée a besoin parmi les listes de matériel confiées à Django. Il espère que celui-ci ne distinguera pas leur réemploi ou non dans le réseau. C’est le cas. La construction clandestine du dispositif envisagé par Clarion est d’autant plus facile qu’il entreprend de démanteler l’ancien réseau pour en construire un nouveau. Habituellement, lorsqu’on monte un réseau de chemin de fer miniature, on commence par installer le circuit de rails et aiguillages, puis on raccroche les réseaux complémentaires, et finalement les gares et les passages à niveau, les ponts et les tunnels. On termine en enjolivant avec des maisonnettes, des écoles, des églises, un supermarché et des rues, des trottoirs, des boulevards, des arbres, une forêt même. Clarion se souvenait de ce musée, dans l’Iowa, où ils avaient passé toute une journée, Arthur et lui, à béer d’admiration devant la reproduction du Great Northern Railway reliant SaintPaul, Minnesota à Seattle, Washington avec le passage des Rocheuses, neige, rochers, glaciers, cabanes de trappeurs, ours et loups inclus. Le tout tenait dans une pièce de 15 x 22 mètres. L’Idée reposait sur le contraire : il fallait commencer par la maison. On finirait, ou non, par les trains, Mais entre temps, ah entre-temps … *** Il y a ce moment délicat quand Clarion, ayant besoin de documentation précise sur la configuration du lieu et des environs où était implantée la maison verte, suggère à Django d’utiliser les ressources de Google. Dès le lendemain, et à la grande surprise de Clarion, Django revient avec un vieil ordinateur sous le bras et un DVD de Google Earth. ***
“ Commencer par la maison, c’est vite dit”, pense Clarion en arpentant les pièces, mains derrière le dos, tête penchée en avant, attitude de grande concentration. Il essaie de se souvenir de tous les détails, mais beaucoup lui échappent. Il reprends du début, voyons : ils sont venus à pied depuis l'arrêt de bus, mais ils étaient tous deux plongés dans une discussion animée à propos des contacts électriques et du transformateur, Clarion soutenant que seul un transfo de grande capacité est capable d’alimenter un circuit de plus de 20 mètres, Django rétorquant d’une voix douce que non, ah mais non, d’ailleurs tu vas voir par toimême : je n’utilise que de petits transfos. - Ah mais évidemment, si tu en utilises plusieurs … - Et voilà, rit doucement Django, ravi de trouver enfin interlocuteur à sa pointure. Et voilà, tu as tout compris. Il m’a fallu refaire le circuit électrique de la maison, tu vas voir, tout est neuf. Tren-te-huit-nou-veaux-trans-fo, scande-t-il, fier comme Artaban ; et des prises neuves dans toutes les pièces. C’est ainsi que tout en discutant ils ont quitté le boulevard, emprunté une rue, tourné à droite, ou à gauche ? Aucun souvenir. Clarion se battrait en y repensant, quel idiot, quel imbécile, je n’ai rien vu. Si, la synagogue. A l’angle du boulevard et en face de .. de .. une maison, une école ? Quelque chose de blanc avec des sapins devant. Ou des thuyas ? La maison, il n’y a pas fait attention non plus ; une vieille et grande chose peinte en vert, avec une tourelle sur le coté. Ils l’ont contournée, Django a dit trois mots au sujet de la porte principale, clé perdue, porte bloquée : là encore Clarion n’y a prêté aucune attention. Il bouillait d’impatience. Il allait enfin voir ce fameux circuit dont Django et lui parlaient à chacune de leur rencontre et cela seul comptait. “ ,Mais quel idiot, mais quel idiot je suis “ pense-t-il, au bord des larmes. *** Ils ont contourné la maison en passant dans des taillis, Clarion a noté machinalement que la prochaine fois, il lui faudrait amener les sécateurs. Ils sont rentré directement par la cuisine et l’odeur a brusquement agressé Clarion : “Bouhh, wouf, c’est quoi, cette odeur ? “ - Quelle odeur ? a demandé Django sans se retourner. Ils ont traversé la cuisine, l’un suivant l’autre. La même odeur régnait partout, poussière et bois humide, avec des relents de vieux cigares. L’odeur il s’y est fait très vite, d’autant plus que Clarion lui a apporté le semaine suivante un savon Yardley a la lavande et Clarion a lutté, non, il ne pleurerait pas, non. En tous cas, pas en présence de Django. Django ne peut pas savoir pour le Yardley à la lavande : c’est le savon du père de Clarion, et avec le parfum, c’est toute la salle de bain de leur appartement qui est brusquement arrivée dans la maison verte. Il ne peut pas savoir non plus que c’est suffisant pour décupler les forces de l’enfant, multiplier sa volonté, à l’en faire frémir et trembler, et imposer, soudain, impérieuse, la nécessité de partir d’ici au plus vite. Clarion en a maintenant la force, le courage et la détermination, grâce à l’Idée. A partir de cet instant, il va mettre tout cela en pratique et il ne peut compter que sur luimême, avec le toujours possible handicap d’une subite compréhension de la part de Django. Auquel cas, toute l’affaire se serait cassé le cou sans rémission. Mais Clarion avait fait sien depuis longtemps le motto de son père, “ qui ne tente rien n’a rien”. Fort de ces six mots, l’enfant se met au travail. Comme prévu, les photos satellites, incroyablement précises, et le mode “Street view” furent d’un grand secours pour établir la maquette des environs. Clarion a convenu avec Django de conserver l’échelle HO du matériel ferroviaire déjà en leur possession et leur seule entorse à la réalité est de remplacer la plupart des routes par des voies ferrées. Django veut mettre des trains partout et Clarion est près à tous les compromis à conditions que les reliefs, les bâtiments et jusqu’à la végétation, tout soit strictement fidèle à la réalité. On décide que la maison verte sera le point de départ de la maquette, le reste s’organisant à partir de cet épicentre. Petit à petit, Clarion voit surgir, à petite échelle, des lieux qu’il connait parfaitement : son école, l’institut et bien sûr, sa maison. C’est une expérience étrange de construire le lieu où il a grandit au 1:87ème et vertigineux d’imaginer que dans cette maison verte, dont il a maintenant l'adresse, un Clarion de 1,72 cm, construit une minuscule maison verte dans laquelle…
Quand Django n’est pas là, Clarion en profite pour mettre au point l’autre dispositif requis pour parfaire L'IDEE, sa pierre angulaires. Après plusieurs essais, la dernière version est en tous points satisfaisante. L’engin miniature se présente comme un tunnelier, ou un robot sur roues, destiné à circuler dans les pipe-lines. Celui-là est conçu pour progresser verticalement dans le conduit de cheminée puis, ayant parcouru les quelques mètres séparant l’ancienne emprise du poêle de l’air libre, pour déployer son miroir orientable. Au rez-de-chaussée, grâce aux mesures d’angle et d'azimut réalisées sur la maquette, Clarion peut alors orienter le miroir assez précisément pour que le rayon du pointeur laser inclus dans le corps du petit tunnelier, frappe précisément l’une ou l’autre fenêtre des maisons alentour, dans un rayon d’un kilomètre. Le reste est une question de réglage et de synchronisation entre le circuit ferroviaire du rez-de-chaussée et l’étrange wagon sur roues stationné au bout du conduit de cheminée. Chaque changement d’aiguillage sur l’un oriente le miroir de l’autre sur la position de l’une des vingt sept fenêtres préalablement repérées par Clarion. Puis la séquence d’allumage et d’extinction du pointeur se lance. Elle code en morse un appel au secours d’une vingtaine de signes. Plus les convois sillonnent le réseau, plus l’appel au secours est diffusé. On allait beaucoup, beaucoup jouer au train. *** Quelque chose a réveillé Emily, un cri d’oiseau, un frôlement, la chute d’une feuille. Non. C’est quelque chose à l'intérieur. Quelque chose qui ne fait aucun bruit, mais qui clignote. Dans la chambre. Sur le mur opposé à la fenêtre. Le message commence par un code connu d’Emily, depuis qu’elle a vu le film “Titanic” : des traits et des points, trois brèves, trois longues, trois brèves ; et puis un fouillis de points, longs et courts. Une fois son premier moment de sidération passé, Emily a la présence d’esprit de prendre le message en note sur son portable. Elle espère qu’une appli lui permettra de traduire rapidement : trois sont disponibles. Un assez long moment clôture l’émission, puis elle reprend, ce qui permet à Emily de vérifier et de compléter sa première transcription. La troisième n’apporte rien de nouveau : SOS Clarion 152 grand street- Papa ! La suite ne prend que quelques heures. Habituée aux requêtes les plus farfelues, la police locale note l’appel téléphonique du père d’Emily et envoie, pour vérification, une voiture de patrouille à l’adresse indiquée. Aux coups redoublés sur la porte de la maison verte, Clarion répond qu’il est là, enfermé. Le policier a un peu de mal à défoncer la porte mais au final Clarion retrouve enfin son père dans les locaux de la police peu après minuit.
Vingt ans plus tard, dans l’appartement que Clarion partage avec son épouse et leurs deux enfants, un Clarion Junior de 10 ans trépigne, tout en parlant à voix basse : - Tu l’as dit oui, tu l’as dit ! tu l’as promis - Oui, Oncle Django, appuie Chris, son jumeau. Et d’ailleurs papa l’a dit aussi. et papa ne ment jamais. Django se gratte le crane, où les cheveux commencent à se raréfier : qu’a-t-il bien pu dire ? Clarion Junior vient à son secours : - C’est la petite boite noire, tu sais, avec des boutons, un vert, un rouge … - C’est avec ça que Papa a fait marcher le radar, le truc, le scanner : allez, raconte, Oncle Django - Oui, oui, dit alors Django, dont le visage s'éclaire : nous avions installé tout un réseau de chemin de fer, dans la grande pièce, et j’ai bricolé cette commande, il suffisait d’appuyer sur les boutons pour diriger les locomotives d’un coté ou de l’autre. Les trains stoppaient, les aiguillages marchaient, c'était magnifique. Exactement comme ce que nous avons installe dans la salle de jeu, en bas. - Et comment il a fait Papa. pour envoyer les signaux ? Django sourit : - Mais, c'était tout simple : il suffisait d’appuyer sur le voyant rouge et …. " _________________________ LMG, et Co-Ot, 6 au 20 janvier 2014