Fumées Je ne suis jamais partie d‘ici. Cela te semble bizarre, à toi, l’aventurier qui ne peut rester plus de trois mois dans un même endroit. Tu hausses les épaules avec condescendance, toi qui a bourlingué aux quatre horizons. Tu as fait le tour de la terre à la verticale, comme tu dis, du pôle nord au pôle sud et vice-versa, que murmures-tu ? “ C’est insensé” ? Hum, pas plus que de ne jamais se poser nulle part, à mon avis. Car oui, tu m’entends bien : je ne suis jamais partie. Je suis née ici, Paul est né à coté, il a traversé le jardin pour venir m'épouser, et ce fut son plus grand voyage. Pourtant, une fois, une seule fois, il y a bien longtemps, plus d’un demisiècle, nous avons failli partir. Tous ensemble ; et c’était un temps où la maison était bien remplie : mes deux sœurs, les chiens, les chats, mes parents, tante Annah, une soeur célibataire de Papa, nos deux grand-mères qu’il nous arrivait de confondre tant elles se ressemblaient dans leurs uniformes de veuves, plus la cousine Sylvie qui venait passer l’hiver avec nous. Toute cette foule féminine tournoyait dans la grande maison de mon père d’un bout à l’autre de l’année. Les vacances, nous les passions sur place, heureux comme des papes, et persuadés que rien n’était comparable, en beauté et confort, à La Closeille. Elle était comme elle est encore, grande et délabrée, sonore, avec des plafonds hauts sous lesquels la fumée des cheminées se perdait en brouillards acres, l’automne venu. On entrouvrait alors les portes et les fenêtres en suffoquant. Annah vouait au gémonies l’architecte : deux siècles auparavant, il avait dessiné des conduits trop petits, qui tiraient mal. Malgré les fureurs d‘Annah, à chaque demi-saisons, de mars à fin mai et de septembre à la mi-novembre, on garnissait les cheminées et nous nous enfumions gaiment. Le jour où nous avons failli partir, je m’en souviens parfaitement : c’était un samedi de la fin mars, la veille de l’anniversaire de ma mère. Demain, nous ferions la fête comme nous seuls savions la faire périodiquement : ce seraient, du matin au soir, des cavalcades dans les escaliers, des cris d’Indiens répercutés sous les plafonds hauts, des portes claquées, des fous-
rires, des explosions d’énervement, et il ne ferait pas bon roder autour des femmes dans la cuisine. Mon père se mettrait au piano et braillerait de sa grosse voix de baryton des romances d’un autre temps. Sa mère sourirait de plaisir en s’éventant, pendant que mon autre grand-mère chercherait ostensiblement dans le casier à disques en criant : “ Mais où est donc passé le coffret de Louis Armstrong ?” Nous étions donc tous dans l’affolement des derniers préparatifs de la fête lorsque ma sœur Marthe, qui se tenait près de la cheminée, se mit à hurler. Une épaisse fumée noire l‘enveloppait toute, tandis qu‘une odeur de tissus brulé emplissait la pièce : le feu avait prit à ses vêtements. Mes grand mères n’ont pas perdu de temps, je les ai vu sauter toutes deux sur l’enfant, la rouler dans leurs bras au risque de s’enflammer elles-mêmes. Une minute plus tard, mains et visages noircis, elles avaient étouffé l’incendie. Mes sœurs pleuraient, l’une de douleur, l’autre de voir sa jumelle en larmes. Ma mère au téléphone engueulait les pompiers ; je restais où j’étais, dans l’embrasure de la fenêtre, pétrifiée. C’est alors que nous avons pu voir Annah, dressée comme l’ange exterminateur au milieu de la pièce, poing levé vers le plafond et vociférant : “ Maison maudite, je ne resterai pas une seconde de plus sous ton toit !” J’ai sauté sur mes pieds et couru vers elle : “ Je viens avec toi !” ; mes grand mères ont crié je ne sais quoi, elles tentaient de m'arrêter, je n’entendais pas. Déjà ma jeune tante m’entrainait vers l’escalier que nous avons monté en courant. Nous nous sommes retrouvées toutes deux dans sa chambre, bientôt suivies par toute la smala et le docteur enfin arrivant ; et Marthe dans les bras de mon père, lequel tonnait : “ Annah, arrête de faire la folle ! “ ; et ma mère lui rétorquant, pour une fois en plein accord avec sa belle-sœur : “ Tais-toi, elle a raison, ta sœur : et je vais la suivre, je ne resterai pas une minute de plus dans cette maison ! “ C’est à ce moment-là, qui a duré une bonne partie de la nuit, que nous avons failli partir tous. Les heures se sont passées en palabres, nous nous croisions dans le couloir, les portes se refermaient sur des conciliabules secrets et intenses. Mon père a fini par se mettre en pyjama vers les trois heures du matin, donnant ainsi le signal du sommeil. Nous avons entendu quelques cris aigus poussés par la cousine Sylvie, quelque chose qui ressemblait à “ … maintenant ou jamais ..”
Mais c'était déjà l’aube, le ciel blanchissait derrière les grands cyprès. Marthe dormait dans les pansements et sous l’effet calmant d’une pommade qui sentait le poisson mort. J’ai rêvé pour la première fois de routes et d’aéroport, d’iles lointaines et de grandes chevauchées sauvages, j’entrais avec le sommeil dans les westerns que j’aimais regarder à l’écran tandis que mes parents jouaient aux échecs. Dans mon rêve, je voyais un enfant blond en larmes, courant dans la poussière derrière une diligence qui m’emportait au galop. Je m’éveillais en hurlant, “ Paul ! Paul !”. On a eu toutes les peines du monde à me consoler ; c’est aussi ce matin-là que Paul, alerté par mes parents et accouru, a calmé mes pleurs par une promesse : il n’en épouserait jamais aucune autre, ce serait moi ou personne, croix de bois, croix de fer. Il a même ajouté : “ et j’ai du mérite parce que tu es parfois si pénible, que je suis sûr de devenir un saint avant de mourir “. Ce qui eut pour effet de me figer dans une telle surprise qu’il en a profité pour avaler le dernier croissant du petit déjeuner. Nous ne sommes donc pas partis cette nuit-là, et nous avons loupé une belle occasion qui ne s‘est jamais reproduite. Ce n’est que bien plus tard que j’ai enfin compris. Bien plus tard, après que les vêtements jetés en désordre dans les malles aient repris sagement leur place sur les cintres ; bien après que les brulures sur les bras et le cou de Marthe se soient cicatrisées ; longtemps après que le chauffage central ait été installé dans la maison. C’est d’ailleurs à cette occasion que j’ai eu le fin mot de l’histoire. Il s’agissait d’une promesse que, de père en fils, de mère en fille, les habitants de La Clozeille se répétaient dans leur dernier souffle depuis plus de deux cent ans : on ne cèderait pas, on ne partirait pas, on combattrait de toutes nos forces l’esprit mauvais qui régnait en maître quelque part dans la maison depuis sa construction : dans les combles, estimaient la plupart, tandis que d’autres affirmaient mordicus l’avoir rencontré, minuit sonnant, dans le cellier. Depuis tout ce temps il s’efforçait de chasser les habitants, faisait mille folies, arrachait les tuiles du toit, décrochait les volets, ouvrait portes et fenêtres au moment où on s’y attendait le moins. Il y avait de sombres histoires de bougies qui s’allumaient en plein jour ; d’un piano qui s’était mis à jouer une étude de Chopin, dans l’obscurité, à deux heures du matin ; d’un bar à liqueur qui était descendu tout seul du grenier, où une aïeule adepte de
prohibition l’avait soigneusement caché quelque soixante ans auparavant : il avait franchi trois étages et se tenait, parfaitement intact, nettoyé comme au plus beau jour de sa période de gloire, ostensiblement installé sur la desserte,
à la vue de tous. Il y est toujours. On murmurait, loin des oreilles des enfants - et voilà pourquoi je ne l’ai su que plus tard - que l’esprit, quoique vagabondant de la cave aux combles, avait aussi ses lieux de prédilection : entre tout autre endroit, c’est dans les conduits des cheminées qu’il passait le plus clair de son temps. Il y en avait une dans chaque pièce ; pendant près de deux siècles, elles lui avaient servi de terrain de jeu, s’enfumant à qui mieux mieux, refusant de s’allumer, défiant l’aspirateur du ramoneur. Les cigognes y faisaient leur nid, les tuiles du toit y tombaient, le mistral et le cers y chantaient en duo. Bref, elles vivaient leur propre vie en dépit du bon sens et tous y voyaient sans contredit la marque de l’esprit des lieux. La pire affaire advint un jour de Juin, le matin du mariage de ma tante Annah, quelques dix ans avant ma naissance. Alors qu’elle attendait sagement l’arrivée de son fiancé, parée de blanc et virginale, une énorme tornade s’abattit sur la Closeille. Le vent s’engouffra en tournoyant dans la cheminée de la chambre de l’épousée et ressortit au milieu de la pièce : en un instant, Annah se retrouva en grand deuil, noircie de la tête aux pieds. Même les tulipes de son bouquet étaient devenues noires. Au même instant, le fiancé impatient et passant outre aux défenses de tous, s’arrangeât pour entrouvrir la porte de la chambre : il voulait voir sa belle. On le retrouva en état de choc, marmottant des phrases sans suite en haut de l’escalier qui conduisait à la lanterne, cette pièce en rotonde qui couronne le toit et par où mes ancêtres regardaient au large l’arrivée des bateaux dans le port. Par miracle, son frère le retint au bord du vide. Il partit au grand galop de sa BM toute neuve et on ne le revit jamais plus. Pour ma tante et sa mère, il n’y a eu aucun doute : c’était l’esprit de la cheminée qui était venu leur rappeler la promesse qu’elles avaient faite au chevet de mon grand père mourant : elles resteraient à La Closeille toute leur vie. Or, celui qu’Annah devait épouser était inflexible sur ce point : son étude était à Paris, il n’entendait pas venir se terrer dans un petit trou de province et y végéter. Il avait de l’ambition, et Annah avait capitulé, croyant que la promesse n’enchainerait que sa mère. Son voile largement teinté de suie lui prouvait le contraire. Pendant les vingt années qui ont suivi ce fâcheux événement, et à chaque manifestation hostile des cheminées, Annah s’est contentée de crier sa colère. Elle allait parfois jusqu’à menacer de les démolir de ses propres mains, et autres lubies fantasques, mais n’entendait pas mettre ses menaces à exécution. Ma naissance d’abord, celles des jumelles deux ans plus tard, l’ancraient dans la famille. Nous étions plus que ses nièces, ses filles de
cœur, ses confidentes, son univers, son unique horizon. En même temps que la réclusion à La Closeille, elle avait tout accepté, tout donné. Mais il ne fallait pas qu’on touche à ses nièces, et l’esprit avait, ce soir-là, frappé trop fort. A partir de ce jour, Annah s’est redressée, elle a fait face, sans peur. Sa mère et son frère l’ont persuadée qu’il n’y avait pas de départ possible. La parole donnée l’enchainait pour toujours aux murs de la Closeille, avec ses cheminées et ses fantômes. C'était aussi la voie la plus facile, elle n'aurait pas su où aller : La Closeille était son seul univers. Nous avons continué de nous enfumer à chaque nouvel automne, à chaque Pâques frileux. Mes parents sont morts, Annah aussi, mes sœurs sont parties vivre leurs vies ailleurs. Je suis restée : la gardienne du foyer, c’est moi maintenant. Mes enfants aussi sont partis, je les ai poussés dehors, je ne passerai pas le flambeau, j’en ai fait la promesse à Annah la nuit de sa mort : je serai la dernière à rester, la dernière à ne jamais partir. Après moi, la Closeille disparaitra” - Et l’esprit ?, demande Jacques, un peu blanc - L’esprit ? Oh mais il est là, il nous écoute : entends ses pas dans l’antichambre : il n’est pas très content, mais que peut-il faire de plus ? Lorsque mon heure sonnera, il y aura longtemps qu’il ne pourra plus faire de mal à personne. - Mais toi ? - Oh, moi, tu sais, je suis déjà une vieille femme, seule. Comment pourrait-il m’atteindre désormais ? Elle se lève, s’approche de la cheminée : - Tu ne trouves pas qu’il fait frisquet ? Si on faisait un bon feu ? ____________ Lise Genz, 7 mai 2011 __________________________