Architecture et pouvoir L’expérience Germania Rapport d’étude de fin de licence Réalisé sous la direction de Pascale Joffroy Louis Comte Éav&t - Juin 2016
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Avant-propos
L’étude des projets de la « Welthaupstadt Germania » est un sujet polémique qui ne cesse de faire réagir. Ces travaux provoquent toujours des virulentes réactions, situées pour la plupart entre le dégout et le déni. Dans le répertoire de l’architecture construite pour un pouvoir politique, le cas Germania occupe une place spéciale. Non seulement, elle fut mise en œuvre pour accompagner la politique du régime Nazi et pour asseoir son pouvoir sur les hommes mortels mais elle résonnait aussi comme un défi aux anciennes croyances et aux religions monothéistes, pour qui ces monuments n’étaient pas dédiées. Une autre spécificité est la liberté architecturale de cette période. Il peut paraitre contradictoire ou hors de propos de considérer cette période comme « libre » mais c’était pourtant bel et bien le cas. L’étendu des pouvoir d’Albert Speer et d’Adolf Hitler ainsi que des ressources humaines et financières illimitées leur donnait un champ d’action d’une envergure jamais atteinte. Rien n’était à justifier. Aucun contrepouvoir, ni de justice, ni d’association de riverain ne venait contester la légitimité des constructions. J’ai rédigé ce mémoire durant mon année d’études à Berlin. J’ai pu ressentir en parlant avec des allemands et des architectes locaux que le traumatisme de ce projet d’une brutalité hors norme restait encore dans la mémoire des Berlinois. Même après 40 ans de mur de Berlin et plus encore d’une période
soviétique féroce, le souvenir de ces expérimentations est vivace. Il en reste encore quelques vestiges, qui se tiennent debout comme des stèles funéraires, affaiblies par le temps et les plantes mais qui ne flanchent pas. Ces vestiges, j’en ai croisé tous les jours pendant un an. Dès la sortie de la TU Berlin, on peut voir des lampadaires dessinés par Albert Speer. Un peu plus loin, dans la «Strasse des 17. Juni», c’est un bâtiment entier que l’on peut voir. Il sert encore à la TU Berlin pour y organiser des réceptions officielles.... Cette mémoire toujours présente dans une Allemagne sensée être irréprochable aujourd’hui fait tâche. Certains bâtiments officiels sont issus de cette période et renvoient un message contradictoire à ceux qui prônent l’intégration européenne. Même si plus aucun parti allemand ne se rapproche du NSDAP, les quelques vestiges de cette époque sont comme des migraines, dont même le souvenir fait mal. Je tiens à remercier Pascale Joffroy pour son aide précieuse depuis Paris, ses conseils avisés et ses références enrichissantes. J’aimerais plus tard continuer à travailler sur le lien entre politique et architecture. Voir comment l’architecte se met au service d’un chef pour lui construire une demeure terrestre. Et surtout essayer de distinguer les expressions légitimes du pouvoir de ses abus totalitaires. C’est à cette question que je vais commencer à répondre dans ce mémoire.
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Sommaire
- Avant-propos ..................................................................................................................... p. 3 - Sommaire ........................................................................................................................... p. 5 - Introduction........................................................................................................................p. 7 - Hypothèses de recherche.................................................................................................p. 9 - L’ogre ou le phénix.............................................................................................................p. 11 - L’hubris.................................................................................................................................p. 17 - Du style classique et de sa responsabilité ....................................................................p. 33 - L’ornement comme espace politique ............................................................................ p. 47 - Conclusion .........................................................................................................................p. 59 - Addendum ......................................................................................................................... p. 61 - Bibliographie et vidéographie ....................................................................................... p. 65
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Annexe photographique n°1: maquette originelle de Germania et vue du Grand Dôme
Annexe photographique n°2: maquette originelle de Germania et vue du Grand Dôme
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Introduction
Ce n’est qu’une maquette, aussi grande soit elle, des petits bouts de bois et de cartons peints en blanc, mais c’est devenu un objet de fascination aussi bien que de dégoût, de peur autant que d’admiration. Cette maquette représente les projets de transformation de Berlin sous le régime d’Adolf Hitler. Son nom officiel est « Welthauptstadt Germania » (la capitale du monde, Germania). Si aujourd’hui Paris est représentée quasi-exclusivement par la tour Eiffel, tout comme Sydney l’est par son opéra, Berlin failli connaitre ce même sort avec la « Grosse Halle ». Un gigantesque dôme pesant sur Berlin aurait pu envahir les cartes postales et les fonds d’écran. Un socle de 315 mètres de côté pour une hauteur totale de 290 mètres. C’est la pièce maitresse et l’image la plus frappante de ce qu’aurait été Berlin si le destin de la seconde guerre mondiale avait basculé en la faveur de l’Axe. De nombreux ministères, monuments et autres bâtiments étaient ainsi imaginés dans les bureaux du Generalbauinspektor (GBI) Albert Speer. Comment appréhender de tels travaux? Que peut-on regarder dans la masse foisonnante de plans et de coupes resté à l’état de projet ? L’attitude ambivalente qu’entretiennent certains architectes à l’égard d’Albert Speer peut laisser circonspect. Chez Leon Krier, il existe clairement une volonté de séparation entre l’idéologie et l’architecture. Dans ses travaux de recherches sur l’architecte qui a réalisé une partie de ses études à la Technische Universität de
Berlin, il distingue clairement le bâti de l’idéologie. Il n’y aurait pas de mauvaises architectures, seulement de mauvais usages. Il va même plus loin en affirmant que, en 1946, à Nuremberg, s’est tenu le procès de l’architecture classique, bouc émissaire des crimes du régime nazi1. A l’inverse, Miguel Abensour, fait un procès sans pitié de cette architecture coupable selon lui d’une volonté de domination sans partage de l’espace politique. Les questions sont nombreuses. D’abord, sur la responsabilité de l’architecture. Est-elle en elle-même coupable ? Ou bien est-elle une victime ? La question se pose aussi pour les architectes. Cela rappelle le dilemme du cheminot qui conduit son train vers Auschwitz. Son travail ne change pas mais le but est totalement différent. Albert Speer réalise bien un travail d’architecture. Des pierres posées les unes sur les autres, un assemblage de poteaux et de poutres formant des bâtiments. Mais ces constructions sontelles vraiment perméables à l’idéologie politique du IIIème Reich ? Vont elles même plus loin en la diffusant ? Le lien entre architecture et politique est complexe mais évident. Graver dans la pierre le passage d’un homme de pouvoir en ce monde est un acte commun. De même, les architectes peuvent s’amarrer à ces politiques pour assouvir leur fantasme et réaliser leurs projets. Ce n’est cependant pas cette fois la volonté d’un seul homme mais de toute une machine idéologique issue du parti NSDAP. Et de la même façon
1/ Léon Krier, Albert Speer Architecture, 1932-1942, 1985, Bruxelles
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que, selon Siegfried Kracauer, le cinéma expressionniste allemand de l’entre-deux guerres porterait en lui les prémices du fascisme, le style architectural aurait les mêmes caractéristiques et objectifs: œuvre collective dans sa fabri cation, populaire dans sa destination et enclin à satisfaire les masses2. Ce serait, en quelque sorte une manière de traduire le comportement et la mentalité allemande de l’époque. Ces conditions de crise peuvent pourtant revenir. Une crise financière, une guerre… Des perturbations graves qui nécessiterait le retour à des
formes que certains qualifieraient de « rassurantes ». Les formes architecturales contemporaines peuvent dérouter tandis que la majesté de certaines œuvres classiques apaise et font appel à une grandeur passée, voire fantasmée. Le message envoyé par l’architecture contemporaine serait perçu comme le reflet inquiétant des puissances de l’argent, soulignant l’isolement des individus face aux délitements du collectif. Delà à faire d’Albert Speer le héraut d’une architecture rassurant la communauté allemande et flattant l’ego national, il n’y a qu’un pas.
Annexe iconographique n°3 : Dessin issu de «Learnig from Las Vegas» de Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour, MIT Press 1972, retravailé par l’auteur
2/ Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler, ed. L’Âge de l’homme, 1973
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Hypothèses de recherches
Vastes sont les domaines de recherches possibles. En effet les questions soulevées par les travaux d’Albert Speer recoupent plusieurs champs d’études. Tout d’abord, il est indispensable de faire un état des lieux du Berlin et de l’Allemagne des années 30. Ravagée par la crise économique et miné par l’inflation, le pays tendra vers le nationalsocialisme et offrira en 1933 à Adolf Hitler l’accès à la chancellerie. Berlin est aussi à l’époque une des villes les plus denses du monde3. Les habitants se marchent dessus, entassées dans les Mietskaserne (Casernes à loyers). Contrairement à d’autres capitales européennes et plus particulièrement Paris, Berlin n’a jamais connu de plans de rénovation urbaine d’envergure. Des idées sont lancées dès le début du XXème siècles, notamment avec l’élargissement et la prolongation de l’avenue Unter den Linden et la création d’un axe nord sud, évoqué pour la première fois par Karl Friedrich Schinckel près d’un siècle auparavant4. En quoi les aménagements urbains de Berlin changent la ville ? Dans quel but sont-ils réalisés ? Dès l’accession de Hitler au pouvoir, les travaux architecturaux vont débuter. Le prédécesseur et mentor d’A. Speer, Paul Ludwig Troost signe en 1934 la « Haus der deutschen Kunst » (Maison de l’Art allemand) à Munich. La massivité de ce bâtiment ainsi que sa colonnade d’ordre toscan sont les prémisses d’une nouvelle expression du pouvoir. Son style néoclassique tranche avec les travaux de l’école du Bauhaus et du Deutscher
Werkbund. Ce bâtiment semble manifester le tournant de l’Allemagne vers le néoclassicisme. La domination hitlérienne a-t-elle encouragée et promue la création d’un style spécifique ? Quels liens existent-ils entre la nature du régime et l’architecture ? L’Allemagne n’est pas le seul pays à prendre ce chemin. Aux Etats-Unis par exemple, comment expliquer que la cour suprême de Washington qui date de 1935 soit un pur produit néo-classique alors que « Falling Water » (maison sur la cascade) de Frank Lloyd Wright date de la même année ! Comment un pays considéré comme démocratique, à la différence de l’Allemagne fasciste, puissent utiliser les mêmes méthodes, style néoclassique et monumentalité, pour ses bâtiments de pouvoirs ? On peut aussi se poser la même question en France. Le Palais de Chaillot date de la même époque (1937) et use des mêmes ressorts pour imposer une image de monumentalité et de puissance. Au-delà des seuls monuments, la question urbaine est au centre des questions que posent ces projets. Mais les visions diffèrent entre le dictateur et son architecte. Hitler recherche des édifices construits pour l’éternité5. Les premières esquisses, issues de son imagination, ont été réalisées lors de son séjour en prison suite au putsch raté de 1923. Mais la vision de Speer, bien que largement influencé par Hitler, suit un autre objectif. Elle ne se comporte pas uniquement des projets de « façades » mais se développe de façon « holistique » avec la création de parcs, d’une cité universitaire... Comment Albert
3/ Frédéric Wilner, Paris Berlin, Destin Croisé, ARTE France, Iliade Productions, Les Films de l’Odyssée, 2015, France 4/ Joachim Fest Albert Speer, le confident de Hitler, ed. Perrin, 2001, p. 93 5/ Ellias Canneti cité dans Art et dictatures au XXème siècle, Paris, Place des victoire, 2014, p.235
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Speer accompagne Hitler dans la création d’une capitale moderne, censée surpasser toutes les autres ? Comment l’architecture est-elle guidée par l’ambition ? Ce qui choque le plus lorsque l’on regarde les travaux de Speer, ce sont l’échelle des constructions. La hauteur de la « Grosse Halle », celle de « Triumphbogen » ou encore l’imposante masse de la gare du sud. Tous ces projets ont pour point commun d’être des adaptations a grandes échelles de projets existants. C’est aussi le cas pour de nombreux projets de Speer. L’échelle est immense pour Berlin qui est ville plate, sans relief ni gratte-ciel. Que signifie cette monumentalité ? L’esthétique monumentale de l’axe nord-sud rappelle l’esthétique des films de science-fiction. Sur la base des travaux de Siegfried Kracauer6, on peut qualifier ces travaux d’ «ornement de la masse ». L’étude des façades des bâtiments pensés
dans le cadre de Germania propose une répétition d’un même style néoclassique monumental. Cette démonstration d’une esthétique ornementale n’et pas anodine. C’est l’orchestration de l’exercice du pouvoir Nazi. L’espace public est traité de tel sorte qu’il valorise le régime et en interdise la constations en orientant les regards vers les symboles du Reich millénaire. Comment l’esthétique ornementale de Germania joue un rôle politique dans l’affirmation du pouvoir autoritaire et dans le maintien de l’ordre ? Quelle en est sa portée symbolique ? Nous construirons ce mémoire autour de ces différentes problématiques au sein de quatre chapitres distincts pour essayer de comprendre l’architecture de cette période dans sa globalité en orientant la vision de l’étude sous l’angle urbain de la ville de Berlin.
Annexe photographique n° 4 : Albert Speer et Adolf Hitler à létude des Plans de Germaia à L’obersalzberg durant l’année 1939.
6/ Siegfried Kracauer, L’ornement de la masse, première ed.1927, ed. La Découverte, Paris, 2008
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L’ogre ou le phénix
Berlin est une capitale récente en Europe. Ce n’est qu’en 1871, avec la création du Reich qu’elle prend le rôle de capitale Allemande. Elle n’a pas l’envergure de ses concurrentes. Vienne, Paris, Rome… Les autres capitales possèdent une histoire millénaire et ont déjà régné sur de vastes empires. L’histoire de Berlin se confond du XVème au XIXème siècle avec l’histoire de la Prusse, petit royaume d’Europe du Nord à l’ambition démesurée. Sous l’égide de Frédéric II, elle devient une nation militaire qui vole de conquête en conquête et agrandit son territoire en s’emparant de riches régions industrielles comme la Silésie (1742). Traumatisé par le passage de la grande armée Napoléonienne en 1806, la quête d’une revanche sur Paris va animer le conflit entre les deux villes sur plusieurs
Annexe photographique n°6: Le Holbrecht Plan de 1862
siècles. C’est à ce moment de l’histoire qu’apparait le nationalisme allemand ainsi que l’idée du Pangermanisme, pour réunir les peuples Allemands sous l’égide d’une seule nation. Avec l’acquisition des provinces Rhénanes, la Prusse va s’étendre, à la fin des guerres napoléoniennes, du Rhin à la Baltique. Elle se métamorphose en la puissance dominante de l’Europe du Nord, jusqu’à contester la place de l’Autriche en tant que nation dominante au sein de la Confédération Germanique. Les deux nations rentrent en conflit en 1866 qui marque la fin de la confédération germanique. La création de la Confédération de l’Allemagne du Nord de 1867 à 1871 n’est qu’un prélude à une nouvelle unité allemande sous l’égide de la Prusse, consacré en 1871 à Versailles. Devenue capitale d’un Empire continental, Berlin souhaite devenir une ville à la hauteur de ses rivales. Sa population à incroyablement progressé. La ville a connu une explosion démographique, passant de 170 000 habitants en 1800 à plus de 825 000 en
Annexe photographique n°5: exemple type de mietskaserne
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1871, ce qui reste néanmoins en dessous des populations de Paris et de Londres à la même époque. Durant la période Prussienne, Karl Friedrich Schinkel aura incarné aussi bien matériellement que théoriquement la volonté de grandeur de la Prusse. Le créateur de la croix de fer germanique donna à Berlin et à la Prusse son identité visuelle issue d’un néoclassique grec, à la différence de la vision française, plus proche de Rome. Des monuments comme la Neue Wache ou l’Altes Museum représentent cette incarnation du pouvoir dans une pierre néoclassique. La Prusse triomphante n’hésite pas à consacrer sa puissance dans d’imposants monuments. La ville se pare, à partir de
1830, de nouveaux palais, de parcs, de monuments... Un monument majeur de Berlin, la colonne de la victoire est érigée en 1864 pour célébrer les campagnes Prussiennes de 1864 à 1870. C’est aussi à cette époque qu’est mis en œuvre le plan majeur d’agrandissement de Berlin. Élaboré par James Hobrecht, un ingénieur des eaux, ce plan prévoit l’agrandissement de la ville au-delà du mur d’octroi avec des réseaux d’évacuation des eaux, des avenues, des parcs mais surtout une nouvelle forme urbaine, la Mietskaserne. C’est un immeuble-îlot composé de multiples cours intérieures. La répartition des habitants se faisait en fonction de le leur classe sociale ; la bourgeoisie
Annexe photographique n°7: Die Neue Wache, Karl Friedrich Schinckel, 1816-1818
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occupait les parties sur rues tandis que les ouvriers s’entassaient au centre de l’îlot, loin de l’air et de la lumière. Pratiquement toutes les surfaces constructibles sont recouvertes et la densité d’habitant de la ville devient l’une des plus importantes de l’époque7. Le nouvel Empire continental se voit pousser des ailes grâce à sa nouvelle puissance. Le versement des réparations de guerre de la France, soit environ 5 milliards de Francs-or vont booster l’économie Berlinoise. La ville va continuer à s’agrandir et à se développer. La révolution industrielle attire de nouvelle population dans la ville. C’est une période faste pour Berlin, qui va développer de nouvelles infrastructures. La ville se dote du tout-à l’égout à partir de 1873. Le réseau de chemin de fer Ring Bahn est ouvert entre 1871 et 1877 ainsi que le stadt bahn (S Bahn) en 1882 qui traverse la ville d’est en ouest et qui existe toujours aujourd’hui. Les travaux du métro commencent en 1896. Le nationalisme allemand est au plus haut et le Reich se retrouve sur un pied d’égalité avec les autres empires, maritimes et continentaux. A partir de 1910, est imaginé un nouveau plan d’aménagement de Berlin, le Jansen-Plan. Élaboré par Hermann Jansen, architecte et urbaniste berlinois, c’est la première planification générale de Berlin et de sa périphérie. Le développement des espaces libres devient un enjeu primordial pour la ville qui étouffe. De nombreux parcs sont aménagés dans la ville. L’idée d’une
ceinture verte fait aussi son apparition. La ville acquiert de larges étendues de forêts autour de la ville. La première guerre mondiale vient briser cette ascension vertigineuse. Au début de la guerre de 1914, Berlin compte plus de deux millions d’habitants. L’effort de guerre imposera de dures restrictions alimentaires qui entraineront des famines importantes à Berlin. A la fin de la guerre, Berlin connaitra une période révolutionnaire comparable à la commune de Paris en 1871, la révolution Spartakiste qui se finira, là aussi, dans le sang des rouges. L’armistice du 11 novembre 1918 amènent à la signature du traité de Versailles le 28 juin 1919. Il impose de lourdes sanctions économiques et va entrainer une profonde récession de l’économie. La période de la république de Weimar fait suite à ces évènements. Elle est paradoxalement l’antithèse et le berceau du fascisme allemand. Première véritable démocratie outre-rhin, elle prend le nom de la ville de Weimar, là où a été rédigé sa constitution. Officiellement, l’état allemand continue de porter le nom de Reich mais sa structure n’est plus comparable avec celle de l’état centralisé et autoritaire d’avant-guerre. La liberté des arts est aussi forte que l’inflation dévalue le mark. L’école du Bauhaus est l’exemple le plus connu. Le développement des courants d’idées moderne favorise l’apparition d’un nouveau style architectural. Avantgardistes, utopistes et révolutionnaires, les modernes allemands vont se heurter
7/ Frédéric Wilner, Paris Berlin, Destin Croisé, ARTE France, Iliade Productions, Les Films de l’Odyssée, France
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au nationalisme allemand qui va préférer les toits en pentes au toits plats, déclenchant ainsi une véritable bataille idéologique opposant le progressisme au conservatisme. Le Berlin des années 20 est pourtant grouillant de vie et dispose d’une vie artistique débordante. La jeunesse dorée européenne atterrit à partir 1924 au Tempelhof pour vivre les soirées folles au bord de la Spree. C’est aussi à cette période que sont construits de nombreux logements sociaux comme la cité du fer à cheval de Bruno Taut. Le début de l’entre-deux guerre est une période faste pour la ville au niveau de la production intellectuelle et artistique.
Annexe photographique n°8: l’aéroport de Tempelhof, 1924
Au niveau urbain, Berlin s’agrandit et annexe ses banlieues en 1920. L’administration du Grand Berlin phagocyte les communes de Charlottenburg, Spandau ou Neukölln pour ne citer que les plus connues. La loi qui fonde le Grand Berlin en fait aussi une entité administrative indépendant du Brandebourg. Les frontières du Land
de Berlin ainsi créées sont celles que nous connaissons encore aujourd’hui. Plus tard, en 1929, un « plan général des espaces libres » est élaboré. Suivant les principes de Hermann Jansen, l’architecte et urbaniste Martin Wagner prévoit un plan d’urbanisme laissant la part belle aux espaces verts. Il y prévoit la ceinture de parcs enserrant Berlin ainsi que la protection de zones périphériques inconstructibles, laissées à la forêt et à l’agriculture8. Cependant, malgré tous ces plans ambitieux, peu d’entre eux vont être réellement appliqués, soit par faute de moyens, soit par manque de volonté politique. Le résultat est que Berlin est une ville dense qui étouffe. La situation économique ne va jamais vraiment s’améliorer. Elle va même empirer suite à la crise de 1929. Et face à la situation économique désastreuse et au moral au plus bas des allemands, le discours populiste et nationaliste d’Adolf Hitler fait mouche. Il accède à la chancellerie en 1933. Son ambition est de faire retrouver sa grandeur à l’Allemagne et faire revivre l’idéal pangermanique. De cette envie de revanche vient la volonté de grandeur. Faire de Berlin une ville à la hauteur de la Rome Antique, Paris et Vienne voilà l’objectif9. Les prémisses de l’architecture Nazi se trouvent chez Paul Ludwig Troost. Architecte peu connu avant l’accession du régime au pouvoir, il est l’instigateur du retour aux formes classiques. De même que les modernes (il côtoie en son temps Walter Gropius et Peter Behrens) il partage une architecture épurée, sans
8/ http://www.stadtentwicklung.berlin.de/umwelt/landschaftsplanung/chronik/index_fr.shtml consulté le 25/04/2016 9/ A. Speer, Mémoires, p.106
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ornementation. La différence majeure entre eux tient en la référence classique de ses œuvres. La « Maison de l’Art Allemand » à Munich, construite en 1934,
est le premier exemple de l’expression néo-classique monumentale du régime.
Après la mort de Paul Ludwig Troost
Annexe photographique n°9: Haus der Deutschen Kunst, Paul Ludwig Troost, Munich, 1934
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en 1934, c’est Albert Speer qui devient peu à peu le préféré du dictateur pour l’architecture. A l’été 1936, Adolf Hitler confie à Speer son agacement concernant la ville de Berlin. Le maire, Jullius Lippert, aussi membre du parti Nazi, n’a pas l’air de partager les ambitions du Führer pour Berlin. Le Führer nomme Speer « GeneralBauInstruktor » la 30 janvier 1937. La traduction française complète du titre est « Inspecteur Général de la Construction chargé de la transformation de la capitale du Reich ». Speer obtient avec ceci le rang de Secrétaire d’État. Il disposait ainsi de pouvoirs très étendus et aucune instance du parti ni la ville de Berlin n’était autorisée à lui donner des directives. Il dépendait exclusivement et expressément de Hitler. Il se retrouve donc, l’âge de 31 ans dans la même position que Schinckel occupait plus d’un siècle auparavant, architecte en chef du Roi de Prusse, Frédéric Guillaume III. Le parallèle avec Schinkel est omniprésent et Speer entend même le dépasser grâce aux largesses et la liberté totale qu’Hitler lui accorde.
selon les paroles rapportées de Hitler, des années 192010. Refusé plusieurs fois aux Beaux-Arts en Autriche et en Allemagne, il était en capacité de réaliser lui-même croquis, esquisses et même des tableaux. Toujours selon ses dires, si la guerre n’était pas venue, il serait devenu architecte11. Il a réalisé une importante production graphique durant son séjour à la prison de Landsberg en 1923. Speer, quant à lui, se considère comme le successeur de Schinkel. Il veut remodeler Berlin comme son prédécesseur l’avait fait. Sa situation et son poste sont d’ailleurs comparables. Il est par ailleurs un grand admirateur des travaux du Baron Haussmann à Paris. Sa vision pour la ville est globale. Dans les plans qu’il a conçus, en plus de l’axe Nord-Sud, on peut trouver des plans pour une université, des nouveaux quartiers d’habitations, un nouveau ring et aussi les tracés des autoroutes de Berlin. Il sait que Berlin n’a pas uniquement besoin d’une carte postale mais bien d’une refonte totale de sa matrice urbaine.
Si les deux hommes partagent une ambition commune, il existe cependant une divergence fondamentale dans leurs visions. C’est Hitler qui est à l’origine du projet « Welthaustadt Germania » et c’est à lui que reviennent les choix définitifs. Le choix du nom fait lui-même référence à « Germania », personnification féminine de la nation allemande, comparable dans sa portée symbolique à la Marianne républicaine française. Les premières esquisses des grands monuments tel que la grande arche ou le grand dôme datent,
10/ A. Speer, Mémoires, p.134 11/ Architektur und Politik, Karl Arndt dans Albert Speer Architektur, p115
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L’hubris
Il n’y avait pas assez d’espace libre pour construire l’ambition du régime nazi. Mais cela importait peu. L’espace se trouve aisément lorsqu’on a aussi bien le pouvoir de construire que de démolir. Car, avant toute chose, le projet Germania est surtout un vaste de projet de destruction de Berlin. Organisé principalement autour de deux axes, l’axe historique est-ouest,
symbolisé par l’avenue « Unter den Linden » et le nouvel axe du pouvoir nord sud, qui doit être crée de toute pièces, la nouvelle Berlin réorganise la monumentalité et la domination politique. Pour autant le travail sur les axes de la ville, les nouveaux Cardo et Decumanus n’est pas nouveau. C’est Karl Friedrich Schinckel qui théorise cette possibilité urbaine en premier. Plus tard, en 1910, Martin Mächler réalise un plan de Berlin avec ces axes aménagés et agrandis par rapport aux anciens projets . C’est donc dans une logique de continuité que Speer va, en tant que GBI, planifier l’organisation de Berlin autour de deux axes comparables. L’axe Est-Ouest est l’axe historique de la ville de Berlin. Il commence son parcours au niveau du château de Berlin, résidence du Roi de Prusse devenu Kaiser en 1871 pour s’étendre vers l’ouest en passant par l’arrondissement de Mitte (le véritable centre de Berlin en termes de densité de population et d’activité) puis passe à travers le Tiergarten et continue encore jusqu’après la frontière du Ring du S-Bahn. L’axe Nord-Sud est la tête de proue des projets de réorganisation de Berlin. Il doit y concentrer les principaux ministères et administrations du Reich. Il est défini à son extrémité nord par la « Nordbahnhof » et à son extrémité sud par la « Südbahnhof » en passant par la « Triumphbogen », la « Grosse Halle » et est ponctué de monuments et de ministères. Ses dimensions sont de sept kilomètres de long pour une largeur moyenne de 120 mètres . La comparaison
Annexe photographique n°10 : Mächler Plan, 1910
12/ Jean Louis Cohen, L’architecture au futur depuis 1889, Paris, ed. Phaidon, 2012 13/ « Mythos Germania, Vision und Verbrechen » Dagmar Thorau et Gernot Schaulinski, ed. Berliner Unterwelten, p119
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Annexe photographique n°11: Plan global des travaux pour Berlin, Albert Speer,1941
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Annexe photographique n°12 : Plan de l’axe Est-Ouest
avec les Champs Élysées vient tout de suite en tête. C’est là une réinterprétation d’une avenue de parade triomphale. Les dimensions de l’avenue parisienne sont de deux kilomètres de long pour une largeur de 70 mètres en moyenne. Du nord au sud, elle relie le pouvoir au moyen de transport et de communication de l’époque. Les deux futures gares de Berlin, la Südbahnhof et la Nordbahnhof ainsi que le Flughafen Tempelhof qui reste encore à ce jour, le troisième plus grand bâtiment du monde en termes de superficie. Au nord, juste en dessous de la Nordbahnhof, devait se trouver un bassin, largement inspiré du « Lincoln Memorial Reflecting Pool » à Washington DC, et dont la longueur aurait été de plus d’un kilomètre. L’enchainement des bâtiments monumentaux continuent, avec notamment, le projet d’une nouvelle mairie et d’État-Major de la Marine allemande.
Le bassin se terminent au niveau
de la « Grosse Halle », qui est le bâtiment le plus emblématique des projets de reconstruction de Berlin. Ses dimensions en font un géant dans le ciel berlinois, un socle carré de 315 mètres de côté pour une hauteur totale de 290 mètres de haut14. Ce devait être l’espace supposé de communion entre le peuple allemand et le Führer. Dans l’idéologie Nazie, et même plus globalement, dans la majorité des régimes totalitaire et autocratique, un lien direct devait exister entre le chef suprême et son peuple. Pour établir ce lien, il fallait court-circuiter l’expression de la démocratie parlementaire, jugée non-représentative du peuple et même coupable de compromission. Directement inspirée du Panthéon de Rome, lieu de culte de tous les dieux, la « Grosse Halle » en reprend les principes et multiplie ses mesures. Le dôme romain mesurait 40 mètres de large. Dans la construction de Germania, les proportions sont conservées mais dans une échelle bien plus large.
14/ « Mythos Germania, Vision und Verbrechen » Dagmar Thorau et Gernot Schaulinski, ed. Berliner Unterwelten, p131
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Annexe photographique n°13 : Vue du Grand Dôme depuis l’Arc de Triomphe
Annexe photographique n°14 : Intérieur du Grand Dôme
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L’entrée de la « Grosse Halle » devait se faire au niveau de la « Königs Platz », qui devait être renommée pour les besoins du projet et la mégalomanie du Führer, la « Adolf Hitler Platz ». Cette place est, depuis la construction du Reichstag, le lieu de la démocratie allemande. La place du parlement est le lieu de l’expression de la démocratie. Elle est remplie d’histoire.
Pourtant, face aux ambitions du régime Nazi et à la nouvelle interprétation du pouvoir, C’était devenu un symbole des temps passés, de l’Allemagne vaincue. La nouvelle place devait comporter, en plus de la « Grosse Halle » donc, la nouvelle Chancellerie du Reich, ainsi que l’EtatMajor des Armées. Le Palais du Reichstag n’est pourtant pas détruit. Il doit rester
Annexe photographique n°15 : Plan de la «Adolf Hitler Platz», en lieu et place de la «Königs Platz, avec le Reichtag à l’est, le Grand Dôme au nord, la Chancellerie à l’ouest et l’État-Major des Armées au sud
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Annexe photographique n°16 : Vue de l’intérieur de la «Adolf Hitler Platz» vers la Chancellerie
Annexe photographique n°17 : Vue de l’intérieur de la «Adolf Hitler Platz» vers la Chancellerie
comme symbole d’un autre temps et le souvenir d’une époque peu glorieuse. Le projet de nouvelle Chancellerie est le deuxième projet de Chancellerie de A. Speer. L’histoire du siège de l’exécutif sous Hitler résume bien son ambition sans fin et son absence de mesure. Lors de son arrivée au pouvoir, Hitler s’installe dans le Palais de Schulenburg, la résidence du Chancelier Prussien puis Allemand depuis l’achat de cette résidence par Bismarck en 1869. Ce bâtiment, érigé durant la première moitié du 18ème siècle, n’était pas du goût du Chancelier de 1933. Il commande une nouvelle chancellerie juste à côté, sur la Vossstrasse, à Albert
15/ Joachim Fest, Albert Speer, le confident de Hitler, ed. Tempus, p 92
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Speer. Achevé en 1939 et bâti en un temps record, la Chancellerie de la Vossstrasse est un des seuls bâtiments aboutis de Albert Speer. Mais elle n’est pas encore à la mesure de l’ambition d’Hitler. Le projet de Chancellerie sur la future « Adolf Hitler Platz » peut se résumer par deux chiffres, celui de la taille du cabinet de Travail de Hitler (environ 900m²) et la longueur du couloir des diplomates, inspirée de la galerie des Glaces de Versailles, de plus de 500 mètres de long15. Fermant la place, le nouveau siège de l’État-Major des Armées est surmonté de statues de Lions, dominant de leur aura de roi des prédateurs la place et l’avenue de l’axe
reliant les temples de Karnak à Louxor
Annexe photographique n°18 : image de la «Runder Platz»
est ouest. A travers le Tiergarten l’axe amène ensuite à la « Runderplatz », entouré de nombreux bâtiments officiels la « Soldatenhalle », le « Reichmarchallamt » et la maison du tourisme, un des seuls bâtiments de Speer effectivement bâti. Avec la « Grosse Halle », la « Triumphbogen », Arc de Triomphe en allemand, est l’autre emblème de l’axe monumental Nord Sud. Tout comme la « Grosse Halle », sa taille interpelle. Issu du même imaginaire antique, elle devait symboliser les victoires allemandes, passée et futures. Avec une hauteur de 117 mètres de haut, l’arc allemand aurait surpassé l’arc français de deux fois sa taille. L’axe continue vers son entrée principale, la Südbahnhof. Inspirée directement du Grand central terminal de New York, elle devait là aussi le surpasser en taille. Cathédrale des transports, cela devait être la gare principale de la ville. Le lien entre les deux monuments est une place d’un kilomètre de long bordé de prises de guerre. Cette construction est quant à elle inspirée du chemin de procession
Ces constructions sont en quelques sortes des chimères architecturales16. Elles reprennent le modèle de construction antiques ou du siècle précédent, en leur donnant une échelle beaucoup plus grande ainsi que des aspects agressifs en utilisant des symbole politiques comme des croix gammées et des aigles impériaux dans un but de domination et d’occupation physique et intellectuelle de l’espace publique. La culture et le sport sont aussi des domaines qui sont particulièrement mis en avant par le régime Nazi. Deux projets retiennent l’attention. Le quartier du stade olympique et le quartier des musées. Par ces constructions culturelles, c’est un message politique qui est envoyé. C’est la construction d’une légende pour une nouvelle histoire allemande. Le quartier Olympique, « Olympischeviertel » en allemand est une vitrine du régime. Le premier stade, bâti dès 1912, fut agrandi plusieurs fois dans son histoire. Pour les jeux olympiques de 1936, le projet de stade de Werner March prévoyait une construction en béton, acier et verre. Le projet d’inspiration moderne, ne fut pas à la convenance d’A. Hitler qui fit appel à A. Speer pour le revoir. L’architecte, qui n’était à cette époque pas encore nommé au titre de GeneralBauInstructor, supprima les murs de verres, cacha le béton par la pierre naturelle et ajouta des moulures ornementales17.
16/ http://www.theguardian.com/cities/2016/apr/14/story-of-cities-hitler-germania-berlin-nazis?CMP=Share_AndroidApp_Emaildi, consulté le 01/06/16, apparition du terme « chimères architecturales » ainsi que chez Joachim Fest p100 17/ Joachim Fest, Albert Speer, le confident de Hitler, ed. Tempus, Paris, p76
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Annexe photographique n°19 : Photo de l’axe Nord-Sud sur la maquette originelle
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les grecs et les égyptiens pour aboutir au peuple allemand. Les musées ne sont pas dessinés par Albert Speer mais par d’autres architectes du régime qui sont Wilhelm Kreis et Hans Dustmann.
Annexe photographique n°20 : Plan du quatier Olympique
Le quartier des musées, « Museumsviertel », correspond quant à lui au développement de la thèse culturelle du régime Nazi. Pour affirmer la supposée supériorité de la race, promue par toute la légende sur laquelle s’est construite le troisième Reich, les nouveaux musées retrace une légende retravaillée, depuis
En dehors de ces projets d’une échelle sans pareille mesure pour Berlin, Speer organise d’autres projets, qui vont cette fois être pensés non seulement pour être vus, mais aussi pour être vécus. Là est la principale différence entre Hitler et Speer. Le premier s’intéresse à l’image et la grandeur de monuments censés représenter la puissance allemande. Speer quant à lui développe un projet urbain que l’on qualifiera d’holistique puisqu’il prend en compte aussi bien des monuments que d’autres programmes comme du logement de l’enseignement, du sport, les transports, des loisirs, etc…
Annexe photographique n°21 : Perspective des façades du quartier des musées
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La « Hochschulestadt » (ville des études supérieures en français) est un grand complexe universitaire qui devait se trouver à la limite ouest de Berlin, au bout de l’axe monumental est ouest et juste en dessous du quartier olympique. Le projet est issu d’un concours ouvert, où A. Speer y définit les grands principes architectoniques. L’ensemble s’articule autour de deux grandes tours qui forment une porte vers la ville. L’échelle est ici aussi impressionnante. Le grand amphithéâtre était prévu pour accueillir plus de 15 000 places18. Les projets d’habitations se trouvaient eux aussi aux frontières de la ville. Le projet de CharlottenburgNord correspond à l’établissement d’un nouveau quartier d’habitation bâti à côté de la « Siemensstadt », une
des nombreuses citées industrielles modernes de Berlin. La « Siemensstadt » est le symbole de l’architecture moderne et ouvrière de la ville. C’est un « Wohnsiedlung », des cités de logement pour les travailleurs, en extérieur de la ville où les classes populaires profitent d’un cadre de vie avantageux par rapport à la ville notamment au niveau des espaces verts. Mais, à l’urbanisme moderne, le projet de Charlottenburg-Nord sous l’égide du GBI prévoit de rétablir des ilots. Ce ne sont pas des ilots classiques, leur taille est hors d’échelle par rapport aux tissu existant, les façades sur rue sont des façades de démonstration et enfin, ils sont ouverts sur un côté. Les deux idéologies rentraient en confrontation. La « Südstadt » est un projet de création complète. Bâti sur un territoire vierge
Annexe photographique n°22 : Vue de la Hochschulestadt
18/ Dagmar Thorau et Gernot Schaulinski, « Mythos Germania, Vision und Verbrechen », ed. Berliner Unterwelten, Berlin, p69
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au sud de Berlin, sur la suite de l’axe monumental nord-sud, il diffère des autres projets par son caractère novateur. Il ne prévoit pas de destruction du tissu existant mais la création d’une ville complète pour 210 000 habitants19. Habiter à « Südstadt », c’est habiter dans les grands ensembles nazis. Comme à Charlottenburg-Nord, le plan urbain se construit autour de larges ilots d’habitations, pas totalement fermés. C’est la suite de l’axe monumental voulu par Hitler. Ce dernier ne comporte quant à lui aucune habitation. Seulement des monuments et des bâtiments officiels. La logique de la construction de la « Südstadt » est donc à l’opposé de celle de l’axe monumental. Ce sont majoritairement des bâtiments d’habitation, entre lesquels viennent s’intercaler quelques bâtiments officiels. Il était aussi prévu de construire un stade, sur les plans de l’architecte de l’ « OlympiaStadion », Werner March. A la manière d’Hausmann, qu’il va prendre comme modèle et qui sera une source d’inspiration pour lui, il va aussi réaliser un plan d’organisation des transports de Berlin. Berlin doit rentrer dans une nouvelle ère de déplacements. Les limites intérieures de la ville sont celles dessinées par le trajet du « Ringbahn », qui existe encre de nos jours (lignes S41 et S42). Le développement urbain de Berlin entraine de nouveaux besoins de déplacements. Le train et la voiture vont être les deux moyens de transports privilégiés par le régime. Avec deux gares gigantesques, situées au nord et au sud de l’axe Annexe photographique n°23 : Plan de l’axe Nord-Sud, de la Nordbahnhof jusqu’à Sudstadt
19/ Lars Olaf Larsson, 1982, Albert Speer, le plan de Berlin 1937-1943, Bruxelles, Archives d’Architecture Moderne (AAM), p. 185 et 187. D’autres sources mentionnent une capacité maximale de 400 000 habitants. La variation du simple au double de ces chiffres est due au fait que le projet est resté à l’état d’esquisse et est donc sujette à de nombreuses interprétation différentes.
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monumental, le train et le premier moyen de transport développé par le régime Nazi. Le développement de ce moyen de transport permet une véritable intégration nationale. Le train comme moyen d’unité nationale, telle fut aussi le parti pris de la troisième république en France. Le train est un moyen de transport de matériel et de troupes. Il sert énormément à l’industrie guerrière du régime. Pour l’anecdote, Hitler a possédé un train spécifique, lui servant de quartier général ambulant. Mais c’est un autre moyen de transport qui profitera des largesses du régime. Le développement de l’automobile enjoint Speer à en développer aussi les infrastructures. Ces
infrastructures se feront à deux niveaux. Au niveau local d’abord, il était prévu de réaliser quatre périphériques circulaires. Des nouveaux boulevards urbains censé fluidifier la circulation. En plus des deux axes Nord-Sud et Est-Ouest, ces routes doivent renouveler la matrice urbaine de la ville. A une échelle plus large, les autoroutes sont développées. La légende veut que ce soit le régime Nazi qui fut l’inventeur des autoroutes20, même si cette théorie est désormais invalidée et que d’autres pays peuvent tout aussi s’approprier le fait d’avoir construit de vastes routes rapides interdites aux piétons. Celle considérée comme la première est le tronçon traversant le Grünewald, l’ouest de Berlin21.
Annexe photographique n°24 : Perspective intérieure de la Sudbahnhof
20/ Dagmar Thorau et Gernot Schaulinski, « Mythos Germania, Vision und Verbrechen », ed. Berliner Unterwelten, Berlin, p182 21/ Dagmar Thorau et Gernot Schaulinski, « Mythos Germania, Vision und Verbrechen », ed. Berliner Unterwelten, Berlin, p180
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Annexe photographique n°25 : Plan des lignes de chemins de fer
Annexe photographique n°26 : Plan des axes routiers majeurs et des autoroutes
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« Welthauptstadt Germania » est la réunion de tous ces projets, et de bien d’autres encore qui n’ont pas eu le temps d’être couchés sur du calque. De ce répertoire de projets à grande échelle, on peut retenir quelques grandes orientations qui caractérisent la pensée des deux têtes pensantes du projet. Tout d’abord, la taille et l’envergure du projet global. La ville est bouleversée en son cœur mais aussi agrandie par des extensions d’habitation. Habiter Germania, c’est habiter hors de la cité. Les murs sont tombés, les voitures prennent leur essor et le train atteint son apogée. Les quartiers d’habitations sont loin du centre-ville. Existe-t-il une raison
spécifique pour ce mouvement ? Il est probable que Speer suit finalement d’une certaine façon une forme de zoning corbuséen, qui a amené à la séparation des activités au cour de la journée en créant des quartiers à usage spécifique voir unique. C’est le même mouvement qui a favorisé l’essor de la banlieue parisienne proche et, plus tard, dans les années soixante, la création des cinq villes nouvelles de la région parisienne. Organisé de façon satellitaire, avec une étoile massive autour de laquelle gravitent des corps plus réduits, c’est une des premières villes « nucléaires », avec un centre des périphéries semi- autonomes.
Annexe photographique n°27 : L’axe Nord-Sud en maquette
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Annexe photographique n°28 : modèle superposé du bati actuel et des projets de Germania, Edgar Guzmanruiz, 1/2500, 2013
Annexe iconographique n°29 : «Speer ... und ER», Detlef Beck, 2005
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Annexe photographique n°30 : Montage de Léon Krier, le Grand Dôme sous un ciel étoilé
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Du style classique et sa responsabilité
« Tout ce qui a pris naissance sous le Troisième Reich, quelque grand fut le profit qu’en tirât le régime, n’a pas nécessairement été condamné. Les voitures Mercedes ou de DKW, les caméras Leica ou de Zeiss ont certainement contribué plus au prestige allemand à l’étranger les projets d’architectures monumentaux » 22 Lars Olof Larson Par ces mots, Lars Olof Larsson La même question se pose avec illustre toute la complexité de l’étude le style des constructions. Néoclassique et du jugement qu’on pu avoir les et monumental, utilisée comme architectes de différentes générations propagande, elle porte une part certaine de responsabilité dans les crimes nazis. sur le cas Germania et l’architecture Hitléro-Speerienne. C’est un peu le même Pourtant dire que la pierre en elle-même dilemme qu’on eu les américains à la fin est une criminelle serait exagérer sa de la seconde guerre mondiale, entre le puissance. plan Marshall et le plan Morgenthau. Si le L’idée selon laquelle le néoplan Marshall fut effectivement appliqué, classicisme n’est pas un style de le Plan Morgenthau fut une possibilité très sérieusement envisagée. Il s’agissait régime autoritaire car certains régimes de détruire la majorité des infrastructures autoritaires ne l’utilisent pas, est un allemandes issues de l’économie de syllogisme d’une facilité extrême. Ici nous parlons de la responsabilité d’un guerre et des politiques Nazies dont la plupart des usines de la Ruhr et les style spécifique, crée et inventé dans le seul but d’imposer la force d’un régime autoroutes. L’idée était de faire revenir le pays à une économie exclusivement politique, et non pas d’un genre plus agraire, permettant ainsi d’empêcher large, même si, caractériser le style de 23 toute nouvelle velléité guerrière . Speer et le style Nazi plus largement, n’est pas une tâche aisée. En dehors des
Annexe iconographique n°31 : Astérix et Obélix, Le tour de Gaule
22/ Olof Larsson, Le classicisme dans l’architecture du XXème siècle, dans Albert Speer Architecture 23/ Léon Krier, Une architecture du désir, dans Albert Speer Architecture
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Annexe photographique n°32 : L’Altes Museum, Berlin, Karl Friedrich Schinckel, 1823-1828
grands projets supervisés directement dans les locaux de Speer, la période nazie laisse un héritage hétéroclite dans lequel les traditions locales perdurent face à la logique rationaliste et cohérente issue de la rigueur idéologique du régime24. Qualifier l’œuvre de Speer à Berlin et ses projets dans les autres grandes villes d’Allemagne est cependant plus simple car ses commandes suivent toutes le même programme : être vu. Telles des affiches publicitaires de l’Allemagne Nazie, la monumentalité des œuvres de Speer répond principalement à cette obligation avant même d’être utile. La comparaison avec les autres totalitarismes de l’époque vient tout suite. Quels sont les ressorts du totalitarisme
en architecture ? L’idée et la vision de base du totalitarisme est l’accession à un nouvel âge d’or civilisationnel, l’apogée d’un peuple. Et c’est de cet apogée dont dépend le choix du style. Une période fantasmée pleine de promesse. Pour l’Allemagne, c’est la période Prussienne. C’est vers le passé qu’il faut se tourner. Pour l’Italie, ce n’est au contraire, pas vers le passé qu’il faut se tourner, mais vers le futur. Pour l’Urss, ce fut d’abord le futur avec de se tourner vers un style plus classique. La vision du classicisme dépend des pays et de leur histoire. En Italie, ce style est assimilé à la grandeur de la Rome antique. En France, c’est un passé glorieux, celui des rois de France,
24/ Lars Olof Larsson, Le classicisme dans l’architecture du XXème siècle, dans Albert Speer Architecture
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Annexe photographique n°33 : Le Capitole, Washington D.C., à partir de 1793 puis de nombreux ajout, dont le dôme en 1859
depuis la renaissance, avec des variantes chargées d’ornements et de décoration. Le style pompeux de Versailles, quoique néanmoins relativement dépouillé, est le symbole de l’architecture classique française. Aux États-Unis, il est quant à lui lié au pathos républicain des pères fondateurs et à la construction de l’état fédéral. A Moscou, il est lié au pouvoir Tsariste et au somptueux palais de StPétersbourg. C’est avant tout un style royal ou divin. Des variantes républicaines existent mais, si elles utilisent ce style, c’est avant tout pour retirer une légitimité de la pierre. Plus spécifiquement pour Berlin, Karl Friedrich Schinkel qui a énormément construit dans la capitale Prussienne utilise un style classique assez sobre en comparaison avec la lourdeur habituelle des châteaux et autres monuments germaniques baroques et rococo.
Les châteaux allemands sont caractérisés par leur lourdeur en ornement. Le château Sans-Souci de Potsdam en est l’archétype. Les ornements et les garnitures se chevauchent pour laisser apparaitre une masse feuillue de décorations. Schinckel va prendre le chemin inverse et proposer un classicisme très pur. La « Neue Wache » (Nouvelle Garde) en est l’exemple le plus probant. Construit entre 1816 et 1818, elle se rapproche de l’épure des temples grecs. Les colonnes ne sont que très peu travaillées, laissant se dégager une force virile, presque militaire. L’Altes Museum et la Konzerthaus sont deux autres de ses réalisations berlinoises qui usent des mêmes procédés de style, avec notamment une colonnade assez semblable. Schinkel est aussi à l’origine de l’idée d’un axe Nord Sud dès 184025. Cette esthétique d’un néoclassicisme épuré se retrouve dans
25/ Karl Arndt, Architektur und Politik, dans Albert Speer Architektur, p135
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d’autres pays. C’est un mouvement global qui prend son essor en Europe et aux États-Unis à partir de la fin du XVIIIème siècle. Lorsque l’on regarde le « Capitol », dont la construction s’est faite en plusieurs étapes (le premier bâtiment fût fini en 1812 et le dôme date de 1863), qui est une pure chimère antique, on comprend l’utilisation du style néoclassique comme créateur de légende et d’unité. Si les ÉtatsUnis vont en user et en abuser, c’est pour écrire l’histoire de leur tout jeune état. Et pour construire leur état, rien ne va être laissé au hasard. La pierre blanche qui rayonne dans la capitale fédérale est la même dans les autres états. En Virginie, le State Capitol reprend exactement les mêmes caractéristiques. À Chicago, le plan d’embellissement (dans les mêmes termes que pour Paris) reprend la même
Annexe photographique n°35 : Ambassade allemande, St-Petersbourg, Peter Behrens, 1911-1912
envergure que le plan de Germania. En voyant le Civic Center proposé par Daniel Burnham, il est légitime de se demander si ce n’est pas l’œuvre d’un quelconque despote26.
Annexe photographique n°34 : Projet de CIvic Center, Chicago, Daniel Burnham, 1905
26/ voir annexe photographique n°34
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Un regard sur l’œuvre de Behrens est aussi instructif. L’ambassade d’Allemagne en Russie, bâtie en 1912 par ce dernier offre en façade une magnifique et imposante colonnade circulaire. La pierre nue ne comporte aucun artifice mais c’est bien l’ensemble qu’il faut regarder. La cohérence et la force du projet est issue justement de son dépouillement
austère, presque monastique. Seule les majestueuses statues dominant l’œuvre de Behrens sont réalisées avec un autre matériaux. Tout fait penser aux travaux de Speer mais Behrens n’est pas spécialement connu pour être un fasciste notoire. Son atelier à même accueilli les plus grands noms du mouvement moderne comme Le Corbusier ou Mies van der Rohe. On peut cependant en dégager un ensemble cohérent, celui de l’architecture conservatrice, résolument anti moderne et opposé au fonctionnalisme. La nouveauté n’a pas lieu d’être. Le mouvement que nous distinguons est finalement celui de l’académisme qui, résiste admirablement face aux hérauts du modernisme. Mais
conservatisme
et
autoritarisme ne sont pas forcément lié. L’exemple italien est là pour nous le rappeler. Comme le dit Brunon Marchand:
« L’architecture de Giuseppe Terragni, membre du Parti fasciste dès 1928, l’année même où il commence les premières esquisses pour la Casa del Fascio à Côme, pose la question du rapport entre architecture et idéologie politique ou, plus précisément, de la relation entre l’architecture rationnel- le et le fascisme. Durant les années 1950, des critiques comme Bruno Zevi ont entretenu l’opinion que les œuvres modernes étaient « naturellement » antifascistes – même si elles étaient conçues par des architectes fascistes (par opposition à l’aspect monumental et classique spécifique des œuvres fascistes). A cette
Annexe photographique n°36 : Casa del Fascio, Cöme, Guiseppe Terragni, 1932-1936
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vision unilatérale, qui réduit le débat à une opposition stricte entre rationalistes et traditionalistes, a succèdé, dans les années 1970, une autre « vision mieux à même de rendre compte des contradictions et de la complexité de l’architecture italienne entre les deux guerres. Elle s’appuyait sur les termes des débats de l’époque : les qualificatifs « moderne », « rationnel », « classique », « moral », « traditionnel », « méditerranéen », « italien » ou « romain » se rapportaient tous au fascisme dans la bouche de leurs protagonistes qui leur attribuaient autant de nuances ou de significations différentes. C’est ainsi que l’on est passé de l’idée d’un fascisme monolithique à celle d’un fascisme à plusieurs visages, tantôt moderne, tantôt traditionaliste, tantôt révolutionnaire, ou se rapportant à la romanité » 27 Cette vision d’un fascisme métamorphe, sans identité visuelle précise, nous permet de poser tout d’abord le constat d’une liberté certaine entre le pouvoir et sa forme architecturale. Mais si le pouvoir n’a forcément besoin du classicisme, le classicisme a besoin du pouvoir pour exister. Si l’Italie n’en avait la nécessité, du fait de son histoire riche, ce style permet d’affirmer une légitimité en s’appropriant une filiation antique. De même, de nos jours, la construction de bâtiment de pouvoir, en particulier concernant les ministères et autres bâtiments exécutif et législatif, en Allemagne et en France se fait sur de nouvelles bases, pour raconter une nouvelle histoire nationale tournée vers l’avenir28.
De nombreux pays vont ainsi constituer leur propre vision du classicisme. Qu’il soit directement issu d’une lecture littérale des exemples antiques ou de Palladio, ou qu’il soit résiduel, il est présent aussi bien dans les régimes totalitaires que les démocraties. On peut les classer en deux catégories. Tout d’abord, les classicismes littéraux, qui n’usent que très peu de réflexion critique par rapport aux modèles de l’antiquité et/ou de la renaissance italienne, et les classicismes modernes Concernant les classicismes littéraux, les états-uniens vont directement réaliser des copies sur les anciens modèles pour réaliser leurs propres bâtiments de pouvoir. Colonnade et entablement en furent les maitresmots. La cour suprême des États-Unis, à Washington, (1935) par Cass Gilbert est un pur temple grec aux dimensions revues à la hausse associé à une boite parallélépipédique. De l’autre côté de la colline du capitole, se trouve la «National Gallery of Art» (1937-1941), de John Russel Pope, qui est un panthéon entouré
Annexe photographique n°37 : « National Gallery of Art», Washington D.C., John Russel Pope, 1937-1941
27/ L’Architecture d’aujourd’hui, n° 298, 1995, p. 58, (Bruno Marchand, Théorie de l’architecture III, EPFL) 28/ Voir les ministères Français de l’Économie et des Finances, et de la Défense (site Balard) ainsi que le projet de tribunal dans le 17 ardt ainsi que la « Bande des Bundes » à Berlin avec la nouvelle Chancellerie et les bureaux du parlement « Paul Lobes Haus »
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d’un sarcophage de pierre blanche29. Du côté Russe, le parcours architectural du régime des Soviets prend le même chemin que l’histoire de l’architecture en Allemagne. D’abord résolument moderne et détachée des canons classiques, tenant d’un nouvel ordre social qui était le creuset d’une architecture nouvelle libérés des symboles et des valeurs de l’ancien régime, la Russie révolutionnaire reviendra dans le giron d’une architecture classique, comme pour mieux souligner que le style classique donnait une légitimité supplémentaire. La qualification de style de dorique prolétarien par son architecte Ivan Fomine, illustre une démocratisation du style des Dieux et des Rois. Le « droit aux colonnes »30 est à la fois un échec du modernisme et une victoire du peuple. L’exemple du projet monumental d’un Palais des Soviets néoclassique de Boris Iofan est élaboré entre 1932 et 1934 et sera validé par Staline en personne, constituera le point de rupture.
Annexe photographique n°39 : Palais d’Iéna, Paris, Auguste Perret, 1937
De l’autre côté, se trouve un classicisme plus « moderne ». Si cet oxymore est très peu adapté pour décrire ce mouvement, il est pourtant ce qui s’en rapproche le plus. Jean-Louis Cohen nous donne l’exemple de deux architectes, l’un américain, l’autre français ayant tous les deux réalisé leurs études aux Beaux-arts de Paris. Le premier, l’américain Paul Philippe Cret, dessine plusieurs bâtiments publics de grande envergure. Le classicisme est de plus en plus abstrait. Les ordres disparaissent progressivement, laissant seulement trainer quelques menus indices. Les colonnes monumentales incrustées dans la façade déterminent le tectonique du County Building de Hartford dans le Connecticut (1926-1929). L’entablement incomplet prouve la liberté que l’architecte prend avec les canons du classicisme. En France, c’est l’architecte Auguste Perret qui va faire faire évoluer le classicisme. Les ordres sont conservés mais complètement redéfinis. Le palais d’Iéna, (1936) réinvente les colonnes et les chapiteaux pour laisser comprendre la structure en béton du bâtiment31. Mais l’exemple français le plus frappant, celui qui pose le plus de question, est le
Annexe photographique n°38 : Palais des Soviets, Boris Iofan, Moscou, projet, 1932-1934
29/ Jean Louis Cohen, L’architecture au futur depuis 1889, ed. Phaidon, Paris, 2012 p 212 30/ ibid. p 214 31/ idem
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Palais de Chaillot (1935-1937). Construit pour l’exposition universelle de 1937 par les architectes Léon Azéma, Jacques Carlu et Louis-Hyppolite Boileau, c’est l’arbitre d’un combat de coq entre l’Allemagne Nazi, avec le pavillon d’Albert Speer et la Russie Bolchévique, dont le pavillon est réalisé par Boris Iofan. Trois pays, trois régimes et trois architectures dont la ressemblance est frappante. Selon Lars Olof Larson, :
« … ce qui différencie avant tout la maison allemande d’Albert Speer du Palais de Chaillot c’est une impression de puissance et de pesanteur. La structure extérieure de la construction française apparait davantage comme un cadre et remplissage et non comme expression de la fonction de support. Speer, par
contre, accentuait fortement le caractère tectonique et donnait à sa tour élevée des proportions massives, fortement profilées, qui soulignait l’impression de stabilité et de masse. » 32 Ce qu’il faut comprendre, c’est que, contrairement au pavillon Allemand, le Palais de Chaillot n’est pas une œuvre en lui-même mais un cadre donné pour en mettre d’autres en valeur. Le vide central est l’opposé de la tour verticale de Speer. Son but n’est donc pas d’être vu mais de laisser voir. En opposition à ces canons classiques, les architectes traditionnalistes vont chercher à développer un nouveau langage. Ragnar Ostberg va démontrer avec son projet pour la mairie de
Annexe photographique n°40 : Expostion universelle, Paris 1937. Au centre, Palais de Chaillot, Léon Azéma, Jacques Carlu, Louis-Hippolyte Boileau, 1935-1937 , à gauche, le pavillon soviétique , Boris Iofan, 1937 à droite, pavillon allemand, Albert Speer, 1937
32/ Lars Olof Larsson, Le classicisme dans l’architecture au XX ème siècle, dans Albert Speer Architecture p VI
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Bauhaus ferme ses portes. Tout cela se passe en quelques mois, à partir de mai 1933. Lars Olof Larsson mentionne les paroles d’Alfred Rosenberg, personnage important du régime, qui déclarera, en juillet de la même année, la mise au ban de l’architecture moderne :
Annexe photographique n°41 : Tour du pavillon allemand à l’expostion universelle de Paris, 1937, Abert Speer
« Malgré cela, il est significatif que les révolutionnaires, qui attachent tellement d’importance au chaos et à l’extase adhèrent presque tous, dans le domaine de l’architecture, à la tendance développée par l’ancien Bauhaus de Dessau. Cette tendance encourage exclusivement le rationalisme et le fonctionnalisme le plus sobre. Elle en appelle donc uniquement à l’esprit schématisant de l’ingénieur. À ceci près que les machines à habiter inspirées de Dessau étaient inconfortable au plus haut degré et, de plus, dépassées.» 33
Stockholm, dont les travaux débutent en 1909, que le classicisme n’est pas le moyen pour montrer le pouvoir. Il indique une voie alternative aux colonnades et entablement en s’inspirant des palais civiques italiques fait de briques. Le conservatisme prend ici une autre forme, mais c’est bien la même démarche qui aboutit à ce résultat.
L’analogie avec l’ingénieur est courante lorsqu’il s’agit de décrédibiliser le travail de certains bâtisseurs. Affublé d’un manque total de culture artistique et doté d’une vision purement rationnelle et fonctionnaliste, ce qui veut dire exclusivement chiffrée, l’ingénieur est l’antithèse de l’architecte, qui se devait au contraire d’être le tenant qu’une grande culture et d’un sens de l’espace très fin.
Plus à l’est, la similarité des parcours entre les choix architecturaux Russes et Allemands est flagrante. Les deux pays passeront d’un modernisme poussé à un retour aux formes classiques. Après l’arrivée des Nationaux-Socialistes, la fédération des architectes allemands change de directeur. Les comités locaux des Lander sont mis au pas et le
Concernant l’architecture de Troost puis de Speer, ce sont des ordres d’esprit Romain qui vont servir de bases et d’inspiration à leurs travaux. La « Haus der Deutschen Kunst (Maison de l’art Allemand) (1934) est le premier exemple du style néoclassique monumental du régime. Troost va, dans son œuvre,
33/ Lars Olof Larsson, Le classicisme dans l’architecture au XX ème siècle, dans Albert Speer Architecture, p VII
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respecter un ordre toscan massif et imposant qui dissimule une structure métallique34. La colonnade rappelle l’Altes Museum de Schinckel, tout en étant plus massive et brutale. Les éléments classiques, tels les colonnes et entablements permettent la mise en valeur des bâtiments d’importance majeur. Cette conception se retrouve dans de nombreux pays, comme on a pu le voir avant aux États-Unis. Un bâtiment représentatif de la puissance d’un pays ne peut simplement être un hangar purement fonctionnel. Ancien élève de Heinrich Tessenow, Albert Speer va mélanger ces deux influences, le classicisme de Troost et la simplicité de Tessenow. Mentor de Speer, Tessenow restera incorruptible et refusa de travailler pour les Nazis, ce qui lui
vaudra que perdre sa chaire d’enseignant. Pour son projet à Nuremberg, il passa à une échelle monumentale, imaginant des grands espaces de communions entre la foule et son guide, Adolf Hitler. Lieu de procession monumental, ses constructions n’en restent pas moins impressionnantes et d’une qualité certaine. Le « Licht-Dom » (la cathédrale des lumières) et le « ZeppelinFeld » sont des lieux de processions et de communion entre la masse et son guide. Au Licht-Dom, il crée une intériorité pour un vaste espace extérieur en projetant les rayons lumineux de projecteurs de la DCA vers le ciel, créant ainsi une immense colonnade de lumière. De ce fait il étend les ordres d’une manière démesurée, presque infini. Speer tort, distend, façonne un néo-classicisme monumental
Annexe photographique n°42 : «Zeppelin Feld», lieu de rassemblment et de discours du parti NSDAP, Nuremberg, Albert Speer, 1935
34/ Jean Louis Cohen, L’architecture au futur depuis 1889, Paris, Phaidon, 2012, p. 212
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Annexe photographique n°43 : « Lichtdom» Cathédrale des lumières, Zeppelin Feld, Nuremberg, Albert Speer, 1935
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à travers ces nouvelles méthodes et ces nouveaux matériaux. La Chancellerie de la Voßstrasse est l’exemple le plus probant de l’architecture de Speer. C’est l’œuvre la plus importante qu’il ait effectivement construite. Bâtiment pensé et réalisé en un temps record (9 mois)35 elle se devait
continue avec une salle ronde, couronnée d’une coupole et qui s’ouvre sur une galerie directement inspirée de la galerie des Glaces à Versailles. Cette dernière est surement un des lieux les plus important de l’histoire allemande, puisqu’elle fut le lieu de la création du deuxième Reich, mais aussi l’hôte du traité de Versailles de 1919, qui fut surnommé outre-rhin
Annexe photographique n°44 : Maquette de la Chancellerie sur la Voßstrasse, Berlin, Albert Speer, 1939
Annexe photographique n°45 : Galerie des marbres, dans la Chancellerie sur la Voßstrasse, Berlin, Albert Speer, 1939
d’être l’incarnation de la puissance du Reich. Ses dimensions et le nombre de ses pièces sont impressionnants. 16 300 m² pour 420 pièces. Sa façade monumentale sur la Voßstrasse mesure plus de 400mètres de long. La Chancellerie de Speer est une procession à travers laquelle les invités doivent se sentir petit. Depuis l’entrée de la cour d’honneur, complètement minérale, colonnade toscane nue, entourée de deux statues réalisées par le sculpteur Arno Breker, on assiste à une démonstration de force phénoménale. La salle des mosaïque par exemple dont la hauteur approche les 16 mètre, est entièrement réalisée en marbre et de mosaïques qui rappellent la Rome antique. L’échelle du lieu est peu compréhensible est la porte qui se trouve sur la droite de la photo ressemble à un trou de souris . Ensuite, la procession
le « Diktat ». La nouvelle interprétation qu’offre Speer dans la Chancellerie double tout simplement les dimensions de son ainée Versaillaise. On atteint ici les 146 mètres de long36. Ponctuée par 19 fenêtres toute en marbre, le jeu de lumière est recherché pour obtenir les effets produits dans le château royal. Tout cela pour mener au gigantesque bureau de Hitler dont les dimensions sont de 27
Annexe photographique n°46 : Entrée en façade, coupe et plan dans la Chancellerie sur la Voßstrasse, Berlin, Albert Speer, 1939
35/ Krier Léon, Albert Speer Architecture, ed. The Monacelli Press, 1981, p 22 36/ Ibid. p 37
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Annexe photographique n°47 : façade nord (vers le jardin) avec une statue équestre par Josef Thorak, dans la Chancellerie sur la Voßstrasse, Berlin, Albert Speer, 1939
Annexe photographique n°48 : Cour intérieure de nuit, dans la Chancellerie sur la Voßstrasse, Berlin, Albert Speer, 1939
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mètre de long pour 14,5 mètre de large, ce qui fait 390 m² pour une hauteur sous plafond de 9,75 mètre ! 37 Tout au long de cette procession, les artistes du régime prennent part à ce déploiement de force et de luxe. Le parcours autoritaire et fastueux crée par Albert Speer accueille les immenses statues de Arno Breker ou de Josef Thorak qui écrasent les visiteurs. Leur simplicité et leur pureté est du même acabit que l’architecture environnante. Elles s’intègrent de façon admirable au lieu car c’est est une œuvre d’art totale où rien n’est laissé au hasard.
Annexe photographique n°49 : Cour intérieure avec deux statues de Arno Breker, dans la Chancellerie sur la Voßstrasse, Berlin, Albert Speer, 1939
37/ Krier Léon, Albert Speer Architecture, ed. The Monacelli Press, 1981, p 40
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L’ornement comme espace politique
Comment peut-on juger l’architecture de Speer ? Peut-on faire une différence entre l’idéologie et la pierre. C’est un vieux dilemme que l’homme n’a jamais réussi à trancher. Aujourd’hui, en France les lycéens étudient l’écrivain Céline, tout en sachant qu’il était un antisémite convaincu. Léon Krier nous rapporte ces mots de Hans Hollein, qui en 1978, déclarait :
« Encore heureux qu’Adolf n’était pas trop friand d’escalopes viennoises, sinon elles seraient frappées dans ce pays de la même interdiction que l’architecture classique » . 38 Plus loin dans son texte, Léon Krier s’appuie sur un syllogisme d’une facilité déconcertante qui est, selon lui, la base et l’origine de la détestation de l’architecture de Speer :
« Hitler aimait l’architecture classique. Or Hitler est un tyran. Donc l’architecture classique est tyrannique » . 39 Par ce syllogisme, il essaie de dénoncer le traitement réservé à l’architecture de Speer. Architecture et politique Nazie ne devrait pas être mises sur un pied d’égalité mais bien étudiées séparément. Sur la base de ces affirmations simple et même simplistes, la thèse de Léon Krier va être de dissocier l’idéologie de la pierre. Les ressorts et les artifices utilisés par Speer (monumentalité et néoclassicisme) sont fréquents pour marquer la puissance dans la pierre comme nous avons pu le
voir précédemment. « Harmonie, stabilité, utilité»40 qui sont la suite du « Venustas, Firmitas, Utiltas » vitruvien, sont la base de toute architecture de pouvoir. Reprocher à Speer de construire des monuments de pouvoir serait reprocher à Louis XIV et Jules Hardouin-Mansart de construire le château de Versailles ou à Lenôtre son jardin.
Sa thèse se résume ici :
« Bien qu’une architecture de qualité ne puisse, en aucun cas, excuser ou justifier une politique coupable, elle transcende toujours l’abus tyrannique »41. Il est vrai que l’on a oublié le massacre des premiers chrétiens dans le Colisée ou que le Louvre était une forteresse avant de devenir un musée. Certains bâtiments, réutilisés, perdent leur première signification. Les sièges d’institutions sont plus que des abris temporaires mais des symboles des pouvoirs qu’elles hébergent et en sont devenues indissolubles. Le temps peut cependant en changer la nature et les faire accepter aux masses. Aussi, le fait que certaines institutions ne disposent pas de sièges reconnaissables et imposant, en diminue leur autorité. L’es institutions internationales en sont un exemple concret. A quoi ressemble l’Union Européenne, dont les sièges institutionnels sont répartis dans quatre villes ? Si le parlement de Strasbourg est identifiable, le siège de la Commission Européenne à Bruxelles n’est qu’un
38/ Hans Hollein, cité par Léon Krier dans Une architecture du Désir 39/ Léon Krier, Une architecture du désir, dans Albert Speer Architecture p19 40/ Idem 41/ Idem
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bâtiment de bureaux quasi anonyme.
même de nombreux maux.
Cependant, la monumentalité classique n’est pas toujours efficace. La Société des Nations n’a jamais réussi à imposer la paix malgré la monumentalité de la colonnade sur son perron, qui ne sera d’ailleurs pas réactualisée lors de la création des Nations Unies et de son implantation à New-York. Le bâtiment de Harrison est cependant d’une monumentalité certaine, due principalement à sa taille.
Un des premiers maux directement imputables à ce projet est le sort réservé aux juifs de Berlin. Ils payent un lourd tribu à ces expériences urbaine. Les déportations de masses à partir de 1941 permettent l’occupation de 5000 « appartements juifs » par les Nazis, qui serviront par la suite à reloger les habitants délogés par les travaux ou pour loger les ouvriers qualifiés.42
Le projet de Germania doit répondre à cette attente de puissance et de monumentalité. C’est un projet ambitieux, d’une portée gigantesque mais pour autant, indissociable de l’idéologie de ses géniteurs et responsables en elle-
En plus des ouvriers allemands, de nombreux forçats et prisonniers furent réquisitionnés pour ces travaux. Comment Albert Speer, qui a toujours nié avoir eu connaissance de la « Solution
Annexe photographique n°49 : Arrivé de Juifs déportés dans le Ghetto Lodz , Pologne actuelle, automne 1941
42/ Dagmar Thorau et Gernot Schaulinski, « Mythos Germania, Vision und Verbrechen », ed. Berliner Unterwelten, Berlin, Hauptstadtbau und Judenverfolgung, p 106
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finale », ne pouvait ’il savoir que les blocs de granits polis provenaient de ces camps de concentration où s’entassaient les corps sans vie des humains jugés indésirables ? Mais là n’est pas le seul méfait de la ville totalitaire. Par-delà les dégâts physiques et matériels, l’organisation spatiale de la ville la transforme en un espace antipolitique. La ville devient mentalement une ennemie politique. Contrairement au forum romain, place de la démocratie et des échanges, le grand dôme et les places ne permettent qu’un seul sens de discussion. La masse devenait l’interlocuteur de son guide. Selon les mots d’Albret Speer lui-même, cité par Miguel Abensour :
dirigeants. Concernant l’échelle des constructions de Germania, le relativisme peut amener à faire des erreurs d’interprétation. Le croquis de Léon Krier replaçant le grand dôme dans différents contextes, censé atténuer sa portée dominatrice et son ombre symbolique, ne vient que renforcer l’idée que cette construction n’était pas adaptée au lieu. Ou alors qu’elle répondait à un but précis, celui de la domination et de l’autoglorification.
Pour Hitler, cité par Léon Krier,
« … On a cherché à produire une mentalité collective qui devait prendre pour norme la mégalomanie. Le remodelage architectural des villes allemandes donnait en même temps que les monuments gigantesques, destinés à signifier avant tout à la person ne isolée son insignifiance, un cadre à la propagande de masse dans les défilés (…) alors que le remodelage était déjà en soi un geste de propagande. La soumission de la volonté individuelle et le renoncement à celle-ci se manifeste dans l’architecture »43 . Le feu convergent des projecteurs sur un seul homme ne laisse aucune possibilité démocratique et aucun débat. Les luttes de pouvoirs se font dans l’ombre, au sein d’un parti, le NSDAP, finalement bien petit pour l’immensité de la mégalomanie de ses principaux Annexe iconographique n°50 : Croquis de Léon Krier recontextualisant le Grand Dôme
43/ A. Speer, L’immortalité du pouvoir, Paris, 1981, p 266-268 cité par Miguel Abensour, De la compacité, p 47
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Annexe photographique n°51 : Façade et entrée du Reichmarschallamt»
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lorsqu’on l’interrogeait sur la taille et les proportions gigantesques de la Grosse Halle et de la Triumphbogen, il répondait :
« Je le fais afin de redonner à chaque allemand son amour propre… Je m’adresse à chacun de vous nous ne sommes pas inférieurs, au contraire nous sommes les égaux de toute autre nation ». 44 La tournure de la phrase sousentend une envie de revanche et pas de domination des autres. C’est pourtant bien ce que les Nazis feront, en établissant un classement des « races » humaines, entre celles considérées comme digne de vie et les autres. Mais quelle est la différence entre la « Grosse Halle » et les grattes ciels de Manhattan ou bien la tour Eiffel ou encore le pont de Firth en Écosse ? A première vue ces constructions ont de nombreux points communs. Ce sont tout d’abord d’immenses progrès techniques, des victoires d’ingénieurs. Atteindre de grandes hauteurs ou des grandes portées est une conquête humaine contre les lois de la physique. Ils en deviennent des symboles de la puissance de l’homme sur la nature. L’accomplissement d’une œuvre technique est tel un record sportif, une performance harassante et libératrice. Par son dépassement le sportif atteint l’absolu, un état de grâce où il est seul face à l’histoire. L’ingénieur peut espérer trouver ce même état de grâce lors de la découverte d’une nouvelle solution
technique. L’effet recherché est le dépassement de soi, la recherche d’un idéal insurmontable. Lorsque Adolf Hitler explique sa vision de la gigantomanie, il dit :
« Dans mon cas, il ne s’agit pas de folie des grandeurs mais de la réflexion la plus froide et objective que c’est le seul moyen de donner à un peuple la conscience de sa valeur ».45 Dans son livre, Joachim Fest fait un reproche à l’encontre du procès en gigantomanie de l’architecture Nazi au titre que d’autres avant eux ont cherché à construire de gigantesques monuments. L’architecture révolutionnaire française en regorge, notamment chez LouisEtienne Boullée. Mais, la différence majeure de son projet était leur but. Chez Boullée, l’objectif était le savoir, ou encore chez Ledoux, était de fonder une société ouvrière apaisée. Peut on distinguer un signe, un indice qui nous permettrait de faire la différence entre tous ces projets, ceux que nous qualifieront de totalitaire et les autres ? La taille ? Les proportions, Le lieu ? Miguel Abensour nous apporte la réponse la plus juste concernant le qualificatif d’architecture totalitaire. Il dit :
« Existe-t-il des signes ou des marques de l’emprise totalitaire ? La monumentalité, le colossale, le surpassement, le gigantesque ? Retenons seulement comme première indication que s’il existe un signe de l’emprise totalitaire, cela a à voir nécessairement avec l’espace. Ce qui
44/ Adolf Hitler, cité par Albert dans ses mémoires, repris par Léon Krier, Une architecture du Désir. 45/ Joachim Fest, Albert Speer le confident de Hitler, ed. Tempus, Paris, 2011, p 99
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permet de formuler une question plus précisément politique : l’espace ainsi constitué a t’il valeur d’espace public d’espace politique ou non ? C’est-à-dire, permet-il à la pluralité des hommes, condition de la politique, de se manifester, de se mettre en scène, d’apparaitre, ou bien cet espace architectural se constitue t’il comme négation de la pluralité et donc comme négation de la politique ».46 La définition de l’espace public donnée par Hanna Arendt vient corroborer les propos de Miguel Abensour. Il s’agit, selon elle, d’une sphère entre égaux, entre citoyens liés par une égalité de principe où chacun peut prêter attention et écoute chacun. Avec ces précisions, on voit bien que ce n’est pas le cas de Germania. Ensuite, la référence au texte de Livio Vacchini concernant Stonehenge vient comme un boomerang, un
argument frappant à la fois par sa justesse et son autorité. Il explique que la valeur symbolique du monument néolithique se trouve principalement en son lieu. Dans son raisonnement, il explique :
« À Stonehenge, les facteurs déterminants sont le choix du lirithe comme système et la volonté de transporter les grandes pierres à partir de lieux éloignés : par contre, le moyen utilisé pour les transporter et les dresser n’a aucune influence sur la qualité de l’œuvre. Alors, pourquoi est’il nécessaire de transporter ces pierrse sur des centaines de kilomètres ? imaginons par l’absurde de construire Stonehenge dans une carrière d’où l’on extrait le granit : l’artifice serait à peine perceptible, il n’y aurait pas de magie, le geste serait circonscrit, l’aspect pratique prédominerait sur la spiritualité. À l’inverse, imaginons de construire Stonehenge en plein Sahara, en transportant les pierres sur des milliers
Annexe photographique n°52 : la stèle noire, image issue du film «2001, A space odyssey» de Stanley Kubrick, 1968
46/ Miguel Abensour, De la compacité : architecture et régimes totalitaires, ed. Sens et Tonka, Paris, 2013 p 27
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de kilomètres, l’artifice atteindrait son apogée, et le monument parviendrait à son plus haut degré d’abstraction et de spiritualité. »47 Tout come Stonehenge, Germania est impressionnant par son lieu. Le choix de construire le Grand Dôme au cœur de Berlin, contrairement, par exemple, au château de Versailles, bâti lui à 30 kilomètre de Paris, diminue sa dimension mystique, les constructions de Speer revêtent alors une signification différente, celle de la domination. Il vient une référence au film de S. Kubrick, « 2001, l’odyssée de l’espace », au moment de la découverte de la stèle noire sur la lune. Sa force mystique vient de sa solitude. Pour la « Grosse Halle », sa masse écrasante ne dégage pas de force mystique, mais une force plus bestiale, de combat permanent et d’oppression. Mais ici le combat ne se joue pas contre la nature, il se joue entre les vivants et les morts. Ces lieux sont créés pour faire vivre la communion des masses et de leur leader. La monumentalité Nazie laisse voir le gigantisme de la masse. La vision d’une masse unie vient créer une unité nouvelle. Miguel Abensour la définit comme « compact »48, résultant d’un besoin de cohésion absolue venant s’agglomérer en un objet massif. Albert Speer reconnu, bien des années plus tard dans ses mémoires :
« Dans nos constructions, nous négligions toutes proportions. Quand je regarde les photos des bâtiments commerciaux, je
suis effrayé par leur aspect monumental qui aurait rendu vain tous les efforts que nous faisions pour donner à cette avenue une animation digne d’une grande ville »49. Mais l’effet crée n’est pas l’animation d’une halle de marché, ni celle de leurs modèles antiques. Au contraire, les mouvements ne sont pas libres. L’espace anti-politique ne permet qu’un seul mouvement, celui de la masse. Pour Elias Canetti, l’analyse de la dynamique des masses nous renseigne sur l’effet produit par ce qui devenu un seul corps compact, seule interlocutrice de l’appareil de l’état.
« Soudain, tout se passe comme à l’intérieur d’un seul corps »50. « Les édifices d’Hitler sont destinés à accueillir et à contenir les masses les plus grandes. C’est par la création de telles masses qu’il est parvenu au pouvoir ; mais il sait avec quelle facilité les grandes masses tendent à se désagréger. Il y a – abstraction faite de la guerre- deux moyens d’agir contre la désagrégation de la masse, l’une est sa croissance, l’autre sa répétition régulière » 51 La masse est donc à la fois le moyen et l’objectif du régime. Par elle, il acquiert sa légitimé et réalise les actions nécessaires pour son maintien. Germania est ce qui doit devenir ce lien permanent entre la masse et son guide. C’est une cathédrale païenne et totalitaire.
Depuis la masse, il faut ensuite
47/ Livio Vacchini, Cappolavori, ed. Du Linteau 48/ Miguel Abensour, De la compacité : architecture et régimes totalitaires, ed. Sens et Tonka, Paris, 2013 p 45 49/ Albert Speer, Au cœur du Troisième Reich, cité par Miguel Abensour, De la Compacité, p 27 50/ Ellias Canetti Masse et puissance, Paris, ed. Gallimard, 1986, p12, cité par Miguel Abensour, De la compacité, p 32 51/ Ellias Canetti Masse et puissance, Paris, ed. Gallimard, 1986, p15, cité par Miguel Abensour, De la compacité, p 33
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Annexe photographique n°53 : Décoration pour le discours de Hitler au Lustgarten, Berlin, 4 avril 1932
Annexe photographique n°54 : Décoration pour le discours de Hitler au Lustgarten, Berlin, 4 avril 1932
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passer à son ornement. Le concept de l’ornement a été construit par Siegfried Kracauer dans l’« Ornement de la Masse ». Communément, un ornement est une partie visible d’un objet destiné à en améliorer son esthétique. Mais son véritable but, c’est surtout de cacher les matériaux structurels, rarement nobles, le compose. C’est un masque. Et ce masque physique devient très vite un masque intellectuel lorsque son utilisation est issue d’un but précis. L’auteur allemand, ami de Walter Benjamin, dénonce dès 1927 « … la production et la consommation de figures ornementales qui détournent les énergies de toutes modifications de l’ordre établi »52. Siegfried Kracauer estimait que l’esprit d’une époque ne se décryptait pas dans les splen-deurs de la haute culture mais dans ses « expressions de surfaces », la culture de masse. Ces mêmes masses qui sont l’interlocuteur unique du régime. Voila ici une définition de l’ornement et son effet sur les masses :
« L’ornement constitue le signe de cette raison insuffisante dont le clinquant masque le vide de sens et qui ne sait que ratiociner sur des contenus anciens et démembrés. Pour lui, la forme que prenait le spectacle populaire de son temps était l’incarnation de cette superposition de séche-resse mathématique et de sauvagerie : l’organisation géométrique des corps dans les revues dansantes à la mode, les alignements de jambes des Tiller Girls exécutant leurs figures à la chaîne comme à l’usine, le jazz réduisant la musique à du rythme pur ou la
gymnastique ryth-mique... »
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Cette même logique peut s’appliquer à l’alignement des façades monumentales, pro-duites à la chaine dans les bureaux du GBI sur la Pariser Platz, face à l’ambassade de France. Le déroulement de monuments s’offrait comme un spectacle de divertissement aux pas-sants. Il en était à la fois le spectacle et l’écrin d’autres manifestations comme des défilés militaires. Cet écrin est celui fait donc pour Hitler. Il lui permet d’affirmer sa domination charisma-tique sur l’Allemagne entière ainsi que sur le monde. Sa forte aura rayonne d’autant plus qu’elle est mise en valeur par les masses qui l’acclament. Mais plus loin que le présent, Ellias Canneti souligne et insiste sur le caractère égyptien de l’architecture SpeeroHiltelrienne. C’est un mouvement et une présence qui se perpétue par-delà la mort de son bâtisseur. À l’inverse d’un Napoléon Bonaparte qui, contemplant les pyramides du site de Gizeh s’exclamait:
« Du haut de ces pyramides, 40 siècles nous regardent » Adolf Hitler déclarait, à la fois sérieux et provocateur :
« Même les pyramides pâliront devant les masses de béton et les colosses de pierre que j’édifie ici… Je construis pour l’éternité car nous sommes la dernière Allemagne »54.
52/ Siegfried Kracauer, L’ornement de la masse, ed. La Découverte, Paris, (1927) 2008, cité par Miguel Abensour, De la compacité, p36 53/ http://abonnes.lemonde.fr/livres/article/2008/10/09/l-ornement-de-la-masse-essais-sur-la-modernite-weimarienne-de-siegfriedkracauer_1104817_3260.html Article par Nicolas Weil, consulté le 13/06/16 54/ Joachim Fest, Albert Speer, le confident de Hitler, ed. Tempus, Paris, 2011, p79
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Après moi, le déluge, d’une certaine façon. En tout cas, Hitler avait prévu de rester après sa mort. Le régime tourne autour de sa personne. C’est la domination charismatique telle que la décrit Max Weber dans « Economie et société ». C’est l’alliance entre deux composantes qui conduit au fascisme : la prolétarisation croissante et l’éducation des masses. Le fascisme tente justement d’organiser ces masses sans pour autant tenter de remettre en cause les rapports de propriété.
« Le fascisme tend à une esthétisation de la vie politique » 55
Dans son texte, Walter Benjamin nous explique que les masses s’expriment pas les moyens de l’époque. Les systèmes de reproduction détruisent toute «aura»56 et servent le culte de la domination charismatique d’un leader, un guide dans le cas présent. Cela entraine aussi l’apologie de la technique et de la guerre, deux faces d’une même pièce, construction et destruction. En compensation de l’abandon de toute révolution et d’un renversement du régime de propriété, leur est proposé l’art pour l’art, à travers laquelle il pourront contempler leur propre destruction. Si, selon Marinetti57 « La guerre est belle car … », elle est surtout un divertissement58.
Annexe photographique n°55 : Décoration à Nuremberg pour le congrès du parti NSDAP 55/ Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique, Ed. Allia, 2014, p 90 56/ Le concept d’ «aura» repose sur la propre définition de Walter Benjamin. C’est un phénomène qui apparait à la fois dans la nature et dans l’art. Elle est définie comme l’apparition d’un lointain Pour Benjamin, l’œuvre d’art est caractérisée par son inaccessibilité, son authenticité et son originalité. L’aura repose sur ces caractéristiques. La perte de l’aura est le thème central de l’œuvre de Benjamin (l’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique) où celle-ci se dégrade par la reproductibilité technique 57/ Écrivain Italien, initiateur du mouvement futuriste, 1876-1944, cité par Walter Benjamin 58/ Que dire aujourd’hui de la ville crée par Disney à Marne la Vallée ? Le divertissement est la raison d’être de cette ville qui affiche fièrement ses pastiches comme des œuvres d’art.
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« Fiat ars – pereat mundus » 59 Germania est un crime de guerre. Différents des baraquements sordides de Ravensbrück ou d’Auschwitz, mais semblable dans la volonté d’anéantissement de la volonté individuelle. C’est une construction d’une brutalité extrême. Cependant, Léon Krier faisait la différence entre ces deux types de bâti. Il dit dans son texte :
« Ses crimes barbares ne furent, après tout, pas perpétrés dans un environnement monumental mais bien dans des baraquements industriels sordides » 60. Encore une fois, Léon Krier essaie de séparer ce qui est inséparable. Issus d’une même logique, ces deux types de bâti sont un tout. Les ordres d’extermination ne venaient pas des « baraquement sordides », mais bien des palais de marbres. Ce sont les deux faces d’une même pièce que nous voyons ici.
Pourtant, Adolf Hilter n’était finalement que très peu présent à Berlin. Il passa it le plus clair de son temps dans le nid d’aigle, dans les alpes bavaroises à la frontière autrichienne. Si Berlin et les constructions de Germania et les autres projets annexes devaient représenter le peuple allemand, elle n’en était pas très confortable et il préféra s’installer avec sa cour en Bavière, à l’Obersalzberg. À l’instar du Dôme des Invalides à Paris, la « Grosse Halle » est un tombeau. Les pyramides étaient l’obsession d’Adolf Hitler, tout comme elles l’étaient pour le premier Empereur français. Bien qu’aucune source ne le mentionne comme tel, ce bâtiment, s’il avait effectivement été construit, et si l’Axe avait remporté la victoire, aurait certainement suivi la trajectoire donnée par son homologue parisien. Tout comme le tombeau de Napoléon Bonaparte est mis en scène au cœur des Invalides, on imagine aisément les processions de fidèles défilant autour du cercueil d’Hitler. Une sorte de Taj-
Annexe iconographique n°56 : L’axe Nord-Sud en vue d’oiseau
59/ « Que l’art soi et que le monde périsse », Marienneti, cité par Walter Benjamin 60/ Léon Krier, Une architecture du désir, dans Albert Speer Architecture
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Mahal allemand, ou bien de Mausolée de Lénine, où la mort n’est qu’une étape supplémentaire à la déification et la glorification.
Annexe photographique n°57 : Le Grand Dôme
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Conclusion
« Quid nerone pejus ? Quid Thermis melius Neronianis ? » 61 Martial
Si nous avons vu que la pierre n’est pas innocente, et qu’elle peut, dans certaines conditions promouvoir l’autoritarisme, la répulsion et le dégout induit par le Nazisme aujourd’hui n’est cependant pas un phénomène intuitivement provoqué par ses pierres. Seul un examen approfondi permet de distinguer les tares et les défauts de cette architecture. Ce ne sont pas des défauts de qualité, ni des défauts techniques, mais des crimes politiques, bien plus compliqué à distinguer. Il existe deux moyens de distinguer une architecture autoritaire. Le premier est le développement de Miguel Abensour concernant l’espace anti politique. La forme même des places, des bâtiments, des lieux qui ne permettent aucune contestation et qui devient écrin des mouvements de masse. Le second est celui de l’ornement, qui vise, contraire, à se faire oublier pour venir s’accrocher comme un masque intellectuel sur l’esprit. L’ornement se développe de plusieurs façons, que ce soit par « l’art pour l’art », dénué de tout vertu politique ou de morale, soit par l’enchainement et la création de rythme, dont la résultante est une forme, un pattern qui favorise les mouvements de masse, source et légitimité des régimes autoritaires. Concernant la qualité et la technique, il est cependant primordial
de noter l’attention au détail et la précision du travail. Les bâtiments et autres constructions de Speer sont d’une finition exemplaire. Quelques édifices et construction du régime Nazi sont encore debout à Berlin. Les lampadaires de l’Avenue du 17 Juin, sont là pour rappeler, comme un pied de nez fallacieux, à la nouvelle Allemagne issue de la réunification que des installations construites dans un but révoltants sont encore en service. Ces lampadaires sont d’une grande qualité et fonctionnent encore parfaitement plus de 70 ans après. Ce ne sont que des lampadaires. Mais d’autres bâtiments posent des questions bien plus grave. Que dire du Ministère des Finances Fédéral ? Ancien siège du Ministère de l’Air de Hermann Göring, il fut ensuite utilisé dès la fin de la guerre comme siège de l’administration soviétique puis ensuite comme siège du Conseil des Ministres de la RDA. Aujourd’hui il accueille Wolfgang Schäuble, l’un des ministres les plus intransigeant de l’UE concernant la question de la dette grecque et le plus prompt à proposer des plans d’austérité. Comme si le bâtiment, construit pour être siège du pouvoir, ne peut accueillir que lui. Et qu’il lui donne une légitimité et une autorité supplémentaire. Il en deviendrait presque charismatique en lui-même.
Le Tempelhof quant à lui, après
61/ « Qui de pire que Néron? Quoi de meilleur que ses bains? » Martial, épigramme 7-34
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avoir été fermé en 2008 car il n’était plus adapté à l’aviation moderne, il a ré-ouvert en 2010 sous forme de parc. Il dépasse Central Park en termes de superficie. Aujourd’hui, ses bâtiments accueillent quelques bureaux de la police de Berlin et une aile de l’ancien aéroport a été libérée pour permettre l’accueil temporaire des réfugiés en provenance du MoyenOrient et d’Afrique. En ce moment, de nombreuses solutions sont en cours de conceptions pour favoriser l’accueil de ces populations en manque de tout. Dans d’autres pays, certains dirigeants ont cherché à la façon d’Adolf Hitler de construire leur capitale. Voici une petite liste non-exhaustive, des capitales réalisées depuis la fin de la seconde guerre mondiale :
- Islamabad (1947) - Brasilia (1960) - Dodoma (1973) - Yamoussoukro (1983) - Abuja (1991) - Putrajaya (1995) - Astana (1997) - Naypidaw (2005) - et bientôt peut être Capital city (projet de nouvelle capitale Égyptienne (2022) ? À la différence de Germania, ces villes sont bâties sur des terrains vierges. Beaucoup d’entre elles ont pour but de proposer une nouvelle organisation territoriale du pays, généralement plus centrale. Mais la façon de prévoir et de construire le pouvoir reprend souvent les mêmes travers que leur cousine germanique, à savoir la mise en scène d’un espace totalitaire.
Annexe photographique n°58 : Peter Ustinov dans le rôle de l’em pereur Néron dans Quo Vadis (USA, 1951)
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Addendum
À la lecture de ce mémoire, les sentiments du lecteur à l’encontre de l’œuvre de Léon Krier ne saurait être pleinement positifs. Son ouvrage « Albert Speer Architecture » est le point de départ de la critique des travaux du directeur du GBI. Si des ouvrages existaient déjà sur la Chancellerie de la Voßstrasse (la documentation sur cet édifice est très étoffée), il un des premier à avoir véritablement étudié l’ensemble des esquisses produites lors des années 30 et avoir compris que ce n’était pas un projet fou et irréaliste issu de la pensée de quelques insensés mais bel bien un projet réaliste et tout à fait faisable. Cependant, la contextualisation des faits devient rapidement tendancieuse, voire dérangeante et
on en viendrait même à croire qu’il essaie d’absoudre Albert Speer au nom de la légitime expression du pouvoir. Certains ont pris ses travaux pour une œuvre de réhabilitation de l’architecte d’Hitler. L’ouvrage sera même boycotté par endroit. D’ailleurs, preuve ultime de ce double jeu, au début de son livre, un avertissement prévient le lecteur que ce n’est pas le but de l’œuvre. Mais le mal est fait. Le reste de la production intellectuelle va uniquement aller à l’encontre de Léon Krier. Là où Léon Krier voyait des pierres et de l’architecture, tout le monde y décelait de la politique. Son ouvrage est devenu l’ouvrage de base pour la réflexion concernant Germania et plus largement sur la ville totalitaire. Dans les travaux de Miguel Abensour, on note
Annexe photographique n°59 : Vue actuelle de la Strsse des 17. Juni, de la Technische Universität Berlin et des Lampadaires créés par Albert Speer
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une volonté tenace de contredire toute la pensée de Krier. Les citations de « Une architecture du désir » sont uniquement présente pour être taillée en pièces. Certaines fois, la sensation de retenue laisse voir en arrière-plan une rage difficilement contenue contre le Nazisme et celui qui en deviendra malgré lui son « protecteur ». Que retenir alors des travaux de Léon Krier ? A-t-il vraiment tout faux lorsqu’il déclare que l’architecture de Speer était « de la bonne architecture » ? A-t-il finalement prouvé son postulat, qu’un criminel pouvait être un grand artiste ? Et si, au final, tout ceux qui ont lu ses écrits se trompaient ? S’il ne parlait pas seulement de l’Allemagne ou bien de l’architecture néoclassique mais, plus largement de l’Europe ? Lors d’une interview récente au quotidien allemand « Die Welt » datant du 7 avril 2016, la discussion se finit par cet échange :
« Pour finir, quel projets aimeriez-vous encore réaliser ? Une nouvelle petite capitale européenne,
sur le Rhin, entre Bâle et Strasbourg. L’ile au milieu du fleuve du côté de Fessenheim serait idéale. Jusqu’à présent, les institutions européennes se trouvent dans de banales boites, ce qui est surement aussi l’une des raisons pour laquelle elles sont à ce point étrangères aux yeux des européens. L’idée de l’Europe reste cependant importante, parce qu’elle empêche que ce continent ne redevienne un champ de bataille. L’Europe doit être réinstaurée, ce qui implique la construction d’une ville européenne comme siège d’une société ouverte» 62. La paix en Europe. Un continent stable et uni. Tel est le rêve actuel de Léon Krier. Rêve finalement partagé, de manière certes très éloignée, aussi bien par un dictateur allemand comme Adolf Hitler qu’un président français comme Charles De Gaulle et un chancelier allemand comme Konrad Adenauer. Ce n’est certainement pas la même idée de l’Europe mais cela reste l’Europe. C’est peut-être là où veut aboutir Léon Krier : la concrétisation dans la pierre d’une Europe unie et forte. Projet que seul les totalitarismes ont pu proposer là où les démocraties ont abandonné . 63
62/ http://www.welt.de/kultur/kunst-und-architektur/article154083485/Albert-Speer-Das-war-gute-Architektur.html consulté le 25/06/16, paru le 07/04/2016 63/ Voir notamment les projets de Roger Taillibert pour la fondation d’une nouvelle capitale européenne.
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Annexe photographique n°60 : vue aérienne uchronique de Berlin dans The man in the High Castle (USA, 2015)
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Bibliographie
Vidéos -Arte Architecture (documentaire) http://www.dailymotion.com/video/ x21gzpz_2e-guerre-mondiale-berlin-germania-la-capitale-revee-d-hitler
- Frédéric Wilner, Paris Berlin, Destin Croisé, ARTE France, Iliade Productions, Les Films de l’Odyssée, France
- The man in the High Castle (fiction) Série télévisée, USA, 2015
Livres
- Karl Arndt, Albert Speer Architektur, ed. Propylaen 1978
- Léon Krier, Albert Speer Architecture, ed. The Monacelli Press, 1981
- Lars Olaf Larsson, Le classicime dans l’architecture au XX ème siècle, dans Albert Speer Architecture
- Leon Krier, Une architecture du désir, dans Albert Speer Architecture
- Karl Arndt, Architektur und Politik, dans Albert Speer Architektur
- Albert Speer, Au cœur du Troisième Reich, ed. Fayard, Paris, 2011
- Joachim Fest , Albert Speer le confident de Hitler, ed. tempus, Paris, 2011
- Jean Louis Cohen, L’architecture au futur depuis 1889, ed. Phaidon, Paris, 2012 - Philippe Sers et Maria Giusti, Art et dictatures au XXème siècle, ed. Place des victoires, Paris, 2014
- Adrian Tinniswod, Vision of Power, ed. Stewart, Tabori and Chang, ed. Stewart, tabori and Chang, New York, 1998
- Barbara Miller-Lane, Architecture and politics in Germany 18-45, ed. Harvard university press, Cambridge, Mass., 1968
- Barbara Kundiger, Fassaden der Macht, ed. Seemann, Leipzig, 2001
- Livio Vacchini, Cappolavori, ed. Du Linteau, Paris, 2006
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- Dagmar Thorau et Gernot Schaulinski, « Mythos Germania, Vision und Verbrechen » ed. Berliner Unterwelten - Gitta Sereny, Albert Speer : Das Ringen mit der Wahrheit und das Deutsche Trauma, ed. Knaur, Munich, 2001
- Larsson, Lars Olaf, 1982, Albert Speer, le plan de Berlin 1937-1943, Bruxelles, Archives d’Architecture Moderne (AAM),
- Siegfried Kracauer, L’ornement de la masse , ed. La Découverte, Paris, 2008
- Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler, ed. L’Âge de l’homme, Lausanne, 1973
- Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Ed. Allia, Paris, 2014
- Miguel Abensour, De la compacité : architecture et régimes totalitaires, le cas Albert Speer, ed. Sens et Tonka, Paris, (1997) 2013
- Hanna Arendt, Qu’est-ce que la politique, Paris, ed. Seuil, 1995
Liens internet et articles périodiques en ligne
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- http://www.welt.de/kultur/kunst-und-architektur/article154083485/Albert- Speer-Das-war-gute-Architektur.html consulté le 25/06/16
- http://abonnes.lemonde.fr/livres/article/2008/10/09/l-ornement-de-la-masse- essais-sur-la-modernite-weimarienne-de-siegfried-kracauer_1104817_3260. html, consulté le 13/06/16
- http://www.theguardian.com/cities/2016/apr/14/story-of-cities-hitler-germa nia-berlin-nazis?CMP=Share_AndroidApp_Emaildi, consulté le 01/06/16
- http://www.stadtentwicklung.berlin.de/umwelt/landschaftsplanung/chronik/ index_fr.shtml consulté le 25/04/2016
- L’Architecture d’aujourd’hui, n° 298, 1995, p. 58, (Bruno Marchand, Théorie de l’architecture III, EPFL)
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