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Faut-il s’adapter

J’ai l’impression sans arrêt d’être en retard, à côté de la plaque par rapport aux attentes de mes proches, de la société. D’être un dinosaure très lent, aveugle et sourd, hermétique au “progrès”. Et d’autres fois, au contraire, il me semble vivre dans une société archaïque où madame n’a pas son mot à dire puisque sa vocation, c’est de faire des enfants, s’en occuper et faire le ménage. Est-ce moi la fautive ? La société ? Le karma ?

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e 24 novembre 1859, Darwin publie De l’Origine des espèces par la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie. Même si le bonhomme est un vieux barbu seulement connu d’un groupuscule de spécialistes, l’ouvrage fait un carton. a nature, que l’on croyait immuable, ne l’est pas, mais chaque être interagit avec son environnement tout en en étant tributaire. L’homme bien sûr, n’y échappe pas, quand bien même il se trouve au bout de la chaîne alimentaire : le plastique de la mer se retrouve dans son poisson pané, les nitrates répandus dans les champs puis lessivés par la pluie acidifient les océans, tuent une partie de la faune et de la flore aquatique (donc plus de poisson pané du tout), etc. etc., vous connaissez la chanson. es plus pessimistes (ou lucides ?) prédisent que ces transformations environnementales se produiront jusqu’à ce que l’humain ne puisse plus s’adapter à l’environnement qu’il s’est pourtant forgé.

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Mais si ce principe de l’adaptation s’applique bien en biologie, s’applique-t-il dans d’autres champs ? Oui ! nous diraient sans l’ombre d’un doute certains intellectuels du XIXe siècle : regardez le darwinisme social !... Certains tentent d’appliquer le principe de “sélection naturelle” aux sociétés humaines - et ce, encore au XXIe siècle. Cette interprétation abusive des écrits de Darwin a donné des dérives comme le racisme et l’eugénisme, tous deux pratiqués par les nazis par exemple. D’une part, il s’agit de hiérarchiser des groupes d’individus classés en “races” selon différents degrés “d’évolution” en s’appuyant sur des critères pseudo-scientifiques, notamment anthropométriques et phrénologiques. D’autre part, on sélectionne les gens aptes à faire de beaux bébés musclés, blonds, aux yeux bleus… Pourtant, la théorie de départ est simple : il s’agit d’appliquer le concept de “struggle for life” de Darwin aux communautés humaines, rien de bien méchant, simple réflexion logique :

Il faut savoir que le darwinisme social, aux Etats-Unis, a servi de fondement à l’ultra-libéralisme, une vision de l’économie mise en avant par les libertariens. En gros, il faut que l’Etat se retire le plus possible pour laisser agir les processus naturels de compétition sociale entre les individus. On est toujours dans l’idée que seuls les plus forts survivront, les plus forts étant ici les plus riches.

“Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille ne peut pas le nourrir, n’a pas le moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture, et il est réellement de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert mis pour lui. La nature lui commande de s’en aller, et elle ne tarde pas à mettre elle-même cet ordre à exécution.” (Essai sur la population, M althus). On voit bien en tout cas que le concept d’adaptation n’est pas étranger à la sphère politique. Pas étonnant pour ceux qui se souviennent de nombreux slogans des présidentielles précédentes… Mais il faut savoir qu’on le retrouve dans de nombreux domaines en politique, notamment en économie. Alors c’est partie pour une petite histoire… du libéralisme (youpi).

Face à ces gugusses-là, on a Lippman, un progressiste plutôt à gauche, qui pense que les ultra-libéralistes sont en train de mener les États-Unis à une immense crise sociale. D’après lui, au contraire, il faudrait le retour d’un État très fort et interventionniste, peut-être même autoritaire, afin de “sauver” le capitalisme et le libéralisme de l’effondrement auxquels, déjà au XIXe siècle, ils étaient promis, à cause de l’inadaptabilité de ces modes de pensées économiques aux sociétés humaines.

Si vous voulez, on a l’idée que puisque les gens, leurs cultures et leurs façons de penser sont inadaptés au libéralisme économique, alors il faut réadapter… les gens ! (c’est un peu cynique, hein ?) C’est-à-dire que l’on éduque les personnes pour les rendre plus performantes (en meilleure santé, plus dociles…) afin qu’elles fassent de bon engrenages bien huilés pour que la machine libérale fonctionne correctement.

Breeef… je vois qu’aucune des deux théories ne vous semble pleinement satisfaisante…

Peut-être parce que toutes deux appliquent au terme d’adaptation une mauvaise définition : d’après eux, une adaptation entre deux éléments donne lieu à une transformation unilatérale d’un seul élément. C’est comme si on avait une pièce en pâte à modeler qui devrait prendre la forme parfaite pour faire fonctionner une machine. Seulement, l’adaptation, ce n’est pas censé être un élément qui impose ses conditions à un autre, mais plutôt une sorte de compromis entre les deux, chacun ayant ses conditions. C’est pour cela que tout à l’heure, on a parlé d’intéractions entre un être et un milieu. Et bien c’est peut-être ce petit décalage, ce petit glissement de sens, qui est à l’origine de notre sentiment d’inadaptabilité, de fossé entre nous et le monde. En outre, il convient de différencier l’adaptation biologique, où le changement intervient par des causes extérieures à l’individu, sur lesquelles il n’a pas de prise (exemple : l’extinction des dinosaures) de l’adaptation en politique, où les changements sont occasionnés par des décisions voulues et raisonnées.

Donc l’adaptation est en quelque sorte le moteur de la politique, qui doit sans cesse s’adapter à un contexte nouveau et donc produire des lois et prendre des mesures en fonction des circonstances. On retrouve ici par exemple le besoin de normes écologiques fortes, qui n’étaient pas vraiment nécessaires au XIIIe siècle par exemple, mais qui le sont aujourd’hui car le contexte démographique, technologique, économique et écologique a évolué.

Le changement, c’est plutôt positif en politique, alors ?

Oui, on a sans cesse besoin d’imagination et d’innovations pour faire face à un contexte dont les paramètres évoluent. C’est pour cela qu’en démocratie, l’ensemble du peuple doit être force de proposition et “se limer la cervelle à celle d’autrui” selon l’expression de Montaigne. Mais il faut quand même se méfier des injonctions politiques notamment dans un contexte néo-libéral, où l’impératif de l’adaptation en politique est parfois scandé pour éviter le changement et assurer la pérennité d’un système économique inadapté. Telle est du moins la thèse défendue par la philosophe Barbara Stiegler dans son livre « Il faut s’adapter » : sur un nouvel impératif politique (2019).

Si l’on veut conclure, toute adaptation doit être bilatérale. En termes d’écologie par exemple, l’humain doit s’adapter aux exigences d’un milieu en même temps qu’il contraint son milieu pour assouvir ses propres besoins. Si l’adaptation est unilatérale, il s’agit en réalité d’évolution contrainte, qui peut même être coercitive, discriminante, totalitaire, voire génocidaire (donc ne pas confondre les deux, attention les enfants !). Sur ce, bon courage pour juger quelles sont les meilleures adaptations possibles pour notre beau pays dans quelques semaines (mais aussi au quotidien) !

Blandine

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