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Hélène & Romain Rias
Enfants de Lune Héritages - Tome I
Ludopathes Éditeurs
Collection dirigée par Yann Bruzzo
Copyright © Janvier 2013 Ludopathes Éditeurs Couverture par Simon Labrousse © 2013 Ludopathes Éditeurs ISBN : 978-2-35112-027-9 Ludopathes Éditeurs Rue Madame – 31160 Aspet E-mail : contact@ludopathes.com Site Internet : http://www.ludopathes.com
Dramatis personæ Âge d’Or Les enfants des dieux anciens Acamal Aendo Aestyr Aros Icapeus Sefyrin
Empereur Blanc. Élu du dieu ancien Daar Élu du dieu ancien Sar Élu du dieu ancien Itar Élu du dieu ancien Baar Élu du dieu ancien Llar Élue du dieu ancien Nar
Autres Ajah
Maîtresse de l’Empereur Blanc
Les dieux anciens Daar Sar Itar Baar Llar Nar
Dieu de la Lumière Dieu de l’Innocence Dieu de la Beauté Dieu de la Loyauté Dieu de la Perfection Dieu de la Mémoire
Zaar
Dieu de la Mort
Élu Acamal Élu Aendo Élu Aestyr Élu Aros Élu Icapeus Élue Sefyrin
Âge de la Tour Bellura Novice de la Guilde du Savoir de Nar Orpheline d’Arkas Cylna Éphyr Mentaliste spirite Melekyr Démon Mage humain Morgas Tris Ysanna
Maîtresse de la Guilde du Savoir de Nar Initiée de la Guilde du Savoir de Nar
À Claire, pour nous avoir incités à nous lancer dans ce beau projet À Éric, notre relecteur le plus zélé
Enfants de Lune
Chapitre 1 Cycle 1846 de l’ âge de la Tour. Saison de l’ Air. La ville d’ Arkas était splendide. Appuyé contre le bastingage du navire qui s’ engageait dans l’ embouchure du fleuve Oundam, Morgas examinait les hautes murailles blanches de la cité-État, resplendissantes sous la lumière de la lune1. Rien ne semblait avoir changé en son absence. Construite sur une colline, la ville laissait entrevoir au-delà de ses fortifications les toits de tuiles claires de ses maisons et les colonnades de ses temples. Le vent, violent en cette saison, agitait les drapeaux blancs frappés d’ un livre d’ or, symbole du dieu Nar adopté comme emblème par la cité. Une foule dense circulait sur le port ; pêcheurs, dockers, voyageurs et marchands ambulants se croisant et s’ ignorant alors que chacun vaquait à ses occupations. Morgas fut l’ un des premiers passagers du navire à quitter le bord, pressé de mettre enfin pied à terre après des semaines de mer. Désireux également de se perdre au plus vite dans la foule pour ne pas attirer l’ attention. L’ équipage du navire était composé d’ hommes à la peau sombre originaires du Sextant du Feu. Les échanges commerciaux entre la cité d’ Arkas et le lointain empire de Khourmal n’ étaient pas rares, mais la présence d’ un homme blanc à son bord ne manquerait pas d’ attirer des regards curieux. Et la dernière chose que souhaitait Morgas était bien d’ être identifié dès son arrivée. Le port se trouvait en dehors des murailles mais Morgas n’ eut aucun mal à se noyer dans la foule pour franchir les portes de la ville sans rendre de comptes à la milice locale. Il prit ensuite le temps de flâner un peu dans les rues animées pour reprendre ses marques et simplement profiter du plaisir de retrouver des odeurs et des sons familiers. Il aimait Arkas. Bien qu’ il n’ y ait vécu en tout et pour tout que quelques cycles, cette cité était le seul endroit où il se sentait véritablement chez lui. Patronnée par Nar, le dieu ancien de la Mémoire, la ville était un grand centre de savoir et de pouvoir. Penseurs et philosophes confrontaient leur science et leurs idées sous l’ œil bienveillant de leurs mécènes, profitant sans compter de 1
La lune est le seul astre présent dans le ciel du monde de la Tour. Les fluctuations de sa luminosité forment une alternance entre le jour et la nuit. (Plus de précisions dans l’ appendice sur le passage du temps.)
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Héritages I leurs largesses et de leur ouverture d’ esprit. Beaucoup trouvaient un refuge dans la cité, fuyant les persécutions dont ils étaient victimes dans leur royaume d’ origine. Morgas aurait aimé que cette tolérance s’ étende jusqu’ à lui. Mais il s’ opposait, par sa simple existence, à la plus influente institution d’ Arkas, la Guilde du Savoir de Nar. La Guilde élevait et formait les Filles de Nar, seules personnes autorisées à manipuler la magie dans cette portion du monde. Elles apportaient leur savoir et leur aide aux populations, aux nobles, aux rois, tout en se défendant de rechercher un quelconque pouvoir. Elles étaient au service de l’ humanité, une mission noble que Morgas regardait avec un certain cynisme. Malgré tous les beaux discours, la Guilde de Nar était très puissante. Les services rendus apportaient richesse et influence. Il fallait être fou pour se dresser contre une telle institution. Les rois ne s’ y risquaient pas. Les gens du commun considéraient la Guilde avec révérence et un rien de crainte. Morgas n’ était ni un roi, ni un profane émerveillé par les prouesses réalisées par les mages de la Guilde. Il se considérait comme l’ égal des Filles de Nar. Il était bien décidé à affronter une fois encore les sorcières de Nar et leur terrible maîtresse. La chaleur était accablante malgré l’ heure matinale. Morgas connaissait bien l’ itinéraire pour parvenir à la Guilde du Savoir et en moins d’ une heure, il se trouva devant les bâtiments fortifiés qui constituaient le véritable cœur de la ville. Il se permit un sourire amusé lorsque son regard tomba sur les signes cabalistiques qui couvraient les hauts murs de la Guilde. Ils servaient plus à impressionner les profanes qu’ à protéger les bâtiments. Morgas frappa à la porte de bois en ignorant les regards choqués ou réprobateurs des passants ; un homme n’ avait rien à faire dans l’ enceinte de la Guilde de Nar, tout un chacun savait cela. Un petit huis s’ ouvrit à hauteur de son visage et la Novice qui gardait l’ entrée regarda à peine Morgas avant de dire d’ une voix pincée : — Les hommes ne sont pas admis à la Guilde. L’ huis se referma avec un claquement sec. Sans se démonter, Morgas frappa à nouveau et, lorsque la petite fenêtre se rouvrit, il ne laissa pas le temps à l’ apprentie d’ ouvrir la bouche. — Je suis Morgas, annonça-t-il calmement. Elle lui adressa un regard meurtrier. Il savait combien elle devait le trouver arrogant. Il n’ en avait cure. Il n’ était pas un mendiant. Il avait une requête mais n’ arrivait pas en suppliant. Pas cette fois. — Vous pouvez entrer, dit-elle à contrecœur. Une porte s’ ouvrit dans le grand battant de bois et il pénétra dans la cour. La Novice s’ empressa de fermer la porte derrière lui, jetant un coup d’ œil dans la rue comme si elle voulait s’ assurer que personne de l’ extérieur n’ avait vu un homme entrer dans sa précieuse guilde. Sans un mot, elle fit ensuite signe à Morgas de la suivre. Il obtempéra, notant que rien n’ avait changé en ces lieux. La grande cour centrale et les différents bâtiments, quartiers des Novices à sa droite, d’ où 8
Enfants de Lune des jeunes filles le regardaient de loin avec l’ air de s’ amuser de sa présence, salles d’ étude et chapelle de Nar dans le long bâtiment de gauche. En face de lui, là où la Novice le conduisait, le cœur de la Guilde, la bibliothèque et les laboratoires des mages accomplies. Au-delà, dans les tours les plus hautes, les Ombres avaient leurs quartiers. Peu de gens, même à l’ intérieur de ces lieux, pouvaient se targuer de les avoir jamais vues. Morgas n’ avait pu entrer qu’ une ou deux fois dans la Guilde mais il connaissait par cœur sa disposition. Il lui était impossible d’ oublier les leçons de son enfance, toutes les fois où sa mère lui avait fait répéter inlassablement l’ ordre des pièces et leur agencement. Il fut facile dans ces conditions de fausser compagnie à la Novice qui l’ emmenait chez Tris, la maîtresse de la Guilde, pour se glisser discrètement dans la bibliothèque. À son grand plaisir, il y découvrit cette vieille sorcière de Saldène, qui donnait un cours sur le modelage de l’ Essence magique. Elle était au milieu d’ une phrase lorsqu’ elle s’ aperçut soudain de sa présence. — Que fais-tu donc ici, Morgas ? demanda-t-elle avec froideur, sans montrer le moindre étonnement devant sa présence. Ses élèves se retournèrent et le fixèrent, interloquées. Il leur adressa un large sourire un peu insolent. Depuis le premier instant, des cycles plus tôt, où ils avaient été en présence l’ un de l’ autre, Saldène l’ avait détesté. Il le lui rendait bien. — Sors d’ ici, reprit Saldène, le visage pincé dans une mimique de dédain. Il se fendit d’ une révérence outrancière et sortit, un sourire impudent aux lèvres. La Novice qui lui servait de guide l’ avait retrouvé et elle lui lança un regard sévère avant de reprendre son chemin, demeurant à sa hauteur pour être sûre qu’ il ne lui échapperait plus. Elle affecta un silence désapprobateur et glacial pendant tout le reste du trajet avant de frapper finalement à la porte du bureau de la maîtresse de la Guilde et de s’ effacer pour le laisser entrer. — Entre, Morgas, dit Tris sans même relever la tête pour le gratifier d’ un regard. Elle était assise derrière un large bureau en bois sur lequel reposait une pile de parchemins. Il l’ examina un moment ; ses cheveux pâles, argentés, étaient sévèrement tirés en arrière en un chignon serré, mais il n’ y avait aucun autre signe de vieillesse sur son visage lisse et froid comme la glace. Elle n’ avait pas changé. Il referma la porte derrière lui et s’ installa dans le fauteuil qui faisait face au bureau. Il n’ était pas intimidé. Pas vraiment. Il aurait aimé être parfaitement serein pour cette rencontre mais ne pouvait se départir d’ une légère nervosité. Il s’ estimait dans son bon droit mais savait par expérience que la discussion serait désagréable. Il s’ était préparé à la confrontation. Il n’ était plus un jeune homme naïf au point de croire qu’ il obtiendrait gain de cause simplement parce que ses capacités ne pouvaient être contestées. Tris leva enfin les yeux sur lui. Ils étaient froids et durs comme la glace. — Tu disposes d’ une protection très efficace, dit-elle sans préambule. Elle ne vient pas de toi. Quelqu’ un te protège. Qui est-ce ? 9
Héritages I Morgas masqua sa surprise en maintenant une expression impassible sur son visage. Il savait que Tris était très forte, mais il ne l’ aurait pas crue capable de détecter son protecteur invisible. Il fut ennuyé et un peu embarrassé de devoir se justifier dès son arrivée. La chose qui l’ accompagnait le rendait lui-même souvent nerveux et perplexe. Elle serait, de part sa nature même, très mal considérée au sein de la Guilde. Elle était à la fois un atout précieux et un énorme risque. — Un allié, répondit-il avec aplomb. — Où est-il ? — À portée de voix, répondit-il tranquillement. — Dis-lui de venir. Morgas secoua la tête. Il ne voulait pas s’ aliéner Tris dès le début de leur discussion. Et la présence physique de son protecteur ne pourrait avoir d’ autre effet. — Pas maintenant, objecta-t-il. Oublie-le. Nous devons avoir une conversation sérieuse et posée. — Une conversation sérieuse ? Avec toi, Morgas ? se moqua-t-elle. Qu’ as-tu donc de si important à me dire qui n’ ait encore jamais été dit entre nous ? — Je suis un mage, Tris, un Initié. Tu ne peux pas le nier. Mes capacités sont indéniables, je te les ai déjà démontrées plus d’ une fois. Elle haussa un sourcil, l’ air presque amusée dans ce masque de froideur. — Et j’ ai déjà entendu ça une bonne centaine de fois, rétorqua-t-elle. Qu’ est-ce qui a changé depuis notre dernière… entrevue ? — Mes capacités. Mon… pouvoir de persuasion. — Ah ? Je n’ ai rien remarqué de particulier, dit-elle avec un sourire sans chaleur. Tu me sembles toujours fidèle à toi-même. Arrogant et bien trop sûr de toi. Un mendiant qui se comporte comme un roi. Tu reviens quémander une fois encore et je ne vois pas pourquoi ma réponse devrait être différente de toutes les précédentes. — C’ est injuste, Tris, protesta-t-il avec ce qu’ il espérait être un ton raisonnable. Il était toujours aussi naïf, réalisa-t-il avec mécontentement. Il avait cru qu’ il pourrait parler avec elle avant de dévoiler toutes ses cartes, qu’ il pourrait au moins l’ amener à envisager les choses de son point de vue. C’ était stupide, bien sûr. Elle le trouvait arrogant, mais elle n’ avait rien à lui envier sur ce point. — Tu me refuses le rang d’ Initié et l’ accès à la Guilde uniquement parce que je suis un homme. Et c’ est injuste. Elle se carra dans son siège et poussa un soupir endurant. — Pourquoi est-ce injuste ? demanda-t-elle. Cela me paraît au contraire être une très bonne raison. C’ est simple et clair. — Mes capacités magiques sont les mêmes que les tiennes, dit-il, tendant machinalement la main pour lui montrer les fils d’ Essence qu’ il pouvait aisément attirer à lui. Nous puisons tous deux à la même source. Je sais tracer des glyphes.
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Enfants de Lune Combien d’ entre vous, Filles de Nar, peuvent en dire autant ? J’ ai reçu le même enseignement que vous toutes… — Je ne te suivrai pas sur ce terrain, coupa-t-elle. La source de ton savoir est plus que discutable. — Elle était maîtresse de la Guilde, lui rappela-t-il avec un pincement au cœur familier. — Elle a fui, rétorqua Tris. Elle a tourné le dos à la Guilde et à Nar. Et tu crois que te réclamer d’ elle t’ attirera ma bienveillance ? Il ravala la remarque cinglante qui lui venait à l’ esprit. Il devait se concentrer sur son objectif et non pas se laisser enferrer dans des discussions stériles. — Je suis un mage, reprit-il posément, revenant au sujet premier de la conversation. Pourquoi le fait d’ être un mâle devrait-il me disqualifier d’ office ? Il ne pouvait s’ empêcher d’ argumenter. Même s’ il savait que c’ était une cause perdue. — Parce que les règles sont ainsi, dit-elle fermement. Les traditions établies par Nar sont ainsi. Ce que tu réclames est hors de ta portée. — Ce que je réclame n’ est rien d’ autre que mon dû, rétorqua-t-il avec plus de flamme qu’ il ne l’ aurait voulu — Ton dû ? releva-t-elle froidement. Quel dû ? Je n’ ai aucune obligation à ton égard. — Alors pourquoi me reçois-tu ? — Parce que je voudrais que tu finisses enfin par comprendre ce que j’ essaie de t’ expliquer depuis des cycles, dit Tris avec un soupir. Que ferais-tu dans le cas très improbable où je t’ accorderais le rang d’ Initié ? Tu accepterais une affectation dans un petit village pour aider les paysans du coin ? J’ en doute. Tu te fiches des autres. La Guilde forme des mages qui apportent leur aide et leur savoir à la population de nos royaumes. Le titre d’ Initiée et de Fille de Nar ne doit pas servir à satisfaire l’ orgueil de celle qui le porte. C’ est un statut prestigieux, certes, mais il va de pair avec de grandes responsabilités. Sans parler de l’ allégeance à notre dieu Nar, qui n’ est pas une formalité. Morgas poussa à son tour un soupir ; il avait entendu cela tant de fois. — Comme d’ habitude, dit-il, tu déformes la réalité. Oui, tes précieuses Filles de Nar sont envoyées dans les villes et les villages pour satisfaire les besoins – ou devrais-je dire les caprices ? – de la population. Mais pas toutes. Les meilleures restent ici, à la guilde, pour mener leurs travaux de recherche, et rien d’ autre. Tes meilleurs éléments demeurent la propriété de la Guilde. — Nous avons besoin de la recherche, répondit tranquillement Tris. Les meilleures d’ entre nous sont forcément les plus qualifiées pour mener ces travaux dangereux. — La recherche est précisément ce qui m’ intéresse, tu le sais bien, et…
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Héritages I — Alors que fais-tu là à m’ importuner ? coupa-t-elle. Retourne d’ où tu viens, mène tes travaux absurdes au loin et laisse-moi la chance de pouvoir t’ oublier ! — Je veux que tu reconnaisses que la magie est accessible aux hommes. Ce qui était une demi-vérité. Même s’ il pouvait éprouver une certaine sympathie pour ses confrères à qui l’ on refusait jusqu’ au droit de croire qu’ ils étaient capables de se servir de la magie, Morgas se préoccupait avant tout de son propre avenir. Une chose qu’ il estimait bien naturelle, après tout. — Cela, il n’ en est pas question, dit-elle en détachant distinctement ses mots. Tu es une exception, Morgas. Et tu n’ es pas aussi puissant que tu te flattes de l’ être. — Tu serais surprise. J’ ai énormément progressé ces derniers cycles. — Le contraire serait malheureux. Mais que tu sois fort ou non ne change rien à l’ affaire. Chaque jour, des dizaines de femmes et d’ enfants se présentent à la Guilde pour être testées. La plupart repartent déçues car comme tu le sais, le don n’ est pas courant, même chez les femmes. Malgré cela, la Guilde fonctionne toujours à effectifs pleins. Supposons, même si je n’ en ferai rien, que je te reconnaisse officiellement le statut d’ Initié. La moitié des hommes des royaumes voisins se précipiterait à nos portes pour être testée… alors qu’ il est prouvé que les hommes n’ ont pas le don ! — Foutaises ! Ce ne sont là que préjugés. Ne suis-je donc pas un homme ? — C’ est une question intéressante. — Tris, c’ est ridicule, s’ emporta-t-il. Les hommes ne développent pas le don parce que vous ne les laissez pas faire, c’ est tout. Certains l’ ont, mais il reste à l’ état embryonnaire parce que personne ne daigne les former. À Khourmal… — Khourmal ! releva-t-elle. Vas-tu oser faire la promotion des mages élémentalistes devant moi ? Nous n’ avons rien à voir avec ces gens-là et tu le sais parfaitement. Comment peux-tu comparer notre art et la magie altérée au sein même de la Guilde de Nar ? — Je ne pratique pas la magie élémentaire, dit-il, omettant de préciser qu’ il avait expérimenté, ces derniers cycles, quelques rudiments de magie du feu. Les glyphes utilisent l’ Essence primordiale, veux-tu que j’ en trace un ici pour te le rappeler ? — Épargne-moi tes démonstrations de foire, répondit-elle. Je me fiche de ce que tu es capable de faire ou non. Les choses sont ainsi. C’ est la tradition, voulue par Nar et instaurée par la Guilde en son nom. Tu voudrais que je te donne le statut de… de Fils de Nar, alors même que tu veux jeter à bas tous ses enseignements ? Tu n’ es pas un mage, Morgas, ni un fidèle de Nar. Tu es un charlatan, un amuseur public comme tous les hommes qui se piquent d’ avoir le don. — Cette mauvaise foi est renversante, siffla-t-il en faisant de son mieux pour conserver son calme. Comment peux-tu me traiter de charlatan ? J’ ai déjà prouvé plus d’ une fois ce dont je suis capable. 12
Enfants de Lune Elle poussa un profond soupir. — Admettons que tu sois un mage. Tu es une exception très particulière de par ton ascendance, et tu le sais. Il n’ est pas question que tu obtiennes un titre que tu n’ as aucun droit de porter. — Mais ce n’ est qu’ une question de tradition stupide, argumenta Morgas. — La tradition n’ est jamais stupide, contra-t-elle sèchement. Les hommes sont ambitieux. Ils veulent le pouvoir. Ils font la guerre. Ils se déchirent. Regarde notre guilde. Nous vénérons la connaissance et nous la mettons au service des autres. Nous ne cherchons pas le pouvoir. C’ est très bien comme ça. — Ne sièges-tu pas à l’ aréopage d’ Arkas ? demanda-t-il. Toi qui ne veux pas du pouvoir ? — La Guilde est simplement représentée au conseil… — Mais bien sûr, railla-t-il. Tu diriges cette ville à ton corps défendant ! Tes arguments sont spécieux, Tris, et tu le sais. Ce ne sont que des balivernes destinées à me priver d’ un rang qui me revient. Je suis un mage, c’ est la simple réalité. Que faut-il que je fasse pour que tu le reconnaisses ? Me transformer en femme ? — C’ est une idée, répondit Tris d’ un ton glacial. — C’ est absurde ! se désola-t-il en levant les mains au ciel. Elle ne répondit pas. Pendant quelques instants, elle demeura silencieuse, à l’ observer. Son visage arborait une expression légèrement agacée mais ses yeux le scrutaient avec une grande intensité, comme si elle cherchait à lire dans son esprit comme pouvaient le faire les mentalistes de la lointaine Istula. Ils étaient dans une impasse. Morgas avait su dès le départ qu’ ils aboutiraient à ce résultat mais il n’ avait pu se retenir de tenter de la convaincre. Il n’ était pas vraiment déçu. Juste… las et un peu en colère contre lui-même d’ avoir voulu croire que cette fois, il saurait trouver les mots pour la convaincre qu’ il méritait mieux que son mépris. Le silence étrange s’ étira, un peu inconfortable, jusqu’ à ce qu’ un bâillement vienne l’ interrompre. Un bâillement qui n’ était ni le fait de Tris, ni celui de Morgas. La maîtresse de la Guilde lui adressa un regard méfiant. — Qu’ est-ce que c’ était ? demanda-t-elle froidement. Morgas connaissait la réponse. Il ne la connaissait que trop. Il avait espéré ne pas devoir en arriver là mais elle ne lui laissait pas le choix. Il était sans doute temps de faire intervenir l’ atout caché qu’ il avait gardé jusque-là dans sa manche. En espérant que ce dernier ne lui jouerait pas un tour à sa manière. — Mon protecteur, répondit-il, en affichant une assurance qu’ il ne ressentait pas le moins du monde. Il était loin de contrôler la chose qui l’ accompagnait mais il ne devait pas laisser Tris le soupçonner une seule seconde. — Où est-il ? questionna-t-elle d’ une voix tendue. — Oh, ici et là, fit Morgas avec une désinvolture qu’ il espéra à peu près naturelle. 13
Héritages I — C’ est impossible. Cette pièce est saturée de protections magiques. — Même dans ton sanctuaire, je suis persuadé que tu ne peux rien contre lui, dit Morgas avec une sombre satisfaction devant sa déconfiture. — Qu’ il se montre ! ordonna sèchement Tris. Le démon apparut sans un mot, juste derrière Morgas. Ce dernier sentit sa présence par la simple chaleur que dégageait son corps. Tris inspira brusquement, les yeux soudain emplis d’ une crainte inédite. Une réaction très naturelle, qui ramena Morgas au moment de sa première confrontation avec cette créature. Comment ne pas être impressionné par cette chose inhumaine, sortie d’ un monde extérieur au Plan Central ? Le démon était effrayant. Imposant, la peau noire comme le charbon, deux cornes massives prenant naissance sur son front et s’ enroulant de part et d’ autre de son visage aux traits curieusement humains. Une crinière sombre tombait dans son dos, hirsute, entre deux grandes ailes membraneuses qu’ il gardait à demi repliées. Son corps était protégé par une sorte de seconde peau qui moulait sa musculature impressionnante et simulait une fine membrane de lave solidifiée veinée de magma incandescent. Le démon fixait la Fille de Nar d’ un unique œil rouge sang. Son œil gauche était laiteux, l’ arcade sourcilière marquée par une ancienne cicatrice. Il souriait de toutes ses dents, exhibant des canines impressionnantes. — Comment oses-tu ? souffla Tris avec horreur et stupéfaction. Un démon ici… Cette chose immonde issue de l’ Altération, tu l’ amènes au cœur de la Guilde du Savoir ? Ton comportement est inacceptable, Morgas, je devrais te jeter dehors juste pour avoir introduit cette chose impie parmi nous ! — Seulement, tu ne le peux pas, rétorqua Morgas, surmontant son propre malaise pour tirer le meilleur profit de la situation. Je suis navré, crois-moi, de devoir en arriver là pour retenir ton attention. Mais comme tu le vois, je suis prêt à tout pour te prouver à quel point je suis déterminé à obtenir justice. — Par ce genre de moyen ? gronda-t-elle. Tu voudrais être un fils de Nar alors que tu manipules une magie dévoyée et honteuse ? Morgas dut retenir une grimace. Il ne se servait pas de ce genre de magie. Il n’ avait pas invoqué ce monstre. Pas sciemment, en tout cas. Mais avouer cela devant Tris ne pourrait que le desservir. Il contrôlait le démon de son mieux et ce dernier était sans doute sa seule chance d’ obtenir quoi que ce soit de la Guilde. — Une petite exception, juste pour me faire entendre, assura-t-il. Je n’ ai aucun goût pour ce genre de magie. Ma spécialité est ailleurs et tu le sais bien. Elle le foudroya du regard, réussissant le tour de force de détacher ses yeux de la présence écrasante du démon. — Un démon de cette puissance est incontrôlable, reprit-elle froidement. — Il m’ obéit parfaitement, mentit Morgas avant de se tourner vers le démon. Sois gentil et dit bonjour à la dame.
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Enfants de Lune — Bonjour, madame, fit le monstre d’ une voix niaise tout en esquissant une révérence. Morgas fut agréablement surpris que le démon soit aussi coopératif. Il avait plus ou moins craint une réponse rien moins qu’ amène ou une fin de non recevoir. Il n’ avait jusqu’ alors pas eu trop de mal à communiquer avec la bête, mais il s’ était cependant abstenu de l’ exhiber en société. Tris poussa un soupir contenu, une pâleur inhabituelle sur son visage. — Je suis furieuse contre toi, Morgas, dit-elle d’ une voix cinglante. Tu n’ ignores pas le danger que tu fais courir à toute la Guilde. Tu mériterais que… — Que quoi ? À présent, tu es forcée de me considérer sérieusement. Tu es celle qui me pousse à de telles extrémités. Maintenant, j’ attends une réponse. — C’ est du chantage ! protesta-t-elle. — Oui. Très exactement. Finalement, la présence du démon s’ avérait payante. La créature avait bien assuré à Morgas qu’ elle jouerait le jeu, mais le doute n’ avait cessé de le tarauder et l’ avait poussé à tenter sa chance par une négociation qu’ il savait pourtant perdue d’ avance. À présent, Tris était forcée de l’ écouter. Il n’ était pas fier de la méthode mais plutôt satisfait du résultat. — Tu n’ es pas un mage, Morgas, dit-elle avec encore un bel aplomb. Tu n’ as pas passé d’ Épreuve. — Très bien ! répondit-il hâtivement face à cette soudaine ouverture. J’ accepte de passer une Épreuve, comme toutes les Novices le font pour devenir Initiées. Mais attention… Si je la passe avec succès, tu reconnaîtras officiellement mon rang de Fils de Nar, sans discuter. Tris lui lança un regard exaspéré. Elle contempla un long moment le démon en silence, les sourcils froncés comme si quelque chose la troublait à son sujet. Elle semblait tourner et retourner dans sa tête la demande de Morgas. Il était ébahi, même dans ce contexte, qu’ elle daigne y réfléchir. Il semblait que le démon, qui s’ était lié à lui dans des circonstances troubles, pouvait en fin de compte lui être utile. — Très bien, acquiesça-t-elle sèchement avant de se lever et de marcher nerveusement jusqu’ à la fenêtre. Morgas ne put réprimer un sourire incrédule. Il ne pouvait pas croire ce qu’ il venait d’ entendre. Elle pliait. Enfin. Au fil des cycles, il s’ était présenté tant de fois devant elle pour tenter de faire valoir ses droits. Jusqu’ à présent, il réalisait qu’ il n’ avait jamais vraiment cru à la réussite possible de son entreprise, même avec l’ aide du démon. Lorsque Tris se retourna vers lui, le démon avait à nouveau disparu, sa mission accomplie. Morgas percevait pourtant toujours sa présence invisible, quelque part non loin de lui. — Tu vas attendre deux heures, dit-elle froidement. Nous allons fixer la nature de ton Épreuve. 15
Héritages I Il acquiesça d’ un signe de tête, sachant qu’ il ne pouvait faire autrement. Peu lui importait d’ attendre deux ou dix heures. Il savait bien que Tris et ses conseillères allaient se creuser la cervelle pour lui trouver l’ Épreuve la plus tordue possible. Mais cela n’ avait pas d’ importance. Il avait obtenu ce qu’ il voulait. Pour la première fois, il avait la pleine attention de la Guilde de Nar. Et il se sentait de taille à surmonter tous les obstacles qu’ elle pourrait semer en travers de sa route. Il sortit du bureau de la maîtresse de la Guilde, un sourire toujours incrédule sur les lèvres. Après avoir semé sans difficulté sa gardienne, une jeune Initiée du nom d’ Ysanna, Morgas se dirigea sans encombre vers la bibliothèque de la Guilde. Il fut assez surpris de la trouver totalement vide mais cela lui permit de déambuler librement entre les innombrables rayonnages, à la recherche de quelques perles rares. Sa bibliothèque personnelle était malheureusement limitée. Contrairement à l’ enseignement reçu par la plupart des mages, sa formation n’ avait rien d’ académique. Ses connaissances lui avaient été en grande partie transmises oralement et il avait progressé seul, par l’ expérimentation. C’ était d’ ailleurs l’ une de ses expérimentations qui lui avait valu la présence du démon à ses côtés. Morgas n’ avait rien d’ un conjurateur. Il n’ avait jamais étudié cet art et sa connaissance des démons était très réduite lorsqu’ il avait, par erreur, invoqué ce monstre. Il savait qu’ il avait eu de la chance de pouvoir le contrôler. Si tant est qu’ il le contrôlait vraiment. La bête, d’ une puissance monstrueuse, faisait preuve de bonne volonté jusqu’ à présent. Morgas priait pour que cet état de grâce dure le temps qu’ il déniche le moyen de la révoquer sans dommage. Peut-être trouverait-il dans cette bibliothèque quelques traités de démonologie ? Certains ouvrages étaient uniques et précieusement conservés à la Guilde. Après un examen superficiel des étagères, il fit une moue pensive ; les ouvrages les plus précieux devaient se trouver ailleurs. Les Novices n’ étaient sans doute pas autorisées à les consulter au vu du danger potentiel qu’ ils représentaient. Il s’ empara finalement avec un sourire sardonique d’ un tome intitulé « Des dangers de l’ invocation démoniaque » et le feuilleta sur place. Ce n’ est qu’ en entendant du bruit qu’ il releva la tête. Une bousculade et des rires annonçaient l’ arrivée d’ une quinzaine de Novices, apparemment au début de leur apprentissage car la plus âgée ne devait pas avoir plus de quinze cycles. Elles prirent rapidement conscience de la présence de Morgas et le fixèrent un moment sans réagir, surprises et peut-être un peu choquées. Puis l’ une des plus âgées se mit à glousser et les autres se joignirent à elle en jetant à Morgas des regards à la dérobée. — Bonjour, mesdemoiselles, dit-il courtoisement. — Vous êtes Morgas ? questionna celle qui avait ri en premier. — Pour vous servir, fit-il en s’ inclinant. 16
Enfants de Lune C’ était assez évident. Il était le seul homme susceptible d’ avoir l’ autorisation d’ entrer dans la Guilde et la nouvelle de son arrivée avait dû se répandre comme une traînée de poudre entre ses murs. — Vous n’ avez pas cours ? demanda-t-il. — Toutes les leçons ont été annulées. Les maîtresses sont en réunion avec l’ Adepte Tris. Adepte ? Morgas dut se faire violence pour rester impassible. Tris était passée Adepte, le plus haut rang hiérarchique de la Guilde accessible aux humaines. Et il n’ en avait rien su, isolé au bout du monde. La fille se moquait-elle de lui ? La questionner rendrait sa propre ignorance évidente. Il décida donc de régler cette question plus tard et plus discrètement. — J’ ai bien peur d’ être la cause de cette réunion, dit-il. — Oh, ce n’ est pas grave, assura la Novice. Nous sommes même heureuses d’ échapper pour une fois au cours de… Un coup de coude dans les côtes la dissuada de terminer sa phrase. Elle regarda autour d’ elle d’ un air inquiet, redoutant sans doute un quelconque système de surveillance magique. — Oui, fit Morgas, je peux concevoir que la vie ici ne soit pas toujours des plus agréables. Ces vieilles biques vous en font voir de toutes les couleurs, j’ imagine. — Nous sommes bien traitées ! s’ indigna une petite brune d’ une douzaine de cycles. — Je n’ en doute pas, fit Morgas d’ un ton apaisant. Son regard fut brusquement attiré par un mouvement sur la table qui se trouvait à sa droite. Un démon miniature, de quelques centimètres de haut, se promenait sur la table. Les ailes, les cornes et le reste ne laissaient pas grand doute sur son identité. Les capacités de changement de taille du démon étaient absolument stupéfiantes. D’ un geste nonchalant, Morgas, s’ appuya sur la table et le couvrit de sa main. Il aurait été malvenu que les Novices découvrent qu’ un démon sévissait en toute liberté à l’ intérieur de la guilde. Il se retint de grimacer en sentant une violente piqûre dans sa paume. — Morgas ! gronda soudain une voix furieuse. Les Novices se retournèrent craintivement vers la porte où se tenait Ysanna, la jeune Initiée chargée de le surveiller. Elle avait le visage rouge et congestionné. De fureur ou de honte d’ avoir été écartée aussi facilement ? Sans doute les deux. — Tu ne peux te promener dans la guilde à ta guise, le sermonna-t-elle. La maîtresse de la Guilde sera informée de ton insubordination. Morgas haussa les épaules. Comme si Tris ne le connaissait pas assez pour savoir qu’ il ne suivrait pas sa gardienne. Il releva avec précaution sa main pour découvrir que le démon avait disparu, non sans avoir percé sa peau assez profondément pour le faire saigner.
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Héritages I Ysanna chassa les Novices avec autorité et considéra Morgas, les mains posées sur les hanches. — Bien, fit-elle avec un soupir, si c’ est ici que tu veux attendre, je n’ y vois pas d’ inconvénient, à condition que tu te tiennes tranquille. Pour toute réponse, Morgas contourna la table, tira un banc et s’ installa devant son livre, essuyant le sang qui perlait dans sa paume. La jeune femme le regarda faire, puis alla s’ asseoir à l’ autre bout de la salle, le plus loin possible de lui mais de manière à le garder à l’ œil. Elle entreprit de feuilleter le livre qu’ elle avait pris en passant sur une étagère. Autant prendre son mal en patience. Morgas se mit sagement à déchiffrer l’ écriture biscornue qui couvrait les pages de son ouvrage, jusqu’ à ce qu’ un rire sarcastique lui fasse lever la tête. Le démon voletait à hauteur de ses yeux, toujours de taille lilliputienne. Il atterrit en planant sur la table, se dissimulant au regard de la sorcière derrière l’ épais volume. — À quoi tu joues ? chuchota Morgas d’ un ton hargneux. — Tu n’ as aucun sens de l’ humour, rétorqua le démon. — Tu m’ as piqué ! Le sorcier désigna sa main. — Mordu, rectifia le démon. — Quoi ? — Je t’ ai mordu, répéta le monstre miniature en montrant ses crocs. Tu as essayé de m’ aplatir. — Je ne voulais pas que les Novices te voient. Tu ne peux pas faire n’ importe quoi ici. Nous sommes à la Guilde de Nar, pas dans une taverne du port. Morgas releva la tête pour constater que son cerbère le fixait, un air de patience lasse sur le visage. Il lui jeta un regard hautain avant de retourner à son démon… qui s’ était volatilisé. Il soupira et reprit sa difficile lecture. Quatre Filles de Nar, en plus de Tris, attendaient Morgas dans le bureau de la maîtresse de la Guilde. Elles avaient le rang d’ Érudites, le plus élevé dans la Guilde en dehors de celui d’ Adepte. Il les connaissait toutes. D’ abord Saldène, de taille moyenne, ses longs cheveux châtains relevés en un austère chignon. Des cinq sorcières, elle était la seule enseignante et, malgré sa puissance certaine, Morgas ne pouvait que plaindre intérieurement ses élèves. Saldène était un véritable repoussoir à Novices, dédaigneuse et horripilante. Ensuite, Élira et Sémira, les jumelles, presque identiques, cheveux et yeux noirs comme la nuit, le visage charmant. D’ apparence frêle mais forgées dans l’ acier le plus dur. Elles menaient leurs recherches en tandem mais Morgas en ignorait le sujet exact. Enfin, Ulca, la doyenne de la Guilde, une très vieille femme aux cheveux blancs. Malgré son âge, son visage recelait une beauté indéniable. Elle était une 18
Enfants de Lune prêtresse de Nar en plus d’ être une Érudite et elle disposait visiblement de la faveur de son dieu. Ses yeux bleus brillaient d’ intelligence et de vivacité dans un visage sage et doux. Morgas fut un peu déçu qu’ aucune Ombre ne soit présente. Cela aurait donné une toute autre importance à cette convocation. Les Ombres étaient des mages bien plus puissants que les humains et, même s’ ils apparaissaient peu sur le continent, ils étaient les véritables maîtres de la Guilde. Tris, aussi puissante soitelle et malgré son titre de maîtresse de la Guilde, devait tout de même, de temps en temps, rendre des comptes aux émissaires de la tour des Arcanes. Morgas retrouvait là au grand complet le groupe qui s’ était toujours opposé à lui. Ces cinq femmes semblaient éternelles. Il avait l’ impression qu’ elles avaient existé de tout temps pour contrecarrer chacun de ses actes, s’ opposer à chacune de ses décisions. Et pourtant, lorsqu’ il entra dans la pièce et les découvrit toutes les cinq, il ne put s’ empêcher de sourire sincèrement. C’ était un peu comme se retrouver en famille ; il pourrait toujours compter sur elles. Elles étaient, d’ une certaine manière, ses meilleures ennemies. Le sourire du mage mourut rapidement. Il salua les Érudites avec aplomb tout en examinant leurs réactions. Il fut surpris et vaguement inquiet de les trouver, du moins en apparence, sereines et composées. Leur assurance signifiait sans doute qu’ elles lui avaient dégoté une Épreuve impossible à réaliser. Morgas refusa de se laisser gagner par l’ inquiétude. Il était loin de leur avoir dévoilé l’ étendue de ses capacités et de ses ressources. Il attendit donc patiemment qu’ elles en viennent au fait, le visage neutre. — Bien, dit enfin Tris. Morgas, tu as demandé à passer une Épreuve pour être reconnu par la Guilde. Tu as droit à cette faveur. Les quatre Érudites vinrent se placer de part et d’ autre de Tris et Morgas supposa qu’ il avait droit à la cérémonie rituelle. Il demeura debout devant elles, droit et calme, attendant la suite. — L’ Épreuve est unique. Tu devras réussir ou échouer à jamais. Ce qui n’ était pas la procédure habituelle. Les femmes avaient droit à deux ou trois essais, selon les circonstances. Mais il n’ allait pas s’ en formaliser. Il ne comptait pas échouer. À aucun prix. — Tu ne pourras discuter les termes de l’ Épreuve. Tu devras remplir entièrement la mission que nous te fixerons. As-tu quelque chose à dire ? — Non. — Avant que nous te révélions la nature de ton Épreuve, je voudrais que tu fasses venir ton démon. — Pourquoi cela ? demanda Morgas, méfiant. Tout ce qui avait affaire au démon en présence de Tris et des autres Filles de Nar l’ ennuyait. Jusque là, le monstre s’ était montré docile, mais il ne pouvait garantir qu’ il le contrôlerait dans toutes les situations. Et la dernière chose qu’ il
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Héritages I souhaitait était bien d’ avouer à ces cinq femmes que le démon agissait dans leur guilde en dehors de tout contrôle. — Je veux qu’ il connaisse ton Épreuve et je ne veux pas qu’ il se promène dans ma guilde. — Bien. Après une rapide prière à Nar, il claqua des doigts. Et le démon apparut à ses côtés, servilement. Les Érudites qui ne le connaissaient encore pas inspirèrent brusquement, les traits tendus. Morgas dut reconnaître leur sang-froid ; en quelques instants, elles retrouvèrent leur impassibilité, non sans lui avoir lancé des regards assassins. Morgas inclina courtoisement la tête dans leur direction pour leur indiquer qu’ il était prêt. Le sourire carnassier qui découvrit alors les dents de l’ Adepte évoqua celui d’ un prédateur à l’ affût. Et Morgas n’ apprécia guère, pour tout dire, d’ être la proie guettée. — Après réunion de ce Conseil, ton Épreuve a été fixée, Morgas, fils de Zephra. Nous te chargeons de nous ramener le Sceptre des Anciens. Malgré tous ses efforts, Morgas ne put qu’ en rester bouche bée pendant quelques instants. Les Filles de Nar ricanèrent devant son air interloqué. Il reprit progressivement contenance et au fur et à mesure que sa stupéfaction s’ effaçait, il sentit la colère monter en lui. — Vous n’ êtes pas sérieuses, dit-il enfin. Le Sceptre des Anciens est une légende… Il n’ existe pas ! — Qu’ en sais-tu ? rétorqua Élira avec un sourire doucereux. Personne n’ a encore prouvé que le roi mythique de l’ âge d’ Or a bel et bien existé, mais personne n’ a jamais non plus apporté la preuve du contraire. — C’ est absurde, protesta Morgas. — C’ est ton Épreuve et elle est adaptée à la situation, dit catégoriquement Tris. Réussis-la ou échoue à jamais. — Ce n’ est pas une Épreuve, c’ est une bouffonnerie ! Qui serait capable de trouver un objet de légende ? Je doute même que toi, Adepte Tris, tu en sois capable ! Elle recula d’ un pas, comme s’ il l’ avait frappée. — Comment… souffla-t-elle, comment sais-tu cela ? Personne à l’ extérieur de la Guilde ne connaît mon rang. — Il se trouve que je dispose de bons moyens de renseignement, dit-il d’ un ton suffisant, omettant de préciser qu’ il tenait la nouvelle d’ une Novice étourdie. — Eh bien sers-t’ en, fit Tris d’ ’ un ton sec, car nous ne changerons rien à ton Épreuve. — Le Sceptre, dit-il dans un soupir. D’ accord. Vous voulez être sûres de l’ existence du Sceptre. — Mais non, Morgas. Nous voulons l’ objet. 20
Enfants de Lune Ils se toisèrent un long moment, sans qu’ aucun des deux ne parvienne à faire fléchir l’ autre. — C’ est une mission difficile, intervint Ulca de sa voix aiguë, mais tu dois faire tes preuves, Morgas, plus que toutes les femmes qui passent l’ Épreuve. Et tu n’ es pas sans aides puissantes. Elle désigna le démon, qui donnait l’ impression de s’ ennuyer ferme. — Nous sommes bien entendu prêtes à quelques compromis, concéda soudain Tris, comme si tout ceci n’ avait pas été calmement décidé et planifié dans les heures précédentes. Tu auras le droit de bénéficier d’ aides extérieures. Tu vas devoir voyager et tu rencontreras sans doute un grand nombre de personnes. Tu es libre de leur parler, de les questionner, et même de les adjoindre à ta quête si tu le souhaites. De toute façon, je doute que tu te passes de ton démon. Il pourra certainement t’ aider, lui aussi. Le démon gratifia l’ assemblée d’ un sourire plein de crocs. — De plus, une personne de la Guilde t’ accompagnera. — C’ est de mieux en mieux, grogna Morgas. — Tu n’ as pas le choix et tu le sais, alors cesse donc de faire ta mauvaise tête. La jeune femme en question est une Novice qui est très proche de passer l’ Épreuve. Elle t’ accompagnera et elle aura pour consigne de t’ apporter toute l’ aide dont tu pourrais avoir besoin. — Mais bien sûr, ironisa Morgas, elle va surtout m’ espionner et me mettre des bâtons dans les roues. — Tu te méprends, Morgas. Bien sûr, elle sera nos yeux tout au long de tes recherches, mais elle ne devra en aucun cas te nuire. Je ne crois pas que cette Épreuve nécessite que nous la rendions encore plus ardue. — Vous avez intérêt à ce que cette fille soit autonome, parce que je ne vais pas perdre mon temps à m’ en occuper, c’ est bien clair ? — Tu n’ auras pas à t’ occuper d’ elle. Le sourire de Tris semblait tellement satisfait que Morgas réprima un grognement. Il ne s’ était pas attendu à devoir supporter la présence quotidienne d’ une espionne de la Guilde. Mais il ne pouvait pas se défiler. L’ enjeu était trop important. Quant à la tâche qu’ on lui confiait… finalement, le premier choc passé, il lui trouvait de l’ intérêt. Certes, c’ était très sournois de la part des Filles de Nar de lui confier une Épreuve à la réussite aussi improbable, mais il aimait les défis, et celui posé par le Sceptre n’ était pas pour lui déplaire. — Ai-je une limite de temps ? s’ enquit-il d’ un air arrogant. Autant leur donner l’ impression dès le départ qu’ il allait mener cette quête à son terme sans que cela lui pose aucun problème. — Tu as deux cycles à partir d’ aujourd’ hui. Un temps exceptionnellement long pour une Épreuve, mais la tâche était somme toute très délicate. Deux cycles lui laissaient une marge de manœuvre. Il s’ en contenterait. 21
Héritages I — Très bien, dit-il. — Tu acceptes ton Épreuve ? demanda Tris d’ un ton solennel. — Moi, Morgas, fils de Zephra, j’ accepte cette Épreuve. — Qu’ il en soit ainsi.
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Chapitre 2 Cycle 1846 de l’ âge de la Tour. Saison de l’ Air. Morgas entendit la porte de la guilde claquer derrière lui et il s’ éloigna sans un regard en arrière. Le soir tombait et il était pressé de rejoindre la chambre qu’ il avait prise à l’ auberge le temps de son séjour à Arkas. Il ne pouvait en aucun cas disposer de quartiers dans la guilde. Qu’ il ait le droit de poser un pied à l’ intérieur était déjà un exploit en soi. Il était satisfait et un peu étonné que les Filles de Nar lui permettent d’ accéder à leur bibliothèque le temps qu’ il écume tous les ouvrages en leur possession qui traitaient du Sceptre des Anciens. Cela aurait été la moindre des choses pour toute Novice, mais il n’ aurait pas parié cher sur ses chances d’ obtenir le même avantage. Enfin, peut-être devait-il cela à la présence du démon. Celui-ci pouvait se promener impunément où bon lui semblait et il était assez évident que, privé de source d’ information, Morgas aurait tout simplement demandé au démon de lui fournir ce dont il avait besoin. Depuis trois jours, il étudiait dans la bibliothèque de la Guilde mais on ne lui avait pas encore présenté la Novice qui allait l’ accompagner durant toute son épreuve. C’ était un peu étrange, mais il ne s’ en formalisait pas. Après tout, moins il la voyait pour l’ instant, mieux il se portait. Il n’ avait pas tellement avancé depuis qu’ il étudiait les légendes relatées dans les ouvrages. Il rafraîchissait tout au plus ses connaissances sur l’ Ancien Peuple. Les textes sérieux qui faisaient mention de leur civilisation n’ étaient pas légion. Ils évoquaient un roi tout-puissant qui aurait régné sur le continent, bien avant le passage de la Vague élémentaire. Le monde était bien différent à cette époque et tellement peu de choses avaient survécu à l’ ère Élémentaire que les seules informations disponibles n’ étaient que des contes vraisemblablement fantaisistes. Le règne de ce roi mythique correspondait à un âge d’ or sans guerre, sans famine, sans catastrophe d’ aucune sorte. Chaque royaume actuel avait tendance à s’ approprier le roi légendaire, en particulier le royaume d’ Ostar, plus à l’ est, qui prétendait que sa lignée royale descendait directement du mythique roi des Anciens en personne. Pour Morgas, tout cela relevait de la fable. Il y avait sans doute un royaume puissant sur le continent avant la Vague élémentaire, mais les prétentions ostariennes étaient ridicules.
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Héritages I Il existait une vraie tradition de quête du Sceptre en Ostar, mais, depuis des siècles que des illuminés s’ engageaient dans cette recherche, aucun d’ eux n’ avait jamais rapporté quoi que ce soit de concluant. L’ un des quêteurs était célèbre, un certain Alaric le Pieux, qui aurait approché plus que quiconque du Sceptre. Mais sa quête remontait à plusieurs siècles et il avait finalement disparu sans laisser aucune trace de ses recherches. Les informations sur cet Alaric étaient faciles à trouver. L’ homme était un noble ostarien, le cadet d’ une famille influente, qui avait entrepris de retrouver le Sceptre pour restaurer la grandeur de l’ empire d’ Ostar. Il avait vécu au seizième siècle de l’ âge de la Tour, quelques trois cents cycles auparavant. À cette époque, la grandeur de l’ empire d’ Ostar n’ était déjà plus qu’ un souvenir et le pays était bien avancé dans sa longue décadence. Les familles nobles se déchiraient pour assurer leur domination sur les restes de l’ empire. Nul doute que la famille détenant le Sceptre mythique aurait pris l’ ascendant sur toutes les autres. Mais il semblait que la quête d’ Alaric le Pieux se fût soldée par un échec. Les récits prétendaient qu’ il avait mené de grands voyages sur toute la surface du continent, récoltant des informations précieuses qui l’ avaient amené jusqu’ au Sceptre. Certaines histoires prétendaient qu’ il vivait encore, devenu le gardien de cet objet mythique. D’ autres qu’ il avait péri juste avant de réussir, trahi par les familles nobles concurrentes à la sienne. Ce qui était certain aux yeux de Morgas était que personne ne savait ce qu’ il était devenu. Les conteurs populaires s’ étaient emparés de son histoire, ajoutant au fil des décennies d’ innombrables péripéties à sa quête et il était à présent bien difficile de démêler le vrai du faux. Tout ceci n’ avançait guère Morgas dans ses propres recherches. Morgas cheminait dans les rues d’ Arkas, perdu dans ses pensées, lorsque l’ impression désagréable d’ être suivi le saisit. Il examina discrètement son entourage, les passants indifférents à sa présence, les ruelles tortueuses qui se rattachaient à la rue qu’ il empruntait. Son regard fut soudain attiré par une enfant postée nonchalamment au coin d’ une rue. Il l’ avait déjà remarquée dans le quartier, les jours précédents. Elle était particulière. Quatorze cycles, peut-être quinze, maigre et vêtue d’ une jupe et d’ une vieille tunique toutes élimées. Les pieds nus dans la poussière, elle vivait visiblement dans la rue. Elle n’ avait pourtant pas l’ air misérable. Ses yeux noirs étaient vifs et perçants, et rien de ce qui se passait dans la rue ne semblait lui échapper. Elle prenait bien soin de ne pas regarder Morgas alors qu’ il l’ examinait mais il était certain qu’ elle n’ ignorait rien de son regard sur elle. Elle lui faisait penser à des gravures antiques, aux visages des anciens basreliefs vendus dans certaines boutiques de la ville. La peau couleur or sombre, les yeux en amande et les pommettes saillantes malgré son jeune âge. Et surtout ses cheveux, d’ une couleur étrange dans la lumière du soir. Roux ? Non, pas vraiment. Plus sombres. Dans le recoin où elle se trouvait, il avait du mal à la distinguer. 24
Enfants de Lune Elle ressemblait à l’ Ancien Peuple, maintenant disparu. Il ne restait presque plus rien de leur héritage, tout au plus quelques ruines ça et là. Le seul endroit connu qui perdurait était le marécage d’ Ilma la Noire. Quelques fous osaient parfois s’ y rendre dans l’ espoir d’ y trouver des trésors. La plupart du temps, ils ne revenaient pas. Autrement, ils réapparaissaient avec quelques statuettes et des histoires à dormir debout. En général, ils ne s’ y risquaient pas une deuxième fois. Morgas la dépassa tranquillement en évitant de la dévisager. Il aurait bien aimé connaître un peu mieux les origines de cette fille. Il avait beaucoup voyagé et pourtant il n’ avait jamais vu personne de semblable. Dommage qu’ il n’ ait pas le temps d’ approfondir cette énigme. Le Sceptre était bien plus important. Il poursuivit son chemin sans se préoccuper davantage d’ elle et il était à nouveau perdu dans ses pensées sur le Sceptre lorsqu’ il perçut une présence dans son dos. Il faisait à présent presque complètement nuit et il se trouvait dans une petite ruelle sombre, un raccourci qu’ il avait découvert pour se rendre plus rapidement à son auberge. Faisant comme si de rien n’ était, il conserva son allure habituelle, attendant le moindre signe de poursuite ou d’ agression. Au plus infime frottement sur ses vêtements, il se retourna, vif comme un serpent, et attrapa la main qui tentait de fouiller dans ses poches. — Aïe ! protesta la gamine qu’ il avait remarquée quelques instants plus tôt. — Tiens-toi tranquille, petite voleuse, dit-il en resserrant sa prise. Elle se débattit comme une furie et se mit à hurler à pleins poumons : — Au secours, on m’ attaque, aidez-moi ! — Silence, gronda Morgas en la secouant un peu pour la faire taire. — Au secours, au viol ! Avec une torsion impressionnante de son bras, elle lui fit lâcher prise et commença à détaler dans la ruelle. Un instant plus tôt, le chemin était vide de tout passant. Soudain, il y eut la silhouette impressionnante du démon en travers de la route de la fillette. Elle poussa un hurlement de terreur avant de le heurter de plein fouet, incapable de stopper sa course pour l’ éviter. Projetée en arrière, elle atterrit sur les fesses, aux pieds du démon. — Ne me touche pas ! hurla-t-elle en direction du démon. Puis elle rampa jusqu’ à Morgas, gardant la bête en vue. — C’ est quoi ce… truc immonde ? hoqueta-t-elle en direction du mage. Elle tremblait de tous ses membres et l’ attaque verbale était à l’ évidence sa dernière défense. Malgré lui, Morgas eut envie de sourire devant l’ air parfaitement indigné du démon, qui prit une inspiration, comme pour répondre, puis disparut sans un mot, laissant planer derrière lui la simple menace de sa présence invisible. Se pouvait-il que la créature soit vexée ? Ou peut-être même désarçonnée par la violence de l’ attaque inattendue ? Morgas profita de la stupéfaction de la gamine pour l’ attraper à nouveau. Lui prenant le bras, il la releva sans douceur et la fit pivoter vers lui. 25
Héritages I
pas ?
— On ne fait pas mes poches impunément, dit-il d’ un ton sévère. — Ah non ? siffla-t-elle en retour avec un aplomb incroyable. Et pourquoi
Il réprima un sourire, amusé malgré lui. Amusé et intrigué. Maintenant qu’ il la voyait de plus près, il était encore plus frappé par son physique inhabituel. Malgré la pénombre, il était à présent à même de voir correctement ses traits et la couleur de ses cheveux. La tignasse emmêlée qui pendait sur les épaules de la gamine était indéniablement rouge. Un rouge sombre, profond, comme il n’ en avait jamais vu. L’ éclat de ses sourcils, du même ton, excluait toute teinture ou autre artifice. — Tu es étrange, petite, dit-il. — Étrange vous-même, dit-elle en recommençant à se débattre. Vous avez vu avec quoi vous vous baladez ? C’ est quoi ce monstre ? Son regard glissa sur un point à côté de Morgas et il comprit que le démon avait fait sa réapparition. Et, curieusement, la gamine ne semblait plus tellement effrayée. Plutôt calculatrice et méfiante. — C’ est un démon, répondit Morgas. Et il ne faut pas le contrarier. Elle le fixa un moment sans rien dire, et il eut presque l’ impression d’ entendre les rouages qui tournaient dans son cerveau. — Vous êtes Morgas le mage, hein ? fit-elle finalement. Il haussa les épaules. Il n’ était pas si surprenant qu’ elle soit capable de le deviner. Après tout, elle avait dû le surveiller un peu et voir qu’ il entrait dans la Guilde du Savoir. Il avait en outre vécu à Arkas quelques cycles auparavant et avait acquis une certaine notoriété dans la ville. — Et toi, qui es-tu ? demanda-t-il. — Personne, répondit-elle instantanément. Ce qui n’ était pas surprenant. Il avait vécu suffisamment à Arkas pour savoir que la milice était sévère avec les mendiants et les voleurs. Elle devait avoir peur qu’ il la traîne jusqu’ au premier poste de garde où elle serait selon toute vraisemblance très facilement identifiée – et enfermée pour un jour ou deux. — Eh bien, dis-moi, Personne, d’ où sors-tu donc ? questionna-t-il. Je n’ ai jamais vu quiconque qui te ressemble. Ce disant, il lui souleva le menton pour mieux voir son visage. D’ un geste vif, elle écarta la main de Morgas et recula d’ un pas. — C’ est ce que m’ a dit le dernier maquereau que j’ ai croisé, dit-elle d’ un ton effronté. Tu veux me faire travailler aussi ? Il la lâcha et poussa un soupir. Visiblement, il ne tirerait pas grand-chose d’ elle. — C’ est bien connu, railla-t-il, Morgas le mage est un grand proxénète… Elle le fixa d’ un air méfiant, ses yeux en amande plissés par la réflexion. Elle n’ avait pas encore sa physionomie adulte mais ses traits étaient déjà très étranges.
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Enfants de Lune Assez ingrats, en fait. S’ il n’ avait pas su que l’ Ancien Peuple avait totalement disparu depuis des siècles, il aurait juré qu’ elle en faisait partie. — Allez, file ! dit-il finalement. Et que je ne te reprenne plus la main dans mes poches. Elle demeura un moment immobile, comme si elle ne réalisait pas bien ce qu’ il venait de dire. Puis son regard se porta sur le démon. — Il attend que j’ aie le dos tourné pour se jeter sur moi et me dévorer, hein ? fit-elle avec un coup de menton dans la direction du démon. Une fois de plus, elle était plus effrontée que réellement effrayée. — Je te dévorerais toute crue et de face si j’ en avais envie, répondit immédiatement le démon. — C’ est vrai ? demanda-t-elle à Morgas d’ un ton curieux. Le sorcier haussa les épaules. — Sans doute, fit-il sans se mouiller. Allez, disparais, maintenant, je n’ ai pas que ça à faire. Sans un mot, elle commença à reculer, surveillant tour à tour Morgas et le démon. Ce n’ est qu’ arrivée à l’ extrémité de la ruelle qu’ elle fit volte face et détala sans demander son reste. Le choix n’ était pas simple. Les légendes étaient nombreuses, souvent contradictoires, forcément déformées par le temps et leurs conteurs. Que prendre pour argent comptant ? Qui croire ? Par où débuter ? Il fallait pourtant prendre une décision. Certaines choses étaient exclues pour commencer, comme aller voir du côté du désert d’ Ared ou au-delà. Certaines légendes signalaient que le roi de l’ âge d’ Or avait un temps séjourné dans ces régions, mais elles étaient bien trop floues pour être d’ un quelconque intérêt. Le choix le plus logique était d’ aller directement en Ostar, puisque le royaume prétendait avoir été fondé par des descendants du roi du Peuple Ancien. Mais les quêteurs du Sceptre avaient de tout temps entamé leurs recherches en Ostar, pour un résultat plus que maigre. Personne n’ avait encore trouvé le Sceptre, malgré tous les érudits qui avaient écumé la grande bibliothèque d’ Istula à la recherche de l’ indice le plus ténu pouvant les amener à la relique. Morgas n’ était pas sûr de pouvoir faire mieux. Il n’ était pas sûr qu’ il reste quoi que ce soit à trouver en Ostar. Et il n’ aimait pas ce royaume, continuellement en guerre, déchiré par les querelles de ses grands seigneurs. Il détestait par-dessus tout Istula, la capitale du royaume décadent. Où aller, dans ce cas ? Là où les autres n’ avaient pas eu l’ idée – ou le courage – de s’ aventurer. Vers le sud-est. Vers Ilma la Noire et ses secrets. Mais pour y trouver quoi ? De vieilles fresques à moitié en ruine ? Tout avait été détruit des millénaires auparavant. Les chances de découvrir quoi que ce soit là-bas étaient maigres. En supposant que des rouleaux aient survécu aux pillards, comment auraient-ils pu se conserver dans le grand marécage d’ Ilma ? 27
Héritages I Et pourtant… Et pourtant il y avait les rumeurs, les récits mystérieux d’ une ancienne sagesse, toujours intacte, toujours préservée et gardée par… on ne savait quoi au juste. D’ autres légendes ? D’ autres fables ? En tout cas, peu avaient eu le courage ou l’ envie de se risquer dans les marécages. Morgas lui-même n’ était pas très enthousiaste à l’ idée de s’ y rendre. Mais il savait qu’ il ne trouverait pas le Sceptre en suivant les traces de tous ses prédécesseurs. Et si, au lieu de se concentrer sur le roi de l’ âge d’ Or, il allait chercher des renseignements chez ses prétendus ennemis, ceux qui, selon certaines légendes, l’ avaient affronté ? Certains textes prétendaient qu’ une ancienne cité nommée Sheam avait comploté contre lui mais sans jamais parvenir à mettre à mal le roi légendaire. Peut-être pourrait-il rechercher cette cité ? L’ idée était intéressante, mais sa mise en pratique plus complexe. Personne n’ était capable de localiser précisément Sheam. Par où commencer les recherches ? Morgas n’ allait certainement pas parcourir le continent au hasard en espérant trouver les vestiges d’ une cité datant d’ avant l’ ère Élémentaire. Ilma la Noire semblait être le choix le plus intéressant et le plus accessible. Quant à la chose qui gardait le savoir perdu… Si elle existait, Morgas espérait être de taille à se confronter à elle. Au pire, le démon serait sans doute à même de l’ affronter si elle se montrait agressive. Morgas avait bien tenté de questionner son étrange garde du corps, mais ce dernier ne semblait pas connaître grand-chose de l’ histoire ancienne. Issu d’ un autre plan, il n’ avait pas idée de la localisation des antiques cités datant d’ avant l’ âge de la Tour. Le mage devrait se contenter de sa protection et trouver ses indices tout seul. Morgas soupira. Il n’ était pas convaincu. Ni par Ilma, ni par Ostar, ni par cette épreuve qui ne commençait pas sous les meilleurs auspices. Il releva machinalement la tête en entendant l’ arrivée d’ une Fille de Nar dans la bibliothèque et eut la surprise de découvrir Tris, qui se dirigeait vers lui, une expression parfaitement neutre sur le visage. Elle était accompagnée d’ une jeune femme d’ environ vingt-cinq cycles au beau visage régulier et aux cheveux d’ un blond très pâle. Il se leva pour les accueillir. — Morgas, dit Tris, je te présente Bellura. C’ est la Novice qui va t’ accompagner durant ton épreuve. — Bonjour, lui dit Bellura avec un sourire un peu hésitant. Morgas lui répondit tout en l’ examinant. Ainsi donc cette jeune femme était l’ espionne que Tris lui imposait. Taille moyenne, beaux yeux bleus, il y avait quelque chose d’ innocent en elle, comme si elle ne réalisait pas vraiment qui était Morgas et quelle était l’ importance de sa mission. C’ était surprenant. Morgas s’ était attendu à un poison, une sorcière hautaine et inquisitrice. Celle-ci semblait plutôt inoffensive. Qu’ avait-elle de si spécial pour que Tris lui fasse confiance ?
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Enfants de Lune Il ne devait pas se fier aux apparences. Peut-être était-ce là la force de cette Novice. Elle semblait parfaitement candide et douce, ce qui endormait toute méfiance et facilitait sa tâche. — Comme je te l’ ai déjà dit, Bellura sera là pour t’ aider, Morgas, reprit Tris. J’ insiste sur cela. Elle n’ a pas l’ ordre de nuire à ton épreuve, au contraire. J’ espère que tu la traiteras bien, sans la laisser de côté, et avec le respect qu’ elle mérite. Elle avait insisté lourdement sur le mot « respect » et Morgas saisit parfaitement l’ allusion. Il lui était arrivé, par le passé, de chercher à charmer certaines Filles de Nar, histoire de les amadouer un peu. Il n’ avait pas que des mauvais souvenirs de ces tentatives. Regardant Bellura, il se dit que cela serait peut-être une bonne manière de gérer la Novice. Après tout, elle était séduisante et peut-être sensible à ce genre d’ attention. — Bien entendu, répondit-il néanmoins. Elle bénéficiera également de la protection de mon… garde du corps. Tris grimaça mais s’ abstint de tout commentaire. — Je viens juste de rentrer à la guilde, dit Bellura en tournant ses grands yeux innocents vers Morgas. Je serai prête à repartir quand vous voudrez, Morgas. — D’ ici un ou deux jours, nous pourrons partir, dit le mage. Tris haussa un sourcil à cela. — Vraiment ? fit-elle. Tu as trouvé une piste, Morgas ? — J’ ai quelque chose, dit-il d’ un ton suffisant. Mais je suppose que mon Épreuve ne me force pas à te révéler tous mes plans ? Elle sourit. — À ton aise, Morgas. Fais donc le mystérieux. Que m’ importe la route que tu prends, pourvu que tu reviennes avec le Sceptre… ou que je ne te revoie jamais. Ceci dit, elle tourna les talons et quitta la pièce. — Ce n’ était pas très gentil, remarqua placidement Bellura. Morgas ouvrit la bouche pour se défendre avant de réaliser que le commentaire visait l’ attitude de Tris. Curieux. Il n’ aurait jamais cru voir une Novice critiquer ouvertement la maîtresse de la Guilde, et surtout devant lui. Mais où était l’ intérêt de l’ Adepte à lui coller dans les pattes une Novice qui ne lui était pas totalement acquise ? Qu’ y avait-il derrière tout ça ? Ou alors n’ était-ce qu’ une mise en scène savamment orchestrée pour endormir sa méfiance ? Pour l’ instant, il ne pouvait le dire, mais il se faisait fort de démasquer la Novice. Après tout, il allait passer des saisons avec elle, il aurait le temps de bien la connaître, grande actrice ou non. Lorsqu’ il retourna à son auberge dans l’ après-midi, ce fut pour y découvrir le démon en compagnie de la petite voleuse aux cheveux rouges. Elle était recroquevillée sur le lit, une expression butée sur le visage, son regard haineux braqué sur le démon. — Eh bien, dit Morgas, que se passe-t-il ici ? 29
Héritages I — J’ ai trouvé cette souris en train de fouiller dans tes affaires, fit le démon en s’ étirant. Complètement déployées, ses ailes touchaient le plafond et encombraient la pièce. La gamine ne semblait cependant pas impressionnée par cette vision. — Ce n’ est pas très malin, fit Morgas à l’ intention de la jeune fille. Tu savais pourtant que j’ ai un démon protecteur. — Je croyais qu’ il te suivait partout. Le démon émit un reniflement mais ne fit pas de commentaire. — Peu importe, dit Morgas. Pour qui travailles-tu ? Qui t’ a envoyée ? Cette gamine était une voleuse des rues, il ne voyait pas pourquoi elle aurait voulu s’ introduire dans sa chambre et fouiller ses affaires pour son propre compte. Il lui était tellement plus facile de détrousser les passants plutôt que de s’ attaquer aux biens de quelqu’ un comme lui, surtout accompagné comme il l’ était par un démon protecteur. Il n’ y avait qu’ une seule explication logique à sa présence en ces lieux. Une de ses anciennes connaissances de Morgas avait eu vent de sa présence à Arkas et espérait trouver quelque chose. Quoi, il l’ ignorait. Tout ce qu’ il savait, c’ est qu’ il n’ avait pas que des amis dans la ville, sans même parler de la Guilde du Savoir. — Personne, dit-elle. — C’ est tout ce que tu sais dire, soupira-t-il. Je ne te ferai pas de mal si tu me réponds. Je veux juste savoir qui t’ envoie. — Personne ne m’ a envoyée, je suis venue toute seule. Elle darda un regard vers la fenêtre, comme pour estimer la distance qui l’ en séparait. C’ était sans doute par là qu’ elle était entrée. — Ce n’ est pas la peine de penser à t’ enfuir, continua Morgas. Crois-tu que mon démon ne pourrait pas te rattraper en un clin d’ œil ? Maintenant dis-moi qui t’ envoie et tu pourras repartir. Elle lui lança un regard méfiant. — C’ est vrai ? — Ai-je l’ air d’ un menteur ? Elle fit une moue dubitative, clairement peu convaincue par cet argument. Puis elle prit une profonde inspiration et lâcha d’ un bloc : — Un homme bizarre. Je ne sais pas son nom. — Et tu ne l’ avais jamais vu ? Elle hésita un instant avant de secouer la tête. — Il ressemble à quoi, cet homme bizarre ? — Plutôt grand, répondit-elle. Les cheveux noirs, une moustache et une barbe courte. Bien habillé. Il avait l’ air un peu malade. — Malade comment ? — Le teint cireux, des poches sous les yeux. Malade, quoi. Morgas jeta un regard interrogatif au démon. Ce dernier haussa les épaules.
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Enfants de Lune — Je ne suis pas devin, protesta-t-il. Ce n’ est pas assez pour que je le retrouve. Morgas reporta son attention sur la gamine. — Et que voulait-il ? — Il m’ a dit que tu avais quelque chose qui lui appartenait et qu’ il voulait récupérer. Une clé. — Une clé ? fit Morgas, perplexe. S’ il était bien sûr d’ une chose, c’ était qu’ il ne possédait aucune clé en dehors de celle de la chambre qu’ il avait louée dans cette auberge. Soit il y avait autre chose, soit il s’ agissait d’ une erreur. Mais Morgas ne croyait ni aux erreurs, ni aux coïncidences. — Cet homme, où dois-tu le retrouver pour lui remettre la clé ? Elle haussa les épaules. — Il ne m’ a pas donné de rendez-vous. Il a dit qu’ il me retrouverait. — Tu risques d’ avoir des problèmes si tu ne lui ramènes pas ce qu’ il veut. — Peut-être pas, répondit-elle d’ un ton crâneur. On pourrait s’ arranger tous les deux. Si tu veux savoir qui est cet homme, je peux te l’ amener si tu paies bien. Morgas ne put s’ empêcher de sourire, amusé. Il était impressionné malgré lui par la force de caractère de ce petit bout de femme. Elle ne se démontait jamais. Ses yeux scrutateurs examinaient ses interlocuteurs, calculant en permanence tout ce qu’ elle pouvait espérer tirer d’ eux. Il aurait très bien pu la faire disparaître et personne ne s’ en serait ému. Elle n’ était qu’ une gamine des rues, une mendiante et une voleuse. Elle le savait très bien, et pourtant elle tentait encore de lui extorquer de l’ argent. — Il me suffirait de te faire suivre par mon démon, déclara Morgas. Il attraperait ton commanditaire dès qu’ il se montrerait. Elle eut l’ air déçue. Son visage était vraiment extraordinaire, tellement inhabituel que Morgas ne pouvait s’ empêcher de la dévisager. Avec un physique aussi étrange, la vie dans la rue ne devait pas être facile tous les jours. — D’ où viens-tu ? lui demanda-t-il brusquement. Elle lui désigna la fenêtre du pouce. — D’ en bas. Il ignora cette manifestation de mauvaise volonté. — Ton visage est très différent de ceux des gens d’ ici. — Il est différent de tout le monde, rétorqua-t-elle. Mais c’ est mon visage. Il faut bien que je fasse avec. — Tes parents te ressemblent ? Elle tordit du nez. — Je sais pas, dit-elle d’ un ton indifférent. Je ne me souviens pas d’ eux. Morgas poussa un soupir. À l’ évidence, il ne tirerait pas grand-chose d’ elle. Dommage. Elle était intrigante et, comme il envisageait de se rendre à Ilma, il 31
Héritages I avait espéré qu’ elle pourrait lui donner quelques pistes, si jamais elle venait bien de là bas. Mais ce n’ était qu’ une gosse bizarre qui avait grandi à Arkas. Elle ne lui était d’ aucune utilité. Et pour ce qui était du mystère de l’ homme malade, Morgas avait d’ autres chats à fouetter que de s’ en préoccuper. Le lendemain matin, il quitterait Arkas, laissant cet importun derrière lui. — Bon, lâcha-t-il. Je veux que tu cesses de mettre ton nez dans mes affaires, c’ est bien compris ? — Ça veut dire que je peux partir ? demanda-t-elle d’ un air dubitatif. — La porte est là, répondit Morgas en la lui désignant de la main. — Ton gros démon est devant, renifla-t-elle. — Gros ? fit le démon d’ un ton indigné. — Il va se pousser, assura Morgas. Le démon lui adressa un regard outré, puis disparut. Morgas fit signe à la gamine de sortir. — Je suis entrée par la fenêtre, dit-elle d’ un ton boudeur. La mise pouilleuse de la gamine était en effet bien peu accordée avec le standing de l’ auberge que Morgas avait choisie. Il leva les yeux au ciel. — Sors par où tu veux, soupira-t-il d’ un ton exaspéré, mais sors d’ ici et ne reviens pas. Elle ne se le fit pas dire deux fois et, en quelques instants, elle avait escaladé la fenêtre et disparu de sa vue.
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Chapitre 3 Cycle 1846 de l’ âge de la Tour. Saison de l’ Air. Cylna était perchée sur l’ un de ses postes d’ observation préférés du quartier, le balcon d’ une grande maison dont le dernier étage n’ était pas habité. Elle aimait cet endroit. Elle y passait même souvent la nuit. Personne d’ autre qu’ elle ne connaissait cette planque. De la rue, elle n’ était pas visible – on apercevait le balcon et ses colonnades, bien sûr, mais il était impossible de deviner que l’ étage était inoccupé. Il fallait escalader les toits voisins et une partie de la façade de la maison pour y accéder. Elle y était vraiment en paix et c’ était un vrai luxe avec la vie qu’ elle menait. Elle avait menti à Morgas. Elle se souvenait de ses parents. Un petit peu. Et elle était sûre d’ une chose : ils n’ avaient pas le même physique bizarre qu’ elle. Ils étaient… normaux, encore qu’ elle-même ne se trouvât pas anormale. Tellement normaux qu’ ils étaient embarrassés par leur fille. Qu’ ils étaient partis, un jour, sans elle. Elle était petite, à l’ époque, et elle devait sa survie à la chance. Elle avait été recueillie dans un orphelinat d’ Arkas financé par une riche veuve, mécène de la ville. Ils avaient tenté de lui donner une éducation. Mais elle n’ aimait pas la classe. Elle s’ y ennuyait à mourir. Elle avait rapidement pris l’ habitude de faire l’ école buissonnière, préférant courir dans les rues que de rester assise à ânonner des choses inutiles. Elle était capable de gagner un peu d’ argent ; elle pouvait porter des messages, surveiller les choses et les gens. Elle avait appris rapidement à fouiller dans les poches sans être remarquée, à délester les étals des marchands de fruits ou de morceaux de pain nécessaires à sa survie. Quand les temps devenaient trop durs, elle pouvait toujours se réfugier à l’ orphelinat. La riche veuve était une femme généreuse, qui se laissait facilement attendrir. En cas de difficulté, Cylna pouvait toujours y passer quelques nuits et profiter d’ un ou deux repas avant de disparaître à nouveau. Elle était seule et cela lui convenait très bien. Dans la rue, elle ne pouvait faire confiance à personne. Elle avait échappé une ou deux fois à des marchands de filles. Elle était agile et rapide, et elle connaissait la ville comme sa poche. Elle avait dégoté un jour un long poignard effilé qui ne la quittait plus. Lui aussi l’ avait sortie d’ affaire plus d’ une fois.
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Héritages I Elle était toujours à l’ affût d’ une bonne occasion de se faire facilement de l’ argent. L’ identité et les motivations du commanditaire l’ intéressaient peu. Elle avait omis de préciser à Morgas que la première fois qu’ elle l’ avait abordé – ou plutôt qu’ elle avait tenté de lui faire les poches – elle l’ avait également fait sur commande. Elle ne savait pas qui il était, sinon elle aurait tout de même hésité à accepter la mission. On racontait toutes sortes de choses inquiétantes sur le mage Morgas. Mais l’ homme qui l’ avait abordée ne lui avait pas fourni l’ identité de la personne à détrousser, il la lui avait tout simplement désignée dans la rue. Comme elle l’ avait dit à Morgas, l’ homme était grand et mince, avec une mine maladive. Il aurait sans doute été beau si ses traits n’ avaient pas été aussi creusés, son teint cireux. Il lui avait donné une somme rondelette pour faire les poches de Morgas, prétendant que celui-ci avait quelque chose qui lui appartenait et qu’ il voulait le récupérer discrètement. Cylna n’ avait pas posé de question. Elle avait pris l’ argent et accepté la mission. Et quand celle-ci avait lamentablement échoué, elle avait attendu que l’ homme malade vienne lui demander des comptes. Mais curieusement, elle ne l’ avait pas revu pendant plusieurs jours. Puis, sans crier gare, il était revenu lui demander de mener à bien sa mission en s’ introduisant dans l’ auberge où Morgas logeait. Cylna n’ avait pas été ravie de le revoir. Morgas n’ était pas une proie facile, surtout avec son horrible démon qui semblait surveiller tous ses faits et gestes. Mais l’ homme avait été insistant et Cylna, ayant déjà dépensé l’ argent qu’ il lui avait donné, s’ était vue obligée de s’ exécuter. L’ homme lui inspirait des sentiments ambivalents. Elle était ennuyée de lui être redevable, puisqu’ elle n’ avait toujours pas réussi à mener à bien sa mission. Il reviendrait sans doute et elle ne pourrait que lui avouer son échec. Il en serait sans doute déçu, peut-être un peu mécontent. Il avait montré de l’ agacement la dernière fois qu’ elle l’ avait vu, mais elle avait eu la curieuse impression que cette humeur était dirigée davantage envers Morgas qu’ envers elle. L’ homme avait été plutôt gentil et un rien paternaliste dans sa manière de lui parler et de se comporter avec elle. Comment réagirait-il après ce deuxième échec ? Elle aurait été bien en peine de le deviner. Elle s’ allongea à plat ventre sur son balcon et, bien à l’ abri des regards, contempla le flot des passants. Les rues étaient déjà animées malgré l’ heure matinale. Au coin de la rue, elle voyait les femmes qui faisaient la queue pour être testées à la Guilde du Savoir. La file devait déjà s’ étirer sur plusieurs dizaines de mètres pour être visible du point d’ observation de Cylna. Elle renifla dédaigneusement en pensant à ces femmes qui rêvaient de pouvoirs magiques. Ce genre de chose ne l’ intéressait pas. Elle avait des désirs plus terre à terre, plus… sonnants et trébuchants. Les allées et venues des gens dans la rue juste au-dessous d’ elle étaient beaucoup plus intéressantes que la file d’ andouilles et leurs rêves de pouvoirs. Intéressantes et intrigantes. Il y avait des hommes postés nonchalamment aux points stratégiques de la rue. Elle en reconnut quelques uns comme des membres 34
Enfants de Lune de la milice de la ville. Les hommes du préfet Alannar paradaient en général en livrée et en armes dans les rues. Ceux-ci étaient vêtus comme tous les passants, à l’ évidence pour se mêler à la foule sans attirer l’ attention. Et comme par hasard, ces hommes étaient postés sur le trajet quotidien de Morgas, pile avant l’ heure où il avait l’ habitude de rejoindre la Guilde du Savoir. Ça ne pouvait pas être une coïncidence. Qu’ allaient-ils faire ? Pour une surveillance, un homme ou deux étaient suffisants. Ils étaient plus d’ une demi-douzaine. L’ arrêter ? Ils auraient été en livrée, et non masqués sous des vêtements anodins. L’ enlever ? La perspective était amusante, si l’ on considérait le démon qui veillait sur Morgas. Cylna s’ étira et décida d’ aller voir de plus près. La situation promettait d’ être intéressante. Elle noua sa jupe ample autour de sa taille, dévoilant le court pantalon d’ homme qu’ elle portait en-dessous, et se glissa hors de sa cachette. En quelques instants, elle fut sur le toit d’ une maison voisine, puis elle se laissa souplement tomber dans une petite ruelle peu fréquentée. Remettant sa jupe en place, elle rejoignit le coin de la rue juste à temps pour voir Morgas arriver. Il avait de l’ allure, elle devait lui reconnaître ça. Grand et bien bâti, il portait de beaux vêtements sombres en partie masqués par une cape de voyage noire savamment drapée sur ses épaules. Son visage allongé, au nez droit et aristocratique, était encadré par de très longs cheveux d’ un noir de jais. Il avançait d’ un pas fringant, l’ air satisfait de lui-même. Cylna perçut les signes subtils que s’ adressaient les hommes en planque. Confirmation, si elle en avait douté, que c’ était bien lui qu’ ils attendaient. Morgas dépassa les premiers, qui ne bougèrent pas. Puis, une fois qu’ il eut parcouru quelques mètres de plus, un homme lui emboîta le pas. À l’ avant, deux autres convergèrent vers lui. Morgas semblait totalement inconscient du danger qui le guettait. Il avançait toujours d’ un bon pas, les sourcils froncés comme s’ il réfléchissait intensément à quelque chose. Il leva les yeux d’ un air surpris quand l’ un des hommes le saisit par le bras avec l’ intention évidente de l’ immobiliser. Le mage ne perdit pourtant pas une seconde. Cylna le vit lever son autre main et esquisser un geste rapide. Une lueur dorée brilla un moment sous ses doigts, puis l’ homme qui l’ avait attrapé recula avec un cri étouffé en tenant son bras comme s’ il était blessé. Le deuxième homme qui s’ était avancé vers Morgas eut un mouvement de recul alors que le mage se tournait vers lui. Le visage marqué par la colère, Morgas tendit le bras dans sa direction, dans l’ intention évidente de lui faire subir le même sort. Ses doigts dansèrent rapidement dans l’ air et l’ homme fut littéralement projeté au sol, quelques mètres plus loin. Cylna n’ en manquait pas une miette, fascinée par le spectacle. Les Filles de Nar ne faisaient jamais étalage de leurs pouvoirs. Elles restreignaient leurs compétences à des domaines mortellement ennuyeux, comme favoriser la pluie pour 35
Héritages I les récoltes, faire lever le vent pour les bateaux ou toutes sortes d’ autres choses prosaïques et peu spectaculaires. Elles ne se battaient certainement pas avec la magie dans les rues. Ce genre de chose était relaté dans les contes, mais Cylna, depuis sa plus tendre enfance dans la ville d’ Arkas, n’ avait jamais été témoin d’ une utilisation aussi formidable de la magie. Les passants avaient réalisé qu’ il se passait quelque chose d’ inhabituel et commençaient à s’ écarter du théâtre des événements, rendant les mouvements des agresseurs d’ autant plus visibles. Deux autres hommes s’ étaient approchés de Morgas mais ils répugnaient visiblement à engager le combat, au vu de leurs deux comparses gémissants. — Rendez-vous ! aboya l’ un d’ eux en direction de Morgas. Morgas lui rit au nez. — Rendez-vous, vous-même, rétorqua-t-il avec flamme, les mains levées devant lui. Cylna ne doutait pas qu’ il serait capable de tous les aplatir s’ il lui en prenait l’ envie. Elle ricana dans son coin, pas mécontente de voir les sbires du préfet confrontés à plus forte partie qu’ eux. Jusqu’ à présent, elle avait considéré Morgas avec méfiance et un peu de peur. Il lui semblait soudain éminemment sympathique, malgré ses grands airs. — Nous sommes plus nombreux, dit le quidam qui menaçait Morgas. — Vous êtes plus faibles, contra le mage d’ un ton dédaigneux. — Nous avons des archers. Morgas fit une pause, comme s’ il écoutait une voix inaudible pour les autres. — Vous mentez, dit-il finalement. Concentrée sur l’ échange, Cylna faillit manquer le mouvement de deux des hommes, qui étaient restés jusque là en retrait derrière le mage. Elle vit plonger le premier des deux vers Morgas, la fine lame d’ un poignard dans la main. — Derrière ! cria-t-elle instinctivement pour prévenir Morgas. Elle fut stupéfaite par la puissance de son cri. Il porta aisément au-dessus des bruits de la rue, aigu et cristallin. Cylna frissonna involontairement au son de sa propre voix. Il y avait quelque chose de proprement surnaturel dans ce hurlement et jamais elle ne se serait crue capable d’ émettre un son semblable. Morgas fit volte face dans un grand envol de cape, juste à temps pour esquiver l’ attaque de l’ assassin, qui accrocha son manteau sans le blesser. D’ un geste brusque, le mage abattit sa main sur le visage de l’ homme. Il y eut une brève explosion de lumière et l’ homme tomba à la renverse sans un bruit, inconscient ou mort. Le deuxième milicien qui s’ était élancé vers lui marqua un temps d’ hésitation. Puis, soudain, il disparut sans autre forme de procès. L’ homme cessa tout simplement d’ être là et les badauds laissèrent échapper une inspiration collective de surprise. Pendant quelques battements de cœurs, ce fut le silence, puis un hur-
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Enfants de Lune lement à dresser les cheveux sur la tête sortit de nulle part pour se terminer en un gargouillis hideux. Cylna frissonna. Le démon. Évidemment. Morgas affecta un instant une mine écœurée, puis il lança un regard étonné à Cylna. Elle lui adressa un signe de main désinvolte et il prit le temps d’ incliner la tête en signe de remerciement, un léger sourire sur les lèvres. Oui, il savait être élégant, même dans ces circonstances. Elle lui envoya un sourire matois en retour. Lentement, Morgas se retourna vers l’ homme qui l’ avait interpellé. — M’ assassiner ? dit-il d’ un ton cinglant. Rien que ça ? Qui vous envoie ? Il marcha sur l’ homme, qui recula en hâte et se retourna, visiblement prêt à prendre la fuite comme ses sbires étaient déjà discrètement en train de le faire. Malheureusement pour lui, son début de course fut brutalement interrompu par une force invisible. Il fut soudain rejeté en arrière, comme s’ il avait heurté un mur de plein fouet. Le nez en sang et visiblement pris de panique, il chercha une autre option de fuite mais Morgas l’ immobilisa sans effort, de quelques gestes discrets de la main. Le mage lui posa ensuite une main ferme sur l’ épaule et lui murmura quelque chose à l’ oreille. L’ homme se fit docile, une expression effrayée sur le visage, et se laissa entraîner plus loin dans la rue. Les passants commencèrent à reprendre leur chemin, commentant avec délices la scène à laquelle ils venaient d’ assister. Nul doute que d’ ici quelques heures, toute la ville serait au courant de ce qui venait de se passer. Et vu les capacités exhibées lors de l’ attaque, il ne faisait plus de doute pour personne que l’ homme attaqué était le fameux mage Morgas. Cylna pouvait sans doute tirer profit de la situation. Elle connaissait des gens qui seraient prêts à payer pour une histoire de ce genre, si elle leur parvenait avant tout le monde. Il lui suffisait de se dépêcher d’ aller frapper aux bonnes portes pour s’ assurer de quoi vivre pour quelques jours. Un sourire aux lèvres, elle allait s’ élancer dans la rue quand une rude poigne la saisit par le bras. — Alors, dit une voix mauvaise, comme ça, on aide les criminels ? Elle se retourna pour découvrir la trogne avinée d’ un garde de la ville avec lequel elle avait déjà eu maille à partir. Le gros abruti adorait l’ attraper et lui faire des ennuis. Quand il avait suffisamment d’ éléments pour l’ enfermer quelques jours, il prenait un malin plaisir à la tripoter sous prétexte de vérifier qu’ elle ne portait pas d’ arme. Cylna tenta de lui échapper, mais il était fort et commençait à trop bien connaître ses trucs pour se libérer. — C’ est pas un criminel, cracha-t-elle. Et j’ ai rien fait ! — C’ est un escroc, grogna le garde. Il se fait passer pour un mage… un mage ! N’ importe quoi. Je t’ ai vue. Tu l’ as prévenu. Allez, je t’ embarque.
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Héritages I Elle eut beau supplier, pleurer, tempêter et geindre, rien n’ y fit. Imperturbable, il la traîna tout le long du trajet jusqu’ à la forteresse de la ville. Morgas était furieux. Ces hommes avaient été envoyés pour le tuer. Il résidait à Arkas sans faire de vagues depuis une dizaine de jours, il s’ apprêtait à quitter la ville sans faire d’ histoire et voilà qu’ on envoyait une bande d’ assassins à ses trousses. Et même pas des assassins décents, par-dessus le marché. L’ homme qu’ il avait questionné s’ était montré plutôt bavard, surtout après une courte visite du démon en chair et en os. Il avait admis être un garde de la ville, au service du préfet Alannar. Selon lui, le préfet n’ était pas directement à l’ origine de l’ ordre d’ assassinat. Il avait bien demandé à ses hommes de se débarrasser de Morgas, mais, selon le garde, à la demande d’ une tierce personne. Le garde était l’ un des hommes de confiance du préfet. Parce qu’ il était de nature curieuse et ambitieuse, il avait pris pour habitude de discrètement écouter les conversations de son supérieur. Quelques jours auparavant, le préfet avait transmis des informations récoltées de-ci, de-là, sur les faits et gestes de Morgas. Le mystérieux récipiendaire de ces informations était une femme que le garde n’ avait pu identifier, car elle se déplaçait voilée et parlait d’ une voix si douce qu’ elle en était presque inaudible. Elle se déplaçait dans une chaise à porteurs sans armoirie et se rendait à la forteresse d’ Arkas une fois la nuit tombée, sa robe noire se fondant dans les ombres. La veille, cette même femme avait exigé la mort de Morgas. C’ est précisément ce qui poussait Morgas à patienter à proximité de la forteresse, dissimulé dans l’ ombre d’ une porte cochère. Il voulait savoir qui était cette femme et pourquoi elle tenait tellement à le voir disparaître. Durant les quelques saisons où il avait vécu à Arkas, des cycles plus tôt, il avait côtoyé assidûment les salons et la bonne société arkasienne. Il s’ y était fait de rares amis et, globalement, avait été considéré comme une curiosité sans être vraiment accepté. Il ne pensait cependant pas avoir froissé qui que ce soit au point de déclencher des instincts meurtriers. Qui pouvait bien être cette femme ? Une simple intermédiaire, qui le mènerait à une toute autre personne ? Une Fille de Nar ? Il se refusait à envisager cette deuxième possibilité. La Guilde du Savoir ne se mêlait pas d’ assassinats et il imaginait qu’ elle saurait déployer des moyens beaucoup plus subtils qu’ une attaque de rue pour l’ éliminer si elle le souhaitait vraiment. À quoi bon le tuer alors qu’ on l’ envoyait dans une quête sans fin à la poursuite de chimères ? Il soupira. Avec cette attaque, il avait finalement repoussé son départ et cela le contrariait. Il détestait qu’ on vienne bouleverser ses plans. Il avait déjà été suffisamment pénible d’ organiser le départ, avec cette cruche de Bellura qui ne comprenait rien à rien. Et voilà qu’ une fois qu’ ils étaient d’ accord, que le rendezvous était pris, les chevaux et les paquetages prêts, on tentait maladroitement de 38
Enfants de Lune l’ assassiner en pleine rue, repoussant de fait tout départ d’ Arkas. Il n’ était pas question qu’ il laisse passer cet affront. Les rues étaient sombres et désertées. Morgas aurait peut-être pu déléguer cette tâche ingrate de surveillance au démon, mais il craignait un excès de zèle. La bruyante disparition de l’ un de ses agresseurs le matin même avait fait sensation et il n’ avait pas très envie d’ être associé à toutes sortes de récits horrifiques et autres manifestations démoniaques. Le démon était utile, mais Morgas ne voulait pas qu’ on l’ associe trop étroitement à lui. Il se redressa à l’ arrivée d’ une chaise à porteurs correspondant à la description que le garde lui avait faite. Au lieu d’ approcher de la forteresse, la cabine de bois se dirigea vers la porte d’ une auberge au perron éclairé, non loin de là. Une femme vêtue d’ une ample robe noire, le visage dans l’ ombre d’ un large capuchon, en descendit et entra dans l’ auberge. Les serviteurs portèrent la chaise un peu plus loin et s’ installèrent contre le mur de la maison pour attendre le plus confortablement possible leur maîtresse. Morgas dut patienter un long moment avant qu’ elle ne réapparaisse, non pas devant l’ auberge, mais plusieurs maisons au-delà, se mouvant habilement d’ ombre en ombre, profitant du couvert de la nuit pour progresser sans être vue jusqu’ à une poterne éloignée de la porte principale de la forteresse. Elle toqua et fut immédiatement invitée à entrer. Morgas n’ avait pas douté qu’ elle reviendrait voir le préfet ce soir. Après le fiasco de la tentative d’ assassinat, Alannar allait devoir répondre de sa maladresse. Tous ces intrigants connaissaient bien mal Morgas s’ ils s’ imaginaient qu’ il allait fuir la cité sans investiguer davantage. Il lui fallait connaître le visage de son ennemi. Elle reparut près d’ une heure plus tard, ressortant par où elle était entrée. Cette fois-ci, Morgas était idéalement positionné pour l’ intercepter. Elle rasait les murs pour rejoindre l’ arrière de l’ auberge qui masquait ses déplacements et Morgas n’ eut qu’ à attendre qu’ elle le frôle, inconsciente de sa présence alors qu’ il se tapissait dans les ombres. L’ attraper fut un jeu d’ enfant. Il était plus grand et plus fort qu’ elle. Il étouffa son cri d’ alarme d’ une main et la ceintura de l’ autre, l’ entraînant plus loin dans la ruelle. Il était peu vraisemblable que quiconque viendrait les déranger ici, surtout à cette heure. Il fallait juste qu’ il s’ assure qu’ elle ne hurle pas. Elle se débattit comme un beau diable, le gratifiant de vigoureux coups de pieds dans les tibias, tentant de lui griffer le visage de sa main libre. — Je ne vous ferai pas de mal, promit-il. Arrêtez de vous débattre. Elle s’ immobilisa brusquement au son de sa voix. L’ avait-elle reconnu ? Morgas desserra lentement son étreinte, testant ses réactions. Elle avait le souffle court et elle tremblait. Mais elle ne chercha pas à s’ enfuir ni à crier. Elle se retourna vers lui mais l’ obscurité était si épaisse qu’ il ne distinguait d’ elle que sa silhouette et la pâleur de son cou. 39
Héritages I Lentement, Morgas traça un glyphe de lumière à côté d’ eux. La lueur, douce et dorée, dévoila l’ intérieur du capuchon : un visage masqué par un voile de dentelle noire qui frôlait son menton et ondulait au rythme rapide de sa respiration. Le cou était lisse et blanc – une jeune femme. Ses yeux étaient fixés sur le glyphe, qui flottait dans l’ air à côté d’ eux. Puis elle reporta son regard sombre sur lui et il perçut qu’ elle détaillait son visage avec attention. — Tu n’ as pas changé, Morgas, dit-elle avec défi. Il tenta de mieux discerner le visage sous le voile. La connaissait-il ? — On dirait que tu m’ as oubliée, ajouta-t-elle d’ un air facétieux. Agacé qu’ elle ose se montrer aussi légère dans ces circonstances, Morgas repoussa sa capuche et souleva le voile qui masquait le visage de la jeune femme. Il dut la fixer un moment avant que ses souvenirs ne lui fournissent un nom. — Netharys, dit-il finalement. Toi, tu as beaucoup changé. Il se souvenait d’ une jeune fille à peine sortie de l’ enfance, un peu gauche et timide, qui accompagnait parfois sa mère dans certains salons. Il avait devant lui une superbe jeune femme aux yeux sombres et liquides, à la bouche pulpeuse. Ses cheveux noirs bouclaient autour d’ un visage rond à la peau pâle. Elle était la fille cadette du seigneur Atamir Falsen. Les Falsen étaient l’ une des familles nobles les plus puissantes de la ville. Atamir était un vieil homme acariâtre qui siégeait à l’ aréopage d’ Arkas. Morgas n’ avait pas de bons souvenirs de lui. Le vieillard avait tout fait, des cycles auparavant, pour l’ inciter à quitter Arkas. Au final avec succès car Morgas, fatigué de devoir répondre en permanence de ses actes, harcelé à la fois par la milice et la Guilde, avait fini par plier bagage et retourner vivre pour un temps dans la grande cité khourmali de Djaharqa, dans le Sextant du Feu. Morgas n’ avait jamais bien compris la nature de l’ hostilité que lui vouait Atamir. Il l’ avait mise sur le compte d’ une antipathie naturelle, accentuée par les excellents rapports que le vieux entretenait avec Tris, à l’ époque toute nouvellement nommée maîtresse de la Guilde du Savoir. Morgas n’ avait jamais rien fait pour justifier cet acharnement. Et voilà qu’ au bout de quelques semaines de présence à Arkas, alors que Morgas s’ était contenté de rendre des visites à la Guilde, le vieil Atamir reprenait son incompréhensible vendetta. Sauf qu’ il était cette fois passé à la vitesse supérieure. Jamais auparavant il n’ avait tenté d’ abattre physiquement Morgas. Les cycles l’ avaient sans doute encore endurci. — Merci, dit-elle. — Je suis cependant très déçu de te retrouver en ces circonstances. Et assez désappointé de se retrouver face à une belle jeune femme, qu’ il lui serait désagréable de brutaliser pour obtenir des réponses. Netharys le fixait d’ un regard noir, ses yeux attirés à intervalles réguliers par le glyphe lumineux qui flottait à côté d’ eux. 40
Enfants de Lune — Ton père ne me laissera donc jamais en paix ? demanda finalement Morgas. Elle haussa un sourcil. — Mon père est mort il y a deux cycles, lui apprit-elle avec une moue désapprobatrice. Et je ne vois pas de quoi tu veux parler. — Je veux parler des assassins qui m’ ont attaqué ce matin en pleine rue. Mais ça ne te dit rien, bien sûr ? — Non, affirma-t-elle. Pourquoi ? Je devrais être au courant ? — Tu devrais, étant donné que c’ est toi qui as ordonné cette attaque. — C’ est ridicule, contra-t-elle, ses joues se colorant sensiblement. De quel droit m’ accuses-tu ? — J’ ai un témoin qui t’ as vue et entendue. Et tu es là, ce soir, sortant en cachette de la forteresse du préfet. Que dois-je en conclure ? — Que j’ ai un amant dans la forteresse, rétorqua-t-elle. — Ne me prend pas pour un idiot. Je sais que tu donnes des ordres à Alannar. La question qui reste à élucider est si tu le fais en ton nom propre ou pour quelqu’ un d’ autre. — Je refuse de continuer cette conversation, déclara-t-elle. Laisse-moi partir. — Oh non, ça serait bien trop facile. Tu ne partiras pas tant que je n’ aurai pas reçu des réponses satisfaisantes. — Et si je hurlais ? — Et si je t’ ensorcelais ? contra-t-il. Les glyphes ne permettaient pas vraiment de faire ce genre de chose mais elle l’ ignorait forcément. Elle jeta un nouveau coup d’ œil au glyphe mais ne répondit pas. Ses yeux papillonnaient follement, comme si elle réfléchissait désespérément au moyen de se sortir sans dommage de cette situation. — J’ ai les moyens de te faire parler, menaça Morgas histoire de la maintenir sous pression. — Ah oui ? répondit-elle. Tu as dit que tu ne me ferais pas de mal. — Pas si tu réponds à mes questions. — Et si je ne le fais pas ? le défia Netharys, une lueur provocante dans le regard. Morgas était sur le point de répondre lorsque le regard de la jeune femme se porta derrière lui. Ses yeux sombres s’ agrandirent démesurément et elle poussa un hurlement à vriller les tympans avant de s’ affaisser au sol. Morgas la rattrapa avant qu’ elle ne se blesse en tombant. Un coup d’ œil derrière lui confirma ses craintes : le démon était là, énorme, un sourire carnassier sur les lèvres. — C’ est malin, grogna Morgas en examinant la jeune femme évanouie. — Ta méthode ne marche pas, dit le démon. — La tienne non plus, rétorqua Morgas. Ce n’ est pas comme ça qu’ elle va me répondre. 41
Héritages I — Peut-être quand elle se réveillera. — En attendant, son cri va attirer du monde. Il va falloir la transporter ailleurs. — Je m’ en occupe. Le démon la souleva comme une plume dans ses bras puissants. Il examina le visage de la jeune femme d’ un air amusé, puis eut l’ air de soupeser Morgas du regard. — Je l’ emmène à l’ auberge, dit-il. — Mais… commença à protester Morgas. Mais le démon avait déjà disparu, emmenant avec lui la jeune noble inconsciente. Maugréant des imprécations, Morgas se hâta de disparaître dans les ruelles pour rejoindre son auberge. Netharys était toujours inconsciente lorsque Morgas rejoignit sa chambre. Le démon l’ avait allongée sur le lit et eut le mauvais ton de se plaindre que Morgas avait pris son temps pour arriver. Le mage le chassa d’ un signe de la main et le monstre s’ évapora. Morgas s’ assit à côté d’ elle et lui tapota la joue pour la ramener à elle. Elle finit par soupirer et ouvrir les yeux, qu’ elle étrécit immédiatement d’ un air méfiant et un peu apeuré en constatant où elle se trouvait. — C’ est ton plan pour me faire parler ? demanda-t-elle, acide, en se redressant dos au mur. — Soyons clairs, dit Morgas. J’ ai un démon avec moi. Un gros démon. Et si tu ne me dis pas ce que je veux savoir, ce n’ est pas moi mais lui qui s’ amusera avec toi. — Tu n’ oserais pas, dit-elle en lui adressant un regard effrayé. — N’ en sois pas si sûre, bluffa Morgas en demeurant impassible. Tu as voulu me faire tuer. — Ce n’ est pas moi, se défendit-elle, soudain adoucie. Morgas, je n’ ai rien contre toi. J’ ai juste… passé les messages. — Pour qui ? Elle poussa un soupir, mais elle avait bien conscience de ne pas avoir le choix. — Pour mon frère, dit-elle. Saren. Il a repris la tête de la famille depuis la mort de père. Morgas chercha en vain des souvenirs de ce Saren. — Je ne le connais même pas, grommela-t-il, de plus en plus perdu. Pourquoi veut-il ma mort ? — Je ne sais pas, affirma-t-elle. Il n’ a rien voulu me dire. Juste que c’ était une affaire de famille qu’ il fallait régler. J’ ai eu l’ impression… qu’ il avait peur de toi.
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Enfants de Lune — Mais je ne fais que passer à Arkas. Si on ne m’ avait pas attaqué, je serais déjà parti ! Tout ceci n’ a aucun sens. Morgas se leva et se mit à faire les cent pas dans la chambre. — La dernière fois que j’ ai vu mon frère, dit Netharys, il était très inquiet, très agité. Je ne sais pas pourquoi il t’ en veut à ce point. — Et toi, ça ne te dérange pas de faire le coursier pour des ordres d’ assassinat ? Elle haussa les épaules d’ un air désabusé. — Ça rajoute un peu de piment dans ma vie, déclara-t-elle. Je suis mariée, tu sais. Il a trente cycles de plus que moi. Il est gentil. Il adore les chiens et la chasse. Il est ennuyeux à mourir. Alors se masquer pour sortir le soir incognito et participer à des intrigues douteuses, c’ est… excitant. Morgas poussa un profond soupir et s’ immobilisa. — Bon, dit-il. En d’ autres termes, si je veux en savoir plus, il faut que je voie ton frère. — Il n’ acceptera jamais de te recevoir. — Peut-être que je ne préviendrai pas de ma venue. — Son palais est très bien gardé. — Et je suis plein de ressources. Mais je pensais en fait à autre chose. Que je ne te dirai pas, car tu t’ empresserais sans doute de courir jusqu’ à lui pour le prévenir. Elle lui adressa un sourire. — Ça veut dire que tu vas me permettre de partir ? questionna-t-elle. — Eh oui, répondit Morgas. Je suis vraiment trop magnanime. Lentement, elle se leva et marcha jusqu’ à lui. — Comment pourrais-je te remercier ? susurra-t-elle en lui adressant une œillade séductrice. — En me promettant de ne plus comploter pour me faire tuer, rétorqua-t-il fraîchement. Elle était belle, mais il n’ oubliait pas qu’ elle avait donné sans rechigner des ordres d’ assassinat le concernant. Il n’ était pas tout-à-fait disposé à lui faire confiance. — Promis, dit-elle en approchant encore, le visage levé vers celui de Morgas. Elle attendait un baiser et, au moment où il se disait qu’ elle pouvait toujours courir, il se pencha vers elle et l’ embrassa. Elle se coula contre lui et il se dit alors qu’ il pouvait bien lui faire confiance pendant les instants que prendraient quelques baisers. Puis, lorsque les mains de la jeune femme glissèrent sous ses vêtements, qu’ il avait bien le droit de profiter de quelques instants agréables après la journée affreuse qu’ il venait de passer. L’ aube ne pointait pas encore quand Morgas raccompagna Netharys à l’ auberge où attendait toujours sa chaise à porteurs. Il la laissa en vue de la porte de derrière de l’ auberge. Elle déposa un dernier baiser sur ses lèvres et lui murmura :
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Héritages I — Sois gentil avec mon frère. Je t’ en supplie, ne lui fais pas de mal. Quelque chose à ton sujet l’ a effrayé. Jamais il n’ avait voulu faire tuer quiconque avant toi. Morgas émit un grognement qui ne l’ engageait pas à grand-chose. Netharys fit quelques pas, puis s’ immobilisa et se retourna vers lui. — J’ oubliais, dit-elle. Ils ont attrapé ta complice, tu sais ? — Ma complice ? — Une gamine bizarre, avec des cheveux rouges. Alannar dit qu’ elle t’ a aidé. Ils l’ ont enfermée et il se pourrait qu’ elle ait des ennuis à cause de cette histoire. — Je vois, fit Morgas, ennuyé. La gamine aux cheveux rouges avait tenté à plusieurs reprises de le détrousser mais, le matin même, elle lui avait rendu un fier service en le prévenant de l’ attaque de l’ assassin. Il était son débiteur et il n’ était pas question qu’ elle paie pour les actions de Saren. Encore une autre chose à régler avant de quitter Arkas. Netharys lui adressa un dernier sourire puis, remettant son voile en place, se hâta en direction de l’ auberge.
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Chapitre 4 Cycle 1846 de l’ âge de la Tour. Saison de l’ Air. Morgas était occupé à lacer ses bottes tout en planifiant ses actions de la matinée quand le démon apparut dans la chambre sans crier gare. Les capacités de déplacement de la créature étaient impressionnantes. Parfois, il était simplement invisible, et d’ autres fois il se téléportait carrément ailleurs et Morgas ne pouvait plus sentir sa présence. D’ autres fois encore, il semblait ne pas être là physiquement mais surveiller Morgas de loin, ce qui le rendait capable d’ intervenir à une vitesse incroyable en cas de problème. Morgas n’ était pas démoniste, mais il n’ en avait pas besoin pour savoir que toutes ces capacités n’ étaient pas à la portée du premier démon venu. La chose qu’ il avait en face de lui était puissante. Difficile de comprendre comment un être aussi fort pouvait s’ être lié à lui à la suite d’ un pauvre rituel improvisé et mal fagoté. Morgas n’ était pas assez naïf pour croire qu’ il le contrôlait ; aucun démon de cette envergure ne se serait laissé dominer par un charme improvisé. S’ il était toujours là, et docile par-dessus le marché, c’ était sans doute que cela servait ses intérêts. Intérêts que Morgas aurait été bien en peine de définir. Un jour, sans doute, le démon abattrait ses cartes et dévoilerait ses objectifs. Morgas espérait juste que le prix n’ en serait pas trop élevé pour lui. Dans l’ immédiat, il ne savait pas comment le bannir et, au vu de la situation, un garde du corps de sa trempe était plutôt le bienvenu. — Tu vas libérer la fille ? questionna le démon. — Quelle fille ? demanda Morgas d’ un air absent. Le monstre leva les yeux au ciel d’ un air affligé. — La fille aux cheveux rouges. Celle qui t’ a aidé hier. — Oui, répondit Morgas. C’ est le moins que je puisse faire pour elle. Il aurait aimé ne pas avoir à se soucier d’ elle, mais l’ idée qu’ elle soit emprisonnée pour avoir voulu l’ aider lui était odieuse. Ses alliés, même de fortune, étaient si rares à Arkas… Morgas releva la tête pour examiner le démon. — Tu te préoccupes d’ elle ? s’ étonna-t-il. — Tu veux aller à Ilma, non ? — Oui. Quel est le rapport ?
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Héritages I — Elle ressemble à l’ Ancien Peuple, tu l’ as sûrement remarqué. On ne sait pas trop ce qu’ on va trouver à Ilma. Il reste peut-être des gens comme elle. Elle vient bien de quelque part. Je me dis qu’ elle pourrait être un atout là où on va. Morgas fixa le démon en fronçant les sourcils, surpris par cette tirade. Jusqu’ à présent, la bête n’ avait jamais témoigné d’ intérêt pour qui que ce soit en dehors de Morgas lui-même. — Tu veux qu’ on l’ emmène avec nous ? grommela-t-il. — Elle est spéciale, rétorqua le démon avec hauteur. J’ ai cru que tu l’ avais senti, toi aussi. — Mouais. Ça m’ a surtout l’ air d’ être une sacrée peste. L’ idée d’ embarquer une autre personne dans sa quête, qui plus est une gamine à peine sortie de l’ enfance, ne plaisait pas vraiment à Morgas. Ceci dit, l’ argument du démon n’ était peut-être pas complètement idiot. Et il ne paraissait pas stupide de se fier aux intuitions d’ une créature aussi puissante que lui. — Je vais y réfléchir, annonça finalement Morgas, se sentant magnanime. Dans l’ immédiat, on va la sortir de son trou. Et il faudrait encore qu’ elle veuille venir avec nous. Le démon lui adressa un sourire inquiétant. — On verra, dit-il. Une fois prêt, Morgas quitta son auberge et prit le chemin de l’ aréopage d’ Arkas. Les nobles dirigeants de la cité se retrouvaient plusieurs fois par saison pour discuter des affaires de la ville, édicter de nouvelles lois et régler les problèmes courants. Ce jour n’ était pas celui où ils recevaient les plaintes des citoyens, mais Morgas savait qu’ ils seraient tous réunis en un même endroit. Quelle meilleure occasion que celle-ci pour demander des comptes à Saren Falsen ? Il parcourut sans encombre le chemin jusqu’ au point culminant de la ville, où se réunissait l’ aréopage dans un grand palais blanc aux longues colonnades. Le vent soufflait, violent, en cette saison de l’ Air. Morgas sentait la présence rassurante du démon dans son dos. Quand le monstre disparaissait totalement, Morgas ne savait ni où il se rendait, ni ce qu’ il y faisait, ce qui représentait une source d’ inquiétude toujours renouvelée. Depuis qu’ il le côtoyait, il n’ avait jamais eu vent de récits d’ exactions commises par un démon. Il espérait pouvoir en conclure que la bête se tenait à carreau. Il préférait ne pas croire que le démon était suffisamment discret pour masquer ses actes ou prenait soin de se déplacer très loin pour ne pas attirer son attention. Qui pouvait dire quelles étaient les occupations quotidiennes d’ une créature de cette nature, enfant de l’ Altération ? Toutes les rumeurs qu’ il avait pu entendre ne lui donnaient pas vraiment l’ envie d’ investiguer sur ce sujet. Morgas examina les allées et venues autour du palais avant de se décider à entrer. L’ illusion n’ était pas son domaine de prédilection. Comme sa mère avant lui, il s’ était concentré sur l’ art subtil et complexe des glyphes. La magie des Arcanes était étudiée par les Filles de Nar dans leur guilde, mais bien peu avaient la patience et les compétences pour se spécialiser dans l’ utilisation des glyphes. 46
Enfants de Lune Seule une poignée de personnes était capable de maîtriser cette spécialisation et Morgas était particulièrement fier de faire partie de cette élite. La maîtrise des glyphes laissait peu de temps pour l’ étude d’ autres domaines. Il avait pour sa part délaissé les autres utilisations de la magie des Arcanes. Il trouvait le modelage ennuyeux et le tissage des flux long et fastidieux. Quant aux rituels, ils étaient l’ apanage des Ombres. Seules les Filles de Nar les plus puissantes étaient capables de participer à des rituels. De plus, cette spécialisation requérait la participation de plusieurs mages, ce qui disqualifiait Morgas, isolé comme il l’ était. Il n’ en faisait pas étalage, mais il avait quelques compétences en magie élémentaire du feu. Les Filles de Nar n’ auraient pas apprécié cette utilisation d’ une magie altérée et il préférait donc s’ abstenir de le mentionner en leur présence. Mais il avait été élevé dans le Sextant du Feu, dans les îles volcaniques à l’ ouest du continent, où ce genre de magie était utilisé, aussi bien par les femmes que par les hommes disposant de capacités magiques. Il avait par la suite assidûment fréquenté la cour impériale de Khourmal où les mages du Feu étaient respectés et favorisés. Quoi qu’ il en soit, la discrétion n’ entrait pas vraiment dans ses domaines de compétence. — Tu crois que tu pourrais faire une diversion ? murmura Morgas. — Sans problème, répondit la voix réjouie et désincarnée du démon. — Sans trop te montrer, précisa Morgas. Il y eut un silence boudeur, puis le démon acquiesça de mauvaise grâce. Sa présence s’ estompa et, pendant un long moment, il ne se passa rien de particulier. Puis, dans un immense fracas, l’ échafaudage en bois appuyé contre l’ une des maisons de la place s’ effondra, entraînant dans sa chute pas moins de deux personnes et en coinçant autant sous les débris. Morgas grimaça. Il avait oublié de préciser qu’ il ne voulait pas de victimes. Quoi qu’ il en soit, la diversion était là, autant en profiter. Les gardes stationnés devant le palais furent rapidement mis à contribution pour tenter de secourir les hommes ensevelis sous les décombres. Ce fut un jeu d’ enfant d’ esquiver les rares hommes encore en faction pour entrer dans le palais. Après cela, Morgas se comporta comme s’ il connaissait parfaitement les lieux et personne ne vint lui demander de compte. Repérer la salle où les membres de l’ aréopage se réunissaient fut assez facile. Les réunions, publiques ou non, avaient lieu au même endroit, un grand amphithéâtre qui pouvait accueillir jusqu’ à une centaine de personnes. Les entrées étaient nombreuses et Morgas se faufila sans encombre à l’ intérieur par une porte située en haut des gradins. Il prit position derrière une lourde tenture rouge, entre deux colonnes, pour examiner les participants et écouter un peu leurs conversations.
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Héritages I Six personnes siégeaient à l’ aréopage d’ Arkas. Quatre hommes et deux femmes. Ils étaient installés en bas du demi-cercle de l’ amphithéâtre, face aux gradins de l’ assemblée. En l’ absence de public, ils avaient regroupé leurs propres sièges de bois garnis de coussins pour pouvoir mieux parler entre eux. Tris était présente, bien sûr, en tant que maîtresse de la Guilde du Savoir. À sa droite se trouvait un vieil homme que Morgas reconnut comme le seigneur Ezern d’ Ophale, un vieil homme rabougri qui semblait ne plus entendre grandchose vu la manière dont il se penchait en tendant l’ oreille pour suivre les débats. À côté de lui se tenait un homme d’ âge mûr, sans doute un membre de la famille Merydis au vu du roux flamboyant de ses cheveux. Puis venait la Grande Hiérophante de Nar, une sublime jeune femme aux cheveux dorés qui se tenait bien droite dans son siège. Arkas était sans nul doute le fief du dieu Nar ; elle accueillait non seulement la Guilde du Savoir, mais également le Grand Temple de Nar du continent des Hommes. La prêtresse était en poste depuis plusieurs dizaines de cycles et Morgas aurait été bien en peine de deviner son âge réel. Elle semblait avoir tout juste vingt-cinq cycles, son corps gracile drapé dans une longue robe blanche, son visage parfait tourné vers son voisin, un jeune homme qui ne pouvait être que le seigneur Saren Falsen. Pour autant que Morgas puisse en juger, Saren était un bel homme de grande taille, à l’ allure altière. Un bandeau argenté ceignait son front, domptant les larges boucles de ses cheveux noirs comme la nuit. Il n’ était pas sans ressembler à sa sœur et ses gestes étaient vifs alors qu’ il argumentait sur un obscur point de loi auquel Morgas ne comprenait goutte. Le dernier membre de l’ aréopage était le seigneur Augus Balsar, un gros et vieil homme notoirement incompétent, qui persistait à participer aux réunions dans l’ unique raison de tenir son rang. Ses enfants, conscients de son gâtisme avancé, tentaient depuis des cycles de le faire renoncer à siéger, mais il s’ accrochait à ce privilège comme s’ il s’ agissait de la dernière chose qui le raccrochât encore à la vie. Il semblait que rien n’ avait vraiment changé sur ce point depuis le départ de Morgas, des cycles auparavant. — On m’ a signalé un problème inquiétant, dit le seigneur Merydis une fois que Saren se fût tu. Il y a des mouvements… inhabituels du côté de la nécropole. Des tombes ont été profanées et plusieurs personnes ont prétendu voir des morts animés errer là-bas. Les membres de l’ aréopage exprimèrent leur dégoût avec un bel ensemble. Morgas tendit l’ oreille, curieux. — Des morts animés ? s’ étonna la hiérophante de Nar. — Êtes-vous certain de ces informations ? demanda Tris, l’ air préoccupée. — J’ ai demandé à la milice d’ enquêter sur le sujet. Pour l’ instant, il semble que le phénomène soit limité. On m’ a rapporté la présence de quelques-unes de ces créatures. Malheureusement, les hommes de la milice sont terrifiés par ces
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Enfants de Lune choses, et je ne leur jette pas la pierre. Peut-être pourriez-vous nous aider, Tris. La Guilde du Savoir est sans doute la mieux placée pour gérer ce genre de choses. — Nous ne pratiquons pas ce genre de magie, répondit-elle d’ un ton désapprobateur. Mais bien sûr, j’ enverrai des Initiées étudier la question. S’ il y a bien ce genre d’ abomination dans la nécropole, nous ferons ce qu’ il faut pour les éliminer. — Qu’ est-ce qui les fait se relever ? questionna Saren. C’ est une magie particulière, ou autre chose ? — C’ est très inhabituel, dit Tris. Il faut que nous allions voir sur place pour comprendre ce qui se passe et éradiquer ce mal. Jusqu’ à présent, je n’ avais entendu que des rumeurs sur l’ existence de ces créatures. J’ avoue que je pensais qu’ ils n’ étaient que des fantasmes, des sujets de ragots sans importance. Nous allons devoir étudier très sérieusement la question. Morgas attendit qu’ ils se soient tous mis d’ accord sur leur plan d’ action contre les morts animés, un peu mal à l’ aise face à ce sujet. Lui non plus n’ avait encore jamais été confronté à ce genre de choses et leur origine l’ intriguait. Puis, alors qu’ ils entamaient un débat qui promettait d’ être très ennuyeux sur les finances de la ville, il se décida à se montrer. Tranquillement, il descendit les marches qui menaient jusqu’ à eux, attendant qu’ ils le remarquent. La Grande Hiérophante de Nar fut la première à lever les yeux vers lui. Elle fronça les sourcils et attira l’ attention des autres en désignant Morgas d’ une main délicate. — Nous avons de la visite, dit-elle d’ une voix parfaitement calme et contrôlée. Les regards se tournèrent vers Morgas. Curieux, outragés, furieux. Seul le seigneur Balsar, endormi sur son siège, resta indifférent à son arrivée. — Cette intrusion est inadmissible, grinça Tris en le foudroyant du regard. — Qui êtes-vous ? demanda le seigneur Merydis. — Gardes ! brailla le vieux Ezern. — Oh, les gardes ne viendront pas, dit tranquillement Morgas en prenant pied sur le sol dallé de l’ amphithéâtre. — Que voulez-vous ? questionna froidement la hiérophante de Nar. — Je viens demander justice, dit-il d’ une voix posée. — C’ est intolérable, dit le seigneur Merydis en se levant avec l’ intention évidente d’ aller chercher la garde. Qu’ on fasse sortir cet homme. Tris l’ interrompit d’ un geste vif. Morgas pouvait lire dans ses yeux la fureur que provoquait son intrusion. Il y voyait également une peur compréhensible. Tris connaissait le démon, l’ atout caché de Morgas. Elle savait que rien au monde ne le forcerait à sortir de cette salle tant qu’ il n’ aurait pas pu parler à l’ aréopage. — Asseyez-vous, mon ami, dit-elle au seigneur Merydis d’ un ton apaisant. Je crains que nous devions subir sa présence pour quelques instants. Pour ceux qui ne le connaissent pas, voici Morgas, qui a l’ art de s’ imposer là où il n’ est pas le bienvenu. 49
Héritages I Morgas s’ inclina devant elle en un salut narquois. — Eh bien, que veux-tu, encore ? demanda-t-elle, acide. — Comme je l’ ai dit en arrivant, je demande justice, répondit Morgas. Hier matin, des hommes de la milice de la ville ont tenté de m’ assassiner. Je pense que vous êtes tous au courant. — Nous sommes au courant de troubles survenus dans les rues, répondit le seigneur Merydis. Troubles provoqués par un individu usant de méthodes contestables. Vous, en l’ occurrence. Je devrais vous faire arrêter immédiatement. — Alors que je suis la victime ? Tris leva les yeux au ciel. — Cette histoire de gardes de la milice tentant de t’ assassiner est ridicule, Morgas, attaqua-t-elle. — Et pourtant je ne manque pas de témoins, rétorqua-t-il. J’ ai même l’ un des hommes chargés de la basse besogne à ma disposition. Il est très bavard. — En quoi tout ceci nous concerne-t-il ? demanda la hiérophante de Nar. — Cela vous concerne car le commanditaire de cet assassinat est parmi vous, déclara Morgas. Ce qui déclencha une vague de protestations véhémentes, au point de réveiller le seigneur Balsar, qui considéra Morgas d’ un œil vaguement surpris mais ne fit pas de commentaire. Tris jeta un regard excédé à Morgas. Délibérément, ce dernier posa son propre regard vers Saren Falsen, qui le lui retourna d’ un air haineux. — Je suis à Arkas depuis une dizaine de jours, annonça Morgas. Je n’ ai causé de tort à personne. J’ ai rendu visite à la Guilde de Nar et mené mes affaires avec elle sans déranger qui que ce soit. Et pourtant, je sais de source sûre que le seigneur Falsen ici présent a voulu me faire assassiner en pleine rue hier matin. — Calomnie ! gronda Saren en se levant d’ un air outragé. — C’ est une grave accusation, dit la hiérophante de Nar, gardant toujours son contrôle. Pouvez-vous apporter une preuve de ce que vous avancez ? — J’ ai un témoin à ma disposition. — Un pauvre hère de la garde que vous avez bien payé ! lança Saren, le visage congestionné par la rage et l’ indignation. — Non, dit Morgas, savourant à l’ avance son effet. Mon témoin est la propre sœur du seigneur Saren, qui a servi de messagère auprès de votre très intègre préfet Alannar pour la mise en place de la tentative d’ assassinat. Saren pâlit visiblement et Morgas fut surpris que Netharys n’ ait pas prévenu son frère de la discussion que le mage avait eu avec elle. Peut-être ne s’ attendait-elle pas à ce qu’ il réagisse aussi vite. — C’ est un mensonge, siffla Saren. — Vraiment ? demanda Tris d’ une voix douce. Morgas la regarda avec surprise, interloqué qu’ elle soit la première à croire ses assertions. Le visage de la maîtresse de la Guilde était froid et composé, mais il 50
Enfants de Lune y avait dans ses yeux une lueur glacée de colère que Morgas connaissait bien. Pour une fois et contre toute attente, il n’ en était pas le destinataire. — Vous n’ allez pas croire un mensonge aussi grossier, protesta Saren. — Un mensonge très facile à vérifier, dit tranquillement la hiérophante de Nar. Il nous suffirait de nous adresser à Netharys pour entendre sa version des faits. — Faites-la quérir, dit Morgas en fixant Saren. Je pense que vous trouverez son récit intéressant. — Je ne peux pas croire que vous rentriez dans son jeu ! gronda le seigneur Falsen. — Nous avons tous entendu les récits de cette attaque, dit soudain le seigneur d’ Ophale de sa voix aigrelette. Quelqu’ un a bien tenté de l’ assassiner, de cela nous ne doutons pas. Mais si ce qu’ il dit est vrai et que tu y es pour quelque chose, Saren, j’ aimerais bien comprendre pourquoi. Cet homme est inoffensif. Morgas fit la moue mais laissa passer la dernière remarque. Il reporta son regard sur le seigneur Saren et remarqua pour la première fois à quel point il était jeune. Jeune et sans doute assez inexpérimenté dans les affaires de politique et d’ intrigue, ce qui expliquait sa maladresse dans toute cette histoire. — Je n’ ai rien à voir dans tout ça, dit Saren en gesticulant de plus en plus. Cet homme tente de saper ma position à l’ aréopage. Je n’ arrive pas à croire qu’ il ait réussi à manipuler ma sœur ainsi. C’ est une honte et un scandale. Comment pouvez-vous l’ écouter ? Est-ce qu’ il vous a ensorcelé ? — Morgas n’ est pas capable d’ ensorceler qui que ce soit, articula Tris. — Je me fiche de sa position à l’ aréopage, déclara Morgas en les regardant tour à tour, ignorant volontairement Tris pour sa dernière remarque. Si on ne m’ avait pas attaqué hier, j’ aurais quitté la ville aujourd’ hui. — Pourquoi crois-tu qu’ il veut saper ta position ici, Saren ? insista le seigneur d’ Ophale. Malgré ses airs de vieillard impotent, Ezern fixait le jeune homme d’ un regard perçant. Morgas révisa son point de vue sur lui. Le seigneur d’ Ophale était loin d’ être diminué par l’ âge. — Il veut prendre ma place, accusa Saren. Morgas éclata de rire. Qu’ est-ce qui avait bien pu amener cet imbécile à croire une chose aussi invraisemblable ? — C’ est la chose la plus ridicule que j’ aie jamais entendue, déclara-t-il sincèrement. Au vu de leur visage, les autres membres de l’ aréopage semblaient partager l’ opinion de Morgas. — Ce n’ est pas ridicule, dit Saren d’ un air acculé. Il est le fils de Zephra, l’ ancienne maîtresse de la Guilde ! Morgas reçut cette dernière déclaration comme une gifle. Comment cet avorton imbécile osait-il dévoiler cette information devant tout l’ aréopage ? Et 51
Héritages I qui le lui avait appris ? Morgas adressa un regard furieux à Tris. Son ascendance était connue au sein de la Guilde, mais les Filles de Nar n’ avaient jamais eu aucun intérêt à dévoiler cette information. Elles l’ avaient au contraire soigneusement dissimulée tant qu’ elles le pouvaient. Le visage surpris et ennuyé de Tris semblait indiquer qu’ elle n’ était pas à l’ origine de cette fuite. — C’ est une nouvelle intéressante, déclara calmement la hiérophante de Nar en examinant attentivement le visage de Morgas, mais je ne vois pas en quoi elle justifierait que Morgas prenne ta place. Saren se rassit lourdement sur son siège. Son visage était rouge et embarrassé. — Mon père se méfiait déjà de lui, grommela-t-il. — Je me souviens bien de cela, dit la prêtresse, mais Atamir n’ a jamais tenté de l’ éliminer. — Il s’ est contenté de l’ éloigner, ajouta pensivement le seigneur d’ Ophale. Son antipathie à l’ égard de Morgas n’ était un secret pour personne. Mais l’ origine de cette antipathie était bien plus mystérieuse. Je me demande… Qui est votre père, Morgas ? Morgas se redressa de tout son haut, prêt à répondre que cela ne le regardait pas. Puis il adressa un regard incrédule à Saren, réalisant ce que ce petit crétin avait cru, sans doute influencé par son vieil imbécile de père. — Mon père n’ était certainement pas Atamir Falsen, se récria-t-il, comprenant enfin la nature de l’ hostilité que lui avait toujours vouée le vieil homme. Cet abruti de Falsen avait cru tous ces cycles que Morgas était son fils. Sans doute avait-il eu une liaison avec sa mère, longtemps auparavant. Apprenant qu’ il était le fils de Zephra, il avait donc considéré Morgas comme une menace pour son héritage et pour la position de son propre fils. Il avait tout fait pour lui faire quitter Arkas et éloigner cette menace. Puis il avait transmis ce faux secret à Saren, qui avait vu un danger dans l’ arrivée de Morgas et voulu y mettre un terme. — En êtes-vous sûr ? insista le vieux seigneur d’ Ophale. — Évidemment, rétorqua Morgas. Il ne connaissait pas son père. Zephra avait toujours été vague quant à son identité, mais elle en avait suffisamment dit à Morgas pour qu’ il soit certain qu’ il ne s’ agissait pas d’ un homme ordinaire, qu’ il soit noble ou non. Son père avait des capacités magiques. Zephra avait beaucoup appris de lui sur les glyphes. Il n’ y avait absolument aucune chance qu’ il ait été Atamir Falsen. Saren le regardait d’ un air interloqué, comme s’ il ne parvenait pas à croire ce qu’ il entendait. — Je l’ atteste devant vous, reprit Morgas, je ne suis pas le fils d’ Atamir Falsen, les dieux en soient remerciés ! Et je n’ ai aucune envie de siéger dans votre petit conseil de ville. Mes ambitions sont ailleurs. Je ne peux pas croire que tous ces cycles aient été gâchés par un stupide malentendu ! — Vous renoncez donc à toute prétention ? demanda le seigneur d’ Ophale. 52
Enfants de Lune — Je ne renonce à rien, s’ emporta Morgas, furieux de voir ainsi son ascendance commentée par l’ aréopage d’ Arkas. Je n’ ai aucun droit à faire valoir à ce sujet. La seule chose que je demande, c’ est qu’ on répare les torts qui m’ ont été faits. Les regards se tournèrent vers Saren, qui donnait l’ impression de vouloir s’ enfoncer dans le plancher pour y disparaître. — J’ exige des excuses pour la tentative d’ assassinat sur ma personne, déclara Morgas. J’ exige que la jeune fille qui a été emprisonnée par la milice suite à cette attaque soit libérée sur-le-champ. J’ exige également qu’ elle soit largement dédommagée pour le préjudice subi. — C’ est tout ? demanda la hiérophante de Nar. Morgas regarda Saren et poussa un soupir. Un jeune homme stupide, embrigadé par la peur de son père. Il songea à Netharys et n’ eut pas le cœur de demander de sanction lourde pour le jeune homme. — C’ est tout, acquiesça-t-il. Les excuses de Saren semblèrent durer une éternité. Le jeune homme tenta tant bien que mal de conserver bonne contenance, mais il hésita sur chaque mot et n’ osa même pas poser ses yeux sur Morgas. Le mage profita de chaque instant, satisfait de la manière dont les choses se résolvaient. Peut-être ce jeune abruti tirerait-il une leçon de toute cette histoire. Par la suite, Morgas quitta l’ aréopage comme un prince, laissant derrière lui les oligarques d’ Arkas, bien décidé à ne jamais remettre les pieds dans ce palais.
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HĂŠritages I
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Chapitre 5 Âge d’ Or, avant l’ ère Élémentaire. Le lourd manteau glissa jusqu’ au sol, où il demeura alors qu’ Acamal s’ avançait sur la terrasse de sa chambre. Ce soir, et pour six jours, il n’ y aurait aucun serviteur pour remplir toutes les menues tâches quotidiennes. Pendant six jours, le temps des fêtes Lunaires, chacun serait libre d’ agir à sa guise, oubliant rang et obligations pour se consacrer uniquement au plaisir de la fête, de la danse et de la boisson. Parfois même de la transgression, les serviteurs s’ affublant des tenues de leurs maîtres, histoire de renverser l’ ordre des choses pendant quelques heures. Acamal était seul et c’ était une chose suffisamment rare pour qu’ il prenne quelques instants pour savourer cette rare intimité. Les bruits de Talmen, capitale de l’ empire de la Lune, montaient jusqu’ à lui, chants, flûtes et tambourins, mais le palais était calme comme il ne l’ était jamais que pendant ces six jours de célébrations. Lentement, il retira le masque en forme de disque lunaire qu’ il portait depuis la cérémonie. Il avait, comme toujours, lancé les festivités, et à présent, il n’ était plus qu’ un homme comme les autres pour le temps des Lunaires. En théorie, bien sûr. Car en pratique, il demeurait l’ Empereur Blanc, seigneur incontesté du peuple de la Lune, installé sur ces terres avec la bénédiction du dieu Daar. Il posa le masque sur la rambarde de pierre, admirant machinalement les reflets nacrés de la pierre de lune, son cœur se gonflant d’ un orgueil bien légitime. Il avait guidé son peuple jusqu’ ici, et ce palais était le plus merveilleux symbole de sa puissance et un rappel permanent de leur origine à tous, du voyage qui les avait menés de la lune qui éclairait le monde, si haut dans le ciel, à ces terres riches et accueillantes. Depuis des siècles, il régnait sur son peuple et il en avait fait les hommes les plus prospères et influents de ce continent. La surface polie du masque lui renvoyait son reflet et il contempla sans fausse modestie son visage toujours jeune. Il était beau, il le savait. Sans doute Daar l’ avait-il choisi en partie pour cela. Ses yeux en amande, d’ un violet soutenu, lui renvoyaient un regard satisfait et il se sourit à lui-même à l’ idée de devenir aussi vaniteux que son frère Aestyr. Se détournant du masque, il envisagea un instant de dénouer ses longs cheveux blancs, mais il doutait d’ obtenir rapidement un résultat satisfaisant sans per-
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Héritages I sonne pour l’ aider. Il abandonna donc cette idée, conservant le diadème doré qui maintenait l’ entrelacs de tresses qu’ une servante avait mis des heures à réaliser le matin même. Après tout, il n’ avait pas envie de se déguiser pour changer d’ identité cette nuit. Il l’ avait déjà fait à de nombreuses reprises au cours des Lunaires passées et goûté aux joies de l’ anonymat au sein de son propre peuple. Il avait dansé avec de jeunes inconnues – et des moins jeunes – bu avec des paysans et chanté des chansons peu recommandables avec un nombre incalculable de soldats. Si certains s’ étaient alors douté de son identité, ils n’ en avaient rien laissé paraître et Acamal s’ était bien gardé de donner des indices sur son rang. Après chaque Lunaire, les rumeurs allaient bon train, et chacun prétendait avoir croisé l’ Empereur Blanc dans telle ou telle situation cocasse. Mais tant de personnes se costumaient pour prendre son identité que des centaines d’ Empereurs Blancs se promenaient pendant six jours dans la ville. S’ il gardait ses vêtements actuels, il ne serait qu’ un empereur parmi tous les autres. L’ idée était amusante et il l’ adopta sans plus attendre. Laissant son manteau lourdement ornementé sur le sol, il sortit de ses appartements sans plus s’ apprêter, en robe blanche et tête nue, attrapant juste sur une table basse une bourse contenant de quoi acheter quelques verres. Il traversa les couloirs déserts du palais, ses sandales claquant sur la pierre de lune et éveillant des échos étranges sous les colonnades. Il aurait aimé que certains de ses frères et sœurs fassent le voyage pour participer aux Lunaires mais, cette fois, aucun d’ eux n’ avait répondu présent. Ils avaient tous leurs affaires à gérer et il semblait qu’ ils se soient lassés de l’ événement. Les premiers temps, ils étaient venus régulièrement puis, les décennies passant, la fête avait visiblement perdu de son charme à leurs yeux. Il avait un moment cru que Sefyrin, bénie de Nar, ferait le déplacement, mais elle lui avait finalement envoyé un message plutôt impertinent lui annonçant qu’ elle lui rendrait visite plus tard, quand il ne serait plus occupé à brailler des chansons paillardes avec ses compagnies de soudards. Acamal salua d’ un signe désinvolte de la main les gardes en faction à l’ entrée du palais. Depuis des semaines, les soldats pariaient leurs tours de garde au jeu pour tenter de couper à la corvée pendant les Lunaires. Les pauvres hommes en faction étaient sans doute les moins chanceux de la garnison du palais. Les rues étaient la proie du chaos le plus total, contrastant vivement avec la nature habituellement calme et réservée du peuple de la Lune. Le contrôle de soi, vertu si prisée en temps normal, n’ avait plus droit de cité dans Talmen. Acamal se laissa entraîner dans plusieurs farandoles, admirant les vêtements chatoyants parés de bijoux et de plumes, respirant à pleins poumons le parfum lourd des fleurs jonchant le sol et foulées par la cohue. Il accepta la pâtisserie qu’ une jeune femme lui tendait avec un sourire aguicheur, mais la foule les sépara et il ne trouva pas l’ occasion de pousser sa chance avec elle. Après tout, les Lunaires étaient l’ occasion de toutes les folies et certaines 56
Enfants de Lune jeunes filles en profitaient pour se permettre l’ inadmissible en temps normal. Les enfants de la Lune, conçus pendant les six jours de fête, trouvaient toujours un père qui ne posait pas trop de questions. Acamal avait conscience d’ attirer les regards, mais peu de gens étaient susceptibles de vraiment le reconnaître. Les gens du peuple n’ avaient pas le droit de regarder le visage de l’ Empereur Blanc. Seuls les membres de la haute noblesse pouvaient se permettre quelques regards à la dérobée. Et qui se serait attendu à ce qu’ il apparaisse ainsi, sans masquer son identité ? Il se laissa porter par la foule et aboutit sur le côté du grand bassin qui bordait la pyramide de Daar. Il s’ assit sur le rebord du bassin et admira l’ immense pyramide à degrés qui luisait doucement à la très faible lueur de la lune. Levant les bras vers elle, il rendit grâce à son dieu pour les bienfaits qu’ il apportait à son peuple. Il était heureux. La vie était belle. Plusieurs heures plus tard, après avoir pris un repas dans le quartier des marchands et participé à un jeu de balles dans lequel son équipe avait lamentablement perdu sous les moqueries et les sifflets de la foule, Acamal reprit le chemin du palais. Il aurait volontiers trouvé une compagne pour finir cette excellente nuit, mais il semblait que le sort s’ acharnait contre lui ; dès qu’ une jeune femme le regardait avec intérêt, quelque chose ou quelqu’ un venait se mettre entre eux et il était incapable par la suite de la retrouver. C’ est alors qu’ il la remarqua. Elle le regardait fixement, nonchalamment appuyée contre le socle d’ une statue le représentant. Elle dissimulait son visage derrière un éventail de plumes sombres mais il était sûr qu’ elle lui souriait. Il avait déjà vu cette femme, pendant la cérémonie marquant le début des festivités. Elle était là, avec les autres nobles, et il s’ était fugitivement demandé qui elle pouvait bien être. Il ne l’ avait jamais remarquée auparavant. Elle était très belle, avec de longs cheveux bouclés, d’ un rouge sombre presque noir qu’ on ne trouvait que parmi le peuple de la Lune. Et voilà qu’ elle reparaissait, venue de nulle part. Elle portait une robe noire ornée d’ un superbe pectoral représentant un oiseau. Des bracelets d’ or brillaient à ses poignets et ses bras, mettant en valeur sa peau cuivrée. Détail étrange dans cette tenue élaborée, ses pieds étaient nus dans la poussière de la rue. Voyant qu’ elle avait l’ attention d’ Acamal, elle abaissa son éventail juste le temps de lui adresser un sourire complice, puis elle se glissa derrière la statue et disparut à son regard. Il savait reconnaître une invitation quand il en voyait une alors il la suivit, intrigué et amusé par ce petit jeu. Elle n’ était déjà plus derrière la statue lorsqu’ il y parvint, mais un parfum enivrant flottait dans l’ air et il prit un instant pour le respirer. Elle l’ attendait plus loin dans une rue voisine, son éventail de plumes noires toujours en place pour masquer ses lèvres. Soit. Il se sentait d’ humeur joueuse, lui aussi.
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Héritages I Il la poursuivit dans la moitié de la ville, sans se lasser de ses dérobades, de plus en plus impatient de l’ attraper mais savourant le jeu. L’ avait-elle reconnu ? Il portait un masque à la cérémonie, elle n’ avait donc pu voir son visage. Il était sûr qu’ elle n’ était jamais venue à la cour auparavant. Il l’ attrapa enfin dans un jardin des beaux quartiers de la ville. Elle sursauta lorsqu’ il surgit de derrière un arbre, face à elle, mais il était pourtant persuadé qu’ elle s’ était volontairement laissé piéger. Elle recula de quelques pas, masquant toujours sa bouche de son éventail. — Belle promenade, dit-il d’ un ton affable en s’ approchant d’ elle. Elle continua à battre en retraite, lentement, jusqu’ à se retrouver dos à un petit muret de pierre. — J’ ai la sensation d’ avoir été suivie, dit-elle d’ une voix un peu étouffée. — Vraiment ? souffla-t-il, faisant mine de vérifier si quelqu’ un était derrière lui. Tu ne crains rien, belle inconnue, reprit-il. Je suis là pour te protéger. Elle rit, un rire chaud et envoûtant et Acamal sentit un frisson délicieux lui parcourir le dos. Il était plus qu’ heureux d’ avoir pris la peine de la poursuivre. — Protégée par l’ Empereur Blanc en personne, dit-elle. J’ ai beaucoup de chance. — Mais oui, acquiesça-t-il en tentant de deviner si elle l’ avait vraiment percé à jour. Elle s’ inclina devant lui, baissant modestement les yeux. — C’ est un honneur, murmura-t-elle. Et, ce disant, elle plongea les yeux dans les siens. Il n’ eut plus de doute ; elle savait. Elle savait qu’ il était Acamal, et elle l’ avait fait courir dans toute la ville. Elle savait qu’ il était l’ Empereur Blanc et elle le fixait directement dans les yeux, en dépit de toute convenance. Peu de monde aurait osé en faire autant en toute connaissance de cause, même pendant les fêtes Lunaires. Ses yeux étaient merveilleux. Grands et expressifs, des iris noirs comme le charbon. Ils étaient maquillés d’ une ligne sombre qui faisait ressortir leur splendeur. Et elle n’ avait pas peur. Elle n’ était même pas impressionnée. Il avait en fait la sensation qu’ elle le regardait avec autant de fascination qu’ il en éprouvait pour elle. Il laissa passer quelques instants, puis s’ avança lentement vers elle. — Cet éventail m’ empêche de voir ton visage, dit-il d’ un ton cajoleur. Elle fit mine de réaliser que les plumes de l’ éventail caressaient toujours l’ arête de son nez. — Est-ce un ordre ? s’ enquit-elle de sa voix chaude, légèrement voilée. — Oui, dit-il avec un sourire, mais d’ un ton sans réplique. Elle abaissa lentement l’ éventail, faisant glisser les plumes sur son visage. Elle était magnifique. Des traits à la fois racés et expressifs, une bouche sensuelle courbée en un sourire provocateur. Il mourait d’ envie de l’ embrasser.
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Enfants de Lune Acamal caressa sa joue du bout des doigts. Elle le laissa faire, les yeux fixés dans les siens. Alors il se pencha vers elle et l’ embrassa. Elle l’ enlaça en retour et il fut surpris de la force de son étreinte, tout comme de la passion de son baiser. Il plongea la main dans ses cheveux bouclés et la posa sur sa nuque. Elle était sublime et il brûlait de désir pour elle. Elle mit fin au baiser, doucement. Il la laissa reculer d’ un pas, admirant la légère rougeur sur ses joues. Ses yeux étaient brillants comme si elle combattait les larmes d’ une violente émotion. Il ne voulait pas l’ effrayer. Il savait par expérience que son rang pouvait paralyser certaines femmes, aussi empressées qu’ elles aient pu sembler au départ. Il tendit la main vers elle pour caresser à nouveau son visage, mais elle la saisit au vol, interrompant son geste. Elle leva les yeux vers la lune un instant, puis reporta son attention sur lui. Approchant son visage de celui d’ Acamal, elle lui déposa un baiser à la commissure des lèvres et murmura : — Merci pour cette merveilleuse soirée. Et avant qu’ il comprenne ce qui se passait, elle avait disparu, ses pieds nus glissant sans bruit entre les arbres. Lentement, Acamal gravit une marche de plus, respectant le rythme régulier des tambours. Il approchait du haut de la pyramide où l’ attendait le Grand Prêtre de Daar. Le vieil homme était encadré par les deux lionnes blanches apprivoisées d’ Acamal et celui-ci pouvait voir à leur posture qu’ elles commençaient à s’ impatienter de tout ce cérémonial. Les Lunaires touchaient à leur fin. Bientôt, la lumière du jour, dispensée par la lune, allait gagner en intensité. C’ est à ce moment précis qu’ il mettrait le pied sur l’ esplanade, devant le temple construit en haut de la grande pyramide de Talmen. La forme de la lune était toujours visible et, montant les marches, il faisait face à son disque rayonnant, pour l’ instant au plus bas de sa luminosité. Tourné vers le nord, il réalisait une ascension symbolique vers son astre d’ origine. Il était depuis longtemps le seul de son peuple à se souvenir de la lune. Il y était né. Il avait été choisi par Daar, qui avait transformé sa nature et fait de lui un prince immortel, un jeune dieu. Il était, d’ une certaine manière, l’ enfant du dieu de la Lumière, l’ enfant de Lune, et son peuple le vénérait pour cela. À chaque marche, il faisait une pause, et entamait une nouvelle prière. Une fois en haut, il commémorerait l’ arrivée sur cette terre du palais en pierre de lune qui les avait tous transportés selon la volonté de Daar. Tant de chemin parcouru après tous ces cycles… Il avait fait de son peuple le plus puissant du continent. Ailleurs, la guerre faisait rage, mais ici, sous son règne, les hommes connaissaient paix et prospérité. Ses frères et sœur, enfants d’ autres dieux, régnaient sur des territoires voisins mais aucun n’ était aussi influent ni puissant que lui. La dernière marche, enfin. Il dut faire un signe à l’ une des lionnes pour qu’ elle reste immobile et elle se recoucha d’ un air boudeur. Acamal échangea un 59
Héritages I sourire avec Tanuach, le Grand Prêtre de Daar. C’ était un vieil homme à présent. Il se souvenait comme si c’ était hier de son intronisation, presque trente cycles plus tôt. Il avait appris à accepter les ravages que le temps faisait à son entourage, mais cela ne rendait pas plus facile la perspective de la disparition de ceux qu’ il appréciait. Acamal leva les bras vers la lune et entonna la dernière prière, alors que Tanuach lui faisait écho. Puis il se retourna pour contempler la foule, les milliers de gens massés sur la place et les rues environnant le temple. Ils étaient si petits vus du haut de la pyramide. Un silence impressionnant régnait sur la ville, chacun retenant son souffle en attendant le renouveau. Tanuach déposa dans les paumes ouvertes d’ Acamal un délicat encensoir, une poterie si habilement peinte et patinée qu’ elle semblait faite de verre coloré. L’ Empereur Blanc le leva au-dessus de sa tête, puis le lâcha, le laissant se fracasser en mille morceaux sur les marches. Alors, chaque personne présente devant le temple leva à son tour un élément de vaisselle et le jeta à terre. Le bruit de milliers de verres, d’ assiettes et pots brisés monta jusqu’ à Acamal et il s’ étonna comme à chaque fois de l’ étrange bruissement que générait ce rituel dans la ville autrement silencieuse. Un nouveau cycle long commençait. Des prêtres l’ entourèrent et il les laissa le déshabiller entièrement, les bras écartés. Ils lui retirèrent jusqu’ à la coiffe argentée en forme de demi-cercle qui reposait sur sa tête, puis ils firent couler sur tout son corps une eau couleur d’ argent destinée à teinter sa peau. Patiemment, il attendit que la peinture sèche, puis qu’ on le revêtît de nouveaux vêtements blancs tissés d’ argent. Il était trop loin pour le voir mais il savait qu’ en bas, chacun retirait une pièce de vêtement pour la remplacer par une étoffe neuve. Les prêtres entonnèrent la dernière prière à Daar et tous la reprirent en cœur, d’ une seule voix, et Acamal sentit son cœur se gonfler de fierté devant cette démonstration de discipline et de dévotion. Puis un grand silence s’ abattit sur la ville, comme si chacun retenait son souffle. Acamal tournait le dos au temple, mais il vit la lumière aveuglante l’ entourer et il sut que Daar leur faisait l’ honneur de sa présence. Il apparaissait parfois à la fin des Lunaires pour leur apporter sa bénédiction. Acamal attendit que l’ explosion de lumière se résorbe un peu. En bas, la multitude se prosternait comme un seul homme. Prenant une profonde inspiration, il se tourna vers son dieu. Daar, dieu ancien de la Lumière, se tenait sur l’ esplanade, devant son temple, et faisait face à Acamal. Il avait choisi d’ apparaître sous une forme humanoïde, mais il était difficile de la discerner précisément tant il rayonnait. En lieu et place de visage, il arborait un disque lunaire qui ne laissait filtrer aucune expression, si ce n’ est deux rayons de lumière où auraient dû se trouver des yeux. Acamal ploya le genou devant lui et inclina la tête. Daar sembla glisser vers lui et une main lumineuse se posa sur sa tête.
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Enfants de Lune — Je suis content de toi, mon enfant, dit-il d’ une voix qui n’ était ni masculine, ni féminine, juste… autre. Continue. Il n’ y avait nulle chaleur dans cette voix, mais Acamal y était accoutumé. Juste la simple expression d’ un fait. Daar était satisfait. Et Acamal ne pouvait que s’ en féliciter. Il avait quelques fois été l’ objet du mécontentement de son dieu, et c’ était une chose qu’ il préférait éviter autant que possible. La compréhension et la mansuétude ne faisaient pas partie des attributions de Daar. Le dieu disparut comme il était venu, et cela marqua la fin de la cérémonie mieux que ne l’ auraient fait les trompes des prêtres. Se relevant, Acamal fit signe à ses deux lionnes de le suivre et il entama avec toute la majesté requise la descente de la pyramide. Les prêtres le flanquèrent pour l’ escorter. En bas du temple, des soldats prendraient ensuite le relais et Acamal traverserait ainsi la ville pour rejoindre son palais, les gens lançant des fleurs et des prières sur son passage. Arrivé au bas des marches, il crut percevoir les effluves d’ un parfum enivrant et familier. Il fit de son mieux, tout le long du chemin qui le ramenait à son palais, pour l’ ignorer. Acamal repoussa les plats sur la table basse d’ un geste agacé et renvoya d’ un signe de tête la servante qui ne savait que faire face à l’ humeur de son empereur. Il se laissa aller sur les coussins, renfrogné. Il se restaurait seul, abrité derrière des paravents qui le séparaient du reste de la cour. L’ Empereur ne prenait pas ses repas en public, même la nuit fêtant la fin des Lunaires. Il aurait dû être satisfait, il le savait. Les fêtes s’ étaient très bien passées, et on déplorait peu d’ incidents. Daar leur avait même fait l’ honneur d’ une apparition. Pourtant, il ne parvenait pas à se réjouir. Il ne cessait de penser à cette femme. Il l’ avait cherchée en vain après sa disparition dans le jardin puis, le lendemain et les jours suivants, il avait écumé la ville en examinant chaque visage pour tenter de la retrouver. Chacun avait continué à s’ amuser autour de lui, profitant de la fête, mais lui ne pensait qu’ à la revoir. Où pouvait-elle bien être ? Qui pouvait-elle bien être ? Il n’ avait même pas eu le temps de lui demander son nom. Il lui avait semblé bien des fois reconnaître son parfum, mais jamais il n’ avait pu retrouver sa trace. Il était furieux à la fois contre elle et contre lui-même. Comment osait-elle jouer ainsi avec lui ? Jamais personne n’ avait eu le culot de le provoquer de la sorte. Et comment pouvait-il se laisser mener ainsi par le bout du nez ? Il l’ avait poursuivie quelques heures dans la ville et n’ avait parlé que quelques minutes avec elle. Tout ceci était tellement ridicule. Il pouvait obtenir si facilement ce qu’ il voulait de la plupart des femmes. Pourquoi s’ entêter à rechercher celle-là ? À cause du baiser, peut-être ? Il renversa sa tête en arrière sur les coussins avec un soupir. Le seul souvenir de ce baiser suffisait à enflammer tout son corps. C’ était absurde. Et cela devait cesser.
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Héritages I Il se redressa brusquement en entendant sa voix. Chaude et légèrement voilée, cela ne pouvait être qu’ elle. Il frissonna en l’ entendant rire. Elle était là, juste derrière le paravent. Il se maudit en sentant son cœur s’ emballer. Il ne devait pas, ne pouvait pas se précipiter au devant d’ elle comme un amoureux éconduit. Acamal se leva et, se drapant dans la robe blanche maculée par la teinture argentée qui couvrait toujours son corps, sortit de derrière le paravent. Les conversations cessèrent sans délai et tout un chacun baissa consciencieusement les yeux pour éviter de le fixer. Il la chercha du regard. Elle était bien là, assise non loin du paravent. Elle portait à nouveau une robe noire, couleur inhabituelle pour le peuple de la Lune. Elle était toujours aussi belle, des perles dans les cheveux et sa bouche esquissant un sourire énigmatique. Violant toutes les convenances, elle releva les yeux pour lui adresser une œillade complice. Luttant contre l’ envie de marcher vers elle et d’ exiger des explications, il lui adressa son regard le plus froid et sortit à grands pas de la pièce, son sang bouillant de rage et de désir. Il attendit de s’ être éloigné de la pièce où elle était pour se mettre à pester entre ses dents. — Aurais-je mécontenté mon empereur ? Acamal fut stupéfait de la découvrir devant lui, dans l’ ombre d’ une colonne. Elle avait dû courir sacrément vite pour le battre de vitesse, et pourtant elle ne paraissait même pas essoufflée. Il marcha sur elle, bien décidé à lui faire payer ses petits jeux. — Je ne suis pas un homme que l’ on fait courir ainsi, gronda-t-il en s’ immobilisant juste devant elle. Il lui saisit le bras sans grande douceur, des fois qu’ il lui prendrait à nouveau l’ envie de s’ éclipser. Elle s’ abstint de toute résistance, comme de tout commentaire à ce sujet. — C’ est moi qui ai couru, répondit-elle en baissant modestement les yeux. Ça lui allait bien de faire l’ effarouchée, songea-t-il en admirant malgré lui la courbe de sa joue cuivrée. — Tu es bien effrontée, attaqua-t-il en s’ efforçant de maintenir sa colère à un niveau constant, ce qui était difficile alors qu’ elle se trouvait si proche. Prends garde de ne pas dépasser les bornes. — Je suis nouvellement arrivée à la cour, répondit-elle, peut-être ne suis-je pas au fait de tous les usages. Elle parlait d’ une voix basse et réservée, mais son regard noir était à nouveau planté dans celui d’ Acamal. Il était si proche d’ elle qu’ il pouvait respirer son parfum. — Il y en a au moins un que tu ne peux que connaître, et que tu ne cesses d’ enfreindre : personne n’ a le droit de fixer mon visage. Elle lui sourit, tout en continuant à le dévisager sans honte. — C’ est que… tu es si beau, mon empereur. 62
Enfants de Lune Cela aussi, c’ était parfaitement inconvenant. Et délicieux à entendre. Aucune femme n’ avait jusqu’ alors osé l’ entreprendre de façon aussi directe. Elle était incroyablement impertinente et il se surprenait à adorer cela. C’ était si différent des courbettes, des platitudes et de la soumission empressée des femmes qu’ il avait l’ habitude de côtoyer. — Je t’ ai cherchée partout pendant les Lunaires, s’ entendit-il dire d’ un ton boudeur. — On dirait que nous nous sommes manqués, dit-elle, et il se demanda dans quel sens il devait prendre cette phrase. Il avait en effet ressenti un très grand manque en son absence. — Mais maintenant, je suis là, continua-t-elle. Son regard était soudain grave et sérieux et elle n’ avait plus rien de l’ impudente qui avait joué avec lui. Il y avait une profondeur inattendue dans ses yeux noirs. — Je ne voulais pas te blesser, mon empereur, dit-elle d’ une voix douce en lui caressant la joue. — Je ne suis pas blessé, répondit-il, gagné par son sérieux. Je me demande juste combien de temps tu vas rester auprès de moi, cette fois-ci. Il avait l’ étrange impression que, même ainsi, alors qu’ il se trouvait si proche d’ elle, elle demeurait insaisissable et mystérieuse. Ils étaient presque enlacés mais il craignait qu’ elle disparaisse sans un bruit, qu’ elle ne s’ évapore dans ses bras, le laissant à nouveau seul et frustré. — Je resterai tant que je le pourrai, dit-elle, et tant que tu voudras de moi. Il l’ embrassa et comprit au plus profond de lui qu’ elle était la femme qu’ il lui fallait et que jamais plus il ne la laisserait partir. — Viens avec moi, dit-il. Il lui prit la main et l’ entraîna dans les couloirs du palais. — Où m’ emmènes-tu ? demanda-t-elle. Sa voix amusée indiquait clairement qu’ elle n’ avait pas grand doute sur la réponse. — Dans mon lit, répondit-il d’ un ton léger. Ce qui n’ était rien d’ autre que la stricte vérité. Il voulait cette femme de toute son âme et ne se souvenait pas avoir désiré quelqu’ un de cette manière depuis une éternité. Il ne savait rien d’ elle, mais il n’ en avait pas besoin. Il avait suffisamment d’ intuition pour percevoir qu’ elle était parfaite pour lui. Si elle le désirait, il ferait d’ elle son impératrice. Elle rit à sa déclaration et lui serra la main, fort, visiblement ravie par cette perspective. Une fois qu’ ils furent arrivés à destination, elle n’ hésita pas une seconde avant d’ entrer dans les appartements d’ Acamal. Elle résista cependant quand il voulut l’ emmener sur le balcon. — Laisse-moi t’ admirer à la lumière, dit-il. Elle secoua la tête et se réfugia dans l’ ombre, contre le mur. 63
Héritages I — On va nous voir, répondit-elle. — Quelle importance ? Acamal remarqua qu’ elle fixait la lune, visible d’ où elle se tenait et de plus en plus lumineuse. Le jour se levait. — Daar ne nous verra pas, dit-il en plaisantant. Je sais qu’ il aime surveiller le monde, mais tu n’ as pas à t’ inquiéter de ça. Il se fiche bien de ce que nous faisons tous les deux. Elle haussa les épaules comme si elle acceptait ses arguments mais, lui prenant les mains, elle l’ attira néanmoins à l’ intérieur de la chambre. Il se laissa docilement faire. — Je ne connais même pas ton nom, fit-il mine de protester. — Ajah, souffla-t-elle.
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