Le Livre Âge d’Or. Avant la fondation de l’Empire de la Lune. Continent des Hommes. Lantom, la cité aux longs soupirs. Madira tournait autour de Sefyrin, comme un odieux vautour aurait examiné une proie fraîche. Elle dirigeait la Maison. Elle avait tous les droits. Lathénée se faisait violence pour ne pas intervenir et soustraire sa fille bien-aimée au regard de l’autre femme. Elle savait très bien ce qui se passait dans sa tête. Ce qu’elle voyait en Sefyrin. Sefyrin était belle. Plus belle encore que ne l’était sa mère. À quatorze cycles, elle offrait aux regards un visage délicat à l’expression innocente, écrin parfait pour de grands yeux d’un vert d’eau inhabituel. Elle était femme depuis peu. Son charme juvénile ferait des ravages. Madira pourrait gagner des fortunes avec elle. Lathénée avait toujours su que ce moment arriverait. Quand Sefyrin était née, elle avait pleuré toutes les larmes de son corps. La vie qu’elle offrait à sa fille n’avait rien d’enviable. Elle avait prié et prié durant sa grossesse pour que son enfant soit un garçon. Mais la Lune bienveillante n’avait pas abaissé son regard sur elle. Elle était née sous le signe du Fléau, du Destructeur, et avait transmis cette malédiction à sa fille. Lathénée était une esclave et Madira sa propriétaire. Elle vivait dans la plus renommée des maisons de plaisir de Lantom, la cité aux longs soupirs. Elle n’avait jamais connu d’autre vie. Elle avait cru une fois pouvoir s’enfuir, mais elle avait été traquée et impitoyablement ramenée chez sa propriétaire pour reprendre son travail. Sefyrin était née bien des cycles plus tard et jamais Lanthénée n’avait eu le courage de lui parler de cette tentative d’évasion. Elle avait toujours tout fait pour cacher à sa fille la triste réalité de sa condition et sa propre souffrance. Mais Sefyrin était intelligente et intuitive. Élevée dans une maison close, elle ne pouvait rien ignorer des activités qui s’y déroulaient. Elle savait que sa mère était une prostituée. Elle savait que c’était le sort qui l’attendait dès qu’elle serait pubère. Jamais Lanthénée ne l’avait entendue se plaindre ni exprimer ses sentiments à ce sujet. Sefyrin était douce et aimante avec elle, mais elle demeurait par ailleurs toujours secrète, enfouissant si profondément ses sentiments et ses émotions qu’elles ne faisaient quasiment jamais surface. Ces derniers temps, elle avait quasiment cessé de parler. C’était un sujet d’inquiétude pour sa mère, qui n’avait cependant pas osé la brusquer dans l’espoir de briser ce mutisme. Elle ne le comprenait que trop bien. Sefyrin devait forcément appréhender ce moment. Elle devait savoir pourquoi Madira la scrutait avec tant d’attention. Lanthénée avait espéré trouver un moyen de soustraire sa fille à la Maison avant que ce moment n’arrive, mais le temps l’avait rattrapée et elle se sentait coupable de n’avoir su agir plus vite. Peut-être avait-elle inconsciemment temporisé, redoutant le moment de la séparation. À présent, Sefyrin devrait payer le prix de sa faiblesse. - Elle est magnifique, dit Madira en prenant le menton de Sefyrin pour mieux l’examiner. Puis elle écarta les pans de la toge pour dévoiler ses seins, ronds et blancs, et les caressa d’une main appréciatrice. Lanthénée vit les lèvres de la fille se pincer à ce contact, mais Sefyrin ne fit aucun mouvement, ses yeux lumineux fixés droits devant elle. Tout comme sa mère, elle était esclave, et elle savait qu’en tant que telle, elle n’avait aucun droit sur son propre corps. 1
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- Quelle réussite, continua la tenancière avec une fierté répugnante. La naissance de Sefyrin était son œuvre. Son père avait été soigneusement sélectionné par Madira, dans l’espoir d’obtenir une belle femme à vendre quand sa mère gagnerait en âge. Comme les fermiers sélectionnent leur bétail, choisissant des reproducteurs pour leurs génisses, Mételon avait été amené à Lanthénée pour l’engrosser. Il avait été esclave, lui aussi, entraîné à combattre dans l’arène pour le plaisir des foules. Il s’était montré plus attentionné que la plupart de ses clients et Lanthénée avait regretté l’annonce de sa grossesse, qui avait marqué la fin de ses visites et de l’exclusivité dont il disposait. Il était mort deux cycles plus tard, tué lors d’un de ces combats dénués de sens qui déchaînaient la passion de la plèbe. Lanthénée ne pouvait donc compter sur lui pour faire sortir sa fille de la Maison. Elle ne pouvait compter sur personne. Ici, tout le monde s’espionnait dans l’espoir d’obtenir de maigres avantages auprès de Madira en lui apportant la moindre bribe d’information. Les autres esclaves étaient des compagnes d’infortune, pas des amies. Le reste du personnel de la maison, serviteurs et guérisseuse, n’avait que faire de ses problèmes. Même le répugnant prêtre de la Lune, qui aurait dû être compatissant et bienveillant, ne venait que dans l’espoir d’obtenir gratuitement les services des filles de la Maison. - Tu es ma plus belle réussite, insista Madira à l’attention de Sefyrin. Tu vas me rapporter plus d’or que je ne pouvais l’espérer. Les narines de Sefyrin se dilatèrent légèrement, seul signe extérieur de son émotion. Lanthénée avait envie de pleurer, de hurler son désaccord, mais elle savait que cela serait vain et sans doute contre-productif. Elle devait supporter, tout comme sa fille, les rodomontades de la vieille maquerelle. Madira fit un signe de la main et la servante qui attendait près de la porte l’ouvrit pour laisser entrer deux jeunes femmes. Lanthénée les connaissait et savait très bien pourquoi elles étaient là. - Préparez-la, leur ordonna Madira. - Non ! ne put s’empêcher de protester Lanthénée. La vieille lui adressa un regard d’impatience et de cruauté mêlées. - À quoi donc t’attendais-tu, ma fille ? lui demanda-t-elle. Tu vieillis et on ne te demande plus autant qu’avant. Elle, c’est une rose qui ne demande qu’à être cueillie. Elle sera la plus belle de mon jardin pendant au moins une dizaine de cycles, si on ne me l’abime pas. On va se l’arracher. J’aurais dû la faire éduquer bien plus tôt. Lanthénée sentit les larmes monter à ses yeux, son cœur se soulevant une fois de plus à la pensée de ce qui attendait sa fille. - Elle est trop jeune, tenta-t-elle d’argumenter. Maîtresse Madira, elle n’est pas prête ! Les choses ne se passeront pas bien si vous précipitez sa première fois… - Balivernes, dit l’autre femme d’une voix dure. Elle est plus que prête. Si je ne l’ai pas envoyée aux préparatrices jusqu’à présent, c’est par égard pour toi. Sois en reconnaissante. Lanthénée réprima la réponse cinglante qui lui venait aux lèvres. - Mais elle est malade ! affirma-t-elle, changeant de stratégie sans trop y croire. - Cesse donc de m’abreuver de fariboles. Tu ne veux pas qu’elle commence à travailler, voilà tout. Depuis le temps que je la nourris et que je la loge, il est temps qu’elle me fasse rentrer dans mes frais. 2
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Lanthénée sentit une larme rouler sur sa joue. - Elle refuse de parler, insista-t-elle. Les clients vont la trouver bizarre… Madira émit un rire cruel. - Bien au contraire. Tu devrais savoir qu’ils ne viennent pas ici pour discuter. Ils la trouveront sans doute bien plus reposante que les grues bavardes que vous êtes, toi et les autres. Sur l’ordre muet des deux préparatrices, Sefyrin se leva de sa chaise, le bracelet d’esclave tintant légèrement à sa cheville. Il était étudié pour être impossible à retirer sans un outil de forgeron mais suffisamment léger pour ne pas abîmer la peau. La jeune fille réajusta sa toge pour masquer sa poitrine, digne comme une reine et le visage impassible, avant de suivre les deux autres femmes hors de la pièce. - Elle te succède, dit Madira sans douceur. Tu as toujours su que ça arriverait. Estime-toi heureuse que je te garde après ça. Et elle quitta la pièce à son tour, sous le regard haineux de Lanthénée. Lorsque la porte se ferma, les yeux de cette dernière se posèrent sur la volumineuse lampe à huile qui trônait sur l’une des tables, à portée de la main. Pourquoi ne l’avait-elle pas saisie quand elle en avait l’occasion ? Pourquoi ne l’avait-elle pas abattue sur la tête de sa tortionnaire, pour en finir une fois pour toute ? Elle n’avait rien à perdre. Juste sa fille à sauver. Lanthénée essuya les larmes de rage et de souffrance qui coulaient sur ses joues. Il n’était plus temps de larmoyer. Madira était partie. La voie était libre, pour quelques heures. Peut-être Lanthénée pourrait-elle contacter dame Lithéa, l’étrange cliente qui semblait porter de l’intérêt à Sefyrin ? Cette femme avait toujours mis Lanthénée mal à l’aise, mais dans les circonstances actuelles, remettre Sefyrin entre ses mains paraissait bien plus enviable que de la laisser en pâture aux clients de la Maison. Sefyrin devait sortir de la Maison. Coûte que coûte. Et Lanthénée était la seule à pouvoir l’aider à le faire. Sefyrin était allongée sur le dos, dans la chambre plongée dans l’obscurité. Les préparatrices de Madira avaient fini par partir et elle en était soulagée. Cette épreuve passée, il lui restait une nuit de répit avant que la vieille Madira ne vende son corps au premier homme venu. Elle avait été baignée, ointe d’huiles précieuses, puis les préparatrices lui avaient fait la leçon sur la manière dont elle devait se comporter, ce qu’attendaient les hommes et comment elle devait répondre à leur désir. Elles auraient pu s’abstenir de ce cours. Sefyrin avait grandi dans la Maison. Elle savait tout ce qu’il y avait à savoir sur les hommes. La suite avait été plus perturbante. Elle avait été réticente au départ, figée sous les caresses des deux femmes, indocile sous leurs baisers. Puis elle s’était sentie gagnée par une étrange torpeur et, dans un trouble moite, avait fini par accepter de se laisser aller. Le plaisir l’avait prise par surprise, intense et inattendu. Était-ce sensé l’amadouer ? Lui faire accepter plus facilement ce qui se passerait le lendemain ? Cela n’aidait pas. Rien n’aidait, pas même le savoir ancré depuis toujours que c’était là son destin et qu’il lui fallait s’y résigner, comme sa mère s’était résignée avant elle. Enfant, elle avait vécu ses premiers cycles dans une bienheureuse inconscience. Dans la Maison, les choses paraissaient normales. Mais un jour, elle avait pu sortir. Elle avait senti le poids du regard des autres, leur jugement, et compris ce jour-là qu’elle n’était qu’une esclave, une chose destinée à servir au plaisir des hommes, et que c’était un sort infâmant et détestable. 3
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Elle avait observé, ensuite, sa mère et toutes ses tantes. Elle avait vu la souffrance derrière les sourires de façade, le désespoir parfois. Elle avait appris à lire le regard des hommes, à déterminer en quelques instants lesquels étaient violents, lesquels vicieux, lesquels attentionnés. Elle avait appris que la Maison traitait bien ses esclaves en comparaison d’autres établissements de ce genre. Les femmes avaient accès à une guérisseuse et à des bains, mangeaient à leur faim et avaient le droit de garder de menus cadeaux de leurs clients. Elle avait observé tout cela et ne pouvait se résoudre à accepter cette vie misérable et dénuée de sens. Il l’aurait fallu, mais elle ne le pouvait pas. Elle ne savait pas grand-chose de la vie à l’extérieur de la Maison. Elle portait le bracelet de la servitude. Mais elle était prête à tenter sa chance. Que pouvait-il lui arriver de pire que d’être vendue à des hommes ? Mourir ? Elle avait déjà envisagé cette solution. Surtout le jour où elle avait commencé à saigner. Le compte à rebours s’était alors enclenché et elle avait pris toutes les dispositions possibles pour s’assurer une porte de sortie. Les barreaux aux fenêtres empêchaient toute évasion par les toits. Mais Sefyrin avait une clé. La clé d’une réserve, qui ouvrait sur la rue. Il faudrait passer le gardien et elle ne savait encore comment s’y prendre, mais elle trouverait. Il le fallait bien. Avant l’aube. Madira avait commis l’erreur de la laisser dans sa chambre. Une chambre destinée à recevoir des clients, mais une pièce qu’elle connaissait très bien. La porte était pour l’heure fermée à clé, mais cela ne représentait pas un grand défi pour Sefyrin. Elle savait comment l’ouvrir. Elle se leva et, silencieusement et s’habilla. Madira ne lui avait pas encore confisqué ses vêtements pour les remplacer par les tenues suggestives des filles de la Maison. La vieille était bien sûre d’elle-même. Elle n’imaginait apparemment pas que Sefyrin puisse tenter de lui échapper. La jeune fille revêtit une robe grise qui, elle l’espérait, lui permettrait de passer inaperçue dans les rues. Elle n’avait pas d’or, pas de ressource en dehors de son corps, qu’elle refusait de vendre. Elle n’avait qu’une très vague idée de la manière dont elle survivrait une fois sortie de la Maison. Elle travaillait depuis des cycles dans les cuisines. Elle acceptait les tâches ingrates. Les auberges et les tavernes de la ville avaient sans doute besoin d’employées comme elle. Sefyrin prit le maigre sac qu’elle avait préparé des jours plus tôt. Quelques vêtements de rechange et un couteau acéré volé en cuisine. Voilà tout ce qu’elle emportait. Elle aurait voulu dire au revoir à sa mère, mais c’était bien trop risqué. Elle ne pouvait pas non plus lui laisser de message. Elle ne savait guère écrire que son nom et déchiffrer des mots simples. Le cœur battant, elle écouta au travers de la porte. Les bruits habituels de la Maison filtraient jusqu’à elle : rires étouffés, quelques gémissements ostentatoires et les éclats de voix d’un client aviné. Sur la pointe des pieds, elle récupéra au-dessus du chambranle la tige de fer qui lui servait d’ouvre-porte. Elle la cala dans l’interstice entre le sol et le bas de la porte et inspira un grand coup avant de peser de tout son poids sur elle. La lourde porte de bois bougea avec un son démesurément fort. À l’extérieur, le loquet se désengagea avec un cliquetis. Sefyrin retint sa respiration, à l’affût du moindre signe indiquant que la manœuvre avait été repérée. Mais rien ne bougea et elle se risqua à entrouvrir la porte. La voie était libre et elle sortit. Elle referma ensuite la porte derrière elle, prenant soin de remettre le loquet en place. Après un coup d’œil, elle longea le couloir et se risqua à s’engager sur le balcon qui surplombait la salle commune où les clients buvaient et choisissaient les filles. Il était tard et la
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plupart des clients étaient déjà dans les chambres. Ils n’étaient plus qu’une demi-douzaine de soiffards à échanger des rires gras et des blagues douteuses. Sans un bruit, elle se glissa le long de la rambarde et rejoignit l’escalier qui menait aux cuisines, toujours à l’affût de la moindre présence. La Lune était avec elle car elle ne croisa personne, pas même une des quelques gamines élevées dans le même but qu’elle et cantonnées pour l’heure aux tâches domestiques. La vieille cuisinière était là, fidèle au poste. Elle était assise près du poêle, tournant le dos à Sefyrin. La bouteille d’eau de vie ouverte à côté d’elle et la manière dont sa tête penchait en avant indiquaient qu’elle avait cédé une fois de plus à son vice et représentait aucune menace. Sefyrin rejoignit sans encombre la réserve, ses doigts fouillant fébrilement son sac à la recherche de la clé alors qu’elle dévalait l’escalier sombre. Elle dut tâtonner dans l’obscurité pour trouver la porte et encore pour trouver la serrure. La clé s’encliqueta parfaitement et tourna avec aisance. Les mains tremblantes, Sefyrin entrouvrit la porte. Il faisait sombre dans la ruelle. La Lune était à son minimum de luminosité, presque transparente dans la voûte obscure. L’avenir était incertain, mais il valait mieux tenter sa chance dehors plutôt que de rester dans la Maison, Sefyrin en était convaincue. La peur de ce qui l’attendait dans les chambres de la Maison supplantait de loin ses réticences à quitter l’endroit où elle avait toujours vécu. Dehors, c’était l’inconnu. Un monde violent et sans pitié, dirigé davantage par l’influence du Fléau que par celle de la bienveillante Lune. Mais il n’était pas moins redoutable à l’intérieur. Elle sortit avec précaution. Et sursauta, manquant de crier, lorsque quelqu’un agrippa son poignet. Elle voulut se débattre mais la main qui l’emprisonnait était forte et elle ne put s’en dégager. - Doucement, ma belle, dit une voix rauque qu’elle reconnut avec une bouffée de soulagement. Carel. L’un des hommes de main de la Maison, large et musculeux. Les rumeurs prétendaient qu’il avait été gladiateur par le passé et racheté par Madira suite à la blessure qui le faisait boiter. Sefyrin l’aimait bien. Il était gentil et se montrait toujours compréhensif avec les filles de la Maison. Il n’abusait pas de sa position de supériorité. Il se devait d’obéir aux ordres de Madira, mais il était esclave, lui aussi. Ne pouvaient-ils tous deux s’entraider ? Elle leva des yeux implorants vers lui. - Sefyrin, dit-il dans un soupir désolé. Je ne peux pas te laisser partir. Il faut rentrer avant que Madira se rende compte de ce que tu as voulu faire. Ce sera bien pire pour toi si elle le sait. Elle sentit ses espoirs fondre irrépressiblement sous son regard résigné. Il avait été brisé très longtemps auparavant. Il ne se révolterait pas. Il ne la laisserait jamais s’en aller. Elle aurait dû le supplier, l’implorer de la prendre en pitié et lui promettre tout et n’importe quoi s’il la laissait partir. Mais elle ne pouvait amener aucun mot à ses lèvres, incapable de surmonter le blocage qui s’était installé par la force de l’habitude. Pendant longtemps, elle n’avait plus voulu parler. À présent, elle ne le pouvait même plus. Elle sentit des larmes de dépit et de colère monter à ses yeux. Elle se débattit avec un gémissement mais il tint bon, lui murmurant des mots d’apaisement qu’elle ne voulait pas entendre. Elle aurait préféré qu’il la tue plutôt que de la forcer à retourner à l’intérieur. Déjà, elle entendait des bruits venir de la cuisine. On avait dû remarquer sa fuite. Elle n’avait plus beaucoup de temps. Sefyrin émit un nouveau gémissement de douleur et d’angoisse alors que la lumière d’une lampe venait illuminer la réserve. La voix hystérique de Madira retentissait dans l’escalier. 5
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- Retrouvez-la ! criait-elle. Ou je vous fais tous écorcher vifs ! Deux autres hommes de main apparurent, suivis de près par la mère maquerelle. Carel empêcha les deux gros bras de l’approcher, mais Madira les dépassa comme une furie et asséna une violente gifle à Sefyrin. - Petite ingrate ! siffla-t-elle. Me tourner le dos après tout ce que j’ai fait pour toi ! Les réparties cinglantes venaient à l’esprit de Sefyrin mais aucune ne put franchir ses lèvres. Elle hoquetait, à la fois terrifiée et révoltée par la situation. - Que croyais-tu faire ? M’échapper ? Petite folle ! L’extérieur n’aurait fait qu’une bouchée de toi. Alors que je t’offre la sécurité ! Tu serais sortie dans cette ruelle… avec un minois pareil, tu n’aurais pas fait cinquante pas dans la rue avant d’être violée et tuée par des crapules en maraude. Tu ne sais rien du monde. Il est placé sous le signe du Fléau, cruel et impitoyable. Sefyrin ne le savait que trop. Elle ne voyait pas bien la différence entre la vie que lui offrait Madira et celle de la rue. Elles étaient aussi abjectes l’une que l’autre. La première était peut-être simplement un peu plus propre. Et plus longue, ce qui ne jouait pas vraiment en sa faveur. - Tu as eu tort de me défier, dit la vieille en saisissant le menton de Sefyrin dans sa main. Je voulais te ménager. Te réserver à une clientèle raffinée. Mais puisque tu veux faire les choses à la dure, je vais exaucer tes souhaits. Sefyrin se débattit, la terreur au ventre, mais Carel et Vedern, un autre homme de main qu’elle détestait, la tenaient chacun par un bras. - Je vais te mater, petite gourde ! dit Madira. Pour toute réponse, Sefyrin lui cracha au visage, ce qui lui valut une seconde gifle. - Tu crois que me forcer à abimer ton visage va te sauver la mise ? dit la vieille avec un rire cruel. Mais tes prétendants ne vont pas s’arrêter à ce genre de détail. Et tu vas y passer cette nuit. Vous tous, suivez-moi ! Elle fit volte face et remonta les escaliers comme une furie, suivie par ses sbires. Sefyrin aurait pu se débattre encore, mais elle savait que c’était vain. Elle se laissa donc porter par les deux hommes vers sa déchéance et son calvaire, son esprit cherchant désespérément une porte de sortie. Elle avait encore son sac. Et le couteau aiguisé qu’elle avait volé. C’était peu de choses, mais toujours mieux que rien. Elle fut amenée jusqu’à la salle commune, où Madira fit suffisamment de bruit pour attirer plus de la moitié des clients et des filles de la Maison malgré l’heure tardive. Sefyrin chercha le visage de sa mère parmi les curieux, sans la trouver. - J’ouvre des enchères ! brailla la vieille maquerelle quand elle eut suffisamment de public à son goût. Elle se dirigea vers Sefyrin et, l’arrachant à ses deux gardiens, la poussa au milieu de la pièce avec une telle force que la jeune fille trébucha et tomba au sol. Le sac était là, contre son flanc, et Sefyrin en profita pour glisser sa main à l’intérieur et refermer ses doigts sur le manche du couteau. - La petite merveille que vous avez devant vous est vierge, déclara Madira. Elle sera au plus offrant pour tout le reste de la nuit. Tout est permis, sauf d’abimer son visage et de lui briser les os. Il y eut un murmure gourmand dans la foule et les premiers prix fusèrent. Sefyrin serra les dents, tout son corps submergé par un dégoût insondable. Aucun de ces hommes ne poserait la
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main sur elle. Elle avait le couteau, et s’il ne servait pas contre eux, elle pourrait le retourner contre elle. Elle se releva, brandissant son arme avec défi. Cela déclencha le rire de Madira, rapidement suivi par celui de l’assemblée, hommes et femmes réunis. Ce n’étaient que visages grimaçants et regards concupiscents autour d’elle. Oui, le Fléau avait bien pris possession de cette ville, comme de tout ce qu’il avait détruit par le passé. On racontait que le Fléau était venu pour punir les hommes de leur faiblesse et de leur arrogance, dévastant leur fière civilisation. Les hommes le priaient à présent, s’enorgueillissant d’être forts et conquérants. Ils pensaient ainsi gagner sa faveur. Mais ils n’étaient que des porcs et des brutes sans cœur ni cervelle. Le Fléau pouvait bien revenir et tout détruire. Sefyrin aurait voulu qu’il s’abatte à nouveau sur la cité et la raye une deuxième fois du monde, emportant tout cela avec lui. Les prix montaient, les rires aussi. Un large cercle s’était formé autour de Sefyrin, qui tournait sur elle-même pour les tenir à distance. - Alors, qui se croit capable de dompter cette pouliche ? gloussa la vieille, les yeux brillants de cupidité. Ah, ils aimaient le spectacle, songea Sefyrin avec amertume. Elle allait leur en donner pour leur argent. D’un geste brusque, elle appliqua le couteau sur sa propre gorge. Elle n’avait plus peur. C’était la fin, mais au moins était-ce une fin qu’elle avait choisie. Un silence expectatif tomba sur l’assemblée. Un nouveau rebondissement dans le spectacle. Sefyrin entendait sa propre respiration hachée, forte à ses oreilles. Elle savait qu’elle irait jusqu’au bout de ce geste, mais visiblement Madira ne l’en croyait pas capable. - Tu ne feras pas ça, ma jolie, caqueta-t-elle. Tu veux vivre, comme nous t… Sa voix mourut alors que l’extrémité d’une longue pique de cuisine ressortait brusquement de sa poitrine, dégoulinante de sang. Derrière elle se tenait Lanthénée, une expression impitoyable sur le visage. Madira tomba au sol avec un soupir gargouillant, son visage déformé par le choc et la souffrance. - Crève ! cria Lanthénée dans le silence stupéfait qui s’était abattu sur la salle, assortissant ce mot d’un violent coup de pied dans le corps de la vieille maquerelle. Pendant un instant, rien ne bougea. Puis Vedern pivota d’un bloc sur lui-même et assena un coup de poing à Lanthénée, la cueillant en plein visage. Elle s’écroula au sol avec un cri, sa tête heurtant violemment le dossier d’une chaise. L’un des clients, un habitué, se porta au secours de la mère de Sefyrin, affrontant le gros bras. Comme si le meurtre de Madira avait ouvert la porte à tous les débordements, les hommes s’empoignèrent. L’un d’eux se rua sur Sefyrin, pour être interrompu par Carel qui se plaça en rempart entre elle et lui. L’homme de main fut rapidement pris à partie par plusieurs clients avinés, et l’altercation tourna à la rixe générale. Momentanément oubliée, Sefyrin se faufila en hâte jusqu’à l’endroit où se trouvait sa mère et s’agenouilla à côté d’elle. - Maman, dit-elle d’une voix étranglée, le premier mot qu’elle prononçait depuis des jours et des jours. Lanthénée était inerte au sol et ne réagit pas quand Sefyrin la secoua, mais sa poitrine se soulevait et s’abaissait, signe qu’elle était encore en vie.
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Quelqu’un saisit le bras de Sefyrin et voulut la tirer en arrière. Elle se débattit avant de se rendre compte qu’il ne s’agissait pas d’un homme mais de la vieille servante Ettel, qui était dans la Maison depuis si longtemps qu’elle prétendait se souvenir de l’arrivée de Lanthénée alors que cette dernière n’était encore qu’une petite fille. - Viens, lui dit Ettel. Vite ! Sefyrin secoua la tête. Elle ne pouvait pas abandonner sa mère. Lanthénée avait tué Madira devant une salle pleine de clients. Une esclave abattant sa maîtresse. Elle serait livrée aux bêtes de l’arène pour ça. - Ne sois pas ridicule, la tança sévèrement la vieille servante. Ta mère a fait tout ça pour toi. Ne gâche pas ses efforts. - Je ne peux pas la laisser ! protesta Sefyrin. Ettel la mit debout avec une force inattendue. - Tu ne peux pas la sauver ! Ta mère est morte à l’intérieur depuis très longtemps, à force de vivre dans cet endroit. La seule chose qui lui reste, c’est toi. Alors respecte son sacrifice et suismoi ! Au milieu du chaos, Sefyrin lança un regard désespéré à sa mère. Ettel avait raison, mais cela ne rendait pas les choses faciles pour autant. À elles deux, elles n’étaient pas assez fortes pour déplacer rapidement une femme inconsciente. Elles se feraient repérer, alors que les poignards commençaient à sortir des fourreaux. Elle se laissa emmener jusque dans le petit vestibule de la Maison, le cœur déchiré et indécis. Elle savait qu’elle devait partir mais elle ne pouvait se débarrasser de l’idée qu’elle aurait également pu sauver sa mère. Il devait forcément y avoir un moyen, il fallait juste qu’elle le trouve. Et très vite. Ettel voulut l’entraîner à l’extérieur, mais Sefyrin résista. - On t’attend dehors ! protesta la servante. Tu as la chance d’avoir une autre vie après celle-ci. Ne traîne pas. - Je dois pouvoir la sauver, insista Sefyrin sans vraiment comprendre ce que lui disait la vieille. - Il n’y a aucun moyen ! C’est à cet instant que la certitude s’ancra en Sefyrin, terrible et dévastatrice. Il y avait un moyen. Un moyen aussi radical que celui utilisé par Lanthénée pour épargner une vie de prostituée à sa fille. Et c’est ce qu’elle aurait voulu. Car elle était déjà morte. Car la vie n’avait aucun sens pour elle, et encore moins quand son seul avenir consistait à être cruellement exécutée dans l’arène pour son crime. Les larmes brouillèrent la vue de Sefyrin. Serrant les dents, elle attrapa une des lampes qui éclairaient le vestibule et, avec un cri de rage et de rancœur, la lança de toutes ses forces contre les rideaux qui pendaient du plafond. Elle lança ensuite un regard de défi à Ettel, mais la servante ne paraissait ni choquée, ni même désapprobatrice. Sefyrin fit alors le tour de la pièce pour jeter les autres lampes sur tout ce qui lui paraissait inflammable. Très rapidement, la chaleur devint insoutenable alors que le feu se répandait le long des murs.
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La Maison était en bois, comme la plupart des bâtiments du quartier. Qu’elle brûle. Qu’ils brûlent tous. Sefyrin n’était pas le Fléau, mais elle pouvait leur faire payer toutes ces souffrances. Elle allait les faire danser dans le brasier et se réjouir de leur mort. À l’extérieur de la Maison, une silhouette emmitouflée dans un long manteau à capuchon les attendait. Elle était escortée par un homme d’arme qui surveillait nerveusement la rue. Ettel marcha jusqu’à elle, menant Sefyrin à ses côtés en la tirant par la manche. Cette dernière se laissa faire, étourdie par la colère, la peur et la conscience grandissante de ce qu’elle venait de déclencher. - La voici, maîtresse, dit la servante. L’emploi de ce dernier mot arracha Sefyrin à sa contemplation de la Maison, de laquelle commençaient à s’échapper des fumerolles et le grondement du feu. Elle avait toujours cru qu’Ettel était l’esclave de Madira. Et pourtant la vieille s’adressait à la femme au capuchon comme si cette dernière était sa propriétaire. Sefyrin rencontra les yeux de la femme. Ils étaient froids, calculateurs. Hostiles. Elle la connaissait. C’était une femme aisée, qui venait parfois à la Maison et demandait toujours à voir Lanthénée. Comme cliente. Plus d’une fois, elle avait examiné Sefyrin avec un intérêt malsain. Son regard n’avait jamais rien eu de lubrique ni de concupiscent. Il avait juste été… dérangeant, comme si elle voyait en Sefyrin davantage qu’une enfant esclave élevée dans une maison close. Et qu’elle n’aimait pas ce qu’elle voyait. - Il était temps, dit la femme, son regard glissant sur la Maison léchée par les flammes. Partons. Sefyrin n’était pas certaine de vouloir la suivre, mais elle n’avait aucun autre plan. Elle ne savait pas qui était cette femme, ni ce qu’elle lui voulait. Peut-être était-ce tout simplement une concurrente de Madira, qui cherchait à récupérer des jeunes femmes. Si c’était le cas, Sefyrin avait toujours son couteau. Elle n’hésiterait pas à s’en servir, d’une manière ou d’une autre. Ils s’éloignèrent tous les quatre rapidement, alors que des cris commençaient à se faire entendre dans leurs dos. L’incendie gagnait en ampleur et Sefyrin en éprouva une satisfaction perverse. Les larmes ne voulaient plus monter à ses yeux et elle espérait qu’elle pourrait à nouveau pleurer un jour. Elle venait de tuer sa mère. Elle venait de la sauver et de la venger. Sefyrin s’était attendue à une riche maison mais l’endroit dans lequel la conduisit son étrange hôtesse avait depuis longtemps perdu le faste de l’opulence. La maison était grande mais singulièrement vide, l’atrium mal entretenu, le bassin totalement sec. La peinture s’écaillait sur les murs, offrant des vestiges de fresques qui avaient dû être splendides à une époque lointaine. Ils étaient loin du quartier de la Maison, pour ce que Sefyrin pouvait en dire. Ils avaient marché longtemps, dans un nombre incroyable de rues et de ruelles. Sefyrin n’avait jamais imaginé que la ville puisse être si grande. Les murs de la maison étaient de pierre. Au moins ne risquaient-ils pas de prendre feu si l’incendie s’étendait jusque là. La femme congédia son garde d’un signe de la main, puis mena Sefyrin et Ettel jusqu’à une chambre dépourvue de tout mobilier à l’exception d’un lit et d’une paillasse sur le sol. - Reste avec elle, ordonna-t-elle à Ettel. Je ne veux pas qu’elle se mette en tête de s’enfuir.
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Sefyrin entendit les mots, mais ils lui semblèrent étrangement faux. Elle avait l’impression que sa présence embarrassait ou contrariait cette femme. Elle ne comprenait pas pourquoi cette dernière était venue la chercher. La femme reporta finalement son attention sur Sefyrin, ses lèvres se plissant en une moue hostile. - Tu es en sécurité, lui dit-elle, les mots toujours en contraste avec son ton. Nous nous verrons demain pour parler. Elle les quitta ensuite, refermant la porte derrière elle. Sans tourner la clé, remarqua Sefyrin, un signe somme toute encourageant. Elle marcha jusqu’à la fenêtre. Il n’y avait pas de barreaux. Juste des rideaux écrus qui gonflaient au souffle du léger vent nocturne. Elle aurait pu s’enfuir par là, à condition de prendre le risque de sauter d’un étage. Mais elle n’avait pas de raison de partir. Pas pour l’instant, du moins. Cet endroit n’était pas une autre maison close. Elle pouvait bien s’y reposer pour une nuit. Sefyrin s’assit sur le lit, dos au mur, relevant ses genoux pour les entourer de ses bras. Elle ne voulait pas penser à tout ce qui s’était passé cette maudite nuit. À Madira qui avait voulu la vendre aux enchères. À la mort de sa mère. Au fait qu’elle avait allumé le brasier qui l’avait tuée. Il lui semblait entendre, au loin, le grondement de l’incendie. Elle invita Ettel à la rejoindre en tapotant le lit à côté d’elle. La vieille femme obtempéra avec un sourire de gratitude. - Tu es une brave fille, lui dit-elle. - Je croyais que tu appartenais à Madira, dit lentement Sefyrin. Elle n’avait pas envie de parler mais son blocage semblait finalement avoir disparu et elle voulait des réponses à ses questions. Elle voulait comprendre qui était la femme qui l’avait accueillie et pourquoi. La vieille femme haussa les épaules. - Elle le croyait aussi, répondit-elle avec un petit sourire. J’ai été habilement placée dans la Maison par ma véritable maîtresse, pour veiller sur ta mère et toi. - Mais pourquoi ? Comment s’appelle ta vraie maîtresse ? - Ma maîtresse est dame Lithéa. Elle fait partie d’une très vieille famille de cette cité. Sa lignée remonte au temps d’avant le Fléau. Sefyrin secoua la tête. - Tout ce qui existait avant le Fléau a été perdu, dit-elle. - Certains se souviennent, dit tranquillement Ettel. Certaines. La mémoire des choses est importante. - Mais le Fléau est passé sur nous il y a des siècles… - Cette famille a un protecteur puissant. Une protectrice. Une déesse bienveillante qui a posé sa main sur dame Lithéa, comme sur certaines de ses ancêtres. - La Lune ? demanda Sefyrin. La servante ricana. - La Lune n’a rien de bienveillant. Les croyances des imbéciles de cette ville sont ridicules. La Lune n’est pas une douce mère nourricière et le Fléau ne reviendra jamais pour les récompenser d’être des abrutis et des barbares. - Comment pouvez-vous le savoir ? 10
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- Notre déesse nous l’a dit. Dame Lithéa est l’une de ses prêtresses. Mais ce n’est pas ma place de te raconter tout ça. Tu devrais dormir. - Pourquoi nous surveillais-tu, ma mère et moi ? insista Sefyrin. Qu’est-ce que nous avons de particulier ? Ettel évita son regard. - Je ne peux pas te répondre, dit-elle. Tu poseras ces questions demain à dame Lithéa. Je veux juste te dire… que je ne voulais pas ça pour ta mère et toi. Pas cette vie. Mais je ne suis qu’une esclave. Ce n’est pas moi qui commande. - Mais… - Dors. Je ne peux en dire plus. Sefyrin obtempéra et tenta de dormir, mais ses pensées se bousculaient dans sa tête, l’empêchant de trouver le repos. Elle ne voulait pas se laisser aller au sommeil. Cela lui semblait comme une trahison vis-à-vis de sa mère de rechercher le confort de l’oubli après ce qu’elle lui avait fait. Elle ne pouvait pas encore la pleurer. Ses yeux étaient secs, tout comme l’était son cœur engourdi. Mais elle pouvait au moins veiller cette nuit pour Lanthénée et le sacrifice qu’elle avait consenti. Tendant l’oreille pour entendre les échos de l’incendie, Sefyrin pria pour le repos de l’âme de sa mère. Elle pria la Lune et tous les dieux, quels qu’ils soient, susceptibles de veiller sur elle. Elle ne savait plus en qui croire ni si elle avait vraiment envie d’accorder sa foi à quiconque. Les dieux ne les détestaient-ils pas tous pour leur infliger de tels supplices ? Pourquoi aurait-il fallu prier de telles divinités, qui ne faisaient que prendre sans jamais donner ? Les larmes montèrent finalement à ses yeux au petit matin et elle finit par s’endormir, épuisée et triste. Le lendemain, Ettel la mena dans une longue pièce où on lui servit un repas simple mais copieux. Ce salon était tout aussi vide et désolé que tout ce que Sefyrin avait vu du reste de la maison. Il semblait n’y avoir que quelques serviteurs, chacun dévoué à une tâche, et ils se montraient discrets et silencieux. Comme si la vieille demeure avait quelque chose de sacré ou protégeait un secret inavouable. Sefyrin aurait aimé explorer les lieux. Quand elle tenta de quitter la pièce, après son repas, le garde de la veille lui fit comprendre, sur le palier, qu’elle ne devait pas bouger. Elle battit en retraite sans discuter. C’était un homme, un guerrier beaucoup plus fort qu’elle. Elle ne voulait pas le provoquer. Elle se méfiait des hommes. Ils n’avaient pas le monopole de la méchanceté mais elle craignait les diverses méthodes dont ils disposaient pour discipliner les femmes. Elle redoutait leur regard concupiscent sur elle. Elle attendit donc que dame Lithéa daigne venir lui parler. Elle avait appris la patience dans la Maison. Elle examina en détail les peintures à demi effacées sur les murs de la grande salle, cherchant un sens dans la série de scènes imagées. Il y avait une petite créature chauve, toute blanche, qui levait des mains à trois doigts vers le ciel. Elle apparaissait sur plusieurs des tableaux, parfois accompagnée d’un homme au visage masqué. Les gens des peintures semblaient vénérer ces deux personnes, ou tout du moins leur rendre hommage. Ils construisaient une ville puis, plus loin sur le mur, après des fresques effacées, se détournaient d’eux pour s’incliner devant une figure rayonnante aux grandes ailes d’oiseau.
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Sefyrin n’avait jamais rien vu de tel. Mais, après tout, elle n’avait jamais vraiment quitté la Maison auparavant. Elle ignorait tout du monde. Peut-être n’était-il pas aussi noir qu’on le lui avait toujours dit. Peut-être les récits qu’elle avait toujours entendus n’étaient-ils qu’une ruse de Madira pour dissuader les filles de s’enfuir. C’était une pensée réconfortante et Sefyrin esquissa un sourire narquois devant ses propres espoirs. Elle aurait aimé croire à tout cela. Mais au fond d’elle-même, elle savait ce qu’il en était. La Maison s’était chargée très tôt de la débarrasser de toute naïveté. Sefyrin patienta des heures avant que son hôtesse ne daigne la rejoindre. Suffisamment de temps pour qu’elle repasse encore et encore en mémoire chaque instant, chaque détail de la journée et de la nuit précédente. Malgré la douleur, elle ne parvenait pas à se détourner de ces événements ni de son propre rôle dans ce drame. Elle les revivait inlassablement, la douleur et la culpabilité nourrissant son deuil. Elle accueillit avec soulagement l’arrivée de son hôtesse, même si l’étrange femme arborait une mine rébarbative et fronça le nez en entrant dans la pièce comme si Sefyrin empestait. Dame Lithéa devait avoir une cinquantaine de cycles. Son visage était harmonieux, ses cheveux grisonnants noués sur sa nuque en une longue queue de cheval. Elle était plus grande que Sefyrin mais d’une corpulence équivalente. Elle avait peut-être été belle par le passé. Il ne demeurait que l’aigreur et la fatigue sur ses traits. - Regardez-moi ça, déclara-t-elle froidement en examinant Sefyrin des pieds à la tête. Elle l’approcha et prit le menton de la jeune femme dans sa main. Sefyrin la laissa faire, résistant à l’envie de la repousser. Elle s’était toujours trouvée sous l’autorité d’autres femmes et il lui était difficile de se rebeller face à cette figure autoritaire. Elle pinça les lèvres, se promettant que si l’autre femme tentait le moindre geste agressif, elle se défendrait bec et ongles. Mais dame Lithéa ne fit rien de tel. Elle se contenta de la regarder dans les yeux pendant un long moment puis la relâcha, essuyant sa main sur sa robe comme si Sefyrin l’avait salie par son simple contact. - Tu ne me remercies pas de t’avoir sauvée ? lui demanda-t-elle d’un ton de reproche. - Je ne sais pas ce que vous attendez de moi, répondit Sefyrin avec méfiance. - Petite ingrate. Tu n’imagines même pas ce qui te serait arrivé si je ne t’avais pas protégée. Ce qui pourrait encore t’arriver si je cessais de le faire. Après tout, tu es celle qui a mis le feu à la moitié de la ville. - La ville a brûlé ? - Bien sûr, petite idiote ! Qu’est-ce que tu t’imagines ? Que tu peux mettre le feu à un bouge sans que toutes les maisons voisines ne s’embrasent ? - Je n’ai rien vu par les fenêtres… - Nous sommes loin du centre de notre bonne cité, répondit dame Lithéa avec une grimace amère. Le feu n’est pas éteint et il faudra sans doute des jours pour qu’il le soit. Si tu te montres indocile, je te livrerai aux édiles de Lantom. Tu n’aimerais pas que ça arrive. - Que voulez-vous de moi ? demanda Sefyrin. Elle ne comprenait pas l’intérêt que lui portait cette femme. Pourquoi était-elle venue régulièrement rendre visite à Lanthénée, au fil des cycles ? Pourquoi avait-elle pris la peine de secourir Sefyrin la veille, alors qu’elle avait laissé sa mère vivre dans la Maison sans jamais intervenir ? 12
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Dame Lithéa ne répondit pas. Elle se contenta de la fixer avec fascination et une répulsion évidente. - Que vais-je devenir ? insista Sefyrin. Vous allez me prendre à votre service ? L’autre femme renifla à cette supposition. - Je ne sais pas encore ce que je vais faire de toi, répondit-elle. Je n’ai aucune envie de te garder ici. Ta simple présence… - Vous me détestez, constata Sefyrin sans s’en émouvoir outre mesure. Alors pourquoi m’avezvous recueillie, hier soir ? - Comme si j’avais le choix ! Je dois veiller sur toi, quels que soient mes sentiments à ton égard. - Pourquoi ? Qui vous a demandé ça ? Dame Lithéa secoua la tête. - Je n’ai pas à te répondre. - Alors dites-moi au moins ce que vous voulez que je fasse… - Je veux que tu te taises ! la rembarra l’autre femme. Que tu restes à ta place ! Tu es chez moi et je t’ai sauvé la vie. Maintenant, tu vas me témoigner le respect qui m’est dû, te taire et faire ce que je dis ! Sefyrin recula d’un pas face à cette soudaine colère. Elle n’était pas tant impressionnée par cet éclat que perplexe face aux réactions de son hôtesse. Dame Lithéa était peut-être folle, ce qui pouvait expliquer son comportement erratique mais ne présageait rien de bon pour Sefyrin. - C’est mieux, dit Lithéa d’un ton un tout petit peu adouci devant le mutisme de la jeune femme. Maintenant, tu vas répondre à mes questions, précisément et sans faire d’histoire. C’est bien compris ? Sefyrin acquiesça docilement pour gagner du temps. Peut-être que si elle laissait parler l’autre femme, elle en apprendrait davantage. - Voyons ce que nous pouvons tirer de toi, dit brusquement dame Lithéa. Sais-tu lire ? Écrire ? Sefyrin sentit le rouge lui monter aux joues. - Je connais les lettres, dit-elle avec embarras. - C’est mieux que rien, j’imagine, vu d’où tu viens. C’est déjà incroyable que tu aies appris ce genre de chose dans un bordel. - Je n’ai pas choisi l’endroit de ma naissance, dit Sefyrin, humiliée et piquée par la condescendance de l’autre femme. Je ne viens pas d’une grande famille riche, comme vous. - Je t’ai dit de te contenter de répondre à mes questions ! Sefyrin serra les dents, dans l’attente de la question suivante. Qui ne vint pas. Dame Lithéa la regardait à nouveau fixement, comme si elle était un serpent soudain découvert dans sa chambre, venimeux et effrayant. - Heureusement que j’ai appris les plans de ta mère, dit-elle finalement. Elle n’aurait réussi qu’à te faire tuer. - En quoi cela vous importe-t-il ? Sefyrin s’attendait à une nouvelle rebuffade mais, contre toute attente, dame Lithéa répondit à sa question sans prendre la mouche. - J’aurais dû rendre des comptes, dit-elle avec irritation. - Rendre des comptes à qui ? 13
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- Ne t’en préoccupe pas. - À votre déesse ? osa demander Sefyrin pour tester ses réactions. Elle estimait la chose peu probable mais, ne connaissant rien d’autre du monde et de dame Lithéa que ce qu’elle avait pu glaner la veille, elle n’avait pas d’autre supposition à offrir. Dame Lithéa fit une moue agacée. - Ettel a trop parlé cette nuit, commenta-t-elle froidement. Après tant de temps passé à jouer si discrètement son rôle, j’aurais pu espérer plus de réserve. - Je lui ai posé des questions. - Elle n’avait pas à répondre. - Mais elle l’a fait, dit Sefyrin sans se démonter. Vous êtes une prêtresse. D’une déesse que je ne connais pas. - Tu ne connais pas grand-chose, ma pauvre fille, dit Lithéa avec dédain. Et tu n’as strictement rien à savoir sur ma déesse. Ce sujet ne te concerne pas. - Alors pourquoi… - Vas-tu te taire ? cria soudain dame Lithéa, une lueur inquiétante dans le regard. Tu vas te montrer obéissante, ou je te jetterai hors de cette maison sans rien d’autre que les vêtements que tu as sur le dos ! Sefyrin ferma la bouche. Elle ne pouvait faire autrement que de prendre au sérieux ces menaces. Elle ne voulait pas se trouver livrée à elle-même dans la cité de Lantom, du moins pas avant d’en avoir suffisamment appris pour être autonome. Dame Lithéa était peut-être folle, mais elle la nourrissait et la protégeait pour l’instant de l’extérieur. Se taire était une chose que Sefyrin savait très bien faire. Elle inclina la tête en signe de soumission, une attitude qu’elle avait apprise très tôt dans la maison. Cela ne sembla pourtant pas apaiser la colère de dame Lithéa. - C’est un supplice ! dit l’autre femme à la cantonade en levant les yeux au ciel. Et, sur cette dernière phrase, elle quitta la pièce en faisant claquer la porte de bois, laissant Sefyrin indécise sur la conduite à tenir pour ne pas provoquer sa colère. Dame Lithéa ne parut à nouveau que le lendemain. La maison était calme à toute heure, les quelques serviteurs vaquaient à leurs occupations en silence, se déplaçant sur la pointe des pieds sans doute pour ne pas risquer d’attirer sur eux les foudres de leur maîtresse. Sefyrin ne revit pas Ettel et supposa que dame Lithéa lui avait interdit de venir lui parler. Elle tenait visiblement à ses secrets. Sefyrin s’ennuya, oisive, en attendant que son hôtesse vienne à nouveau lui parler. Elle passa la matinée à regarder par toutes les fenêtres qu’elle avait le droit d’approcher. Elle était curieuse de découvrir Lantom et chaque vue de l’extérieur la fascinait tout autant qu’elle l’effrayait. Sa deuxième entrevue avec dame Lithéa fut tout aussi frustrante et improductive que la première. L’autre femme se contenta de répéter ce qu’elle avait dit la veille, demandant l’obéissance et le silence de Sefyrin. Elle ne répondit à aucune question. Les jours s’enchaînèrent, monotones. Dame Lithéa venait régulièrement tancer Sefyrin pour tout et rien. Elle s’agaçait de son inutilité alors qu’elle lui interdisait par ailleurs de faire quoi que ce soit. Elle refusait d’instruire Sefyrin et lui reprochait ensuite son manque d’éducation. Elle
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était tour à tour amère, agressive et condescendante. Sefyrin croyait discerner un profond désespoir en elle, sans en ressentir pour autant la moindre empathie. Au bout d’une décade, Sefyrin se décida à passer à l’offensive. Elle s’était montrée bien docile et silencieuse, pour n’obtenir aucune amélioration de l’humeur de son hôtesse. Elle se sentait dépérir dans cette maison fantôme, enfermée sans raison ni but. Quand dame Lithéa revint enfin, alors que le jour baissait, elle posa sans préambule les questions qui la rongeaient depuis des jours. - Pourquoi nous faisiez-vous surveiller, ma mère et moi ? Qu’est-ce que nous avons de particulier ? - Ta mère est morte. Ne parle pas d’elle comme si elle respirait encore. - Alors vous ne deviez pas veiller sur elle, insista Sefyrin en ignorant de son mieux la douleur que lui causait la réponse de l’autre femme. Seulement sur moi ? Lithéa lui adressa un regard méprisant. - Sur ta misérable lignée, dit-elle du bout des lèvres. - Alors ma mère en faisait partie. Et vous l’avez laissée mourir… - Ta mère est morte par ta faute. N’en rejette pas la responsabilité sur moi. Sefyrin encaissa le coup sans broncher mais avec un élan de colère. C’était vrai, mais l’autre femme n’avait aucun droit de lui en faire le reproche. Si son rôle était de veiller sur sa mère et elle, elle avait échoué dans sa tâche. Elle aurait pu intervenir bien plus tôt et épargner à Lanthénée une vie de misère. - Mais pourquoi ? reprit Sefyrin. Vous me détestez. Qui vous force à me venir en aide ? Dame Lithéa hésita, ses lèvres plissées dans une moue indécise, puis elle répondit : - Je suis une prêtresse, tu l’as compris. - Alors c’est votre déesse qui vous l’a demandé ? demanda Sefyrin, incrédule. - C’est à la fois beaucoup plus simple et beaucoup plus compliqué, dit Lithéa. Mais disons que c’est ça. Je l’ai fait parce que Nar me l’a demandé. - Nar, c’est votre déesse ? - Nar est la Mémoire. C’est une Déesse Ancienne. Une divinité bien plus réelle que ton Fléau. Cela n’avait pas grand sens pour Sefyrin. Elle n’était personne. Une esclave, fille d’esclave prostituée. Il était tellement inconcevable qu’une déesse puisse abaisser son regard sur elle. Mais au-delà de cela, elle ne comprenait pas pourquoi, si sa famille était si importante, on les avait maintenues dans la Maison. - Pourquoi n’avez-vous rien fait pour nous sortir de la Maison ? demanda-t-elle. - Je ne te dois pas d’explication, répondit sèchement Lithéa. - Je ne comprends rien, insista Sefyrin. Pourquoi… ? - C’était plus simple ainsi, la coupa l’autre. Tant que vous étiez dans la Maison, je savais où vous étiez. Madira… - Vous la connaissiez, dit Sefyrin. Vous avez placé Ettel chez elle. Depuis des cycles et des cycles ! - Et si tu existes, c’est grâce à moi. Alors cesse de me faire des reproches. - Grâce à vous ? s’étonna Sefyrin. Grâce à vous que quoi ? Que maman vivait dans cette maison, à la merci d’une maîtresse cruelle et du désir des hommes ? 15
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- Elle n’était pas si mal traitée, renifla dame Lithéa. Elle mangeait à sa faim, recevait des soins. J’ai dû payer pour ça. Pour vous deux. - Vous payiez Madira ? fit Sefyrin, de plus en plus stupéfaite et furieuse. - J’ai fait ce qu’on attendait de moi ! cria soudain Lithéa. J’ai fait en sorte que perdure la lignée. Peu en importent les moyens, vous étiez très bien là-bas ! C’était votre place ! Sefyrin recula d’un pas face à sa soudaine colère. Il y avait une lueur de folie dans les yeux clairs de dame Lithéa, une haine dévorante que Sefyrin ne parvenait pas à comprendre. Tout ce qu’elle saisissait de ce discours était que cette femme les avait sciemment laissées vivre dans la Maison. Qu’elle avait arrangé la naissance de Sefyrin. Et que si Ettel avait été placée au service de Madira avant même l’arrivée de Lanthénée dans la Maison, cela signifiait sans doute que Lithéa elle-même l’avait remise, enfant, à la mère maquerelle. Cette femme était totalement folle. Toutes ses histoires de déesse inconnue n’étaient sans doute que des affabulations. Dans son délire, elle avait maintenu Lanthénée dans l’esclavage et avait même organisé la naissance de sa fille. Sefyrin sentait une violente colère gronder en elle. Lithéa n’en était cependant pas le seul objet. Aux yeux de Sefyrin, elle n’était qu’un bourreau parmi tous les autres. Et elle n’avait pas toute sa raison. La vengeance pourrait attendre. La seule chose qui importait pour l’instant était de trouver un moyen de lui fausser compagnie en douceur pour ne plus être victime de sa folie. - Et maintenant, je suis sortie de la Maison, déclara-t-elle prudemment. Qu’attendez-vous de moi ? Dame Lithéa la fixa un long moment en silence, comme si elle se débattait dans un tourment intérieur. Puis sa bouche se tordit en une grimace amère. - Eh bien soit, dit-elle. Finissons-en une bonne fois pour toute ! Autant en avoir le cœur net et ensuite…. Viens avec moi ! Sefyrin lui emboîta le pas, le front plissé par l’inquiétude. Peut-être était-il temps de tenter de s’échapper, mais dame Lithéa surveillait du coin de l’œil le moindre de ses mouvements. Et la clé de tout ceci se trouvait peut-être à l’endroit où elle l’emmenait. Et Sefyrin, plus que tout, voulait comprendre. S’il y avait une raison à tout ceci, à la vie de misère de sa mère et à sa propre existence, elle voulait la connaître. Dame Lithéa la mena jusqu’à un escalier qui descendait en sous-sol, sans doute jusqu’à une cave. Sefyrin n’hésita qu’un moment avant de s’y engager, mais l’autre femme remarqua son appréhension. - Ne sois pas stupide, dit-elle avec brusquerie. Si j’avais voulu te tuer ou te faire du mal, mes gardes s’en seraient déjà chargé. Je veux juste te montrer quelque chose. Sefyrin la suivit alors prudemment. La pièce qui l’attendait en bas était bien une cave, qui offrait un spectacle surprenant. Ici, contrairement au reste de la maison, tout était parfaitement entretenu. Les murs immaculés et les dorures étincelaient à la lumière des lampes. La pièce était petite, occupée en son centre par une sorte de piédestal voilé par un grand drap blanc. Sefyrin s’était attendue à entrer dans une réserve, mais cet endroit ne ressemblait à rien de comparable avec ce qu’elle connaissait. - Où sommes-nous ? demanda-t-elle d’une petite voix, intimidée malgré elle par la solennité de la pièce.
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- Dans une chapelle, petite gourde, répondit dame Lithéa. Bien sûr, tu n’en as jamais vue de semblable. Juste des autels ridicules à la Lune et au Fléau. Sois respectueuse. Nous sommes dans une chapelle de Nar. Elle se dirigea vers le piédestal et retira d’un geste brusque le drap qui le recouvrait. En dessous reposait un épais livre. Pour autant que Sefyrin pouvait en juger, il était tout à fait anodin. Elle n’avait pas une grande expérience de ces choses, mais il ressemblait, avec sa couverture de cuir et sa tranche écrue, aux registres de comptes que Madira rangeait dans un recoin de sa chambre. - Approche, ordonna Lithéa. Sefyrin obtempéra, se plaçant de l’autre côté du piédestal. Dame Lithéa ouvrit le livre d’une main caressante, ses yeux fiévreux. Les pages étaient blanches, vierges de toute inscription. - Touche-le, dit Lithéa, péremptoire. Sefyrin leva une main prudente en direction de l’objet. Ce n’était qu’un livre. Et il ne contenait aucun mot, aucun chiffre. Elle ne voyait pas à quoi tout cela pourrait les avancer, mais il lui fallait aller au bout de cet étrange rituel. Lithéa voulait-elle l’inciter à prier sa déesse ? Ou n’était-ce tout simplement qu’une nouvelle manifestation de sa folie ? Lentement, Sefyrin effleura les pages écrues. Le papier était doux et lui parut ordinaire. Elle avait peu de points de comparaison en la matière. Elle releva les yeux sur Lithéa, interrogative. L’autre femme la fixait avec une intensité fébrile, son visage agité de tics nerveux. Il y avait une lueur de triomphe dans ses yeux. Puis son expression changea pour se faire incrédule et hagarde alors qu’elle fixait son précieux livre. - Non, souffla-t-elle, et il y avait une telle souffrance dans sa voix que Sefyrin ressentit une brève bouffée de pitié. La jeune fille abaissa ses yeux sur le livre, pour constater avec étonnement que des mots étaient apparus là où ses doigts avaient touché le papier. Elle ne pouvait pas les lire, mais ils étaient pourtant étrangement familiers. Fasciné par ce prodige, elle posa sa main à plat sur la page et l’y fit glisser pour voir le texte apparaître, noir sur le fond écru. Le livre diffusait à présent une légère chaleur, comme s’il s’était éveillé à son contact. Sefyrin sourit machinalement, émerveillée par cet étrange phénomène. - Non ! cria à nouveau dame Lithéa. Sefyrin se sentit soudain propulsée en arrière et, ne trouvant rien pour se rattraper, tomba à la renverse, se réceptionnant douloureusement au sol. Lithéa l’avait violemment poussée pour l’éloigner du livre. - Pourquoi, pourquoi ? gémit la dame d’une voix implorante, des larmes roulant sur ses joues, le regard au plafond. Pourquoi elle ? C’est si injuste ! Elle passa fébrilement ses mains sur le livre, comme si elle espérait elle aussi y faire apparaître quelque chose. Elle dut être déçue car elle poussa un cri inarticulé de frustration et de douleur. - Qu’est-ce qu’elle a de plus que moi ? cria-t-elle, s’adressant sans doute à sa déesse absente. Elle n’est rien ! Elle est née dans la fange ! Elle n’a aucune éducation, elle ne sait même pas lire ! Elle continuait à caresser frénétiquement le livre, sa rage grandissant au fur et à mesure qu’elle s’échinait sans résultat. Elle finit par se saisir de l’objet et le jeter en travers de la pièce avec un grand cri de désespoir avant de s’affaisser sur le piédestal pour y sangloter.
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Sefyrin avait prudemment battu en retraite en direction de l’escalier mais la vue du livre ainsi rejeté et maltraité la mit étrangement mal à l’aise. Prenant soin de ne pas faire de bruit pour ne pas attirer l’attention sur elle, elle rampa jusqu’à lui et le ramassa. Il n’était pas abimé et elle en conçut un grand soulagement. Il était tiède sous ses mains et elle retint sa respiration alors qu’il était soudain environné d’une douce lueur dorée. Cette lumière était comme un baume apaisant sur son âme à vif et Sefyrin ferma instinctivement les yeux sous sa douceur, réconfortée. Elle n’avait plus froid, plus mal. Elle sentait confusément que quelqu’un, quelque chose, veillait à présent sur elle. - Lâche-le ! Le cri lui fit reprendre ses esprits. Dame Lithéa s’était redressée et la foudroyait du regard, une main péremptoire tendue en direction du livre. - Tu n’as aucun droit sur lui ! Il m’appartient. Il m’a toujours appartenu. Il ne peut pas te revenir, à toi, la descendante dévoyée de mon imbécile de frère ! Cette dernière phrase coupa le souffle de Sefyrin. - Je suis de votre famille ? fit-elle, incrédule, un profond sentiment d’horreur naissant au creux de sa poitrine. - La fille d’une bâtarde de mon frère, voilà ce que tu es, cracha l’autre femme. La fille d’une catin et d’un guerrier sans cervelle. De deux esclaves. Tu as peut-être un peu de mon sang dans tes maudites veines mais tu n’es pas de ma famille ! Tu n’as aucun droit sur mon héritage. Sefyrin serra instinctivement le livre contre elle, cherchant sa chaleur alors que des frissons glacés la parcouraient. - J’avais un frère, dit dame Lithéa d’une voix tremblante. Un frère aîné. Une mauvaise graine. Il jouait. Il pariait. Il buvait. Il faisait honte à notre famille. Et un jour, il est arrivé avec ce bébé dans les bras. Une bâtarde. Nous aurions dû nous en débarrasser. Mais c’était une fille. Et Nar favorise les femmes. Toute bâtarde qu’elle était, il m’était impossible de la faire disparaître. La déesse ne me l’aurait pas pardonné. - Alors vous l’avez vendue à Madira, devina Sefyrin avec horreur. Votre nièce. Ma mère. Vous l’avez vendue pour qu’elle devienne une catin ? - Ce n’était qu’un parasite ! Quand mon frère est mort et qu’il me l’a laissée sur les bras, il a bien fallu que j’en fasse quelque chose. Elle était sans doute elle-même une fille de catin. Elle était à sa place avec Madira. - Vous auriez pu la garder avec vous ! s’écria Sefyrin. Et au lieu de ça vous l’avez vendue à une maquerelle ! - Donnée, plutôt, rectifia cruellement Lithéa. En fait, j’ai dû payer pour qu’elle la prenne. Et entretenir sa maison répugnante pendant des cycles ! Je l’ai éloignée et j’ai tenté de l’oublier. J’étais jeune. Nar allait forcément me choisir. Et quand elle ne l’a pas fait, je me suis dit que l’élue serait ma fille. Elle laissa échapper un rire amer. - Mais je n’ai eu qu’un fils, continua-t-elle. Et il est mort dans cette maudite ville, tué en plein jour dans la rue par des malfrats. Je n’ai pas réussi à avoir de fille. Personne pour continuer la lignée. Aucune fille de mon sang, après une vie de dévotion à Nar. Alors qu’est-ce que j’aurais dû faire ? Racheter la catin ? C’était une esclave, une prostituée ! Devais-je la ramener dans ma maison pour la voir dérober tout ce qui me revenait de droit ? J’aurais dû être choisie ! J’aurais dû être l’élue ! Mais il a fallu que ta mère naisse et offre un autre choix ! 18
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- Mais elle n’y était pour rien, murmura Sefyrin, atterrée par ces révélations. - J’ai dû lui apporter le Livre, à elle aussi. Et il ne s’est pas éveillé à son contact. C’était une bien maigre victoire. Car je ne pouvais plus avoir d’enfant et la lignée dépendait désormais d’elle. Alors j’ai dû faire en sorte de te faire venir au monde ! Sale petite traînée, fille de traînée et d’esclave ! Avec ton joli minois et ton air innocent ! Et maintenant tu prends le Livre et il s’illumine à ton contact ! Aaaah, malédiction ! Elle se rua soudain sur Sefyrin, les mains tendues devant elle comme si elle voulait l’attraper pour l’étrangler. La jeune fille voulut s’enfuir par l’escalier, le livre toujours serré contre elle, mais Lithéa était mue par la rage et elle la rattrapa avant qu’elle n’ait pu monter davantage que quelques marches. Elle agrippa Sefyrin et la ramena de force dans la chapelle, plaquée contre son dos, son bras enserrant douloureusement son cou. Sefyrin se débattit, en vain. L’autre femme était plus forte et plus déterminée. Son souffle rauque était juste à côté de l’oreille de Sefyrin. - Je n’aurais pas dû intervenir, dit-elle en resserrant sa prise. J’aurais dû te laisser dans ton bordel et y mettre le feu moi-même. La vision de Sefyrin commençait à se brouiller. La pression sur son cou était trop forte et elle sentait ses forces l’abandonner. Le livre était chaud contre elle. Elle l’avait gardé malgré tout. Son contact était réconfortant alors que sa vie s’enfuyait. Ce n’était pas ainsi qu’elle avait imaginé sa fin. En fait, elle n’avait rien imaginé du tout, et mourir de la main de sa grand-tante, qui avait déjà détruit la vie de sa mère, paraissait tristement approprié. La pression sur son cou se relâcha brusquement et elle glissa au sol, cherchant son souffle, secouant la tête dans l’espoir de faire disparaître le bourdonnement dans ses oreilles et les points lumineux qui tourbillonnaient devant ses yeux. Elle aurait dû tenter de fuir mais elle ne savait plus où se trouvaient les escaliers et son corps répondait à peine. Quand elle eut suffisamment repris ses esprits, elle se retourna vers dame Lithéa. Pour constater que cette dernière avait totalement disparu. À sa place se tenait une grande femme pourvue d’ailes de plumes aux reflets dorés. Elle était magnifique, radieuse, et son visage merveilleux était celui de Lanthénée. - Maman ? murmura Sefyrin d’une voix révérencielle, un espoir fou dans le cœur. - En quelque sorte, répondit-elle d’une voix qui n’était pas celle de sa mère. Je suis Nar. Sefyrin demeura figée, submergée par une émotion d’une violence inédite. Nar. La déesse en personne. C’était si invraisemblable qu’elle demeura hébétée devant cette apparition, incapable d’esquisser un mouvement. - Et toi, Sefyrin, continua la déesse avec douceur, tu es mon élue. Ma nouvelle fille. Elle portait le visage de Lanthénée, morte par la faute de Sefyrin. Elle l’appelait sa fille et se montrait aimante et douce. Elle l’avait choisie, malgré son ascendance et sa faible condition. Sefyrin se sentit gagnée par un grand sentiment d’amour et d’exaltation, rapidement tempéré par la crainte de ne pas être à la hauteur de l’honneur qui lui était fait. - Pourquoi moi ? demanda-t-elle timidement. Je ne suis personne. - Tu es mon élue. - Mais pourquoi ? Je ne sais rien. Je n’ai reçu aucune éducation. Je sais à peine lire… Elle n’aurait sans doute pas dû dire tout cela, pas questionner le choix de la déesse. Mais elle voulait être certaine qu’il n’y avait pas d’erreur. Qu’elle était bien l’élue de cette divinité magnifique et aimante capable d’effacer toutes les souffrances de ces derniers cycles. 19
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- Tu apprendras, répondit sereinement la déesse. Tu seras ma fille bien aimée pour les siècles à venir. Tu mettras un terme à cette parodie de civilisation dans laquelle tu es née. Et tu feras éclore une cité du savoir dans ce monde frustre et hostile. Tout cela, je l’ai vu quand je t’ai touchée. - Mais vous ne… commença Sefyrin. Puis le livre vibra contre elle et elle comprit. - Je suis le Livre, confirma Nar. Il est une partie de moi dont je me suis longtemps séparée pour réussir à te trouver. Elle tendit la main et Sefyrin fit les deux pas qui les séparaient pour lui rendre le livre. Il disparut dans un éclair de lumière dorée quand il toucha la déesse. La main de Nar vint ensuite se poser sur la tête de Sefyrin. Elle dégageait la même chaleur apaisante que le livre. - Tes souffrances sont terminées, dit Nar. - Où est dame Lithéa ? lui demanda Sefyrin. - Elle n’est plus. Sefyrin accueillit cette réponse avec soulagement, et une petite pointe de dépit. Sa grand-tante avait plus que mérité son sort mais la punition, si rapide, paraissait trop douce pour l’étendue de ses crimes. - Tout ce qu’elle a fait, toutes ces horreurs… elle les a faites pour vous, dit-elle à la déesse. Elle ne voulait pas paraître ingrate, mais le sort de sa mère avait été si terrible qu’elle ne parvenait pas à comprendre comment la déesse avait pu laisser sa prêtresse agir de la sorte pendant tous ces cycles. - J’ai demandé à Lithéa d’assurer la survie de sa lignée, pour que je puisse choisir mon élue parmi elle, déclara Nar sans sembler s’offenser de la remarque de Sefyrin. J’ai… beaucoup de préoccupations et peu de temps à consacrer à chacune de mes prêtresses. J’attendais que le Livre se manifeste, ce qu’il a fait aujourd’hui. Je suis navrée de ce qui vous est arrivé, à ta mère et à toi. Je t’assure que Lanthénée est en paix, à présent. Les serviteurs de mon frère Zaar m’ont apporté son âme. J’en prendrai grand soin. Sefyrin acquiesça, envahie par le soulagement. Ces questions réglées, elle pouvait se laisser aller et accepter le bienveillant patronage de la déesse. Nar n’avait pas voulu ce qui était arrivé à Lanthénée. Sefyrin et sa mère avaient simplement été victimes de la folie d’une femme. À présent, Lithéa avait payé pour ses crimes et Sefyrin pouvait aller de l’avant. La main de Nar se referma sur la sienne. - Viens, ma fille, lui dit-elle avec douceur, et Sefyrin se laissa enlever par la déesse ailée.
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