Le Roi Âge d’or. Avant la fondation de l’Empire de la Lune. Sur le Continent des Hommes. - Aros ! L’apostrophé ignora l’appel, peu pressé de se retrouver obligé de remplir une des innombrables corvées que sa mère trouvait toujours à lui confier. Elle était loin et il pouvait prétendre n’avoir rien entendu, concentré sur son cheval préféré, qu’il montait à cru et tentait de guider par de simples pressions des jambes et des mains. - Aros ! Elle s’était rapprochée, et il grimaça. Il avait espéré qu’elle ne le repérerait pas tout en sachant qu’elle était bien trop maligne pour ignorer où il se trouvait. - Cette fois-ci, tu ne pourras pas y couper, lui dit Jeron d’un ton fataliste et passablement amusé. Son frère aîné observait ses progrès depuis un petit moment, nonchalamment appuyé contre la barrière de l’enclos. Âgé de presque seize cycles, Jeron était déjà un homme grand et large d’épaules, et Aros se demandait avec envie s’il atteindrait un jour la même carrure et la même puissance. Il n’était pour l’instant qu’un garçon maigre et nerveux de moins de dix cycles mais, s’il devait en croire leur père, il deviendrait plus grand encore que son frère. - Aros, ne fais pas semblant de ne pas m’entendre, dit la voix de sa mère, Madena, juste derrière lui. Il feignit de sursauter, une ruse qui, comme à son habitude, ne fonctionna pas. Elle le fixait avec une fausse sévérité, ses mains sur les hanches et une expression entendue sur le visage. Des mèches de ses cheveux sombres s’étaient échappées de sa longue natte et venaient balayer son visage au gré des mouvements erratiques du vent. - Mais maman, protesta-t-il, je dresse Vipère ! L’étalon s’ébroua en entendant son nom. - J’ai besoin de ton aide, dit-elle. Tu t’amuseras plus tard avec ce cheval. - Mais j’y suis presque, argumenta-t-il. Et Jeron n’a rien à faire… il peut t’aider, lui. - Jeron est grand et a d’autres tâches à accomplir. Maintenant, descends de ce cheval et viens m’aider. Aros s’exécuta en bougonnant à propos de cette injustice. Il passait son temps à faire des corvées au lieu d’être affecté à des tâches plus intéressantes et importantes. Il était vraiment pressé de passer la barrière fatidique des douze cycles pour être traité avec plus d’égards. Il suivit sa mère le long de la rue principale de leur village sans prêter attention aux maisons de pierre et de bois qui émaillaient leur parcours, toutes semblables avec leurs toits en chaume et leurs petites fenêtres. Elle le mena jusqu’à leur propre demeure et entra dans la cuisine, où le pain levait dans une panière couverte d’un drap. Il en respira l’odeur agréable alors qu’elle s’affairait derrière la table encore maculée de farine. Puis elle lui tendit un grand panier d’osier à la forme ronde caractéristique. - Tiens, dit-elle. J’ai besoin de plus de petit bois. Il souffla avec mauvaise humeur en s’emparant du panier. - Ramasser du bois, geignit-il. C’est un travail de fille ! Elle lui adressa un regard appuyé qui cachait mal son amusement. - Ah oui ? fit-elle d’un ton de mauvais augure. Puisque c’est ça, tu vas emmener Pellie avec toi. Sa mère aussi a besoin de bois. - Mais c’est un bébé ! protesta Aros. Elle va me gêner et on mettra deux fois plus de temps que si j’étais tout seul ! - Cesse-donc de te plaindre, le tança-t-elle d’un ton égal. Ça ne changera rien de ce que tu as à faire. Elle se détourna de lui pour prendre un objet familier posé contre le mur. 1
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- Tu vas protéger Pellie, dit-elle. Tiens, prends la fourche à loup. Il s’empara avidement de l’arme, toute contrariété envolée devant la responsabilité qu’on lui confiait. Jusqu’à présent, il n’avait jamais eu le droit de porter la fourche, que les adultes jugeaient trop dangereuse pour lui. Les trois pointes effilées qui s’allongeaient au bout du manche étaient suffisamment coupantes pour mettre en déroute un loup en maraude, mais aussi pour couper les doigts d’un enfant imprudent. Avec l’arrivée des premiers frimas, les loups ne tarderaient pas à venir rôder en bordure du village, à l’affût d’une proie facile. Peut-être aurait-il bientôt la chance d’en croiser un et de se servir de la fourche. - Tu crois qu’on verra un loup ? demanda-t-il avec espoir. - J’espère bien que non, répondit-elle en lui adressant un sourire amusé. Allez, va trouver Pellie et ramenez-nous du bois. Et des mûres, si tu en vois. Ne vous éloignez pas du village. Restez en bordure de forêt. Il s’exécuta d’une démarche sautillante, ravi de brandir devant lui la fourche à loup. Il s’imaginait déjà combattant une bête féroce pour défendre la petite Pellie et revenant en héros dans le village. Il toqua impatiemment à la porte de ses voisins et dut attendre que Pellie se prépare. Enfin elle apparut, petite fille aux nattes rousses de deux cycles sa cadette, emmitouflée dans un manteau en peau de lapin. Elle aurait visiblement aimé lui donner la main, mais il tenait son panier dans l’une et la fourche dans l’autre, ce qui le dispensa de cette corvée. - Viens, lui dit-il gaiement, je vais te protéger. Il partit d’un pas conquérant en direction de l’orée de la forêt. Ils trouveraient tout ce qu’il leur fallait là-bas, sauf peut-être le loup qu’il rêvait de combattre. Ils s’aventurèrent un peu sous le couvert des grands pins, mais Pellie refusa d’avancer davantage et Aros dut se contenter de cet endroit peu propice à une rencontre héroïque. Il passa un moment à examiner les environs, à l’affût de toute menace. Mais, comme rien ne bougeait en dehors des branches secouées par un vent inhabituellement fort, il se résigna finalement à remplir son panier, la précieuse fourche posée à portée de main. Pellie eut fini avant lui et elle vint l’aider de bonne grâce. Le grand craquement les fit tous deux sursauter, et Aros s’empara hâtivement de la fourche en cherchant l’origine du bruit, le cœur battant à coups redoublés. Il ne s’agissait pas d’un loup mais de la chute d’une grosse branche de pin, non loin d’eux. Aros aurait pu en être déçu, mais un vague malaise le saisit quand il fit le tour des environs du regard. Le vent s’était encore renforcé et pliait la cime des pins selon des angles inquiétants. Le ciel avait pris une teinte grise très sombre et les nuages tourbillonnaient comme la fumée d’un feu de forêt. Au loin retentissaient les hennissements nerveux des chevaux. - Viens, dit-il à Pellie, gagné par une peur inexplicable. - Mais tu n’as pas fini de remplir ton panier, dit-elle d’une petite voix. - C’est pas grave. Viens. On retourne au village. Il la pressa devant lui, les yeux fixés sur le ciel menaçant. Le vent tourbillonnant plaquait ses cheveux sur son front et ses joues, si violent qu’il menaçait parfois de le déstabiliser. Pellie trébuchait devant lui, encombrée par son fardeau, mais il ne pouvait pas l’en soulager. Il hésita à lui dire de le laisser derrière eux, mais la crainte de se faire gronder l’emporta sur son désir de rejoindre les maisons au plus vite. Son propre panier pesait lourd au bout de son bras et son autre main se serrait autour de la fourche à loups. Une fois en vue du village, il fut soulagé de voir sa mère accourir à leur rencontre. - Vite ! leur dit-elle d’une voix angoissée. Elle s’arrêta devant eux et prit Pellie dans ses bras. - Mais le bois… protesta Aros. - Laisse-le ici, ordonna-t-elle d’une voix tendue.
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Son visage était blanc et crispé. Aros sentit une profonde frayeur le saisir. Leur village avait déjà été attaqué par des maraudeurs et elle avait alors arboré la même expression, à la fois résolue et apeurée. Elle saisit la main libre d’Aros et l’entraîna en hâte vers les maisons. - Qu’est-ce qui se passe, maman ? demanda-t-il anxieusement en laissant tomber son panier au sol. - Une tempête arrive, dit-elle. Il faut nous mettre à l’abri. - Et les chevaux… ? - Ton père et ton frère s’en occupent. Ils nous rejoindront dans la maison. Dépêche-toi. Il avançait déjà le plus vite possible sur ses petites jambes et dut se mettre à courir pour suivre le rythme. Les bourrasques de vent soulevaient la terre, la poussière et les aiguilles de pin tout autour d’eux. Le ciel était si sombre qu’il paraissait presque faire nuit, l’éclat de la lune masqué par les nuages menaçants. Ils arrivèrent enfin aux maisons et la mère de Pellie vint en hâte récupérer la petite des bras de Madena. Tous les villageois se regroupaient en hâte, guidant les animaux affolés et revenant à leurs demeures en quête d’un abri pour se protéger de la tempête qui arrivait. Aros et sa mère étaient sur le point d’entrer dans leur maison pour s’y mettre à l’abri lorsque le son commença. Cela ressemblait à un cri lointain, continu et déchirant. Il accompagnait le vent et faisait se hérisser tous les poils du corps. Aros se pressa instinctivement contre la jambe de sa mère, cherchant un réconfort qu’elle lui donna en l’entourant de son bras. Ils se tournèrent tous deux instinctivement vers la source du bruit. Le cri venait d’au-delà de la colline voisine. Leur village se trouvait en haut d’un promontoire, en lisière de forêt. Il était protégé par une mince palissade de bois que les hommes envisageaient de renforcer car les attaques de pillards s’étaient faites plus fréquentes ces derniers temps. Un chemin de terre menait, à une demi-journée de cheval, à un autre village avec lequel ils commerçaient. La route serpentait entre les collines et Aros la suivait des yeux lorsque la tempête devint visible pour la première fois. Elle émergea en haut de la colline voisine, tourbillon sombre parcouru d’éclairs. Le son venait de cette chose, comme un cri de rage et de souffrance qui n’avait pas de fin. Aros et Madena demeurèrent figés devant cette apparition contre nature. Ça ne pouvait pas être une tempête. Ça n’avait rien de naturel. - Ô dieux, protégez-nous, murmura Madena d’une voix révérencielle. La chose venait droit sur eux. Elle était une véritable tornade entraînant dans son sillage une multitude d’objets de toutes tailles. Ce qui ressemblait, d’où ils se trouvaient, à de minces baguettes devait en réalité être des troncs d’arbres entiers soulevés par la force du vent. Si cette chose passait sur leur village, elle risquait de tout arracher du sol, maisons, bétail, chevaux et gens. Aros était terrifié. Il ne voulait pas rester ainsi au milieu du chemin. Il tira sur la main de sa mère. - Maman… implora-t-il pour la faire sortir de sa paralysie. Sa voix s’étrangla dans sa gorge quand il vit la tornade tourner son regard vers eux. Car cette chose avait des yeux. Sombres et immenses, plissés sous le coup d’une fureur aveugle. Ce n’était pas une tempête mais un monstre, une créature démesurée faite de vent et de rage. Elle hurlait sans discontinuer. Le monstre ondulait en avançant dans leur direction. Puis un bras démesuré émergea de la tornade, tenant une immense épée sombre aussi terrifiante que le monstre lui-même. L’arme était levée, prête à frapper, mais Aros ne voyait aucun adversaire à sa taille. Il n’y avait que leur village devant lui, petit et insignifiant pour une créature de cette envergure. Le monstre avançait vite, sa forme menaçante occupant tout le ciel, son cri s’amplifiant alors qu’il approchait pour devenir insoutenable. - Maman ! cria Aros en tirant à nouveau sur son bras. Il entendait à peine sa propre voix. Elle reprit ses esprits et l’entraîna en courant jusqu’à la maison. Elle referma la porte derrière eux et le traîna littéralement jusqu’au grand coffre de la chambre, qui contenait le linge. Elle l’ouvrit à la volée 3
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et se mit à le vider à grands gestes frénétiques. Sa terreur était si évidente qu’Aros sentit les larmes lui piquer les yeux. - Entre là-dedans et n’en bouge pas ! lui dit-elle d’une voix angoissée. - Et Jeron ? Et papa ? sanglota-t-il. Elle le serra contre elle, l’engouffrant dans une étreinte étouffante et fébrile. Puis elle le força à entrer dans le coffre. - Ne me laisse pas ! implora-t-il alors qu’elle commençait à refermer le couvercle. Elle s’interrompit pour le serrer à nouveau contre elle et embrasser sa tête. - Mon chéri, ne bouge pas, dit-elle avec force. Tu seras en sécurité. Tu pourras sortir quand la tempête sera passée. - C’est pas une tempête ! C’est un monstre ! - Tout se passera bien, dit-elle. Mais il n’en crut pas un mot. - Je veux rester avec toi, supplia-t-il, terrifié. - Je reviendrai te chercher, promit-elle. Quand ça sera passé. Tout à l’heure, mon chéri. Sois sage et reste ici, et tout se passera bien. Elle ignora ses protestations et referma le couvercle sur lui. Il se retrouva dans le noir, confiné dans le coffre avec pour seuls compagnons ses sanglots irrépressibles. Dehors, le monstre approchait. Les hurlements du vent et celui, puis terrifiant encore, de la créature, semblaient emplir tout l’horizon. Aros ne pouvait pas échapper à cette présence écrasante, comme si un poids insoutenable s’était abattu sur son corps. - Maman ! cria-t-il éperdument. Mais elle ne revint pas. Il pressa les paumes de ses mains sur ses oreilles pour échapper à la plainte déchirante qui emplissait l’air tout autour de lui, au milieu des cris et des sons assourdis d’arrachement. Il pouvait deviner ce qui se passait au dehors. Le monstre était là, dans le village, et lui était tout seul dans ce coffre. Terrifié, il se mit à crier, lui aussi, pour tenter de faire taire l’insupportable gémissement du monstre, lourd de rage et de désespoir. Le monstre écuma le village pendant ce qui parut une éternité à Aros. La voix du garçon se cassa bien avant que le monstre ne quitte les lieux et il sanglota irrépressiblement jusqu’à ce que le cri de la bête finisse enfin par s’éloigner et qu’un silence de plomb s’installe sur le village. Dehors, plus rien ne bougeait. Depuis des heures, Aros était à l’écoute, tremblant. Il s’était recroquevillé, les bras passés autour de ses maigres genoux, dans le noir. Le coffre dans lequel sa mère l’avait caché sentait la résine de pin, une odeur à la familiarité rassurante. Le rythme affolé de son cœur s’était progressivement apaisé, mais Aros demeurait à l’affût du moindre bruit, du moindre signe que le monstre était encore dehors, tapi à l’attendre. Il commençait à avoir froid mais n’osait faire un mouvement, de peur que le monstre ne le repère. Il respirait avec précaution, pour que son simple souffle ne risque pas d’attirer l’attention sur lui. Maman n’était pas encore revenue et il se demandait s’il devait partir à sa recherche ou patienter encore. Serait-elle fâchée s’il sortait avant qu’elle ne revienne ? Il ferma ses yeux brûlants, tentant de réprimer la faim qui le tenaillait. Il avait beaucoup pleuré et ses yeux étaient à présent secs et douloureux. Il voulut bouger lentement ses jambes mais elles étaient engourdies par sa longue immobilité et ses pieds raclèrent le fond du coffre avec un bruit qui lui sembla résonner terriblement fort tout autour de lui. Il demeura un long moment ainsi, le souffle haché, jusqu’à ce que le silence au dehors le rassure sur le fait qu’il n’était pas découvert. Son mouvement n’ayant apparemment attiré l’attention de personne, il se risqua à bouger de nouveau, jusqu’à pouvoir soulever très légèrement le couvercle du coffre pour examiner les environs. Il distinguait bien peu de choses. Il semblait qu’une partie du toit de la maison s’était effondrée au dessus de lui. Le mur contre lequel le coffre était adossé l’avait sans doute sauvé de l’écrasement. En 4
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plein dans son champ de vision, une large poutre prenait appui sur le sol, couverte de débris en tous genres ; des fétus de paille du toit, des branchages des arbres voisins, le mortier effrité qui avait auparavant donné sa solidité à la maison. Rien ne bougeait à l’extérieur. - Maman ? appela-t-il faiblement. Personne ne répondit. Un faible vent balayait la maison ouverte, faisant bruisser les brins de chaume, mais aucun autre son ne lui parvenait. Il devait sortir. Retrouver ses parents et son frère. Il dut pousser de toutes ses forces pour réussir à soulever le couvercle du coffre. Il craignit un instant de se retrouver coincé à l’intérieur, mais quelque chose céda finalement avec un claquement sec et il put se glisser au dehors. Il faisait sombre, mais la lumière de la lune pointait furtivement entre les nuages mouvants. Le jour venait sans doute tout juste de se lever. Tout était calme. La maison dévastée. Il ne restait plus rien du toit et deux de ses quatre murs avaient totalement disparu. Les décombres envahissaient tout et il se résolut à les escalader avec précaution pour partir à la recherche de ses parents et de son frère. Il se faufila entre les débris, une tâche aisée pour lui. Il avait toujours été agile et sa maigreur lui permettait de se glisser dans des passages très étroits. Il émergea rapidement au dessus des branchages arrachés. Et lorsqu’il abaissa son regard vers le sol, il la vit. Recroquevillée au sol, elle était à moitié couverte de gravats, de terre, d’aiguilles et de branches de pin. - Maman ! dit-il d’une voix étranglée en se précipitant vers elle. Il termina dans une glissade qui l’amena juste à côté d’elle et il saisit sa main pour la réveiller. Elle était froide. Le souffle court, il tira sur sa main inerte en l’appelant à nouveau. Elle ne réagit pas. Il la secoua alors de toutes ses forces, avec l’énergie du désespoir, le cœur étreint par une terreur bien plus grande et dévastatrice que tout ce qu’avait pu lui inspirer le monstre. Mais elle ne bougeait toujours pas. Les mains tremblantes, il repoussa les cheveux noirs qui masquaient son visage dans l’espoir de la trouver simplement inconsciente, assommée par ce qui était tombé sur elle. Ses yeux étaient ouverts, vitreux, et il réalisa que sa tête reposait au dessus d’une flaque de sang déjà coagulé. Il poussa un gémissement de désespoir et de déni alors que l’horrible réalité le frappait de plein fouet. Il ne pourrait pas la réveiller. Le monstre l’avait tuée. De nouvelles larmes montèrent à ses yeux et il resta à côté d’elle, à sangloter irrépressiblement, sa main glacée dans les siennes. Ce fut le froid qui le ramena à la réalité. Il grelottait, son souffle formant de petits panaches blancs devant son visage. Il ne voulait pas la laisser seule, mais il savait qu’il devait bouger. Chercher son frère et son père, des voisins, n’importe qui pour ne plus être seul. Seul avec elle. Lentement, il masqua à nouveau le visage de sa mère avec ses cheveux pour ne plus voir son regard vide. Puis il se leva et sortit des décombres de sa maison. Pour découvrir un paysage de dévastation. Il ne restait quasiment rien de son village ni même des environs. Le monstre avait tout ravagé sur son passage, soulevant les maisons, arrachant les arbres comme s’ils n’avaient été que de simples brindilles. Sa maison était celle qui avait le mieux supporté le passage de cette tornade dévastatrice. En fait, en dehors d’elle, tout avait disparu, comme aspiré dans un gouffre invisible ou broyé au point de ne plus ressembler à rien qu’à un champ de ruines. Tout autour d’Aros ne demeurait que la terre labourée et jonchée de petits débris en tous genres. C’était un véritable miracle qu’il n’ait pas été emporté, lui aussi, par la rage du monstre. La poitrine soulevée par des sanglots secs, il comprit l’ampleur du désastre et la gravité de la situation dans laquelle il se trouvait. Il était seul. Les gens, les animaux, les maisons, les granges, tout avait disparu. Son frère et son père aussi. Et Pellie. Et les voisins. Comme si le monstre avait avalé à la fois les gens, les habitations et la végétation qui se trouvaient sur son passage. 5
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Il était seul et impuissant. Le monstre avait détruit tout ce qui faisait son univers et il ne savait que faire ni où aller. Il fit quelques pas dans ce qui avait été la rue principale de son village. Puis il s’immobilisa et resta là, les bras ballants, indécis et submergé par un vaste sentiment d’injustice et d’incompréhension. Il savait qu’il était trop petit pour espérer survivre seul. Il n’y avait plus rien dans ce village, rien à manger et aucun refuge. Que maman, qu’il ne pouvait pas abandonner. Il y avait d’autres villages dans les collines, mais il ne savait comment les rejoindre. Le monstre les avait sans doute détruits, eux aussi. Il frissonna en entendant l’appel solitaire d’un loup. Il avait les jambes trop courtes pour espérer leur échapper longtemps s’ils venaient le chasser. Mais peut-être pourrait-il un peu se défendre. Il retourna dans ce qui restait de la maison et dénicha la fourche à loup non loin du coffre où il était caché pendant le passage du monstre. Il s’en saisit mais cela ne lui apporta pas le réconfort qu’il attendait. L’arme paraissait soudain petite et dérisoire dans sa main glacée. Il tira sur une des fourrures de ce qui avait été le lit de ses parents et s’emmitoufla dedans pour tenter de lutter contre le froid, puis retourna s’asseoir à côté de sa maman, la fourche émergeant devant lui. Il allait la veiller. La protéger. Ça, il pouvait le faire. L’être étrange arriva sans crier gare. Aros le vit avancer calmement au milieu de ce qui avait été la rue principale de son village. Environné d’une incroyable lueur dorée, il semblait flotter davantage que marcher sur le sol jonché de végétation hachée par le passage du monstre. Aros n’avait jamais rien vu de semblable mais cet être n’avait rien d’effrayant. Au contraire, son visage étrange était doux alors qu’il se tournait vers lui. Aros se leva alors que l’être approchait, tendant une main bizarre à trois doigts dans sa direction en un geste apaisant. Sous la lumière étincelante, il était fait d’une matière grise tournoyante, ses yeux sombres exprimant compassion et regret. Il portait une épée au côté et une couronne d’or ceignait son front. Ses vêtements et son armure légère réussissaient le tour de force d’être à la fois simples et élaborés, comme s’il n’avait pas besoin d’artifices pour sublimer son apparence. Lorsqu’il s’immobilisa devant Aros, ce dernier constata avec stupéfaction qu’il était bien plus petit que son propre père ne l’avait été. Il paraissait cependant immense et grandiose à ses yeux. Etait-ce là un dieu ? Les gens de son village ne vénéraient aucun autre dieu que ceux du vent, de la lune et des moissons. Mais les rares voyageurs qui s’arrêtaient dans le village parlaient des dieux adorés par d’autres peuples, loin d’ici, des créatures de lumière dorée empreintes de sagesse et de douceur. L’être qui se tenait devant Aros lui semblait correspondre parfaitement à cette description. Il était magnifique et Aros avait le sentiment qu’il pouvait apaiser ses souffrances, tout comme le monstre les avait engendrées. Le dieu dit quelques mots d’une voix mélodieuse au timbre étrange. Aros ne le comprit pas et se contenta de le fixer encore, sans peur mais avec une révérence qui le tenait jusqu’au plus profond de son corps et de son âme. Le dieu murmura d’autres paroles insondables, sa main dansant pendant quelques instants devant lui. - Me comprends-tu, petit ? questionna-t-il finalement. Le prince Sin sourit alors que l’enfant humain hochait la tête en réponse à sa question. Il fit rapidement le tour des environs du regard, notant la forme prostrée de la femme au sol, puis poussa un faible soupir. Il avait perdu la trace d’Er plusieurs jours auparavant, très loin de cet endroit. Comme à son habitude, Er avait resurgi là où personne ne l’attendait, pris par un nouvel accès de folie et de rage. Et à présent, il était trop tard pour ces humains, qui s’étaient pour leur malheur trouvés sur sa route. Il y avait sans doute eu un village à cet endroit. Il n’en restait plus que ce petit enfant tremblant au visage maculé. 6
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Sin avait la désagréable impression de revivre encore et encore la même situation. Er était imprévisible. Il écumait le monde sans aucune logique, disparaissant aussi vite qu’il était apparu après avoir tout dévasté sur son passage. Il était comme une tempête, un fléau qui s’abattait aveuglément sur ses victimes, sans aucune pitié, aucune logique ni aucune raison. Les membres du conseil de régence du Royaume Ecclésiastique n’avaient que faire des souffrances des humains. Tant qu’Er ne revenait pas les importuner sur leurs terres, ils se contentaient de plisser le front avec désapprobation et le laissaient faire. Mais Sin ne voyait pas les choses de cette manière. Er était son géniteur. En quelque sorte. Sin était né, comme son frère Oïn, du corps d’Ar. Mais les deux souverains du Royaume Ecclésiastique avaient été si étroitement appariés que le roi pouvait sans doute être considéré comme son parent, au même titre que la défunte reine Ar. Il se sentait donc responsable des actions d’Er. Responsable de la dévastation qu’il semait sur son chemin. Il était l’aîné. Il lui revenait de mettre un terme à la folie de son père. Aucune des vieilles Ombres rassies du conseil de régence n’avait protesté quand il avait décidé de ramener son géniteur à la raison, mais certains l’avaient regardé partir avec un scepticisme évident. Il leur prouverait qu’il pouvait pacifier Er. Qu’il était digne de diriger le royaume. Il reporta son regard sur l’enfant humain. Tout enroulé qu’il était dans une fourrure informe, il paraissait frêle et vulnérable. Il tenait en main une inoffensive pique à trois dents mais n’exprimait aucune défiance envers Sin. Il avait simplement l’air perdu. - Tu l’as vu, n’est-ce pas ? lui demanda le prince avec douceur. A nouveau, l’enfant opina du chef en silence. Il ne semblait pouvoir détacher ses yeux de lui. C’était sans doute la première fois qu’il était en présence d’une Ombre. Il avait vu Er, bien sûr, mais le géniteur de Sin n’avait plus grand-chose en commun avec le roi qu’il avait été par le passé. - Je suis à sa poursuite, déclara-t-il, et je vais l’arrêter. - Vous êtes un dieu ? osa finalement questionner l’enfant d’une petite voix. Sin lui adressa un sourire, amusé mais pas vraiment surpris par la question. Beaucoup des humains qu’il avait rencontrés sur sa route faisaient cette méprise. Ce qui était somme toute assez compréhensible vu le fossé qui séparait leurs deux espèces. - Non, dit-il. Pas vraiment. L’enfant se mordilla la lèvre, visiblement troublé. - Quel âge as-tu ? lui demanda Sin. - Neuf cycles, répondit le gamin avec une soudaine fierté. Je sais monter à cheval. Je m’appelle Aros. Sin posa l’une de ses mains à trois doigts sur l’épaule d’Aros et sentit le garçon frissonner à son contact. Un nom avait été offert, il se devait de répondre en se présentant. Il aurait préféré ne pas avoir à le faire, car cet échange créait une proximité entre l’enfant et lui. Les humains se consumaient si rapidement qu’ils étaient comme des flammèches vite éteintes aux yeux des Ombres. Leurs deux espèces étaient si différentes qu’elles n’étaient tout simplement pas faites pour se côtoyer. - Je suis Sin, dit-il avec douceur. Je pourchasse Er le Fléau. Je dois le retrouver, l’arrêter et le ramener à la raison. - Pourquoi il fait ça ? demanda Aros, ses yeux se remplissant de larmes. Pourquoi il a détruit mon village ? Pourquoi il a tué ma maman ? - Parce qu’il a perdu tout ce qui lui donnait une raison de vivre, répondit Sin d’une voix sourde. Il ne sait plus ce qu’il fait. Il n’a pas toujours été ainsi. Il a été un grand roi. Sin n’avait jamais connu cette époque. Er avait perdu la raison à sa naissance, lorsqu’Ar avait succombé au double enfantement. Il n’avait que le récit de ses aînés pour imaginer ce qu’avait été Er au sommet de sa puissance. Un roi puissant et respecté, successeur d’Ûn, le premier d’entre eux à avoir foulé le monde, le front ceint de la Couronne des Arcanes. - Il était comme toi, avant ? Le prince acquiesça lentement, se demandant comment l’enfant avait pu en arriver à cette conclusion. La forme dévastatrice qu’arborait Er dans sa folie n’était en rien comparable à celle d’une Ombre. 7
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- Il y a longtemps, oui, dit-il. Mais il a changé. Il s’est enfermé dans sa douleur, il l’a nourrie encore et encore jusqu’à ne plus penser que par elle. Et maintenant il écume le monde avec elle, enfermé dans sa folie et indifférent au malheur des autres. - Maintenant, c’est un monstre, dit Aros. Je l’ai vu. Il ne te ressemble pas. Sin lui adressa un regard peiné. - Je ne peux pas réparer ce qu’il t’a fait. Mais je peux l’arrêter pour que ça n’arrive pas à d’autres personnes. Sin releva la tête, cherchant la présence d’Er. Elle imprégnait ce lieu sur lequel il avait passé sa colère aveugle. Il avait quitté l’endroit depuis des heures et pourtant son essence tourmentée pesait toujours sur les restes de ce village comme une chape invisible. Peut-être, s’il se hâtait, Sin pourrait-il suivre la trace et retrouver son père avant qu’il ne s’évanouisse à nouveau. Il savait par où il était parti. Il percevait sans difficulté le chemin qu’il avait pris. La traque pouvait reprendre, avec cette fois peut-être une chance d’aboutir. Sin était sur le point de suivre la piste lorsque quelque chose tira sur sa manche. L’enfant humain le fixait avec des yeux implorants. Dans son désir de retrouver Er, Sin l’avait presque oublié. Il réprima sa contrariété à se voir retardé par le garçon. Il devait avancer, pour éviter à d’autres ce que ce petit venait de vivre. Il était trop tard pour lui, mais pas pour les prochains villages qui se trouvaient sur la route d’Er. Il ne pouvait pas s’encombrer d’un enfant humain, même si ce dernier lui avait donné son nom. Et pourtant il répugnait à le laisser derrière lui. Les humains grandissaient plus vite que les Ombres mais celui-ci était trop petit pour être déjà autonome. Il était resté près du cadavre de sa mère, perdu et affligé. La souffrance qui se lisait dans ses yeux trouvait un écho particulier en Sin. - As-tu un endroit où aller ? lui demanda-t-il tout en sachant que la question ne ferait que l’enferrer davantage dans une relation sans issue. L’enfant avait quelque chose de particulier, comme une flamme en lui que les récents événements n’avaient pas réussi à étouffer. Son regard sombre et intense ne lâchait pas Sin un seul instant, comme s’il avait pu à lui seul le convaincre de le prendre sous sa protection. - Non, dit Aros, les lèvres tremblantes. Livré à lui-même, il ne tarderait pas à rejoindre ses parents dans la mort. Beaucoup d’Ombres auraient balayé cet argument d’un haussement d’épaules. Mais Sin était différent. Il avait de la compassion pour les humains et leur faible espérance de vie. Et il éprouvait une certaine fascination face à leur ardeur et leur opiniâtreté. Ils faisaient fi de tous les handicaps de leur espèce pour tenter de se hisser au-delà de leur condition primitive. Qui pouvait savoir de quoi serait capable celui-ci s’il recevait une éducation décente ? Sin planta son regard dans celui d’Aros. Il pouvait lire bien des choses en lui, et par-dessus tout une immense résolution, qui surpassait sa souffrance et son désespoir. Lentement, le prince hocha la tête. - Très bien, dit-il. Tu viens avec moi.
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