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La Mémoire des Ombres Héritages - Tome II
Ludopathes Éditeurs
Collection dirigée par Yann Bruzzo
Copyright © 2013 Ludopathes Éditeurs Couverture par Simon Labrousse © 2013 Ludopathes Éditeurs ISBN : 978-2-35112-028-6 Ludopathes Éditeurs Rue Madame – 31160 Aspet E-mail : contact@ludopathes.com Site Internet : http://www.ludopathes.com
À Jacko, sans qui cette édition n’ aurait jamais vu le jour
La Mémoire des Ombres
Prologue Istula, royaume d’ ‘ Ostar. Tout au fond des Chemins de la conscience. Cycle 1847 de l’ âge de la Tour. Morgas tenait dans sa main le Sceptre des Anciens. À côté de lui, profitant de son inattention, le démon Melekyr psalmodiait dans son étrange langage démoniaque. La main du démon était posée sur son épaule, brûlante et ferme. — Qu’ est-ce que… commença le mage. À ce moment, il sentit le sol se dérober sous ses pieds. Il s’ agrippa instinctivement au Sceptre alors qu’ il basculait dans un puits d’ énergie violacée. Il était trop perturbé par les visions prophétiques que l’ artefact venait de lui accorder pour avoir le réflexe de tracer le moindre glyphe. Il perçut le cri horrifié d’ Éphyr et le rire narquois de Melekyr avant de s’ abîmer dans le portail planaire. Non loin de là, dans les montagnes d’ Ostar, quelque chose se réveilla. Depuis des millénaires, une incompréhensible pression avait contribué à la tenir à distance. Endormie, pacifiée, elle avait patiemment attendu son heure. Lentement, elle reprit conscience de son environnement et de sa propre existence. Elle était de nouveau, si ce verbe avait un sens pour une créature de sa nature. Les notions de vocabulaire la préoccupaient peu. Tout ce qu’ elle savait était que son heure était enfin venue. Longtemps on l’ avait privée de son dû et à présent, elle était à même de le réclamer. Patiemment, elle déploya ses ailes, réapprenant tout ce que son sommeil avait contribué à effacer de sa mémoire. Elle avait faim et le monde était à nouveau à sa portée. Le temps était venu pour elle de s’ étendre et de prospérer. Elle se coula hors de son antre et tourna son regard vers le continent qui s’ offrait à elle. Le jeu pouvait commencer.
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Héritages II
Première partie
Des démons
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La Mémoire des Ombres
Chapitre 1 Plan démoniaque d’ Ixos. Époque équivalente au cycle 1847 de l’ âge de la Tour. La horde de démons fixait Morgas avec intensité et tous semblaient retenir leur souffle. Le mage serra par réflexe le Sceptre des Anciens contre lui et les créatures émirent un soupir collectif qui lui sembla exprimer un émerveillement incongru. Puis il réalisa que les yeux des démons étaient fixés non sur lui mais sur le bâton qu’ il tenait à la main, plus précisément sur la sculpture en forme de dragon aux ailes déployées qui culminait au-dessus de sa tête. Melekyr attendait, la main tendue en direction de Morgas. L’ énorme démon noir voulait qu’ il lui remette le Sceptre, cet antique artefact que Morgas avait recherché dans le vain espoir de se faire accepter au sein de la Guilde du Savoir. Toute cette quête n’ avait été qu’ une vaste machination. Au final, le seul qui semblait à même d’ atteindre ses objectifs était le démon Melekyr, qui avait transporté Morgas et sa prise dans son plan démoniaque. Morgas savait que sa vie ne tenait qu’ à un fil. Melekyr n’ avait que faire de lui. Le démon avait été un compagnon de voyage fort utile et curieusement presque agréable, mais le temps des faux-semblants était révolu. Dès le Sceptre retrouvé, il n’ avait pas hésité à trahir tous ceux qu’ il prétendait servir pour atteindre ses propres objectifs. Une fois qu’ il aurait l’ artefact en main, Morgas ne lui serait plus d’ aucune utilité et le mage ne se faisait aucune illusion sur ses chances de survie dans le plan démoniaque. Tout mage puissant qu’ il soit, il se trouvait ici en terre inconnue et hostile. Le chant du Sceptre s’ était à présent réduit à un doux bourdonnement dans son esprit et Morgas percevait confusément les murmures d’ une conversation animée aux paroles inaudibles. Durant toute sa quête du Sceptre, il n’ avait jamais imaginé que l’ artefact puisse être aussi… habité. Cela servait cependant ses intérêts. Et constituait sans aucun doute son seul espoir de survie. — Ne sois pas timide, Morgas, dit Melekyr avec un sourire carnassier. Donne-moi le Sceptre. — Pourquoi ? demanda le mage. Le sourire de Melekyr s’ élargit, dévoilant un peu plus ses crocs acérés. Son visage noir aux traits racés paraissait déplacé au milieu des figures bestiales et sans finesse des démons qui l’ entouraient. D’ une stature beaucoup plus massive que
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Héritages II ses congénères et d’ un noir d’ encre alors qu’ eux arboraient un cuir de différentes teintes rougeâtres, Melekyr faisait incontestablement figure de dominant. Il était également évident qu’ il appartenait à une autre race démoniaque. Morgas regretta à cet instant de n’ avoir jamais pris le temps de mieux se renseigner sur leur engeance. Il ne connaissait quasiment rien aux démons et voilà qu’ il se retrouvait prisonnier dans l’ un de leurs plans. — Pourquoi quoi ? s’ amusa Melekyr. Pourquoi je t’ ai emmené ici ? Voilà qui me paraît pourtant évident : je veux le Sceptre. À moins que ta question ne porte sur mon désir de posséder cet artefact ? La réponse est tout simplement qu’ il revient de droit à mon peuple. — En fait, répondit Morgas, ce qui m’ étonne est que tu n’ aies pas tout simplement pris le Sceptre toi-même. Pourquoi m’ avoir laissé le faire, s’ il est tout ce qui t’ intéressait ? Il te suffisait de tendre la main et de le prendre avant moi. Morgas savait qu’ il ne faisait que retarder l’ échéance, mais il ne pouvait s’ empêcher de tenter de gagner du temps. Melekyr avait toujours eu une certaine propension à se montrer bavard et il était assez aisé de l’ occuper ainsi. Le démon secoua la tête, son sourire soudain évanoui. — Après ce qui est arrivé à Cylna, je ne pouvais pas prendre de risque, dit-il sombrement. Morgas s’ amusa malgré lui de cette soudaine gravité. Contre toute attente, il semblait bien que le démon eût développé une réelle affection pour la jeune Lunaire qui les avait accompagnés durant leur quête. Cylna avait été possédée par l’ esprit de son ancêtre Acamal, l’ Empereur Blanc, lorsqu’ elle avait touché le Sceptre. Morgas ne pouvait qu’ espérer que la jeune fille pourrait échapper à cette emprise d’ outre-tombe. Où il était, il ne pouvait rien faire pour l’ aider. — Mais trêve de bavardages, reprit Melekyr en lui adressant un regard agacé de son unique œil rouge. Donne-moi le Sceptre, maintenant. Le démon fit un pas en avant, la main tendue, et Morgas sentit son cœur s’ emballer. Il jouait à un jeu très dangereux, dont l’ enjeu était sa propre vie, et il était terrifié à l’ idée de laisser partir le Sceptre. Il sentit un murmure rassurant lui parvenir de l’ artefact. Poussant un profond soupir, il tendit l’ objet devant lui, en direction de Melekyr. — Prends-le, lança-t-il avec défi, le cœur battant la chamade. Avec un sourire triomphant, Melekyr referma sa main autour du Sceptre. Et la retira avec un grognement de colère et de surprise lorsqu’ un bref éclair de lumière dorée crépita autour de sa main, remontant sur son avant-bras. Morgas réprima un soupir de soulagement, plaquant un sourire narquois sur son visage. Jusqu’ alors, il n’ était pas certain que l’ accord passé quelques instants plus tôt avec les entités qui vivaient dans le Sceptre serait respecté. Il avait trop souvent été trahi dernièrement pour faire confiance aveuglément à qui que ce soit. Mais il semblait bien que les enfants des dieux anciens dont l’ esprit vivait encore dans le Sceptre avaient décidé d’ honorer leur parole. 10
La Mémoire des Ombres — À quoi joues-tu, Morgas ? siffla Melekyr en considérant le Sceptre avec circonspection. — Ce n’ est pas un jeu, répondit le mage. Le Sceptre est lié à moi, à présent. — Vraiment ? fit Melekyr, sceptique. Il massait pensivement son bras, comme s’ il était engourdi. — Personne d’ autre que moi ne peut le toucher. Il ne le permettra pas. Il ne permettra pas non plus qu’ il me soit fait du mal. Tu aurais dû t’ en saisir quand tu en avais l’ occasion. Maintenant, il est trop tard. Ce Sceptre est à moi. — Que tu crois, renifla le démon. Ta petite magouille te permet peut-être de gagner du temps, mais je suis patient, Morgas. Je trouverai bien le moyen de te séparer de ce Sceptre. Sa place est ici. Si tu tiens tellement à te coller à lui, grand bien te fasse. Tu vas devoir t’ habituer à vivre parmi nous. Quelques démons ricanèrent à cette dernière déclaration, rapidement imités par leurs congénères. Morgas était bien en peine d’ estimer leur puissance. De taille comparable à la sienne, ils portaient pour la plupart des épées sombres aux bords dentelés. Leur peau écailleuse se marbrait de reflets noirs et orangés et des ailes membraneuses similaires à celles de Melekyr prenaient naissance dans leur dos. Leurs crânes démesurément allongés, pourvus d’ excroissances diverses, leur ôtaient tout semblant d’ humanité. Peut-être aurait-il pu en abattre un certain nombre avec l’ aide du Sceptre. Il sentait ses capacités décuplées depuis qu’ il le tenait en main. Mais cela n’ aurait pas suffi à disposer de toute la horde, encore moins de Melekyr lui-même. Morgas se sentait envahi par des sentiments contradictoires et il avait vaguement conscience qu’ ils provenaient directement des esprits emprisonnés dans le Sceptre. Il y avait un murmure apaisant qui l’ enjoignait à être patient, des chuchotis furieux impatients d’ en découdre et un rire narquois et désinvolte qui dominait le tout. Morgas se força à ignorer ces sentiments étrangers et se concentra sur Melekyr. Le démon semblait contrarié, son front plissé en une mine calculatrice. Ses sbires commençaient à s’ agiter, interrogeant leur chef du regard quand ils parvenaient à détacher leurs yeux du dragon qui surplombait le Sceptre. Morgas n’ avait pas besoin d’ être un expert en démonologie pour voir que l’ ascendant de Melekyr sur ses troupes risquait de s’ affaiblir s’ il tergiversait trop. En l’ occurrence, le mage ne souhaitait pas affaiblir le puissant démon. Tout traître qu’ il fût, Melekyr était le seul démon que Morgas connaissait et, même s’ il ne pouvait pas lui faire confiance, il savait au moins comment l’ aborder et traiter avec lui. — Il va te falloir compter avec moi, annonça-t-il calmement. Melekyr lui adressa un léger sourire et Morgas crut percevoir une lueur de respect dans son œil rouge. Nul doute que le démon appréciait la manière dont Morgas avait su se protéger malgré les circonstances. — Eh bien soit, lança Melekyr, grand seigneur. Je t’ emmène avec moi, Morgas. Après tout, nous sommes habitués l’ un à l’ autre. Mais ne te méprends
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Héritages II pas. Dès que je trouverai le moyen et l’ occasion de te séparer de ce Sceptre, je les saisirai sans aucune hésitation. — Je n’ ai jamais imaginé le contraire, répondit Morgas. Avec un reniflement amusé, Melekyr se détourna de lui pour aboyer des ordres dans une langue démoniaque râpeuse, provoquant un beau remue-ménage dans les rangs de ses troupes. Certains sbires s’ envolèrent en caquetant dans leur jargon mais la majorité du cortège s’ ébranla dans un ordre de marche chaotique. Morgas suivit le mouvement, encadré par une garde de démons à la corpulence légèrement supérieure à la moyenne. Les regards posés sur lui semblaient perplexes et curieux, mais il attirait bien moins l’ attention que le Sceptre lui-même. — Où allons-nous ? questionna Morgas en jetant un coup d’ œil à Melekyr, qui cheminait derrière lui. Il n’ attendait pas vraiment de bonne volonté de la part de son geôlier, aussi fut-il surpris quand une réponse lui parvint. — Nous rejoignons la plus grande forteresse de ce plan, lui dit le démon. — Là où se trouve ton maître ? demanda le mage. Il perçut un léger rire ironique. — Je suis sûr qu’ il sera ravi de nous voir arriver, susurra Melekyr d’ une voix suave. Puis il demeura sourd à toute autre question, occupé à deviser dans sa langue avec certains de ses congénères. Morgas se résolut à cheminer en silence, observant tout ce qui l’ entourait. Les démons dégageaient une odeur de terre surchauffée assez semblable à celle de Melekyr. Ils s’ apostrophaient dans leur langue âpre et semblaient assez belliqueux, prompts à la bagarre et à l’ affrontement verbal. Morgas était en présence de guerriers, il n’ en doutait pas, et il put au bout d’ un moment les distinguer les uns des autres par de petits détails, des variations dans la couleur de leur peau ou la forme des excroissances de corne qui poussaient sur leurs têtes. Le paysage était déprimant. La seule lueur qui éclairait le ciel était celle, diffuse, d’ une chaîne de volcans en éruption sur l’ horizon. En fait, Morgas n’ aurait pas vu grand-chose en l’ absence du Sceptre, qui diffusait une douce lueur argentée autour de lui. Était-ce la nuit ? Ou cette pénombre était-elle permanente sur ce plan ? Il était habitué à toujours pouvoir profiter de la lueur de la lune. Son absence en ce lieu avait quelque chose de très perturbant. Du peu qu’ il pouvait distinguer, Morgas ne voyait aucune sorte de végétation. Ils marchaient dans une plaine désolée et aride, sur une sombre roche poreuse qui évoquait à Morgas les flancs du volcan Onali, sur lesquels il avait grandi. Se pouvait-il que le plan tout entier ne soit qu’ un immense champ volcanique ? De loin en loin, ils longeaient des rivières de lave très liquide qui formaient de longs rubans orangés dans l’ étendue stérile. La chaleur était écrasante et Morgas fut bientôt assailli par la soif, son visage ruisselant de sueur. Les démons semblaient à leur aise, longeant les flaques de 12
La Mémoire des Ombres roche en fusion avec la plus parfaite indifférence. La bouche sèche et les poumons en feu, le mage humain se retrouva rapidement à haleter péniblement alors qu’ il tentait de suivre le rythme, encouragé par une douce voix provenant du Sceptre. Il se concentra sur elle pour tenter d’ oublier son tourment. Ce monde lui était hostile mais il ne devait pas s’ écrouler après seulement quelques heures de marche. Il se focalisa sur les murmures qui lui parvenaient du Sceptre et continua laborieusement à avancer, se plongeant dans les souvenirs de sa première rencontre avec les enfants des dieux anciens… Le sol se déroba sous ses pieds et Morgas bascula dans le vide sans un cri, encore étourdi par les visions que le Sceptre des Anciens lui avait transmises peu de temps auparavant. Il était cependant assez lucide pour comprendre que Melekyr était à l’ origine du portail magique dans lequel il venait de s’ enfoncer. Un instant plus tôt, il se trouvait encore dans les sous-sols d’ Istula, face à son demifrère Éphyr. À présent, le monde se réduisait à un tourbillon nauséeux dans lequel il s’ enfonçait sans pouvoir résister. Puis, brusquement, tout fut suspendu. Les couleurs mouvantes se figèrent, puis s’ estompèrent pour laisser place à un espace blanc et nu, vide de tout. Morgas était seul, le souffle court, dans cette immensité blanche. Le Sceptre bourdonnait contre sa paume et il se raccrocha à l’ artefact, seule chose solide et concrète de son environnement. La sensation de chute avait disparu mais ses pieds ne touchaient aucune surface solide. Il était comme suspendu au milieu de nulle part. Avant que l’ incongruité de la situation ne le submerge, le faisant céder à la panique, quelque chose se manifesta. Il entendit une musique mélodieuse provenir du Sceptre puis, lentement, une forme indistincte se dessina face à lui. Un homme aux traits androgynes le fixait de ses yeux bleu clair, un sourire sur ses lèvres boudeuses. La silhouette se précisa, prenant de la substance. Pendant quelques instants, il fut nu, puis des vêtements vivement colorés prirent forme autour de lui, une chemise aux manches bouffantes d’ un violet éclatant enveloppant son corps gracile. Il examina d’ un œil critique ses longues bottes noires impeccablement cirées, arrangea d’ une main preste la longue écharpe qui ceignait sa taille et ajouta un long manteau bleu nuit à sa tenue avant de faire une moue satisfaite. D’ opulents cheveux blonds ondulaient sur ses épaules. — Désolé, dit-il d’ un ton rien moins que contrit. J’ ai perdu l’ habitude de me donner forme humaine. Morgas se contentait de le fixer avec stupéfaction, reconnaissant sans équivoque possible les traits d’ une des statues entreposées dans l’ antichambre du Sceptre. Il avait devant lui l’ un des élus des dieux anciens, l’ un des jeunes dieux qui avaient créé l’ artefact. La présence de son esprit dans le Sceptre n’ était pas une surprise. Morgas avait vu l’ Empereur Blanc Acamal fuir l’ artefact en s’ emparant du corps de Cylna. Il n’ était donc pas illogique de penser que d’ autres enfants des dieux puissent se trouver à l’ intérieur. Cet être n’ était tout simplement pas ce à 13
Héritages II quoi Morgas s’ attendait. Acamal avait été plus conforme à l’ idée que le mage se faisait de ce genre de créature. — Je suis Aestyr, bien sûr, annonça-t-il d’ un ton suffisant. Et toi tu es Morgas. Ne sois pas étonné, je l’ ai lu dans ton esprit. Je sais tout de toi… — Ne l’ écoute pas, intervint une autre voix, une voix féminine. Morgas se tourna pour découvrir une femme dont la beauté parfaite lui rappela le visage de la Grande Hiérophante de Nar. — J’ en sais bien assez, rétorqua Aestyr avec humeur. La jeune femme ne pouvait être que Sefyrin, l’ élue de Nar. Son visage était mélancolique et doux alors qu’ elle regardait Morgas. Il y avait quelque chose de très triste en elle et Morgas se surprit à ressentir une étrange empathie à son égard. À cet instant, un deuxième homme se manifesta, apparaissant soudain à côté de Sefyrin, le visage fermé. Il posa une main possessive sur l’ épaule de la jeune femme et dévisagea Morgas avec gravité. — Où sommes-nous ? demanda Morgas. Où m’ avez-vous emmené ? — Nulle part, répondit aimablement Aestyr. Nous avons juste décidé de marquer une petite pause dans le fabuleux voyage que nous impose ce démon mal léché. Nous sommes simplement figés dans un instant. Morgas réprima sa déception. Il avait espéré échapper au sort que lui réservait Melekyr mais, apparemment, il avait pêché par excès d’ optimisme. — Ne pouvez-vous m’ aider à lui échapper ? demanda-t-il. — Et pourquoi cela ? questionna Aestyr en papillonnant autour de lui. Nous sommes dans notre cage depuis des millénaires, pourquoi résisterions-nous quand les choses bougent un peu ? — Je ne sais pas ce qu’ il compte faire du Sceptre, argumenta Morgas. — C’ est un démon, dit le deuxième homme d’ un ton pincé. Il est inacceptable qu’ il s’ empare de nous. — Oh, Icapeus, gloussa Aestyr, tu manques d’ imagination. Peut-être est-ce là notre chance de sortir enfin de cette cage. Ce salopard d’ Acamal a bien réussi, lui… — Aestyr, le tança sévèrement Sefyrin. — Quoi ? s’ indigna l’ autre. Si je me souviens bien, celle qui hurlait le plus contre Acamal quand nous nous sommes tous retrouvés là-dedans, c’ était toi, ma chère. J’ ai d’ ailleurs été grandement impressionné par la richesse de ton vocabulaire injurieux, laisse-moi te le dire. — J’ ai eu des milliers de cycles pour me calmer, rétorqua-t-elle froidement. Et tu le sais bien. Le fait qu’ Acamal ait trouvé le moyen de sortir est plutôt une source d’ espoir pour moi. Jusqu’ à présent, nous ne savions même pas si c’ était possible. — Eh bien, raison de plus pour laisser les choses suivre leur cours, dit Aestyr avec un grand sourire. Qu’ on m’ amène ce démon, je suis sûr qu’ il ferait un hôte parfait. 14
La Mémoire des Ombres — Tu n’ es pas drôle, Aestyr, gronda Icapeus d’ une voix glaciale. Tu ne l’ as jamais été, d’ ailleurs. Il est hors de question de laisser une abomination de ce genre poser la main sur nous. — Je ne pense pas non plus que ça soit une bonne idée, osa intervenir Morgas. Sachant qui étaient les créatures qu’ il avait devant lui, il se sentait impressionné. Ceci dit, il ne voulait pas que la conversation se fasse sans lui. Peut-être pourrait-il tirer un avantage de ces circonstances inattendues. S’ il avait bien tout compris, Melekyr l’ attendrait toujours au bout du voyage, il avait donc tout intérêt à négocier avec les esprits du Sceptre. — Ha ! se moqua Aestyr. L’ humain veut sauver sa peau ! — Et je ne vois pas en quoi il aurait tort de vouloir le faire, rétorqua Sefyrin d’ un air agacé. — Nous avons peut-être des intérêts communs, insista Morgas, encouragé par le soutien de l’ élue de Nar. — Voilà qui paraît plus que douteux, ricana Aestyr. Que pourrions-nous donc espérer de toi ? — J’ ai un corps et je porte le Sceptre dans lequel vous êtes enfermés, lui rappela Morgas sans grande aménité. L’ enfant d’ Itar le fixa d’ un air renfrogné, toute gaîté soudainement envolée. La saute d’ humeur fut si brutale que Morgas se demanda un instant s’ il n’ était pas allé trop loin. Après tout, il était ici, d’ une certaine manière, sur leur terrain et à leur merci. Il n’ était peut-être pas très judicieux de les provoquer, surtout s’ il espérait obtenir leur aide. Aestyr s’ abîma dans un silence boudeur, faisant mine de se désintéresser de Morgas. Ce dernier se tourna vers Sefyrin, qui semblait la plus ouverte à une discussion raisonnable. Icapeus demeurait étroitement collé à elle, comme s’ il craignait de la voir s’ envoler, et Morgas se souvint brusquement des confidences posthumes de Sefyrin, qu’ il avait entendues dans les ruines fantômes de Sheam. L’ élue de Nar avait alors évoqué ses sentiments pour Icapeus. Il semblait bien que leur emprisonnement leur avait permis de renforcer ces liens. — Nous pouvons peut-être nous aider mutuellement, proposa Morgas d’ un ton raisonnable. — Cela me semble une très bonne idée, acquiesça Sefyrin. Je sais que nous devons vous paraître très étranges, mais cet emprisonnement a été très éprouvant. — Surtout pour moi ! intervint Aestyr d’ un ton théâtral en s’ approchant de Morgas, toute bouderie envolée. Entouré de tourtereaux et de cœurs brisés. Entre ces deux-là qui se faisaient les yeux doux en permanence et Acamal qui ne cessait de penser à sa femme, Ajah par-ci, Ajah par-là, je me demande comment j’ ai fait pour ne pas devenir fou. Morgas évita sagement d’ exprimer à haute voix la piètre opinion qu’ il avait de la santé mentale d’ Aestyr. Malheureusement pour lui, cet endroit n’ était à l’ évi15
Héritages II dence qu’ une projection mentale et le demi-dieu perçut sans peine ses pensées. Contre toute attente, Aestyr émit un rire amusé et s’ empara du bras de Morgas pour l’ entraîner à l’ écart des autres avec une mine de conspirateur. — Je dois absolument sortir de ce Sceptre, souffla-t-il sur le ton de la confidence. Je n’ en peux plus, c’ est une vraie torture ! S’ ils n’ étaient pas déjà tous morts, je crois que je les aurais étripés de mes propres mains. Il sursauta en découvrant Sefyrin juste devant eux. — Nous voulons tous sortir, Aestyr, dit-elle d’ un ton patient. — Ha, je n’ en crois rien, répartit-il avec humeur. Ton toutou n’ a pas du tout envie de te voir quitter le petit cocon, il ne pourrait plus t’ avoir en permanence sous la main. Imagine ça, tu pourrais même parler à d’ autres hommes ! — Assez, murmura-t-elle d’ un air peiné. Aestyr, tu ne peux pas continuer ainsi, nous devons conserver notre cohésion ou nous perdrons tous la raison. — Mais non, nous avons à présent un nouveau compagnon de jeu, sourit Aestyr en entourant les épaules de Morgas de son bras. Et il a un corps ! Morgas se dégagea en douceur de l’ étreinte de l’ élu d’ Itar, mal à l’ aise. Il ne voulait pas le contrarier mais sa proximité avait quelque chose de dérangeant, tout comme le regard concupiscent qu’ il dardait sur lui. — Donc ce que vous voulez, tous, c’ est sortir de ce Sceptre, résuma Morgas pour les ramener sur le sujet de la conversation. Ce disant, il sentit une étrange exaltation, comme une urgence, s’ emparer de lui. Peut-être était-il d’ une certaine manière accordé aux pensées des trois esprits qui cohabitaient dans l’ artefact et lui transmettaient-ils leur désir de le quitter. — Acamal a bien réussi, s’ excita Aestyr, pourquoi pas nous ? — Il a pu s’ emparer du corps de Cylna car elle est l’ une de ses descendantes, expliqua Morgas. — Moi aussi j’ ai eu des enfants, se rengorgea Aestyr avant de froncer les sourcils. Mais trouver leurs descendants risque d’ être compliqué. — Je n’ ai pas eu de descendance, annonça gravement Sefyrin en ignorant son frère, qui marmonnait des paroles indistinctes à propos de ses enfants, l’ air absorbé. Et Icapeus non plus. Et j’ avoue que l’ idée de devoir m’ emparer de leur corps ne me plaît guère. — Il y a forcément un autre moyen, argumenta Morgas. Peut-être par un rituel ? — Peut-être, concéda-t-elle. Peut-être notre punition a-t-elle suffisamment duré. Il est temps que nous trouvions le moyen de nous présenter à nouveau devant nos dieux pour implorer leur pardon. Aestyr renifla à cela, mais s’ abstint de tout commentaire. — Je suis un mage, annonça Morgas. Je peux sans doute vous aider à trouver un moyen de quitter ce Sceptre. Mais pour cela, il faut que je reste en vie. Et pour l’ instant, j’ avoue que c’ est assez mal parti. 16
La Mémoire des Ombres — Qui est ce démon ? questionna Sefyrin. Pourquoi vous a-t-il emmené avec le Sceptre ? — C’ est assez compliqué, répondit Morgas. Pour faire court, le démon a été envoyé par Zaar pour m’ aider à retrouver le Sceptre. Il m’ a accompagné pendant un temps et maintenant, il me trahit… Ou plutôt il trahit Zaar en volant l’ artefact. — Zaar ? s’ étonna-t-elle. Pourquoi Zaar voudrait-il récupérer notre Sceptre ? — Je l’ ignore, répondit sincèrement Morgas. Il prétend qu’ il veut juste le voir, pour vérifier quelque chose. — Et vous êtes à son service ? Morgas poussa un soupir. — Non, dit-il. Pas exactement. Zaar s’ est servi de moi pour obtenir ce qu’ il voulait. Il… Euh… Le rire d’ Aestyr coupa court à l’ hésitation de Morgas. — Tu es son fils ! s’ amusa-t-il en tournant autour de Morgas pour mieux l’ examiner. Voilà qui est assez inattendu, à dire vrai. Mais très intéressant. Même les dieux anciens se sont mis à se reproduire… Quoi qu’ il en soit, cela rend ta proposition d’ aide un peu plus crédible. Un demi-dieu devrait être en mesure de faire quelque chose pour nous. — Mon allégeance va plutôt à Nar, dit Morgas en ignorant Aestyr, son regard focalisé sur le beau visage de Sefyrin. Il la vit sourire tristement et, en un instant, Icapeus fut à nouveau auprès d’ elle, un bras entourant ses épaules. Il adressa un regard noir à Morgas, comme s’ il lui reprochait d’ avoir prononcé le nom du dieu tutélaire de Sefyrin. — Si, comme je le crois, le démon m’ emmène bien dans un plan qui appartient à son peuple, je ne mise pas cher sur mes chances de survie, reprit Morgas en tentant d’ ignorer l’ hostilité de l’ élu de Llar. Je serai isolé et à sa merci. J’ ai besoin de votre aide pour être en mesure de négocier avec lui. — Négocier quoi ? demanda Icapeus. — Melekyr veut le Sceptre. Dès qu’ il me l’ aura pris des mains, ma vie ne vaudra plus rien. Pourriez-vous faire en sorte qu’ il ne puisse pas le toucher ? Qu’ aucun démon ne puisse le toucher ? Pourriez-vous me protéger contre ceux qui voudraient m’ abattre pour le récupérer ? Morgas sentit à nouveau cette étrange exaltation s’ emparer de lui. Il avait l’ impression que ses oreilles bourdonnaient, ce qui bien sûr était absurde puisqu’ il n’ était dans ce lieu qu’ en tant qu’ esprit. Il fut soulagé et heureux de voir Sefyrin acquiescer. — Nous pouvons faire en sorte que vous soyez le seul à pouvoir poser la main sur le Sceptre, annonça-t-elle. Cela ne devrait pas poser de problème… surtout que c’ est également ce qu’ il souhaite. — Ce que souhaite qui ? demanda Morgas. — Le Sceptre, répondit-elle sur le ton de l’ évidence. Vous ne le sentez pas ? 17
Héritages II Morgas comprit alors la source des sentiments étranges qui l’ assaillaient depuis qu’ il se trouvait dans cet endroit. Quand il avait saisi l’ artefact, il l’ avait entendu chanter. Il avait cru alors que le chant provenait des trois esprits encore enfermés à l’ intérieur. Il semblait en fait que le Sceptre avait une conscience indépendante. — Il est… intelligent ? questionna timidement Morgas. — Il est lui aussi pressé de nous voir partir, expliqua Aestyr. Ça fera un bon débarras pour tout le monde. — Alors nous sommes d’ accord ? dit Morgas. Vous me protégerez et ferez en sorte que je sois le seul à pouvoir toucher l’ artefact. Et en échange, je mettrai tout en œuvre pour vous libérer de cette prison ? Sefyrin hocha solennellement la tête. — Nous vous protégerons, promit-elle. Nous ne laisserons personne vous faire du mal. — Et je vous sortirai d’ ici, répondit Morgas. Quoi qu’ il m’ en coûte. Le tourbillon de lumières violettes fut soudain à nouveau tout autour de lui et, juste avant de heurter durement le sol, Morgas crut entendre une faible voix langoureuse lui crier : — Et le plus tôt sera le mieux !
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La Mémoire des Ombres
Chapitre 2 Plan démoniaque d’ Ixos. Époque équivalente au cycle 1847 de l’ âge de la Tour. Morgas fut brutalement ramené à la conscience par une claque brûlante sur son visage. Il émit un grondement de protestation et ouvrit les yeux juste à temps pour voir Melekyr secouer sa main avec un juron alors que de fins éclairs argentés et dorés entouraient son avant-bras. Le mage entendit, à la limite de ses perceptions, le rire moqueur d’ Aestyr. — Même une petite claque, c’ est interdit ? se plaignit amèrement Melekyr. — Tu ne dois pas me faire de mal, lui rappela Morgas en s’ asseyant. Et tu m’ as fait mal, ajouta-t-il en massant sa mâchoire endolorie. — Petite nature, commenta le démon. Tu as tourné de l’ œil après à peine deux heures de marche et j’ ai dû te faire porter jusqu’ ici. — Ici ? fit Morgas en examinant les environs pour tenter de déterminer ce qu’ ils avaient de différent du paysage désolé qu’ il avait eu l’ occasion de voir jusque-là. Mais tout autour de lui, il ne voyait toujours qu’ une étendue aride de pierre noire, auréolée par endroit par les lueurs rougeâtres du magma. — Qu’ est-ce que cet endroit a de particulier ? questionna Morgas. — Rien, à part que c’ est notre dernière halte avant d’ arriver à destination. — Tu n’ aurais pas pu invoquer ton portail plus près de la forteresse ? Melekyr le gratifia d’ un petit rire amusé. — Certainement pas, répondit-il. Ça aurait gâché toute la surprise. Morgas se leva et constata qu’ il pouvait vaguement discerner, au loin, les tours d’ une grande cité fortifiée, leurs contours soulignés par l’ éruption d’ un énorme volcan sur l’ horizon. Se retournant vers Melekyr, dont les yeux étaient posés sur le Sceptre, il constata que l’ escorte du démon s’ était nettement agrandie pendant sa période d’ inconscience. Lorsqu’ ils avaient entamé leur périple, les démons étaient quatre ou cinq douzaines, tout au plus. Le nombre était plus proche à présent de quatre cents créatures. Pour la plupart, ils ressemblaient aux sbires de Melekyr, leurs têtes allongées pourvues d’ excroissances de corne, mais il y avait de nouveaux venus, en particulier un trio de démons qui n’ étaient pas sans ressembler à Melekyr lui-même.
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Héritages II De stature plus modeste, ils avaient la même peau noire que lui et les yeux rouges à l’ identique. Leurs cornes étaient notablement moins massives que celles de leur chef, mais ils se comportaient incontestablement comme les supérieurs hiérarchiques des autres démons. Ils évoquaient à Morgas un état-major militaire et cette idée fit naître une sourde inquiétude en lui. Melekyr n’ avait pas besoin d’ une telle escorte pour amener Morgas et le Sceptre à son seigneur. La troupe initiale aurait été largement suffisante pour une entrée en fanfare dans la forteresse. Ce que Morgas avait sous les yeux était une petite armée. — Ça devrait suffire, dit Melekyr derrière lui d’ un ton satisfait. Il examinait ses troupes d’ un œil critique. — Qu’ est-ce que tu prépares ? lui demanda Morgas. — J’ attends ce moment depuis très longtemps, dit Melekyr. Plus encore que tu ne peux l’ imaginer. Je ne pensais pas devoir m’ encombrer de toi, mais ce n’ est au fond qu’ un détail. L’ important, c’ est ce que tu portes. Morgas prit alors conscience que le démon avait revêtu une armure aussi noire que sa peau, faite dans ce qui ressemblait à un métal très lisse, comme émaillé. Anguleuse, elle rehaussait la stature déjà massive de Melekyr, épousant étroitement son corps musculeux. Jamais encore le démon n’ avait porté de protection de ce genre devant lui. Il ne faisait aucun doute qu’ il se préparait à partir en guerre. — Ne fais pas cette tête, Morgas, lui lança Melekyr. Si tu restes près de moi, tout se passera bien. Morgas entendit un murmure rassurant de Sefyrin dans son esprit et il se sentit curieusement soulagé par ce discret encouragement. — Ceci dit, continua Melekyr, j’ ai prévu une garde spéciale pour toi. D’ un geste impératif, il convoqua quatre démons d’ une race encore différente, qui s’ avancèrent respectueusement vers lui. Morgas ne put s’ empêcher de les regarder fixement. Ces démons n’ avaient pas grand-chose à voir avec les brutes épaisses auxquelles il avait été confronté jusque-là. Une peau d’ un aspect soyeux, dans les tons gris et violet, mettait en valeur leurs formes féminines. De grandes ailes translucides se déployaient dans leur dos, oscillant au rythme de leur marche. Leurs silhouettes élancées aux rondeurs harmonieuses étaient dépourvues de tout attribut vestimentaire. Des arabesques dessinées sur leur peau renforçaient l’ étrangeté de leur apparence. Leurs visages délicats, d’ une finesse inhumaine, arboraient des sourires énigmatiques alors que leurs grands yeux argentés détaillaient Morgas avec ce qui ressemblait à de l’ amusement. Deux cornes spiralées s’ élevaient au-dessus de leurs têtes, partiellement masquées par une chevelure composée de fins serpents aux écailles arc-en-ciel. Morgas se retrouva à les fixer stupidement, interloqué par leur apparence inattendue. Les quatre créatures se ressemblaient tant qu’ il aurait été incapable de les distinguer les unes des autres. Elles paraissaient apprécier son intérêt. — Je savais qu’ elles te plairaient, dit Melekyr avec ironie. 20
La Mémoire des Ombres Morgas se détourna d’ elles en feignant de son mieux l’ indifférence. — Elles ? releva-t-il. Il avait appris au contact de Melekyr que les démons étaient asexués, mais ces créatures semblaient tout ce qu’ il y avait de plus féminines. Le démon borgne haussa les épaules. — Façon de parler, dit-il. Tout comme je suis perçu par les humains comme un démon masculin, elles paraissent féminines et apprécient cet état des choses. Morgas les envisagea à nouveau, faisant de son mieux pour ignorer leurs sourires en coin et leurs œillades prédatrices. — Et elles sont censées me protéger ? murmura-t-il en direction de Melekyr, peu rassuré par leur apparence frêle et l’ absence d’ arme dans leurs mains délicates aux ongles acérés. — Tu peux parler à voix haute, elles ne comprennent rien de ce que tu racontes, lui dit Melekyr avec un grand sourire. Elles sont ton escorte et tu verras qu’ elles ne sont pas sans défense. Leur tâche principale consiste à s’ assurer que tu restes bien près de moi. Ceci dit, tu as aussi le droit de te défendre si on te serre d’ un peu trop près. — Et comment distinguerai-je tes alliés de tes ennemis ? Tes soldats sont tous les mêmes à mes yeux. — Les miens ne devraient logiquement pas tenter de te tuer. Mais dans le doute, ajouta Melekyr avec un nouveau sourire goguenard, tu peux taper sur tout ce qui te serre d’ un peu trop près. — Même si c’ est toi ? grinça Morgas, que la perspective de la guerre à venir n’ enchantait pas du tout. Melekyr aboya un rire à cela, puis il dit quelques mots en langue démoniaque aux gardes du corps de Morgas, qui s’ esclaffèrent à leur tour. Morgas commençait à sérieusement regretter de n’ avoir jamais pris la peine d’ apprendre le langage de Melekyr. Le démon l’ abandonna ensuite pendant ce qui lui parut un très long moment. Dépité, le mage s’ installa de son mieux sur une pierre plate et s’ appliqua à ignorer les quatre démones qui lui tournaient autour pour l’ examiner sous toutes les coutures. Peut-être était-il le premier humain qu’ elles avaient l’ occasion de voir. Il semblait les captiver presque autant que le Sceptre. Il fut malgré lui reconnaissant quand un petit démon ailé à l’ aspect misérable voleta vers lui et lui présenta une gourde à l’ allure peu engageante, une expression empressée sur son petit visage fripé. Morgas était mort de soif et la faim commençait à le tenailler sérieusement. Jamais il n’ avait vu Melekyr se nourrir et il commençait à comprendre avec inquiétude à quel point cet endroit était peu adapté à la survie des êtres humains. Melekyr n’ aurait peut-être pas besoin de le tuer. Les conditions de vie sur le plan démoniaque s’ en chargeraient sans doute pour lui.
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Héritages II Il tendit la main pour prendre la gourde mais, à cet instant, un deuxième petit démon sortit de nulle part et s’ en saisit avant lui, générant un glapissement de désappointement de la part du premier. Un troisième, puis un quatrième se ruèrent sur la gourde avec des piaillements surexcités et toute la petite troupe se mit à se bagarrer pour récupérer l’ objet comme s’ il s’ agissait d’ un trésor inestimable. Morgas les regarda faire, interloqué et trop fatigué pour intervenir d’ une quelconque manière. Encore une nouvelle sorte de démon, qui ressemblait davantage à une nuisance qu’ à autre chose. Après quelques instants d’ intense pugilat, une des démones s’ avança vers eux et aboya quelque chose d’ un ton âpre. Les petits cessèrent immédiatement leur dispute, rentrant la tête dans leurs épaules comme s’ ils craignaient de recevoir des coups. Celui qui possédait à cet instant la gourde regarda les autres d’ un air triomphal et, la serrant contre lui, il s’ avança vers Morgas, la démarche suffisante. Les autres poussèrent des soupirs dépités mais demeurèrent sagement à distance. Le porteur de la gourde la tendit au mage avec un grand sourire expectatif. Lentement, Morgas la saisit. Le petit restait devant lui, les mains serrées, à l’ affût de chacun de ses gestes. Le mage porta le goulot à ses lèvres et avala quelques gorgées. C’ était sans doute la pire eau qu’ il eût jamais bue ; boueuse, avec un goût de soufre très prononcé et plus que tiède. Mais tout cela avait bien peu d’ importance. Le simple plaisir de sentir un liquide dans sa gorge desséchée lui fit boire à grands traits cette eau saumâtre et nauséabonde. Il vida la gourde et la rendit au petit démon, qui attendait toujours sagement devant lui. — Euh… Merci, fit Morgas, ne sachant trop si l’ autre le comprendrait. Le petit démon lui adressa un sourire béat avant de s’ en retourner d’ où il était venu en voletant, houspillé par ses congénères. Épuisé, Morgas posa le Sceptre dans son giron et ferma un instant les yeux. Un sursaut le fit revenir à lui et il réalisa qu’ il s’ était laissé aller à somnoler. — Nous partons, lui dit Melekyr en le remettant sur ses pieds sans douceur. J’ espère que tu es prêt. Morgas grommela une réponse indistincte. Il n’ était pas prêt du tout. Il était mort de fatigue et accablé par la situation misérable dans laquelle il se trouvait. Il ne savait pas depuis combien de temps il n’ avait pas dormi, vraiment dormi d’ un sommeil réparateur. La traversée des Chemins de la conscience, à Istula, lui paraissait remonter à une éternité. Il suivit Melekyr, faisant de son mieux pour reprendre ses esprits. Ce n’ était vraiment pas le moment de se laisser aller. Il comptait sur l’ affrontement à venir pour lui fouetter les sangs et le remettre d’ aplomb. Confronté à l’ adversité, il trouverait sans doute au fond de lui les ressources nécessaires pour tracer quelques glyphes. Le Sceptre pourrait certainement l’ aider en ce sens. Morgas fut ennuyé de percevoir en provenance du Sceptre une réponse positive à ses pensées. Il n’ était pas habitué à ce que d’ autres personnes — ou 22
La Mémoire des Ombres créatures, ou quoi que ce fût — aient accès à ses pensées et s’ immiscent dans sa tête en permanence. Il semblait bien qu’ il était condamné à faire une croix sur son intimité pour quelque temps. Il cheminait derrière Melekyr, encadré par les quatre démones. À sa grande surprise, seule une petite partie de l’ armée démoniaque leur emboîta le pas, formant un cordon protecteur entre le Sceptre et le reste du monde. Morgas se retrouvait au centre de toutes les attentions, entouré par ses étranges gardes du corps, puis par deux ou trois dizaines de soldats, la moitié volant au-dessus de lui. Ils marchèrent pendant ce qui parut un long moment à Morgas, puis Melekyr donna un ordre sec. Tous les démons déployèrent leurs ailes et s’ envolèrent. Le mage n’ eut pas le temps de se demander comment il allait suivre. Deux des démones de son escorte se saisirent de lui, se glissant sous ses bras, et le soulevèrent sans effort. Il se retrouva ballotté entre elles, inconfortable, le Sceptre fermement serré dans son poing droit. En d’ autres circonstances, il aurait pu se trouver indisposé par la proximité des deux créatures, mais en l’ occurrence, il pensait surtout à rester en vie. Il s’ accrocha donc à elles autant qu’ il le put, ennuyé de n’ être rien de plus qu’ un paquet qu’ on transportait d’ un point à un autre. Le voyage par les airs avait tout de même un avantage. La forteresse grandissait à vue d’ œil devant eux. Morgas prit la mesure de sa taille, qu’ il avait sousestimée en l’ apercevant de loin. Le bastion était gigantesque, plus grand que toutes les villes humaines qu’ il avait eu l’ occasion de contempler. Nul doute qu’ il s’ agissait là d’ une véritable cité capable de contenir des dizaines, peut-être des centaines de milliers d’ habitants. Aucune route ne semblait y mener. Rien de construit n’ existait dans l’ immense plaine volcanique en dehors des murailles monumentales de la forteresse, comme si toute la population de ce plan était concentrée en ce seul point géographique. Leur approche ne passa pas inaperçue et une petite force volante quitta bientôt les murailles pour venir à leur rencontre. Lorsqu’ ils les rejoignirent, Melekyr ne leur fit pas la grâce de ralentir. Il se contenta tout au plus de leur lancer quelques phrases dans sa langue d’ un air assuré. Les soldats se replièrent en formation d’ escorte et repartirent avec la troupe en direction de la citadelle. Morgas s’ était plus ou moins attendu à une escarmouche et il fut soulagé que les choses se passent en douceur. Entravé comme il l’ était, il ne pouvait pas espérer tracer le moindre glyphe. Il doutait par ailleurs de l’ efficacité de la magie du feu face à des créatures qui vivaient dans un monde de lave et de soufre. Tant que les démones le portaient, il n’ était rien d’ autre qu’ un poids mort. Ils survolèrent rapidement les premières murailles et Morgas put constater que la citadelle était en effet une immense ville fortifiée grouillante de démons. La cité semblait taillée directement dans l’ obsidienne, ses murs noirs et brillants réfléchissant sur leurs innombrables facettes la faible lueur ambiante. Chaque 23
Héritages II niveau de fortification s’ élevait un peu plus haut que le précédent pour former une citadelle en gradins hérissée de tours. La structure monumentale aurait pu paraître frustre, son architecture grossière et agressive, mais la pierre luisante dont elle était faite lui accordait une beauté grandiose et inquiétante. Ils se posèrent sur une grande terrasse qui surplombait la ville et menait au bâtiment le plus élevé de la forteresse. Nul doute que l’ immense bâtisse aux arêtes tranchantes était une sorte de palais. De nombreux démons soldats en gardaient l’ entrée et semblaient considérer les nouveaux venus avec méfiance. Melekyr s’ avança dans leur direction et, d’ un geste ample, désigna Morgas. Ce dernier se sentit brusquement propulsé vers l’ avant par une force invisible. Il approcha docilement, suivi de son escorte, brandissant le Sceptre devant lui. La voix de Melekyr porta aisément sur toute l’ esplanade alors qu’ il se fendait d’ un discours qui avait des allures de harangue. Les démons soldats envisageaient avec grand intérêt le long bâton que Morgas tenait à la main. Certains, une minorité, semblaient sceptiques, mais la plupart d’ entre eux fixaient le Sceptre avec révérence. Les portes du palais s’ ouvrirent pour Melekyr lorsqu’ il s’ avança d’ une démarche conquérante. Le cœur battant, Morgas suivit le démon en affichant bien plus d’ assurance qu’ il n’ en ressentait. Tous les regards étaient braqués sur lui. Il priait intérieurement, espérant que Melekyr savait ce qu’ il faisait. Ils traversèrent un grand hall chichement éclairé. Morgas s’ étonna de la sophistication des mosaïques aux motifs géométriques qui couvraient le sol. L’ endroit n’ avait rien de frustre ni de primitif, bien au contraire. Contre toute attente, l’ intérieur du palais dénotait un raffinement exotique. De longues tentures aux bords dentelés pendaient du plafond entre les colonnades, décorées de figures stylisées. De part et d’ autre de la salle, deux rangées de grilles en fer forgé richement ouvragées cloisonnaient l’ espace. Devant eux, une grille barrait l’ entrée d’ une autre pièce, gardée par rien moins qu’ une dizaine de démons soldats. Melekyr émit un grondement agacé, comme s’ il avait espéré trouver cette porte ouverte à son arrivée. Les gardes exhibèrent ostensiblement les hallebardes qu’ ils portaient à la main sans sembler intimidés par l’ arrivée en fanfare de Melekyr. Ce dernier ne prit même pas le temps de parlementer. D’ un geste sec, il repoussa à distance deux des soldats, les envoyant s’ écraser au sol. Puis il sortit du fourreau l’ épée noire qu’ il portait au côté et en embrocha un troisième sans autre forme de procès. Plusieurs des soldats de Melekyr se ruèrent pour attaquer les gardes à la suite de leur chef. Morgas se concentra, prêt à tracer un glyphe pour se défendre au cas où les choses dégénèreraient, mais il constata avec surprise que tous les démons soldats, quelle que soit leur allégeance, patientaient sagement en attendant la fin de l’ escarmouche. Il semblait bien que Melekyr avait marqué des points en arrivant avec le Sceptre. 24
La Mémoire des Ombres Il ne leur fallut pas plus que quelques instants pour disposer des gardes en faction. Les démons soldats qui avaient prêté main-forte à Melekyr s’ empressèrent de lui ouvrir la grille. Le démon borgne rentra son arme au fourreau avant de reprendre son chemin, calmement dominateur. Morgas lui emboîta le pas sans attendre. La salle du trône était grandiose. Morgas ne pouvait en distinguer le plafond, qui se perdait dans les ombres. Surgissant de ce néant, d’ innombrables tentures frappées de blasons colorés étaient suspendues tout le long de la pièce comme autant de trophées. À intervalles réguliers, de grands brasiers contenus dans des vasques à l’ allure délicate éclairaient la pièce. La chaleur était accablante pour Morgas, davantage même qu’ à l’ extérieur du palais. La salle accueillait une foule de démons de toutes sortes. Des démons soldats aux crânes allongés, une multitude de petits démons fripés qui grouillaient dans tous les coins et d’ autres créatures plus semblables à Melekyr, qui constituaient vraisemblablement l’ élite de la société démoniaque. Au bout de la salle, un trône noir partiellement recouvert d’ une tenture couleur de sang reposait sur une estrade monumentale. Sur le trône, un démon massif, le plus gros que Morgas ait eu l’ occasion de voir jusque-là. Royalement avachi sur son siège, il les regardait approcher sans s’ émouvoir, une de ses mains caressant lentement l’ une de ses cornes recourbées. Le seigneur démon était de façon flagrante apparenté à Melekyr. Tout en eux était semblable ; même corps musculeux, même peau d’ un noir d’ encre, mêmes yeux de braise et surtout même visage racé aux traits arrogants. Certains détails chez le seigneur démon trahissaient un âge plus avancé. Ses cornes étaient plus imposantes que celles de Melekyr et davantage recourbées de part et d’ autre de son visage. Il était couturé de nombreuses cicatrices mais n’ arborait pas l’ œil blanc qui défigurait l’ ancien compagnon de Morgas. Morgas repoussa les voix qui se manifestaient dans son esprit, parasitant ses pensées. Sefyrin était silencieuse, mais Icapeus semblait rager devant le spectacle de cette cour démoniaque. Aestyr, de son côté, se répandait en commentaires ironiques d’ un goût plus que douteux. Le Sceptre vibrait dans sa main et Morgas les enjoignit mentalement de se taire. Il n’ avait pas besoin d’ être déconcentré par leur babillage. Mais il ne parvint à générer qu’ un rire moqueur d’ Aestyr et des remarques désagréables de la part d’ Icapeus. Il les repoussa aussi loin qu’ il le put de son esprit, reportant son attention sur les créatures physiques qui l’ entouraient. Melekyr s’ était immobilisé à quelques dizaines de mètres de l’ estrade et toisait le seigneur démon en silence. Toute la cour était attentive et donnait l’ impression de retenir son souffle. Morgas avait docilement suivi les instructions muettes de ses quatre gardes du corps. Il attendait lui aussi que quelque chose se passe. Le seigneur se redressa finalement sur son trône, une expression d’ exultation sur le visage alors que ses yeux se posaient sur le Sceptre. Melekyr lui adressa une
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Héritages II courbette à la limite de l’ irrespect et prononça quelques phrases d’ une voix forte. Des murmures se répandirent dans l’ assemblée, à la fois excités et révérencieux. Le seigneur ne répondit pas. Ses yeux n’ étaient pas focalisés sur Melekyr mais sur le Sceptre. Il se leva sans un mot, son armure couleur bronze étincelant à la faveur de son mouvement. Une lourde cape sombre richement brodée d’ or glissa de ses épaules sans qu’ il n’ y prête attention. Il semblait totalement captivé par l’ artefact que Morgas tenait en main. Puis, soudain, il avança d’ une démarche rapide en direction de Morgas, avec l’ intention évidente de s’ emparer du Sceptre. Le mage ne put réprimer un mouvement de recul face à la créature énorme qui marchait sur lui. Ses mains le démangeaient de tracer un glyphe et il fit passer le bâton dans sa main gauche pour se tenir prêt à se défendre. Mais Melekyr s’ interposa entre eux et, bloquant le passage à son seigneur, l’ interpella d’ une voix impérieuse. L’ autre s’ immobilisa devant lui, leurs cornes se touchant presque tant ils étaient proches, et lui répondit d’ une voix au timbre méprisant. Morgas aurait bien aimé comprendre la langue démoniaque mais, au fond, la scène qui se déroulait devant lui était assez explicite. Le seigneur démon avait ordonné à Melekyr de lui rapporter le Sceptre. Ce dernier revenait avec sa prise, mais ne semblait pas décidé à la lui remettre. Au contraire, il défiait ouvertement son autorité, se plaçant sans doute en position de légitime détenteur de l’ artefact. Le seigneur démon émit un grondement furieux et indigné qui déclencha de nouveaux murmures excités dans l’ assemblée. Les démons semblaient impatients de les voir en découdre et Morgas perçut des mouvements subtils dans les rangs des soldats et des courtisans, comme si chacun se préparait au combat à venir en cherchant à se placer stratégiquement. Melekyr et son seigneur poursuivirent leur discussion, le ton montant progressivement pour devenir de plus en plus agressif. Morgas était surpris de ne pas être le témoin d’ une attaque frontale et sans sommation. Mais il semblait, au comportement de tous, que cet affrontement se passait d’ une certaine manière dans les règles, le défi venant avant le combat. Melekyr semblait se délecter de la situation. — Personne ne prête attention à toi, siffla la voix d’ Icapeus dans son oreille, c’ est le moment d’ agir… — C’ est la chose la plus stupide que j’ aie jamais entendue, dit la voix langoureuse d’ Aestyr. — Et qu’ est-ce que tu proposes ? rétorqua l’ autre. Attendre que l’ une de ces créatures se serve de nous comme d’ un trophée ? C’ est ce qui se passera si nous ne faisons rien. — Taisez-vous, leur envoya Morgas de toute la force de son esprit. — Tu voudrais qu’ on les attaque tous à nous seuls ? gloussa Aestyr en l’ ignorant totalement. — Et pourquoi pas ? Ça serait mieux que de ne rien faire… 26
La Mémoire des Ombres — Il faut attendre, intervint soudain Sefyrin. — Avec toi, il faut toujours attendre, soupira Aestyr. — Je croyais que tu étais d’ accord avec moi, s’ indigna-t-elle. — Assez ! cria Morgas, ponctuant son éclat en frappant d’ un coup sec le bâton sur le sol. Puis il réalisa qu’ il avait parlé tout haut et que l’ attention de tous était à présent focalisée sur lui. Le Sceptre irradiait d’ une intense lumière argentée et il se demanda un instant s’ il ne venait pas de déclencher involontairement quelque chose. Le cœur battant la chamade et maudissant intérieurement les esprits qui avaient provoqué cet éclat involontaire, Morgas adressa son regard le plus farouche aux deux démons dominants. À présent qu’ il avait attiré l’ attention de tous sur lui, il devait faire bonne figure. Pas question de passer pour un abruti devant toute cette assemblée. Le seigneur démon et Melekyr le fixèrent pendant quelques interminables instants sans rien dire, puis ce dernier lui adressa un sourire carnassier, comme amusé, avant de reporter son attention sur son supérieur et de gronder un nouveau défi. Le seigneur ignora Melekyr, comme s’ il le considérait comme du menu fretin, et fit mine de l’ écarter de son chemin pour se diriger droit sur Morgas. Les choses se déroulèrent ensuite très vite. Melekyr défourailla dans un geste ample, à l’ évidence prêt à attaquer l’ autre. Morgas leva quant à lui la main pour tracer un glyphe de protection mais le Sceptre les prit tous de vitesse. Un éclair argenté jaillit de la gueule du dragon qui trônait au sommet du bâton et frappa le maître des lieux en pleine poitrine, le faisant chanceler momentanément. La créature émit un rugissement de rage et de surprise, son cri trouvant un écho déformé dans l’ assemblée démoniaque. Les uns semblaient jubiler de sa déconvenue alors que les autres affichaient des mines désappointées et troublées. Cet événement marqua la fin de la phase des provocations. Melekyr passa sans plus attendre à l’ offensive, abattant son arme sur son seigneur. Dans une grande clameur collective, tous les démons présents dans l’ assemblée sortirent leurs armes et engagèrent le combat. Morgas était pour sa part isolé et sauf au milieu de la mêlée. Peu de démons tentaient de l’ attaquer et ceux qui s’ y risquaient étaient promptement et violemment repoussés par ses gardes du corps. Sous leur allure gracile, les quatre démones se révélaient agiles et d’ une précision meurtrière. Elles n’ avaient besoin que de leurs griffes acérées pour abattre leurs ennemis. Melekyr était aux prises avec le seigneur démon, qui avait réussi à parer sa première attaque et lui faisait à présent face, une épée flamboyante à la main. Le visage de l’ énorme démon était tordu par la rage et le ressentiment, alors que Melekyr n’ était qu’ ardeur et exultation, ses traits marqués par l’ excitation du combat. Chacun de leurs engagements avait quelque chose de titanesque, les deux
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Héritages II créatures dominant l’ assemblée de par leur stature, leurs épées se rencontrant dans des chocs retentissants. L’ attention de tous étant focalisée ailleurs, Morgas hésita à tenter une manœuvre de fuite. Il lui faudrait bien entendu disposer de ses gardes, mais il était certain qu’ avec l’ aide du Sceptre, il en serait capable. Les murmures farouches d’ Icapeus allaient dans ce sens. Après sa première attaque, l’ artefact s’ était tenu curieusement tranquille. Les esprits des jeunes dieux présents en son sein ne semblaient pas à l’ origine de ce coup d’ éclat. Le Sceptre lui-même répugnait peut-être à se retrouver dans des mains démoniaques. Voyant le seigneur démon approcher, dans l’ intention évidente de s’ emparer de lui, il avait réagi de son propre chef pour le repousser. — Pas maintenant, lui dit la voix de Sefyrin d’ un ton pressant. Cela ne servirait à rien. — C’ est peut-être ma seule chance, argumenta mentalement Morgas. — Non, souffla-t-elle en retour. Fais-moi confiance. Je peux sentir ce genre de chose. Ce n’ est pas le bon moment. Indécis, Morgas reporta son regard sur les combats. Le seigneur démon n’ était pas une proie facile et la joute paraissait équilibrée. Les deux adversaires passaient beaucoup de temps à se tourner autour en échangeant des paroles âpres incompréhensibles pour Morgas. Puis ils se jetaient l’ un sur l’ autre avec violence pour échanger quelques coups avant de reprendre leur ronde. Autour d’ eux, les combats semblaient toucher à leur fin. Un certain nombre de démons gisaient au sol, morts ou agonisants, alors que les vainqueurs se regroupaient pour observer le duel. Aux yeux de Morgas, les survivants étaient très nombreux, bien plus nombreux que la troupe qui avait investi les lieux avec Melekyr. Se pouvait-il que certains aient brusquement décidé de changer d’ allégeance ? Comme ils ne portaient aucune sorte de signe distinctif, il était difficile pour Morgas de le dire avec certitude. Le seigneur démon devait lui aussi sentir le vent tourner, car il redoubla d’ efforts et multiplia ses attaques. Les deux démons se tournaient autour, le souffle court, Melekyr affichant une mine de plus en plus assurée au fur et à mesure que le temps passait. Le seigneur ne parvenait pas à prendre le dessus et, selon toute vraisemblance, ses propres troupes l’ avaient trahi, attendant de constater qui serait le plus fort avant de se ranger définitivement dans un camp. Il demeurait cependant fier et arrogant. Morgas ne put s’ empêcher d’ éprouver un certain respect pour lui. Son règne touchait sans doute à sa fin, mais il le terminait en beauté. Il fallut attendre de longs instants avant que Melekyr finisse par trouver la faille dans la défense de son adversaire. Il se fendit brusquement en avant, sa lame dentelée plongeant dans le torse du seigneur avec un curieux bruit caverneux.
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La Mémoire des Ombres Le seigneur démon demeura un moment immobile, contemplant gravement l’ épée qui le transperçait. Puis il releva la tête vers Melekyr, un rictus sauvage sur le visage, et cracha un dernier défi. Melekyr s’ avança vers lui jusqu’ à ce que leurs visages se touchent presque. Ils s’ immobilisèrent ainsi un long moment, échangeant un regard intense qui semblait plus chargé de sens que tous leurs discours précédents. Puis le seigneur démon esquissa un sourire avant de s’ affaisser au sol et d’ y demeurer, inerte, des volutes noires s’ échappant de sa poitrine béante. Melekyr se tourna alors vers l’ assemblée et accueillit les acclamations unanimes avec un sourire triomphant. D’ un signe négligeant de la main, il ordonna qu’ on dispose du corps de son adversaire, puis il se dirigea avec nonchalance vers l’ estrade et le trône. Personne ne lui en disputa le droit. Il s’ installa avec une lenteur calculée sur le trône, son visage arborant une expression autosatisfaite que Morgas ne connaissait que trop bien. Sans doute valait-il mieux pour le mage que Melekyr soit parvenu à ses fins, mais il ne pouvait s’ empêcher de se demander avec inquiétude quel sort le démon lui réservait à présent. Le Sceptre étant sa seule chance de survie, il le serra par réflexe contre lui. Le chahut dans la salle était à son comble, chacun braillant de toutes ses forces, les petits démons fripés voletant follement dans tous les sens comme s’ ils étaient incapables de contenir leur excitation. Une foule démoniaque se déversait dans la pièce, jouant des coudes pour constater la prise de pouvoir de Melekyr. Ce dernier jouissait visiblement de sa victoire, dominant l’ assemblée avec délectation. Morgas eut une pensée fugace pour Cylna. La jeune fille s’ était stupidement attachée à Melekyr. Il avait à présent dévoilé son vrai visage et ses véritables buts, et Morgas se demanda si la gamine aurait éprouvé un quelconque réconfort à savoir le démon heureux et satisfait. Sans doute lui en aurait-elle davantage voulu de sa trahison. Le silence se fit brusquement, sortant Morgas de sa rêverie, et il réalisa que tous les yeux étaient à nouveau posés sur lui. Du haut de son estrade, Melekyr lui fit signe d’ approcher. Sachant qu’ il n’ avait guère le choix, le mage s’ exécuta, pestant intérieurement contre les marches surdimensionnées qui menaient au trône. Il devait avoir l’ air bien ridicule en gravissant maladroitement ces marches de géant, mais il n’ avait jamais créé de glyphe lui permettant de léviter. Une lacune qu’ il lui faudrait sans aucun doute combler s’ il devait passer du temps dans cet endroit. — Ah, Morgas, lui dit Melekyr d’ un ton affable alors qu’ il approchait de lui. Finalement, je suis content que tu aies pu assister à tout cela. N’ est-ce pas là une belle manière de clore notre quête ? — Notre quête ? releva Morgas. — Je recherche le Dragon depuis des millénaires. Tes quelques saisons de quête font bien pâle figure face à cela. — Sauf que moi, je l’ ai trouvé, rétorqua le mage avec hauteur. 29
Héritages II Melekyr eut un petit rire indulgent. — Je suis le seigneur de ce plan, à présent, dit-il avec satisfaction. J’ ai le Sceptre, et avec lui la bénédiction du Premier. — Le Premier ? — Tu ne sais rien de cet artefact, dit Melekyr. Il est bien plus que ce que tu crois. Mais ce n’ est pas le moment d’ en discuter. Puisque tu t’ es imposé en tant que porteur du Dragon, il te faut maintenant remplir ton office. Tourne-toi vers cette assemblée et lève-le bien haut pour que tous puissent le voir. Conscient qu’ il n’ avait aucun choix en la matière, Morgas fit face à la cour démoniaque et brandit le Sceptre devant lui. Au vu des protestations outrées qu’ il percevait de l’ intérieur de l’ artefact, il imaginait que ce dernier demeurerait inerte et sans vie. Mais il s’ éclaira au contraire d’ une intense lumière argentée percée de fins traits multicolores, baignant la salle entière de sa lueur irréelle. Les démons le fixèrent avec révérence, certains allant même jusqu’ à se prosterner jusqu’ au sol. De ce qu’ il savait du Sceptre et de sa création, Morgas ne comprenait pas pourquoi cet objet avait autant d’ importance à leurs yeux. Lentement, la lumière décrut. Morgas reposa la base du bâton au sol et jeta un coup d’ œil du côté de Melekyr pour voir ce que l’ autre attendait à présent de lui. — Suis ton escorte, lui ordonna le nouveau seigneur démon. — Et où m’ emmènent-elles ? questionna-t-il en considérant ses démones gardes du corps. Melekyr lui adressa un sourire matois. — Mais, là où est ta place, Morgas, dit-il d’ un ton doucereux. Je suis sûr que tu vas adorer nos prisons.
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La Mémoire des Ombres
Chapitre 3 Plan démoniaque d’ Ixos. Époque équivalente au cycle 1847 de l’ âge de la Tour. Morgas accueillit avec un certain soulagement le retour de Melekyr. Sur le plan d’ Ixos, il se sentait démuni et désorienté. Il avait du mal à calculer le temps qu’ il avait déjà passé dans le monde démoniaque mais, s’ il se fiait à ses propres phases de sommeil dans ce monde sans alternance de jour et de nuit, il n’ avait quitté son monde que depuis quelques semaines. Des heures plus tôt, des démons à l’ allure maladive qu’ il avait appris à reconnaître comme des prêtres lui avaient signifié qu’ il devait les suivre et il s’ était exécuté, conscient de n’ avoir guère le choix. Ces démons n’ appréciaient pas sa présence, ni le fait qu’ il soit le seul à pouvoir toucher le Sceptre, et Morgas leur rendait bien leur hostilité. Il se sentait piégé dans ce monde oppressant et n’ avait encore entrevu aucune porte de sortie. Le fait qu’ il ne comprenne pas un mot de ce que les créatures racontaient rendait la situation d’ autant plus pénible. Les prêtres l’ avaient guidé jusqu’ à un immense temple circulaire où se dressait une gigantesque statue de démon, puis lui avaient demandé de laisser le Sceptre aux pieds de la statue avant de le dissimuler derrière une discrète porte. Morgas avait compris qu’ il devait patienter là le temps qu’ un rituel quelconque se déroule. Il avait docilement obéi, ignorant les protestations outragées d’ Icapeus qui vivait mal le fait d’ être partie prenante d’ une cérémonie démoniaque. Morgas comprenait totalement ses réticences, mais il n’ était pas mécontent de voir l’ élu de Llar contraint de subir ce qu’ il considérait comme une infamie. Depuis que Morgas avait posé la main sur le Sceptre, l’ autre le traitait en ennemi et n’ avait de cesse de le contrarier. Une petite cérémonie de l’ Altération ne lui ferait sans doute pas grand mal. Melekyr avait l’ air agacé. Morgas le considéra froidement, peu enclin à lui témoigner de la compassion après la trahison dont il avait été la victime. — Reprends le Sceptre, ordonna le démon. Je te ramène à tes appartements. Morgas hocha sèchement la tête et se dirigea sans plus attendre vers l’ artefact. Les esprits qui habitaient l’ objet se faisaient discrets et, pour une fois, ne se manifestèrent pas quand il s’ en saisit. Le mage suivit Melekyr, remarquant que ce dernier échangeait des regards noirs avec les prêtres qui demeuraient à proximité de la statue.
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Héritages II — Un problème ? questionna-t-il avec une once de mauvaise foi. — Oui, répondit Melekyr dans un grommellement, un problème qui s’ appelle Morgas. Le mage se permit un petit sourire narquois. Il était plutôt satisfait d’ avoir réussi à damer le pion au démon, au-delà même du fait que cette manœuvre lui avait sans aucun doute sauvé la vie. Il considérait comme une revanche d’ avoir contré en partie les projets de Melekyr. Ils gravirent les innombrables marches qui menaient en haut de l’ amphithéâtre, vers des portes monumentales. Morgas peinait, gêné à la fois par la hauteur des marches et par les habits amples qu’ il portait. Les démons lui avaient fourni de quoi remplacer les vêtements de voyage fatigués avec lesquels il était arrivé sur leur plan. Il souffrait terriblement de la chaleur écrasante qui régnait en permanence dans cet endroit et il avait accueilli avec bonheur la tunique sans manches et la longue jupe ample qui lui avaient été remises. Tant qu’ il demeurait dans les quartiers qui lui avaient été attribués, ces vêtements étaient parfaits. Ils devenaient beaucoup moins pratiques quand il s’ agissait de se déplacer dans une cité conçue pour des démons ailés. Melekyr lui aussi gravissait les marches alors qu’ il aurait aisément pu voler jusqu’ au sommet de la salle et sans doute se téléporter tout aussi simplement. Sans doute y avait-il un interdit religieux prescrivant ce genre de pratiques dans l’ enceinte du temple. La remontée jusqu’ aux appartements de Morgas sembla durer des heures. Melekyr se montra taciturne et peu enclin à la conversation. Le mage était ennuyé de le reconnaître, mais le démon noir représentait, en dehors des esprits présents dans le Sceptre, son unique compagnie. Il était incapable de parler aux autres démons, qui ne connaissaient pas sa langue, Melekyr était donc sa seule source d’ information. Il fallait qu’ il remédie au plus vite à cet état des choses. Ils entrèrent de conserve dans la vaste chambre où Morgas était habituellement confiné. Melekyr lui avait fait croire, à leur arrivée dans la forteresse, qu’ il aurait pour quartiers les geôles locales, mais Morgas avait en fait été emmené directement dans cette pièce, où il disposait d’ un relatif confort. Le mage avait vite compris que son tout nouveau statut de porteur du Sceptre, ou plutôt du Dragon qui en ornait le sommet, lui accordait une certaine aura aux yeux des démons. Il n’ était pas question qu’ il finisse dans un cul-de-basse-fosse étant donné qu’ il était le seul à pouvoir toucher l’ artefact sacré. — Assieds-toi, lui dit Melekyr d’ un ton bougon en lui désignant l’ un des fauteuils de pierre creusés à même le mur. Morgas prit place sur le siège recouvert d’ une tenture écarlate. La pierre sombre était chaude au toucher et l’ épaisseur de tissu ne parvenait pas à masquer la désagréable sensation d’ être assis sur un poêle. Il posa le bâton à côté de lui, appuyé contre le mur. Le Sceptre avait cette amusante capacité de ne jamais tomber. Même posé en équilibre instable, il demeurait droit et ne basculait jamais.
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La Mémoire des Ombres — Il faut que nous trouvions un accord, dit Melekyr en faisant les cent pas sur le carrelage aux motifs entrelacés. Cette situation ne peut pas durer. — Renvoie-moi chez moi, rétorqua tranquillement Morgas. — Je ne peux pas te laisser partir avec le Dragon, soupira le démon. C’ est pour lui que je suis venu sur le Plan Central. Pour lui que je t’ ai protégé et suivi. — Qu’ est-ce que c’ est, à vos yeux ? Pourquoi les démons veulent absolument cet objet ? Melekyr poussa un soupir et considéra Morgas avec une mine pensive. — Le Dragon est à nous, dit-il. Il l’ a toujours été. C’ est une relique très précieuse pour mon peuple. C’ est LA relique de mon peuple. Quand elle nous a été volée, elle n’ avait pas cette apparence. C’ était un dragon de cristal, à peine plus gros que celui qui orne à présent le Sceptre. Ce dragon était directement issu de notre dieu, le créateur de notre race. Nous l’ appelons le Premier. C’ est dans son temple que tu as été mené aujourd’ hui. Tu peux te vanter d’ être le seul étranger à avoir jamais pénétré dans cet endroit sacré. — Comment s’ est-il retrouvé au sommet du Sceptre ? questionna Morgas. — On nous l’ a volé ! répondit Melekyr avec fougue. C’ est le plus grand crime qui ait jamais été perpétré à notre encontre. Avant l’ ère Élémentaire, quelqu’ un s’ est introduit ici et l’ a dérobé sous notre nez. Depuis tout ce temps, je suis à sa recherche. — L’ un des enfants des dieux anciens l’ a volé et s’ en est servi pour créer le Sceptre, résuma Morgas. Mais pourquoi ? — Tu n’ as qu’ à le leur demander ! gronda le démon en désignant l’ artefact. Ils ont volé notre cœur et ils l’ ont dénaturé en le fusionnant avec des objets liés à la Pureté. Je ne suis même pas sûr que nous puissions un jour lui redonner sa forme initiale. Quoi qu’ il en soit, il nous est enfin revenu. Aujourd’ hui, le Premier l’ a accepté, même si le Dragon n’ a plus grand-chose à voir avec ce qu’ il était auparavant. Notre dieu a retrouvé son bien. Il me reste à déterminer ce que je vais faire de toi. Tu ne me facilites pas la tâche. — Je le devrais ? s’ agaça Morgas. Tu m’ as trahi et emmené ici de force. Je n’ ai fait qu’ agir pour sauver ma vie. — Ce n’ était pas nécessaire, assura le démon. Crois-tu que je t’ aurais tué ? — Je ne vois pas ce qui t’ en aurait empêché, rétorqua Morgas. Je ne t’ étais plus d’ aucune utilité. Tu veux me faire croire que tu m’ aurais bien obligeamment ramené chez moi après ta petite prise de pouvoir ? Je ne suis pas aussi naïf que ça. — Nous aurions pu trouver un accord… — Alors que je n’ avais rien pour négocier ? Non, certainement pas. Cette situation ne me satisfait pas non plus, mais tu en es le seul responsable. Si tu avais eu le cran de t’ emparer du Sceptre quand il était à ta portée, nous n’ en serions pas là ! — M’ accuses-tu d’ être un couard ? s’ emporta le démon en faisant quelques pas menaçants en direction de Morgas. 33
Héritages II — Ton précieux dragon était à portée de ta main et tu n’ as rien fait, insista Morgas sans se démonter. Tu m’ as laissé le prendre. De quoi avais-tu peur ? De te faire posséder par un esprit ? Ou étais-tu trop perturbé par ce qui était arrivé à Cylna pour penser à autre chose ? — Ne me parle pas de Cylna ! rugit Melekyr en déployant ses ailes pour battre l’ air d’ un mouvement furieux. L’ air brûlant souffla au visage de Morgas mais le mage ne se laissa pas impressionner. Il n’ aurait pas cru que la pique porterait aussi bien. La nature des relations qui unissaient la jeune fille et le démon l’ avait toujours laissé perplexe mais il ne pensait pas provoquer un tel émoi en la mentionnant. Melekyr avait l’ air hors de lui et la vision de la rage de cette créature monstrueuse avait quelque chose d’ à la fois grandiose et effrayant. Le démon reprit contenance en un instant, la mâchoire crispée. Il se détourna en serrant et desserrant les poings et se permit un soupir contenu avant de reprendre. — Je te propose de te renvoyer dans le Plan Central, dit-il calmement. En échange du Sceptre. Tu me le cèdes et je te ramène à Arkas. — Et je suis censé te croire ? fit Morgas. — Pourquoi pas ? Nous y trouverions tous les deux notre compte. Tu ne veux pas rester ici. Tu n’ as rien à y faire. Je veux le Sceptre. Passons un accord, c’ est aussi simple que ça. Morgas fit la moue. En fait, rien n’ était simple. Car il n’ était plus seul à négocier. Il avait passé un pacte avec les esprits du Sceptre et accéder à la demande de Melekyr, aussi tentant que cela fût, romprait immanquablement l’ accord passé avec eux. Il secoua la tête. — Pourquoi n’ as-tu pas pris le Sceptre quand tu le pouvais ? maugréa-t-il. Maintenant, il est trop tard. J’ ai pris des engagements pour sauver ma vie et ils sont incompatibles avec ce que tu me proposes. — J’ ai commis une erreur, admit Melekyr de mauvaise grâce. Mais je suis certain que nous avons le moyen de nous arranger. Ta loyauté envers ce Sceptre est-elle supérieure à ton désir de rentrer chez toi ? — Crois-tu que j’ aie vraiment le choix, à présent ? s’ énerva Morgas. Si tu as une solution pour permettre aux trois âmes qui sont encore prisonnières du Sceptre de sortir, je t’ écoute ! En attendant, je suis lié à ma promesse. — Ah, tu ne me facilites pas les choses… Melekyr fit quelques allers-retours dans la pièce, son visage renfrogné. Morgas pouvait aisément comprendre que sa présence soit une gêne pour le démon. Si le Dragon, et donc le Sceptre, était une relique sacrée pour ces créatures, le fait qu’ un humain soit le seul à pouvoir le toucher devait contrarier Melekyr et menacer sa position de légitime détenteur de l’ artefact.
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La Mémoire des Ombres — Réfléchis bien à mon offre, insista le démon. Je suis patient, Morgas. Le temps n’ a pas d’ emprise sur moi. Au pire, j’ attendrai que tu meures de vieillesse. Ça ne représentera pas un si long moment, après tout. — Ah oui ? rétorqua Morgas. Alors pourquoi tentes-tu aussi désespérément de me convaincre ? — Parce que ce que je te propose devrait nous satisfaire tous les deux. Je ne vois pas pourquoi nous nous compliquerions la vie. Le visage du démon était grave. Son œil rouge fixait Morgas comme s’ il voulait forcer son esprit et le forcer à coopérer. Le mage se félicita que les démons n’ aient pas de pouvoirs mentalistes. Melekyr était déjà bien assez puissant comme ça. — Je te laisse réfléchir, annonça le démon. Après tout, tu n’ as que ça à faire. Il sortit à grands pas de la pièce, laissant derrière lui quelques effluves caractéristiques de terre surchauffée. Morgas poussa un soupir dépité en se laissant aller contre le dossier de son siège. L’ offre de Melekyr était plus que tentante. Il n’ avait aucune envie de rester moisir sur ce plan hostile en attendant de vieillir et de mourir. En tant que fils du dieu Zaar, il ne savait pas exactement quelle était son espérance de vie. Dans le doute, il valait mieux considérer que son ascendance en partie divine ne lui accordait aucune longévité supérieure à la moyenne. Ce qui signifiait qu’ il avait tout intérêt à trouver un moyen de s’ enfuir de ce plan aussi vite que possible. Mais il ne pouvait pas trahir la promesse qu’ il avait faite aux esprits emprisonnés dans le Sceptre. S’ il acceptait la proposition de Melekyr, il les abandonnait à leur sort, alors qu’ ils lui avaient sans nul doute sauvé la vie. Morgas s’ était toujours considéré comme quelqu’ un de pragmatique mais il envisageait avec une très grande répugnance l’ idée de revenir sur l’ accord qu’ il avait passé avec eux. Quelque chose en lui, une chose instinctive et irrationnelle, lui soufflait que le Sceptre et ses esprits étaient inextricablement liés à lui et qu’ il ne pouvait en aucun cas les abandonner. — Alors, dit une voix railleuse dans son esprit, on hésite ? Aestyr avait cette fâcheuse tendance à s’ immiscer dans son esprit pour commenter tous ses faits et gestes. Il faudrait que Morgas apprenne au plus vite à se protéger de ces désagréables intrusions. — Non, répondit-il de mauvaise grâce. Je respecterai notre accord. — Une sage décision, commenta sèchement Icapeus. Sa présence était plus lointaine que celle d’ Aestyr, ce qui n’ était pas pour déplaire à Morgas. — Le démon a tort, intervint la douce voix de Sefyrin. Le temps ne changera rien à l’ affaire. Tant que tu seras le porteur de notre Sceptre, tu n’ auras pas à craindre de vieillir ni de mourir. — Vous êtes en train de me dire que je suis immortel ? demanda prudemment Morgas. 35
Héritages II L’ idée était à la fois effrayante et exaltante. — Tu es le porteur du Sceptre, lui dit Sefyrin. Il t’ a choisi. — C’ est plutôt vous trois qui m’ avez choisi. — Pas exactement. Je ne suis pas sûre que nous ayons pu passer cet accord si le Sceptre n’ y avait pas consenti. Il est conscient, ne l’ oublie pas. Et lui aussi veut que nous sortions. Cette cohabitation n’ a que trop duré. Morgas contempla pensivement l’ artefact. La perspective de ne pas vieillir adoucissait un peu l’ angoisse de se retrouver piégé sur le plan démoniaque. Quoi qu’ il arrive, il aurait tout le temps pour dénicher ou créer une porte de sortie. L’ endroit n’ ayant rien d’ agréable, le mage ferait tout pour regagner son monde dès que possible, mais sans sentir l’ ombre permanente de la mort flotter sur lui. — C’ est bien, lui murmura Sefyrin d’ une voix apaisante. Tu dois conserver ce sentiment. Nous risquons de demeurer ici un long moment. — Comment le sais-tu ? demanda Morgas tout en faisant de son mieux pour réprimer son agacement face à cette nouvelle intrusion dans ses pensées et ses émotions. Peut-être trouverons-nous rapidement un moyen de quitter cet endroit. — Je… Elle hésita et il put percevoir son trouble. Je suis capable de sentir certaines choses, dit-elle. C’ est une capacité que j’ ai toujours eue. Je l’ ai négligée par le passé et cela nous a coûté très cher. J’ avais perçu que les artefacts nous mèneraient à notre ruine. Mais je n’ ai pas voulu écouter mes visions. Elles étaient bien trop effrayantes… Alors j’ ai fait confiance à Acamal. — Ah, ça, intervint Aestyr de sa voix langoureuse, nous avons tous fait confiance à Acamal… Et nous avons vu où ça nous a menés. — Tu étais le premier à vouloir faire ces artefacts, lui rappela Icapeus d’ un ton pincé. Et à vouloir les fusionner. — Tu n’ étais pas non plus le dernier à voter pour la fusion, si je me souviens bien, persifla l’ autre en retour. — Tu n’ as pas vu ce que Baar a fait à Acamal, riposta Icapeus. Moi, si. J’ étais là quand il l’ a torturé pour avoir aidé Aros. Même toi, tu n’ aurais pu rester indifférent devant un tel spectacle. Surtout que tu avais secrètement rallié notre frère Aros alors même qu’ il traitait avec Sith ! — Je n’ ai pas… — Mes frères, s’ il vous plaît, intervint Sefyrin d’ une voix lasse. Devonsnous avoir une dix millième fois cette conversation ? — Il y a une chose que je ne comprends pas, dit soudain Morgas. Pourquoi avez-vous utilisé un artefact démoniaque dans votre rituel ? Vous étiez des enfants de la Pureté. Vous aviez vraiment besoin d’ une relique de l’ Altération pour fabriquer votre Sceptre ? — Ha ! fit Aestyr avec mépris. Ça, c’ est une manigance d’ Aendo ! — Nous ne savions pas ce qu’ était l’ artefact d’ Aendo, répondit Sefyrin d’ une voix lasse. Il s’ était bien gardé de nous le présenter avant le rituel. Quand il 36
La Mémoire des Ombres l’ a enfin produit, nous étions tous en transe, incapables de comprendre ce qu’ était cette statuette. À dire vrai, je ne l’ ai même pas vue. Le rituel accaparait toute mon attention. Seul Acamal avait encore assez de lucidité pour la voir mais lui non plus n’ a pas perçu sa vraie nature. Et même si cela avait été le cas, je ne crois pas qu’ il aurait pu changer quoi que ce soit. Il était trop tard. Une fois entamé, ce rituel ne pouvait qu’ arriver à son terme, inéluctablement. Nous avons conçu quelque chose qui nous a échappé. — Mais pourquoi Aendo vous a-t-il trompés ? Il était l’ un d’ entre vous, n’ est-ce pas ? — Nous n’ avons pas la réponse à cette question, soupira Sefyrin. Quand tout a été terminé, il a pris le Sceptre et nous a enfermés là où tu nous as trouvés. Aendo était le plus insaisissable d’ entre nous. A-t-il agi pour le compte de son dieu ? Était-il réellement au service de Sar ? Ses véritables motivations demeurent un mystère pour nous. Et pour ma part, je pense qu’ il est bien plus que ce qu’ il nous a laissé entrevoir de lui. — Pourrait-il être Sar lui-même ? demanda Morgas. — Quel intérêt Sar aurait-il à créer un artefact destiné à le repousser, lui tout autant que ses pairs ? À dire vrai, je n’ ai pas non plus de réponse à cette question. Aendo reste plus que jamais l’ énigme qu’ il a toujours été. — En tout cas, Zaar était furieux contre lui. Et il ne semblait pas penser qu’ il était autre chose que l’ enfant élu de Sar. — Ah, c’ est vrai que tu as des relations privilégiées avec Zaar, s’ amusa Aestyr avec un sourire goguenard. — Ce n’ est pas exactement comme ça que je décrirais les choses… grommela Morgas en tentant en hâte de masquer ses pensées. Il n’ avait aucune envie de parler de Zaar. Mais Aestyr était plus collant qu’ une sangsue quand il découvrait un sujet de conversation qui l’ intéressait. Et son esprit était assez puissant pour aller chercher les informations qu’ il voulait directement dans la tête de Morgas. — Tu ne l’ aimes guère, on dirait, commenta l’ élu d’ Itar avec un rire moqueur. Ceci dit, ça n’ a rien de bien surprenant. Le fils de la Mort, merci bien ! — Vous devriez l’ en remercier, dit Morgas avec mauvaise humeur. C’ est grâce à lui que je vous ai retrouvés. — Et pourquoi voulait-il… ? — Je n’ en sais rien, s’ énerva Morgas à voix haute en se levant brusquement. Il aurait vraiment voulu avoir quelques moments d’ intimité, sans aucun démon pour surveiller ses faits et gestes ni aucun esprit pour écouter ses pensées les plus profondes. — Vous imaginez que j’ ai les réponses à toutes vos questions ? gronda-t-il en arpentant furieusement sa chambre. On dirait que vous ne savez même pas vous-mêmes ce que vous avez fait ni pourquoi vous l’ avez fait ! Zaar s’ est servi de moi tout comme de mon frère pour retrouver ce Sceptre, mais au bout du compte 37
Héritages II il a été lésé comme tout le monde. Je n’ ai pas pu le lui ramener et je ne suis pas sûr de le faire si jamais je parviens à retourner chez moi. J’ en ai assez d’ être ballotté, d’ être le pion des uns et des autres ! Je veux qu’ on me fiche un peu la paix ! La tirade fut suivie d’ un long silence. Le Sceptre demeurait soudain coi et Morgas lui lança un regard suspicieux. Il avait suffisamment côtoyé les esprits qui l’ habitaient pour savoir que son discours, tout véhément qu’ il fût, ne justifiait pas ce brusque silence. Il prit alors conscience d’ une nouvelle présence dans la chambre. Le démon était de stature moyenne et ne ressemblait à aucun de ceux que Morgas avait eu l’ occasion de voir jusque-là. Le mage était à présent accoutumé aux démons soldats aux figures bestiales et aux serviteurs, les petites créatures ailées incontrôlables qui grouillaient dans le palais, affairées à des tâches obscures et chaotiques. Celui-ci était différent. Il était beau. Morgas n’ aurait su dire exactement d’ où lui venait cette impression. La créature qui lui faisait face était un démon et répondait à tous les critères physiques de sa race ; peau sombre, tête cornue, ailes membraneuses et mains griffues. Mais son visage dégageait une étrange beauté primitive malgré ses yeux jaunes fendus d’ une pupille verticale. Il était vêtu d’ une longue robe violette qui masquait en grande partie son corps. Ses mains étaient croisées devant lui alors qu’ il attendait tranquillement que Morgas prenne conscience de sa présence. Le mage demeura immobile, incertain de ce qu’ il devait faire. Les démons ne comprenaient strictement rien à ce qu’ il pouvait bien leur dire. En règle générale, la communication se faisait par des mimes simples et explicites. Jamais les créatures ne restaient passives en attendant qu’ il prenne l’ initiative. — Bonjour, dit finalement Morgas, bien que ce terme soit inapproprié dans un monde sans lune pour l’ éclairer. Le démon cilla une fois, lentement. — Bonjour, répondit-il d’ un ton affable en arcanien, à la grande surprise de Morgas. Le démon entra plus avant dans la pièce en l’ examinant d’ un œil curieux. Il n’ y avait pas grand-chose à voir tant les standards démoniaques en matière de décoration intérieure étaient minimalistes. La vaste chambre était quasiment vide, à l’ exception de quelques sièges sculptés dans une matière sombre inconnue de Morgas, d’ un large coffre et d’ un grand lit protégé par des tentures. Pas de table, pas de meuble. Le mage était même persuadé que le lit était un ajout de dernière minute car les démons ne semblaient pas avoir besoin de dormir. Tout au plus avait-il aperçu dans d’ autres pièces des méridiennes visiblement destinées à offrir un lieu de repos agréable. — Je peux faire quelque chose pour vous ? demanda Morgas avec circonspection. L’ autre examinait avec attention tout ce qui l’ entourait à l’ exception du Sceptre, qu’ il semblait éviter du regard. Une attitude plus que curieuse aux yeux de 38
La Mémoire des Ombres Morgas. Tous les démons qu’ il avait eu l’ occasion de croiser semblaient fascinés par le Sceptre au point d’ avoir des difficultés à s’ en détourner. — Nous allons parler, annonça-t-il en reportant son regard sur Morgas. Le mage acquiesça sans discuter et suivit le démon jusqu’ aux sièges sculptés, où ils s’ installèrent. Morgas n’ avait aucune idée de l’ identité de la créature, mais il n’ était pas mécontent de se retrouver face à quelqu’ un qui parlait sa langue et qui pourrait peut-être lui donner de précieuses informations. Une fois assis, le démon se contenta de fixer Morgas en silence, comme s’ il pouvait voir au-delà de son enveloppe corporelle. — Qui êtes-vous ? lui demanda ce dernier pour interrompre la désagréable scrutation. — On m’ appelle Azursal, déclara le démon. — Comment connaissez-vous ma langue ? L’ autre haussa les épaules. — Je suis un érudit. Je connais bien des choses. — Il y a donc une caste spéciale pour les érudits ? — Une caste ? releva Azursal. — Vous ne ressemblez pas aux démons que j’ ai vus jusqu’ ici, expliqua Morgas. Les guerriers, les serviteurs, les prêtres… Vous êtes encore différent. Je veux dire, physiquement différent. — Ah, fit l’ autre. Je suis d’ une autre race. Tous les démons ne sont pas issus exactement de la même source, ce qui explique nos différences physiques. Il n’ y a pas de castes à proprement parler. Les démons qui voient le jour sont naturellement adaptés à certaines tâches et ils les acceptent sans état d’ âme. C’ est ainsi. — Pourquoi y a-t-il plusieurs races ? N’ êtes-vous pas tous issus du Premier ? Azursal lui adressa un sourire amusé. — Directement issus du Premier, non. Certainement pas. Peu de démons peuvent se vanter de cela. Mais sous sommes tous sous sa tutelle. Il n’ en reste pas moins le premier d’ entre nous. Morgas contempla un instant les mains de son interlocuteur avant d’ oser poser sa question suivante. Le sujet était délicat et il ne savait pas comment il serait accepté par le démon. Il n’ avait jamais osé questionner directement Melekyr sur ce terrain alors qu’ il le connaissait bien mieux que l’ étrange démon érudit. Le démon noir se montrait généralement susceptible sur ce genre de sujet. — Avez-vous une parenté avec les Ombres ? demanda-t-il. Morgas avait vu le corps de Melekyr, les volutes sombres qui transparaissaient à certains endroits sous sa peau, s’ enroulant paresseusement comme si on avait piégé une fumée opaque dans les limites de son être physique. Comment ne pas faire le parallèle avec l’ apparence des Ombres ? Melekyr était asexué comme elles et Morgas ne l’ avait jamais vu manger ni dormir. Les Ombres avaient la peau grise et étaient de stature bien plus fluette que la majorité des démons, mais cela laissait tout de même beaucoup de points communs entre eux. 39
Héritages II Azursal ne sembla pas indisposé par la question. Un sourire amusé flottait même sur son visage parcheminé. Morgas était bien décidé à tirer tout ce qu’ il pouvait de cet étrange visiteur. Il ne savait pas ce que l’ autre lui voulait exactement, mais tant qu’ il répondait de bonne grâce à ses interrogations, le mage profitait sans honte de l’ occasion. — Oui, admit-il. Les Ombres sont les lointains cousins de certains démons. Morgas prit le temps d’ assimiler cette information. Il ne s’ attendait pas à une réponse aussi franche et catégorique. Pouvait-il faire confiance à cet étrange démon et à ce qu’ il lui dévoilait ? Échaudé par ses récentes expériences, il trouvait difficile de se fier à quiconque, et à plus forte raison à un représentant de la race démoniaque. Mais cette conversation promettait d’ être riche en révélations et il avait du mal à réfréner son enthousiasme à converser avec une créature aussi bien disposée à son égard. — En fait, reprit l’ autre en s’ amusant visiblement de son trouble, nous pouvons dire que certaines races démoniaques ont la même origine que les Ombres. — Quelle origine ? demanda Morgas. Azursal était peut-être une très ancienne créature, un démon capable de lui parler des origines du monde. On racontait que certaines des Ombres qui marchaient encore sur le monde avaient vu le jour au début des temps. Mais elles étaient peu nombreuses à avoir survécu et ne partageaient pas aisément leur savoir. L’ archimage Oïn, le maître de la Tour des Arcanes, faisait partie de ces êtres antédiluviens. Il demeurait inaccessible, retranché dans son sanctuaire au nord du monde. Aucun humain ne l’ avait approché depuis des siècles. Même les Filles de Nar ayant atteint le rang d’ Adepte n’ étaient pas autorisées à se rendre dans la mystérieuse Tour des Arcanes. Et Morgas était certain qu’ aucune d’ elles n’ avait jamais eu ce genre de conversation avec un démon. — Quand le monde est devenu tel qu’ il est maintenant, nous avons été façonnés. Les Ombres sont des créatures fragiles. Morgas ne put s’ empêcher de rire à cette déclaration. Il avait affronté l’ Ombre Rel en combat singulier et « fragile » n’ était certainement pas le qualificatif qui lui venait à l’ esprit. — Ce n’ est pas le mot que j’ utiliserais pour les décrire, dit-il. — Ils sont d’ une nature très… poreuse. Leur essence est facilement teintée. Les démons sont les enfants de l’ Altération. — Vous êtes en train de me dire que les démons sont des Ombres qui ont été altérées ? — Est-ce si difficile à imaginer ? — Euh… À dire vrai, oui, répondit Morgas. Vous êtes très différents. On pourrait même dire que vous êtes, selon toute vraisemblance, opposés. L’ idée que vous puissiez être issus d’ une seule et même source… C’ est assez troublant. — Nous sommes opposés par les changements qui ont eu lieu en nous. Le monde et tous ses plans sont régis par des forces qui dépassent l’ entendement. 40
La Mémoire des Ombres — Quelles forces ? Comment savez-vous tout cela ? Êtes-vous l’ un des premiers démons ? Savez-vous qui a créé le monde ? Azursal se mit à rire, un rire profond et un peu inquiétant. — Que de questions ! Des questions complexes. Auxquelles je n’ ai pas toutes les réponses. Je suis vieux, mais il y a des choses que j’ ignore. Revenons aux démons, veux-tu ? Morgas préféra obtempérer de peur de froisser son prolixe interlocuteur. — Comme je l’ ai dit, reprit tranquillement Azursal, tous les démons ne sont pas issus d’ une seule source. Tu as pu voir les serviteurs… Ils sont de nature plus animale, ce qui explique pourquoi ils sont incontrôlables. — Et pourtant vous les utilisez. Ils sont très actifs, j’ en vois partout en permanence. — Mais il faut deux ou trois serviteurs pour réaliser la moindre chose. Et encore, sans garantie de résultat. Ils sont pleins de bonne volonté mais très primitifs. Un peu comme des animaux. — C’ est ce qu’ ils étaient, à l’ origine ? Des animaux ? Azursal haussa les épaules, ce que Morgas interpréta comme un acquiescement. — Qu’ est-ce qui les a changés ? — Le monde a changé. — Pourquoi ? Comment était-il avant ? — Différent, dit le démon d’ une voix étrange. Il était différent. Il semblait soudain triste et presque nostalgique. Il ne faisait aucun doute aux yeux de Morgas qu’ il avait devant lui un des premiers êtres à avoir foulé le monde. L’ idée était si incroyable et inattendue qu’ il ne pouvait que fixer le démon d’ un air à la fois interloqué et révérenciel. Il n’ osait interrompre sa soudaine rêverie avec de nouvelles questions malgré son désir d’ en savoir plus. Azursal le fixa soudain d’ un regard perçant, comme s’ il regrettait de s’ être ainsi dévoilé. Morgas fit de son mieux pour demeurer impassible et feindre de n’ avoir rien remarqué. — As-tu d’ autres questions ? lui demanda le démon. — Des milliers, répondit Morgas sans pouvoir réprimer un sourire d’ autodérision. Il hésita un moment, cherchant un sujet qui ne risquerait pas de contrarier son interlocuteur. — Je ne suis pas très familier de la manière dont vous désignez les plans, dit-il finalement. Pourquoi nommez-vous mon monde le Plan Central ? — Parce que c’ est ce qu’ il est. Le centre de tout. Les autres plans, comme celui dans lequel nous nous trouvons, sont plus petits et de moindre importance. — Combien y a-t-il de plans ? — Des milliers, répondit Azursal. Certains les appellent les mondes satellites, mais il s’ agit bien de la même chose. De petits mondes rattachés au Plan 41
Héritages II Central, celui où tout se joue. Beaucoup sont si éloignés qu’ ils n’ ont pas d’ accès direct au Plan Central. Les mondes les plus proches sont pour une grande partie les plans démoniaques. — Et qu’ y a-t-il au-delà ? — Il y a la frontière. Et la guerre qui se joue depuis toujours dans ces plans limitrophes. — Une guerre contre qui ? — Contre l’ Extérieur, dit Azursal d’ un ton définitif. Morgas ne savait trop s’ il refusait d’ en dire davantage car le sujet l’ ennuyait ou parce qu’ il ignorait lui-même les tenants et les aboutissants de cette lointaine guerre. Le mage décida néanmoins de ne pas insister. — Tous les plans démoniaques ressemblent à celui-ci ? — Ils ne sont pas tous identiques. Celui-ci est parmi les plus importants. Ils sont une demi-douzaine à avoir une influence comparable. Ton ami Melekyr a réalisé une belle prise de pouvoir en déposant son géniteur. — Ce n’ est pas mon ami, dit Morgas en notant l’ information sur l’ identité de feu le seigneur Exurial. — Non ? releva Azursal avec un sourire entendu. Quoi qu’ il en soit, c’ était une belle action. Nous autres démons ne sommes pas faits pour la stabilité. Le prince Exurial était au pouvoir depuis bien longtemps. Ce changement va apporter un agréable bouleversement de l’ équilibre des forces. Je suis impatient de voir ce qu’ il en ressortira et si le Seigneur Noir saura conserver sa prise. — Le Seigneur Noir ? — C’ est ainsi qu’ il a décidé de se faire appeler, dit Azursal. Un titre simple et efficace. Morgas assimila l’ information. — J’ ai cru comprendre que le Premier l’ avait adoubé. Pourquoi sa position serait-elle encore instable ? — Il a été accepté, admit l’ érudit. Il a rapporté le Dragon. Il a renversé son prédécesseur avec panache. Mais rien n’ est jamais acquis. Il devra prouver qu’ il est capable de se maintenir au pouvoir. — Les démons valorisent donc la force et l’ ambition avant toute chose, remarqua Morgas. — Les humains sont-ils différents ? s’ amusa Azursal. — Pas vraiment, admit Morgas. Mais ils recherchent avant tout la stabilité. Ce qui n’ est pas le cas des démons, si j’ ai bien compris votre discours. — Intrinsèquement, nous sommes les enfants de l’ Altération, lui rappela le démon avec une pointe d’ humour. Quel vilain concept que celui de stabilité. Azursal se leva brusquement, rassemblant ses robes violettes autour de lui. — Je dois partir, annonça-t-il. Morgas se leva à son tour, désarçonné par cet étrange comportement. Aucun signe avant-coureur ne l’ avait préparé à ce départ, comme si le démon 42
La Mémoire des Ombres réagissait à un signal inaudible. Le mage aurait voulu poursuivre plus avant cette conversation, mais Azursal marchait déjà en direction de la porte. La raison pour laquelle ce dernier lui avait rendu visite était plus que nébuleuse. Il n’ avait posé aucune question, se contentant de répondre à celles de Morgas. Le mage ne s’ en plaignait pas, mais il avait besoin de comprendre ce qui motivait l’ autre. — Pourquoi êtes-vous venu me voir ? lui lança-t-il avant qu’ il ne franchisse la porte. N’ est-ce pas pour le Sceptre, ou plutôt le Dragon ? Vous êtes le premier démon à ne pas le fixer comme s’ il était la plus belle chose au monde. Azursal se retourna et lui adressa un regard grave. Une fois encore, il évita de poser ses yeux sur le Sceptre. — Je suis venu pour le Dragon. Pour le voir. Mais il me met mal à l’ aise. Il n’ est pas ce qu’ il devrait. Et cela me contrarie. — Qui êtes-vous ? lui demanda à nouveau Morgas. Ce démon n’ était pas qu’ un simple érudit, le mage pouvait le sentir au plus profond de lui-même. Il ne pouvait pas expliquer d’ où lui venait cette impression, mais il faisait confiance à ce savoir instinctif et irrépressible. Quoi que fût cette créature, elle ne se présentait pas sous son vrai visage. Et Morgas était fatigué des mensonges et des faux-semblants. — Je suis quelqu’ un qui peut répondre à tes questions, répondit Azursal. Morgas comprit qu’ il n’ obtiendrait rien de plus. — Reviendrez-vous ? questionna-t-il avec espoir. — Sans doute, répondit l’ autre. Mais la prochaine fois, nous parlerons dans ma langue. Tâche de l’ apprendre d’ ici là.
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HĂŠritages II
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La Mémoire des Ombres
Chapitre 4 Plan Central. Cité d’ Édarr. Cycle 1858 de l’ âge de la Tour. Saison du Feu. Onze cycles après la découverte du Sceptre des Anciens. Ysanna leva le visage une nouvelle fois pour contempler l’ énorme piton rocheux qui accueillait une partie de la ville d’ Édarr. C’ était la première fois qu’ elle se rendait dans la cité et elle n’ avait pas été préparée à la simple magnificence de cette éminence rocheuse qui dominait les environs. Située dans les contreforts des montagnes, la ville avait su tirer profit d’ une situation géographique qui lui donnait un avantage tactique sur la campagne vallonnée avoisinante. L’ Initiée faisait la queue depuis des heures devant une bicoque à l’ aspect décati, contrainte de justifier sa présence dans la ville et cette situation commençait sérieusement à l’ agacer. Elle était déjà suffisamment contrariée d’ avoir dû voyager jusqu’ à cette cité du bout du monde sans avoir à subir sans rechigner les chicaneries administratives des Édarriens. Elle n’ avait jamais vu un peuple aussi procédurier et elle se demandait si tous les Ostariens partageaient ce désagréable trait de caractère. L’ empire d’ Ostar n’ existait plus que de nom depuis de nombreux cycles et Édarr était suffisamment éloignée d’ Istula, la capitale historique, pour être totalement indépendante. Ysanna s’ était renseignée sur la ville avant son voyage, puisqu’ elle devrait y séjourner pendant plusieurs cycles, et ce qu’ elle avait appris ne l’ avait guère enchantée. La société édarrienne, rigide, regroupait ses habitants en fonction de leur activité et de leur statut social dans des quartiers très fermés. Elle punissait en outre très sévèrement les contrevenants qui osaient s’ aventurer dans les quartiers qui leur étaient interdits. Ysanna n’ avait aucune envie d’ être cantonnée dans cette ville, mais la maîtresse de la Guilde ne lui avait laissé aucun choix. Elle vivait cette affectation comme une punition et un exil, malgré toutes les belles paroles de Tris. L’ injustice de la situation lui avait fait monter les larmes aux yeux plus d’ une fois. Plus de dix cycles auparavant, elle avait été très étroitement associée aux recherches visant à déterminer l’ identité de la personne qui avait infiltré la Guilde. C’ était en partie grâce à elle que l’ identité de l’ imposteur, à savoir le démon qui accompagnait Morgas, avait été révélée.
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Héritages II Tris lui avait accordé sa confiance, alors. Ysanna avait cru que sa voie dans la Guilde de Nar était toute tracée et elle se voyait déjà Érudite, menant des recherches magiques sur les rituels, son domaine de prédilection. Mais rien n’ avait tourné comme elle l’ espérait. Morgas avait retrouvé le Sceptre des Anciens et avait disparu avec l’ artefact, enlevé par ce traître de démon si elle en croyait ce que Tris avait bien voulu lui révéler. Cette disparition aurait dû clore le sujet. Morgas était vraisemblablement mort et l’ artefact perdu à jamais. Mais il n’ en avait rien été. La maîtresse de la Guilde s’ était lancée corps et âme dans une recherche frénétique, multipliant rituels et expérimentations afin de localiser Morgas. La raison officielle était bien entendu de retrouver le précieux Sceptre des Anciens mais, au fil du temps, Ysanna avait pu détecter autre chose dans la quête obsessionnelle de Tris. L’ Adepte excellait dans l’ art de masquer ses émotions, mais Ysanna avait fini par comprendre, à sa grande stupéfaction, que Tris éprouvait des sentiments plus qu’ ambigus à l’ égard de l’ agaçant Morgas. Au fond, les véritables raisons de la maîtresse de la Guilde importaient peu aux yeux d’ Ysanna. Elle avait surtout vu l’ occasion de parfaire ses connaissances en rituel et de procéder à des expérimentations extraordinaires. Une chance qu’ elle n’ aurait jamais eue en temps normal. Après deux cycles, les Érudites de la Guilde avaient commencé à critiquer sérieusement la perte de temps que constituaient ces recherches, qu’ elles considéraient comme inutiles et dangereuses. Tris avait alors officiellement abandonné l’ idée de retrouver Morgas. Mais, dans le secret des laboratoires magiques, Ysanna et elle avaient poursuivi des cycles durant cette quête insensée et passionnante. Jusqu’ à ce que, un cycle plus tôt, les Ombres s’ en mêlent. Ou, plus précisément, l’ Ombre Rel, puisqu’ il était à présent seul représentant de sa race et de la Tour des Arcanes au sein de la Guilde. Rel avait rendu une visite à Tris. Ysanna ne savait pas exactement ce qui avait été dit. L’ entretien avait été court et la maîtresse de la Guilde s’ était par la suite enfermée des heures durant dans son bureau. Quand elle avait finalement convoqué Ysanna, elle était parfaitement en contrôle, froide et composée. Elle lui avait annoncé la fin de leurs recherches, sans fournir de raison. Sans doute savaitelle que l’ Initiée n’ en avait pas besoin. Il ne s’ était écoulé que quelques semaines après la visite de Rel lorsque Tris avait à nouveau convoqué Ysanna dans son bureau. Et là, le monde de l’ Initiée s’ était écroulé. Elle avait appris qu’ elle était envoyée pour une mission de cinq cycles dans la lointaine cité d’ Édarr, au sud du continent, près des montagnes d’ Ostar. Elle avait soi-disant été choisie pour ce poste car une partie de sa famille vivait dans cette ville, mais Ysanna savait reconnaître une punition quand elle en voyait une. La maîtresse de la Guilde lui avait assuré que c’ était un poste temporaire, qui lui ouvrirait par la suite le statut d’ Érudite. L’ affectation était difficile, car 46
La Mémoire des Ombres Édarr se trouvait sur les anciens territoires d’ Ostar, des terres traditionnellement hostiles à l’ influence des Filles de Nar. Le vieil empire s’ affaiblissant, la Guilde voulait prendre pied dans ces régions. La mission d’ Ysanna consistait à créer une petite Maison de Nar dans la cité, repérer d’ éventuelles novices dans la population et leur donner une formation sommaire avant de les envoyer jusqu’ à Arkas. Une fois devenues Initiées, ces jeunes femmes pourraient alors revenir dans leur pays pour y apporter les services de la Guilde et contribuer à étendre son influence. Ysanna se retrouvait donc exilée au fin fond du continent pour tester des gamines et leur apprendre les rudiments de la magie. Comment aurait-elle pu accepter de gaîté de cœur un tel gâchis ? Son seul espoir résidait dans la perspective de retourner comme promis à Arkas au bout de cinq cycles avec le rang d’ Érudite. Le garde en faction fit entrer la personne qui se trouvait devant Ysanna mais il fit signe à cette dernière d’ attendre encore. Elle avait observé aux portes de la ville que tenter de soudoyer les soldats était peine perdue et pouvait même attirer de graves ennuis. Elle accepta donc docilement de reprendre son interminable attente. Unique consolation dans cet océan de dépit, la sœur d’ Ysanna vivait dans la cité. Son mari, un orfèvre talentueux, était originaire de la région et elle l’ avait suivi pour s’ installer bien loin de son Arusie natale. Les deux sœurs avaient tant bien que mal maintenu des liens par une correspondance irrégulière, rendue difficile par la distance considérable qui séparait Édarr d’ Arkas. Ysanna espérait que sa dernière missive était bien parvenue à destination et que sa sœur attendait son arrivée. Enfin, le garde lui fit signe d’ entrer et elle pénétra dans une petite pièce aux murs nus, où trônait une unique table d’ allure très simple et pratique. Un homme à l’ aspect sévère était assis derrière et la regarda entrer d’ un air peu amène. Ysanna avança jusqu’ à la table, condamnée à rester debout pendant l’ interrogatoire puisque la pièce était vide de toute chaise en dehors de celle sur laquelle était assis le garde. — Nom ? questionna ce dernier d’ une voix atone. — Ysanna. — D’ où venez-vous ? — D’ Arkas, répondit-elle, décidée à se montrer aussi désagréable et laconique qu’ il l’ était. Il releva la tête pour la considérer avec un peu d’ intérêt. — Un long voyage, commenta-t-il. Elle fut tentée de lui rétorquer que le voyage lui avait semblé bien court en comparaison de l’ attente pour accéder à sa bicoque, mais elle savait que la provocation aurait été contre-productive. Elle se contenta de hocher la tête. — Pourquoi venez-vous à Édarr ? — Je rends visite à ma sœur, répondit-elle. 47
Héritages II C’ était, après tout, la vérité. Elle n’ avait pas envie d’ attirer inutilement l’ attention sur elle. Elle s’ occuperait plus tard des formalités à remplir pour la création de sa Maison de Nar. — Son nom ? — Karell. Elle est mariée à l’ orfèvre Terevar. Il inscrivit soigneusement l’ information sur un épais registre. Puis il fouilla dans un autre cahier, feuilletant un long moment, jusqu’ à hocher la tête comme s’ il avait enfin trouvé ce qu’ il cherchait. — Votre nom nous a bien été donné. Vous logerez donc dans le quartier des artisans, annonça-t-il. Vous pourrez accéder en plus au marché central, au quartier des étrangers et à la partie commune de celui des temples. Tous les autres vous sont interdits. Il leva le regard de son registre pour lui lancer une œillade sombre. — Toute incartade à ce sujet sera sévèrement punie, prévint-il. — Quelles sont les peines encourues ? s’ enquit Ysanna. Juste pour savoir. Un sourire à la fois ironique et méprisant s’ esquissa sur les lèvres du garde. — En fonction du quartier, de la bastonnade à la mort, dit-il avec une délectation évidente. — Je vois, dit-elle, de plus en plus ennuyée par la perspective de passer des cycles entiers dans cet affreux endroit. Il fouilla un instant dans un tiroir, puis en sortit une sorte de bracelet en métal argenté, agrémenté de pierres semi-précieuses de couleur. Il le posa devant Ysanna. — C’ est le vôtre, dit-il. Elle lui adressa un regard d’ incompréhension. — Le mien ? — Votre bracelet, dit-il comme si elle était simple d’ esprit. Les couleurs indiquent dans quels quartiers vous avez le droit d’ entrer. Vous devrez le porter en permanence. Il y a des contrôles. Et si vous ne portez par les couleurs adéquates, les peines seront les mêmes. Ysanna le fixa, incrédule. L’ homme était sérieux. Elle envisagea très sérieusement pendant un moment de tourner le dos à toute cette absurdité et de rentrer directement à Arkas. L’ homme l’ examina tout ce temps, comme s’ il s’ amusait de son tourment intérieur. À contrecœur, elle attrapa le bracelet et le passa à son poignet, avec la désagréable impression d’ entrer dans une prison. — Quel dieu priez-vous ? demanda-t-il ensuite. — Nar, répondit-elle, un peu désarçonnée par la question. C’ était bien la première fois qu’ on lui demandait ce genre de choses à l’ entrée d’ une ville. — Vous êtes une Fille de Nar ?
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La Mémoire des Ombres Ysanna le considéra avec un certain malaise. Elle ne voyait pas comment il pouvait déduire ce fait de sa simple foi en Nar. Qu’ il ait simplement connaissance de l’ existence de la Guilde du Savoir paraissait invraisemblable. — Oui, répondit-elle néanmoins. Je suis une Fille de Nar. L’ homme lui adressa un long regard silencieux, comme s’ il la jaugeait. — Cela vous pose un problème ? finit-elle par demander avec aplomb. — Non, dit-il lentement avant de se pencher à nouveau sur son registre pour y inscrire une longue phrase. Ysanna le regarda aligner les commentaires sur sa page, de plus en plus mal à l’ aise. Elle ne pouvait pas déchiffrer ce qu’ il inscrivait mais elle aurait donné cher pour savoir ce qui justifiait un tel luxe de détails. — Vous resterez combien de temps à Édarr ? finit-il par demander. — Je ne le sais pas encore, répondit-elle d’ un ton définitif. Cet homme était un interlocuteur particulièrement détestable et elle ne voulait rien dire qui risquerait de rallonger cet entretien. Heureusement, il semblait en avoir fini avec elle. — Vous devrez revenir ici avant votre départ de notre cité, annonça-t-il. Si vous revenez par la suite, les formalités seront moindres car vous êtes inscrite dans les registres. N’ oubliez pas les restrictions d’ accès aux différents quartiers. Aucune exception ne sera faite. Et il lui désigna la porte à sa droite d’ un coup de tête, lui signifiant ainsi son congé. Elle ramassa son sac de voyage et quitta la pièce sans prendre la peine de le saluer d’ une quelconque manière. Karell avait bien changé depuis la dernière fois qu’ Ysanna l’ avait vue, mais elle fit très bon accueil à sa sœur. Elle avait bien reçu sa missive et attendait son arrivée avec impatience, heureuse de pouvoir renouer avec elle. L’ orfèvre Terevar était un artisan renommé et il possédait une grande maison dans le quartier des artisans. Ysanna fut installée dans une chambre spacieuse et fit la connaissance de toute la famille. Karell était la sœur aînée d’ Ysanna. Terevar et elle avaient eu rien moins que sept enfants, dont trois vivaient encore avec leurs parents. La dernière était une petite fille de huit cycles prénommée Anvalie qui attira immédiatement l’ attention de la Fille de Nar. Il ne faisait nul doute pour elle que la petite avait des prédispositions magiques et qu’ elle devait être testée. Ysanna attendit cependant une semaine avant d’ aborder le sujet avec sa sœur, inquiète de sa réaction. Certains parents accueillaient mal ce genre de nouvelle, synonyme en général de séparation prématurée. Ysanna elle-même avait intégré la Guilde à Arkas à onze cycles, pour ne revenir dans sa famille qu’ en de rares occasions. Karell fut en fait soulagée d’ apprendre que sa fille était certainement une mage en puissance. Elle trouvait une explication aux manifestations étranges qui 49
Héritages II avaient commencé à apparaître autour d’ Anvalie. Les objets avaient tendance à se déplacer seuls quand elle était en colère et la pauvre petite avait déjà été à deux reprises conduite par son père au temple de Llar pour y être purifiée. Ysanna s’ installa alors un matin avec Anvalie dans le patio verdoyant de la maison et découvrit une enfant qui n’ était pas sans lui ressembler. Les dispositions naturelles à la magie de la petite étaient impressionnantes. Elle était instinctivement capable de réaliser de petits modelages d’ Essence, une chose qui demandait à certaines novices plusieurs saisons de travail et d’ efforts. Ravie d’ apprendre qu’ elle pourrait devenir une « grande mage » comme sa tante, elle se montra très enthousiaste à l’ idée d’ étudier avec elle. Cette bonne surprise mit du baume au cœur d’ Ysanna. Avec sa nièce comme première novice, elle se mit à envisager avec plus de sérénité les cinq cycles qu’ elle devrait passer dans la cité d’ Édarr. Karell était quant à elle soulagée à l’ idée que sa fille ne lui serait pas prématurément enlevée, puisque Ysanna devait fonder une Maison de Nar dans la ville. Ysanna avançait d’ une démarche rageuse dans la rue qui menait à la maison de sa sœur. Les pratiques édarriennes allaient la rendre folle. Elle venait de passer plusieurs heures à batailler avec l’ administration locale pour obtenir les autorisations de créer sa Maison de Nar mais tous ses efforts avaient été une fois de plus consentis en pure perte. Les Édarriens ne refusaient jamais rien. Ils opposaient simplement une résistance passive à tout ce qui ne leur plaisait pas, accumulant les contraintes administratives pour décourager les moins décidés. Mais s’ ils s’ imaginaient pouvoir triompher d’ Ysanna de la sorte, ils se méprenaient. Elle n’ était jamais plus déterminée que face à l’ adversité. La situation la plongeait dans une rage noire, mais jamais elle ne baisserait les bras. Elle savait avant d’ arriver que fonder sa Maison serait long et délicat, mais elle n’ avait pas imaginé que la résistance édarrienne prendrait cette forme. Elle s’ était attendue à devoir plaider sa cause devant les édiles de la cité, à justifier son activité et à promettre de ne pas se livrer au prosélytisme, mais rien de tout cela ne lui avait été demandé. On l’ avait aiguillée vers une administration où elle avait répondu à des questions idiotes, puis vers une autre, où on lui avait posé exactement les mêmes questions. Elle avait rempli un nombre incalculable de formulaires, obtenu des validations multiples et toutes plus inutiles les unes que les autres. Au final, elle n’ était pas plus avancée qu’ au tout début de ses démarches. Sa colère fondit pour être remplacée par de l’ inquiétude quand, à l’ approche de la maison de Karell, sa sœur se précipita au-devant d’ elle en tordant ses mains de désespoir. — Ils ont pris Anvalie ! dit-elle entre deux sanglots. — Quoi ? fit Ysanna. Qui a pris Anvalie ? Karell secoua la tête. 50
La Mémoire des Ombres — Je n’ ai pas vu leurs visages, hoqueta-t-elle, ils portaient des masques. — Qu’ est-ce que c’ est que cette histoire ? dit Ysanna en saisissant les mains de sa sœur pour tenter de la calmer et d’ obtenir des réponses cohérentes. Quand l’ ont-ils emmenée ? — Ils sont arrivés tout à l’ heure, ils sont entrés directement dans la maison. Je n’ ai rien pu faire, ils étaient cinq. J’ ai voulu les en empêcher mais je n’ ai rien pu faire ! Ils l’ ont prise, comme les autres, et on ne la reverra jamais ! — Comment ça, comme les autres ? Ça arrive souvent ? Elle entraîna sa sœur à l’ intérieur de la maison pour éviter les regards curieux. Elle la fit asseoir et prit le temps de la calmer, faisant signe à la servante d’ apporter de l’ eau. Elle avait conscience de perdre un temps précieux, mais tant qu’ elle n’ obtiendrait pas de réponses claires à ses questions, elle ne pourrait rien entreprendre pour tenter de retrouver sa nièce. Ysanna dut recourir à un léger modelage pour apaiser artificiellement sa sœur, puis posa à nouveau ses questions. — Depuis quelques cycles, des gens disparaissent, lui apprit Karell. On ne sait pas ce qu’ ils deviennent. À chaque fois, c’ est la même histoire. Des hommes viennent, le visage masqué, et emportent une personne. La plupart du temps, ce sont des enfants ou de jeunes adultes. Personne ne les revoit jamais. — Et personne ne les poursuit ? Des hommes masqués, ça doit se repérer dans une foule. — Ici, les choses sont compliquées. Tu ne réalises pas bien comment fonctionne cette ville. Tu n’ en as sans doute pas encore vu, mais tous les nobles portent des masques quand ils descendent dans la basse ville, et certains prêtres également. Ça n’ a rien d’ illégal. C’ est juste qu’ ils ne permettent pas aux classes inférieures de voir leur visage. Et il est interdit de leur demander de les ôter. — Alors ils enlèvent des enfants et, sous prétexte qu’ ils portent des masques, tout le monde les laisse faire ! s’ indigna Ysanna. Mais qu’ est-ce que c’ est que cet endroit ? — La milice a ouvert des enquêtes… — Et j’ imagine qu’ elles n’ ont jamais abouti ! — Nous ne sommes sûrs de rien, mais il se murmure dans la basse ville qu’ il y a une secte secrète qui s’ est installée depuis quelques cycles à Édarr. — Et elle vénère qui, cette secte ? Karell haussa les épaules d’ un air impuissant. — Je n’ en sais rien, dit-elle en essuyant ses yeux. Ils sont très discrets. On ne sait presque rien d’ eux. — Si ça se trouve, ils n’ existent même pas, grommela Ysanna. Toute cette histoire lui semblait plus que douteuse. L’ intervention d’ une secte secrète ressemblait terriblement à une fable destinée à attirer l’ attention sur un fantôme pour masquer d’ autres activités. Ysanna n’ était pas née de la dernière pluie. 51
Héritages II — Je vais faire tout ce que je peux pour retrouver Anvalie, dit-elle à sa sœur. Fais-moi confiance. Je te la ramènerai. Laissant sa sœur aux soins de la servante, elle partit fouiller la chambre de la petite fille pour dénicher des objets susceptibles de l’ aider à la retrouver. Elle récupéra le jouet préféré d’ Anvalie, une poupée aux yeux de verre, et un lacet clair où s’ accrochait encore un long cheveu sombre. Puis elle retourna dans sa chambre et s’ agenouilla à même le sol, fermant les yeux pour mieux se concentrer. Elle était seule, ce qui n’ était pas l’ idéal pour réaliser un rituel. Elle profitait du fait que l’ enlèvement avait eu lieu peu de temps auparavant et qu’ elle avait une connexion particulière avec l’ enfant. Avec les deux objets pour servir de focus, elle parviendrait peut-être à la localiser, au moins approximativement. Elle inspira profondément pour chasser sa colère et toutes les questions sans réponse qui se bousculaient dans son esprit. Elle avait besoin d’ apaiser son âme pour être efficace. Une fois qu’ elle eut fait le vide en elle, elle ferma les yeux pour visualiser le visage d’ Anvalie. Lentement, elle tissa les flux magiques autour des deux objets, les entremêlant pour former une fine tresse d’ Essence qu’ elle laissa dériver à son gré. Comme une baguette de sourcier improvisée, le filament magique oscilla dans la direction de la chambre de la fillette, lieu encore imprégné de sa présence. Ysanna s’ empara des deux focus et, bougeant prudemment pour ne pas risquer de briser le lien magique, sortit de la maison. Le fil d’ Essence tenta de se diriger à nouveau vers l’ intérieur, mais elle l’ orienta en douceur vers le centre de la ville, s’ éloignant de la maison. Après avoir hésité un certain temps, pendant lequel Ysanna fit de son mieux pour insuffler davantage d’ Essence dans sa construction magique, le fil pointa vers le nord, en direction du quartier voisin. Ysanna s’ empressa de suivre cette direction, ignorant les regards curieux qui la suivaient dans les rues. Les Édarriens accordaient une grande attention aux apparences et tout un chacun se devait d’ adopter l’ attitude lisse et policée qui était de bon ton dans leur société. Ysanna n’ avait pas encore adopté la mode locale et elle attirait forcément l’ attention en courant dans les rues, ses cheveux dénoués et ses vêtements exotiques l’ identifiant immanquablement comme une étrangère. Elle se moquait bien de leur jugement. Tout ce qui lui importait était de retrouver sa nièce saine et sauve. Elle courut jusqu’ à la porte du quartier voisin, où elle se heurta à un problème qu’ elle aurait dû anticiper. Elle n’ avait pas le droit d’ entrer dans le quartier marchand, sa couleur n’ apparaissant pas sur le maudit bracelet qu’ elle devait garder en permanence à son poignet. Elle envisagea un instant de passer en force, mais les gardes étaient nombreux et elle était sûre de courir à l’ échec. Au-dessus de la porte du quartier, une grande pancarte peinte en vert indiquait la couleur à posséder pour pouvoir pénétrer dans la zone marchande. Un
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La Mémoire des Ombres rapide modelage transforma sa pierre jaune du quartier des étrangers en pierre verte, lui permettant de passer la porte sans difficulté. Elle suivit ensuite sa boussole magique au travers des rues encombrées du secteur marchand, courant quand elle le pouvait, esquivant de son mieux les obstacles et les gens. Il était délicat d’ avancer en regardant où elle mettait les pieds tout en maintenant suffisamment de concentration pour nourrir sa construction d’ Essence. Sa course la mena jusqu’ au marché central, un autre quartier qui s’ étendait en demi-cercle tout le long de la ville basse. Le marché créait une zone tampon entre les quartiers extérieurs de la ville et le quartier des temples, situé tout contre la base du piton rocheux en haut duquel trônait, inaccessible, le quartier noble. Le marché était accessible à tous, sans restriction. Ysanna le traversa sans coup férir, sa boussole l’ entraînant vers les temples, jusqu’ à ce qu’ elle se retrouve bloquée face au secteur des temples réservé aux prêtres. Sa construction magique sembla pendant un long moment désorientée, les fils d’ Essence s’ agitant dans tous les sens sans parvenir à se décider sur une direction. Ysanna en profita pour se reposer et insuffler de nouveau un peu de puissance dans sa boussole. Puis les fils s’ élevèrent finalement en direction du piton rocheux, pointant vers ce qu’ elle savait être, proche du haut de la falaise, l’ entrée du node local. Elle se permit alors de relâcher sa concentration, à présent qu’ elle savait où sa poursuite la menait. Accéder au node se révéla plus facile qu’ elle ne l’ aurait cru. Un chemin vide de tout garde et de tout poste de contrôle serpentait le long de la paroi rocheuse et elle le gravit sans difficulté. Le node se trouvait à l’ intérieur du piton, au fond d’ une série de grottes de large taille. Cet endroit était sans doute utilisé depuis très longtemps, car l’ intérieur des cavernes était intégralement couvert de bas-reliefs, pour certains d’ un style très ancien. Ysanna progressa prudemment de grotte en grotte, de plus en plus surprise de trouver l’ endroit totalement désert. Jusqu’ à ce qu’ elle découvre, à moitié dissimulé dans un recoin, le corps d’ un homme abattu. Il avait reçu un coup de poignard dans la gorge qui lui avait été fatal. Il était encore chaud. Ysanna s’ attarda à ses côtés, intriguée par l’ aspect étrange de la blessure. L’ homme, apparemment un prêtre, avait abondamment saigné. Tout autour de la plaie, sa chair s’ était racornie et avait pris une teinte grisâtre. Le sang versé avait lui aussi viré de couleur et semblait curieusement transparent et légèrement volatile. S’ agissait-il d’ un poison ? Ysanna n’ était pas spécialiste de ce genre de chose, mais l’ apparence de la plaie instillait un vague malaise en elle. Quoi qu’ il en soit, Anvalie ne devait plus être loin. L’ Initiée reprit son chemin, redoublant de prudence et de précautions. Approchant lentement de la plus grande des grottes où émergeait le node, elle entendit des voix et des psalmodies.
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Héritages II Elle se faufila derrière une saillie rocheuse et examina le tableau qui se déroulait devant elle. Quatre hommes portant des masques à longues franges étaient assis en cercle au centre de la grotte et se balançaient d’ avant en arrière. Un cinquième homme se trouvait au milieu de leur groupe, agenouillé dos à l’ endroit où se trouvait Ysanna. Elle ne voyait pas bien ce qu’ il faisait, penché vers le sol, et elle crut un instant qu’ il était courbé au-dessus du corps d’ Anvalie. Mais il se releva soudain et elle put constater que le sol devant lui était vide. À l’ évidence, les hommes avaient terminé leur cérémonie, car ils se levèrent tous et se mirent à parler doucement entre eux, apparemment satisfaits de ce qu’ ils venaient de faire. Ysanna se concentra pour tenter de ressentir la nature du rituel qui venait d’ avoir lieu, mais le node d’ Édarr était un node pur et sa puissance masquait toute autre magie, si jamais il y en avait eu une à l’ œuvre. L’ Initiée ne sut jamais vraiment ce qui l’ avait alertée. Elle perçut soudain quelque chose derrière elle et elle esquiva de justesse la lame qui aurait dû lui trancher la gorge. Elle plongea au sol et tenta de se relever aussitôt mais, malheureusement pour elle, son agresseur n’ était pas seul. Quelqu’ un l’ attrapa de derrière et lui appliqua une lame sur le cou. — Ne bouge pas, dit une voix à son oreille. Le cœur battant, elle s’ immobilisa. Elle aurait aimé pouvoir modeler l’ Essence pour se défendre. Si proche du node, elle aurait dû en être capable, même si elle n’ avait jamais été préparée à ce genre de situation. La peur la privait de tous ses moyens. L’ homme qui semblait avoir dirigé la cérémonie s’ approcha d’ elle. Elle ne pouvait rien distinguer de son visage, dissimulé sous un masque de cuir noir ornementé de longues franges. Des perles d’ argent décoraient ces dernières et cliquetaient à chacun de ses pas. — Je la tue ? questionna froidement l’ homme qui la retenait prisonnière. Elle sentait la morsure de sa lame sur sa gorge. — Qu’ avez-vous fait d’ Anvalie ? trouva-t-elle la force de demander. L’ homme demeura un moment immobile, comme s’ il la jaugeait du regard. Elle ne pouvait voir ses yeux, dissimulés derrière une gaze sombre. — Tu es la sorcière, dit-il finalement d’ un air amusé. La tante de la gosse. — Où est-elle ? insista Ysanna. Elle allait sans doute mourir, mais peut-être obtiendrait-elle au moins cette réponse avant de disparaître. — Elle n’ est plus ici, répondit-il, et Ysanna comprit qu’ il n’ en dirait pas plus. — Qui êtes-vous ? Il rit à cette question.
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La Mémoire des Ombres — Je suis celui qui va t’ apprendre une bonne leçon, répondit-il en sortant un poignard courbe de sa ceinture et en approchant d’ elle. À cette distance, elle pouvait sentir la magie étrange qui s’ échappait de l’ arme. Elle avait des difficultés à regarder la lame de la dague, qui semblait fluctuer en permanence et, d’ une manière incompréhensible, repousser le regard. L’ homme s’ approcha tout près d’ elle, jusqu’ à ce que son masque effrayant frôle son visage. — Ne te mets plus en travers de mon chemin, ma jolie, murmura-t-il d’ un ton qui réussissait le tour de force d’ être à la fois doux et menaçant. Et, d’ un geste brusque, il enfonça son poignard dans l’ épaule d’ Ysanna. Elle cria de douleur en sentant la lame s’ enfoncer dans sa chair. Le deuxième homme la lâcha et elle s’ effondra au sol avec un autre cri. Le chef se pencha vers elle et, d’ un geste délibérément lent, il retira la dague. — Cette blessure te rappellera notre conversation, lui dit-il avant de s’ éloigner avec ses hommes. Tremblante, Ysanna découvrit son épaule pour constater avec horreur que sa peau prenait la même teinte grisâtre que celle du prêtre assassiné. La souffrance était insoutenable, comme si quelque chose rongeait sa chair de l’ intérieur. Elle tenta de ramper vers l’ extérieur pour trouver de l’ aide, mais chaque mouvement aiguillonnait la douleur qui rayonnait de son épaule. Les yeux brouillés par des larmes de souffrance et de révolte, elle sombra dans l’ inconscience.
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Chapitre 5 Plan démoniaque d’ Ixos. Époque équivalente au cycle 1859 de l’ âge de la Tour. Douze cycles après la découverte du Sceptre des Anciens. Morgas se saisit du Sceptre et se dirigea vers la porte de sa chambre. Il avait été convoqué par Melekyr et, au ton du message, l’ affaire était importante. Sans doute était-ce en relation avec tous les préparatifs guerriers qui avaient occupé les démons ces derniers temps. Les expéditions militaires étaient monnaie courante dans les plans démoniaques. Melekyr avait réussi tant bien que mal à fédérer les princes démons affiliés au Premier mais d’ autres demeuraient libres, plus lointains et hostiles. Ces derniers étaient la cible — ou à l’ origine — d’ attaques régulières, chacun tentant d’ étendre sa domination sur les plans voisins. Par ailleurs, la Guerre Éternelle qui se jouait dans les mondes satellites les plus éloignés du Plan Central drainait en permanence des soldats. Les opérations démoniaques qui se déroulaient là-bas étaient coordonnées par le prince démon Vardon, Haut Seigneur de la Guerre Éternelle. Morgas n’ avait jamais réussi à obtenir d’ explication claire sur la nature de cet affrontement, mais les esprits présents dans le Sceptre lui avaient assuré que les démons n’ étaient pas les seuls à tenir le front dans ces plans éloignés. Les dieux anciens eux-mêmes envoyaient des troupes pour résister à la pression de l’ Extérieur. Le fait que des serviteurs de la Pureté et de l’ Altération combattent un même ennemi et se retrouvent, de facto, dans le même camp, ne semblait déranger personne. Chacun combattait dans des plans qui lui étaient propres et l’ ennemi commun justifiait apparemment l’ absence d’ agressivité entre des forces pourtant antinomiques. Quoi qu’ il en soit, le branle-bas de combat semblait d’ un autre ordre. Personne n’ avait voulu lui fournir d’ explication sur ce qui se tramait, ce qui le mettait d’ autant plus mal à l’ aise. Habituellement, les démons semblaient le considérer comme inoffensif et n’ hésitaient pas à partager leur savoir avec lui. À force d’ habitude, il avait fini par faire partie du paysage et plus personne ne se méfiait vraiment de lui. Alors pourquoi, cette fois-ci, faisaient-ils tant de mystère sur l’ objectif de cette attaque ?
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Héritages II Morgas ignora le murmure des esprits qui lui parvenait dès qu’ il tenait le Sceptre en main. Il avait progressivement appris à se détacher de leur présence et à résister à la pression mentale qu’ Aestyr faisait peser sur lui dès qu’ il le pouvait. L’ enfant d’ Itar adorait emprunter le corps de Morgas, ce que ce dernier ne trouvait pas du tout à son goût. Il lui était arrivé plusieurs fois de se réveiller dans des situations plus ou moins confortables et sans aucun souvenir des événements récents. Hurler sur Aestyr n’ y avait rien changé, alors Morgas avait finalement développé une capacité de résistance aux attaques mentales que le jeune dieu lui lançait. Le résultat n’ était pas garanti à coup sûr, mais au moins le mage limitait l’ influence que l’ élu d’ Itar pouvait exercer sur lui. Morgas aimait discuter avec Sefyrin, mais la présence permanente et jalouse d’ Icapeus le dissuadait de rechercher autant qu’ il l’ aurait voulu la présence de l’ élue de Nar. Sefyrin pouvait parler pendant des heures entières de sa cité de Sheam et de la vie avant l’ ère Élémentaire. Elle l’ avait même gratifié plus d’ une fois de projections mentales d’ une grande acuité, le faisant évoluer en pensée dans sa précieuse cité disparue. Les deux autres se montraient moins diserts à ce sujet mais Morgas avait néanmoins réussi à se faire une idée assez précise de ce qu’ avait été leur vie et leur histoire. Il se souvenait avec amusement des impressions qu’ il avait eues en découvrant par bribes des éléments de leur passé, alors même qu’ il recherchait le Sceptre. Bien entendu, ils n’ étaient pas vraiment ce qu’ il avait imaginé à cette époque. Sauf Sefyrin, peut-être. Elle était presque en tous points l’ image qu’ il s’ était faite d’ elle ; douce, patiente et avide de partager son savoir. Belle, également, comme toutes les femmes bénies par Nar. Peut-être Icapeus avait-il raison de vouloir limiter leurs discussions. Morgas attendait impatiemment chacun de leurs entretiens, émerveillé par son savoir et séduit par sa douceur. Il aurait aimé qu’ elle puisse prendre corps pour se retrouver vraiment face à elle. Malheureusement, il doutait fort que Sefyrin ressente à son égard une fascination identique à celle qu’ elle lui inspirait. Certes, elle aimait leurs conversations, qui lui fournissaient un autre interlocuteur que ses « frères » enfermés avec elle depuis une éternité. Mais Morgas savait également quels sentiments la liaient à Icapeus, même s’ il avait du mal à comprendre pourquoi. Sa présence rigide et ombrageuse n’ avait rien de très agréable aux yeux de Morgas. Peut-être l’ enfant de Llar était-il différent lorsqu’ il était encore en vie. Ou le mage n’ était-il pas totalement impartial dans son jugement. Morgas évitait en général de s’ appesantir sur la question. Il était assez lucide pour réaliser que n’ importe quelle femme lui aurait inspiré ce genre d’ intérêt. Il était isolé au milieu des démons depuis si longtemps qu’ il lui arrivait de douter de pouvoir un jour se réadapter à la vie sur le Plan Central. Tenir le compte du temps qu’ il avait passé dans le plan démoniaque relevait de l’ approximation. L’ absence d’ alternance entre la nuit et le jour avait au départ grandement perturbé Morgas, jusqu’ à ce qu’ il comprenne le système de 58
La Mémoire des Ombres décompte du temps en vigueur chez les démons. Même si aucune lune n’ éclairait leur monde, ils mesuraient le passage du temps grâce aux fluctuations d’ un immense lac de lave situé à proximité de la forteresse d’ Ixos. Il semblait que le lac répétait inlassablement les mêmes cycles, permettant à une race qui ne vieillissait pas de garder le compte du temps qui passait. Une espèce spécifique de démons avait pour tâche d’ examiner les fluctuations du lac et de les retranscrire pour tous. La plus haute des tours de la forteresse contenait d’ immenses clepsydres de lave qui reproduisaient les changements du magma, rythmaient les tours de garde et les étapes importantes de la vie quotidienne des démons. D’ après ce que Morgas avait compris, une spire démoniaque correspondait approximativement à une journée du plan central, une spirale à un cycle complet de six saisons. S’ il en croyait ce calcul, il vivait donc au milieu des démons depuis plus de douze cycles. L’ idée était déprimante et il préférait la chasser de son esprit. Il était facile de se voiler la face et de prétendre que bien moins de temps avait passé. Surtout que ces cycles n’ avaient laissé aucune trace sur lui. Aucune trace de vieillesse, à dire vrai, car il ne pouvait pas prétendre que la vie sur le Plan d’ Ixos ne l’ avait pas changé. Il avait longtemps cru que le climat local suffirait à le tuer. Il avait grandi dans le Sextant du Feu, mais il n’ avait jamais rien connu de pire que la chaleur écrasante et constante qui régnait sur le monde démoniaque. Les premiers temps, il avait souffert de la soif en permanence. L’ eau que les démons lui présentaient était une sorte de liquide boueux qui empestait le soufre. Il l’ avait ingérée tant qu’ il le pouvait, avec la nourriture infecte qu’ on lui proposait. Morgas était persuadé qu’ il devait sa survie au Sceptre, et peut-être un peu à son ascendance en partie divine. Il ne voyait pas comment un humain normal pouvait espérer subsister plus de quelques jours dans cet endroit. Au fil du temps, il s’ était tant bien que mal accoutumé à ses nouvelles conditions de vie. Il avait coupé ses cheveux, adopté des vêtements qui lui permettaient de ne pas trop souffrir de la chaleur et s’ était habitué à la nourriture qu’ on lui servait. Il devait mettre au crédit de Melekyr que le démon avait fait son possible pour lui permettre de survivre. Morgas ne comprenait pas quelles obscures raisons le motivaient. Il se contentait de profiter de cette bienveillance inattendue et de ronger son frein, à l’ affût de la moindre porte de sortie. Malheureusement pour Morgas, le temps passait et aucune occasion de s’ enfuir ne s’ était encore présentée à lui. Il parlait couramment la langue des démons grâce à ses gardiennes et plus personne ne le regardait comme une bête curieuse, mais cela ne lui donnait pas d’ indice sur une quelconque manière de quitter cet endroit.
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Héritages II Les démons utilisaient des portails magiques pour se déplacer, mais Morgas ne maîtrisait pas la magie nécessaire à ce genre de chose. Il avait bien tenté de concevoir des glyphes à cet effet, mais en pure perte de temps. Quant à ses compagnons éthérés, ils ne lui étaient d’ aucun secours. Les plans démoniaques leur étaient étrangers et ils ne savaient comment retrouver le chemin du Plan Central. Pour couronner le tout, Sefyrin ne cessait de l’ exhorter à prendre son mal en patience. Elle était apparemment capable de percevoir des bribes de l’ avenir et prétendait que toute tentative prématurée se solderait par un échec. Après douze cycles passés à attendre, Morgas était cependant prêt à saisir n’ importe quelle opportunité qui se présenterait, avec ou sans la bénédiction de l’ élue de Nar. La démone Anankh gardait l’ entrée de ses appartements. Il pouvait depuis longtemps distinguer ses gardiennes les unes des autres par de subtiles différences, les nuances pourpres sur leur peau ou la manière dont leurs cheveux reptiliens se mouvaient. Anankh était de loin la plus énigmatique de ses geôlières. Elle demeurait la plupart du temps silencieuse en l’ examinant, un léger sourire sur les lèvres. — Je dois retrouver Melekyr, annonça le mage. Il s’ attendait à ce qu’ elle lui emboîte le pas, mais elle se contenta de le fixer sans ciller. — Va, lui dit-elle avec un signe de la main. Morgas ne se le fit pas dire deux fois et prit le chemin de la salle du trône, incrédule et ravi. Jamais encore il n’ avait été autorisé à se déplacer seul dans la forteresse, sauf sur de très courtes distances. S’ agissait-il d’ une épreuve, ou tout simplement d’ un signe de confiance ? Après plus de douze spirales, peut-être ses gardiennes avaient-elles décrété qu’ une surveillance rapprochée ne se justifiait plus. Un grand chaos régnait devant l’ entrée du palais du Seigneur Noir, des hordes de démons s’ agglutinant sur l’ esplanade et dans les airs. Il s’ agissait avant tout de guerriers et de dominants, tous armés jusqu’ aux dents et en proie à une excitation fébrile. À n’ en pas douter, une expédition militaire de grande envergure allait être lancée. Morgas se fraya un chemin jusqu’ à Melekyr, qui dominait ce grouillement démoniaque par sa stature et sa voix. Le démon avait revêtu une impressionnante armure noire dentelée et tonnait des ordres et des encouragements à ses sbires. — Te voilà enfin, dit-il quand Morgas émergea à ses côtés. — Que se passe-t-il ? questionna le mage. — Nous partons en guerre, répondit le démon, le regard de son unique œil parcourant la masse mouvante de ses troupes. — Je l’ avais compris, rétorqua Morgas. Vous êtes très nombreux. Où partez-vous ? — Ça n’ a pas d’ importance pour toi. Maintenant que le Dragon est là, nous allons pouvoir partir.
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La Mémoire des Ombres — Je viens avec vous ? demanda Morgas, saisi à la fois par l’ inquiétude et l’ espoir. — Certainement pas, s’ amusa le Seigneur Noir. Tu restes sagement ici. Il leva soudain les bras avec un grand cri, attirant l’ attention de tous sur lui. — Nous partons accomplir la volonté du Premier ! brailla-t-il. Les démons lui répondirent avec une grande clameur. — Le Dragon est le témoin de notre obéissance et de notre dévotion ! Nous serons les instruments du Premier ! À la victoire ! — À la victoire ! mugit la horde. — À Istula ! Une vingtaine de portails violets s’ ouvrirent alors dans le ciel et les démons s’ élancèrent dans leur direction, des centaines et des centaines d’ entre eux s’ envolant sous les yeux incrédules de Morgas en une nuée compacte et agitée. — Istula ? s’ exclama-t-il en se tournant vers Melekyr. Vous attaquez Istula ? — Ce n’ est pas ton problème, Morgas, lui répondit le démon. Il dut percevoir quelque chose dans le regard du mage, car il ajouta : — Ne te fais pas d’ illusions. Tu n’ as aucun moyen de partir d’ ici pour prévenir qui que ce soit. Bientôt, Istula sera à nous. Le Premier l’ a ordonné. — Mais… — Le devenir d’ Istula ne te concerne pas, coupa Melekyr. Tu es le porteur du Dragon à présent. Et ne pense même pas à me fausser compagnie. Il y a toujours quelqu’ un qui te tient à l’ œil. Ne fais rien de stupide en mon absence. En un geste inattendu, Melekyr tapota la tête de Morgas, comme il l’ aurait fait pour un animal de compagnie obéissant. Puis, avec un sourire carnassier, il prit son envol à son tour et disparut dans la masse de son armée. Morgas demeura immobile, l’ esprit en ébullition. Ces portails menaient à Istula, donc au Plan Central. Chez lui. C’ était la meilleure occasion qu’ il ait jamais eue depuis son arrivée sur le Plan d’ Ixos. Sa porte de sortie était là, devant lui. Grouillante de démons. Si proche, alors que ses gardiennes habituelles étaient affairées ailleurs et l’ avaient laissé se promener sans surveillance. — Ce n’ est pas le bon moment, lui murmura Sefyrin dans son esprit. — Pourquoi pas ? rétorqua-t-il. La porte est ouverte. C’ est une occasion unique. — Il a raison, intervint Icapeus contre toute attente. Pourquoi ne pas saisir notre chance ? Nous n’ avons rien à perdre. — Ça ne marchera pas, prédit Sefyrin d’ un air peiné, et tout ce que Morgas récoltera sera une surveillance renforcée et des mesures punitives. — Je suis prêt à courir le risque, dit ce dernier avec fougue. Je n’ ai pas grand-chose à perdre et tout à gagner. Je suis déjà un prisonnier… — Mais un prisonnier bien traité. — Oui, et je peux le rester jusqu’ à la fin des temps, si j’ attends que les choses se fassent d’ elles-mêmes. 61
Héritages II — Je suis d’ accord, insista Icapeus. — Moi aussi, dit soudain la voix paresseuse d’ Aestyr. Nous avons fait le tour des coutumes démoniaques amusantes, pourquoi ne pas passer à autre chose ? — C’ est une erreur, déplora Sefyrin d’ une voix dépitée. Personne ne lui répondit. Morgas était ennuyé d’ aller à l’ encontre de sa volonté, mais il ne pouvait se résoudre à laisser passer une si belle opportunité. S’ il rentrait sagement dans ses appartements, il le regretterait sans doute toute sa vie. Il ne pouvait pas compter sur la chance ni sur la bonne volonté de Melekyr. Certes, si ce dernier prenait Istula, sans doute y aurait-il des échanges plus réguliers avec le Plan Central par la suite, mais rien ne garantissait la réussite de cette attaque. Les effectifs démoniaques déployés par le Seigneur Noir étaient impressionnants, mais Istula était une ville bien particulière, peuplée de puissants mentalistes. Éphyr, le demi-frère de Morgas, avait peut-être réintégré l’ Ordre Spirite. N’ était-il pas supposé en devenir le Grand Maître ? Qui sait s’ il ne ferait pas partie des défenses de la cité ? Cette éventualité ne faisait que renforcer la détermination de Morgas. Il devait fuir le Plan d’ Ixos et aider son frère de son mieux. La présence du Sceptre ne pourrait que raffermir la puissance psychique des mentalistes d’ Istula. Les troupes continuaient de se déverser dans les portails, disparaissant dès qu’ elles les touchaient, avalées par leur surface miroitante comme par un gouffre sans fond. Morgas arpenta nerveusement l’ esplanade où s’ attardaient encore des guerriers, cherchant à déterminer si on le surveillait. L’ absence de ses gardiennes habituelles ne garantissait pas qu’ aucun démon ne le tenait à l’ œil. Un certain nombre de démons avaient le regard tourné vers lui, mais, au vu des signes de respect et de dévotion qu’ ils envoyaient dans sa direction, leur attention était davantage focalisée sur le Dragon que sur sa personne. L’ effet était cependant le même. Il allait être difficile pour lui de s’ éclipser discrètement. Heureusement, l’ esplanade commençait à se dégarnir, le gros des troupes ayant déjà pris son envol. De moins en moins de démons demeuraient au sol, en dehors des serviteurs qui se prosternaient avec des piaillements excités et ravis dès qu’ il se tournait vers eux. Ces derniers ne seraient pas un problème. Morgas tourna le dos à l’ armée en marche et fit mine de se diriger vers l’ intérieur du palais et ses appartements. Il ne savait pas combien de temps les portails resteraient actifs. Il devait agir vite, mais le faire sur l’ esplanade, à la vue de tous, serait un gage d’ échec. Il se força à respirer lentement et profondément, déjà concentré sur le glyphe qu’ il aurait à tracer dès qu’ il serait hors de vue de la plupart des démons. Les picotements familiers au bout de ses doigts étaient agréables. Le poids du bâton et la puissance qu’ il insufflait auraient suffi à le griser s’ il n’ avait pas été aussi concentré sur son objectif. Il ne pouvait se permettre aucune erreur. Il ne devait pas croire une seule seconde aux paroles pessimistes de Sefyrin. Il allait réussir. 62
La Mémoire des Ombres Morgas bifurqua dans une rue peu fréquentée et se plaça sous les arcades qui menaient à l’ une des entrées du palais. Prenant une profonde inspiration, il traça le glyphe qu’ il avait conçu en prévision de cet instant. Avec le Sceptre en main, l’ opération était simple et facile. Morgas se souvenait vaguement de l’ effort que lui demandait la magie des glyphes avant qu’ il se retrouve en possession du Sceptre. À présent, il pouvait quasiment tracer des signes à volonté et sans ressentir de fatigue durable. Le glyphe prit forme rapidement sous ses doigts, s’ étirant pour une fois à l’ horizontale, au ras du sol. Morgas sentit des émotions entremêlées lui parvenir du Sceptre : anticipation, joie, déception. Il ne chercha pas à les analyser et prit pied sur le glyphe. Toutes ces spirales de temps passées chez les démons avaient le mérite de lui avoir permis de perfectionner son art. Il avait en outre profité des connaissances considérables des esprits du Sceptre en la matière. Le Sceptre en main et tous ces cycles d’ apprentissage et d’ expérimentation derrière lui, il se sentait de taille à affronter tout ce que les démons pourraient mettre entre lui et sa liberté. Le glyphe s’ éleva sans effort, plate-forme dorée qui supportait sans difficulté le poids de Morgas. Le mage posa délicatement la base du Sceptre sur le glyphe, qui s’ illumina un peu plus à ce contact. Il put alors relâcher sa concentration, assuré que le signe ne se dissiperait pas à présent que l’ artefact le nourrissait de son propre pouvoir. Le Sceptre réagissait très rapidement à chacune des instructions de Morgas et le glyphe fila dans le ciel noir d’ Ixos, droit sur le portail violacé le plus excentré. Peu de démons empruntaient encore cette voie et, le cœur battant, Morgas espéra que le portail ne se refermerait pas juste devant son nez. Il ne fallut que quelques instants pour que des signes de poursuite se manifestent. Il y eut des cris et, jetant un coup d’ œil par-dessus son épaule, Morgas vit une bonne douzaine de guerriers s’ envoler à sa suite. Leurs cris avaient attiré l’ attention d’ autres soldats, qui bifurquèrent de leur trajectoire de vol pour intercepter le mage. Mais Morgas était prêt. Toujours concentré, il traça rapidement un large glyphe d’ attaque qu’ il envoya sur les démons les plus proches. Il s’ émerveilla malgré lui de la vitesse vertigineuse avec laquelle le signe fusa vers ses cibles. Le mage savait de quoi il était capable au contact du Sceptre mais il s’ entraînait en général sans le toucher. La proximité de l’ artefact renforçait considérablement ses pouvoirs, mais le tenir en main lui conférait une puissance sans commune mesure avec ce à quoi il était accoutumé. Le glyphe percuta de plein fouet quatre démons, les transperçant de part en part, alors que deux autres parvenaient à esquiver in extremis. Les démons touchés tombèrent comme des pierres vers le sol et Morgas ne douta pas un instant qu’ ils étaient déjà morts. La main du mage traçait déjà machinalement un nou-
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Héritages II veau signe pour repousser les survivants. D’ autres démons soldats l’ avaient déjà pris en chasse mais ils ne seraient pas sur lui avant un petit moment. Morgas se sentit gagné par l’ ivresse du combat. Il fendait l’ air, le cœur battant, expédiant des glyphes scintillants vers ses ennemis, les abattant sans difficulté ni état d’ âme. Il ne s’ était pas senti aussi vivant depuis une éternité et il ne combattit pas le rire exalté qui montait en lui. Il percevait à la limite de son esprit les cris enthousiastes d’ Icapeus et les encouragements amusés d’ Aestyr. Sefyrin elle-même semblait être gagnée par son exaltation et Morgas fut grisé de percevoir fugacement son affection, douce comme une caresse. Les poursuivants se faisaient chaque instant plus nombreux, hurlant des imprécations et convergeant vers lui. Morgas grimaça en remarquant qu’ un dominant avait pris position devant le portail qu’ il comptait emprunter, une large épée noire à la main. La créature avait l’ intelligence de ne pas se porter à sa rencontre mais l’ attendait de pied ferme devant son objectif. Morgas envisagea un instant de changer de direction pour foncer vers un autre portail, mais il constata à cet instant qu’ ils commençaient tous à se résorber, leur diamètre diminuant sensiblement alors que les derniers soldats les franchissaient en hâte. Marmonnant une imprécation, il exhorta le Sceptre à insuffler plus d’ Essence magique dans le glyphe qui le supportait pour augmenter sa vitesse. Les démons soldats grignotaient petit à petit la distance qui les séparait et Morgas ne pouvait pas tracer suffisamment de glyphes pour tous les repousser. Ils étaient à présent près d’ une centaine à le poursuivre et d’ autres s’ élevaient de la forteresse, loin en dessous. Morgas approchait de son objectif et il décida de se concentrer sur le dominant qui lui barrait la route. Derrière le monstre, le portail commençait déjà à rétrécir. Le démon l’ attendait, déterminé, ses ailes masquant en partie le passage violacé. Morgas allait devoir le forcer à se déplacer pour pouvoir accéder au portail. Il traça une série de glyphes qu’ il envoya sur la créature. Il n’ espérait pas vraiment le blesser, tout au plus le déstabiliser et l’ occuper alors qu’ il approchait. Mais la bête se montra bien peu coopérative et encaissa sans broncher toutes les attaques, se contentant d’ en dévier une avec son arme. Le glyphe grésilla sur l’ épée, puis fut absorbé sans dommage. Morgas traça un glyphe de protection devant lui alors qu’ il filait à toute allure sur le démon. La créature faisait plus de deux fois sa taille et arborait un sourire de mauvais augure. Derrière, le portail rétrécissait à vue d’ œil, presque entièrement masqué à présent par la carrure du dominant. Le mage allait devoir forcer le passage et il ne voyait qu’ une solution pour faire plier rapidement la créature. Alors qu’ il arrivait à portée d’ épée, Morgas souleva le Sceptre et le brandit devant lui, joignant à son geste le glyphe d’ attaque le plus puissant qu’ il pouvait générer en si peu de temps. Les démons vénéraient le Dragon qui en ornait le 64
La Mémoire des Ombres sommet. Aucun d’ eux n’ aurait osé lever la main contre la relique, geste impie et impardonnable. Le dominant devrait soit s’ écarter, soit se laisser percuter de plein fouet par le Sceptre et son porteur. Morgas espérait de tout cœur qu’ il choisirait la première option. Mais le démon choisit une autre solution, que Morgas estimait jusqu’ alors impensable. Il leva son épée et l’ abattit droit sur le Sceptre. Morgas ressentit l’ impact dans tout son corps, comme si le bâton était devenu une véritable extension de lui-même. Le souffle coupé par la surprise et la douleur, il fit instinctivement un pas en arrière alors que le Sceptre irradiait une intense lumière argentée. Ses oreilles bourdonnaient sous la force et l’ intensité des cris d’ outrage qui lui parvenaient de tous côtés. Les démons hurlaient, les esprits enfermés dans le Sceptre leur faisant écho et l’ artefact lui-même émettait un vrombissement à la limite du supportable. Morgas se sentit brutalement repoussé vers l’ arrière et il perdit pied alors que son glyphe se dissipait, privé d’ Essence magique. Désorienté, il prit conscience qu’ il tombait en chute libre et chercha désespérément à se concentrer. Mais son esprit était aussi gourd que son corps, et il se retrouva en un instant irréel à fixer le dragon du Sceptre alors que celui-ci se contorsionnait sur son piédestal, sa gueule ouverte sur un cri muet. Puis il entendit à nouveau le vent souffler à ses oreilles alors qu’ il s’ abîmait sans frein vers la roche noire d’ Ixos. Il tenta à nouveau de tracer un glyphe, mais il contrôlait mal ses gestes et la panique le privait de la concentration nécessaire. Le Sceptre ne lui était plus d’ aucune aide, comme s’ il s’ était replié sur lui-même pour résister à l’ agression dont il avait été la victime. — Laisse-moi t’ aider… murmura la voix de Sefyrin à son esprit. Morgas ferma les yeux alors qu’ elle prenait délicatement le contrôle de son corps. La sensation était très différente de ce qu’ il avait déjà pu vivre avec Aestyr. L’ enfant d’ Itar ne prévenait jamais. Il s’ imposait quand il le pouvait, reléguant Morgas dans un recoin de son propre esprit à tel point que ce dernier ne gardait quasiment aucun souvenir des faits et gestes de son propre corps. Le toucher de Sefyrin était exempt de toute agressivité. La sensation était même agréable et Morgas oublia un instant les circonstances de cette communion. Il demeurait maître de lui-même alors qu’ elle investissait son corps. Il perçut une étrange sensation au niveau de ses omoplates, puis sa chute fut ralentie et il comprit qu’ elle avait fait apparaître des ailes dans son dos. Elle dirigeait son vol avec aisance, l’ éloignant de la forteresse et de sa horde de poursuivants. Morgas releva la tête le temps de vérifier ce qu’ il soupçonnait déjà. Les portails planaires avaient tous disparu et avec eux son espoir de fuite. Il aurait sans doute dû se sentir dépité et inquiet sur le sort que les démons lui réserveraient après cela, mais il se contenta de constater son échec et de profiter de la proximité inédite qu’ il vivait avec l’ enfant de Nar.
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Héritages II Il fut brutalement ramené à la réalité par l’ irruption de plusieurs démons non loin de lui. Mais Sefyrin était prête à les recevoir. La main qui tenait le Sceptre se leva et Morgas s’ entendit incanter quelques mots à la signification obscure. D’ un geste ample, il balaya ses assaillants, les repoussant à l’ aide d’ une vague de lumière dorée. Ils semblèrent brûler et se racornir à ce contact, alors Morgas réitéra cette attaque tant qu’ il le put, décimant les rangs des soldats. Sefyrin l’ incita ensuite à atterrir, ce qu’ il fit sans grande joie. La sensation de vol était exaltante et se poser le mettrait immanquablement à la merci de ses poursuivants. Mais il était également lucide sur la situation. Il n’ avait nulle part où aller, nulle part où se cacher. Le seul endroit de ce plan où il pouvait espérer survivre était la forteresse d’ Ixos. Il allait devoir se rendre à ses geôliers. La sensation du sol dur sous ses pieds était étrange. Ses ailes aux plumes ourlées d’ or se résorbèrent et Morgas regretta leur soudaine absence. Les démons soldats avaient pris du large autour de lui pour ne pas se faire abattre et le mage eut quelques instants pour examiner le Sceptre. Le Dragon s’ était figé dans une pose de défi et le corps du bâton ne gardait aucune trace de la violente attaque qu’ il avait subie. Contre toute attente, il était intact. Les démons tournoyaient autour de lui en lui lançant des imprécations et des quolibets. Morgas n’ aurait su dire si le sentiment qui prévalait en eux était la fureur ou la raillerie. Quoi qu’ il en soit, l’ échec était cuisant et il allait sans doute en payer le prix. Le dominant qui avait si bien interrompu la course de Morgas se posa finalement devant lui, une expression haineuse sur son visage bestial. — Tu seras puni pour cette rébellion, gronda-t-il en envoyant un souffle d’ air brûlant vers Morgas d’ un puissant battement d’ ailes. Le mage remarqua avec intérêt que les démons soldats semblaient considérer le dominant avec circonspection. Il vit même certains d’ entre eux esquisser des gestes obscènes dans sa direction. Peut-être était-ce là le résultat du sacrilège qu’ il avait commis en portant la main sur le Dragon. — Tes menaces ne me font pas peur, répondit Morgas avec plus d’ assurance qu’ il n’ en ressentait. — Misérable humain, cracha l’ autre en faisant un nouveau pas menaçant. Je t’ aurais découpé en rondelles depuis bien longtemps si le Seigneur Noir ne l’ avait pas interdit. — Il n’ est pas là, rétorqua Morgas en ramenant le Sceptre devant lui en un geste de défi. Tente ta chance. Le dominant leva son arme, générant immédiatement un concert de protestations parmi les guerriers qui l’ accompagnaient. Une fois de plus, il faisait mine d’ attaquer le Dragon et il était évident que ses troupes ne le suivraient pas sur ce terrain. Il interrompit son geste, mais continua de fixer Morgas d’ un regard hostile.
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La Mémoire des Ombres L’ arrivée des démones mit fin à la tension ambiante. Sarevial et Anankh s’ approchèrent nonchalamment du dominant, leurs yeux fixés sur Morgas. Regard désapprobateur pour Anankh et amusé pour Sarevial. — Nous nous occupons de lui, dit cette dernière en adressant un geste négligent au démon dominant, comme pour lui signifier son congé. Des ricanements fusèrent de l’ assemblée. — Vous êtes sensées le surveiller, gronda l’ autre, pas le laisser s’ enfuir. — Nous en répondrons devant le Seigneur Noir, rétorqua Anankh, découvrant ses crocs en une mimique agressive. Le dominant cracha une invective et se retourna, reprenant son envol sans plus attendre. Les deux démones s’ approchèrent de Morgas et Sarevial passa une main caressante sur la tête du mage. Il sentit Sefyrin se recroqueviller à ce contact. — Alors, souffla la démone à son oreille, on a été vilain ? Nous allons devoir réfléchir à une punition. Les deux simulacres de femme échangèrent un regard amusé et Morgas comprit qu’ elles n’ étaient pas du tout perturbées par sa tentative d’ évasion. Les spires qui s’ annonçaient seraient sans doute passablement désagréables pour lui, mais les démons ne pouvaient pas lui nuire directement tant qu’ il demeurait le porteur du Sceptre. Au bout du compte, il ne craignait pas grand-chose. Et, d’ une certaine manière, il avait l’ impression d’ avoir gagné leur respect. La société démoniaque ne valorisait en aucune manière la docilité. Tout s’ obtenait par la force. Rien n’ était jamais donné. Tout se méritait par la violence ou par la ruse. Morgas sentit les émotions confuses de Sefyrin alors qu’ elle quittait totalement son esprit. Elle eut la décence de ne pas signaler qu’ elle avait prédit l’ échec de cette fuite.
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HĂŠritages II
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Chapitre 6 Plan démoniaque d’ Ixos. Époque équivalente au cycle 1859 de l’ âge de la Tour. Douze cycles après la découverte du Sceptre des Anciens. Morgas se réveilla en sursaut, le souffle court. Un moment désorienté, il reconnut au loin les bruits habituels de la forteresse d’ Ixos, la course permanente des serviteurs et les appels des démons soldats. Dans sa chambre, rien ne bougeait et il réalisa qu’ il avait été brutalement tiré du sommeil par des rêves troublés. Melekyr était parti à l’ assaut d’ Istula depuis plus de deux spires et aucune nouvelle n’ était encore parvenue aux oreilles de Morgas. Depuis le départ de l’ armée, le mage était en proie à un malaise indéfinissable. Rien à voir, à priori, avec l’ échec de sa tentative de fuite. Ses gardiennes s’ étaient montrées plus compréhensives qu’ il ne l’ aurait cru. Il avait été la proie de nombreuses moqueries et elles avaient fait mine de le malmener un peu, mais cela s’ était résumé à quelques bousculades bon enfant et quelques exigences de baisers. Morgas s’ attendait à des mesures beaucoup plus radicales et désagréables de la part de Melekyr. Depuis deux spires, Morgas était assailli de visions. Tant qu’ il était éveillé, il pouvait maintenir à distance les impressions qui lui parvenaient, mais ses rêves étaient agités et restaient imprimés dans son esprit longtemps après son réveil. Il s’ assit dans son lit, passant une main dans ses cheveux pour les décoller de son visage en sueur. Petit à petit, il s’ était accoutumé à la chaleur écrasante d’ Ixos et la supportait sans trop d’ inconfort. Mais en cet instant, il avait l’ impression d’ étouffer. Il se souvenait très nettement de son rêve, d’ une cité construite au sommet d’ un piton rocheux. Les bâtiments de pierre enduits de chaux avaient un indéfinissable air antique, comme s’ ils dataient de la nuit des temps. Et pourtant ils étaient parfaitement entretenus, sobrement décorés de frises sombres, les colonnades resplendissant à la lumière de la lune. Des hommes en tenue guerrière entraient dans un vaste bâtiment carré et Morgas les suivait, s’ attirant des regards empreints de respect et de déférence. Ces hommes n’ avaient rien de courtisans. Ils étaient tous des guerriers à l’ allure austère et aux mines sérieuses. Ils s’ installaient autour d’ une longue table de bois brut
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Héritages II et Morgas était sur le point de les rejoindre lorsque son rêve l’ avait entraîné dans une autre partie de la ville qui semblait habitée uniquement par des femmes. Toutes portaient le même voile de coton beige sur leurs cheveux et elles le rabattaient sur leur visage à son passage pour masquer leurs traits. Il n’ aurait su dire si c’ était un signe de respect qui lui était réservé ou si elles avaient pour habitude de se cacher à la vue des hommes. Il entrait alors dans une grande maison assez semblable à la caserne des guerriers, où se reposaient dans de grandes pièces aérées d’ autres femmes, toutes enceintes. Quelques enfants, des filles, gambadaient d’ une pièce à l’ autre, se poursuivant et se cachant derrière les tentures claires qui pendaient aux murs. Les gamines le regardaient passer avec de grands yeux étonnés. Il ignorait leur surprise, évitant instinctivement de fixer quiconque en cet endroit, et marchait jusqu’ à une très vieille femme qui lui tendait des tablettes à la signification obscure. À cet instant, quelque chose l’ avait tiré du sommeil. Et pourtant, il se souvenait avec une acuité extraordinaire de chacun des visages qu’ il avait vus en rêve. Il lui semblait même qu’ en se concentrant un peu, il pourrait retrouver leurs noms et celui de cette cité étrange. Morgas se leva et se dirigea vers la table où se trouvaient en permanence un pichet d’ eau et un verre. Il prit bien soin de se couvrir, enroulant une pièce de tissu sombre autour de ses reins en un simulacre de jupe. Il devait toujours prendre garde à ne pas provoquer ses gardiennes, qui étaient fascinées par sa nudité. L’ aspect sexué des humains les plongeait dans des abîmes de perplexité et éveillait leur curiosité. Morgas avait rapidement appris à éviter de susciter leur intérêt à ce sujet. Grand bien lui en prit, car à ce moment il réalisa que la démone Sarevial était tranquillement allongée sur un tapis, non loin de la porte. Dans la pénombre, il ne distinguait qu’ une vague forme et ses yeux argentés qui suivaient son déplacement. Apparemment, la tentative de fuite de Morgas lui fournissait une bonne raison pour s’ installer à l’ intérieur de la chambre, ce qui n’ arrivait jamais en temps normal. Morgas l’ ignora et se servit un verre d’ eau qu’ il but d’ un trait. Elle était tiède, avec un lourd arrière-goût de soufre qu’ il ne remarquait presque plus, l’ habitude aidant. Il n’ avait aucune idée d’ où pouvait provenir cette eau. Il ne pleuvait jamais sur le Plan d’ Ixos et, à sa connaissance, il n’ existait aucune source. Les démons n’ avaient besoin ni d’ eau, ni de nourriture. Ils tiraient leur subsistance des flux magiques qui parcouraient leur monde. Et pourtant les serviteurs prenaient garde à ce que Morgas ait toujours suffisamment d’ eau à sa disposition pour se désaltérer et se laver convenablement. Il se resservit une fois et referma le couvercle du pichet pour limiter l’ évaporation du précieux liquide. Il entendit le mouvement de Sarevial alors qu’ elle se levait pour s’ approcher de lui.
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La Mémoire des Ombres — Tu ne vas pas bien ? questionna-t-elle en lui passant une main affectueuse sur l’ épaule. Morgas endura la caresse sans s’ en formaliser. Il était touché malgré lui par la gentillesse dont elle faisait preuve à son égard. Sarevial était de loin la plus douce et attentionnée des quatre démones affectées à sa surveillance. Le temps passant, Morgas avait réussi à s’ habituer à sa présence étrange, à la manière dont les serpents de sa chevelure venaient frôler son visage lorsqu’ elle s’ approchait de lui. Elle était légèrement plus grande que lui et d’ une force physique bien supérieure mais ses gestes étaient toujours doux et délicats. Morgas haussa les épaules sans répondre. — Tu es très agité dans ton sommeil, en ce moment, commenta-t-elle, et Morgas eut l’ étrange sensation de se retrouver face à une amante inquiète. Il chassa cette impression de son esprit. — Je fais des rêves étranges, répondit-il avant de réaliser son erreur. Les rêves. Encore une chose qui fascinait les démones. S’ il avait le malheur de mentionner ce genre de sujet devant elles, il en était quitte pour leur raconter tous ses rêves par le menu et en détail. Cette fois-ci, curieusement, Sarevial ne le questionna pas plus. — Tu es triste de ne pas avoir réussi à t’ enfuir ? demanda-t-elle d’ une voix égale. Il lui adressa un regard prudent. Il ne voulait rien dire qui risquerait de modifier les bonnes dispositions dans lesquelles elle se trouvait. — Le Plan Central me manque, dit-il finalement. Je ne suis pas chez moi, ici. Il la distinguait mal dans l’ obscurité. Il ne pouvait donc pas lire les expressions de son visage. Elle ne dit rien et se contenta de lui frôler doucement la joue avant de retourner s’ installer d’ une démarche silencieuse près de la porte. Morgas demeura un long moment immobile, à la fois troublé par le comportement étrange de la démone et les images décousues qui s’ imposaient à son esprit. Il n’ avait aucune envie de retourner se coucher pour replonger dans ses rêves dérangeants. Il soupçonnait les esprits captifs du Sceptre d’ être responsables de ces derniers, mais il n’ en saisissait pas bien la raison. Il les côtoyait à présent depuis plus d’ une décennie. Pourquoi se mettraient-ils maintenant à l’ abreuver de certains de leurs souvenirs ? Morgas avait déjà eu des aperçus d’ Exaldir, la cité d’ Aestyr, mais dans d’ autres circonstances, quand l’ autre s’ amusait à prendre possession de son corps. L’ enfant d’ Itar laissait toujours derrière lui des impressions et des images, comme une fragrance diffuse qui mettait quelque temps à s’ évanouir. Sefyrin, de son côté, avait déjà gratifié Morgas de visions de la cité de Sheam et il avait partagé avec elle ses souvenirs de la ville devenue fantomatique. Cette troisième cité, nichée au sommet d’ un piton rocheux, avait sans doute appartenu à Icapeus. Mais ce dernier avait toujours manifesté une certaine hostilité envers 71
Héritages II Morgas. Quelles raisons pouvaient bien soudainement le pousser à partager des souvenirs avec lui ? Morgas secoua la tête pour tenter de faire taire le bourdonnement qui résonnait à ses oreilles. En vain. Alors il se dirigea lentement vers la tenture derrière laquelle il dissimulait le Sceptre. C’ était là une protection illusoire, car la tenture ne l’ isolait en rien de l’ influence de l’ artefact. Elle lui en épargnait simplement la vision et étouffait la diffuse lueur argentée qui en émergeait la plupart du temps. Morgas grimaça alors que le bourdonnement s’ intensifiait jusqu’ à devenir désagréable. Lorsqu’ il écarta la tenture, il fut un instant aveuglé par l’ intensité de la lumière qui émanait du Sceptre. Plissant les yeux, il tendit la main à l’ aveuglette pour s’ en saisir dans l’ espoir d’ atténuer ces manifestations inhabituelles et d’ en comprendre la raison. Le corps du Sceptre vibrait sous sa paume et Morgas tenta de communiquer avec lui, cherchant la présence familière de Sefyrin. Mais l’ enfant de Nar ne répondit pas à ses appels et il ne sentit pas non plus les esprits des autres enfants des dieux anciens. Il n’ y avait que la présence envahissante du Sceptre lui-même, plus forte et insistante qu’ elle ne l’ avait jamais été. Morgas voulut alors le lâcher mais il se retrouva incapable de faire un mouvement, comme si l’ artefact avait engourdi tout son corps. Le Dragon semblait le fixer, sa tête penchée en avant dans sa direction et le mage eut la sensation qu’ il attendait quelque chose de lui. La présence du Sceptre dans son esprit était de plus en plus insistante et Morgas tenta de lui résister, effrayé à l’ idée de ce qui pourrait se passer s’ il le laissait prendre le contrôle. L’ artefact chantait, comme il ne l’ avait pas fait depuis très longtemps, mais les voix étaient cette fois rageuses et outragées. Morgas ferma les yeux, le souffle court sous l’ effort qu’ il devait fournir pour ne pas se laisser submerger par la conscience étrange qui animait l’ artefact. Les images affluèrent alors à son esprit, violentes, embrouillées et totalement incompréhensibles. Il se souvint alors avec un frisson de terreur des visions que le Sceptre lui avait transmises lorsqu’ il s’ en était saisi pour la première fois. Depuis lors, l’ artefact n’ avait jamais fait mine de lui accorder d’ autres hallucinations du même genre, ce dont Morgas s’ était intérieurement félicité. Et voici que cela recommençait, les images incohérentes se succédant sans logique, l’ entraînant dans un tourbillon confus de couleurs et de sons. Morgas eut l’ impression de tomber dans un gouffre sans fond, ses mains impalpables traversant les tableaux sans parvenir à s’ accrocher à quoi que ce soit. Et soudain, l’ image devint claire. Il flottait au-dessus d’ une cité qu’ il reconnut. Istula. Les austères bâtiments de pierre sombre s’ étalaient sous lui, en proie à la guerre et à la panique. Des multitudes de démons partaient à l’ assaut, filaient à côté de Morgas sans le voir et investissaient les rues et les ruelles, les palais, les maisons. La population fuyait, terrorisée par cette intrusion démoniaque, abattue 72
La Mémoire des Ombres sans pitié quand elle croisait les envahisseurs. Les gardes de la ville tentaient tant bien que mal de protéger la population terrifiée. De petits groupes d’ hommes et de femmes leur prêtaient main forte et semblaient avoir le pouvoir de repousser les démons. Des mentalistes, sans nul doute. Le Sceptre lui montrait la bataille d’ Istula. Melekyr devait être quelque part au milieu de la mêlée mais Morgas ne parvenait pas à le voir. Il n’ avait pas le choix de sa vision et devait se contenter de ce que l’ artefact voulait bien lui dévoiler. Les voix furieuses chantaient toujours à ses oreilles et il comprit que le Sceptre souffrait, comme s’ il était en relation étroite avec la ville dans laquelle il était demeuré caché durant des siècles. La cité attaquée se défendait bec et ongles, mais il semblait bien que les mentalistes ne feraient finalement pas le poids face à la force que Melekyr avait réunie. Le nombre de démons engagés dans les combats semblait infini alors que les poches de résistance humaine paraissaient réduites, repliées aux alentours du quartier royal. Puis Morgas perçut une troisième présence, étrange et diffuse. Il n’ aurait su dire d’ où elle venait. Il ne la percevait pas avec ses yeux, ne pouvait distinguer aucune troupe, mais il ne faisait aucun doute que quelqu’ un d’ autre était là, à l’ affût, attentif au dénouement de l’ affrontement. Morgas se sentit soudain chuter vers les toits escarpés de la ville et, au moment où il allait percuter les tuiles sombres d’ une grande demeure, il fut avalé par un grand trou noir. Il avait toujours la sensation de tomber, mais plus rien n’ accrochait son regard dans l’ obscurité totale. Le contact du sol, dur, chassa l’ air de ses poumons dans un grognement sourd. Il crut un instant être revenu dans sa chambre, sur le Plan d’ Ixos, mais le sol était blanc. Les dalles carrées d’ une matière opalescente étaient couvertes tout autour de lui de glyphes si complexes qu’ il peinait à les déchiffrer. Le sol tremblait et un son vibrant emplissait l’ air ambiant. Lorsqu’ il releva les yeux, Morgas comprit immédiatement où il se trouvait. Et à quel moment. Il était entouré par les enfants élus des dieux anciens, cinq dieux de légende concentrés sur le rituel qui allait leur permettre de créer le Sceptre. La plupart d’ entre eux semblaient déjà en transe. Morgas s’ attarda un instant sur le magnifique visage de Sefyrin, puis les dévisagea tous un par un alors que le rituel s’ accomplissait. Icapeus et sa mine sévère, revêtu d’ atours de guerrier antique semblables à ceux portés par les hommes du dernier rêve de Morgas. Aestyr, flamboyant, le visage extatique alors que l’ Essence crépitait autour de lui. Acamal resplendissant de lumière, son visage si semblable à celui de Cylna, incantant solennellement les paroles du rite. Et enfin Aendo, dont Morgas ne connaissait jusqu’ alors que le nom. Aendo était étrange. Aux yeux de Morgas, il semblait avoir bien peu en commun avec ses frères et sœur. Il paraissait directement arriver d’ un long voyage, ses vêtements défraîchis maculés de poussière. Son visage énigmatique portait 73
Héritages II une cicatrice sur la joue gauche et n’ affichait pas la même perfection que ceux des autres. Ses yeux noirs étaient concentrés et calculateurs et il semblait bien loin de la transe qui avait saisi ses pairs. Devant lui flottait un dragon de cristal que Morgas ne put que reconnaître. Le Dragon du Premier s’ offrait à ses yeux dans les ultimes instants avant sa transformation. Morgas avait devant lui le visage du voleur, mais c’ était un visage énigmatique qui ne révélait rien des motivations de son propriétaire. Les artefacts qui avaient donné naissance au Sceptre flottaient à portée de main et Morgas dut réprimer le désir instinctif de les approcher. Il ne pouvait pas les toucher. Il n’ était que spectateur dans ce drame qui avait eu lieu des millénaires avant sa naissance. L’ épée de l’ enfant de Baar resplendissait comme une flamme et Morgas la regarda s’ approcher de lui, fasciné par la chorégraphie parfaite du rituel. Puis il réalisa qu’ il se tenait à l’ endroit exact où convergeaient les différents artefacts. Il se déplaça de quelques pas pour les laisser se retrouver et fusionner dans un grand éclair blanc. L’ air pulsait littéralement d’ Essence et, bien qu’ à demi éthéré, Morgas pouvait en sentir la saveur immaculée dans sa bouche. La lumière s’ atténua progressivement et la silhouette familière du Sceptre se détacha au centre du cercle de rituel. Morgas était bien plus intéressé par les visages des enfants. Tous semblaient extatiques et comme drogués devant leur création, à l’ exception d’ Aendo qui gardait le regard clair. Il semblait totalement insensible au déchaînement magique qui régnait dans la pièce et dont il était l’ un des éléments. Quel genre de créature pouvait montrer une telle résistance alors que des jeunes dieux en étaient incapables ? À cet instant, l’ artefact tendit des filaments dorés en direction des ritualistes. Ils vinrent doucement s’ accrocher à leur visage, à l’ exception notable d’ Aendo qui les repoussa d’ une main négligente. Les yeux dans le vague, ils laissèrent le Sceptre prélever une partie d’ eux, intangible et pulsant d’ Essence. Une gemme de lumière pure s’ échappa d’ Acamal, un chant familier de la bouche d’ Aestyr. Icapeus abandonna une lance d’ énergie. Pendant un instant, un troisième œil apparut sur le front de Sefyrin. Puis il s’ en détacha pour être ingéré, avec les autres, par l’ artefact. Puis le Sceptre expulsa une sorte de champ de force, à la joie visible des participants au rituel. C’ est à cet instant qu’ une femme lunaire entra comme une furie dans la pièce. Acamal se dirigea vers elle, tentant de l’ apaiser en vain. Morgas ne comprenait pas leurs paroles mais il était évident que la femme souffrait. Puis quelque chose à l’ extérieur sembla attirer leur attention. Acamal, la Lunaire et Aendo portèrent leur regard dans une même direction. Et, sur le visage énigmatique de l’ enfant de Sar, un sourire satisfait fleurit. Les choses se déroulèrent ensuite très vite, et Morgas ne fut pas sûr de bien les comprendre. Une vague magique étrangère au Sceptre, la mythique Vague élémentaire, les frappa. L’ artefact réagit à l’ agression par une explosion qui souffla au sol tous les participants du rituel. Aendo lui-même dut reculer en se protégeant le 74
La Mémoire des Ombres visage. Quand le calme fut revenu, seuls la Lunaire et l’ enfant de l’ Étrange étaient encore en vie. Le regard de Morgas s’ attarda sur le corps inerte de Sefyrin et des larmes inattendues montèrent à ses yeux. La femme lunaire était en larmes, ses ongles laissant des sillages sanglants sur ses joues. Puis, avec une plainte inarticulée, elle serra le corps sans vie d’ Acamal dans ses bras. À cet instant, Morgas entendit le son le plus incongru qui soit. Quelqu’ un riait. Aendo fixait le Sceptre et il riait à gorge déployée, triomphant et visiblement émerveillé par sa création. Puis il écarta les bras, comme s’ il saluait une assemblée invisible. — Venez ! dit-il. Venez, mes Lunaires ! Votre sacrifice ne sera pas vain. Venez nourrir la création de votre empereur. Rejoignez-le et vous serez mon instrument. Avec un frisson glacé, Morgas perçut le souffle de milliers de voix qui approchaient. Il ne les vit pas, mais il comprit que les âmes des habitants de l’ empire de la Lune étaient à leur tour aspirées dans le Sceptre. Ils étaient morts, tués par l’ artefact même qui devait les protéger, et venaient nourrir la puissance du Sceptre, sacrifiés par Aendo au nom d’ une cause inconnue de Morgas. En quelques instants, les murmures se fondirent dans le bâton pour ne plus former qu’ un bourdonnement indistinct. Aendo marcha alors jusqu’ à lui. — Te voici donc, ma merveille, dit-il d’ une voix douce avant de s’ en emparer. Le Sceptre murmura à son contact, comme soumis. Puis Aendo se tourna vers la Lunaire et l’ examina attentivement tout en s’ approchant d’ elle. Il semblait à la fois curieux et surpris. — Que fais-tu donc là, Zaar ? murmura-t-il. Morgas ferma les yeux, mécontent de son propre aveuglement. Zaar leur avait dit qu’ il avait été le témoin de la création du Sceptre. Mais le mage avait du mal à imaginer que son père puisse avoir également pris l’ apparence de cette femme lunaire. Qui plus est qu’ il ait été, selon toute vraisemblance, la femme de l’ Empereur Blanc. Le dieu ancien de la Mort ne semblait pas en mesure de répondre. Il berçait dans ses bras le corps d’ Acamal, l’ air affaibli et désorienté. Il leva les yeux sur Aendo et un éclair de colère et de haine y brilla. L’ enfant de Sar secoua la tête d’ un air navré et posa sa main sur le front de la jeune femme. Elle s’ affaissa lentement. Morgas la contempla un moment, touché malgré lui par sa souffrance et sa détresse. Il comprenait à présent pourquoi Zaar avait mis tant d’ ardeur et de persévérance à rechercher le Sceptre. Son véritable objectif était de retrouver l’ âme d’ Acamal. Grâce à Cylna, c’ était sans doute à présent chose faite.
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Héritages II Le tourbillon noir se reforma sous les pieds de Morgas et il se laissa docilement entraîner où le Sceptre voudrait bien le mener. Le voyage s’ avérait riche en révélations et le mage était bien décidé à tirer le meilleur profit de cet étrange retour dans le temps. Quand il ouvrit les yeux, il était agenouillé dans sa chambre, à Ixos, le front posé contre le corps clair du Sceptre. Il se redressa lentement et son mouvement révéla un réseau scintillant de filaments argentés qui reliait son visage au Sceptre. Le cœur battant, il examina sans bouger les fils intangibles, cherchant à déterminer leur fonction avant de tenter quoi que ce soit. Il ne ressentait aucune agressivité en provenance du Sceptre. Il sentait un léger effleurement à l’ endroit où les filaments touchaient sa peau. Ces choses étaient-elles semblables à celles, de couleur dorée, qu’ il avait vues pendant le rituel ? L’ artefact voulait-il prendre quelque chose de lui, comme il l’ avait fait pour ses créateurs ? Morgas retint instinctivement sa respiration, toujours immobile, lorsque quelque chose émergea lentement du corps du bâton. Morgas reconnut immédiatement l’ œil qu’ il avait vu pendant le rituel sur le front de Sefyrin avant qu’ il ne soit absorbé par le Sceptre. Ce troisième œil sembla le contempler un moment, puis il avança vers lui, lentement. Morgas voulut reculer son visage alors que l’ œil l’ approchait, mais il réalisa à cet instant qu’ il était à nouveau incapable de faire un mouvement, comme si les filaments argentés l’ avaient paralysé. Il ne chercha pas à se débattre. Il acceptait ce cadeau, qu’ il soit chance ou malédiction. C’ était une chose qui provenait de Sefyrin et il ne pouvait croire qu’ elle lui serait nocive. L’ œil chemina lentement entre le Sceptre et Morgas, pour finalement toucher son front. Le mage frissonna à son contact, les picotements au départ légers gagnant en intensité jusqu’ à devenir insupportables. Il ferma les yeux sous la douleur, la chaleur de la brûlure s’ étendant sur tout son visage. Et il vit. Dans un déchaînement insoutenable d’ images et de sons, il vit plus qu’ il n’ était capable d’ assimiler, il vit le grandiose et le sordide, le magnifique et le misérable, il vit la trame du futur s’ ouvrir devant lui et défiler à une vitesse inouïe jusqu’ à saturer tous ses sens. Il ne pouvait pas trouver de sens à ce qu’ il voyait et se contentait d’ être un spectateur passif et halluciné d’ une Histoire qui se déroulait sans frein devant lui. Puis, aussi soudainement qu’ il avait commencé, le déferlement cessa. Morgas ouvrit les yeux pour se découvrir à demi allongé au sol, soutenu par Sarevial, qui le fixait d’ un regard anxieux tout en le berçant dans ses bras. Les filaments argentés avaient disparu mais le Sceptre continuait à bourdonner doucement et à éclairer la pièce. La douleur n’ était plus qu’ un lointain souvenir. Morgas tâta son front avec précaution pour le découvrir vierge de toute trace. Il essuya machinalement les
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La Mémoire des Ombres larmes qui avaient roulé sur ses joues. Il se sentait totalement épuisé et impuissant et l’ étreinte de Sarevial était la bienvenue. — Que s’ est-il passé ? lui demanda-t-elle doucement. Il se contenta de secouer la tête. Il n’ était pas certain de comprendre ce qui venait de lui arriver et il se sentait trop las pour tenter de trouver une explication. Il se laissa docilement mener jusqu’ à son lit et sombra dans un lourd sommeil sans rêve, veillé par la démone. Morgas fut tiré du sommeil par des cris et des imprécations. Quelqu’ un braillait dans le couloir et la voix ressemblait fortement à celle de Melekyr. Ce dernier semblait hors de lui. Le mage se leva d’ une démarche un peu chancelante. Il avait la tête légère et il dut se tenir au mur pour ne pas tomber. Sarevial avait entrouvert la porte pour voir ce qui se passait dans le couloir mais elle restait prudemment à l’ intérieur de la chambre, comme si elle craignait d’ affronter la colère de Melekyr. — Il vient pour moi ? questionna Morgas avec plus d’ anxiété qu’ il ne l’ aurait voulu. Elle lui jeta un regard désapprobateur. — Ne te lève pas, ordonna-t-elle. Tu es trop faible. Tu as été inconscient presque deux spires. Pas étonnant, donc, qu’ il ait l’ impression d’ être aussi faible qu’ un nouveau-né. — Il vient ici ? insista Morgas en s’ adossant au mur. — Non, dit-elle. Il ne fait que passer. Il est de cette humeur depuis qu’ il est revenu. — Pourquoi ? L’ assaut s’ est mal passé ? Le visage de la démone se fit plus grave. — C’ est un échec, lui dit-elle d’ un air ennuyé. Nous n’ avons pas pris la cité. Morgas hésita entre le soulagement et l’ inquiétude. Il était plutôt satisfait d’ apprendre que la cité humaine avait résisté à l’ assaut des démons, mais il savait également que la position de Melekyr en serait forcément amoindrie. Et sa propre situation risquait singulièrement d’ empirer si le Seigneur Noir se voyait déchu de son rang. — Depuis quand est-il rentré ? — Une spire. Il est dans cet état depuis. Elle referma la porte avec précaution, comme si elle craignait d’ attirer Melekyr, puis se dirigea vers Morgas. — Tu te sens mieux ? demanda-t-elle en examinant attentivement son visage. Assieds-toi, ajouta-t-elle. Il obéit docilement, s’ asseyant au bord de son lit alors qu’ elle lui apportait un verre d’ eau. Elle l’ avait rarement autant materné et il se surprit à apprécier toutes ces petites marques d’ attention. Morgas était privé depuis si longtemps de 77
Héritages II contact humain qu’ il était prêt à accepter toute manifestation de considération et d’ affection, même en provenance d’ une créature aussi manifestement inhumaine. Après tout, il avait passé plus de dix cycles en cet endroit et plus rien ne lui semblait vraiment étranger sur le Plan d’ Ixos. Il se laissa donc cajoler tout en repensant à ce que le Sceptre lui avait montré, puis fait subir. Il se souvenait des filaments argentés et du troisième œil, mais les visions que ce dernier lui avait apportées étaient floues et entremêlées dans sa mémoire. Il ne parvenait plus à se souvenir que d’ une vague impression d’ avoir été submergé par quelque chose de tellement immense qu’ il ne pouvait espérer en saisir ne serait-ce qu’ une infime partie. Les combats à Istula et le rituel des enfants des dieux anciens étaient quant à eux gravés dans sa mémoire. À l’ autre bout de la pièce, le Sceptre avait repris son allure habituelle et Morgas pouvait sentir, à la lisière de son esprit, les discussions enflammées de ses occupants. Il ressentait une étrange réticence à leur parler et à approcher de nouveau l’ artefact. Morgas mit à profit les spires suivantes pour se reposer et tenter de comprendre ce que le Sceptre attendait de lui. Il demeurait dans l’ expectative vis-àvis de Melekyr, s’ attendant à tout instant à ce que le Seigneur Noir déboule dans sa chambre pour exiger des explications sur sa tentative de fuite et ordonne une punition adéquate pour cet acte de rébellion. Mais le temps passa et Melekyr ne vint pas. Morgas apprit par ses gardiennes que l’ armée partie envahir Istula était revenue vaincue, plus de la moitié de ses effectifs abattus. Personne ne pouvait cependant dire ce qui s’ était réellement passé en dehors du fait que les démons étaient sur le point de remporter la victoire lorsqu’ une force inconnue s’ était manifestée et avait fait pencher la balance en faveur des humains. Le Seigneur Noir lui-même était revenu changé par son échec. La transformation était impressionnante. Au bout de quelques spires, Morgas se retrouva immanquablement en présence de Melekyr et fut frappé par les changements qu’ il lisait en lui. Le Seigneur Noir avait depuis longtemps été informé de l’ insubordination de Morgas, mais il ne lui en toucha pas un mot. Lorsqu’ il prit conscience de sa présence, il se contenta d’ un seul regard et partit vaquer à d’ autres occupations. Il n’ y avait nul reproche dans les yeux du démon. Juste une colère explosive et, quelque part dans ce visage racé, une souffrance qui n’ avait rien de physique. Morgas s’ était attendu à ce que le Seigneur Noir regroupe ses forces, panse ses plaies et reparte à l’ assaut. Mais il ne semblait pas décidé à repartir en direction d’ Istula malgré l’ ordre donné par le Premier. Il allait devoir justifier cet échec devant les autres princes démons et Morgas se demandait comment il allait bien pouvoir tirer son épingle du jeu. Au moins le Plan d’ Ixos ne subit-il pas d’ attaque
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La Mémoire des Ombres en cette période incertaine, signe que Melekyr conservait malgré tout un certain rang parmi les siens. En attendant, le seigneur démon était d’ humeur massacrante, prompt à se mettre en colère, abrupt avec tous en dehors de Morgas, qu’ il semblait éviter soigneusement. Ce dernier en profita donc pour se faire temporairement oublier, attendant que l’ orage passe. Un jour, peut-être, Melekyr viendrait lui parler. L’ échec à Istula était cuisant et Morgas comprenait qu’ il contrarie le démon. Mais il lui semblait également déceler autre chose dans l’ attitude étrange du Seigneur Noir. Rien n’ expliquait ce qui le poussait à esquiver en permanence la présence de Morgas, ni son absence de réaction face à sa tentative de fuite. Morgas se concentra alors sur le Sceptre et la vie reprit petit à petit son cours normal dans le Plan d’ Ixos.
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HĂŠritages II
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Chapitre 7 Plan Central. Cité d’ Édarr. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison de l’ Air. Quarante et un cycles après la découverte du Sceptre des Anciens. — Maîtresse Ysanna ! Le cri la fit sursauter et l’ une des épines du rosier qu’ elle était occupée à tailler s’ enfonça dans son doigt. Elle porta son index meurtri à sa bouche tout en lançant un regard désapprobateur à la jeune novice qui entrait en courant dans le patio. — Ne crie pas, mon enfant, la rabroua-t-elle gentiment. — Pardon, Maîtresse, lui dit la gamine d’ un air à peine contrit. Mais ils l’ ont annoncé ! La guerre est lancée ! Elle manifestait un peu trop d’ enthousiasme pour cette folie au goût d’ Ysanna mais, au fond, elle n’ était qu’ une enfant et ne réalisait pas bien ce que représentait cette entrée en guerre. Ysanna, quant à elle, avait déjà suffisamment perdu dans les précédents conflits menés par Édarr pour envisager cette nouvelle action militaire avec joie. — Calme-toi, Pavali, lui enjoignit Ysanna. Et va prévenir tes camarades que je veux les voir. La novice lui fit une rapide révérence en signe d’ acquiescement avant de repartir en courant. Ysanna, Mère de la Maison de Nar d’ Édarr depuis presque trente cycles, s’ assit à sa place favorite du jardin intérieur, une alcôve garnie de coussins vivement colorés, le cœur lourd. La nouvelle n’ était pas inattendue, au vu de la conscription qui allait bon train depuis quelque temps, mais apprendre le début officiel des hostilités ravivait sa peine. Depuis une vingtaine de cycles, la glorieuse cité d’ Édarr s’ était lancée dans une vaste campagne de soumission des territoires avoisinants. Quand Ysanna était arrivée dans la ville, cette dernière ne contrôlait guère plus que les terres qui la jouxtaient directement. Les premières annexions s’ étaient faites en douceur, au sortir de quelques escarmouches avec les petits seigneurs locaux. Puis, au fil du temps, les édiles d’ Édarr s’ étaient enhardis et, grossissant toujours le nombre de leurs troupes, s’ étaient attaqués aux villes voisines, étendant leur influence sur davantage de territoires. À présent, Édarr avait suffisamment
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Héritages II grandi pour prétendre au statut de petit royaume. Mais il semblait que ce n’ était pas encore assez pour les mystérieux édiles qui dirigeaient la ville. Comptaient-ils réunifier l’ ancien empire d’ Ostar et marcher sur Istula ? La vieille capitale était loin dans les montagnes mais rien ne semblait pouvoir arrêter l’ avancée forcenée des troupes d’ Édarr. Le mari d’ Ysanna n’ était pas revenu d’ une de ces innombrables campagnes, cinq cycles plus tôt. Ysanna ne pouvait s’ empêcher de croire que les nobles de la haute ville étaient funestement influencés par ceux que tous surnommaient à présent les Voleurs de Vie. La secte, bien réelle, avait gagné en puissance au fil du temps et Ysanna avait vu avec une angoisse grandissante les disparitions se multiplier sans que personne ne trouve le moyen de démasquer les coupables. À croire qu’ ils avaient noyauté tout le complexe système administratif édarrien. La Fille de Nar se souvenait avec un mélange d’ amusement et de tristesse de son arrivée à Édarr. Elle avait détesté la cité, son mode de fonctionnement, la rigidité austère de ses habitants. Elle avait rêvé de repartir au plus vite dans la belle et accueillante Arkas et de laisser derrière elle cette absurde idée de fonder une Maison de Nar dans un lieu aussi hostile. Puis la petite Anvalie, sa nièce et sa première novice, avait mystérieusement disparu et Ysanna s’ était juré de la retrouver. L’ enfant enlevée avait été l’ aiguillon qui l’ avait forcée à persévérer et à surmonter tous les obstacles. Elle avait vu les Voleurs de Vie. Ils l’ avaient blessée avec une arme immonde, qui l’ avait laissée affaiblie pendant des saisons entières. Par la suite, elle les avait traqués dans l’ espoir toujours déçu de retrouver sa nièce. Elle avait créé sa Maison et attiré des jeunes filles éveillées à la magie pour les former. Ces dernières semblaient constituer des proies de choix pour la secte, qui enlevait en priorité des personnes douées pour la magie. Ysanna avait longtemps nourri l’ espoir que les kidnappées soient maintenues en vie, leur don mis au service de la secte. Aucun corps n’ avait jamais été retrouvé. Mais, avec le temps, elle avait dû se rendre à l’ évidence. Sa magie ne percevait plus aucune trace d’ Anvalie. La petite était sans doute morte, comme toutes les victimes des Voleurs de Vie. Les cinq premiers cycles de sa vie édarrienne avaient filé en un éclair. Elle avait alors réalisé qu’ elle ne pouvait pas quitter la ville, abandonner ses pupilles aux griffes des Voleurs de Vie. Pourrait-elle faire confiance à la personne que la Guilde du Savoir enverrait pour la remplacer ? De plus, cette dernière abandonnerait immanquablement les recherches pour retrouver Anvalie. Alors elle était restée. Pour cinq nouveaux cycles, s’ était-elle dit à l’ époque. Le temps de démasquer la secte et de contribuer à la démanteler. Pour que les novices puissent vivre loin de la crainte de disparaître du jour au lendemain. C’ était un petit sacrifice pour elle, mais qui prenait tout son sens pour ses protégées. Ysanna était toujours soulagée quand elle les voyait entamer le long voyage vers Arkas. Elle les gardait auprès d’ elle jusqu’ à leur quinzième cycle, puis les novices 82
La Mémoire des Ombres rejoignaient le siège de la Guilde pour parfaire leur formation. En trente cycles, elle avait envoyé une dizaine de jeunes filles à Arkas. Elle en avait perdu deux, sans compter Anvalie, au profit des Voleurs de Vie. Au cours de ces cinq cycles, elle avait rencontré un homme charmant, un tailleur de pierre doux et patient. Elle l’ avait épousé et lui avait donné deux enfants, un garçon et une fille. Cela avait définitivement scellé son implantation à Édarr. Toute sa vie était dans cette cité, qu’ elle avait fini par apprécier malgré toutes ses étrangetés. La fille d’ Ysanna n’ avait pas hérité du don magique de sa mère. Cela avait été un soulagement de la voir épouser un marchand qui l’ avait emmenée vivre loin à l’ est. Tout ce qui l’ éloignait de l’ état de guerre permanent d’ Édarr était bon à prendre. Ysanna n’ avait pas eu la même chance avec son fils, Verelas, qui allait partir en guerre dans la prochaine campagne. Elle se sentait lasse. Lasse d’ avoir peur pour sa famille et pour ses novices, qu’ elle considérait toujours un peu comme ses filles. Lasse de se battre contre un ennemi toujours plus influent et qui cherchait de moins en moins à se cacher, signe de sa puissance grandissante. Lasse de devoir assumer à elle seule la charge de cette Maison, responsabilité à la fois gratifiante et épuisante. La Guilde avait proposé à plusieurs reprises de lui adjoindre une assistance, offre qu’ elle avait systématiquement repoussée, réticente à entraîner une autre Fille de Nar dans ce bourbier. Elle aurait souhaité voir au moins une de ses anciennes novices lui revenir, mais la Guilde préférait les placer ailleurs en Ostar pour étendre son influence. Peut-être était-il temps qu’ elle se fasse seconder. Ses trois novices entrèrent en riant et en se bousculant dans le patio. Leur énergie juvénile était épuisante pour Ysanna. Elle leur fit signe de s’ asseoir autour d’ elle et elles s’ exécutèrent gaiement. À quatorze cycles, Célima était l’ aînée des novices, mais elle semblait à peine plus mûre que Pavali, sa cadette de deux cycles. La petite dernière, Ysalys, rappelait tant sa propre fille à Ysanna qu’ elle ne pouvait s’ empêcher de la materner dès que l’ occasion se présentait. La Maison de Nar n’ avait jusqu’ alors jamais accueilli autant de novices à la fois. Ysanna avait su gagner la confiance des méfiants Édarriens et certaines familles lui avaient même avoué qu’ elles pensaient leurs filles plus en sécurité avec elle que dans leur propre maison. — Alors, dit Ysanna, racontez-moi ce que vous avez entendu. — Les crieurs sont venus au marché, dit Pavali avec excitation, ils ont annoncé le départ de l’ armée. — Et où vont-ils, cette fois-ci ? — Au nord et à l’ ouest. Les gens disent que si tout se passe bien, ils iront prendre Istula ! — Quelle folie, murmura Ysanna. Mais ils sont si nombreux qu’ ils pourraient bien y arriver. Qui sait ce qui se passe à Istula ?
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Héritages II Les jeunes filles se turent sagement. Elles savaient qu’ Ysanna déplorait cette guerre et elles en connaissaient les raisons. Elles-mêmes avaient des pères et des frères qui partiraient, mais elles étaient trop jeunes pour réaliser qu’ ils risquaient de ne jamais revenir. Ysanna enviait et déplorait leur insouciance. — Avez-vous fait vos exercices ? demanda-t-elle finalement pour chasser ces sombres pensées de son esprit. Les petites acquiescèrent en cœur. — Montrez-moi. Ysanna les regarda se concentrer et commencer des modelages d’ Essence plus ou moins complexes en fonction de leur ancienneté et de leur puissance naturelle. Ysalys démontrait des capacités remarquables. Elle était presque au niveau de ses aînées malgré son jeune âge. Les exercices se déroulaient sans incident lorsqu’ Ysanna sentit une brusque et violente nausée lui tordre l’ estomac. Au même instant, la cicatrice à son épaule se mit à pulser douloureusement, lui arrachant un cri de souffrance et de surprise. Les novices furent instantanément autour d’ elle, la questionnant avec inquiétude. La douleur était si intense qu’ Ysanna avait la sensation de revivre le moment où le Voleur de Vie avait planté son poignard dans sa chair, tant de cycles plus tôt. Elle dénuda son épaule de ses mains tremblantes pour regarder la cicatrice, mais son apparence n’ avait pas changé. Et pourtant elle sentait le poison ronger à nouveau sa peau et dénaturer son sang. Pendant des saisons, elle avait combattu ce mal insidieux avant de réussir à s’ en débarrasser. Tous les médecins s’ étaient avoués impuissants et elle avait dû recourir à la magie pour finalement se purger de cette gangrène. Et voilà que la souffrance resurgissait, sans raison apparente. Ysanna s’ ouvrit à l’ Essence pour tenter d’ apaiser les élancements de son épaule et elle fut immédiatement submergée par une énergie glaciale et familière. — Le node ! hoqueta-t-elle, comprenant soudain pourquoi les sensations étaient si fortes. Quelqu’ un était en train d’ altérer le node d’ Édarr. Il le corrompait avec la même magie qui avait blessé Ysanna, cette chose insidieuse dont elle avait perçu la présence grandissante mais toujours élusive dans la cité. Elle battit des paupières pour en chasser les larmes de douleur et tenta de faire un sourire rassurant à ses novices. Mais les jeunes filles semblaient à leur tour sensibles à l’ Essence altérée qui baignait à présent la ville. Elles jetaient des regards apeurés autour d’ elles, blotties les unes contre les autres comme si elles avaient froid. — Nous devons partir, dit soudain Ysanna en se levant. Son épaule la faisait souffrir le martyre mais elle devait le surmonter. C’ était une question de vie ou de mort pour elles toutes. La corruption qui gangrenait Édarr depuis des décennies venait de se révéler au grand jour. Les Voleurs de Vie 84
La Mémoire des Ombres étaient les maîtres de la cité, il n’ était plus possible d’ en douter. Ysanna se maudit d’ avoir été si négligente, si impuissante face à eux. Et maintenant, elle ne doutait pas un instant qu’ ils viendraient les chercher, elle et ses novices. — Secouez-vous ! aboya-t-elle pour sortir les jeunes filles de leur paralysie. Nous quittons la Maison. Prenez des affaires et rejoignez-moi ici dans cinq minutes ! Elle les poussa vers l’ intérieur de la maison puis courut de son côté jusqu’ à sa chambre. Serrant les dents, elle s’ empara d’ une simple besace, fourra dedans trois vêtements et la lourde bourse qu’ elle conservait en cas de problème. Elle abandonnait tout le reste sans état d’ âme. La seule chose qui comptait était de sauver la vie de ses protégées. Elle préférait ne pas penser à son fils. Il était déjà en garnison, loin d’ Édarr, et elle ne pouvait rien pour lui. Les trois fillettes étaient regroupées dans le patio, frileusement serrées les unes contre les autres et Ysanna sentit son cœur se gonfler de fierté devant leur discipline. Elles portaient des sacs plus ou moins volumineux sur l’ épaule, leurs yeux agrandis par la peur. Ysanna les poussa vers la sortie arrière de la maison, essuyant la sueur glaciale qui couvrait son front. Elle ne devait pas laisser la douleur prendre le dessus. Elles débouchèrent dans la rue et se hâtèrent de rejoindre une artère plus fréquentée. Ysanna regrettait de laisser leur cheval en arrière, mais sa présence aurait immanquablement attiré l’ attention sur elles. Les rues étaient plus animées qu’ à l’ accoutumée, sans doute à cause de l’ annonce faite par les crieurs. La majorité des gens étaient totalement inconscients du changement magique capital qui venait de se produire jute à côté d’ eux mais Ysanna ne sentait que cela, la saveur volatile de cet Élément nuisible dans sa bouche. Elle craignait de pouvoir mettre un nom sur lui, mais cette idée était tellement horrible qu’ elle se refusait à formuler sa théorie, même dans le secret de son âme. Elles traversèrent le grand marché sans encombre, mais les choses se compliquèrent à l’ approche de la porte du quartier des étrangers. La voie était fermée. Ysanna dissimula ses novices derrière l’ étal d’ un marchand et approcha avec précaution pour évaluer la situation. Habituellement, les gardes ouvraient un des deux battants de la porte et filtraient les entrées. Ici, les deux portes étaient closes et des hommes patrouillaient devant elles, refoulant tous les passants qui espéraient rejoindre l’ autre quartier. — Ils ont tout fermé ? demanda une petite voix juste à côté d’ elle. Ysanna découvrit ses trois protégées collées à ses basques. — Je vous avais dit de rester cachées ! les tança-t-elle. — On avait peur, toutes seules, dit Ysalys en lui adressant un regard effrayé. — Ce n’ est pas grave, fit Ysanna en les entraînant dans une ruelle. Le problème, c’ est que nous ne pouvons pas passer. Et j’ ai peur que ce soit la même chose à toutes les portes. 85
Héritages II — On pourrait demander aux Marcheurs d’ ombres, suggéra Célima. Les Marcheurs d’ ombres étaient une organisation illégale qui faisait passer des personnes non autorisées d’ un quartier à un autre. Ysanna avait, comme tout le monde, entendu parler d’ eux, mais elle ignorait tout de la manière de les contacter. — Je n’ en connais aucun, répondit-elle. — Moi j’ en connais un, dit Célima avec aplomb. Ysanna lui adressa un regard surpris et la jeune fille rougit sensiblement. Ysanna s’ était fait de belles illusions sur l’ innocence de sa protégée ! Mais cette discussion pouvait attendre. Elles avaient de plus graves problèmes à régler. — Tu peux nous emmener jusqu’ à lui ? La jeune fille acquiesça et les guida entre les étals des marchands, jusqu’ à l’ aire réservée aux boulangers. Ysanna feignit de s’ intéresser aux pains présentés sur un comptoir pendant que Célima parlait, un peu plus loin, à un garçon à peine plus âgé qu’ elle. Le gamin glissa un regard en direction d’ Ysanna, puis acquiesça de la tête. Célima les invita d’ un regard à la rejoindre alors qu’ elle s’ éloignait de lui, non sans emporter une lourde miche de pain sous son bras. — Il va essayer de nous aider, dit-elle. Nous pouvons nous cacher dans la réserve de son père en attendant. Ysanna fut soulagée malgré elle. Elle était heureuse d’ être déchargée pour quelques heures du problème. Elle avait besoin de se reposer et d’ apaiser la douleur qui vrillait toujours son épaule. Elle ne se sentait pas en mesure de prendre de bonnes décisions dans l’ état où elle se trouvait. La réserve du boulanger était une petite bicoque en bois qui lui servait à entreposer ses matières premières et pétrir son pain tous les matins. Elles y étaient à l’ étroit, mais à l’ abri des regards curieux. Le jeune garçon les y rejoignit à la tombée de la nuit. — Ils ont bouclé toutes les portes, leur dit-il, on ne peut même plus accéder aux temples. — Vous avez un moyen de nous aider ? lui demanda Ysanna. Elle lui était reconnaissante de les avoir cachées, mais elle ne souhaitait pas le mettre davantage en danger. Il n’ était qu’ un enfant, à peine plus âgé que ses protégées, et elle se sentait honteuse de le mettre en péril. C’ était à elle de prendre des risques. — D’ habitude, il nous suffit de fournir des bracelets adéquats, répondit-il, mais ça ne suffira pas. Quelques personnes ont pu passer aujourd’ hui, mais ils ont vérifié à chaque fois leur identité. Et ils vous cherchent. — Comment le sais-tu ? — Un de mes amis m’ a fait savoir que votre maison a été fouillée. Vous avez bien fait de partir très vite.
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La Mémoire des Ombres Ysanna hocha la tête, malgré elle blessée par cette invasion de sa demeure. La cité d’ Édarr était son foyer, maintenant, et elle souffrait de s’ en sentir soudain rejetée. — Avez-vous d’ autres moyens que les portes pour passer d’ un quartier à l’ autre ? questionna-t-elle. Le folklore populaire voulait que les Marcheurs d’ ombres soient capables d’ accéder à tous les recoins de la ville, mais Ysanna n’ avait plus l’ âge de croire aux fables populaires. — Il y a des souterrains, dit le garçon. Certains disent qu’ ils datent de l’ époque de la toute première ville, avant même l’ ère Élémentaire. Mes amis en connaissent certains et peuvent vous conduire à proximité de la porte extérieure des Étrangers. Après, il faudra vous débrouiller. — C’ est déjà beaucoup, répondit Ysanna. — Je vais vous guider jusqu’ à eux. Au moins pourraient-ils se rapprocher de leur objectif. Dès qu’ elles seraient sorties de la cité, les choses seraient plus faciles car la route qui menait à la porte des Étrangers était bordée d’ arbres qui offriraient un excellent couvert. Ils sortirent en catimini de la réserve et suivirent le jeune garçon dans le dédale des étals désertés du grand marché. Il régnait un calme total sur les lieux. Était-ce toujours ainsi, la nuit ? Le couvre-feu aux heures les plus sombres était une institution à Édarr. Ysanna n’ avait jusqu’ alors jamais eu besoin de contrevenir à cette loi et le silence et l’ immobilité qui planaient sur le marché lui paraissaient contre-nature. Ils approchaient de l’ une des extrémités du marché lorsqu’ un homme surgit des ombres et leur fit signe d’ approcher avec des gestes frénétiques. Il les fit précipitamment s’ abriter sous le comptoir de bois d’ un étal. — Quelqu’ un vient ! chuchota l’ homme en leur faisant signe de se taire. Ysanna s’ accroupit et colla son visage aux planches mal ajustées pour tenter d’ apercevoir qui pouvait bien traverser le marché à cette heure de la nuit. Elle s’ attendait à une patrouille de gardes, mais la scène qui s’ offrit à ses yeux était bien plus effrayante. Ils étaient douze. Douze hommes aux visages dissimulés derrière des masques aux longues franges, immobilisés au milieu de la rue que les fugitifs étaient sur le point d’ emprunter. Ils semblaient attendre quelque chose. Savaientil qu’ Ysanna et ses filles chercheraient à s’ enfuir par cette voie ? Ils ne paraissaient pourtant pas avoir conscience de leur présence, si proche. L’ un d’ eux arborait un masque différent des autres, plus élaboré, aux franges couvertes de perles d’ argent. Cette vision généra un frisson glacé en Ysanna. La réminiscence réveilla la douleur de son épaule, qui s’ était progressivement endormie au cours de la journée. Ces masques étaient semblables à ceux que les nobles portaient quand ils quittaient la ville haute, pour que les gens du bas peuple ne posent pas leurs 87
Héritages II regards de rustres sur leurs augustes visages. Ysanna n’ avait jamais vu les traits d’ un noble édarrien. Elle avait toujours méprisé cette barrière artificielle destinée à auréoler les nobles d’ une aura mystérieuse. Tout bien nés qu’ ils fussent, ils demeuraient des hommes. Elle n’ avait jamais compris la résignation tranquille des Édarriens face à des pratiques aussi odieuses. La tradition était une chose, la soumission idiote une autre. Les masques étaient intégralement noirs en dehors des ornements d’ argent qui les paraient. Ils étaient en tous points semblables à ceux des hommes qui avaient enlevé Anvalie si longtemps auparavant. Ysanna sentit ses mains trembler de rage et sa vision se brouiller. Elle haïssait ces hommes. Ils étaient les Voleurs de Vie, ils avaient enlevé et sans doute tué des dizaines de personnes, dont sa nièce et deux de ses novices. Et ils paradaient, sûrs d’ eux, méprisant le couvre-feu. Ils se promenaient impunément dans la ville, comme s’ ils en étaient les propriétaires. À les voir ainsi, elle ne doutait plus, malheureusement, qu’ ils s’ étaient bien rendus maîtres d’ Édarr. Étaient-ils des nobles, des prêtres, ou tout autre chose ? Quelle entreprise de longue haleine que cette infiltration subtile. Plus de trois décennies pour aboutir à cette victoire feutrée, à cette corruption du node. Et Édarr s’ apprêtait à envahir le monde avec ses armées et à répandre cette corruption. Il y avait davantage qu’ une simple conquête territoriale dans ces campagnes militaires. Et Ysanna se devait d’ en alerter la Guilde. Elle s’ en voulait de ne pas avoir été plus explicite dans ses derniers rapports. La Guilde de Nar apportait son savoir aux puissants. Tous devaient être avertis de la gravité de cette menace. Les hommes masqués se concertèrent dans une série de chuchotements indistincts. Ysanna tendit l’ oreille mais fut incapable de saisir quoi que ce soit d’ intelligible. Puis, après un échange de hochements de tête, ils s’ éparpillèrent, seul le chef aux franges perlées demeurant immobile au milieu de la rue. Il lança alors quelques mots à ses comparses, comme un encouragement. Ysanna frissonna à nouveau. La langue qu’ il utilisait lui était totalement inconnue. Elle avait l’ impression étrange que chaque syllabe était aspirée et assourdie. Ses oreilles étaient douloureuses de les avoir entendues. Puis, en un geste lent et théâtral, il retira son masque. Ysanna retint sa respiration, ses pires craintes devenant réalité. La chose qui se trouvait sous le masque avait peut-être été humaine à un moment de son existence. Elle en conservait l’ allure tant qu’ elle dissimulait ses traits sous le masque. Mais en dessous, c’ était une créature de cauchemar. Sa peau était marbrée de gris et de noir, comme si une maladie la rongeait de l’ intérieur. Sa tête chauve brillait à la faible lueur de la lune. Il était encore possible de distinguer ses traits, mais ses yeux formaient deux puits noirs qui semblaient attirer le regard dans un abîme insondable. Pire que tout, certains endroits de son visage étaient tout simplement inexistants. Pas invisibles, ni masqués.
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La Mémoire des Ombres Inexistants, et cette absence même créait comme une pression douloureuse sur les yeux d’ Ysanna. La Fille de Nar ferma les yeux en hoquetant un sanglot. Une seule chose pouvait expliquer l’ état de cet homme. Un seul Élément pouvait vider ainsi la matière de toute substance. Ysanna avait une connaissance théorique de cette chose. Elle n’ avait jamais voulu croire qu’ elle puisse être à l’ œuvre juste sous son nez, insidieuse et mortelle. Mais elle ne pouvait plus douter de ce que ses yeux venaient de contempler. Même fermés, ils étaient encore meurtris de s’ être posés sur la créature. Ils attendirent que l’ abomination se lasse d’ attendre et quitte les lieux avant de courir à toutes jambes vers les souterrains où les attendaient les résistants édarriens prévenus par Garen. Après ce dont ils avaient tous été témoins, Ysanna n’ eut aucun mal à convaincre les Marcheurs d’ ombres qu’ il était capital qu’ elle puisse quitter la ville au plus vite avec ses filles pour chercher de l’ aide. Ils promirent donc de mettre tout en œuvre pour leur permettre de sortir de l’ enceinte d’ Édarr. Le reste du monde devait savoir ce qui le menaçait. Ysanna devait sauver ses filles et réparer son erreur. Elle ne pouvait rien pour son fils, à part tenter de mettre un terme à la guerre dans laquelle il se trouvait entraîné. Son seul espoir de salut consistait à rallier au plus vite la Guilde du Savoir, à l’ autre bout du continent.
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HĂŠritages II
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La Mémoire des Ombres
Chapitre 8 Plan démoniaque d’ Ixos. Époque équivalente au cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Quarante et un cycles après la découverte du Sceptre des Anciens. Morgas leva à peine les yeux de son parchemin lorsqu’ on frappa à la porte. Il n’ aimait pas qu’ on le dérange quand il écrivait et ses quatre démones le savaient bien. Elles évitaient en règle générale de le perturber dans ses réflexions, sauf en cas d’ urgence. Il marmonna une invitation à entrer, finissant sa phrase d’ une écriture énergique aux traits accentués par l’ agacement. Il identifia la démone simplement par son pas dynamique sur le carrelage sombre de son office. Paliam, aux cheveux serpentins toujours agités, prompte aux plaisanteries et à la moquerie. Il lui jeta un coup d’ œil d’ avertissement pour prévenir toute tentative de blague. Elle se tenait bien droite devant son bureau, attendant sagement son bon vouloir. — Que veux-tu ? demanda-t-il tranquillement en reposant la longue griffe creuse qu’ il utilisait pour écrire. — Excuse-moi de te déranger, Morgas, dit-elle avec un sourire qui dévoilait de petits crocs pointus. Azursal est dans l’ observatoire et il a fait savoir qu’ il t’ y attendait. — A-t-il dit de quoi il veut parler ? questionna le mage. — Non. Il ne se confie pas à nous, tu sais. Morgas émit un grognement indistinct et se leva. Azursal n’ était pas un démon qu’ on faisait attendre. Et, au-delà de sa contrariété d’ avoir été dérangé, le mage était plutôt heureux d’ avoir une fois encore la chance de s’ entretenir avec l’ étrange démon érudit. Les occasions n’ étaient pas si fréquentes. Peut-être Morgas parviendrait-il, cette fois, à lui soutirer quelques informations intéressantes. Il s’ étira sous le regard amusé de Paliam, ankylosé par des heures de travail ininterrompu. La démone passa dans son dos d’ une démarche dansante et se mit à lui masser les épaules avec des gestes experts, dénouant les muscles endoloris. — Tu perds ton temps dans ces livres, lui dit-elle d’ un ton de reproche. Tu ferais mieux de t’ entraîner un peu plus au combat, ou tu vas perdre tout ce que je t’ ai appris.
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Héritages II Ce disant, elle tâta le biceps de Morgas, laissé nu par la tunique noire sans manches qu’ il portait par-dessus sa longue jupe ornée de galons typiques d’ Ixos. Il avait adopté ce genre de tenue à son arrivée sur le plan pour résister à la chaleur ambiante et, malgré tout le temps passé et son accoutumance progressive aux températures torrides, il avait conservé cette habitude. Une race démoniaque spécifique se consacrait à l’ artisanat, fournissant armes, armures, vêtements et le peu de mobilier utilisé par leur espèce. Quelquesuns travaillaient à présent presque exclusivement pour Morgas. Ils avaient appris à façonner les objets indispensables aux besoins humains et se targuaient d’ être les fournisseurs exclusifs du porteur du Dragon. Morgas avait été transformé par son séjour prolongé chez les démons, mais l’ inverse était également vrai. De par sa relation avec le Dragon, il n’ était pas sans exercer une influence subtile sur la population du Plan d’ Ixos. Les galons élaborés qui ornaient ses vêtements lui étaient exclusivement réservés, mais beaucoup de guerriers avaient adopté des ornements qui s’ en inspiraient. L’ hommage était bien entendu pour le Dragon, mais Morgas se retrouvait si étroitement associé à lui que ses vêtements et certaines de ses habitudes se retrouvaient copiés par une quantité non négligeable de démons. Plus personne ne s’ émouvait de le voir déambuler librement dans la forteresse. Les démons qu’ il croisait régulièrement se montraient amicaux et ses gardiennes avaient acquis un statut prestigieux. Seuls les prêtres manifestaient encore une franche hostilité à son égard. — Nous nous entraînerons plus tard, répondit Morgas en lui tapotant la main avant de se diriger vers le dais où reposait, immuable, le Sceptre des Anciens. L’ artefact vibra de façon plaisante sous sa main, comme s’ il le saluait, ainsi qu’ il le faisait toujours quand Morgas s’ en saisissait après une longue période. Le mage avait développé une certaine camaraderie muette avec la conscience qui habitait le bâton, une relation exempte des piques et remarques acerbes dont il était régulièrement victime de la part d’ Aestyr et d’ Icapeus. Il semblait même que, parfois, le Sceptre lui-même soumettait les esprits qui s’ agitaient en son sein, les reléguant dans un endroit où ils étaient reclus, boudeurs et inoffensifs. Morgas prit le temps d’ éteindre les diverses lanternes qui lui permettaient de travailler dans le bureau obscur. Il se dirigeait vers la porte lorsque Paliam le retint en se saisissant de ses cheveux réunis en une longue natte qui reposait entre ses omoplates. — Tu dis ça toutes les spires, protesta-t-elle. Un guerrier doit s’ entraîner régulièrement pour ne pas se faire tuer dès son premier combat. — Je suis un mage, répondit Morgas en se dégageant de sa poigne. L’ épée est un dernier recours pour moi. Et, après lui avoir envoyé un sourire matois, il sortit de son bureau. Melekyr lui avait accordé des appartements plus vastes et confortables que ceux qui lui avaient été attribués à son arrivée sur le plan. Il disposait à présent de trois pièces, 92
La Mémoire des Ombres dont l’ une était devenue son bureau de travail. Il y passait la majorité de son temps, plongé dans ses lectures ou dans l’ écriture de ses propres tomes. La forteresse d’ Ixos possédait plusieurs bibliothèques où de nombreux parchemins reliés étaient précieusement conservés. Morgas avait accès à toutes, à l’ exception de celle du temple du Premier. Il mettait donc à profit cette mine de savoir pour en apprendre le plus possible sur les démons et leur histoire. Le Sceptre lui avait fait un merveilleux cadeau en lui accordant le don de prophétie. Il lui avait permis d’ accepter son sort, sachant qu’ un jour, il pourrait retourner sur le Plan Central. Il ne savait ni quand ni comment, mais il avait vu, l’ une des rares fois où il avait conservé un souvenir de ses transes, que l’ occasion se présenterait d’ elle-même et qu’ il était vain de vouloir forcer le destin. Alors il avait fait tout son possible pour s’ adapter à la vie démoniaque et se contenter des opportunités qui se présentaient à lui. Il avait accepté la situation telle qu’ elle était et cessé de se révolter contre l’ emprisonnement dont il était victime. Ce nouvel état d’ esprit avait rendu sa vie beaucoup plus facile. Le temps émoussait lui aussi bien des rancœurs, sans pour autant poser sa marque sur lui. Les miroirs d’ obsidienne lui renvoyaient l’ image d’ un visage inchangé, épargné par les outrages du temps. Il avait dépassé les soixante-dix cycles et pourtant ses traits étaient toujours ceux d’ un jeune homme. Il n’ avait jamais été dans une meilleure forme physique, endurci par les conditions de vie du plan démoniaque. Il ne se sentait pas non plus l’ âme d’ un vieillard, comme si le Sceptre préservait aussi bien son corps que son esprit. Le don de vision avait de plus contribué à le rapprocher de Sefyrin. Morgas comprenait à présent la force de ses impressions et le dépit de voir les autres douter de ses paroles. Mais là où Sefyrin ne faisait que suivre ses intuitions, Morgas recevait de véritables visions, des images claires et explicites. Il avait juste besoin de témoins à ses transes, car il avait une fâcheuse tendance à oublier ses prophéties sitôt qu’ il les avait prononcées. Dans un coin de son esprit, le Sceptre chantonnait la mélodie qu’ il avait empruntée à Aestyr le jour de sa création. Il semblait heureux que Morgas le porte, une situation devenue rare ces derniers temps. L’ érudit Azursal exigeait systématiquement la présence de l’ artefact à chacun de leurs entretiens et Morgas ne voyait aucune raison de le contrarier sur ce sujet. Il en apprenait souvent bien plus en discutant avec le démon qu’ en compulsant les ouvrages des bibliothèques. Tout ce qui pouvait adoucir l’ humeur d’ Azursal était bon à prendre. Morgas salua les gardes d’ un signe de tête en passant devant eux pour accéder à l’ escalier externe qui menait à l’ observatoire. Il ne s’ étonnait plus depuis très longtemps de l’ aisance avec laquelle il évoluait dans la forteresse et de la familiarité de toutes ces situations. Il avait vécu plus de temps dans cet endroit que dans son propre monde et plus grand-chose ne le surprenait chez les démons d’ Ixos.
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Héritages II Il s’ engagea sur l’ escalier en colimaçon qui s’ enroulait autour d’ une des plus hautes tours de la forteresse sans s’ émouvoir de l’ absence totale de rambarde. Tout en montant, il jeta un coup d’ œil à la plaine volcanique en contrebas, où une nouvelle armée se regroupait. Le Seigneur Noir s’ était lancé depuis des décennies dans une frénésie de conquête. Après l’ échec de la prise d’ Istula, Melekyr avait su réagir pour ne pas laisser ses pairs contester son autorité et le renverser. Le plan d’ Ixos avait dû essuyer une violente attaque du prince démon Balrezaa mais les autres seigneurs s’ étaient soigneusement tenus à l’ écart de l’ affrontement, attendant d’ en voir l’ issue pour prendre parti. Melekyr était sorti vainqueur du conflit, mais bien conscient qu’ il devait raffermir sans tarder sa position sous peine d’ être la cible de nouveaux assauts. Abandonnant l’ idée de s’ emparer de la ville humaine, il avait mené campagne sur campagne en direction des plans voisins. Personne n’ avait échappé à sa boulimie de domination et il avait su par ce biais se concilier les bonnes grâces de la plupart des autres princes démons. Il avait conquis sans coup férir d’ autres plans démoniaques n’ appartenant pas à ses alliés et de nombreux mondes affiliés à la Pureté. Rien ne semblait en mesure de l’ arrêter dans son expansion forcenée. Il distribuait certaines de ses prises à ses pairs, gardait le reste pour lui et reprenait inlassablement les armes pour soumettre d’ autres territoires. Morgas se demandait ce qui pourrait bien l’ arrêter dans son élan. Les mondes satellites étaient innombrables, mais le Seigneur Noir avait l’ éternité devant lui. Azursal attendait patiemment Morgas, assis devant une table de pierre gravée de symboles qui étaient censés représenter les différents plans démoniaques. La carte était loin d’ être à jour. — Bonjour Azursal, le salua Morgas en s’ installant face à lui. Le regard de l’ autre s’ attarda comme toujours un moment sur le Dragon, puis il rendit son salut à Morgas. Il posa ensuite sur la table une liasse de parchemins reliés de cuir sombre. — Intéressant, commenta-t-il. Ta vision de notre race est de plus en plus affûtée. J’ ai aimé tes réflexions sur la nature de l’ Altération. Morgas hocha la tête, acceptant les compliments. Il avait écrit un grand nombre d’ ouvrages depuis qu’ il vivait à Ixos et Azursal avait insisté pour les lire. Il aimait ensuite en parler, alors le mage avait pris l’ habitude d’ exposer ses théories les plus osées dans ses écrits, dans l’ espoir de susciter des réactions et des révélations de la part de l’ érudit. — Partagez-vous mon avis ? questionna-t-il tranquillement. — Pas tout à fait, répondit Azursal. Tu sembles penser que la Pureté dispose des armes nécessaires pour résister à l’ Altération. Mais il n’ en est rien. Les heures de gloire de la Pureté sont passées depuis bien longtemps. 94
La Mémoire des Ombres — Son influence demeure pourtant très importante, argumenta Morgas. Les plans démoniaques sont bien entendu sous la tutelle de l’ Altération, mais il reste beaucoup d’ endroits qui sont affiliés à la Pureté. Et c’ est également valable pour le Plan Central. — Pour l’ instant, répondit le démon, une étrange nostalgie dans la voix. Mais l’ Altération est la course naturelle du monde. Et ce que tu appelles la Pureté n’ est qu’ un pâle reflet de ce qu’ elle était réellement. — De ce qu’ elle était à quelle époque ? Au début du monde ? Azursal lui adressa un sourire amusé. — Avant cela, murmura-t-il avec l’ air de lui faire une confidence. Puis il se leva et tourna le dos à Morgas, comme pour lui indiquer qu’ il ne souhaitait pas poursuivre sur ce sujet. Le mage était accoutumé à ces régulières sautes d’ humeur et il ne s’ en formalisa pas. Il voyait Azursal deux ou trois fois par spirale et il savait interpréter sans difficulté les signaux que ce dernier envoyait. — Quels sont tes sujets d’ intérêt actuels ? questionna soudain le démon en tournant la tête pour lui adresser un regard en coin de son œil reptilien. — Le Sceptre, répondit Morgas. Ou plutôt le Dragon, puisque c’ est ainsi que vous voulez l’ appeler. — Le Sceptre et le Dragon sont deux choses différentes. — Pas pour la plupart des démons. — C’ est qu’ ils ont la mémoire courte, dit Azursal d’ une voix sifflante. Cet objet n’ a plus grand-chose à voir avec le Dragon. Il désigna d’ un geste emphatique l’ artefact, qui murmura sa chanson d’ un air provocateur. — J’ ai eu la chance, il y a longtemps, de voir le rituel qui a créé le Sceptre, dit calmement Morgas. Il savait qu’ il ne devait pas se formaliser de l’ humeur du démon. Le Dragon avait toujours été un sujet sensible et, si Morgas l’ abordait avec une certaine circonspection, il estimait qu’ il connaissait à présent suffisamment Azursal pour le presser un peu sur cette question. — J’ aimerais beaucoup comprendre les motivations d’ Aendo. Il est évident qu’ il a manipulé ses pairs pour obtenir ce qu’ il souhaitait, mais je ne saisis pas bien ce qu’ il voulait accomplir, au juste. Même ceux qui demeurent à l’ intérieur du Sceptre n’ ont pas la réponse à cette question. — Ils se sont laissés berner comme les enfants qu’ ils étaient, gronda le démon avec mépris. Ils étaient de bien piètres représentants de la Pureté pour accepter de réaliser un rituel avec mon Dragon. Morgas releva intérieurement le lapsus mais s’ abstint de tout commentaire. Il soupçonnait depuis très longtemps Azursal d’ être bien plus qu’ il ne laissait paraître, mais les implications de ce si petit mot le laissèrent un moment sans voix. Réticent à sauter aux conclusions, il décida de poursuivre la conversation comme si de rien n’ était. 95
Héritages II — Il semble que certains d’ entre eux avaient été touchés par l’ Altération, dit Morgas pour relancer la conversation. Aros, l’ enfant de Baar, s’ est même rangé dans le camp de Sith. Et, bien qu’ il rechigne à l’ admettre, il est évident qu’ Aestyr suivait le même chemin. — Je te l’ ai dit, la Pureté est en déclin. Le monde sera la proie de l’ Altération pour des millénaires. — Mais le Sceptre ne semble affilié ni à l’ un, ni à l’ autre, dit Morgas. Il a été conçu à partir des deux mais son aura est encore différente. Pensez-vous qu’ il soit possible de réaliser une sorte de fusion de ces deux principes ? — Absurde, répondit Azursal. Il n’ y a pas de fusion, pas de compromis possible. Se tenir entre les deux, c’ est être déchiré à tout jamais. Ton Sceptre est autre chose, l’ expression d’ une autre force. — Quelle autre force ? — Je l’ ignore, soupira Azursal. J’ ai cherché cette réponse, mais elle ne s’ est pas encore offerte à moi. — Selon toute vraisemblance, la raison d’ être du Sceptre, pour Aendo, consistait à diffuser dans Istula une puissante présence psychique. Il me semble évident qu’ il est la source des capacités mentalistes des humains d’ Ostar, mais quel intérêt le fils de Sar pouvait… — Il n’ est pas le fils de Sar ! hurla soudain Azursal. Le mouvement de colère, violent et brusque, fit reculer Morgas contre le dossier de son siège. C’ était la première fois qu’ il provoquait une réaction de cette ampleur et il craignit un instant que le démon ne passe ses nerfs sur lui. Mais ce dernier demeura statique, seules ses ailes s’ agitant follement dans son dos. — Il a usurpé ce titre ! cria-t-il d’ un ton outragé. Il n’ a rien, absolument rien en commun avec Sar ! Morgas vit alors les ailes du démon se couvrir d’ écailles multicolores et son visage s’ allonger, plus reptilien que jamais. Azursal leva ses poings vers le ciel noir en un geste de rage impuissante et émit un cri inarticulé. Le mage le contempla sans voix, l’ image de l’ immense statue du Premier s’ imposant à son esprit. Comme il l’ avait instinctivement compris depuis leur première rencontre, Azursal était bien plus qu’ un simple érudit. Cependant, Morgas n’ avait jamais vraiment rêvé qu’ il puisse être le Premier en personne. Mais il ne pouvait nier ce qu’ il avait entendu et négliger la vision de ce démon aux écailles multicolores. Morgas ne savait que faire. Devait-il s’ incliner devant la créature divine qui se trouvait devant lui ? Il ne la vénérait pas, mais il se trouvait sur le Plan d’ Ixos, sur le territoire même de ce dieu. Attendait-il que le mage lui donne des signes de dévotion ou ce dernier devait-il rester sagement immobile, dans l’ attente de la suite ? Azursal mit fin à son hésitation en se tournant brusquement vers lui. — Il est venu à moi… siffla-t-il. Morgas secoua la tête, incertain de comprendre. 96
La Mémoire des Ombres — Aendo est venu à vous ? demanda-t-il timidement. — Aendo ou quel que soit le nom qu’ il se donne. Je ne sais pas ce qu’ il est. Il n’ est pas l’ un d’ entre nous. Il est venu avec des paroles de miel. Il savait quelle était ma situation. Il savait que je ne pouvais plus apparaître après ce que j’ étais devenu. Le démon avait les yeux fiévreux, ses mains griffues se fermant et s’ ouvrant machinalement alors qu’ il crachait rageusement ce qu’ il avait à dire. — Et dans ma folie, je l’ ai écouté. J’ ai passé un accord avec lui. Pour ne pas oublier ce que j’ étais. Je l’ ai laissé utiliser mon nom. Et il m’ a trahi ! Il m’ a volé ! Il m’ a dépouillé de deux parties de moi-même. Il a pris mon Dragon et mon nom. Et je lui ferai payer cette offense ! Morgas était bien heureux d’ être assis. Car, dans le cas contraire, la stupéfaction lui aurait sans doute coupé les jambes. — Vous êtes… Sar ? murmura-t-il sans y croire vraiment. L’ autre poussa un rugissement de rage et, empoignant le rebord de la table de pierre, la retourna sans effort. La table faisait corps avec le sol et le mouvement du dieu arracha la moitié de la maçonnerie et envoya le tout s’ écraser plus loin sur la terrasse. Le Premier se tourna alors à nouveau vers un Morgas pétrifié. La colère couvait toujours dans son regard, mais il semblait avoir évacué une partie de sa rage en massacrant le mobilier. — J’ étais Sar, dit-il d’ une voix douloureuse, avant que le monde ne change. Ma honte ne peut être exposée aux yeux de mes frères. Le cœur battant, Morgas contempla la créature qu’ il avait face à lui et, malgré la terreur qu’ il lui inspirait, éprouva un incongru sentiment de pitié. Sar, le dieu ancien de l’ Innocence, était prié dans le Plan Central en tant que divinité affiliée à la Pureté. Mais ce culte n’ était, à ce qu’ il semblait, qu’ une mystification. À un moment de son histoire, le dieu avait subi une métamorphose, sans doute touché par l’ Altération. Et il était devenu un dieu démon, peut-être même le premier démon, comme les siens le dénommaient. Mais il n’ avait pu se détacher totalement de ses origines et avait maintenu l’ illusion de sa présence en s’ alliant avec l’ énigmatique Aendo. Morgas se leva, les jambes tremblantes, et passa derrière le dossier de sa chaise. Le rempart était illusoire, mais c’ était là tout ce qu’ il pouvait trouver et cela le mettait à portée du Sceptre. L’ artefact poursuivait son fredonnement, imperturbable. Le Premier contempla gravement le mage avant de s’ avancer vers lui, contournant le siège. Morgas le regarda approcher avec le sentiment que la suite n’ allait pas lui plaire. — Et à présent, Morgas, je suis désolé, dit le démon d’ une voix fatiguée. Car je ne peux te laisser vivre avec ce savoir. Morgas recula, jusqu’ à se retrouver bloqué par un muret de pierre.
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Héritages II — Je suis sûr que nous pouvons… commença-t-il à négocier alors que l’ autre approchait toujours. — Je ne peux pas prendre ce risque, coupa le Premier. Toi qui es le fils d’ un de mes frères… — Je n’ ai aucun lien avec Zaar, protesta Morgas. Et je vous promets que je ne dévoilerai jamais ce savoir à quiconque… Les choses se présentaient très mal et il n’ était pas sûr que le Sceptre, tout puissant qu’ il fût, puisse rivaliser avec les pouvoirs d’ un dieu. Le Premier leva une main à hauteur du visage de Morgas. À cet instant précis, le mage perçut les prémisses d’ une vision. Sa vue se troubla et il se sentit progressivement entrer dans un état comateux. Il aurait pu se croire sur le point de s’ évanouir si les signes annonciateurs n’ avaient pas été symptomatiques et accompagnés de picotements sur tout son corps. Morgas tenta de lutter contre l’ arrivée de la vision. C’ était bien là le pire moment possible pour se retrouver totalement désarmé et inconscient de ses propres faits et gestes. Mais le don du Sceptre ne lui laissa aucune échappatoire et il sombra inéluctablement dans la transe. Il reprit brutalement conscience exactement au même endroit, adossé au muret de pierre. Il combattit les habituels vertiges liés à la vision et constata avec un indicible soulagement qu’ il était seul. Azursal avait disparu et Morgas était en vie. Il se laissa lentement glisser au sol, serrant les bras autour de ses genoux pour calmer les frissons qui ne manquaient jamais de l’ assaillir après les transes. Il n’ avait strictement aucune idée de ce qu’ il avait pu prophétiser devant le dieu démon, mais cela avait apparemment suffi à le convaincre de l’ épargner. À moins que le Premier n’ ait décidé de lui effacer en partie la mémoire ? Morgas se souvenait pourtant de la teneur de leur conversation et des révélations qu’ il avait reçues à cette occasion. Il voyait mal quel secret supérieur le Premier aurait pu choisir de rayer de son esprit tout en lui permettant de conserver ceux-ci. Le Sceptre des Anciens était toujours là, à portée de la main. Il chantonnait comme si de rien n’ était et Morgas s’ agaça de cette désinvolture. Il s’ en saisit et le ramena contre lui, tentant de parler à Sefyrin. Peut-être pourrait-elle lui révéler la teneur de sa prophétie. Mais l’ enfant de Nar ne répondit pas à ses appels, pas plus que ses frères. Morgas en était quitte pour un nouveau mystère. Après tout, il en avait sans doute suffisamment appris pour la journée. Un savoir qu’ il ne pourrait jamais partager tant ses implications pouvaient ébranler les bases de la connaissance admise sur les démons et le dieu ancien de l’ Innocence. Sar, tenant de la Pureté, avait été transformé en dieu démon et avait créé cette race, qui était la quintessence même de l’ Altération. Et il se cachait parmi son nouveau peuple, déchiré entre ses origines et sa nouvelle essence, encourageant les démons à l’ agressivité et à la conquête, rongé par la honte de ce qu’ il était devenu.
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La Mémoire des Ombres Il régnait un calme incroyable sur l’ observatoire. Le Premier s’ était tenu là, avait tempêté et détruit une partie des lieux, et pourtant aucun démon ne semblait avoir eu conscience des événements qui se déroulaient en cet endroit. Morgas mit un long moment avant de se lever et de faire quelques pas mal assurés sur la terrasse. Le calme surnaturel régnait toujours sur les lieux et commençait à l’ inquiéter. Rien ne restait tranquille bien longtemps chez les démons et Morgas craignait que ce ne fût un signe précurseur de nouveaux ennuis. Il s’ apprêtait à prendre le chemin de ses appartements quand une tache de lumière se découpa juste devant lui. D’ abord de petite taille, elle s’ étira en un ovale de couleurs tourbillonnantes. Cela ressemblait à un portail planaire, mais différent de ceux que les démons utilisaient pour entrer et sortir de leur monde. Ses couleurs mouvantes étaient largement dominées par une teinte dorée de bon aloi et Morgas comprit à cet instant qu’ il avait devant lui la porte de sortie tant attendue. Et, curieusement, il hésita. Morgas désirait retourner dans le Plan Central, retrouver son monde et ses repères. Mais il avait vécu si longtemps parmi les démons qu’ il envisageait avec une certaine répugnance l’ idée de tout abandonner derrière lui. Ses livres. Ses gardiennes, qui étaient devenues des amies. Melekyr lui-même, qui au bout du compte s’ était avéré un geôlier plutôt conciliant. Morgas demeurait figé devant le portail, le Sceptre en main, contemplant sa liberté. Le bruit familier de puissantes ailes démoniaques brisa sa paralysie. Il leva les yeux pour voir Melekyr apparaître soudain et foncer sur lui. Le Seigneur Noir avait dû sentir l’ ouverture du portail dans son monde et il accourait pour prévenir toute fuite. D’ un geste, il envoya de longs fils magiques violacés dans sa direction, sans doute pour l’ immobiliser. La réponse de Morgas fut instinctive. Il leva le Sceptre devant lui et prononça une série de syllabes complexes. Le fruit de cycles entiers d’ expérimentation prit immédiatement forme devant lui, un glyphe parfait né des sons et non plus d’ un tracé physique. Le signe doré s’ allongea pour former un bouclier qui entoura totalement le mage et repoussa l’ attaque sans encombre. Sans attendre que le démon ait la présence d’ esprit de se téléporter jusqu’ à lui, Morgas fit un pas et s’ enfonça au travers de la porte scintillante.
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Héritages II
Deuxième partie
Des Ombres
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La Mémoire des Ombres
Chapitre 9 Au-dessus de la mer. Cycle 1887 de l’ âge de la Tour. Saison de l’ Air. Quarante cycles après la découverte du Sceptre des Anciens. Rel aimait voyager dans les flux d’ Essence. L’ impression de décorporation était grisante, comme un retour à un état originel longtemps rêvé. Les barrières de son corps étaient pourtant toujours bien là, mais elles semblaient s’ étirer et se fondre dans les courants magiques alors qu’ il progressait vers son objectif. La Tour des Arcanes était comme un brillant phare devant lui et son intensité ne cessait d’ augmenter au fur et à mesure qu’ il en approchait. Il suivait la trace de la Veine terrestre, le flux de magie primordiale. La Tour était construite au-dessus de son affleurement, à l’ endroit exact où s’ était tenue, longtemps auparavant, la Citadelle Ecclésiastique. Rel avançait au ras du sol et il ne la voyait pas encore. Il se trouvait au-dessus de la mer, après avoir traversé en hâte ce qui restait du Royaume Ecclésiastique. Au cours de l’ ère Élémentaire, la plupart des terres qui composaient le continent d’ Ûn s’ étaient affaissées dans les flots, ne laissant que quelques chapelets d’ îles, le petit continent désormais honni du Royaume Ecclésiastique et les terres sur lesquelles la Tour était construite. L’ Ombre n’ avait pas connu l’ époque où la Veine terrestre était souillée par les Éléments. Il avait fallu du temps à Oïn et ses treize archimages pour purifier l’ Essence primordiale des actions de Sith. Rel était venu au monde bien après, au début de l’ âge de la Tour, et cela faisait de lui une jeune Ombre au regard de celui qui l’ avait convoqué à la Tour. Il chassa ces pensées pour ne pas gâcher le plaisir du voyage. Il pensait avoir été appelé pour recevoir une remontrance, mais il était vain de s’ inquiéter à l’ avance. Émergeant des flots au-dessous de lui, d’ énormes zhoustans, majestueux mammifères marins, se regroupaient en échangeant leurs chants plaintifs. Les humains les chassaient parfois et cette idée fit naître un agacement familier en Rel. Les humains avaient tant de besoins qu’ ils passaient la majorité de leur temps et de leur énergie à devoir les satisfaire. Leur esprit était toujours obnubilé par des choses que Rel jugeait futiles et leurs faibles capacités de concentration sur les questions essentielles limiteraient éternellement leurs possibilités d’ accomplissement.
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Héritages II Rel était bien heureux d’ être une Ombre et d’ être par sa nature au-delà de ces contingences matérielles. Il arrivait à présent en vue du Cercle d’ harmonie. Le sommet de la Tour des Arcanes était déjà visible à l’ horizon malgré la distance qui l’ en séparait encore. Le voile bleuté du Cercle d’ harmonie s’ élevait devant lui et il le traversa aisément, son corps parcouru d’ un léger picotement à son contact. Le voile montait vers le ciel comme un immense mur circulaire protégeant la Tour, suivant la ligne formée par un long chapelet d’ îles. Rel accélérait au fur et à mesure qu’ il se rapprochait de la Veine primordiale, porté par des courants magiques de plus en plus puissants. La Tour se dévoilait à ses yeux, immense et blanche, s’ élevant majestueusement vers le ciel. Elle était le symbole de tout ce pour quoi il se battait, la garante de la stabilité du monde, la plus belle représentation de la Pureté. Il la rêvait éternelle, structurant le monde pour lui redonner sa simplicité originelle. Elle étincelait à ses yeux, gorgée d’ Essence primordiale à tel point qu’ en l’ approchant il avait l’ impression de voir une immense flamme blanche. De part et d’ autre de l’ immense porte principale, deux titans montaient la garde, créatures monumentales placidement postées comme si rien ne pouvait les déloger. Il existait tout au plus quelques dizaines de ces êtres dans le monde et tous étaient au service de la Tour. Rel posa le pied sur la grande esplanade qui menait à l’ une des entrées, tout à la base de la Tour. Il préféra ne pas lever la tête pour tenter d’ en voir le sommet, car il savait que c’ était inutile. Elle se dressait devant lui, massive, lisse par endroits, se hérissant de tourelles à d’ autres, s’ affinant progressivement au fur et à mesure qu’ elle s’ élançait vers le ciel. D’ autres Ombres se trouvaient là mais elles ignorèrent son arrivée. Les règles élémentaires de politesse voulaient que chacun suive sa route tant qu’ aucune rencontre formelle n’ était organisée. Toutes étaient perdues dans leurs pensées et Rel fut surpris de se sentir légèrement mal à l’ aise. Il n’ était pas revenu ici depuis des siècles et il avait la désagréable impression d’ être un étranger. Chassant ces pensées inopportunes de son esprit, il entra d’ un pas résolu à l’ intérieur de la Tour, dépassant sans y faire attention les pieds des titans. L’ édifice était un véritable dédale, mais il y avait suffisamment vécu pour savoir où il devait se rendre. Il avait été convoqué par El qui, en plus de faire partie des treize archimages du cercle d’ Oïn, était le géniteur de Rel. Il gravit quelques étages sans se presser, avançant dans l’ intérieur blanc et lisse de la Tour sans prendre garde à son total dépouillement. Les parties communes de l’ édifice n’ avaient jamais été ornées d’ une quelconque décoration. Elles n’ en avaient pas besoin puisqu’ elles ne servaient qu’ à se rendre d’ un point à un autre. El, comme tous les membres des Treize, passait la plupart de son temps dans les sous-sols de la Tour des Arcanes, près du puits d’ Essence primordiale. 102
La Mémoire des Ombres Oïn lui-même était connu pour ne jamais quitter cet endroit. Les Treize disposaient cependant d’ appartements dans les premiers étages de l’ édifice, signe de leur rang. Plus l’ on s’ élevait dans les hauteurs de la Tour et moins l’ on était proche du centre du pouvoir. Rel pénétra sans frapper dans les appartements réservés à El. Il avait auparavant envoyé une impulsion magique pour prévenir de son arrivée et savait que ce dernier devait l’ attendre. La pièce dans laquelle il entra était vide, ses murs blancs nus et froids. Signe qu’ El n’ était pas encore là, ce que Rel interpréta comme une marque de mécontentement qui lui était destinée. Par son absence, son géniteur lui signifiait clairement qu’ il n’ était pas satisfait de lui. Rel se dirigea vers l’ une des grandes fenêtres et s’ immobilisa à cet endroit, attendant docilement mais avec une certaine impatience qu’ El daigne le rejoindre. Il attendit longtemps. Il finit par fermer les yeux et se laisser baigner dans les flots d’ Essence qui remontaient du puits, loin en dessous. À Arkas, où il vivait depuis près de neuf siècles, les flux magiques étaient beaucoup plus dilués. Il avait presque la tête légère de les sentir à nouveau si forts. Ils le nourrissaient et, malgré les circonstances de cette convocation, le plongeaient dans une plénitude difficile à atteindre si loin au sud, dans le continent des Hommes. La porte finit par s’ ouvrir. El la franchit et la grande pièce changea. Les Ombres n’ avaient pas besoin de mobilier. Elles étaient tellement accordées à la magie qu’ elles modelaient leur environnement à leur convenance, créant de toutes pièces l’ intérieur qui leur plaisait sur le moment. Plus l’ Ombre était puissante, plus la projection était vaste et précise. Celle d’ El était extraordinaire de réalisme. Rel se retrouva dans une grande forêt ombragée, les arbres bruissant autour de lui au souffle d’ un vent qu’ il sentait sur son visage. Il se tenait sur un sentier menant à une petite clairière illuminée par la lune, où El s’ installa dans un unique siège. Rel était donc condamné à demeurer debout. Ce n’ était pas vraiment une surprise. Il rejoignit d’ un pas mesuré l’ endroit où se trouvait El. Il aurait pu projeter lui-même un environnement à sa guise, mais les règles de bienséance imposaient à l’ invité de se conformer aux souhaits de l’ hôte en la matière. La dernière chose qu’ il voulait était bien de contrarier davantage son géniteur. El le regarda avancer, le visage fermé. Rel était agacé de se sentir ainsi jaugé. Il aurait aimé ne pas être impressionné mais, après tout, son géniteur était l’ un des Treize. Leur proximité familiale ne le rendait pas plus accessible pour autant. — Tu as mis du temps à venir, commenta El d’ une voix froide. — Toutes mes excuses, répondit Rel. Je suis seul à présent à la Guilde de Nar et beaucoup de questions requièrent mon attention. Il était parti dès qu’ il avait reçu l’ appel de l’ archimage, mais mentionner ce fait ne constituerait en aucun cas une excuse aux yeux de ce dernier. Rel se contenta donc d’ attendre la suite. 103
Héritages II — Les affaires de la Tour doivent passer avant celles de Nar, dit El. Et voilà que ce vieux sujet de discorde revenait sur le tapis, selon une expression populaire chez les humains. L’ archimage n’ avait jamais apprécié l’ engagement de Rel auprès du dieu du Savoir. Il aurait préféré garder auprès de lui ses deux infants mais Rel n’ avait jamais réussi à en comprendre la raison, étant donné qu’ il leur avait toujours témoigné bien peu d’ attention. Rel avait très tôt manifesté un grand intérêt pour Nar et les enseignements qu’ il portait. Il était passionné d’ histoire, toujours avide de connaissance et des enseignements qu’ on pouvait en tirer. Quand il avait choisi cette voie, il l’ avait d’ abord fait en cachette, sachant que son géniteur ne cautionnerait pas cette inclination. Mais espérer cacher quoi que ce soit à El était illusoire. Il l’ avait su, avait désapprouvé et tenté de ramener son infant dans ce qu’ il considérait comme le droit chemin, à savoir l’ allégeance pleine et entière à la Tour. Rel avait résisté à tous ses efforts, persuadé qu’ en servant Nar, il servait également la Tour des Arcanes. Nar était un dieu de la Pureté, pourquoi donc El ne le considérait-il pas comme un allié sûr ? Quand la Guilde de Nar avait été fondée, Rel avait été la personne toute désignée pour y représenter l’ autorité de la Tour. El l’ avait laissé partir avec réticence, sans cacher sa déception et sa conviction que son infant gâchait son potentiel en allant vivre au milieu des humains. Les premiers temps, Rel avait failli lui donner raison et revenir au pôle Nord, dans les murs accueillants de la Tour. Les humains étaient incompréhensibles à ses yeux, brouillons, débordants d’ une énergie qu’ ils ne savaient canaliser, bruyants et si faibles magiquement qu’ ils en semblaient pathétiques. Puis l’ Ombre avait su détecter des femmes au potentiel magique intéressant. Il avait puisé dans sa foi en Nar pour persévérer. La Guilde avait grandi et Rel y avait trouvé sa place. Les humains étaient un sujet d’ étude sans fin. Leur vie si courte rendait le travail de mémoire d’ autant plus capital pour eux. Et pourtant beaucoup semblaient se désintéresser de leur propre histoire, une chose que Rel n’ avait jamais vraiment réussi à comprendre. Ils vivaient leurs petites vies stériles sans se préoccuper du passé et en s’ intéressant uniquement à leur avenir proche. La ville d’ Arkas était pourtant un des plus grands centres de savoir du continent des Hommes. Rel revint à la réalité et constata que son géniteur le fixait d’ un air peu amène. Il se maudit de s’ être perdu ainsi dans ses pensées et s’ inclina légèrement en signe d’ excuse. — Je suis au service de la Tour des Arcanes, dit-il. La Guilde du Savoir n’ est qu’ une extension de sa toute-puissance. El continua à le fixer quelques instants, comme s’ il doutait de sa sincérité.
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La Mémoire des Ombres — Je perçois en toi la présence de Nar, dit-il d’ un ton désapprobateur. Depuis quand es-tu devenu l’ un de ses prêtres ? Rel lui rendit son regard sans flancher. Il n’ avait pas à avoir honte de son engagement religieux. Nar était un dieu de la Pureté et un allié fort de la Tour. — Il y a cinq siècles, Nar m’ a béni, répondit-il fermement. La seule réaction de l’ archimage fut un soupir désappointé. Rel était sincèrement convaincu de la grandeur de la Tour et de l’ importance de son rôle. Il devait cependant reconnaître que, plus il avançait dans son engagement auprès de Nar, plus il était agacé par la supériorité que celle-ci affirmait posséder sur les dieux anciens. Nar était un dieu discret. Il manifestait sa satisfaction envers ses représentants en leur accordant divers dons. Si Rel avait ressenti bien des fois sa présence, jamais le dieu ne l’ avait gratifié d’ une visite physique. Ses cadeaux aux humaines étaient bien visibles. Il accordait à ses élues une beauté surnaturelle et une longévité hors norme, choses qui avaient bien peu de sens pour une Ombre. Rel avait vu pour sa part ses capacités de concentration et de mémorisation décuplées et il vivait en permanence dans la bienveillante chaleur de l’ attention de son dieu. Rel attendit patiemment qu’ El reprenne et lui expose le motif de cette convocation. Il avait une petite idée sur la question, mais il ne souhaitait pas provoquer davantage son géniteur. L’ archimage entrecroisa lentement ses doigts et les posa sur ses genoux, signe qu’ il allait enfin aborder le sujet pour lequel il avait fait venir son infant. — Depuis quelques décennies, dit El, les mondes satellites sont en pleine ébullition. Un nouveau prince démon a émergé et sème le trouble dans l’ équilibre précaire des plans. Rel hocha machinalement la tête face à ces affirmations. Il était surpris par cette entrée en matière mais craignait néanmoins de connaître la raison pour laquelle l’ archimage lui parlait de cela. — Ce prince démon se fait appeler le Seigneur Noir. Il est extrêmement agressif. Il a soumis une soixantaine de plans et règne à présent sur un territoire très étendu. Il s’ attaque à tous sans discrimination ; autres démons, plans de la Pureté, pour lui tout est bon à conquérir. Son avancée est à la fois spectaculaire et regrettable. — La Tour ne peut en effet tolérer une telle mainmise des représentants de l’ Altération sur les plans, dit prudemment Rel. — Non, en effet, acquiesça froidement El. J’ envisage même de me rendre personnellement sur certains mondes pour les défendre. Nous avons enquêté au sujet de ce nouveau prince et nous connaissons la raison pour laquelle il accumule ainsi les victoires. Ce Seigneur Noir a su fédérer d’ autres princes démons autour de lui, une chose qui ne s’ était encore jamais produite. Il dispose donc de ressources très importantes et d’ un prestige jusqu’ alors inégalé.
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Héritages II Il marqua une pause et Rel eut l’ impression de voir le couperet invisible qui planait au-dessus de sa tête. — S’ il a réussi à fédérer des princes démons par nature chaotiques et antagonistes, c’ est parce qu’ il est en possession d’ un artefact dont tu as déjà entendu parler, Rel. Le silence s’ étira et le mage comprit qu’ El attendait une réponse. — Le Sceptre des Anciens, dit-il sur le ton de l’ évidence. — Un artefact que, si je ne m’ abuse, tu as échoué à récupérer quand tu en avais l’ occasion. — J’ ai perdu mes deux aides dans ce combat, lui rappela Rel. Le démon qui accompagnait Morgas s’ est avéré beaucoup plus puissant que je ne l’ avais estimé. Par la suite, Zaar… — Je n’ ai que faire de tes excuses à ce sujet, Rel, le coupa l’ archimage d’ un ton cinglant. Nous avons déjà reçu ton rapport. Rapport qui nous est parvenu tardivement, alors que l’ artefact était déjà perdu. — Sans doute ai-je manqué d’ à-propos, concéda Rel avec tout l’ aplomb dont il était capable. J’ assume les conséquences des choix que j’ ai faits à ce moment. Zaar a su perturber ma vision. Quand j’ ai compris qu’ ils étaient à Istula, il était trop tard pour intervenir. — Tu aurais dû m’ avertir immédiatement de la situation. Je serais venu en personne et les choses se seraient déroulées autrement. Rel s’ inclina en signe d’ excuse, les poings serrés. Il était vain de contredire El ou de tenter de se justifier. Il ne lui restait qu’ à accepter la remontrance et à attendre que l’ archimage lui dévoile ce qu’ il exigeait de lui en réparation de son erreur. — Nous aurions dû savoir dès le départ que tu étais sur la piste du Sceptre. Un artefact de cette importance ne peut demeurer hors du contrôle de la Tour. — J’ ai dû agir vite, dit Rel. — Et tu as mal agi. Maintenant, il va falloir réparer cette erreur. — Je vous écoute. — La tâche de récupérer l’ artefact te revient, énonça El en articulant soigneusement chaque mot. Rel sentit une étrange sensation dans sa poitrine. Un humain aurait prétendu sentir son cœur se serrer d’ effroi mais l’ Ombre n’ avait aucun organe de ce genre dans son corps. Toujours est-il que l’ ampleur et la difficulté de la tâche le laissèrent momentanément sans voix. — Je n’ ai pas le temps de m’ occuper de ce problème, continua El. D’ autres choses plus importantes requièrent mon attention. Il est déjà fâcheux que je doive m’ absenter des sous-sols pour te recevoir. — Les mondes satellites me sont étrangers, dit prudemment Rel. — J’ ai quelques pistes pour toi, annonça l’ archimage. Le Seigneur Noir n’ est autre que le démon Melekyr. Par ailleurs, nous avons de bonnes raisons de 106
La Mémoire des Ombres croire que l’ humain qui a mené la quête de ce Sceptre est en vie. L’ artefact est toujours à proximité de lui. — Morgas est vivant ? s’ étonna Rel. — À ce qu’ il semble, il a trouvé le moyen d’ assurer sa survie dans le plan du Seigneur Noir. Avec ces éléments, tu devrais être capable de faire quelque chose, ou dois-je m’ adresser à quelqu’ un d’ autre ? Répondre à la provocation aurait été aussi futile que contre-productif. Rel préféra afficher une assurance qu’ il était loin de ressentir. — Que devrai-je faire de l’ artefact une fois que je l’ aurai récupéré ? demanda-t-il. — Tu le ramèneras immédiatement ici, ordonna El. Nous le confinerons à la Tour, où nous pourrons l’ étudier. Cette demande n’ était pas une surprise, mais Rel sentit une pointe de mécontentement face à cette volonté manifeste de préempter l’ artefact. Le Sceptre était un objet légendaire, qu’ il désirait approcher et étudier. On lui assignait la mission ardue de le retrouver, mais pour immédiatement l’ escamoter et l’ en priver. — La Guilde du Savoir serait bien placée pour… commença-t-il à négocier. — Pour quoi ? l’ interrompit El. Pour l’ étudier ? Je ne crois pas, au contraire, qu’ il serait très sage de laisser cet artefact aux mains des représentants de Nar. Il me semble qu’ une déesse mineure, au service de ton dieu ancien, a participé activement à sa création. Ce fiasco est aussi celui de Nar. Rel ravala sa colère. Entendre son dieu ainsi dénigré était difficile à tolérer mais il savait par expérience que l’ opposition frontale à El était synonyme d’ échec. — De tels objets ne devraient pas exister, continua l’ archimage, apparemment inconscient de la déception et du mécontentement de son infant. Les conséquences catastrophiques de la création de ce Sceptre nous poursuivent encore. Sans doute certains de ses effets sont-ils irrémédiables. La Tour des Arcanes envisage très sérieusement d’ émettre un interdit à ce sujet. — Un interdit ? s’ étonna Rel. L’ archimage lui adressa un regard spéculatif, comme s’ il s’ interrogeait sur ce qu’ il pouvait lui révéler. — La Tour va contrôler la création des artefacts primordiaux, annonça-til finalement. Nous allons accorder ce droit exclusif à une lignée qui demeurera à notre service. Nous sévirons si quiconque s’ arroge le droit de créer ce genre d’ artefact hors de notre contrôle. — Mais les dieux … — Les dieux nous obéiront, coupa fermement El. Ainsi en a décidé Oïn. Pour la sécurité de notre monde. Rel hocha sèchement la tête, assimilant finalement l’ information et chassant l’ étrange malaise qu’ elle générait en lui. Peut-être El avait-il raison et s’ était-il éloigné de la Tour et de cette allégeance. Il n’ en avait jamais eu conscience jusqu’ ici, mais voici qu’ il renâclait face aux ordres de la Tour, prenant instinctive107
Héritages II ment la défense de son dieu et de ses représentants. Cette prise de conscience était perturbante, car Rel avait toujours sincèrement estimé que sa fidélité à la Tour passait avant tout. — Bien entendu, dit-il en s’ efforçant de croire au bien-fondé de cette nouvelle règle. El demeura un long moment silencieux, le jaugeant froidement du regard. Puis il décroisa les mains et se leva. — As-tu compris ce que j’ attends de toi ? demanda-t-il en lissant sa robe d’ un geste étudié. — Mettre un terme à la puissance du Seigneur Noir dans les mondes satellites, résuma Rel. Récupérer l’ artefact et l’ amener immédiatement à la Tour. — Et le plus tôt sera le mieux, conclut El en se dirigeant vers la porte qui venait d’ apparaître à l’ orée de la forêt. — J’ ai une requête, se hâta de dire Rel avant que l’ autre n’ ait quitté les lieux. L’ archimage s’ immobilisa et se retourna vers lui, le visage froncé. — Quelle est-elle ? Il pensait à l’ évidence que Rel était bien présomptueux d’ oser demander quoi que ce soit dans les circonstances actuelles. — J’ aurais besoin d’ aide pour mener à bien ma mission, dit-il. Les humaines de la Guilde du Savoir ne sont pas assez puissantes pour m’ aider convenablement. Mes deux assistants ont été tués récemment. Les yeux d’ El devinrent deux fentes calculatrices. — Qui veux-tu ? demanda-t-il. — La présence de Nel me serait précieuse. — Tu voudrais me priver de mon autre infant et l’ emmener dans le giron de Nar ? s’ indigna-t-il. — Mon frère est très versé dans les études d’ artefacts, argumenta Rel. Il est puissant et, à lui seul, pourrait m’ aider à accomplir ma mission. Je ne compte pas l’ influencer en quoi que ce soit. Permettez-moi de disposer temporairement de son aide. Il sera heureux de vous rapporter le Sceptre une fois que nous l’ aurons repris aux démons. El hésita visiblement, puis il poussa un soupir. — La décision lui appartient, dit-il. Va le voir. S’ il veut te suivre, il le peut. Le temps de retrouver l’ artefact. — Merci, dit Rel en s’ inclinant devant lui. El franchit la porte et ses appartements redevinrent instantanément de grandes pièces vides et nues. Rel poussa un soupir de soulagement à son départ. En fin de compte, l’ entrevue ne s’ était pas si mal déroulée. Il lui fallut gravir une demi-douzaine d’ étages pour rejoindre l’ endroit où vivait Nel. Ses quartiers étaient situés bien moins haut que ceux qu’ ils avaient
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La Mémoire des Ombres occupés dans leur enfance, signe que le deuxième infant d’ El avait su s’ élever dans la hiérarchie de la Tour. Il était peu fréquent que les Ombres engendrent à si peu de temps d’ intervalle. Rel n’ avait qu’ une cinquantaine de cycles lorsque son géniteur avait produit son frère, à la surprise de tous. Rel était encore sous la tutelle des gardiens qui s’ occupaient de son éducation et de celle d’ une dizaine d’ autres jeunes Ombres lorsqu’ El avait déposé dans ses bras la petite forme gigotante de Nel, dont il venait juste de se séparer. Momentanément affaibli par la séparation, El s’ était retiré dans ses appartements et son aîné avait eu l’ immense plaisir de devoir prendre soin de son frère. Les premiers cycles des Ombres étaient très délicats et ils requéraient presque autant d’ attention que les nouveau-nés humains. Les barrières de leur être demeuraient fragiles pendant de longues saisons et il fallait prendre garde que rien ne vienne perturber leur intégrité. Rel, bien qu’ encore très jeune, avait pris à cœur l’ éducation de son frère. Pendant des cycles, ils avaient été presque indissociables, toujours collés l’ un à l’ autre. Nel avait rapidement grandi et ils étaient si semblables que certains de leurs gardiens les avaient surnommés Er et Ar pour plaisanter. Bien sûr, ce surnom était soigneusement demeuré secret pour qu’ aucun des Treize ne l’ apprenne, et encore moins Oïn lui-même. Certaines choses étaient sacrées et les gardiens auraient sans nul doute eu des problèmes si la boutade avait été connue. Quoi qu’ il en soit, les deux infants avaient grandi ensemble et, même si le temps avait mis en évidence d’ importantes différences de caractère entre eux, ils restaient très proches l’ un de l’ autre. Laisser Nel à la Tour alors que lui-même partait sur le continent des Hommes avait été le plus grand déchirement de la vie de Rel. Il avait prévenu Nel de son arrivée, alors il entra directement dans ses appartements. Il pénétra dans une grande étendue d’ eau, ses pieds s’ enfonçant à peine sous la surface de cette mer d’ huile. Nel était au centre de ce paysage dépouillé, dépourvu de toute terre. Totalement nu, assis en tailleur au sol, il tournait le dos à son frère. Les très lentes circonvolutions de son être intérieur indiquaient la profondeur de sa méditation. Rel ne s’ offensa pas de l’ étourderie de son frère. Nel était ainsi. Il n’ avait sans doute pas oublié la venue de son aîné, mais il s’ était naturellement plongé dans ses pensées et avait tout oublié de son environnement. Il s’ installa face à lui et entra très lentement dans sa méditation. Nel émit soudain un petit rire et ouvrit les yeux. — Te voilà enfin, dit-il gaiement en se levant. Rel l’ imita et ils s’ étreignirent avec affection. Ce contact était comme toujours agréable et lui donnait une impression de confort. Les Ombres avaient par nature peu l’ habitude des contacts physiques et les deux frères avaient appris en grandissant à limiter ces effusions en public. Elles n’ étaient pas à proprement par109
Héritages II ler choquantes, mais elles attiraient une attention qu’ ils préféraient éviter. En tant qu’ infants de l’ un des Treize, ils se devaient d’ afficher une réserve de bon aloi. — Ça me fait plaisir de te voir, déclara Nel en modifiant leur environnement. L’ endroit devint la réplique parfaite des appartements qu’ ils avaient partagés tant que Rel vivait à la Tour. Ils s’ installèrent dans de confortables sièges, face à face. — Tu as vu El ? questionna Nel. La question était totalement innocente, comme d’ habitude. Nel vivait dans un monde bien à lui, où les contraintes politiques et les humeurs des uns et des autres n’ avaient pas de prise. Il était un contemplatif, un théoricien de la magie, un érudit toujours en recherche d’ énigmes magiques à décrypter. Le reste du monde lui était étranger. — Oui, répondit simplement Rel. Il m’ a demandé de ramener à la Tour ce que les humains appellent le Sceptre des Anciens. Cela éveilla bien entendu son intérêt. — L’ artefact des Six ? s’ enthousiasma-t-il immédiatement. Tu sais où il est ? — À peu près, dit Rel. Mais j’ ai besoin d’ aide pour le récupérer. Nel lui adressa un large sourire. Les volutes sous sa barrière corporelle avaient entrepris de tourbillonner plus rapidement, signe de son excitation. — Tu veux mon aide ? demanda-t-il avidement. Rel ne put s’ empêcher de rire de cet empressement, même s’ il l’ attendait. — Oui, dit-il. J’ aimerais avoir ton aide, Nel. Mais les choses ne vont pas se faire à la Tour. Il faudra pour ça que tu viennes avec moi sur le continent des Hommes. — Au milieu des humains ? s’ ébahit-il avant de reprendre brusquement son sérieux. El est d’ accord ? La question, inattendue, désarçonna Rel. Son frère n’ avait jamais été très sensible aux pressions que pouvait exercer El sur eux. Peut-être parce qu’ il s’ était toujours naturellement conformé aux souhaits de leur géniteur. Mais son interrogation prouvait qu’ il avait sans doute perçu, d’ une manière plus forte que Rel ne l’ avait estimé, la tension qui existait dans leur lignée au sujet de Nar. — Je lui en ai parlé, répondit Rel. Il a dit que le choix t’ appartenait. Ton éloignement de la Tour ne sera que temporaire. Juste le temps de retrouver le Sceptre. Ensuite, tu le ramèneras ici. — Je suis donc prêté, en quelque sorte, dit-il. Son ton était chagrin, mais Rel n’ aurait su dire quelle en était la raison. Espérait-il passer plus de temps en compagnie de son frère, ou parmi les humains ? Ou était-il tout simplement ennuyé de voir sa liberté d’ action ainsi limitée ? Il n’ avait jamais exprimé devant Rel le désir de quitter la Tour des Arcanes, qui était l’ endroit rêvé pour les études magiques. — Le choix t’ appartient, répéta Rel. Si tu es trop occupé ici, je trouverai un autre assistant. 110
La Mémoire des Ombres — C’ est hors de question ! se récria Nel. Je t’ accompagne, bien sûr. Je veux voir le monde des Hommes. Et t’ aider à retrouver l’ artefact des Six enfants rebelles. Où faut-il aller le chercher ? — Il est pour l’ instant dans un plan démoniaque. L’ artefact lui-même est très difficile à localiser, mais nous avons la quasi-certitude que Morgas, un humain, est proche de lui. C’ est cet humain que nous allons tenter de localiser. — Et ensuite ? — Ensuite, nous ouvrirons un portail jusqu’ à lui et nous irons récupérer le Sceptre. — Nous deux ? Sur le plan démoniaque ? Pour la première fois, Nel exprimait une légère inquiétude. Ce dont son frère se félicita. Il semblait bien que le temps avait contribué à lui donner une certaine notion du danger, chose dont il s’ était montré totalement dépourvu jusqu’ alors. — Je n’ ai pas prévu de t’ exposer inutilement, dit-il pour rassurer son cadet. À dire vrai, tout est encore à définir. Je viens juste de recevoir les ordres d’ El. — Faudra-t-il que je prie Nar, moi aussi ? Parfois, la naïveté de Nel était déconcertante. — Non, sauf si tu le souhaites, répondit patiemment Rel. Il aurait aimé que son frère partage son engagement auprès du dieu de la Mémoire, mais il avait toujours résisté à l’ envie de l’ inciter à le suivre dans ce choix. Qui pouvait savoir comment El réagirait si ses deux infants choisissaient une voie qu’ il désapprouvait ? — Une fois que nous aurons le Sceptre, aurai-je le droit de l’ étudier ? Rel haussa les épaules, un peu mal à l’ aise. Il aurait aimé pouvoir le promettre à son frère, mais El n’ avait pas été très explicite sur le sujet. — Tu auras bien gagné ce droit, dit-il en espérant qu’ il ne regretterait pas un jour ces paroles. Nel sembla s’ en contenter. — C’ est formidable, dit-il d’ un air réjoui. Quand partons-nous ?
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HĂŠritages II
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La Mémoire des Ombres
Chapitre 10 Cité d’ Arkas. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison de l’ Eau. Quarante et un cycles après la découverte du Sceptre des Anciens. Rel toqua une fois à la porte de la maîtresse de la Guilde avant d’ entrer sans plus de préambule. Il était seul, ayant laissé Nel à ses préparations dans la salle du rituel. Après plusieurs saisons passées sur le continent des Hommes, Nel était toujours aussi imprévisible hors de leurs appartements. Le savoir à l’ intérieur était un soulagement. Rel s’ était attendu à le trouver totalement inadapté à la vie humaine, mais il n’ aurait pas cru que son frère mettrait tant de temps à se faire aux usages humains. Rel avait toujours cultivé un certain secret autour de sa personne. Les Ombres étaient très rares sur le continent des Hommes et Rel contribuait à laisser les humains dans le flou le plus total à leur sujet. Il sortait très peu de ses appartements — il n’ en avait guère envie, de toute manière — et n’ évoluait qu’ à l’ intérieur de la Guilde, où il se déplaçait toujours soigneusement emmitouflé dans une robe à capuchon. Nel n’ avait absolument aucune inhibition vis-à-vis des humains. D’ une nature extrêmement curieuse, il voulait à tout prix les voir, les questionner, les examiner sous toutes les coutures. Rel lui avait donné des instructions, les lui avait fait répéter encore et encore pour s’ assurer qu’ elles étaient bien assimilées, mais certaines choses n’ étaient toujours pas évidentes. Au moins Nel avait-il cessé de sortir dans les rues à moitié nu pour poser des myriades de questions incongrues à tous les passants. Il se contentait à présent de focaliser son attention sur les Filles de Nar et les novices de la Guilde. La plupart du temps, il pensait même à se couvrir correctement avant de se rendre dans le réfectoire aux heures des repas ou assister à certains cours. De façon assez incroyable, Nel mettait beaucoup de Filles de Nar accomplies mal à l’ aise, davantage même que Rel lui-même, qui demeurait pour beaucoup un être lointain et mystérieux. Nel était persuadé qu’ il pouvait aider les humaines à progresser rapidement dans leur maîtrise des flux magiques et avait toujours un millier de conseils à offrir, même en plein milieu d’ une leçon où il s’ était invité alors qu’ on ne lui demandait rien.
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Héritages II Nel était cependant très populaire auprès des novices, qui semblaient le considérer avec affection, une chose qui l’ emplissait visiblement d’ aise. Depuis qu’ il était arrivé, Nel avait passé la majorité de son temps à se passionner pour les humains et Rel était soulagé d’ avoir finalement réussi à le confiner à l’ intérieur des murs de la Guilde. La réputation d’ inaccessibilité des Ombres que Rel avait si soigneusement construite était sérieusement entamée, mais au moins le champ d’ action de Nel avait-il été réduit à l’ enceinte de la Guilde. Rel était quelque peu agacé par l’ étourderie et la naïveté de son frère, mais il ne parvenait pas à lui en vouloir de son comportement inconséquent. Il connaissait bien Nel et aurait dû se douter que les choses se passeraient ainsi. Les usages de la société humaine n’ avaient rien de comparable avec ceux de la Tour. Pour l’ heure, Nel travaillait sur la préparation du rituel à venir, ce qui devait en toute logique accaparer toute son attention et permettre à Rel de vaquer à d’ autres affaires. Quand il s’ agissait de magie, il pouvait faire preuve d’ une concentration à toute épreuve. Rel entra dans le bureau de la maîtresse de la Guilde, chassant son frère de ses pensées. Tris l’ attendait, en compagnie de toutes les Filles de Nar qui avaient été choisies pour participer au rituel. Assise placidement sur une chaise, à côté de la fenêtre, Bellura le regarda entrer sans émoi perceptible. Rel ne l’ avait pas vue depuis des cycles et il ne put s’ empêcher de s’ étonner une fois de plus des changements que les humains subissaient dans leur courte existence. La dernière fois qu’ il l’ avait vue, elle était une mince jeune femme au physique plutôt agréable selon les critères de sa race. Quarante cycles, un mariage et trois grossesses plus tard, elle avait conservé ses jolis traits innocents mais singulièrement gagné en ampleur. Elle était devenue une plantureuse femme d’ âge mûr aux cheveux relevés en un chignon lâche. Rel l’ avait prise en charge après la disparition de Morgas. Il l’ avait retrouvée sur la route d’ Istula, en compagnie du mentaliste et de la gamine aux traits lunaires. Il avait pu tirer bien peu de choses de l’ étrange frère de Morgas mais avait tout naturellement pris sous son aile la novice de la Guilde. Il l’ avait escortée jusqu’ à Arkas et profité de l’ occasion pour lui soutirer toutes les informations possibles à propos des événements qui avaient eu lieu à Istula. Il avait donc rapidement appris les circonstances de la découverte du Sceptre et de sa brusque disparition. Bellura lui avait longuement décrit l’ objet et il s’ était intérieurement lamenté de n’ avoir pu mettre la main sur une merveille pareille. Bellura lui avait raconté chaque étape de leur voyage, chaque piste suivie, chaque information récoltée sur les mystérieux mentalistes, chaque révélation obtenue sur la création de l’ artefact. Elle avait parlé encore et encore, visiblement heureuse de pouvoir se soulager de tant de lourd savoir accumulé. Elle était alors encore sous le coup de la mort supposée de Morgas et son récit avait été accompagné d’ une bonne quantité de larmes et de reniflements. 114
La Mémoire des Ombres Rel l’ avait ensuite remise à Tris, faisant confiance à l’ Adepte pour la questionner à nouveau pendant des jours. Puis, jugeant que la jeune femme avait accompli sa mission, la maîtresse de la Guilde avait fait d’ elle une Fille de Nar et lui avait donné une affectation quelque part dans un village d’ Arusie, où ses maigres talents magiques pourraient être d’ une petite utilité. Bellura avait donc vécu la vie paisible d’ une Fille de Nar de campagne jusqu’ à ce que la Guilde la convoque à nouveau en prévision du rituel. Elle avait docilement accepté d’ y participer, apparemment heureuse d’ apprendre que Morgas était, selon toute vraisemblance, encore en vie. Il semblait beaucoup plus l’ intéresser que la perspective de récupérer le Sceptre. Bellura salua tranquillement Rel et il ne put s’ empêcher de se demander si son calme était le reflet d’ un impressionnant contrôle de soi ou d’ une placidité intérieure à toute épreuve. N’ importe quelle humaine aurait dû être nerveuse à la veille d’ un rituel aussi important. Rel lui-même était nerveux. Surtout que Bellura, en sa qualité de compagne de voyage de Morgas, était une pièce maîtresse de la cérémonie qui se préparait. — Bonjour, Maître Rel, dit Tris. Sans doute avait-elle voulu interrompre la scrutation de Rel. Les humains n’ aimaient pas, en général, qu’ on les détaille du regard. Par ces quelques mots, elle ramenait l’ attention de l’ Ombre sur elle et mettait fin au silence qui régnait dans la pièce depuis son entrée. Rel la salua d’ un signe de tête, passant en revue les autres personnes présentes dans la pièce. Toutes des femmes, réunies pour participer au rituel. Les deux Érudites jumelles, Élira et Sémira se tenaient debout l’ une à côté de l’ autre. Le temps avait glissé sur elles, les jumelles ayant reçu la bénédiction de Nar. Rel pouvait déterminer à leur manière de se tenir qu’ elles redoutaient le rituel à venir. Rel dut faire un effort pour retrouver les noms des quatre autres Filles de Nar qui attendaient nerveusement dans un coin de la pièce. Il connaissait les Érudites de la Guilde, mais les autres, qui passaient quelques cycles à Arkas avant d’ être envoyées au loin, ne méritaient pas vraiment qu’ il prenne la peine de s’ intéresser à elles. Nel les connaissait sans doute toutes, songea-t-il avec un étrange ressentiment. Rel pouvait voir qu’ elles étaient nerveuses davantage à cause du rituel que de sa présence. Une chose dont, à n’ en pas douter, son frère était directement responsable. — Vous êtes prêtes ? demanda-t-il en se tournant à nouveau vers Tris. Elle hocha fermement la tête. Rel était satisfait de voir qu’ elle ne manifestait aucune fébrilité à la perspective du rituel. Quelques décennies plus tôt, il avait dû intervenir personnellement pour mettre un terme à ses recherches obsessionnelles de Morgas. Il avait naïvement cru, au départ, qu’ elle désirait mettre la main sur le Sceptre. Cela, il l’ aurait mieux compris. Mais il avait fini par réaliser que ce que Tris cherchait avec tant de passion et de désespoir était Morgas lui-même. 115
Héritages II Il avait toujours cru qu’ elle le détestait. Rel n’ était pas un expert dans l’ interprétation des sentiments humains, mais il se rassurait en se disant que la maîtresse de la Guilde avait su berner tout son entourage à ce sujet. Même les humaines qui la côtoyaient au quotidien n’ avaient rien deviné. À présent, Tris envisageait ce rituel avec toutes les apparences de la sérénité. Elle avait cependant insisté pour y participer et Rel avait accepté à contrecœur. Tris était très vieille et il répugnait à l’ impliquer dans une cérémonie aussi risquée. Malgré son grand âge, elle demeurait une maîtresse de Guilde à l’ esprit acéré et à la poigne de fer. Il ne voulait pas la perdre. Mais il savait également qu’ elle pourrait faire la différence et assurer le succès de leur tentative. Elle avait été très franche et directe avec Rel, exposant froidement des arguments qu’ il avait jugés valides. Le temps n’ avait pas tué les sentiments incompréhensibles qu’ elle éprouvait pour Morgas. Dans un rituel comme celui qu’ ils s’ apprêtaient à réaliser, ce genre de chose pouvait avoir un poids non négligeable. Rel préférait traiter avec des humains d’ âge avancé, tant qu’ ils gardaient toute leur tête. La vieillesse semblait leur conférer une sorte de sagesse et ils étaient pour beaucoup débarrassés de toutes les pulsions incontrôlables qui les rendaient aussi insupportables dans leur jeunesse. Il déplorait que cet état de grâce soit de si courte durée. À peine devenaient-ils véritablement fréquentables qu’ ils passaient de vie à trépas, un désappointement toujours renouvelé. — Voici les Initiées qui vont nous assister, annonça Tris en désignant les femmes dont Rel ignorait le nom. Ce sont nos plus puissantes Filles de Nar et les plus douées pour les rituels. Éclydia, Amara, Flineth et Setiri. Elles se fendirent chacune d’ une courbette dans sa direction à l’ énoncé de leur nom. — Elles savent ce qu’ elles doivent faire ? demanda Rel. — Elles sont prêtes, confirma Tris. L’ Ombre les jaugea du regard. Il s’ en remettait au jugement de la maîtresse de la Guilde. Si elle jugeait que ces femmes étaient aptes à les aider, il voulait bien la croire aveuglément. — Allons-y, dit-il. Tris se leva lentement, prenant appui sur la table. Bellura se porta spontanément à son aide, mais la maîtresse de la Guilde la repoussa tranquillement. Le temps avait un peu adouci ses manières abruptes, mais sa fierté était intacte. Bien que diminuée physiquement, elle tenait plus que tout à sa dignité. Pour autant que Rel puisse en juger, l’ âge avait plus affecté ses forces que changé son visage. Sa mince silhouette était chancelante, ses pas légèrement hésitants. Elle s’ empara avec flegme de sa canne à pommeau d’ argent et traversa tranquillement la pièce. Rel éprouva un brusque élan de commisération pour elle qu’ il réprima en pinçant les lèvres. Il n’ était plus question de reculer. Le rituel était prêt et elle
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La Mémoire des Ombres devait en faire partie. Mais s’ il la perdait à cette occasion, il ne savait qui il nommerait à sa place. L’ Ombre chassa ces pensées inopportunes et se dirigea vers la porte, adoptant une démarche lente pour permettre à Tris de le suivre aisément. Ils traversèrent en silence les couloirs qui menaient à la tour des Ombres, suivis par les ritualistes et Bellura. Nel les regarda entrer dans la salle de rituel d’ un air étonné, comme s’ il avait tout oublié de la cérémonie à venir, puis il salua chacune des Filles de Nar par son nom, même Bellura qui n’ était arrivée que quelques jours auparavant dans les murs de la Guilde. Rel repoussa la contrariété que cela faisait naître en lui et s’ appliqua à placer les Initiées selon le plan établi. Il ne put cependant réprimer une expression de surprise lorsque Tris accepta de bonne grâce l’ aide de Nel pour s’ asseoir sur le coussin que ce dernier avait disposé au sol pour elle. Un rituel était comme une danse. C’ était un art subtil et merveilleux, codifié à l’ extrême mais pouvant se décliner en une infinité de combinaisons. Il fallait à la fois en respecter les règles et savoir les adapter à son besoin. Rel et Nel étaient complémentaires dans leur approche des cérémonies. Rel pouvait improviser et mener à bien n’ importe quel rituel simple. Il n’ avait pas besoin de beaucoup de préparation et savait réagir vite. Au contraire, Nel exigeait du temps pour se préparer et concevoir le moindre rite. Mais il était un véritable artiste en la matière. La complexité de ses créations et leur parfait ordonnancement avaient contribué à lui tailler une réputation d’ esthète au sein même de la Tour des Arcanes. Rel avait donc laissé à son frère le soin de préparer ce rituel et s’ était contenté de quelques conseils et commentaires que Nel avait écoutés d’ un air absent pour soigneusement les ignorer par la suite. Les Initiées prirent rapidement leurs places attitrées, signe que les répétitions avaient porté leurs fruits. Les jumelles s’ occupaient de Bellura, la dirigeant avec douceur. De toutes, elle était la seule qui n’ avait pas eu l’ occasion de s’ entraîner avant ce jour, mais son rôle était de toute façon très simple. Elle était celle qui connaissait le mieux Morgas et c’ était l’ unique raison pour laquelle elle se trouvait là. Bellura s’ installa en face de Tris et les deux femmes se tinrent les mains pendant un instant, comme pour se donner du courage. Elles étaient au centre du cercle, prêtes à jouer leur rôle. Ils pouvaient relativement facilement ouvrir un portail vers le plan démoniaque d’ Ixos, où se trouvait le Sceptre. Le véritable enjeu consistait à le faire à proximité de Morgas lui-même, qui ne s’ éloignait jamais de l’ artefact selon les informations dont ils disposaient. Rel n’ était pas très à l’ aise de devoir se fonder sur autant de présomptions, mais il n’ avait guère le choix. Il devait racheter la faute commise aux yeux d’ El et cette mission n’ était rien d’ autre qu’ une mise à l’ épreuve. L’ échec était impen-
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Héritages II sable. La perspective de devoir se rendre en personne sur le plan démoniaque était effrayante, mais il ne pouvait reculer. Il ferait ce qu’ il avait à faire. Il laissa Nel gérer les derniers préparatifs, étonné de l’ entendre babiller avec autant d’ entrain. Son frère alla même jusqu’ à échanger quelques plaisanteries avec la plus jeune des Initiées, une fille aux cheveux noirs et bouclés dont Rel avait déjà oublié le nom. Cette familiarité lui paraissait totalement incongrue, mais aucune des Filles de Nar de l’ assemblée n’ en semblait surprise. Puis Nel s’ accroupit à côté de Tris et Bellura et leur chuchota ses dernières recommandations. Bellura affichait à présent un sourire un peu nerveux, au contraire de Tris, dont les yeux clairs étincelaient d’ anticipation. Les deux Ombres échangèrent finalement un regard et un signe de tête. Tout était en place. Chacun connaissait son rôle. Le rituel allait pouvoir commencer. Nel adressa un sourire d’ excuse à son frère avant de se dépouiller d’ une partie de ses vêtements, laissant tomber au sol la longue tunique qui masquait jusqu’ alors le haut de son corps. Il avait eu du mal à s’ habituer à vivre aussi loin de la Veine terrestre et de son champ magique constant. La Guilde du Savoir était construite à proximité d’ un node, mais sa puissance n’ avait rien de comparable avec le niveau de magie qui imprégnait la Tour des Arcanes. Nel répugnait à porter des vêtements pour les rituels, car il avait l’ impression de mettre des obstacles entre lui et l’ Essence magique dont il se servait. L’ effet était forcément accentué alors qu’ il officiait à Arkas. Au moins n’ était-il pas totalement nu, se consola Rel. Ils avaient envisagé de réaliser le rituel à côté du node pour finalement abandonner cette idée, toute tentante qu’ elle fût. Le portail qui serait ouvert pourrait permettre aux démons de s’ infiltrer sur le Plan Central, mieux valait donc ne pas leur offrir le node d’ Arkas sur un plateau. Les six Initiées étaient agenouillées en cercle autour de Tris et Bellura. Au signal de Nel, elles se concentrèrent et Rel put distinguer les flux magiques qu’ elles attiraient à elles. Il fut agréablement surpris par la maîtrise dont elles faisaient preuve. Les flux étaient constants et bien modelés. Elles devraient prendre le temps de les renforcer avant qu’ ils puissent être utilisés pour créer le portail planaire, mais Rel savait que le moment voulu, il n’ aurait pas de difficulté à tisser ces flux comme il le souhaitait. L’ Ombre reporta son attention sur les deux femmes au milieu du cercle. Bellura avait fermé les yeux et ses lèvres bougeaient en silence. Ses faibles talents magiques étaient à peine perceptibles au milieu des flux qui tourbillonnaient autour d’ elle. Tris avait très bien su utiliser cet argument pour justifier sa propre présence au centre du cercle. Bellura à elle seule était trop faible pour être capable d’ invoquer l’ image de Morgas avec la puissance requise. La maîtresse de la Guilde avait, elle, les yeux grands ouverts et perdus dans le vague. Elle serrait dans ses mains aux articulations blanchies une fine chaînette en argent. Le déchaînement magique autour d’ elle était remarquable pour une humaine. 118
La Mémoire des Ombres Une fois n’ est pas coutume, Rel envia soudain le pouvoir des mentalistes. Il aurait aimé pouvoir lire dans l’ esprit de Bellura et en extirper les souvenirs de Morgas dont ils avaient tant besoin. Certains rituels magiques pouvaient permettre ce genre de chose, mais ils se faisaient en général au détriment de la personne sondée, qui risquait d’ y perdre la raison. Rel aurait aimé disposer de ces souvenirs pour ne pas avoir à se reposer sur les faibles capacités de Bellura. Mais Nel lui-même l’ avait regardé avec horreur quand il avait osé mentionner, à titre purement théorique, cette possibilité. Nel évoluait autour des deux femmes, ses doigts agiles dansant dans l’ air autour d’ elles. Il avait toujours aimé s’ agiter au cours des rituels, accompagner ses actions de gestes codifiés. Il tissait habilement les flux qui émanaient d’ elles, se concentrant sur tout ce qu’ elles voulaient bien lui fournir. Il psalmodiait doucement en même temps, renforçant avec son pouvoir la structure complexe qu’ il dessinait au-dessus d’ elles. Rel se retrouvait presque dans la position de spectateur. Il encourageait les efforts des Initiées, mais il y avait peu à faire. Les jumelles avaient fait un très bon travail de préparation avec elles. Tant que Nel ne lui indiquait pas que le portail pouvait être créé, il devait se contenter de veiller sur les ritualistes. La pièce se chargeait petit à petit d’ Essence et Rel se sentit gagné par un bien-être trompeur. Il ne devait pas se laisser griser, au risque de briser l’ équilibre fragile du rituel. Nel était pour sa part bien concentré, affairé autour de Tris et Bellura. Ses yeux étincelaient de plaisir et de joie et Rel envia son enthousiasme. Il vit Tris battre des paupières et des larmes silencieuses roulèrent sur ses joues. Rel ne savait quels souvenirs provoquaient cette émotion. Cela faisait partie des choses qu’ il avait du mal à comprendre chez les humains, malgré tant de siècles passés parmi eux. Ils étaient d’ une sensibilité à fleur de peau, capables de s’ enflammer sans signe avant-coureur, de passer de la haine à l’ amour en un clin d’ œil. Ils étaient imprévisibles et à ce titre, très fatigants à côtoyer. Lentement, Nel recula pour admirer la structure magique qu’ il avait construite au-dessus de Tris et Bellura. Il s’ empara alors de l’ objet qu’ il avait gardé en réserve pour cet instant. Rel fronça instinctivement du nez devant l’ épée dentelée. C’ était sans nul doute une arme démoniaque et Rel ignorait où son frère se l’ était procurée. Il l’ avait en sa possession à la Tour et l’ avait emmenée avec lui, jugeant à juste titre qu’ elle pourrait servir de focus pour le rituel à venir. L’ épée était entièrement noire, forgée dans une matière lisse et comme vitrifiée. Rel sentait l’ arrière-goût désagréable du léger filet de magie qui s’ échappait d’ elle. Nel la plaça dans sa construction magique où elle demeura figée, lévitant à un mètre cinquante du sol. La montée en puissance se poursuivait et les humaines commencèrent à montrer de premiers signes de fatigue. Leur faible endurance était l’ une des choses qui les limiteraient éternellement. Celle qui souffrait le plus était visiblement Tris. Son visage était pâle comme celui d’ une morte, ses traits tirés. Rel la voyait se drai119
Héritages II ner de toute sa puissance pour nourrir le rituel. Il aurait voulu la freiner, mais il ne pouvait se permettre de perturber la chorégraphie de la cérémonie. L’ épée corrompue se mit à vibrer légèrement. Rel canalisa les flux en provenance des Filles de Nar, préparant l’ ouverture du portail. Certaines humaines haletaient sous l’ effort, d’ autres avaient le visage luisant de sueur, mais toutes tenaient bon. Demeurant immobile, Rel définit les contours du portail à l’ intérieur du cercle, à mi-chemin entre lui et Tris. Sa structure dorée se découpa face à lui, flottant dans l’ air. Rel vit Tris s’ affaisser soudain dans les bras de Bellura, ses yeux papillonnant sous l’ effort. Il échangea un regard avec son frère, qui hocha la tête. C’ était le moment où jamais. Il devait agir tant que la maîtresse de la Guilde était encore consciente. S’ avançant d’ une démarche ferme, il entreprit de tisser le plus rapidement possible le voile magique qui ouvrirait sur le Plan d’ Ixos. Le portail prit forme, d’ abord intangible, puis miroitant alors que sa surface devenait réfléchissante, comme une vague dorée agitée de tremblements. Il le renforça, puisant dans les ressources que lui procuraient les Filles de Nar. Il ne devait pas entamer ses propres réserves, bien que l’ envie se fît pressante. Il devait garder des forces pour avoir l’ espoir de survivre dans le plan démoniaque le temps de trouver ce qu’ il cherchait. Le portail se stabilisa et, pendant un instant, Rel sentit la peur l’ étreindre. Il devait faire les quelques pas qui l’ en séparaient et le franchir. Il n’ avait pas le choix. Et il devait le faire vite, car il n’ était pas certain que la porte reste stable très longtemps, même avec l’ aide de Nel. Il n’ avait plus qu’ à espérer qu’ elle menait au bon endroit. Rel esquissait un pas dans sa direction quand la surface du portail ondula violemment. Une haute forme sombre le traversa hâtivement, bousculant l’ Ombre dans sa course. Rel se tourna vers elle, préparant instinctivement une attaque magique. Mais ce n’ était pas un démon. C’ était Morgas lui-même, vêtu de noir, tenant à la main un splendide bâton qui irradiait de magie. Ils échangèrent un regard et Rel lut de la surprise et de la méfiance dans les prunelles sombres de Morgas. Puis l’ humain embrassa rapidement la pièce du regard avant de se fixer sur le portail. Il cria quelque chose dans une langue hideuse en désignant le portail, puis il se reprit et désigna la porte magique avec l’ incroyable artefact qu’ il serrait dans sa main droite. — Fermez-le ! s’ écria-t-il. Fermez le portail ! Son arrivée en fanfare avait quelque peu désorganisé le rituel. La concentration des Filles de Nar était plus que perturbée et Rel réalisa que la cérémonie tenait uniquement grâce aux efforts de son frère. Il se tourna vers le portail qu’ il avait créé pour le défaire. Pendant un court instant, alors que le voile se dissolvait, il vit au travers la silhouette familière du démon Melekyr, un rictus de rage sur le 120
La Mémoire des Ombres visage. Puis le portail s’ évapora et Nel canalisa les flux d’ Essence pour les dissiper et permettre au rituel de se terminer sans dommage. Les Filles de Nar étaient épuisées et tremblantes. Tous les regards étaient tournés vers le nouveau venu. Morgas semblait en bonne santé, quoi qu’ un peu maigre. Il était vêtu d’ une sorte de longue robe noire sans manches, brodée de complexes et répugnants motifs démoniaques. Il brandissait devant lui une chose qui ne pouvait être que le Sceptre des Anciens, magnifique et pulsant de puissance. Son regard dur était posé sans aucune aménité sur Rel. L’ Ombre fit un pas vers lui, mais Morgas l’ interrompit avec un geste d’ avertissement. — N’ avance pas, ordonna-t-il. Rel sentit son agacement monter face à ces manières cavalières. Il lui pesait de devoir gérer les humeurs de l’ humain au lieu de se concentrer sur le merveilleux artefact. — Ne sois pas ingrat, Morgas, lui dit-il avec impatience. — Ingrat ? rétorqua l’ autre de ce ton outré qui n’ appartenait qu’ à lui. La dernière fois que nous nous sommes vus, tu as tenté de me tuer. À moins que tu ne sois pas Rel… Son regard fit à nouveau le tour de l’ assemblée. Il marqua un temps d’ arrêt sur Tris et Bellura et une expression indéfinissable passa sur son visage. Puis il revint sur Rel avec un air hautain. — Tu es bien Rel, dit-il alors avec certitude. — Oui, je suis Rel, concéda ce dernier. Et je viens de te sauver la vie, alors montre-toi un peu plus aimable. Morgas émit un rire incrédule. — Me sauver la vie ? dit-il. Heureusement que je ne t’ ai pas attendu pour me sauver la vie, sinon je serais mort il y a quarante spirales. — Cycles, corrigea Rel. Tu es sur le Plan Central, Morgas, et plus chez les démons. Maintenant, cesse de me menacer, personne ne va t’ attaquer. L’ humain se détendit légèrement, posant la base de son bâton au sol. Son regard sur Rel demeurait cependant méfiant, signe qu’ il était sur le qui-vive. Rel dut convenir en son for intérieur que Morgas avait quelques raisons de se méfier de lui. La dernière fois qu’ ils s’ étaient affrontés, le soi-disant mage avait dû sa survie à un concours de circonstances. Ceci dit, le Sceptre qu’ il tenait en main décuplait vraisemblablement ses capacités, une chose à prendre en compte pour l’ avenir. Morgas semblait un peu désorienté et hagard. Rel éprouva avec réticence une pointe de respect pour lui. Cet humain avait survécu sur un plan démoniaque pendant des décennies. Sans doute avait-il dû s’ allier avec les créatures de l’ Altération pour survivre, ce qui ne plaidait pas vraiment en sa faveur, mais le tour de force n’ en demeurait pas moins remarquable. 121
Héritages II Certaines Filles de Nar avaient rompu leur formation dans le cercle pour se porter au secours de la maîtresse de la Guilde. Tris était inconsciente mais Rel voyait sa poitrine se soulever au rythme de sa respiration. Les autres humaines suivaient la conversation, leurs regards fixés sur Morgas. Ce qui n’ avait rien de très surprenant, vu les circonstances de son retour. Sans parler du fait que l’ histoire du fils de Zephra était bien connue au sein de la Guilde. Il n’ était rien moins qu’ une figure légendaire qui surgissait devant elles, en chair et en os, et en possession du Sceptre des Anciens. Rel devait reconnaître qu’ il n’ avait jamais vraiment envisagé de ramener Morgas avec lui. Il n’ avait pas réellement cru qu’ il puisse être encore en vie ou en état de se déplacer. Le trouver en aussi bonne santé était une véritable surprise. La main possessive avec laquelle il tenait le Sceptre ne manquait pas de contrarier l’ Ombre. Bellura contribua à alléger la tension ambiante en s’ avançant lentement vers Morgas. — Tu n’ as pas changé, murmura-t-elle en tendant une main vers son visage. Il la laissa effleurer sa joue en une douce caresse. Le regard qu’ il portait sur elle était à la fois affectueux et un peu triste. — Bellura, dit-il. Il l’ étreignit spontanément, l’ entourant de ses bras après avoir lâché le Sceptre, qui oscilla légèrement avant de se stabiliser à la verticale. Elle était bien différente de la dernière fois que Morgas l’ avait vue et Rel comprit soudain la détresse qu’ il lisait dans les yeux de l’ humain. Morgas n’ avait pas changé. Ses cheveux étaient toujours du même noir profond, sans trace du gris qui aurait dû les parer après tant de temps. Son visage était jeune et énergique, son corps épargné par les outrages du temps. Ce que lisait Rel dans son regard lui rappelait son propre désarroi lorsqu’ il avait constaté pour la première fois la brièveté de la vie humaine. — Merci, dit Morgas à la Fille de Nar. — Je n’ ai pas fait grand-chose, tu t’ en doutes bien, répliqua-t-elle avec un sourire d’ autodérision. — Il s’ est passé tant de temps, dit-il. Il lâcha Bellura et porta à nouveau son regard sur Tris, allongée au sol. Il paraissait très troublé, mais un sourire sincère passa sur ses lèvres quand il croisa les yeux des jumelles. Un bref cri de douleur attira l’ attention de tous sur le Sceptre. Ignoré de tous, Nel avait discrètement fait le tour de la pièce pour s’ approcher de l’ artefact. Il se tenait à côté de lui et massait l’ une de ses mains comme si elle était douloureuse. — C’ est incroyable, dit-il d’ un ton réjoui à la cantonade. J’ ai voulu le toucher et il m’ a envoyé une décharge magique, comme s’ il avait voulu me donner un coup de baguette sur les doigts. Il adressa un regard fasciné à Morgas. — Fait-il toujours cela ? demanda-t-il avidement, ignorant l’ œil noir que l’ humain posait sur lui. 122
La Mémoire des Ombres — Je suis son porteur, annonça Morgas. Il ne laisse personne d’ autre le prendre. Rel masqua tant bien que mal la contrariété que faisait naître en lui cette affirmation. Si cela s’ avérait exact, cela n’ allait pas lui faciliter les choses. — Vous en parlez comme s’ il était conscient. — Oh, il l’ est, répondit Morgas en se saisissant à nouveau du bâton. Parfois un peu trop. — Il est magnifique, continua rêveusement Nel. Me permettrez-vous de l’ étudier ? Il a une aura que je n’ avais encore jamais vue. Nel sautillait devant Morgas comme un enfant fébrile, ses doigts s’ agitant devant lui. L’ humain le fixait avec une certaine perplexité, comme s’ il était interloqué par le comportement de l’ Ombre. Ce qui était sans doute le cas. Nel ne savait vraiment pas se tenir. — Nous devrions avoir cette conversation ailleurs, intervint Rel avec un regard sévère pour son frère. Regard inutile, car Nel n’ avait d’ yeux que pour l’ artefact. — Je ne suis pas sûr que nous ayons grand-chose à nous dire, rétorqua Morgas avec hauteur. — Ne fais pas ta mauvaise tête, Morgas, intervint Élira, l’ une des jumelles, en s’ approchant de lui. Nous pourrions peut-être tout simplement nous installer dans un endroit plus confortable et discuter tranquillement. Tu as l’ air frigorifié. Et à moitié mort de faim. Rel remarqua alors que l’ humain frissonnait. — Les Initiées vont prendre soin de Tris, ajouta sa sœur Sémira en avançant à son tour et en saisissant doucement le bras nu de Morgas. Viens avec nous. À la grande surprise de Rel, Morgas se laissa entraîner sans résister par les deux femmes en direction de la porte, non sans avoir repris le Sceptre en main, comme si un sourire de leur part et quelques paroles raisonnables avaient suffi à l’ adoucir. Les humains étaient d’ une faiblesse incompréhensible. Quoi qu’ il en soit, si Morgas se montrait aussi malléable face aux représentantes du sexe opposé, c’ était un levier que Rel se ferait une joie d’ exploiter pour parvenir à ses fins. L’ Ombre prit un instant pour s’ assurer que Tris serait transportée jusqu’ à ses appartements. Elle était très pâle et Rel se demanda avec un pincement de regret si elle parviendrait jamais à se remettre de cette épreuve. Il se rendit compte qu’ il éprouvait une certaine affection pour elle. La situation n’ était pas courante, mais pas inédite non plus. Certaines maîtresses de la Guilde, au fil du temps, avaient su s’ attirer sa sympathie. L’ une d’ entre elles n’ était autre que Zephra elle-même. Sa trahison avait grandement contrarié Rel. Le fait que Morgas, son fils, porte ses traits de façon si flagrante ne faisait que raviver un vieux ressentiment et compliquer les choses. Poussant un soupir résolu, Rel suivit son frère, qui trottinait derrière Morgas en marmonnant des commentaires passionnés sur le Sceptre. 123
HĂŠritages II
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La Mémoire des Ombres
Chapitre 11 Cité d’ Arkas. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison de l’ Eau. Morgas fut réveillé par le froid. Il était pourtant emmitouflé sous plusieurs couvertures, dans la chambre que la Guilde avait mise à sa disposition. Mais il grelottait. Il était tellement accoutumé à la chaleur du plan d’ Ixos que rien ici ne semblait en mesure de le réchauffer. Comme par hasard, il revenait sur le Plan Central en plein milieu de la saison de l’ Eau, la plus froide et la plus humide de toutes. Le feu dans la cheminée était réduit à l’ état de braises et il allait devoir se lever dans la glacière qu’ était sa chambre pour le ranimer. Dans un coin de la pièce, le Sceptre diffusait sa douce lueur argentée. Il était très calme depuis son retour sur le Plan Central. Les esprits qui l’ habitaient avaient exprimé leur satisfaction à sortir du plan démoniaque, puis s’ étaient sagement tus en présence des Ombres, comme s’ ils se méfiaient d’ elles. Le silence était oppressant. La forteresse d’ Ixos n’ était jamais silencieuse, entre les rixes des soldats et le babillage incessant et crétin des serviteurs. Ici, tout était calme et Morgas le percevait instinctivement comme un signe anormal. Il chassa de son esprit les derniers vestiges d’ un rêve perturbant où il voyait des dragons s’ élever dans le ciel et tournoyer au-dessus de lui. Secouant la tête pour s’ éclaircir les idées, il tenta de trouver une position plus confortable dans le lit. En vain. La sensation de froid ne voulait pas le quitter. Morgas s’ extirpa de son lit et remit en hâte des bûches dans l’ âtre. Après une brève hésitation, il utilisa la magie du feu pour les enflammer rapidement. Les Filles de Nar désapprouveraient sans doute l’ usage d’ une magie teintée au sein de leurs murs, mais Morgas réalisa qu’ il n’ avait que faire de leur jugement. D’ ici peu de temps, il serait parti et il cesserait d’ être un embarras pour elles. Il était libéré du désir d’ obtenir leur reconnaissance depuis longtemps et profitait juste de leur hospitalité le temps de se réadapter au monde. Jamais, jusqu’ à présent, les Filles de Nar n’ avaient accepté de l’ héberger dans leurs murs. La possession du Sceptre lui conférait une stature inédite et appréciable. Il ne faisait aucun doute que les Ombres convoitaient l’ artefact, mais Morgas se moquait de leurs exigences. Rel s’ était montré très prudent dans la brève discussion qu’ ils avaient eue quelques heures plus tôt mais le mage ne dou-
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Héritages II tait pas qu’ il espérait mettre la main sur le Sceptre. Un espoir qui serait forcément déçu. Morgas ferma les yeux, savourant la chaleur des flammes sur son corps transi. Il s’ empara du manteau fourré qu’ il avait jeté sur son lit en supplément de toutes les couvertures et le serra autour de ses épaules avant de s’ asseoir sur le tapis, face au feu. Il avait un peu de mal à analyser ses propres sentiments. Il était heureux d’ avoir enfin réussi à revenir chez lui. Il allait pouvoir reprendre le fil normal de sa vie, interrompu longtemps auparavant par la séquestration dont il avait été la victime. Personne ne l’ attendait plus sur le Plan Central, après quarante cycles d’ absence, mais il avait des engagements à tenir. Il avait promis aux esprits du Sceptre de trouver le moyen de les libérer. Il ne savait par où commencer, mais cela lui donnait au moins un objectif, même si l’ idée de perdre la compagnie de Sefyrin lui était très désagréable. Il avait tant espéré, pendant de longues spirales, revenir sur son plan natal, se languissant de lui et rongeant son frein. Il avait pleuré les personnes laissées derrière lui, faisant son deuil au fur et à mesure que le temps passait. À présent qu’ il se retrouvait à Arkas, il éprouvait une étrange sensation de vide. Tout s’ était passé si vite. Il avait tout abandonné derrière lui et il se sentait honteux d’ avoir ainsi faussé compagnie aux démons qui avaient si longtemps partagé sa vie. Il était triste et mal à l’ aise de n’ avoir pu dire au revoir à ses gardiennes, ses amies. Il savait qu’ elles seraient blessées par sa fuite et cela le touchait plus qu’ il n’ aurait su le dire. Il aurait aimé se convaincre que le temps passé à Ixos n’ était qu’ une parenthèse dans sa vie, mais il savait que c’ était faux. Quand il faisait le compte, il avait vécu plus de cycles chez les démons que sur le Plan Central. Et maintenant, il lui fallait réapprendre à vivre comme un humain. Il se rendit compte avec ironie qu’ il pensait même en langue démoniaque et qu’ il lui fallait faire un effort pour s’ exprimer dans un langage intelligible à Arkas. Il se sentait tiraillé entre ces deux mondes antinomiques et il se demanda avec malaise s’ il parviendrait à se réadapter au Plan Central. Il n’ avait pas encore vraiment eu l’ occasion de sortir à l’ air libre. La veille, il avait simplement traversé une portion d’ une cour intérieure de la Guilde pour sortir de la tour des Ombres et rejoindre les quartiers des humaines. Il pleuvait et Morgas avait sursauté au contact glacial des gouttes d’ eau sur son visage. La luminosité avait été si forte qu’ il avait presque avancé en aveugle, les yeux plissés pour limiter l’ éblouissement. La Guilde était silencieuse. Aucune lumière ne filtrait au travers des volets de bois et Morgas en conclut qu’ il faisait encore nuit. Avec le temps, son besoin de sommeil s’ était singulièrement amenuisé. Il ne dormait plus que quelques heures par spire, sauf quand la facétieuse Paliam l’ épuisait dans une séance d’ entraînement au combat.
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La Mémoire des Ombres Morgas réalisa qu’ il avait faim, une sensation qu’ il avait quelque peu oubliée tant qu’ il vivait à Ixos. Les démons serviteurs avaient passé leur temps à lui proposer de la nourriture, ou du moins ce qu’ ils considéraient comme une nourriture adaptée aux humains. Morgas avait consciencieusement absorbé le brouet filandreux qu’ on lui servait chaque jour, sachant qu’ il ne pouvait espérer mieux. La chose avait peu de goût et il préférait ignorer sa provenance. Elle le maintenait en vie et cela avait constitué son unique intérêt aux yeux de Morgas. La veille, il avait refusé de se restaurer quand on le lui avait proposé. Il était alors noué, désorienté, un peu stupéfait de se retrouver dans la Guilde juste après avoir manqué de se faire tuer par le Premier, ou Sar, ou quelle que soit son identité. À présent, il avait faim. Faim d’ une nourriture solide et chaude. Il se leva et considéra ses vêtements fripés. Les Filles de Nar les lui avaient fournis pour qu’ il puisse quitter ses atours démoniaques. Il était censé les porter le lendemain, mais il s’ était couché avec pour tenter de lutter contre le froid glacial qui l’ enserrait. Haussant les épaules, il enfila une paire de bottes un peu trop petites et le manteau fourré, rentrant ses mains dans les manches pour les maintenir au chaud. Il dut cependant en ressortir une pour s’ emparer du Sceptre. Il voulait le garder à proximité de lui. Il n’ avait aucune confiance dans les Ombres, qu’ il s’ agisse de Rel ou de son étrange acolyte. Il ne se faisait aucune illusion à leur sujet. Ils tenteraient sans nul doute d’ escamoter l’ artefact dès qu’ il aurait le dos tourné. Une tentative sans doute vaine, étant donné l’ accord qu’ il avait passé avec le Sceptre, mais il préférait ne prendre aucun risque. Le bâton bourdonna doucement à son contact et Morgas sentit avec plaisir la caresse mentale de Sefyrin. — Alors, dit la voix paresseuse d’ Aestyr, où irons-nous donc, maintenant que nous revoilà sur le Plan Central ? — Je ne sais pas, répondit tranquillement Morgas. — Tu as promis de nous aider, lui rappela le fils d’ Itar avec le ton qu’ il prenait toujours quand il avait décidé d’ être pénible. Il serait grand temps d’ y penser. — Vous avez tout le temps, rétorqua le mage en sortant de sa chambre. Après des millénaires, vous allez bien patienter quelques saisons de plus, le temps que je trouve le moyen de vous libérer. À moins que vous ne préfériez que je vous confie aux Ombres ? Aestyr émit une exclamation écœurée mais, comme de bien entendu, Icapeus trouva le moyen d’ acquiescer. — C’ est une bonne idée, dit-il, sa voix sèche invoquant à l’ esprit de Morgas un homme à la posture rigide et au visage austère. Les Ombres sont sans doute plus à même de nous aider que toi. — Ce vote de confiance me réchauffe le cœur.
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Héritages II — Je suis contre ! protesta Aestyr avec véhémence. Les Ombres ne nous aideront pas. Elles nous maintiendront dans notre prison pour nous étudier pendant d’ autres longs millénaires. — Peut-être est-ce ce que nous méritons, siffla Icapeus, repartant dans sa sempiternelle rengaine d’ auto flagellation. — Bla-bla-bla… soupira Aestyr. Pour ma part, je ne me sens pas coupable du tout. Tout est la faute d’ Aendo, c’ est lui qui a tout manigancé. — C’ est un peu facile, ne put s’ empêcher de réagir l’ autre. Nous avons trahi nos dieux… Morgas les ignora, les laissant pérorer dans un coin de son esprit. Il connaissait par cœur le contenu de cette discussion stérile. Sefyrin avait depuis longtemps cessé d’ intervenir pour calmer le jeu et elle demeurait en retrait, blasée. Elle finit par chuchoter dans l’ esprit de Morgas : — Peut-être devrions-nous nous rendre dans nos anciens territoires. Le temps a effacé bien des choses, mais il faut bien commencer quelque part, et c’ est le point de départ le plus évident. Morgas était bien d’ accord avec cette analyse, mais le seul lieu qu’ il connaissait en rapport avec l’ un des trois esprits était Sheam et il redoutait le moment où Sefyrin quitterait le Sceptre. Il aurait largement préféré se débarrasser en premier lieu de l’ encombrant Icapeus. Sefyrin sembla percevoir ses pensées et il en conçut un certain embarras, bien qu’ elle demeurât comme toujours compréhensive. Morgas n’ aimait pas Icapeus. Il n’ aimait pas ses manières, sa façon de parler toujours sèche et condescendante, sa jalousie ridicule, son attitude possessive et excessive envers Sefyrin. Il ne comprenait pas qu’ elle puisse éprouver des sentiments pour un être aussi odieux et pincé. — Nous avons tous changé, dit doucement Sefyrin en écho à ses pensées. — Je suis désolé, dit Morgas, mortifié d’ être aussi transparent. Tout ceci ne me regarde pas. — J’ apprécie ta sollicitude, dit-elle, et il crut percevoir une certaine réticence en elle. — Il me faudrait localiser les villes d’ Exaldir et Staka, dit-il rapidement pour couper court à la gêne qui s’ était installée entre eux. — Ce n’ est pas un problème, lui assura Sefyrin. Il suffit que tu trouves une carte et je t’ indiquerai où nos villes sont… étaient localisées. — As-tu envie d’ aller à Sheam ? questionna Morgas. Elle sembla hésiter un instant. — Il n’ en reste plus rien, dit-elle finalement d’ une voix neutre. J’ ai vu dans ton esprit le désert qui a envahi ma cité. Je ne suis pas sûre d’ avoir envie de m’ y rendre.
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La Mémoire des Ombres — Staka devrait être la plus accessible. Icapeus sera sans doute satisfait de revoir sa capitale. D’ après ce que vous m’ avez décrit, elle doit être au sud de l’ ancien empire d’ Ostar. Avec un peu de chance, le piton rocheux doit toujours exister. — Chercher Staka est une bonne idée, murmura Sefyrin. Morgas s’ immobilisa au détour d’ un couloir et dut se rendre à l’ évidence. Il était perdu. Le siège de la Guilde était un vaste ensemble de bâtiments. Il connaissait bien l’ itinéraire pour se rendre chez Tris, pouvait retrouver facilement la bibliothèque et les salles de classe. Mais le reste était très flou dans son esprit. Quand il était enfant, sa mère lui avait fait apprendre par cœur la disposition de cet endroit, mais les souvenirs de Morgas étaient à présent nébuleux. Jamais encore il n’ avait eu l’ honneur d’ être logé dans l’ enceinte de la Guilde. La plupart du temps, il s’ était contenté de faire le trajet entre la porte extérieure et le bureau de Tris. Plus rapidement sur le trajet du retour qu’ à l’ arrivée, d’ ailleurs, songea-t-il avec un demi-sourire. Il n’ avait jamais été le bienvenu ici. Il erra pendant un temps dans les couloirs avant de trouver une sortie qui donnait sur la cour intérieure. La nuit était très sombre et il pleuvait encore. La noirceur du ciel était étrange à ses yeux accoutumés aux cieux orangés d’ Ixos. Il tendit la main pour sentir les gouttes de pluie sur sa peau, amusé qu’ une chose aussi banale puisse désormais lui paraître si extraordinaire. Malgré le froid, le contact de l’ eau éveilla un autre désir longtemps refoulé en lui ; il voulait prendre un bain. Brûlant, de préférence. Pouvoir s’ immerger totalement dans une eau qui ne sentait pas le soufre relevait encore peu de temps auparavant du miracle absolu. Mais l’ heure n’ étant pas à ce genre de fantaisie, il repartit en quête des cuisines de la Guilde. Il lui fallut un moment pour se repérer dans les couloirs déserts, mais il finit par trouver leur entrée légèrement en sous-sol. Une jeune femme s’ y trouvait, vraisemblablement une Fille de Nar, occupée à préparer un assortiment de pains et de gâteaux qu’ elle disposait soigneusement sur une assiette. Derrière elle, sur un petit fourneau, chauffait une bouilloire. Elle sursauta à l’ entrée de Morgas et lui adressa un regard quelque peu ébahi. Elle le dévisagea, s’ intéressa ensuite au Sceptre, puis revint sur le visage du mage. Il l’ approcha sans s’ émouvoir de cette scrutation. La nouvelle de son arrivée avait dû faire le tour de la Guilde, elle savait donc qui il était et ce qu’ il transportait. La curiosité de la jeune femme était parfaitement naturelle. — Bonjour, lui dit-il, bien qu’ à cette heure de la nuit le terme fût totalement inadéquat. Elle lui adressa un sourire hésitant en retour. — Ai-je une chance de te convaincre de partager le contenu de cette assiette ? demanda-t-il avec un sourire charmeur. Il la vit rougir légèrement et s’ en amusa. Qui pouvait savoir quelles rumeurs couraient sur lui dans la Guilde après tant d’ absence ? Il la trouvait jolie. Mais, après quarante cycles passés en compagnie de démons asexués, il devait recon-
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Héritages II naître qu’ il aurait sans doute trouvé attirantes toutes les femmes de la Guilde, exception faite des gamines et des vieilles. — Ce n’ est pas pour moi, dit-elle timidement. — Ah non ? — L’ Adepte Tris s’ est réveillée. Il faut qu’ elle reprenne des forces après… — Après le rituel, finit-il à sa place alors qu’ elle hésitait. Elle acquiesça en lissant nerveusement le devant de sa robe. Morgas ne détectait aucune hostilité en elle, ce qui était à la fois surprenant et agréable. Cette jeune femme était trop âgée pour être encore une novice, ce qui faisait certainement d’ elle une assistante des Érudites ou de Tris elle-même. Peut-être avait-elle participé au rituel. Morgas n’ avait prêté que peu d’ attention aux Filles de Nar qu’ il ne connaissait pas, son intérêt focalisé sur les Ombres, Bellura et les Érudites Élira et Sémira. Elle se détourna pour s’ emparer d’ une deuxième assiette, où elle commença à empiler d’ autres victuailles, sorties directement d’ un four. L’ odeur de pain chaud était une merveille pour les sens engourdis de Morgas et il sentit l’ eau lui monter à la bouche. — Crois-tu que Tris accepterait de me recevoir ? demanda-t-il. — À cette heure ? s’ étonna la jeune femme. Elle est très faible et il ne faut pas la fatiguer. — Je veux juste lui parler, rien d’ autre, assura-t-il avec un autre sourire. Ce qui déclencha une nouvelle rougeur sur les joues de la Fille de Nar. Il n’ avait pas cherché à faire de sous-entendu douteux, mais elle avait à l’ évidence mal interprété ses paroles. Elle baissa chastement les yeux mais son intérêt était évident et Morgas sentit d’ autres appétits longtemps réprimés refaire surface. — Je veux bien lui demander, annonça-t-elle en coupant court au silence qui s’ était installé entre eux. Les gestes un peu brusques, elle déposa les deux assiettes sur un grand plateau de bois, ajoutant deux tasses et la bouilloire soigneusement emmaillotée dans un linge. Morgas intervint lorsqu’ elle fit mine de le porter. — Je vais le faire, dit-il, finalement un peu désappointé en constatant qu’ elle voulait mettre un terme à la discussion. Il aurait volontiers passé plus de temps avec elle dans cette cuisine, ou ailleurs. Mais elle lui indiqua la porte d’ un geste résolu. Il s’ empara du plateau et le fit glisser sur une de ses mains, assurant un équilibre précaire tout en tenant le Sceptre de l’ autre. — Suivez-moi, dit-elle avec toutes les apparences de l’ indifférence. Elle est installée dans son petit salon préféré, nous verrons si elle veut vous parler. Il la suivit donc sans protester, non sans subir les moqueries déçues d’ Aestyr dans un coin de son esprit. Le fils d’ Itar était le pire voyeur qui soit, ce qui contribuait à singulièrement refroidir les ardeurs de Morgas. 130
La Mémoire des Ombres La Fille de Nar lui fit grimper plusieurs étages avant de toquer à une porte. Elle entra, seule, et Morgas perçut une conversation à voix basse. Puis la porte s’ ouvrit à nouveau et elle lui fit signe d’ entrer. — Ne restez pas trop longtemps, elle est encore très faible, lui dit-elle. Morgas entra et elle referma la porte sur lui. Le salon était une toute petite pièce, qui comportait en tout et pour tout quatre fauteuils confortables et une petite table basse regroupés devant une cheminée. Il y régnait une chaleur agréable, même selon les critères exigeants de Morgas. Tris était assise dans le fauteuil le plus proche du feu, son regard fixé sur les flammes. Le mage approcha en silence et déposa le plateau sur la table basse avant de s’ installer à côté d’ elle, le Sceptre appuyé contre le dossier de son fauteuil. Tris avait vieilli. Son visage demeurait toujours le même, composé et froid, mais il s’ était aminci, des rides s’ étaient creusées autour de ses yeux et de sa bouche. Ses mains et ses poignets dépassaient, frêles, de la couverture dans laquelle elle était enveloppée. Elle semblait terriblement fragile, effet accentué par ses cheveux blancs dénoués qui ondulaient jusqu’ à ses épaules. Comme elle persistait à se taire, Morgas prit le temps de verser du thé dans les deux tasses et d’ y adjoindre une cuillérée de miel. Ce n’ est que lorsqu’ il lui tendit une tasse qu’ elle posa enfin son regard sur lui. Elle l’ examina attentivement. Il subit sans un mot la scrutation de ses yeux clairs. Ils étaient dépourvus de toute animosité et d’ un joli vert d’ eau, chose que Morgas n’ avait jamais remarquée jusqu’ alors. Il se sentait légèrement mal à l’ aise de se présenter ainsi devant elle, inchangé, alors qu’ elle se trouvait selon toute vraisemblance presque au terme de sa vie. Mais elle ne semblait pourtant pas éprouver de ressentiment. Il l’ avait toujours connue froide et tranchante, réticente à lui concéder la moindre chose. Elle s’ était arrangée pour le faire chasser d’ Arkas longtemps auparavant, avait repoussé farouchement toute tentative de paix entre eux. Elle l’ avait espionné au travers de Bellura, lui avait attribué une Épreuve qu’ elle pensait impossible. La seule fois où elle ne s’ était pas comportée en ennemie était le jour où elle l’ avait prévenu de l’ arrivée des Ombres, dans le désert d’ Ared. Son regard était à présent doux et apaisé et, s’ il ne l’ avait pas si bien connue, Morgas aurait pu croire y lire une certaine tendresse. Sans doute le temps avait-il contribué à adoucir son caractère. — Te voilà donc à nouveau, Morgas, dit-elle finalement avec dans la voix un écho de sa froideur passée. J’ ai toujours su que tu trouverais le moyen de survivre. — J’ en ai moi-même douté à certains moments, répondit-il. Elle sourit tout en reposant sa tasse sur le rebord de la table. — Pas moi. Tu es bien trop casse-pieds pour disparaître ainsi. Tu dois être la personne la plus opiniâtre que je connaisse. Tu m’ as manqué. 131
Héritages II Il ne sut que répondre à cela. Leur dernier contact s’ était fait par l’ intermédiaire de Bellura. Elle avait eu un comportement un peu équivoque, mais que Morgas avait attribué au regret d’ avoir lancé les Ombres sur sa piste. Elle n’ avait jamais voulu le faire tuer, il en était convaincu. — Tous ces cycles, continua-t-elle, j’ ai cherché le moyen de te ramener. Mais la tâche était trop ardue, même pour moi. Sur la fin, j’ avais même cessé d’ espérer. Mais les Ombres m’ ont finalement donné l’ occasion dont je rêvais. Je regrette juste qu’ elles aient mis tant de temps. — Les Ombres veulent le Sceptre. Tris sourit à nouveau, l’ air amusé. — Il est certain que ce n’ est pas toi que Rel voulait retrouver plus que tout, dit-elle. Elle semblait pour sa part se moquer éperdument de l’ artefact. Elle ne lui avait pas accordé un regard depuis que Morgas était entré dans la pièce. — Je te remercie d’ avoir cherché à m’ aider, dit-il sincèrement. — Cela te surprend, n’ est-ce pas ? dit-elle avec autodérision. Comment pourrait-il en être autrement ? — Tu m’ as depuis toujours très clairement signifié la piètre opinion que tu avais de moi. — Sans doute, concéda-t-elle. Mais je suis vieille à présent. Le temps a passé, et je suis fatiguée des faux-semblants. Je n’ ai plus l’ âge de ces enfantillages. Morgas attendit la suite, un peu perplexe. Il croyait voir où elle voulait en venir, mais cette perspective était tellement absurde qu’ il ne pouvait sérieusement l’ envisager. Tris le détestait, elle n’ avait fait que le lui prouver à chacune de leurs rencontres. Tris le regarda à nouveau dans les yeux, et il ne pouvait nier l’ affection et la tristesse qu’ il lisait en elle. — Tu es toujours aussi beau, dit-elle avec nostalgie. J’ ai passé toute ma vie à construire des barrières pour éloigner les autres de moi. Peut-être pour me protéger, peut-être parce que j’ avais peur. Et tu es, de loin, la personne qui me faisait le plus peur, Morgas. Pas à cause de qui tu étais, ou de ce que tu me demandais. Il la laissa continuer, légèrement embarrassé. — Tu étais différent. Tu étais fascinant. C’ est ce que disaient d’ elle tous ceux qui ont connu ta mère. Tu es aussi exceptionnel qu’ elle l’ était et sans doute même davantage, si on prend en compte l’ identité de ton père. Même en ignorant cela, il était si facile de t’ aimer. Il secoua la tête. — Mais… commença-t-il. — Et tellement agaçant, continua Tris en lui lançant un sourire pincé. Il était également facile de te repousser, de jouer sur ton orgueil pour te faire partir en trombe, indigné et blessé. Cet amour-là était impossible et si bien
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La Mémoire des Ombres caché. Comment aurais-tu pu le voir alors que je me voilais moi-même la face ? Elle poussa un faible soupir. — Et maintenant, cela n’ a plus d’ importance. Je suis une vieille femme mourante et je suis heureuse de te faire cet aveu. Heureuse d’ avoir pu contribuer à ton retour et de te trouver aussi magnifique que dans mes souvenirs. Morgas ne savait que dire. En fait, il comprenait confusément qu’ il n’ avait aucune réponse à lui faire. Tris se libérait simplement d’ un secret si bien gardé qu’ elle-même avait su l’ occulter à ses propres yeux. Il était inutile de revenir en arrière et de s’ interroger sur ce que leurs vies auraient pu être si elle avait osé assumer ses sentiments. La simplicité et l’ évidente sincérité de cet aveu emplissaient Morgas d’ une certaine nostalgie. Tris était sereine à côté de lui, plus détendue et apaisée qu’ il ne l’ avait jamais connue. Lentement, il se pencha vers elle et prit les mains froides de Tris dans les siennes, réalisant que c’ était là leur tout premier contact physique. — Merci, dit-il simplement. Elle hocha la tête avec une grande dignité, puis dégagea gentiment une de ses mains de l’ étreinte de Morgas pour dévoiler ce qu’ elle contenait. Dans sa paume ouverte reposait un médaillon en argent et une fine chaînette. — C’ est à toi, lui dit-elle en le lui tendant. Il considéra le bijou avec surprise. Il portait toujours autour du cou la pierre rouge sang qui avait appartenu à sa mère, mais jamais il n’ avait eu en sa possession le médaillon qu’ elle lui présentait. — Ta mère te l’ a remis quand tu es né, dans une pièce voisine à celle où nous nous trouvons. Mais il a été oublié quand elle est partie précipitamment. La précédente maîtresse de la Guilde l’ avait récupéré. Je l’ ai gardé tout ce temps. Il te revient. Il referma la main de Tris sur le bijou. — Je veux que tu le gardes, dit-il. — Comme c’ est mélodramatique, s’ amusa-t-elle tout en reposant le médaillon dans son giron. Mais j’ accepte, bien entendu. Son regard glissa sur la table, qu’ elle désigna d’ un léger signe de tête. — Donne-moi un de ces gâteaux, veux-tu ? Les déclarations d’ amour me donnent faim. Il s’ exécuta de bonne grâce. — Et prends aussi quelque chose, conseilla-t-elle d’ un ton maternel. J’ ai dit que je te trouvais beau, mais tu es bien trop maigre à mon goût. — Oui, madame, dit-il d’ un ton obéissant, quelque peu soulagé de voir la conversation prendre un ton plus léger.
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Héritages II Il hésita devant les deux plats, puis opta pour un simple morceau de pain. Les gâteaux le tentaient, mais il n’ était pas sûr de pouvoir ingérer quelque chose d’ aussi sucré après tant de diète. — Et maintenant, dit Tris, que vas-tu faire ? Morgas se laissa aller contre le dossier de son siège. — M’ enfuir le plus rapidement possible d’ ici pour échapper aux Ombres, je suppose, dit-il. J’ ai pris des engagements envers le Sceptre qui ne seront sans doute pas du goût de Rel et de son drôle d’ acolyte. — Nel est charmant, dit Tris. Un peu inadapté à la société humaine, mais charmant. Cela me fait plaisir d’ avoir pu rencontrer une Ombre comme lui. À ne fréquenter que Rel, on pourrait se forger une mauvaise opinion de leur espèce. — Tu ne sembles pas beaucoup t’ intéresser au Sceptre, remarqua Morgas. — Tu as raison, il m’ indiffère. Cet objet est une mauvaise chose et je ne veux pas m’ en préoccuper. J’ estime qu’ il a déjà fait suffisamment de mal autour de lui. — Certains des enfants des dieux anciens sont toujours dedans, dit Morgas, se surprenant à dévoiler une information qu’ il avait jusqu’ à présent tenue secrète face aux Ombres. Ceci amena une étincelle d’ intérêt dans le regard de Tris, signe qu’ elle demeurait tout de même la maîtresse d’ une guilde de magie. — Te parlent-ils ? demanda-t-elle. — Régulièrement. Surtout Sefyrin. — L’ élue de Nar ? réagit-elle, un sourire incrédule éclairant son visage. Morgas, tu es l’ homme le plus chanceux du monde. Elle regarda pour la première fois le Sceptre avec plus d’ intérêt. Mais la lueur dans ses yeux s’ éteignit rapidement. — Tu as conscience que jamais Rel ne te laissera partir avec le Sceptre ? soupira-t-elle finalement. Morgas haussa les épaules. — Je ne suis pas certain qu’ il soit en position de me contraindre en quoi que ce soit. Et encore moins de contraindre le Sceptre. Il sait ce qu’ il veut, crois-moi. — Je regrette presque de ne plus être aux affaires, dit Tris avec un sourire en coin. J’ aurais bien aimé arbitrer ce match. — Tu es toujours maîtresse de la Guilde, non ? C’ est en tout cas que ce Rel a dit hier. — Oh non, répondit-elle tranquillement. Il est temps que je laisse ma place. Je suis épuisée et je n’ ai plus envie d’ assumer ce rôle. Les candidates de talent ne manquent pas pour me succéder. J’ ai accompli ce que je voulais. À présent, j’ ai le droit de me reposer. Morgas demeura avec elle jusqu’ à ce que le jour commence à poindre derrière les lourds rideaux. Ils parlèrent de choses et d’ autres, comme de vieux amis, puis Morgas se décida à la laisser lorsqu’ elle commença à dodeliner de la tête.
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La Mémoire des Ombres Il se leva le plus silencieusement possible et, pris d’ une subite impulsion, se pencha pour déposer un léger baiser sur la joue de Tris. Elle sourit à son contact, lui adressant un regard indulgent. — N’ as-tu pas honte de presser ton avantage auprès des vieilles dames ? demanda-t-elle d’ une voix endormie. — Je n’ ai honte de rien, répondit-il en acceptant la légère caresse qu’ elle lui fit du bout des doigts sur le visage. Il récupéra son Sceptre et la laissa en paix.
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HĂŠritages II
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La Mémoire des Ombres
Chapitre 12 Cité d’ Arkas. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison de l’ Eau. Rel marchait à grands pas dans les rues d’ Arkas, ignorant les regards curieux des passants. Il retournait à la Guilde après avoir assisté à une réunion de l’ aréopage de la cité, et la discussion lui laissait un goût amer dans la bouche. Il était pour commencer ennuyé d’ avoir dû se rendre là-bas en personne. La faiblesse de Tris et sa volonté de quitter son poste de maîtresse de la Guilde ne lui plaisaient guère, mais l’ humaine s’ était montrée imperturbable devant ses conseils et ses reproches et il avait dû se rendre à l’ évidence. Quoi qu’ il dise, elle ne cèderait pas. Il allait regretter cette défection. Malgré quelques faiblesses, dont la moindre n’ était pas ses sentiments absurdes pour Morgas, Tris s’ était révélée au fil des cycles une maîtresse de la Guilde plus que compétente et une aide précieuse. Sa succession était un problème agaçant que Rel aurait à régler rapidement. Les candidates ne manquaient pas pour prendre la tête de la Guilde, mais les favorites de Rel pour ce poste ne le désiraient pas. Il aurait aimé qu’ une des jumelles, Élira ou Sémira, prenne la direction de la Guilde. Mais elles se montraient très entêtées à ce sujet et avaient catégoriquement refusé d’ abandonner leurs travaux en tandem pour se consacrer à ce qu’ elles considéraient comme une ingrate tâche de gestionnaire. Rel connaissait mal les autres candidates. Il les jugeait trop jeunes, trop inexpérimentées. Sans doute devrait-il s’ en remettre au choix de Tris. En attendant, il se retrouvait forcé de gérer les affaires courantes, ce qui lui déplaisait fort. Surtout quand l’ aréopage requérait les services de la Guilde pour mener des actions militaires. Rel était convaincu de la réalité de la menace constituée par le royaume d’ Édarr. En peu de temps, une simple cité du sud avait su grossir au point de devenir un véritable royaume. À présent, les Édarriens partaient à la conquête de leurs voisins dont certains étaient d’ importants alliés d’ Arkas. La cité de Nar était bien loin des champs de bataille, mais le jeu des alliances l’ amenait à s’ impliquer dans le conflit à venir. Arkas avait peu de troupes à fournir et l’ aréopage n’ avait rien trouvé de mieux que d’ estimer que les Filles de Nar étaient leur meilleur atout pour cette guerre. Ils voulaient que Rel affecte des
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Héritages II mages aux troupes qui partiraient bientôt vers le sud, une chose qu’ il avait platement refusée. Nar était un dieu de la Mémoire, pas de la guerre. Comment pouvaientils imaginer une seule seconde qu’ il consentirait à leur prêter des membres de la Guilde pour partir guerroyer ? L’ enseignement que recevaient les mages humaines ne laissait aucune place au combat, sauf dans un but d’ autodéfense. Jamais la Guilde n’ avait encouragé ce genre de chose et Rel n’ avait aucune intention de déroger à cette règle. La discussion avait été houleuse. Rel avait pu profiter du soutien de Jaralena, la Grande Hiérophante de Nar, et la réunion s’ était terminée sur un statu quo qui avait laissé tout le monde mécontent. Rel, pour sa part, était furieux qu’ on ait simplement osé envisager la possibilité de transformer ses Filles de Nar en mages de guerre. Il entra en trombe dans la Guilde et trouva Nel dans la cour intérieure. Visage découvert, son frère s’ amusait à faire une leçon pratique à un groupe de novices, leur apprenant les tours idiots que les infants pratiquaient pour développer leurs capacités magiques. Le conseil de l’ aréopage avait eu lieu très tôt dans la matinée et l’ activité commençait tout juste à démarrer dans l’ enceinte de la Guilde. Rel estimait que l’ heure était bonne pour régler les problèmes en cours. — Viens, dit-il à Nel en passant à côté de lui. Les novices lui adressèrent des regards prudents et il s’ agaça d’ avoir totalement perdu la saine crainte qu’ il pouvait leur inspirer auparavant. Peut-être étaitil temps que Nel retourne à la Tour et cesse de ruiner tous ses efforts de contrôle. Son cadet trottina docilement derrière lui. — Où allons-nous ? demanda-t-il. — Voir Morgas, répondit Rel. Il nous faut régler cette histoire une bonne fois pour toutes. Il doit te remettre le Sceptre. Ensuite, il pourra partir. — Je doute qu’ il soit coopératif, remarqua Nel. Peut-être pourrions-nous parvenir à un accord avec lui ? S’ il reste ici et qu’ il nous laisse étudier le Sceptre… — Je ne passerai pas d’ accord avec lui, coupa sèchement Rel. Il doit nous remettre l’ artefact. Le Sceptre ne lui appartient pas, il faut qu’ il reparte vers la Tour. Ce sont les ordres d’ El, ne l’ oublie pas. — Je ne l’ oublie pas, répondit Nel d’ un ton maussade. Rel lui adressa un regard curieux. Il aurait cru que son frère serait le premier à réclamer l’ artefact à cor et à cri. Il ne faisait aucun doute qu’ il désirait l’ étudier, mais la perspective de quitter la Guilde semblait le chagriner. Se pouvait-il qu’ il ait pris goût à la compagnie des humains ? Cette possibilité avait quelque chose de parfaitement ridicule. Rel entraîna son frère jusqu’ aux quartiers de Morgas et entra dans la chambre sans prendre la peine de frapper. Il fut extrêmement agacé par la scène qui s’ offrit à ses yeux. 138
La Mémoire des Ombres Morgas n’ était pas seul. Toujours couché dans son lit, il enlaçait une jeune Fille de Nar dans une étreinte qui n’ avait rien d’ équivoque. Pour ce que Rel en voyait, dire qu’ ils étaient tous deux légèrement vêtus était un euphémisme. Les humains ! songea Rel avec mépris. Éternellement dominés par leurs désirs physiques, quels qu’ ils soient. À peine quelques jours après son arrivée, Morgas trouvait le moyen d’ entraîner une Fille de Nar dans son lit. Et l’ une des assistantes des Érudites, par-dessus le marché. Morgas adressa à Rel et à son frère un regard outré alors que la jeune femme se couvrait précipitamment, son visage prenant une teinte carmin. — Frapper avant d’ entrer, c’ est trop difficile pour vous ? dit l’ humain d’ un ton cinglant. — Je vois que nous te dérangeons dans tes petites activités, rétorqua Rel, acide. Morgas ne semblait pas le moins du monde embarrassé, juste furieux de l’ intrusion. Rel était pour sa part exaspéré. Cette journée ne faisait qu’ empirer d’ instant en instant. Il aurait dû prévoir la réaction de Nel, mais l’ impudence de Morgas focalisait toute son attention. Nel, comme de bien entendu, trouva la situation très intéressante. Inconscient de la tension qui régnait dans la pièce, il approcha du lit avec curiosité, un sourire fasciné sur les lèvres. — Êtes-vous en train de vous reproduire ? demanda-t-il au couple avec le plus grand sérieux. Le rouge de la fille s’ accentua. Morgas fixa Nel avec une expression qui hésitait entre l’ incrédulité et un certain amusement. Rel passa sa main sur son visage, soudain submergé par une grande fatigue. — C’ est une chose que je n’ ai jamais eu l’ occasion d’ observer, continua innocemment Nel. — Nel ! le rappela sèchement à l’ ordre son frère. Morgas dut interrompre Nel d’ un geste d’ avertissement alors que ce dernier commençait à s’ emparer des draps pour les soulever. — N’ y voyez pas d’ offense, ajouta Nel d’ un ton contrit, comme s’ il avait enfin compris que son attitude était inconvenante. Cette fonction humaine est très mystérieuse pour moi. — Après les démons, les Ombres, soupira Morgas avec fatalisme. Suis-je condamné à être scruté en permanence ? — Je suis navré, dit Nel en s’ inclinant et en reculant de quelques pas. — Nous avons à parler, Morgas, intervint Rel pour couper court à la situation. — Pas maintenant, répondit l’ humain avec hauteur, de ce ton qui ressemblait de façon incroyable à celui de sa défunte mère. D’ abord, vous allez ressortir de cette pièce, vous allez me laisser le temps de me lever. Ensuite, vous m’ attendrez sagement je ne sais où et je viendrai vous voir quand je serai prêt. 139
Héritages II — Crois-tu pouvoir me dicter ma conduite ? grinça Rel, tout en retenant Nel par la manche alors que son frère dérivait dangereusement en direction du Sceptre. — Vous préférez que je ne vienne pas du tout ? rétorqua Morgas. — Tu es ici grâce à nous, lui rappela Rel. On dirait que ton séjour chez les démons a sérieusement entamé tes manières. — Et ceci de la part de la personne qui entre en trombe dans ma chambre sans frapper ! répliqua l’ humain sans se démonter. — Très bien, dit Rel, coupons court à cette discussion stérile. Rejoins-nous dans le bureau de la maîtresse de la Guilde. Avec le Sceptre. Rapidement. Morgas lui adressa l’ agaçant sourire triomphal qui était lui aussi la réplique exacte de celui de sa mère. Rel préféra s’ abstenir de tout commentaire et tira Nel hors de la pièce, refermant la porte non sans avoir lancé un regard d’ avertissement à la Fille de Nar, promesse de représailles. — Pourquoi est-il si susceptible ? demanda Nel alors qu’ ils se dirigeaient vers le bureau de Tris. — Il a hérité du mauvais caractère de sa mère, répondit Rel. Et tu ne fais rien pour arranger les choses. — Toi, tu as hérité du caractère d’ El, commenta-t-il d’ un ton boudeur. Rel lui adressa un regard indigné et l’ autre s’ enferma dans un silence qui aurait pu paraître contrit sans le léger sourire qui flottait sur ses lèvres. Parfois, Rel se demandait jusqu’ à quel point son frère était innocent et rêveur. Nel n’ était pas coutumier de ces petites piques, mais quand elles sortaient, elles semblaient indiquer qu’ il était moins dans la lune qu’ il le paraissait. Morgas prit son temps pour les rejoindre. Il arriva finalement d’ une démarche décontractée, le Sceptre à la main, et s’ installa dans un siège sans qu’ on l’ y invite, après avoir posé l’ artefact dans un coin de la pièce. Quarante cycles chez les démons laissaient forcément leur trace. Déjà que Morgas ne partait pas avec un très grand capital sympathie aux yeux de Rel… — Je vous écoute, dit Morgas d’ un air dégagé. Rel dut se défaire une fois encore de l’ impression d’ avoir Zephra en face de lui. Il avait amèrement regretté sa fuite et la perte incroyable qu’ elle avait signifiée pour la Guilde. Zephra avait été une humaine extraordinaire, l’ une des rares qui avaient jamais eu le courage de lui tenir tête, une chose qui ne lui avait pas forcément déplu. Leurs relations avaient toujours été complexes, un mélange d’ opposition et de respect mutuel. Morgas lui ressemblait à la fois dans son physique et dans sa façon d’ être. — Je constate que tu te réadaptes sans trop de difficultés à la vie sur le Plan Central, commenta Rel d’ un ton le plus neutre possible. — Je suis né ici, répondit Morgas. — Nous avons déployé de gros efforts et de grands moyens pour te permettre de revenir. 140
La Mémoire des Ombres L’ humain sourit. — Les efforts que vous avez consentis étaient pour le Sceptre, corrigea-t-il tranquillement. Du moins en ce qui vous concerne, vous autres Ombres. — Mais tu ne peux nier que tu en as grandement profité. — C’ est vrai, admit Morgas. Es-tu en train de préparer tes arguments pour me faire comprendre que je te suis redevable ? — Le nier serait absurde. C’ est grâce à moi que tu es ici. — Et donc, en échange, tu veux… — Le Sceptre, dit joyeusement Nel. Rel lui adressa un regard exaspéré alors que Morgas éclatait de rire face à cette spontanéité. Mais pourquoi n’ avait-il pas renvoyé Nel dans la tour ? Il aurait dû deviner qu’ il ruinerait tous ses efforts. Ceci dit, Morgas était loin d’ être dupe. Au moins les choses étaient-elles à présent clairement dites. — Ma réponse va être simple et rapide, dit Morgas, un sourire sur les lèvres. C’ est non. — Bien, dit calmement Rel. Je vais reformuler les choses d’ une façon plus précise. Je ne te demande pas ton avis, Morgas. C’ est un fait établi, qui ne requiert en aucun cas ton accord. Nous prenons le Sceptre. Point. — Tu ne sais pas de quoi tu parles, répondit Morgas avec beaucoup de flegme. Ce Sceptre que tu convoites tant n’ est pas un objet dont on dispose à sa guise. Il est conscient. Et il a une idée assez précise de ce qu’ il veut. — Et que veut-il donc ? — Certainement pas se retrouver claquemuré dans la Tour des Arcanes, à subir les attentions des gens de votre espèce. — Baratin, dit sèchement Rel. Crois-tu nous duper avec une fable pareille ? Du coin de l’ œil, il voyait son frère rôder aux alentours du Sceptre. Nel se gardait bien de le toucher, mais à la façon dont ses doigts s’ agitaient lentement dans le vide, il était évident qu’ il était en pleine analyse magique de l’ artefact. Morgas était sans aucun doute conscient de son manège, mais cela ne semblait pas l’ inquiéter le moins du monde. — Je me fiche de ce que tu en penses, Rel, dit Morgas avec décontraction. J’ ai passé un accord avec le Sceptre et je compte bien le respecter. Jamais il n’ a été question de le céder à qui ce que soit. — Et quel est donc cet accord ? soupira Rel, entrant malgré lui dans le jeu. — Trois esprits sont prisonniers du Sceptre. Ils veulent en sortir. Il m’ a également semblé que le bâton lui-même était impatient de les voir partir. Du coin de l’ œil, Rel perçut le léger signe de tête que son frère esquissait dans sa direction. Il semblait confirmer les dires de Morgas, ce qui ne manqua pas de contrarier Rel. Sa curiosité n’ en était pas moins piquée. — Des esprits ? — Les créateurs du Sceptre, dit Morgas, qui savourait visiblement le plaisir de tenir Rel en haleine sur ces révélations. 141
Héritages II L’ Ombre se sentit gagné malgré lui par une grande excitation. Si Morgas disait la vérité, l’ artefact se révélait encore plus précieux qu’ il ne l’ avait cru. Bellura lui avait raconté, longtemps auparavant, la possession de la gamine qui accompagnait Morgas par un esprit qui prétendait être Acamal. Rel ne l’ avait qu’ à moitié crue. Son récit prenait soudain une toute autre épaisseur. — L’ Empereur Blanc Acamal ? demanda-t-il. Sefyrin, l’ élue de Nar ? Morgas lui adressa un sourire amusé. — Sefyrin est là, en effet, dit-il d’ une voix curieusement douce. Acamal a réussi à sortir. C’ est ce qui donne de l’ espoir aux autres. — Qui sont les autres ? — Aestyr et Icapeus. Tout ceci sans compter le Sceptre lui-même, qui a une sorte de conscience propre. Rel demeura un moment silencieux, réfléchissant aux implications de ce qu’ il venait d’ apprendre. Si trois des enfants des anciens dieux se trouvaient encore à l’ intérieur du Sceptre, sa possession par la Tour n’ en devenait que plus capitale. Sans doute les Treize et Oïn voudraient-ils leur demander des comptes. El avait été très ferme sur la condamnation de leurs actes. — Donc, résuma Rel, tu t’ es engagé à permettre à ces esprits de quitter l’ artefact. — C’ est ça, répondit Morgas. — Et comment comptes-tu t’ y prendre ? — J’ ai quelques pistes, dit l’ humain d’ un air suffisant. Rel le fixa, tentant de déterminer quelle était la part de bluff dans cette affirmation. Quoi qu’ il en soit, Morgas n’ était pas le mieux placé pour mener ce genre de tâche. — Je pense que la Tour… — Non, coupa tranquillement Morgas. — Nous serions plus en mesure de… — Non plus, l’ interrompit-il à nouveau. C’ est vraiment très aimable de proposer ton aide, Rel, mais je préfère me débrouiller seul sur cette affaire. — Quelle était la contrepartie ? demanda Rel en faisant appel à toutes ses réserves de calme pour ne pas l’ étrangler. Ce que tu as obtenu en échange de cette fameuse promesse ? Morgas écarta les bras, comme si c’ était évident. — Ne suis-je pas en vie ? Pendant plus de quarante cycles, le Sceptre a veillé sur moi. Comment crois-tu que j’ aie réussi à survivre sur le plan d’ Ixos ? Il m’ a protégé tout ce temps, a fait de moi son unique porteur et représentant. Maintenant, c’ est à mon tour de respecter ma part du marché. — Nous pourrions t’ aider à le faire. — Il se trouve que je n’ ai aucune confiance en vous, les représentants de la Tour. Je sais que vous n’ attendez que le moment propice pour vous emparer du Sceptre. J’ aimerais que tu ne me prennes pas pour un imbécile, Rel. Tu peux es142
La Mémoire des Ombres sayer de le voler, si tu le souhaites. Je suis même surpris que tu ne l’ aies pas encore tenté. Je te préviens tout de suite que cela sera un échec. Cet artefact est puissant et il ne veut pas se retrouver entre tes mains ni celles de tes semblables. — Cet objet est trop puissant pour se promener ainsi dans la nature, objecta Rel. Tu n’ as aucun contrôle sur lui. — Et alors ? demanda Morgas. Je ne cherche pas à le contrôler. Il s’ agit plutôt d’ une relation mutuellement profitable. — Comme celle que tu entretenais avec le démon Melekyr, sans doute, attaqua Rel. Il eut le plaisir de voir la pique porter. Morgas serra brièvement la mâchoire mais il reprit très vite son calme et refusa de mordre à l’ hameçon. Une expression étrange passa sur son visage. — Peut-être devrions-nous abréger cette conversation, dit-il abruptement. Vous voulez le Sceptre. Je refuse de vous le donner. Vous ne pouvez pas le voler. Vous ne pouvez rien faire contre le fait que je suis son porteur. Je vais donc rapidement quitter la Guilde et je promets de ne plus jamais revenir vous ennuyer. Rel leva les bras au ciel. — Tu estimes que tu ne nous dois strictement rien ? s’ exclama-t-il. Nous t’ avons ramené ici. Nous t’ avons sorti de ta prison démoniaque ! Morgas lui adressa un sourire narquois qui semblait un peu forcé. Des perles de sueur affleuraient à son front et Rel se demanda quelle pouvait bien être la source de ce soudain malaise. — Elle n’ était pas si désagréable, en fin de compte, dit Morgas. Mais soit. Je veux bien considérer que vous m’ avez rendu un service. Étant donné que tu as tenté de me tuer il y a quarante cycles dans le désert d’ Ared, disons que nous sommes quittes. — Quittes ? s’ offusqua Rel. Je ne peux pas croire ce que j’ entends. Tu es aussi buté et de mauvaise foi que ta mère. Morgas posa une main tremblante sur sa tempe. — Ma mère était folle, dit-il d’ une voix blanche. Rel fut surpris de constater que cette affirmation le mettait en colère. — Comment peux-tu… Il s’ interrompit lorsque les yeux de Morgas se révulsèrent. Ce dernier était saisi de tremblements violents et semblait avoir perdu connaissance. Rel l’ approcha avec précaution. Malgré le temps passé au milieu des humains, il ne savait trop comment réagir dans des situations comme celle-ci. Morgas se calma de lui-même et ouvrit à nouveau les paupières. Ses yeux étaient vitreux et fixaient le vide. — La bête du Néant s’ est réveillée, déclara-t-il soudain. Le sang coule à flots pour la nourrir. Elle avance et bientôt elle avalera toute terre, toute matière, toute lumière. Elle progresse avec la guerre pour engloutir le monde dans sa non-existence. La désunion des serviteurs de Nar rendra son apothéose inévitable. 143
Héritages II Sa voix était étrange, légèrement rauque et caverneuse. Rel et Nel échangèrent un regard à la fois surpris et un peu inquiet. — La transe est réelle, commenta Nel en examinant le visage de l’ humain. Mais ça ne vient pas du Sceptre. Rel jeta un regard à l’ artefact, qui vibrait à l’ endroit où Morgas l’ avait laissé. Il pouvait clairement voir que les flux d’ Essence ne circulaient pas entre eux deux, malgré la réaction du Sceptre. Ils étaient concentrés autour de Morgas, comme s’ ils émanaient de lui, et s’ entremêlaient si étroitement qu’ ils formaient comme un cocon tissé pour l’ envelopper. Morgas poussa un soupir puis battit rapidement des paupières avant d’ essuyer la sueur sur son front. Son visage était d’ une pâleur mortelle mais il semblait assez vite reprendre le dessus. — J’ ai eu une vision, dit-il, l’ air un peu désorienté. Ce n’ était à l’ évidence pas une question. — Ça arrive souvent ? demanda Nel avec curiosité. Morgas ne répondit pas. Il referma ses bras autour de lui pour maîtriser ses tremblements, respirant profondément. — Qu’ est-ce que j’ ai dit ? questionna-t-il en claquant des dents. Les deux Ombres échangèrent un regard, hésitant à partager l’ information. — Si vous ne voulez pas répondre, les esprits du Sceptre le feront à votre place, ajouta-t-il avec un peu plus d’ aplomb. — Quelque chose à propos d’ une bête du Néant, répondit finalement Rel. Au fond, il ne voyait pas bien l’ utilité de cacher cela à Morgas. Peut-être l’ humain pourrait-il lui fournir quelques explications, s’ il était coutumier de ce genre de prédictions. — C’ était une transe divinatoire, n’ est-ce pas ? demanda Nel, dont l’ intérêt avait soudain divergé du Sceptre pour se reporter sur Morgas. — Oui, acquiesça l’ humain. C’ est une capacité que j’ ai… développée sur le plan d’ Ixos. — Remarquable, s’ extasia Nel. Et quelle en est la source ? Ça arrive souvent ? Tu ne te souviens jamais de tes visions ? Elles sont toujours exactes ? Morgas posa sur lui un regard fatigué et le laissa babiller tout son saoul. Nel faisait les questions et les réponses, exposant toutes ses supputations avec un plaisir évident. Rel prit le temps de s’ asseoir dans le siège de Tris. Il était perturbé par ce qu’ il venait de voir et d’ entendre. Malgré son désir de négliger l’ incident, il percevait instinctivement que ce qui venait de se dire dans cette pièce était d’ une importance capitale. L’ origine des capacités divinatoires de Morgas avait bien peu de poids comparé au contenu de la prophétie qui venait d’ être faite. Rel ne pouvait que faire le parallèle avec la guerre qui se préparait au sud. Le royaume d’ Édarr était-il l’ instrument du Néant ? Une perspective qui remettait totalement en question les 144
La Mémoire des Ombres décisions de Rel concernant la demande de l’ aréopage d’ Arkas. Sans parler de la mention des serviteurs de Nar, dont il ne savait que penser. Peut-être s’ emballait-il. Pouvait-il accorder beaucoup de foi aux divagations de Morgas ? Il ne faisait pas confiance à l’ humain, mais la réalité de la manifestation magique qu’ il avait vue autour de lui était indéniable. Tout ceci n’ avait rien d’ une mystification. La prédiction était-elle pour autant exacte ? — As-tu déjà pu vérifier l’ exactitude de tes visions ? demanda-t-il à Morgas. L’ humain secoua la tête. Il semblait presque totalement remis. Tout au plus était-il encore un peu pâle. — Pas vraiment, dit-il. Mais j’ ai de bonnes raisons de croire que les messages sont véridiques. En tout cas, d’ autres que vous les ont crus. — Les démons, tu veux dire. — Qui d’ autre ? soupira Morgas. — Tu ne contrôles pas tes transes ? Morgas secoua la tête, visiblement ennuyé de devoir répondre à cette question. — Non, dit-il. Elles arrivent quand elles veulent et, la plupart du temps, je ne me souviens de rien. Il dévisagea Rel en fronçant les sourcils. — Tu as soudain l’ air soucieux, Rel, dit-il très sérieusement. Est-ce que ma vision t’ a évoqué quelque chose ? — C’ est possible, admit Rel. La guerre enflamme le sud du continent. Un royaume nommé Édarr a entrepris d’ envahir de nombreux territoires. S’ il est soutenu par le Néant… C’ est inadmissible. Je dois en informer la Tour et tout faire pour les contrer. — Au sud ? demanda Morgas. Je n’ ai jamais entendu parler d’ Édarr. — Jusqu’ à une période récente, ce n’ était qu’ une ville de l’ ancien empire d’ Ostar. Mais ils ont grossi ces dernières décennies et se sont engagés dans de vastes campagnes de conquête. Les royaumes alliés à Arkas se mobilisent pour les contrer. — Et il n’ y a eu aucune réponse d’ Istula ? Rel haussa les épaules. — Istula s’ est repliée sur elle-même. La cité n’ a plus grand-chose à avoir avec ce que tu as connu. La Reine Blanche, la souveraine d’ Istula, n’ a apparemment que faire de ce qu’ il advient des territoires de son ancien empire. Il poussa un soupir. — Quoi qu’ il en soit, dit-il, cela ne change rien à notre problème. Nous sommes toujours en désaccord à propos du Sceptre. — Cette discussion est stérile, répondit Morgas. Tu connais mon point de vue. Je vais prendre rapidement mes dispositions pour quitter la Guilde. — Sefyrin prie-t-elle toujours Nar ? questionna Rel, pris d’ une soudaine intuition. 145
Héritages II Il vit Morgas hésiter. — Elle regrette ce qui s’ est passé, dit-il prudemment. D’ après nos discussions, je dirais qu’ elle n’ ose plus le prier, mais que son cœur lui est toujours acquis. — Pendant ta vision, tu as dit que la désunion des serviteurs de Nar renforcerait la puissance du Néant. Crois-tu que Sefyrin fasse encore partie de cette catégorie ? Le regard de Morgas se fit méfiant. — Je ne pars pas en croisade contre le Néant, prévint-il. — Bien sûr que non, dit tranquillement Rel. Bien sûr que non. Morgas se leva, comme s’ il sentait les mâchoires du piège se refermer autour de lui. Il s’ empara rapidement du Sceptre, passant devant un Nel médusé, et sortit sans demander son reste. — Pourquoi est-il parti comme ça ? s’ étonna Nel. Il ne nous a pas dit qu’ il était d’ accord pour nous laisser le Sceptre. — Il ne veut pas nous le laisser, Nel. Et malheureusement, je pense qu’ il a raison quand il dit que nous ne pouvons le lui prendre de force. — Comment allons-nous faire ? Tu veux que je reparte à la Tour les mains vides ? — Non, dit Rel. J’ ai une autre idée. Morgas nous a peut-être donné la solution avec sa prophétie. Mais pour ça, je vais avoir besoin de l’ aide de Sefyrin. Je ne peux pas lui parler, mais si Morgas dit vrai, elle a entendu sa transe. Si elle veut rentrer dans les bonnes grâces de Nar, elle sera sensible à ce qu’ il a dit. Elle voudra faire quelque chose pour contrer le Néant. — Tu crois que Morgas sera d’ accord ? — Morgas est, de notoriété publique, un homme qui montre une certaine faiblesse avec les femmes. Il a parlé d’ elle avec une affection perceptible. Il se laissera fléchir. — Mais ça n’ arrange pas nos affaires s’ il part battre la campagne dans le sud. — Sauf si nous l’ accompagnons, répondit Rel avec un sourire en coin. — Moi aussi ? Rel fut satisfait d’ entendre de l’ espoir dans la voix de son frère. Comme il aurait dû s’ en douter, Nel n’ était pas hostile à l’ idée de rester un peu plus longtemps que prévu dans le continent des Hommes. Une très bonne nouvelle étant donné que Rel ne pouvait livrer le Sceptre à la Tour dans l’ immédiat. — Bien sûr, dit Rel. Si tu le souhaites. En attendant, il nous faut garder profil bas. Morgas n’ acceptera pas de gaîté de cœur notre compagnie. Laissons-lui le temps de s’ habituer à l’ idée de ce voyage avant de nous imposer. Il se leva et se dirigea vers la porte. Il était plus que troublé par la prophétie de Morgas. Il avait peur de faire fausse route, mais il ne pouvait négliger l’ avertissement qu’ il venait de recevoir. — Je dois me retirer en prière, annonça-t-il. Puisse Nar me guider. 146
La Mémoire des Ombres
Chapitre 13 Cité d’ Arkas. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison de l’ Air. Morgas était debout dans la grande galerie de la Guilde du Savoir et contemplait l’ un des nombreux tableaux qui en ornaient les murs. La tradition voulait que les maîtresses de la Guilde posent pour un portrait qui immortalisait leur passage au rang le plus élevé de la hiérarchie des mages humaines. Le portrait de Zephra était troublant. Il offrait une image différente du souvenir que Morgas avait de sa mère. Ce dernier reconnaissait sans doute possible son visage mais les similitudes s’ arrêtaient là. Le peintre avait immortalisé une femme aux traits racés et au regard envoûtant. Ses longs cheveux noirs, dénoués, cascadaient sur ses épaules et dans son dos. Un sourire à la fois arrogant et sensuel parait ses lèvres. Elle semblait amusée de poser tout en jouant de son charme auprès de l’ artiste qui l’ avait immortalisée. Au-delà de la pure ressemblance physique, Morgas ne retrouvait rien, dans ce portrait, de la mère qu’ il avait connue. Pour lui, Zephra n’ avait jamais été cette belle femme sensuelle et sûre d’ elle. Il se souvenait d’ elle les traits creusés par l’ angoisse et la paranoïa, les lèvres pincées en un sourire crispé. Elle vivait dans la peur d’ être retrouvée malgré son exil volontaire dans l’ une des îles les plus isolées de l’ archipel de Feu. Zephra avait fui les Ombres et le monde entier à la naissance de Morgas. Elle avait perdu la raison en constatant que, malgré tous ses efforts et les précautions magiques qu’ elle avait prises, elle avait mis au monde un garçon. Elle avait voué à Morgas un amour dévorant et désespéré, l’ entourant de soins et veillant en permanence sur lui. Il avait passé la majorité de son temps à apprendre la magie qu’ elle lui inculquait sans relâche, les yeux fiévreux. Ce n’ était qu’ une fois qu’ il avait quitté l’ isolement des îles de l’ archipel, après la mort de sa mère, qu’ il avait compris à quel point son enfance avait été hors norme. Malgré le comportement excentrique de sa mère, Morgas avait grandi heureux dans le petit village qui les avait accueillis tous les deux. Il l’ avait quitté pour ne jamais y revenir quelque temps après la mort de sa mère, alors qu’ il avait à peine seize cycles. Il avait été poussé à ce nouvel exil par ce qu’ il savait à présent être un conditionnement soigneusement orchestré par son mystérieux père.
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Héritages II Zephra et lui avaient été les instruments de Zaar, mais Morgas était bien décidé à ne plus se laisser manipuler de la sorte. Il ne portait aucun amour ni aucune considération à ce père divin qui ne lui avait témoigné d’ attention qu’ en échange de services rendus. Son ressentiment à son égard avait également fondu au fil des spirales. Il se sentait libre de tout lien avec Zaar et comptait bien faire perdurer cet état des choses. Morgas fut tiré de sa rêverie par la soudaine présence d’ une Ombre à ses côtés. Comme son visage était découvert et arborait un sourire avenant, Morgas en conclut qu’ il s’ agissait de Nel. Il lui adressa un regard méfiant. Qui pouvait dire quels étaient les objectifs du petit être sous ses dehors de pitre innocent ? Deux semaines plus tôt, Morgas avait promis de quitter rapidement la Guilde, mais les événements l’ avaient conduit à s’ éterniser quelque peu. Il était tombé malade. Sans doute n’ avait-il pas été assez prudent. Sans doute lui faudrait-il du temps pour se réadapter au Plan Central. Il était resté les premiers jours de son retour claquemuré dans l’ enceinte de la Guilde, ce qui lui avait permis de parler avec Bellura avant qu’ elle ne parte rejoindre sa famille. Il avait ensuite profité de ses journées de liberté retrouvée pour se promener dans les rues d’ Arkas et redécouvrir avec un bonheur non feint tous les éléments de la vie humaine. Tout lui paraissait à la fois neuf et familier et il avait arpenté les rues de la cité malgré le froid, à la fois amusé et enchanté par tout ce qu’ il voyait. Mais son corps n’ était à l’ évidence pas aussi souple que son esprit. Il avait commencé par protester contre la richesse de la nourriture qu’ il ingérait. Morgas s’ était juré de se montrer très prudent avec l’ alcool, mais il n’ avait pu, un soir, résister au plaisir simple de prendre un verre ou deux d’ hypocras dans une taverne. Il avait cru par la suite qu’ il ne parviendrait jamais à retrouver le chemin de la Guilde. Le lendemain avait été bien pire. Puis, après quelques jours d’ escapades, il avait été pris de fièvre et de tremblements et avait dû rester au fond de son lit, faible, misérable et à la merci de l’ intendante de la Guilde, qui avait insisté pour le soigner avec des décoctions toutes plus infectes les unes que les autres. Heureusement, il avait su s’ attirer la bienveillance d’ autres Filles de Nar, dont l’ une ne se faisait pas prier pour le rejoindre et lui prodiguer des remèdes beaucoup plus à son goût. Le Sceptre s’ était tenu très calme durant toute cette période et Morgas, décidant de faire confiance à ses capacités d’ autodéfense, l’ avait même laissé plus d’ une fois dans sa chambre en sortant, pour le retrouver inchangé à son retour. À présent remis, Morgas commençait à planifier son prochain départ. Il avait pu retrouver la banque d’ Arkas dans laquelle sa mère avait déposé une grande partie de sa fortune avant de fuir la cité. Il avait été agréablement surpris de constater que l’ argent était toujours là et à sa disposition. Il avait dû se faire passer pour son propre fils pour ne pas éveiller les soupçons et se retrouvait à pré-
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La Mémoire des Ombres sent dépositaire d’ une coquette somme. Le pendentif de Zephra et les codes qu’ il connaissait encore avaient suffi à lui assurer une nouvelle et bienvenue richesse. Il avait acquis de nouveaux vêtements, une monture et même une épée qu’ il avait toutes les peines du monde à manier tant son équilibre était différent de celui des armes démoniaques avec lesquelles il avait appris à se battre. Il ne lui manquait plus qu’ une destination précise pour pouvoir enfin prendre la route. — Bonjour Morgas, lui dit Nel. Il ne semblait pas le moins du monde perturbé par le silence maussade de Morgas à son égard. Nel était tellement spontané qu’ il en devenait déstabilisant. Il était très différent de Rel, et pourtant Morgas avait la sensation qu’ ils étaient proches l’ un de l’ autre, sentiment renforcé par leurs noms très semblables. — Tu as un lien de parenté avec Rel ? demanda Morgas de but en blanc. La question sembla ravir l’ Ombre. — Nous sommes les deux infants d’ El, répondit-il immédiatement. — Donc vous êtes frères, en quelque sorte ? — Plus qu’ en quelque sorte, répondit Nel. Nous avons le même géniteur. — Vous ne vous foulez pas trop sur les noms, dit Morgas avec un peu de mauvaise foi. L’ Ombre semblait une proie facile. Morgas n’ avait aucune raison d’ apprécier ceux de sa race et sa candeur en faisait une cible toute désignée. Mais l’ ironie de la question glissa comme d’ habitude sur Nel, qui répondit avec le plus grand sérieux. — Nous aimons les noms courts, expliqua-t-il d’ un ton docte. Et comme El est l’ un des Treize, nous nous devons de faire honneur à cette parenté. Morgas le considéra avec un intérêt nouveau. Les rejetons de l’ un des Treize, rien moins que ça ? Sans doute devrait-il réviser son opinion à la hausse, dans ce cas. Et se méfier d’ autant plus des deux Ombres. — Vous êtes très différents l’ un de l’ autre, remarqua-t-il. — C’ est vrai, admit Nel. Rel ressemble beaucoup plus à notre géniteur que moi, même s’ il s’ en défend. Nous sommes issus d’ El, mais nous ne sommes en rien des copies de lui. — Comme les démons, dit Morgas, sachant que la phrase serait provocatrice. Le visage de Nel se plissa dans une grimace. — Ils se reproduisent de la même manière que vous, par parthénogenèse, continua Morgas. Ce qui n’ a rien de surprenant puisque vous avez des origines communes. — Ce genre de déclaration pourrait te valoir des problèmes, dit Nel. Il avait l’ air ennuyé, mais davantage surpris par l’ impudence de Morgas que par ses propos. — Ces choses ne se disent pas, ajouta-t-il en reportant son regard sur le portrait de Zephra. Même si nos modes de reproduction sont différents, en fin de
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Héritages II compte, le résultat est le même. Regarde ta mère. Tu lui ressembles beaucoup, sans pour autant être sa copie conforme. Morgas nota le glissement vers un sujet moins sensible mais ne le releva pas. Au fond, il n’ avait pas vraiment envie de contrarier Nel. L’ Ombre était d’ une compagnie plutôt agréable, voire amusante, et Morgas aurait été bien mesquin de lui tenir rigueur du comportement odieux de Rel. Ils étaient deux êtres bien distincts, malgré leur apparence identique. Les discussions que Morgas avait pu avoir avec les Filles de Nar à son sujet étaient toutes à son honneur. — Je vais bientôt quitter la Guilde, annonça Morgas en se détournant du tableau. — Ah bon ? dit Nel d’ un ton désappointé. Et où iras-tu ? — C’ est ce qu’ il faut que je décide maintenant, répondit Morgas en se dirigeant vers sa chambre. Nel lui emboîta le pas, trottinant derrière lui pour ne pas se laisser distancer, et Morgas se maudit d’ avoir trop parlé. Il aurait sans doute toutes les peines du monde à s’ en débarrasser, à présent. Il laissa Nel disserter tout son saoul sur la guerre qui faisait rage au sud, ne l’ écoutant que d’ une oreille. Il n’ avait aucune envie de se laisser convaincre de faire quoi que ce soit pour rendre service aux Ombres. Morgas entra dans sa chambre, suivi par Nel comme par son ombre. Il marcha jusqu’ au Sceptre et s’ en empara, espérant obtenir autre chose que le bourdonnement indistinct auquel il devait faire face depuis des jours. Il avait en vain tenté de sortir les esprits de leur mutisme, incertain d’ en connaître la raison. — Aaaaah, dit la voix désespérée d’ Aestyr dans son esprit dès qu’ il toucha le corps du Sceptre. Faites-moi sortir d’ ici ! Le ton était théâtral, comme d’ habitude, mais l’ enfant d’ Itar paraissait très agacé et s’ adressait à la cantonade plus qu’ à Morgas lui-même. Sefyrin et Icapeus étaient silencieux et Morgas percevait à peine leur présence, comme s’ ils s’ étaient placés en retrait ou que le Sceptre inhibait leur capacité à se manifester. — Que se passe-t-il ? questionna Morgas, parlant à voix haute malgré la présence de Nel. — Maintenant, je dois supporter leurs scènes de ménage, se plaignit amèrement Aestyr, et c’ est ta faute ! Je préférais encore quand ils se faisaient des mamours, au moins ils me fichaient la paix. — Pourquoi est-ce ma faute ? — Parce que tu as couché avec cette fille et que Sefyrin est jalouse. Et comme elle est jalouse, Icapeus est jaloux aussi, et furieux. Il a fait une scène et maintenant ils boudent tous les deux dans leur coin ! Pourquoi suis-je forcé d’ endurer ça ? Je veux sortir, fais-moi sortir, Morgas, tu me l’ as promis ! — Sefyrin est jalouse ? dit Morgas, qui avait surtout retenu ce passage dans la diatribe enflammée de l’ élu d’ Itar. 150
La Mémoire des Ombres Il n’ avait pas été sans éprouver une certaine gêne de faire l’ amour à proximité du Sceptre, mais son embarras avait, au bout du compte et étant donné les circonstances, vite disparu. Apprendre que Sefyrin s’ en était offensée avait quelque chose de curieusement satisfaisant. — Et voilà que cet abruti est content ! s’ exaspéra Aestyr, se parlant à luimême. Sefyrin est jalouse, imita-t-il d’ une voix niaise. Et moi je vais mourir d’ ennui et de désespoir là-dedans ! — Tu es déjà mort, lui rappela Morgas. — C’ est vraiment très aimable à toi d’ avoir autant de considération, dit-il d’ un ton grinçant. Au moins, il n’ y a plus Acamal pour se lamenter… Ajah par-ci, Ajah par-là… Est-ce que je casse les pieds de tout le monde avec mes histoires de cœur, moi ? — Peut-être parce que tu n’ en as pas. — Ou parce que j’ ai un minimum de décence et de savoir-vivre, rétorqua l’ autre avec hauteur. Enfin, heureusement que tu es là, Morgas. Au moins le spectacle était-il intéressant, à défaut de pouvoir participer. Morgas préféra ne pas répondre à cela. Il était, lui aussi, plus qu’ impatient de trouver le moyen de se débarrasser de l’ encombrant Aestyr et de son attention perverse. Le plus tôt serait le mieux, et peut-être pourrait-il finalement se rendre en priorité à Khourmal, sur les anciennes terres de Joram, pour se débarrasser du fils d’ Itar. Morgas avisa Nel, qui s’ agitait autour de lui en réprimant visiblement son désir de toucher à nouveau le Sceptre. — Ils te parlent ? dit-il avec curiosité. — Aestyr est énervé, lui répondit Morgas. Les deux autres… Les deux autres sont occupés ailleurs. — J’ aimerais tellement pouvoir leur parler aussi, se languit-il. Crois-tu que… qu’ avec ton accord, je pourrais le toucher sans dommage ? Nel lui adressa un sourire désarmant et Morgas se surprit à acquiescer lentement. Après tout, quel mal cela pourrait-il faire ? L’ Ombre posa avec précaution les trois doigts de sa main gauche sur le bâton et sembla écouter un long moment. Puis il la retira avec autant d’ application avant d’ adresser un nouveau sourire, un peu embarrassé, à Morgas. — Il a… J’ ai eu droit à des mots choisis, dit-il d’ un ton déconfit. — Il est en colère, répondit Morgas, se surprenant à vouloir consoler l’ Ombre. Quoi qu’ il en soit, ça n’ arrange pas mes affaires. Je voulais parler avec eux de notre prochaine destination, mais j’ ai l’ impression que ce n’ est pas le moment. — Peut-être pourrions-nous en parler tous les deux, suggéra Nel. — Je ne vois pas en quoi ça te concerne. — N’ es-tu pas un serviteur de Nar ? La question, directe, prit Morgas un peu au dépourvu. — Je… Euh… bafouilla-t-il. 151
Héritages II — Tu voulais entrer dans cette guilde, il me semble. Et la Guilde du Savoir est sous le patronage de Nar. N’ est-il pas le dieu que tu vénères ? — En effet, acquiesça-t-il. Je suis un fidèle de Nar, même si j’ ai trop fréquenté de dieux pour avoir envie d’ en vénérer un aveuglément. — Qui parle de vénération aveugle ? s’ amusa l’ Ombre. Je te trouve bien frileux à ce sujet. — Je crains d’ avoir percé à jour ta manœuvre, le prévint Morgas. Je sais que j’ ai dit quelque chose à propos des serviteurs de Nar pendant ma vision et maintenant vous tentez par tous les moyens de me convaincre de partir en croisade contre le Néant. — Tu ne te souviens vraiment pas de ce que tu as dit pendant ta transe ? — Non, répondit platement Morgas. Il aurait bien aimé en savoir plus, mais les esprits du Sceptre s’ étaient montrés très silencieux depuis ce jour-là et il n’ avait pu obtenir de retranscription de sa vision. La solution évidente à ce problème aurait été de s’ adresser directement aux Ombres, mais Morgas n’ avait aucune envie de leur fournir un moyen de pression sur lui. — Je peux te la répéter, si tu veux, dit innocemment Nel. — Je t’ écoute, dit Morgas avec prudence. L’ Ombre ferma les yeux, puis récita : — La bête du Néant s’ est réveillée. Le sang coule à flots pour la nourrir. Elle avance et bientôt elle avalera toute terre, toute matière, toute lumière. Elle progresse avec la guerre pour engloutir le monde dans sa non-existence. La désunion des serviteurs de Nar rendra son apothéose inévitable. — C’ est ce que j’ ai dit ? — Mot pour mot, confirma Nel avec un petit sourire satisfait. J’ ai une très bonne mémoire. — Et cette bête du Néant, vous en avez déjà entendu parler ? L’ Ombre haussa les épaules. — Le Néant est habituellement un Élément très discret. Il ne se dévoile pas, ne se montre pas au grand jour. Il préfère agir de façon beaucoup plus subtile et souterraine que de déclencher des guerres. Nous devons enquêter sur ce sujet. — Vous pensez que l’ Élément Néant est derrière les guerres de conquête du royaume d’ Édarr ? Nel poussa un soupir. — Nous devons enquêter, répéta-t-il d’ un ton un peu chagrin. — Vous allez envoyer des Filles de Nar, je suppose, dit Morgas. — Sans doute. Peut-être devrons-nous nous déplacer en personne. — Vous déplacer où ? demanda Morgas, malgré lui intéressé par la question. Nel fit un geste vague. — Ne voudrais-tu pas regarder une carte ? suggéra-t-il. La géographie de ce continent m’ est encore peu familière. 152
La Mémoire des Ombres Morgas lui adressa un regard méfiant, mais l’ Ombre avait, comme toujours, l’ air parfaitement innocent. — Allons dans la bibliothèque, dit-il. Je voulais de toute manière m’ y rendre pour planifier mon prochain voyage. — Ça tombe bien, se réjouit Nel avec un enthousiasme suspect. Morgas se contenta d’ un grognement indistinct avant de se diriger vers la porte. Il s’ empara du Sceptre, espérant que ses occupants retrouveraient un semblant de civilité s’ il leur proposait de chercher à résoudre leurs problèmes. Nel le suivait à la trace. Ils déroulèrent une carte du continent sur une des tables de consultation de la bibliothèque de la Guilde, ignorant les regards curieux des jeunes filles qui se trouvaient dans la pièce. — Le royaume d’ Édarr est ici, dit Nel en désignant immédiatement une zone au sud du continent, proche de la barrière montagneuse qui accueillait la cité d’ Istula. Et la ville ici, dans les contreforts des montagnes. — C’ est Staka ! dit brusquement Icapeus dans l’ esprit de Morgas. C’ est ma cité ! — Elle a dû bien changer depuis, répondit le mage. — Que dis-tu ? questionna Nel en le regardant d’ un œil curieux. — Icapeus dit que c’ est l’ emplacement de son ancienne capitale. — Ah oui, répondit l’ Ombre sur le ton de l’ évidence. Édarr est construite à l’ endroit où se trouvait Staka, la capitale de la Dorie, avant l’ ère Élémentaire. Morgas lui adressa un regard accusateur. — Je croyais que tu ne connaissais pas bien la géographie du continent des Hommes, dit-il, acide. Nel haussa les épaules d’ un air contrit, ses yeux noirs lançant un regard candide à Morgas. — Ça m’ est revenu comme ça, dit-il d’ un ton léger. — Mais bien sûr… railla Morgas. — Toujours est-il que cette carte ne doit plus être à jour, continua l’ Ombre, imperturbable. Les territoires qu’ Édarr domine sont bien plus importants que ce qui est indiqué ici. Et ils ne cessent de s’ étendre. S’ ils continuent, les Édarriens pourraient bien former un pays aussi grand que l’ ancien empire d’ Ostar. Enfin, sauf s’ ils sont sous la coupe du Néant. Tous ces territoires seraient alors dévastés. — Nous devons y aller, dit Icapeus d’ une voix pressante. — Nous verrons, répondit Morgas. — C’ est tout décidé, s’ excita l’ autre. Les Édarriens sont les descendants de mon peuple, il est impensable de les laisser à la merci d’ un Élément. — Nous ne sommes même pas sûrs que le Néant soit derrière leurs guerres, argumenta Morgas. Il n’ y a peut-être pas qu’ un seul conflit en cours sur ce continent. Vous savez ce qui se passe à l’ est, dans le Sextant du Feu ? Peut-être que l’ empire de Khourmal s’ étend, lui aussi, et que ma vision se rapportait à cela. 153
Héritages II — L’ empire de Khourmal ! dit soudain Nel d’ un ton embarrassé. — Eh bien quoi ? fit Morgas sans écouter la répartie cinglante d’ Icapeus. — Ah, en fait, j’ étais venu te voir pour ça, dit-il d’ un ton d’ excuse. Des Khourmali se sont présentés ce matin à la Guilde. — Et en quoi ça me concerne ? demanda Morgas, non sans ressentir un certain malaise. Des décennies plus tôt, il avait quitté Djaharqa, la capitale de l’ empire khourmali, pour se rendre une fois encore à la Guilde du Savoir d’ Arkas. Les événements qui avaient suivi l’ avaient exilé du Plan Central. À l’ époque, il avait tissé de nombreux liens à la cour de l’ empereur et son départ avait été diversement apprécié. Tant de temps avait passé. Sans doute bien peu de monde se souvenait encore de lui, à Khourmal. Il avait parfois regretté son départ et certaines des personnes qu’ il avait laissées derrière lui. Une personne en particulier, à laquelle il évitait en général de penser tant les regrets à ce sujet lui paraissaient futiles. Quarante cycles plus tôt, elle lui avait signifié que s’ il partait une fois encore, elle ne voudrait plus jamais le revoir. Morgas ne s’ attendait pas à ce qu’ elle soit encore en vie. — La Guilde a très peu de contacts avec les Khourmali, dit Nel, le ramenant au présent. De nous tous, tu es celui qui les connaît le mieux, et de très loin. Tu parles leur langue. Peut-être pourrais-tu nous aider à comprendre ce qu’ ils veulent. — Vous voulez que je joue les interprètes ? s’ étonna Morgas. — Pas exactement, dit Nel. En fait, ils parlent assez bien l’ arcanien. Mais notre savoir sur leur culture et leurs façons d’ être n’ est que théorique et ton aide à ce sujet serait appréciée. — J’ ai quitté Khourmal il y a très longtemps, répondit Morgas. Il était assez réticent à l’ idée de rencontrer des Khourmali, surtout dans un contexte dont il ignorait tout. — Les gens te seront certainement inconnus, mais tu pourras sans doute nous aider à comprendre pourquoi ils demandent à être reçus à la Guilde. — Et que faut-il que je fasse ? Que j’ assiste à votre entretien avec eux ? — Rel va les recevoir. Il se sent obligé de le faire puisque Tris a abandonné ses fonctions et qu’ il n’ arrive pas à décider par qui il va la remplacer. Il voudrait te voir avant de s’ entretenir avec eux. Et peut-être que tu assistes à la discussion. Morgas adressa un regard pensif à l’ Ombre. Il s’ était battu pendant des cycles pour obtenir la reconnaissance de la Guilde et gagner une place en son sein. Et c’ était maintenant qu’ il s’ était libéré de cette obsession que les Ombres elles-mêmes semblaient vouloir l’ intégrer à la vie de la vénérable institution. Il n’ était pas assez naïf pour ne pas percevoir leur espoir de le gagner à leur cause face à la menace du Néant. — Tu seras là ? demanda-t-il à Nel. — Non, répondit celui-ci d’ un ton piteux. J’ ai l’ impression que Rel estime que je suis un élément trop perturbateur pour être invité. 154
La Mémoire des Ombres — Bon, capitula Morgas. Je passerai voir Rel à ce sujet quand j’ aurai le temps. Sa curiosité était tout de même piquée par la présence des Khourmali. — Euh… fit Nel en se dandinant d’ un air embarrassé. — Quoi ? — En fait, il t’ attend en ce moment, avoua-t-il d’ un air coupable. Je l’ avais un peu oublié. — Et les Khourmali ? demanda Morgas, pris d’ un pressentiment. — Il se pourrait qu’ ils attendent eux aussi dans un des salons de la Guilde. Il avait l’ air misérable et Morgas dut se retenir de rire devant sa déconfiture. Décidément, Nel était d’ une compagnie très amusante. Sa capacité innée à faire tourner son frère en bourrique avait quelque chose d’ exquis. — Très bien, dit-il. Dis-moi où se trouve Rel, que j’ aille voir ce qu’ il me veut, exactement. Morgas rejoignit rapidement le bureau de la maîtresse de la Guilde, où l’ attendait Rel. Il frappa à la porte et, après avoir entendu l’ Ombre répondre, entra dans la pièce. Pour découvrir que Rel recevait déjà les Khourmali, deux hommes et une femme installés dans les sièges qui faisaient face au bureau de la maîtresse de la Guilde, derrière lequel l’ Ombre était assise. — Entre, Morgas, lui dit Rel en lui adressant un regard noir. Mécontent de la présence de Morgas, ou plus simplement de son retard ? Ce dernier ignora ce mouvement d’ humeur et adressa un salut de la tête aux trois Khourmali qui le regardaient avec beaucoup de curiosité, leur attention partagée entre sa personne et le bâton qu’ il tenait à la main. S’ il avait su que les émissaires de l’ empire seraient présents, il aurait déposé le Sceptre ailleurs avant de rejoindre Rel. Il était sur le point de formuler une vague excuse avant de battre en retraite quand l’ un des Khourmali, un homme de belle prestance, demanda dans un arcanien lourdement accentué : — Morgas ? Êtes-vous de la famille du mage Morgas qui a vécu un temps à la cour de Djaharqa ? Votre visage m’ est familier. Morgas s’ immobilisa. — Je suis son fils, mentit-il avec aisance. L’ avez-vous connu ? Le visage de l’ homme ne lui évoquait rien, ce qui n’ était pas surprenant étant donné le temps écoulé. Il avait la peau très sombre et des traits raffinés, ses cheveux tressés agrémentés de chaînes et de breloques selon une mode qui ne semblait pas avoir beaucoup changé en quarante cycles. — Il était un ami de mon père, déclara l’ homme. J’ étais enfant lorsqu’ il a quitté la cour. Peut-être vous a-t-il parlé de lui ? Il s’ appelait Qalir. — Ce nom m’ évoque quelque chose, dit prudemment Morgas.
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Héritages II Il se souvenait très bien de Qalir, un mage du feu de considérable talent et un homme généreux et accueillant. Il avait été parmi les premiers à témoigner de l’ intérêt à Morgas et l’ avait tout naturellement pris sous son aile pour lui apprendre les usages khourmali alors que ce dernier n’ était qu’ un tout jeune homme. Il était également celui qui l’ avait introduit à la cour de l’ empereur, lui assurant ainsi la chance de se faire une véritable place dans la haute société impériale. — Il est mort, hélas, depuis plusieurs cycles, continua le Khourmali en masquant rituellement son visage de ses deux mains le temps de prononcer cette phrase. — Je suis navré de l’ apprendre, dit sincèrement Morgas en se retenant de poser deux doigts de sa main droite sur son front en signe de deuil. S’ il était très au fait des usages khourmali, le démontrer n’ aurait pu que paraître suspect. Le fils de Morgas qu’ il prétendait être n’ avait pas été élevé dans le Sextant du Feu et ne pouvait spontanément en respecter les coutumes. Il gardait de très bons souvenirs de Qalir. Le Khourmali s’ était toujours montré très compréhensif face au désir dévorant de Morgas de s’ installer dans le Sextant de la Lumière et de rejoindre la Guilde du Savoir de Nar. Il avait mis cette obsession sur le compte de la différence physique flagrante qui existait entre les Khourmali et Morgas. La peau blanche de ce dernier le désignait invariablement comme un étranger dans une société traditionnellement peu ouverte vers l’ extérieur. Qalir avait cependant toujours été chagriné de voir Morgas s’ entêter dans sa quête illusoire de reconnaissance et reprendre la route d’ Arkas, dédaignant tout ce que Khourmal lui offrait. Le Khourmali se leva et adressa un salut formel à Morgas, croisant ses mains sur son torse. — Je m’ appelle Oçarek, de la société de la Flamme Bleue. — Morgas… répondit Morgas d’ un ton d’ excuse. Mon père n’ était pas très imaginatif sur les prénoms. Il n’ avait pas envie de se compliquer la vie en s’ inventant des noms d’ emprunt. D’ autant que Rel avait déjà vendu la mèche. — Mes compagnons sont Jaerka de la société des Mains Brûlantes et Drao du concile du Brasier Céleste. Il désigna successivement la femme et l’ homme qui étaient assis à ses côtés. La cour de l’ empereur Qomakath regorgeait de sociétés regroupant des mages, des érudits et des courtisans en tout genre. Ils adoptaient des noms ronflants censés être en accord avec leur philosophie et l’ usage que les mages de chaque clan faisaient de leurs dons. Il était très difficile de s’ y retrouver dans les méandres de ces différents groupuscules, dont certains ne comptaient parfois qu’ une demidouzaine de membres. Morgas avait été, pendant un temps, proche du concile du Brasier Céleste mais il n’ avait jamais intégré cette société, réticent à se laisser cloisonner et cataloguer par ce genre d’ appartenance. Sa maîtrise des glyphes avait beaucoup inté156
La Mémoire des Ombres ressé les Khourmali et, à l’ époque, il avait d’ une certaine manière constitué une société à lui tout seul. Certains l’ avaient même nommée dans son dos la Solitaire du traceur de feu. Les deux autres sociétés mentionnées par Oçarek lui étaient totalement inconnues. Si elles avaient existé à son époque, il n’ avait jamais été à leur contact. — Prends place auprès de nous, l’ invita Rel en lui désignant un siège de son côté du bureau. S’ amusant intérieurement de la situation, Morgas s’ installa, appuyant le Sceptre contre le mur le plus proche. — Un remarquable bâton, commenta Oçarek. — Un petit focus de rien du tout, assura Morgas d’ un ton badin. Il ne faut pas se fier à son allure tape-à-l’ œil. Il dut se retenir de tressaillir quand le Sceptre envoya une légère décharge dans sa direction. Était-ce Aestyr ou le Sceptre lui-même qui était vexé par cette dernière affirmation ? — Bien, dit Rel. Maintenant que les présentations sont faites, peut-être pourrions-nous revenir au sujet de votre visite. — Bien entendu, répondit poliment Oçarek. Comme je l’ expliquais au maître de votre guilde, mes compagnons et moi écumons notre continent en quête de savoir. Nous nous intéressons tout particulièrement aux différentes organisations qui regroupent les utilisateurs de magie et des chercheurs de savoir. — Alors vous êtes sans doute au bon endroit. — Êtes-vous envoyés par l’ empereur ? questionna Morgas. — Oui, répondit le Khourmali. L’ empereur Qomakath a bien d’ autres sujets de préoccupation que nos recherches d’ érudits, mais nous sommes par ailleurs porteurs de son autorité pour négocier des accords commerciaux et politiques. Pour en revenir à nos études personnelles, les trois sociétés auxquelles nous appartenons se sont formellement alliées et ont décidé de ne plus limiter leur intérêt aux frontières de l’ empire. Nous sommes fiers d’ avoir été choisis pour cette mission d’ importance. — Je n’ ai pas bien compris la nature des informations que vous recherchez, dit Rel d’ une voix froide. — Nous recherchons tout savoir, quelle que soit sa nature exacte. Histoire, géographie, magie, philosophie… répondit l’ autre sans sembler embarrassé par l’ attitude revêche de l’ Ombre. — La Guilde du Savoir a sans nul doute matière à échanger avec vous, dit prudemment Rel. — Nous nous adressons à vous en priorité car la Guilde de Nar est pour ainsi dire la seule organisation de ce genre hors des frontières de Khourmal dont l’ existence soit connue et avérée. — On se demande bien grâce à qui, remarqua Rel en glissant un regard entendu en direction de Morgas. 157
Héritages II Ce dernier l’ ignora placidement. — Vous dites rechercher des savoirs magiques, dit lentement Rel. Êtes-vous des mages vous-mêmes ? — Mon compagnon Drao ici présent est un mage du Feu du concile du Brasier Céleste. — Un élémentaliste, bien sûr, fit Rel sans masquer son mépris. — Nos usages magiques sont différents, convint tranquillement Oçarek. Nous ne sommes pas sous la coupe de la Tour des Arcanes. — Nous ne sommes pas si dépendants de la Tour que vous semblez le croire, rétorqua Rel avec humeur. Morgas le considéra avec surprise. Il avait toujours considéré que la Tour des Arcanes était le véritable maître de la Guilde. Il semblait bien que Rel ne voyait pas les choses du même œil. — Ah bon ? dit-il, la question sortant spontanément de sa bouche. Curieusement, Rel sembla quelque peu déstabilisé par cette intervention. Morgas le vit pincer ses lèvres grises, en proie à ce qui ressemblait à de la gêne. Il y avait du reproche dans le regard que l’ Ombre porta sur lui. S’ attendait-elle vraiment à ce que Morgas se range tranquillement dans son camp, prenant fait et cause pour elle ? Ces Khourmali lui paraissaient sympathiques, surtout depuis qu’ il savait qu’ Oçarek était le fils de son vieil ami Qalir. — Nous sommes avant tout, et au même titre que la Tour, des représentants de la Pureté, dit finalement Rel d’ une voix ferme. Les pratiques élémentalistes ne sont pas considérées avec bienveillance en notre sein. — Nous sommes friands de tout type de savoir, assura le Khourmali, même s’ il n’ est pas magique. Votre cité, votre culture, tout a un intérêt à nos yeux. — Je vois, dit Rel. La Guilde du Savoir ne peut que saluer votre désir de connaissance, malgré votre utilisation d’ une magie dévoyée. La Guilde de Nar elle-même est preneuse d’ informations au sujet de votre empire lointain. — Morgas n’ a-t-il pas partagé avec vous le savoir qu’ il a rapporté de Khourmal ? Ce dernier songea avec nostalgie à tout ce qu’ il avait laissé derrière lui sur le Plan d’ Ixos. — Il avait écrit un ouvrage sur le sujet, dit-il. Mais je crains bien qu’ il soit perdu, à présent. — Nous serons ravis d’ échanger notre savoir avec vous, lui dit Oçarek, pour notre mutuel profit. Morgas haussa les épaules. — Je ne fais pas partie de la Guilde du Savoir, dit-il avec un plaisir non dissimulé. Oçarek eut l’ air surpris, puis il se reprit et acquiesça. — Parce que vous êtes un homme, n’ est-ce pas ? Mon père m’ a parlé de cette restriction. Mais vous êtes pourtant ici en son sein. 158
La Mémoire des Ombres — Je ne suis que de passage, assura Morgas. Rel a bien voulu m’ accorder l’ hospitalité… cette fois. Il ignora le regard meurtrier que l’ Ombre portait sur lui. Cette conversation était finalement très rafraîchissante. — En effet, Morgas n’ est pas notre porte-parole, dit sèchement Rel. — Et pourtant vous l’ avez invité à partager notre entretien, rétorqua aimablement Oçarek. — Je vois à présent que c’ était une erreur. — Pourquoi favorisez-vous les femmes au détriment des hommes ? questionna le Khourmali. — Nous suivons les préférences naturelles de notre dieu, répondit Rel avec hauteur. Nar préfère les serviteurs de sexe féminin et ce pour d’ excellentes raisons, que l’ expérience ne dément pas. Morgas lui adressa un sourire narquois. — Doit-on vous considérer alors comme une Ombre plutôt féminine ? demanda sérieusement Oçarek. — Cette question n’ a aucun sens, s’ offusqua Rel, au grand amusement de Morgas. — Veuillez m’ excuser, dit le Khourmali, je ne souhaitais pas vous offenser. Nous savons si peu de choses sur les Ombres… — Peut-être est-ce le moment d’ apprendre, dit Morgas. Rel se leva alors, signalant ainsi qu’ il souhaitait mettre un terme à l’ entretien. Les Khourmali interprétèrent sans difficulté son attitude et l’ imitèrent. Morgas prit son temps pour se lever à son tour et s’ emparer à nouveau de son Sceptre. — Indiquez-moi à quelle auberge vous êtes installés, dit Rel aux Khourmali. J’ enverrai Éclydia, une de mes Filles de Nar, pour échanger avec vous. Elle vous rendra visite dès demain. Morgas se retint de hausser les sourcils. Éclydia était la jeune Initiée que Rel avait surprise dans son lit et l’ Ombre faisait à présent tout ce qu’ il pouvait pour contrarier la pauvre jeune femme. Oçarek acquiesça et se répandit en remerciements, puis son regard glissa vers Morgas. — J’ aimerais beaucoup que nous ayons la chance de pouvoir nous entretenir à nouveau, dit-il, son sourire étincelant en contraste avec sa peau sombre. — Je viendrai vous voir, promit sincèrement Morgas. En attendant, je vais vous raccompagner jusqu’ à l’ extérieur. Il sortit du bureau avec les Khourmali, coupant ainsi cours à la diatribe que Rel lui réservait sans doute. Cette journée se révélait en fin de compte plutôt agréable.
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HĂŠritages II
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La Mémoire des Ombres
Chapitre 14 Cité d’ Arkas. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison de l’ Air. Morgas resserra machinalement le col de son manteau autour de son cou pour tenter d’ échapper au froid mordant. Même les solides gants de cuir qui couvraient ses mains ne parvenaient pas à les réchauffer. À ses côtés, Oçarek semblait tout aussi frigorifié, ce qui était d’ un réel quoi que maigre réconfort. Les seules choses qui semblaient insuffler un peu de chaleur dans son corps étaient les derniers verres qu’ il avait avalés avant de quitter la taverne. Morgas était un peu étourdi par l’ alcool, mais toujours lucide. Oçarek paraissait bien plus chancelant sur ses jambes et tout dans son comportement indiquait qu’ il avait du mal à fixer son attention sur quoi que ce soit plus de quelques secondes. — Je te raccompagne à ton auberge, déclara Morgas en le stabilisant d’ une main alors qu’ il titubait à ses côtés. — Pourquoi ? demanda Oçarek d’ un ton boudeur. La soirée n’ est pas finie. La lune avait étendu sur le monde sa chape de ténèbres depuis des heures. Malgré les jours passés à se réacclimater au Plan Central, Morgas était toujours plus à l’ aise la nuit qu’ en journée, où l’ intensité de la lumière l’ éblouissait encore. — Parce que tu es saoul, répondit Morgas. Et moi aussi. Oçarek lui adressa un regard amusé. — Cette raison me paraît bien faible, argumenta-t-il d’ une voix un peu bredouillante. Mais il se laissa docilement entraîner dans la rue dans la direction de l’ auberge où étaient installés les trois Khourmali. Oçarek semblait avoir décidé de profiter de son éloignement de la cour de l’ empereur de Khourmal, où l’ espionnage mutuel était de mise, pour profiter de la vie. Depuis près d’ une semaine que Morgas le côtoyait au quotidien, il insistait pour visiter les tavernes de la ville et d’ autres lieux moins fréquentables, buvait plus que de raison et ne manquait pas de s’ attirer quelques ennuis avec les locaux en parlant sans discernement. Au bout du compte, Morgas trouvait son contact agréable et, sans pour autant le suivre dans toutes ses escapades, il passait beaucoup de temps en sa compagnie. Il aimait beaucoup le faire parler de Khourmal. Les descriptions d’ Oçarek étaient conformes aux souvenirs de Morgas. L’ empereur Qomakath était à présent
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Héritages II un vieil homme et les usages de sa cour avaient gagné en complexité, mais Morgas avait la sensation qu’ il aurait pu s’ y replonger sans trop de difficultés. Retourner vivre à Khourmal était une chose qu’ il envisageait vaguement sur le long terme, mais il redoutait d’ y retrouver des personnes connues et qui, pour certaines, avaient beaucoup compté à ses yeux. Oçarek lui permettait d’ obtenir de leurs nouvelles sans pour autant s’ exposer personnellement à leurs regards. Morgas avait appris, sans surprise mais avec peine, la mort de Thaïs, une puissante et influente mage du Feu qui avait été à la fois sa maîtresse et son mentor à la cour de Djaharqa. Ils avancèrent dans les rues sombres, Morgas guidant son nouvel ami avec fermeté. À cette heure de la nuit, deux hommes visiblement éméchés pouvaient susciter l’ intérêt de voleurs de tout poil. Il ne souhaitait pas avoir à dissuader des crétins s’ imaginant qu’ ils formaient des proies de choix. Ils rejoignirent sans encombre l’ auberge du Bienheureux Nar, où les Khourmali et leur large suite logeaient. — Viens au moins boire un dernier verre avec moi, Morgas, lui dit Oçarek d’ une voix pâteuse. Et puis, Jaerka sera là. Tu lui plais beaucoup. Morgas se laissa attirer à l’ intérieur, alléché avant tout par la perspective de se retrouver au chaud. — Je n’ en crois pas un mot, répondit Morgas avec amusement. Elle est plus glaciale que les neiges éternelles des montagnes d’ Ostar. — Tu ne la connais pas, protesta mollement l’ autre. Ils montèrent à l’ étage et entrèrent dans le luxueux salon mis à la disposition des Khourmali. La fameuse Jaerka était là, assise dans un fauteuil près du feu. Elle se leva à leur arrivée et leur adressa un regard désapprobateur, faisant tinter d’ un mouvement de tête horripilé les breloques attachées au filet d’ argent qui retenait ses longs cheveux. — Bonsoir Jaerka, dit Oçarek, l’ air surpris de la trouver là. — Et encore saoul, avec ça, dit-elle d’ une voix grinçante dans sa langue natale. Une langue que Morgas connaissait bien, détail qu’ il avait omis de mentionner aux Khourmali, pour de simples raisons de vraisemblance. — Bonsoir, Jaerka, dit-il en approchant du feu. Elle l’ ignora et s’ éloigna de lui comme s’ il avait la peste. Ah, il lui plaisait follement, cela ne faisait aucun doute, pensa-t-il avec un sourire en coin. — Nous devons parler, Oçarek, dit-elle d’ une voix dure. — D’ accord, d’ accord, dit ce dernier d’ une voix apaisante. Morgas, veux-tu bien m’ attendre quelques instants ici ? Morgas acquiesça en s’ installant face au feu, dans le siège que la femme venait de libérer. Les deux Khourmali se rendirent dans la pièce attenante, laissant la porte entrouverte. Morgas traça un petit glyphe qu’ il envoya au-dessus du chambranle de la porte et un deuxième qu’ il positionna discrètement derrière son 162
La Mémoire des Ombres oreille. Le temps passé chez les démons lui avait permis d’ inventer toutes sortes de nouveaux glyphes. Il était assez satisfait de cette méthode inédite d’ espionnage, qu’ il avait créée plus par désœuvrement que par réel désir d’ écouter aux portes. — Nous perdons notre temps, dit Jaerka dans sa langue natale. Elle semblait furieuse. — Tu n’ apprends rien d’ intéressant, continua-t-elle alors qu’ Oçarek demeurait coi. Tu passes tout ton temps à te saouler dans les tavernes ou à te promener avec ce Morgas. Et pour quel résultat ? — Tu es trop impatiente, répondit finalement Oçarek d’ une voix bien plus assurée que Morgas ne s’ y attendait. Nous devons procéder avec prudence, tu le sais bien. — Ce que je sais, c’ est que tu fraternises avec cet homme et que cela ne nous a rien apporté de précis. — La fille de la Guilde ne nous dira jamais ce que nous voulons savoir, répondit-il. Drao peut lui faire les yeux doux, mais cela ne nous avance à rien. L’ Ombre se méfie de nous et elle a dû donner des consignes aux Filles de Nar. Si nous abordons directement le sujet qui nous intéresse, elle s’ empressera de le prévenir. — Et tu t’ imagines que Morgas pourra nous répondre, et qu’ il gardera la chose pour lui ? — Tout dépend de la manière dont nous nous y prenons, rétorqua Oçarek. Il semblait à présent tout aussi furieux qu’ elle. Morgas écoutait attentivement la discussion, brutalement dégrisé par le sérieux de la conversation. Il avait été tout au plus poussé par la curiosité quand il avait décidé d’ envoyer son glyphe mouchard et il ne s’ attendait certainement pas à ce genre de discussion. Oçarek n’ était pas aussi saoul qu’ il voulait bien le faire croire. Toute cette semaine passée en sa compagnie n’ était-elle qu’ un stratagème pour gagner la confiance de Morgas et le faire parler sur le mystérieux sujet qui les intéressait ? Cette perspective faisait naître une vague déception en Morgas. Il aimait bien Oçarek, d’ autant plus qu’ il n’ était autre que le fils de son vieil ami Qalir. Il avait été heureux de renouer avec son passé par son entremise. Il n’ était cependant pas tellement surpris par ce double jeu. Il avait suffisamment fréquenté la cour de l’ empereur pour savoir que les véritables amitiés étaient rares chez les courtisans. — Notre mission est capitale, dit Jaerka d’ un ton brusque. N’ oublie pas que nous ne sommes pas les seuls à avoir été envoyés. Les autres progressent sans doute pendant que tu te vautres dans les tavernes. Je ne laisserai pas ta désinvolture me priver de la récompense qui nous est promise. — Je n’ ai rien oublié de mes engagements, répondit fermement Oçarek. Je te rappelle que nous devons être discrets. — Si tu ne poses jamais la question, tu n’ auras jamais la réponse. Nous savons tout de la géographie de cet endroit, sauf ce qui nous intéresse vraiment. Si Drao et toi n’ êtes pas capables d’ obtenir une réponse par la manière douce… 163
Héritages II — Nous n’ en sommes pas là, coupa Oçarek. Et nous avancerions peut-être plus vite si tu voulais te montrer un peu plus… accommodante envers Morgas. — Tu es répugnant, siffla-t-elle. — À moi de te rappeler tes engagements, rétorqua-t-il. Si tu veux que nous allions plus vite, donne-t’ en les moyens. — J’ ai des moyens de le faire parler bien plus radicaux… — Il n’ en est pas question ! N’ as-tu rien entendu de ce que j’ ai dit ? Nous devons rester discrets. Je dirige notre groupe, ne l’ oublie pas. Si tu contreviens à mes ordres, tu auras affaire à moi. Il y eut un long silence, pendant lequel Morgas imagina que les deux se toisaient, puis des signes de mouvement. Le mage dissipa hâtivement ses glyphes et s’ enfonça profondément dans son fauteuil, fermant à demi les yeux pour simuler une torpeur alcoolique. Quitter la pièce sans prévenir personne aurait été suspect. Par ailleurs, sa curiosité était piquée. Il voulait savoir ce qui avait réellement amené les Khourmali jusqu’ à Arkas. Rel priserait sans doute fort ce genre d’ information. Oçarek vint s’ installer d’ une démarche hésitante dans le siège voisin de celui de Morgas et lui adressa un sourire un peu idiot. C’ était un remarquable comédien, se dit Morgas en lui en renvoyant un de son cru. — Les femmes, commenta simplement le Khourmali. Morgas haussa les épaules avec l’ apparence de l’ indifférence. — Elle est juste un peu timide, ajouta Oçarek avec un sourire graveleux. Le mage dut se retenir pour ne pas rire à cette affirmation. Il se souvenait très bien du ton dégoûté qu’ elle utilisait pour parler de lui. — Peut-être est-ce toi qu’ elle apprécie, dit lentement Morgas. Elle pense que je t’ influence mal en t’ entraînant dans les tavernes et les tripots. — Elle n’ aime pas les coutumes locales, soupira Oçarek. Elle voudrait repartir. — Qu’ est-ce qui vous en empêche ? — L’ un de nos objectifs est de cartographier de manière très précise les endroits que nous visitons. — Les cartes d’ Arkas et de sa région ne manquent pas, dit Morgas. La diatribe de Jaerka faisait-elle finalement son effet ? Jusqu’ à présent, Oçarek avait soigneusement évité de parler de leur mission, sauf en des termes très généraux et évasifs. Voilà qu’ il semblait soudain décidé à entrer dans le vif du sujet. — Mais elles sont rarement complètes, dit Oçarek avec un haussement d’ épaules fataliste. Jaerka est très pointilleuse. — Je m’ étonne que les cartes de la Guilde soient si peu précises, fit Morgas en jouant l’ imbécile. Les Filles de Nar se targuent de tout savoir sur tout. — Tu parles d’ elles avec beaucoup d’ irrespect, remarqua l’ autre. — Et pourquoi pas ?
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La Mémoire des Ombres — Tu es le petit-fils d’ une maîtresse de la Guilde. Et si j’ en crois que ce racontait mon père, le tien était obsédé par cette organisation. Morgas grimaça, une expression qui n’ était pas totalement factice. — Je suis libéré de l’ obsession de mon père, répondit-il sombrement. La Guilde me tolère, mais je ne fais pas partie d’ elle et je ne le souhaite pas. Il se pencha vers Oçarek. — Je suis bien placé pour savoir que les Filles de Nar aiment leurs petits secrets, dit-il avec un sourire aviné. Le regard que le Khourmali posait sur lui n’ avait plus rien de trouble. — C’ est vraiment dommage pour nous, dit-il d’ un ton léger. Penses-tu que les prêtresses de Nar seraient plus enclines à partager leur savoir ? Morgas émit un petit rire. — Je ne les ai jamais trouvées très abordables, gloussa-t-il. Très jolies, c’ est sûr, mais pas très abordables. — Ah… C’ est fâcheux. J’ ai l’ impression que nous sommes dans une impasse. Morgas fit la moue, fronçant légèrement les sourcils comme si réfléchir lui demandait un effort. — Peut-être, dit-il finalement, peut-être pourrais-je vous aider ? — Comment ça ? dit prudemment Oçarek. — J’ ai accès à l’ intérieur de la Guilde. Il y a sans doute des cartes qui contiennent les informations que tu recherches. — Je ne veux pas te mettre dans une situation délicate, se récria l’ autre avec toutes les apparences de la bonne foi. — Et moi, je pense qu’ il est de mon devoir de t’ aider. Ma famille a une dette envers la tienne. Si j’ en crois ce qui m’ a été raconté, ton père a énormément aidé le mien lorsqu’ il est arrivé à la cour de Djaharqa. Ne serait-il pas juste que je te rende la pareille, maintenant que l’ occasion m’ en est donnée ? L’ argument était valable et Morgas était quelque peu dépité de devoir s’ en servir dans ces circonstances. La discussion qu’ il avait surprise entre Oçarek et Jaerka, tout comme la comédie évidente du Khourmali quant à son état d’ ébriété le mettaient très mal à l’ aise. Si leur unique but avait été aussi innocent que de cartographier les territoires voisins d’ Arkas, ils n’ auraient eu aucun besoin de faire autant de secrets. Il voulait croire qu’ Oçarek lui dévoilerait quelque chose d’ anodin et qu’ il pourrait lui apporter la réponse sans que cela nuise à qui que ce soit. Mais il n’ était pas naïf. Plus depuis très longtemps. Les Khourmali mijotaient quelque chose qui ne serait sans doute pas autant à son goût qu’ il l’ aurait voulu. — Eh bien, dit Oçarek, nous avons glané beaucoup d’ informations, mais ce qui concerne les affaires magiques a tendance à être caché et peu accessible. Nous pensions que la Guilde de Nar pourrait nous aider à ce sujet, mais la jeune femme qu’ on a chargée de nous renseigner n’ a pu nous répondre de façon satisfaisante. 165
Héritages II — Que cherchez-vous ? demanda Morgas. Des objets ? Des techniques magiques ? Il n’ est guère surprenant que la Guilde soit réticente à partager ce genre de choses. — Oh non, dit l’ autre en levant la main en un geste de déni. Rien d’ aussi… sensible. Je ne suis pas mage, mais je sais bien que les usages de nos élémentalistes ne sont pas regardés d’ un bon œil par la Tour des Arcanes et leurs représentants. La Tour devait en effet garder à l’ œil ces humains qui manipulaient la magie du Feu. Morgas supposait qu’ elle tolérait leur existence tant qu’ ils n’ étaient ni trop nombreux, ni trop expansionnistes. — Alors quoi ? fit Morgas en tentant de son mieux de conserver son air abruti par l’ alcool. Oçarek le jaugea d’ un regard débarrassé de tout faux-semblant. La petite comédie de Morgas semblait avoir suffisamment endormi sa méfiance pour qu’ il se risque enfin à entrer dans le vif du sujet. — Nos cartes ne sont pas complètes tant que nous ne connaissons pas l’ emplacement des nodes, dit-il avec désinvolture. — Ah, fit Morgas sur le même ton. Bien sûr. Il n’ est pas surprenant que les Ombres veuillent garder ce genre d’ information pour eux. — Ces cachotteries sont assez injustes, quand on y pense, dit pensivement Oçarek. Ce continent n’ est-il pas celui des Hommes ? Et les Ombres s’ arrogent le droit de disposer de ce genre d’ information et de nous les cacher. — Bah, répondit Morgas, certains emplacements sont bien connus, tout de même. Ton confrère Drao a sans doute senti la présence de celui d’ Arkas. Morgas devait jouer serré pour ne pas éveiller les soupçons de son interlocuteur. Il ne risquait pas grand-chose à parler des nodes principaux du continent, qui étaient largement connus des initiés. De toute manière, leur puissance était telle qu’ ils étaient perceptibles par les mages qui se trouvaient à leur proximité. — Oui, bien sûr, convint Oçarek. Il était cependant très déçu de ne pouvoir l’ approcher. Les Ombres en contrôlent étroitement l’ accès. — Il est contrôlé par la Guilde, en effet, dit Morgas. Moi-même, je n’ ai jamais eu l’ occasion de le voir. Mais je n’ en ai jamais vraiment eu besoin non plus. — Sais-tu s’ il y en a d’ autres dans la région ? Morgas haussa les épaules. — Je suppose que oui, mais ils doivent être de moindre importance. Je ne connais pas leur localisation précise. Ce qui n’ était pas un mensonge. Il n’ avait jamais manifesté un grand intérêt pour les nodes en dehors de celui d’ Arkas, dont il connaissait la localisation exacte. Il en avait cependant découvert certains au fil de ses voyages. Il n’ avait guère envie de partager ce savoir tant qu’ il ignorait ce que les Khourmali voulaient en faire, mais il devait offrir des preuves de sa bonne volonté.
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La Mémoire des Ombres — En revanche, dit-il, j’ ai entendu parler d’ un puissant node qui serait localisé en plein milieu des marais d’ Ilma la Noire. Mais l’ endroit est très mal famé. On prétend qu’ une horrible créature vit au milieu de ces marais. Le dragon d’ Ilma saurait bien défendre son territoire face à quelques Khourmali. Morgas préférait par ailleurs garder pour lui la présence d’ un node de Lumière dans le désert d’ Ared, à l’ emplacement de l’ ancienne Sheam. — Ilma la Noire, dit pensivement Oçarek. Ce nom me dit quelque chose, je pense que nous pouvons le localiser. — C’ est un ancien territoire de l’ empire d’ Ostar, je ne sais pas trop qui le domine officiellement à présent. Mais il ne reste plus grand-chose, là-bas. Sauf des marécages et peut-être ce fameux node. — C’ est une information très intéressante, dit le Khourmali avec une évidente sincérité. As-tu entendu parler d’ autres emplacements ? Morgas eut une petite pensée pour Icapeus avant de dire : — La ville d’ Édarr est construite sur un node, d’ après ce que je sais. C’ est très loin au sud d’ ici et la région est en guerre. — Édarr, répéta Oçarek en acquiesçant de la tête. Et ailleurs ? Morgas fut surpris que l’ information sur Édarr ne soulève pas plus d’ intérêt. Peut-être les Khourmali connaissaient-ils déjà cet emplacement, tout lointain qu’ il fût. — Je ne sais pas trop, dit Morgas. Mais j’ ai accès à la bibliothèque de la Guilde. Je pourrai certainement en localiser plus en utilisant les cartes qui s’ y trouvent. — Je ne veux pas t’ attirer d’ ennuis. — Bah, avec la Guilde, je n’ ai plus grand-chose à perdre, répondit Morgas. Et puis, qui se rendra compte de quoi que ce soit ? — Je peux peut-être te remettre une de nos cartes, proposa Oçarek. Tu n’ aurais plus qu’ à indiquer dessus les emplacements des nodes. Bien sûr, nous recherchons un maximum d’ informations à ce sujet… Comme sur tout le reste, d’ ailleurs, se reprit-il. Si jamais tu peux me fournir des indications précises de lieux ou la manière de s’ y rendre, je suis preneur. Morgas hocha la tête avec sérieux. — Je vais voir ce que je trouve, promit-il. — Merci, mon ami, lui dit Oçarek avec un sourire éclatant. Ton aide m’ est précieuse. — Comme je te l’ ai dit, c’ est la moindre des choses, répondit Morgas. — Maintenant, si nous trouvions quelque chose à boire ? Cette conversation m’ a assoiffé. Morgas demeura avec lui pendant encore quelques heures, durant lesquelles aucun sujet délicat ne fut abordé. Puis il finit par réussir à quitter l’ auberge et rejoignit en hâte l’ enceinte de la Guilde du Savoir. 167
Héritages II Il devait être quelques heures avant l’ aube, mais les Ombres, si elles ressemblaient un tant soit peu aux démons, ne dormaient pas. Elles se reposaient tout au plus quelques heures par jour en une méditation magique. Il ne s’ annonça pas. C’ était à son tour de s’ imposer sans prévenir dans les quartiers des Ombres. La porte de leur tour n’ était pas fermée. Personne n’ avait sans doute jamais eu l’ idée de s’ y introduire sans leur accord explicite et cette impression de transgression était très agréable. Morgas monta deux à deux les marches qui menaient aux appartements des Ombres. Il dut s’ arrêter à plusieurs reprises, un peu étourdi par tout ce qu’ Oçarek lui avait fait ingurgiter, mais parvint sans dommage sur le seuil des quartiers de Rel. Il entra sans plus attendre… pour se retrouver dans une réplique de la ville fantomatique de Sheam. Il s’ immobilisa, déstabilisé par le spectacle qui s’ offrait à sa vue. Le vent chaud du désert caressait son visage et les rochers d’ un blanc étincelant lui renvoyaient la lumière aveuglante de la lune. Morgas se retourna machinalement pour s’ assurer que la porte était toujours derrière lui. Elle se découpait, sombre, donnant sur le couloir de pierre grise. Il ne s’ était donc pas déplacé à l’ autre bout du continent. Ce qu’ il avait sous les yeux était une remarquable illusion. Rel se leva du rocher sur lequel il était assis en dardant un regard furieux sur Morgas. — Comment oses-tu ? siffla-t-il. L’ illusion fluctua un instant, momentanément floue, avant de se stabiliser à nouveau. — Je te dérange ? demanda Morgas d’ une voix suave. — Ce comportement est intolérable, s’ offusqua Rel en rabattant son éternel capuchon sur sa tête. Tu t’ imposes dans ma projection comme le dernier des rustres… Et tu as bu, pour changer. Morgas ne put s’ empêcher de faire le parallèle entre cet accueil et celui qu’ Oçarek avait reçu à l’ auberge. Il retint le rire idiot qui lui montait aux lèvres. Il n’ avait pas encore inventé de glyphe pour dessaouler et il le regrettait soudain. — Je sais ce que veulent les Khourmali, annonça-t-il avec tout le sérieux dont il était capable. Rel le considéra un moment en silence, puis fit un geste brusque dans sa direction. — Ferme cette porte, ordonna-t-il. Morgas se retourna pour accéder à sa demande. Quand il fit à nouveau face à Rel, le paysage autour d’ eux avait légèrement changé. Ils se trouvaient toujours dans le désert d’ Ared, mais la luminosité avait sensiblement diminué, une faveur à laquelle Morgas fut sensible malgré lui. Deux sièges, incongrus dans ce décor désolé, attendaient leur bon vouloir.
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La Mémoire des Ombres Rel s’ installa sans plus attendre dans l’ un d’ eux et Morgas l’ imita avec précaution. Il était soudain fatigué et il avait mal à la tête. — Eh bien ? dit Rel. Je suppose que je peux m’ abstenir de te proposer quelque chose à boire. — Ne me parle pas de boire, grimaça Morgas. Oçarek est un puits sans fond. J’ ai cru qu’ il ne s’ endormirait jamais. — Je salue ton sens du sacrifice, fit Rel, acerbe. Morgas lui adressa un signe apaisant de la main pour lui signaler qu’ il souhaitait cesser les hostilités. Contrarier Rel était une occupation amusante, mais ils avaient des choses d’ importance à discuter. — Les Khourmali commencent à s’ impatienter, dit-il sérieusement. La femme, en particulier, parle d’ utiliser la force pour apprendre ce qu’ ils sont venus chercher ici. — Viens-en au fait, Morgas. — Ils veulent localiser les nodes, répondit ce dernier. — Les nodes de la région d’ Arkas ? — Tous les nodes du continent. N’ ont-ils jamais abordé ce sujet avec Éclydia ? — Tu dois le savoir mieux que moi, soupira Rel. D’ après les rapports qu’ elle m’ a faits, ils font mine de s’ intéresser un peu à tout. Ils ont réclamé plusieurs fois des cartes, mais sans insister particulièrement sur les nodes. Il faudra voir ça avec elle. — D’ après ce que j’ ai entendu, dit Morgas, ils sont plusieurs groupes de Khourmali à arpenter le continent pour repérer les emplacements des nodes. Ils ne veulent pas se contenter de recenser les plus puissants, tous les nodes les intéressent. Ainsi que les indications précises pour les approcher. Rel demeura un moment silencieux. — Curieux, dit-il finalement. — Oui, acquiesça Morgas. Mais je ne sais pas ce qu’ ils comptent faire de ce savoir. Je n’ ai pas osé le questionner à ce sujet de peur qu’ il se méfie de moi. — Ce qui est curieux, reprit Rel, c’ est que tu viennes me faire part de cela aussi spontanément. Morgas ouvrit la bouche pour protester… et la referma sans rien dire. Rel n’ avait pas totalement tort. Depuis son retour, Morgas n’ avait cessé de clamer haut et fort qu’ il ne devait rien à la Guilde et n’ éprouvait aucune loyauté envers elle. Et pourtant le temps passait et il ne la quittait pas. Et voilà qu’ il se hâtait de trahir le fils d’ un de ses meilleurs amis en rapportant ses propos à Rel, une Ombre qui avait par le passé tenté de le tuer. — Il me ment, dit Morgas. Je pourrais comprendre que des érudits versés en magie soient curieux de cartographier les nodes de notre continent. Mais ils ne l’ ont pas annoncé clairement en arrivant.
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Héritages II — J’ aurais refusé de répondre à une demande de ce genre, assura Rel. Les nodes sont des lieux hautement stratégiques. Les plus importants sont bien sûr connus, mais beaucoup d’ autres demeurent cachés. La Tour des Arcanes conserve ce genre de savoir. Notre guilde n’ est pas sans avoir connaissance de la localisation de beaucoup de nodes. Mais nous ne pouvons permettre qu’ ils tombent entre de mauvaises mains. — Ils se doutaient probablement que tu ne voudrais pas partager facilement ce genre de savoir. Mais à moi, Oçarek aurait pu le demander plus franchement. Et pourtant, il ne l’ a pas fait. Et la façon dont Jaerka en parlait… Je ne sais pas. Leur discussion m’ a mis très mal à l’ aise. — Il n’ a rien dit qui pourrait nous aider à comprendre ce qu’ ils veulent, exactement ? Morgas secoua la tête. — Je pourrais peut-être en apprendre plus, mais pour ça il faut que je leur fournisse quelques informations. J’ ai déjà lâché une piste en direction d’ Ilma la Noire mais pour le reste, je n’ ai pas trop envie de les aiguiller où que ce soit tant que je n’ en sais pas plus sur leurs intentions. — Pourquoi Ilma ? releva Rel. — Le dragon saura bien repousser quelques érudits, répondit Morgas en haussant les épaules. Rel se leva et se mit à faire les cent pas, croisant et décroisant ses mains d’ un air concentré. — La Tour a passé un temps considérable à purifier les nodes après l’ ère Élémentaire. Et le travail est loin d’ être terminé. Pour ce que j’ en sais, les nodes de Khourmal sont tous teintés par le Feu. Ce qui ne manque pas de me contrarier, mais les activités de la Guilde ne se sont jamais étendues aussi loin. — La Tour n’ a jamais tenté de les purifier ? demanda Morgas. — Certains d’ entre eux, peut-être. Jusqu’ à une période récente… il y a quelques siècles… les territoires de Khourmal étaient très peu peuplés. J’ imagine que l’ urgence paraissait moindre. — Mais il y a beaucoup de mages du Feu à l’ ouest. — Maintenant, oui. Vous autres, humains, vous vous reproduisez si vite. Peut-être la Tour finira-t-elle par intervenir à ce sujet. Surtout s’ ils se mettent à avoir des visées expansionnistes. Jusqu’ à présent, l’ empire de Khourmal n’ a jamais fait de vagues en dehors de ses frontières. C’ est une des raisons pour lesquelles la Tour a toléré son affiliation à l’ Élément Feu. Si cela devait arriver, les choses seraient bien différentes. Rel glissa un regard dans la direction de Morgas. — N’ es-tu pas toi-même un peu versé dans cette magie dévoyée ? Morgas leva les mains en signe d’ apaisement. — Si peu, répondit-il. Une erreur de jeunesse. Je n’ ai jamais vraiment eu de goût pour ce genre de magie. C’ est trop… brouillon. 170
La Mémoire des Ombres Il était sincère. Il n’ avait jamais vraiment réussi à s’ intéresser à la magie élémentaire, quelle qu’ elle soit. Peut-être était-ce un effet de son éducation. Les glyphes le passionnaient bien davantage et, en bonne maîtresse de la Guilde de Nar, sa mère lui avait inculqué une saine réticence à l’ égard des Éléments. Tout ce qu’ il savait de la magie du Feu, il l’ avait appris après sa mort. — Je ne crois pas une seconde à la fable des érudits désintéressés, dit Rel. La seule raison logique que je peux imaginer est qu’ ils veulent récupérer davantage de nodes pour les altérer avec leur Élément. Ce qui est inadmissible, cela va sans dire. Morgas avait déjà songé à cette éventualité et elle ne l’ enchantait guère. — Qu’ allons-nous faire ? demanda-t-il pensivement. Il prit conscience que Rel le fixait avec beaucoup d’ attention. — Nous devons garder un œil sur eux tant que c’ est possible, dit l’ Ombre. Tu es très bien placé pour le faire, puisque cet Oçarek te fait confiance. — Si je ne lui ramène rien, il ne me fera pas confiance bien longtemps, remarqua Morgas. Rel passa une main sur son visage. — Nous allons l’ orienter vers un ou deux nodes mineurs des environs. Ça nous permettra de tester ses motivations. Et s’ il veut les corrompre, nous n’ aurons pas de mal à le contrecarrer. C’ est un risque, mais il est faible. Peut-être cela nous permettra-t-il de comprendre ce que veulent vraiment ces Khourmali. Morgas acquiesça. Il était ennuyé de devoir doubler ainsi Oçarek, mais son nouvel « ami » ne lui laissait guère le choix. Il avait lui aussi navigué dans les eaux tumultueuses des intrigues de cour. Il savait se montrer retors et manipulateur quand il le fallait. — Nous déciderons demain de ce que tu lui dévoileras, dit Rel en le regardant se lever pesamment de son siège. Morgas acquiesça en se dirigeant vers la porte, qui avait soudain reparu au beau milieu du désert d’ Ared. Il était soulagé par la perspective de quelques heures de repos. — Morgas, appela Rel alors qu’ il était sur le point de passer le seuil de la porte pour se retrouver dans le couloir glacial. Le mage se retourna pour constater que Rel lui adressait un léger sourire. — Merci, dit simplement l’ Ombre. Morgas lui adressa un simple signe de tête, acceptant sobrement le remerciement, et referma la porte derrière lui, laissant Rel au milieu de son désert illusoire.
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HĂŠritages II
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La Mémoire des Ombres
Chapitre 15 Cité d’ Arkas. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison de l’ Air. — J’ ai du mal à comprendre comment ils peuvent s’ étendre aussi vite, dit Rel en examinant la grande carte étalée sur la table. La Grande Hiérophante de Nar lui adressa un regard patient. Ils tournaient tous deux autour de cette carte depuis un certain temps, examinant les mouvements des armées édarriennes dans le sud du continent. — Mes informations sont sûres, dit-elle fermement. — Bien entendu, fit-il en retour. Il ne voulait certainement pas insinuer que le réseau de renseignement de l’ Église de Nar n’ était pas fiable. Depuis toujours, la Guilde et l’ Église avaient suivi des chemins parallèles. Les deux institutions n’ avaient jamais été vraiment mêlées, mais toujours étroitement partenaires dans leurs actions et leurs objectifs. Jaralena était Grande Hiérophante depuis plusieurs siècles, sa vie humaine allongée par la faveur de Nar. Elle et Rel avaient toujours su travailler en bonne intelligence. — Mais tu dois reconnaître qu’ ils ont un don incroyable pour fédérer rapidement les territoires qu’ ils annexent, continua Rel. On dirait que leurs conquêtes ne provoquent aucun ressentiment chez les vaincus et qu’ ils se joignent sans réticence à l’ armée édarrienne, comme s’ ils en avaient toujours fait partie. Il était contrarié par cet état des choses, qu’ il ne parvenait pas à comprendre. — Il y a plusieurs explications à cela, expliqua tranquillement Jaralena. Leurs premières conquêtes se sont faites en douceur. Il s’ agissait plus d’ annexions pacifiques que de véritables campagnes militaires. La plupart des territoires autour d’ Édarr sont habités par des paysans. Au bout du compte, ils n’ ont rencontré aucune résistance. Par la suite, leurs armées se sont naturellement étoffées de nombreux hommes et ils ont pu s’ engager dans des campagnes plus belliqueuses. À ce moment-là, ils étaient beaucoup plus nombreux et puissants que les petits seigneurs locaux qui pullulaient dans l’ ancien Ostar. — Et les nobliaux n’ ont pas su s’ allier pour faire face à cette nouvelle menace. Ils se sont fait balayer. Je sais tout ça, s’ exaspéra Rel. Mais maintenant, Édarr s’ étend presque jusqu’ à Istula et veut encore avancer à l’ ouest et au nord, dans notre direction. Et ses armées ne cessent de grossir.
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Héritages II — Les hommes sont parfois enrôlés de force. Ils ont peur des Édarriens, si j’ en crois les derniers rapports que j’ ai reçus. — Pourquoi ? Qu’ ont-ils de si terrible ? — Ils font régner la discipline dans leurs rangs avec une extrême sévérité. Ils sont durs et sans aucune pitié. Les soldats sont tenus par la peur. Rel poussa un soupir explosif. Il était très préoccupé par l’ importance de cette guerre. La prédiction de Morgas le hantait et il avait alerté la Grande Hiérophante sur la menace potentielle du Néant. Elle avait activé son réseau de renseignement à ce sujet, mais personne n’ avait encore produit aucune preuve convaincante de l’ implication du Néant dans les guerres de conquête d’ Édarr. Peut-être faisait-il fausse route. Peut-être cette guerre n’ était-elle pas le conflit annoncé dans la prédiction. Mais comment aurait-il pu négliger une telle possibilité alors que le royaume d’ Édarr se répandait sans rencontrer d’ obstacle sur tout le sud du continent ? Si le Néant se servait de cette guerre pour prospérer, Rel ne pouvait rester les bras croisés, à attendre qu’ il se manifeste enfin. — Et ils ne vont pas vers Istula ? demanda-t-il pour la deuxième fois depuis le début de leur entretien. — Pas pour l’ instant, répéta patiemment Jaralena en rejetant d’ un geste gracieux ses longs cheveux blonds dans son dos. Elle était d’ une extraordinaire beauté, même aux yeux de Rel, peu sensible aux critères esthétiques humains. La faveur de Nar lui accordait un rayonnement nettement perceptible par tous, comme une aura dorée qui flottait en permanence autour d’ elle. Certains humains qualifiaient la perfection de Nar de beauté froide. Jaralena avait cette qualité hiératique, elle paraissait aussi intouchable et immuable qu’ une lointaine et magnifique statue. En tant que Grande Hiérophante de Nar, elle était à la tête du culte et, à ce titre, la supérieure de Rel en ce domaine. Mais il était une Ombre et le représentant à la fois de la Tour des Arcanes et de la Guilde de Nar. Jamais il n’ avait été traité en subordonné, ce qui lui convenait fort bien. — Et… — Aucun signe d’ activité du Néant, répondit-elle avant qu’ il n’ ait le temps de formuler sa question. Elle semblait perplexe sur ce sujet et Rel ne pouvait lui en tenir rigueur. Toute cette histoire à propos du Néant provenait d’ une source rien moins que fiable, il devait bien l’ admettre. Mais il avait assisté à la transe et, s’ il était persuadé d’ une chose, c’ était bien que Morgas n’ avait absolument pas contrôlé ce qu’ il leur avait prédit ce jour-là. — Et de notre côté, où en sont les préparatifs de guerre ? Elle s’ installa dans un siège à haut dossier avant de lui répondre. — Les armées sont presque prêtes et cantonnées pour la plupart au nordouest du désert d’ Ared, lui dit-elle. Les premières troupes se mettront en route vers le sud dès le début de la saison de la Lumière pour se porter à la rencontre des 174
La Mémoire des Ombres Édarriens. Les renforts envoyés par Arkas sont pour la plupart déjà sur place. Nos derniers contingents partiront dans les jours à venir. Rel hocha la tête. — Je leur adjoindrai des Filles de Nar, déclara-t-il. Jaralena lui lança un regard indigné. — Rel, dit-elle sèchement, les Filles de Nar n’ ont pas à intervenir dans les guerres. Vas-tu les envoyer sur le champ de bataille ? Ce n’ est pas leur vocation. — Je suis en droit de décider où j’ affecte les ressources de ma guilde, lui rappela-t-il sur le même ton. Si le Néant est bien impliqué dans cette guerre, il faut que nous ayons des personnes capables de le reconnaître et de le combattre. — Nous n’ avons aucune preuve d’ une telle implication, protesta-t-elle froidement, malgré tous nos efforts pour la détecter. J’ ai peur que nous fassions fausse route à ce sujet. — Si nous ne cherchons pas, nous ne trouverons jamais rien, rétorqua-t-il en s’ échauffant. Ce n’ était pas la première fois qu’ ils avaient cette discussion et, plus le temps passait, plus Jaralena semblait sceptique à ce sujet. — Le Néant est un Élément discret, insista-t-il. Il ne se montre pas. Il corrompt doucement, lentement, il reste invisible jusqu’ à ce qu’ il soit trop tard. — Je refuse d’ envoyer mes prêtresses sur les champs de bataille. J’ estime que je mets déjà suffisamment en danger mon réseau de renseignement sur les territoires d’ Édarr, tout ça pour des foutaises sans aucun fondement réel. — Cette prédiction était bien réelle, contra-t-il avec hauteur. Tu ne serais pas si prompte à la rejeter si tu en avais été témoin. — Mais malheureusement, ce n’ est pas le cas. — Mettrais-tu en doute ma parole ? grinça-t-il. — Non, dit-elle fermement. Je sais que tu es de bonne foi, mais tu peux avoir été berné. Morgas n’ a jamais été quelqu’ un de fiable. — Il n’ a que faire de cette prédiction ! s’ agaça Rel. Il ne veut rien savoir du Néant ni de quoi que ce soit d’ étranger à ses objectifs personnels. Quel pourrait bien être son intérêt à nous mentir à ce sujet ? — Il a passé des décennies chez les démons, lui rappela-t-elle. Peut-être cherche-t-il tout simplement à semer le chaos autour de lui. — C’ est absurde, répondit Rel. Je l’ ai bien observé. Morgas est agaçant et autosatisfait, mais en aucun cas il n’ est notre ennemi. — Est-il un allié pour autant ? Je sais que tu appréciais sa mère, Rel, mais ça ne fait pas de lui une personne de confiance. Bien au contraire, à mon avis. Zephra était instable et personne ne voulait le reconnaître. Tous les hommes étaient sous son charme vénéneux. Jusqu’ à ce qu’ elle perde la tête et disparaisse du jour au lendemain. Pourquoi son fils serait-il plus sain d’ esprit ? Ils furent interrompus par une voix provenant de la direction de la porte. — Il me semble que je vous dérange. 175
Héritages II Rel et Jaralena se retournèrent à l’ unisson pour découvrir l’ objet de leur discussion nonchalamment appuyé contre l’ encadrement de la porte. Morgas arborait le demi-sourire narquois qui le faisait terriblement ressembler à sa mère et ne semblait pas particulièrement blessé par ce qu’ il venait d’ entendre. Il tenait le Sceptre des Anciens d’ une main négligente, le bâton appuyé contre le creux de son épaule. Il portait comme toujours un épais manteau fourré dont il avait relevé le col pour protéger son cou du froid. Jaralena le détailla des pieds à la tête, une expression peu amène sur le visage. — Que fais-tu ici ? demanda-t-elle froidement. Morgas haussa les épaules. — À vous de me le dire, répondit-il. Nel m’ a tiré par la manche tout le long du trajet jusqu’ ici en me baratinant pour que je le suive. Maintenant j’ attends de voir ce que vous me voulez. Si c’ était juste pour que j’ entende tout le bien que vous pensez de moi, j’ aurais pu m’ abstenir de venir. — Pourquoi Nel l’ a-t-il amené ici ? demanda la Grande Hiérophante en se tournant vers Rel. — Parce que je le lui ai demandé, répondit ce dernier dans un soupir. Ce n’ était pas ainsi que les choses étaient sensées se passer. Mais Rel aurait dû se douter que son frère prendrait des libertés avec ses instructions. Dans le meilleur des mondes, Morgas serait arrivé avec Nel et aurait sagement attendu que Rel les fasse quérir, quand sa discussion avec Jaralena l’ aurait permis. Au lieu de quoi Morgas débarquait sans coup férir et s’ invitait dans la conversation. — Où est Nel ? demanda l’ Ombre avec une pointe d’ agacement. Morgas fit un vague signe de la main. — Dans le temple, répondit-il. — Dans le temple de Nar ? s’ étonna Rel. Pourquoi n’ est-il pas venu avec toi ? — Il a dit qu’ il voulait prier. Rel fixa Morgas avec incrédulité. Peut-être comprenait-il mal ce que voulait dire Morgas. Nel ne pouvait tout simplement pas être en train de prier Nar. — Prier ? demanda-t-il. Prier Nar ? — Étant donné qu’ il est dans le grand temple de Nar, je ne pense pas qu’ il veuille prier Sith, répondit Morgas avec son habituelle arrogance, s’ attirant un regard foudroyant de Jarelena pour l’ irrespect de sa réponse. Rel pinça ses lèvres, submergé par d’ étranges sentiments. L’ idée que Nel puisse développer une dévotion envers Nar était à la fois merveilleuse et inquiétante. Rel n’ avait jamais pu partager son engagement religieux avec ses proches, ce qui avait toujours été pour lui une source de déception et de souffrance. La perspective de pouvoir accompagner son frère sur la voie de Nar l’ emplissait d’ une joie profonde et sincère.
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La Mémoire des Ombres Mais il savait par ailleurs que leur géniteur, El, serait extrêmement contrarié par cette nouveauté. Il accuserait Rel d’ avoir influencé son frère et de l’ avoir détourné de la Tour. Déjà, Rel lui désobéissait. Il avait retrouvé le Sceptre comme convenu, mais n’ était pas en mesure de l’ envoyer directement à la Tour. Si le regard d’ El se tournait de leur côté et qu’ il prenait conscience de ce manquement, Rel ne tarderait pas à en subir les conséquences. Les choses ne pourraient qu’ empirer si Nel se déclarait soudainement fidèle de Nar. Jaralena le sortit de ses réflexions fébriles. — Pourquoi devons-nous subir la présence de cet individu ? demanda-telle froidement à Rel tout en gardant ses yeux fixés sur Morgas. — Je vais repartir, répondit ce dernier en faisant mine de faire demi-tour. Je suis venu ici par égard pour Nel, mais j’ ai l’ impression que c’ était une perte de temps. — Attends, Morgas, lui dit Rel en s’ approchant de lui. Nous avons à parler. — Ma présence indispose la Grande Hiérophante, rétorqua Morgas. Cet imbécile avait l’ air de bien s’ amuser. — Cessez donc de jouer aux enfants, tous les deux, les morigéna sèchement Rel. Nous avons à parler très sérieusement. N’ est-il pas dit que les serviteurs de Nar doivent s’ allier pour contrecarrer l’ avancée du Néant ? Jaralena haussa ses sourcils délicats. — Morgas est un serviteur de Nar, à présent ? dit-elle d’ une voix doucereuse. — Je suis un fidèle, répondit tranquillement celui-ci en abandonnant sa posture désinvolte pour se rapprocher d’ eux. C’ est mieux que rien. — Assieds-toi, lui dit Rel en désignant un siège. Il fut satisfait que Morgas s’ exécute sans discuter. Depuis quelque temps, l’ humain se montrait assez raisonnable, même s’ il n’ avait pas abandonné ses manières horripilantes. — Et maintenant ? dit Jaralena dans le silence pesant. Elle fixait Morgas avec insistance, détaillant chaque partie de sa personne d’ un regard à la fois concentré et critique. Il subissait la scrutation sans broncher, mais sembla légèrement soulagé lorsqu’ elle reporta son attention sur le Sceptre. Il en profita à son tour pour la dévisager, une occupation que Rel savait être très agréable pour les représentants masculins de la gent humaine. Jaralena et Morgas n’ avaient pas été en contact depuis le retour de ce dernier et, pour ce que Rel en savait, ils se connaissaient à peine avant le départ de l’ humain pour le Plan d’ Ixos. La Grande Hiérophante se basait donc sur les rumeurs qui circulaient à son propos pour le juger, une chose qui n’ était forcément pas en la faveur de Morgas. — Maintenant, nous parlons, dit Rel. — Amener Morgas jusqu’ ici ne changera rien à ma vision des choses, prévint-elle l’ Ombre d’ un ton désapprobateur. — Pourquoi refuses-tu de lui parler ? Aurais-tu peur de changer d’ avis ? 177
Héritages II Elle croisa les bras d’ un air supérieur. — Rien de ce qu’ il pourra dire ne me fera fléchir. — Je souhaitais juste vous présenter l’ un à l’ autre, dit Rel en ignorant ces manifestations de mauvaise volonté. Jaralena envoya un regard hostile en direction de Morgas. — Je suis ravi, moi aussi, répondit l’ humain avec morgue. Mais son ton était un peu forcé et Rel le connaissait suffisamment pour voir qu’ il commençait à se lasser de la situation. Si Jaralena ne faisait pas d’ effort, il allait finir par quitter la pièce et les espoirs de Rel seraient caducs. Il avait espéré tempérer l’ avis de la Grande Hiérophante à propos de Morgas. Rel avait découvert ces dernières semaines, non sans surprise, que Morgas pouvait constituer une compagnie tout à fait décente. Le temps qu’ il avait passé chez les démons n’ était pas sans avoir apporté quelques changements bienvenus en lui. Il conservait bien entendu son caractère difficile, mais il se montrait plus raisonnable et coopératif que l’ Ombre ne l’ aurait cru. Si les calculs de ce dernier étaient justes, Morgas avait dépassé les soixantequinze cycles, un âge plus que vénérable pour les humains et parfois synonyme d’ une certaine sagesse. Bien qu’ il s’ en défendît farouchement, Morgas avait très sensiblement tempéré son opposition à Rel. La situation avec les Khourmali en était l’ exemple le plus récent et le plus significatif. Rel avait espéré amadouer Jaralena en la mettant en présence de Morgas. D’ une façon assez incompréhensible pour Rel, l’ humain semblait avoir un certain pouvoir de séduction sur les représentantes du sexe opposé. Malheureusement, Jaralena semblait hermétique à ce genre de chose. Rel ne savait trop par quel moyen il parviendrait à atténuer la réputation sulfureuse de Morgas si la Grande Hiérophante refusait obstinément de lui parler. Il n’ était pas assez naïf pour espérer que Morgas leur ferait grâce d’ une autre prédiction en présence de la prêtresse de Nar. Rel passa une main lasse sur son visage. Il ne pouvait pas se résigner à agir sans l’ appui de la Grande Hiérophante. Il en allait de leur avenir à tous. Les choses auraient été tellement plus simples si elle avait été une des mages de sa guilde. Il n’ aurait eu qu’ à ordonner et elle n’ aurait pas eu son mot à dire. La négociation n’ avait jamais été son fort. — Nous devons travailler main dans la main, insista-t-il. Jaralena, je ne fais pas tout cela pour te contrarier mais parce que je pense sincèrement que nous n’ avons pas le choix. — Je ne suis pas contre toi, Rel, rétorqua-t-elle. Ni même contre lui, ajoutat-elle avec un geste négligent en direction de Morgas. Je ne peux pas croire en cette prédiction aveuglément, voilà tout. — Le don de prophétie est réel, insista Rel. Il provient du Sceptre.
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La Mémoire des Ombres — Justement, contra Jaralena. Qu’ est-ce donc que ce Sceptre, sinon une chose créée par des renégats et destinée à blesser notre dieu ? Au nom de quoi lui ferais-je confiance ? Rel perçut du coin de l’ œil que Morgas avait cessé de les écouter. Il était tourné vers le Sceptre, attentif. Des expressions changeantes passaient fugitivement sur son visage, comme s’ il tenait une conversation muette. Ce qui était sans doute le cas. Rel n’ avait jamais eu l’ occasion de communiquer avec les esprits du Sceptre et il n’ était pas sans envier Morgas pour la relation privilégiée qu’ il entretenait avec eux. Ils étaient des renégats, comme le disait très justement Jaralena, mais également une source de connaissance extraordinaire. Ils avaient vécu avant même sa venue au monde et les témoignages humains sur l’ époque pré-Élémentaire étaient rares, voire inexistants. — Morgas ? dit Rel pour attirer son attention. L’ humain tourna la tête vers lui. — Sefyrin voudrait… commença-t-il. — Sefyrin ? coupa sèchement Jaralena. Je ne veux rien entendre d’ elle, si tant est qu’ elle soit bien là-dedans. Elle a trahi Nar. — Elle ne voulait pas créer le Sceptre, répondit Morgas avec une fougue qui surprit Rel. Elle n’ a cessé de mettre les autres en garde… — Peut-être, mais elle a fini par leur céder. N’ est-ce pas tout autant condamnable ? Pour la première fois, Morgas semblait en colère. — Sefyrin n’ a pas… commença-t-il. Il s’ interrompit brutalement et ploya vers l’ avant, se pliant presque en deux sur son siège avec une inspiration brusque. Quand il se redressa, il n’ était plus vraiment le même. Cela n’ avait pas grand-chose à voir avec la transe divinatoire dont Rel avait été le témoin auparavant. Morgas était habité par autre chose. Par quelqu’ un d’ autre, aurait-il dû dire. — Il suffit, dit le mage d’ une voix sèche qui n’ était pas tout à fait la sienne. Il papillonnait des yeux, comme s’ il avait des difficultés à s’ habituer à la luminosité ou au simple fait d’ avoir à nouveau ce moyen de perception. L’ aura familière qui flottait autour de lui ne laissait pas grand doute sur l’ identité de la personne qui avait pris le contrôle de son corps. — Sefyrin ? demanda Rel avec espoir. La tête de Morgas pivota dans sa direction avec raideur. Elle avait visiblement des difficultés à maîtriser ce corps. Le mage résistait-il à cette prise de contrôle ? Rel avait cru comprendre qu’ ils entretenaient de bonnes relations, mais la brutalité évidente avec laquelle elle venait de le posséder semblait indiquer tout le contraire. — Oui, je suis Sefyrin, répondit-elle. — Et au nom de quoi devrais-je t’ écouter ? siffla la Grande Hiérophante. Tu as trahi Nar, toi qui étais sa plus haute représentante. 179
Héritages II — J’ ai trahi Nar, confirma Sefyrin d’ une voix grave. Et il ne s’ est pas passé un seul instant depuis pendant lequel je n’ ai pas regretté ma faiblesse. Mais nous ne sommes pas ici pour faire mon procès. — Qu’ as-tu à nous dire ? demanda Rel. — Vous connaissez tous deux la vision qu’ a eue Morgas. Ce pouvoir lui vient de moi, mais il a été décuplé par l’ action du Sceptre. Ce qu’ il a vu est réel. Et vous ne pouvez continuer à vous déchirer ainsi à ce sujet. — Je suis le premier à en convenir, dit Rel, assez exalté à l’ idée de discuter enfin avec elle. Jaralena ne répondit pas, mais son visage était pincé. Elle ne pouvait cependant pas ignorer que Sefyrin se manifestait en s’ entourant de l’ aura caractéristique de Nar. Était-ce là un signe que le dieu ne la désavouait pas, malgré ses fautes passées ? Rel jugeait peu probable qu’ elle en aurait eu le pouvoir si Nar l’ avait totalement abandonnée. — Je ne sais pas où se cache le Néant, reprit Sefyrin avec plus de douceur. Peut-être le trouverez-vous derrière les Édarriens. Peut-être vous faudra-t-il le débusquer ailleurs. Peu importe. Vous devez mener cette recherche ensemble. Si vous n’ avancez pas main dans la main, vous mettez en péril l’ avenir de tout ce continent. — Cette prophétie n’ est pas… commença Jaralena. — Le problème n’ est pas la prophétie, coupa Sefyrin d’ un ton sans réplique. Quelle ironie que ce soit elle, destinée à vous prévenir, qui provoque en fait votre division. Édarr veut envahir le monde. Néant ou pas, le laisserez-vous faire ? Ou vous battrez-vous pour la sauvegarde de cet endroit et de ses valeurs ? Si les Édarriens ressemblent un tant soit peu aux Doriens de mon époque, vous découvrirez que leur tutelle n’ a rien de désirable. La Grande Hiérophante poussa un léger soupir, comme résignée. Était-elle finalement sensible aux paroles de Sefyrin ? Rel ne pouvait croire que cela serait aussi facile. — Pourquoi devrais-je te croire ? dit calmement Jaralena. — Si Nar t’ a choisie, tu dois être capable de voir au-delà de tout cela et chercher avant tout à protéger ton Église et ce qu’ elle représente, répondit Sefyrin. Je peux comprendre que tu n’ apprécies pas les porteurs de ce message, mais le rejeter sous ce prétexte serait stupide et préjudiciable. Il y a longtemps, j’ ai perçu que la création du Sceptre engendrerait notre ruine. Mais j’ ai négligé les signes que je recevais, j’ ai refusé de les prendre pour argent comptant. Je me suis laissé convaincre de ne voir en eux que le reflet de mes peurs. Elle ferma un instant les yeux, comme si ces souvenirs étaient douloureux. — Et voilà le résultat. Voilà à quoi j’ en suis réduite. Si vous ignorez la mise en garde, les conséquences en seront bien plus graves et affecteront tout ce continent. Est-ce ce que vous souhaitez ?
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La Mémoire des Ombres Rel secoua la tête sans rien dire, tout en surveillant la Grande Hiérophante du coin de l’ œil. Ce n’ était pas vraiment ce qu’ il avait espéré, mais l’ intervention de Sefyrin ferait peut-être l’ affaire. Jaralena paraissait pensive et malgré elle réceptive aux paroles de l’ ancienne élue de Nar. Lentement et dignement, la prêtresse s’ installa dans un siège, croisant sagement ses mains dans son giron. — Soit, dit-elle d’ une voix froide et composée. Cette… prophétie mérite peut-être plus de considération que je ne lui en ai accordé jusque-là. Sefyrin lui adressa un léger sourire et un signe de tête, puis la lueur qui entourait Morgas se résorba et il poussa un soupir un peu tremblant alors que la déesse quittait son corps. Il avait l’ air contrarié, peut-être un peu blessé. Il adressa un regard de reproche à Rel, comme s’ il le soupçonnait d’ avoir organisé cette intervention. Jaralena dévisageait à nouveau Morgas, avec davantage d’ intérêt cette fois-ci. Le mage s’ adressa à Rel d’ un ton rien moins qu’ aimable. — Est-ce tout ce qu’ il te fallait, Rel ? demanda-t-il, cinglant. J’ ai rempli mon rôle ? Je peux repartir, maintenant ? — Ne fais pas l’ enfant, répondit l’ Ombre. Je n’ avais aucun moyen de prévoir l’ intervention de Sefyrin. Ni qu’ elle se ferait d’ une manière aussi… violente pour toi. As-tu fait quelque chose qui l’ a contrariée ? — Peu importe, dit Morgas avec humeur. Je suis fatigué de ces petits jeux. — Quoi qu’ il en soit, peut-être pouvons-nous finalement envisager une action conjointe face à Édarr. — Nous devons en parler, dit Jaralena à la grande satisfaction de Rel. Et décider de la meilleure manière d’ intervenir. Je suis toujours réticente à l’ idée d’ envoyer des prêtresses sur un front de guerre. — Il y a d’ autres moyens… Rel s’ interrompit brusquement alors qu’ une soudaine décharge d’ Essence affluait jusqu’ à lui. Il reconnut instantanément la nature de ce flux magique et se leva d’ un bond, envahi par la colère et l’ indignation. Quelqu’ un était entré dans le node d’ Arkas sans sa permission. Il y avait un intrus et Rel ne doutait pas une seconde de son identité. — Je dois partir, dit-il précipitamment à Jaralena et Morgas, qui le fixaient tous deux avec étonnement. — Un problème ? demanda Morgas. Rel faillit l’ envoyer promener, mais il se souvint à temps qu’ il avait besoin de conserver la fragile alliance qui s’ était nouée entre eux. Il hocha alors sèchement la tête. — Quelqu’ un s’ est introduit dans notre node, répondit-il. Je dois m’ y rendre immédiatement. — Veux-tu… ? commença Morgas. 181
Héritages II Rel déclina l’ offre d’ aide d’ un geste de la main tout en notant avec satisfaction qu’ elle était proposée très spontanément. — Je vais m’ en occuper, dit-il. Restez ici, tous les deux, et tâchez de vous mettre d’ accord sur la marche à suivre. — Je suis le représentant de la Guilde, maintenant ? demanda ironiquement Morgas en haussant un sourcil. — Temporairement, oui, dit Rel. Si la tâche est trop ardue pour toi, demande à Nel de t’ aider. Cette perspective eut l’ air d’ amuser prodigieusement Morgas. — Ça promet d’ être intéressant, dit-il. Rel n’ avait pas de temps à perdre en échanges stériles. Il n’ attendait pas de grandes avancées de leurs discussions, tout au plus un statu quo et une plus grande tolérance de Jaralena envers Morgas, qui ne pourrait qu’ être profitable à l’ avenir. Il les laissa en tête-à-tête pour se diriger le plus rapidement possible vers le node d’ Arkas.
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La Mémoire des Ombres
Chapitre 16 Cité d’ Arkas. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison de l’ Air. Le trajet jusqu’ au node lui prit peu de temps. Rel ne voulait pas se déplacer dans les flux magiques en plein milieu d’ Arkas et il dut accélérer le pas au milieu des humains pour atteindre son objectif au plus vite. Il ne doutait pas une seule seconde que les intrus dans le node étaient les Khourmali. Voyant que leurs efforts pour se rendre près de la source magique ne portaient pas leurs fruits, ils avaient sans doute décidé de se passer de l’ accord de la Guilde pour obtenir ce qu’ ils voulaient. Rel avait prévu cette intrusion. Il avait tissé de nombreuses défenses et systèmes d’ alerte autour du node pour être prévenu de la moindre tentative illicite d’ approche. La protection qui s’ était activée quelques instants plus tôt était la plus subtile et la plus élusive de celles qu’ il avait mises en place. Ce qui signifiait vraisemblablement que toutes les autres avaient été repérées et contournées, un fait d’ arme qui n’ était pas à la portée du premier mage venu. Le node se trouvait en sous-sol, masqué par des bâtiments d’ allure anodine qui appartenaient à la Guilde. Ils servaient pour la plupart d’ entrepôts et avaient pour principale utilité de dissimuler la présence du node aux yeux du commun des mortels. Morgas, en accord avec Rel, avait fourni ce genre d’ informations aux Khourmali. Il en allait de sa crédibilité face à eux, surtout que les mages de leur délégation étaient sans doute capables de détecter la présence du node sans l’ aide de personne. Morgas leur avait indiqué comment s’ y rendre, tout en précisant bien que l’ entrée était subordonnée à l’ accord de la maîtresse de la Guilde ou des Ombres qui dirigeaient l’ institution. Officiellement, les Khourmali s’ étaient désolés de la fermeture d’ esprit des représentants de Nar, qui souhaitaient garder ce savoir pour eux. Officieusement, ils avaient selon toute vraisemblance préparé avec soin une intrusion dans le node qui leur était refusé. Mais Rel les attendait de pied ferme. Il serait sur place avant qu’ ils n’ aient le temps de faire quoi que ce soit qui pourrait altérer le node. Tout en avançant, l’ Ombre se préparait à l’ affrontement à venir, se gorgeant d’ Essence au fur et à mesure qu’ il approchait de la source magique. Une fois dans le node, il serait dans
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Héritages II son élément. Même s’ ils étaient plusieurs, les mages khourmali ne feraient pas le poids face à lui. Les gardes que la Guilde employait pour surveiller l’ entrée des bâtiments qui menaient au node n’ étaient nulle part en vue quand Rel entra dans les entrepôts. Il n’ eut cependant pas de mal à les découvrir, trois hommes allongés au sol dans la pièce qui leur servait de loge. Ils étaient vivants. Deux d’ entre eux plongés dans une inconscience sans doute narcotique, le troisième visiblement victime d’ un violent coup à la tête. Rel ne s’ attarda pas. L’ urgence était ailleurs. Il se dirigea sans plus attendre vers les sous-sols, rejoignant une cave qui menait à un petit escalier en colimaçon. Les premières protections magiques qu’ il avait mises en place se trouvaient à cet endroit. Auraient dû s’ y trouver, plus exactement, car Rel ne percevait plus rien de leur présence. Aucune de ces alertes n’ avait fonctionné. Mais c’ était exactement leur raison d’ être. Elles n’ étaient volontairement pas difficiles à détecter, de facture un peu grossière, et destinées à endormir la méfiance des intrus. Rel descendit avec précaution, à l’ affût de tout signe de présence devant lui. Il s’ était passé peu de temps entre le moment où il avait eu conscience de l’ intrusion et son arrivée sur les lieux. Les Khourmali étaient sans doute encore présents et il comptait bien les confondre. Les protections tendues dans les escaliers avaient elles aussi disparu sans laisser de trace. Rel s’ était attendu à trouver au moins quelques filaments résiduels d’ Essence, mais plus rien ne subsistait. Celui ou celle qui les avait dissipés était doué, il devait le reconnaître. Doué pour un humain, mais pas de quoi impressionner une Ombre. En bas, tout était silencieux. Rel envoya quelques fils d’ Essence pour tenter de détecter la présence des intrus, mais ils ne lui apprirent rien. La porte qui menait au node lui-même était fermée. Ses fils espions se glissèrent en dessous, tâtonnant et palpant, mais ne lui rapportèrent aucune information sur les Khourmali. Tout semblait calme et immobile à l’ intérieur. Le dispositif d’ alerte de la porte avait lui aussi disparu sans laisser de trace. Rel émit un grognement agacé et, faisant fi de toute discrétion, ouvrit la porte. Devant lui, la salle au plafond voûté où débouchait le node d’ Arkas était vide. Il n’ y avait aucun endroit où se dissimuler et Rel aurait sans difficulté détecté toute tentative de camouflage magique. Les Khourmali étaient partis. Le visage froncé sous la perplexité, Rel examina les lieux. S’ étaient-ils contentés de repérer les lieux ou avaient-ils précipité leur départ après avoir pris conscience qu’ une alerte avait été envoyée ? Quoi qu’ il en soit, ils n’ avaient pas eu le temps de mener une quelconque action pour altérer le node, ce qui était déjà une consolation. Rel aurait aimé les confondre, mais ce plaisir lui était refusé. Il ferma les yeux et se concentra, attirant les flux d’ Essence à lui. C’ était une tâche très aisée à cet endroit. Le node d’ Arkas était de puissance modérée et filtrait de la roche sans former de puits distinct, mais se trouver à sa verticale apportait toute la puissance voulue à Rel. Les événements étant très récents, l’ Ombre pou184
La Mémoire des Ombres vait espérer voir, par le biais de techniques magiques qu’ il avait bien peu l’ habitude d’ utiliser, ce qui s’ était déroulé en cet endroit. Les images affluèrent lentement à son esprit. Des présences étrangères qu’ il associa aisément à au moins deux des Khourmali qu’ il avait eu l’ occasion de rencontrer. Cette confirmation amena un sourire entendu sur ses lèvres. Sourire qui tourna à l’ aigre lorsqu’ il prit conscience des actions qui avaient été menées sur la source d’ Essence. Les Khourmali n’ avaient pas tenté de corrompre le node. Ils s’ étaient contentés de prendre des mesures magiques destinées à déterminer sa puissance et son rayonnement. Des mesures qui n’ avaient rien d’ innocent et qui pouvaient permettre de définir l’ effort à fournir pour altérer le node. Sans nul doute pour le tourner en la faveur de l’ Élément Feu, puisque c’ était là ce que manipulaient les mages khourmali. C’ était inadmissible et Rel comptait bien se servir de ces arguments pour éloigner les représentants de Khourmal de sa cité. Il était déçu de n’ avoir pu les surprendre en flagrant délit. Sa parole devrait suffire pour les faire expulser. Il était presque soulagé que les mages du Feu aient enfin abattu leur jeu. Il en avait assez de devoir tolérer leur présence tout en attendant d’ avoir quelques certitudes sur leurs véritables objectifs. Morgas l’ avait aidé à les garder à l’ œil mais n’ avait pu lui fournir de faits avérés qui auraient pu permettre à Rel de mener des actions contre eux. Le lendemain devait se tenir un conseil de l’ aréopage d’ Arkas. L’ occasion pour Rel d’ exiger des mesures coercitives à l’ encontre des ambassadeurs khourmali. En attendant, il n’ avait plus qu’ à reconstruire toutes les protections du node. Et à en ajouter quelques-unes par la même occasion. On n’ était jamais trop prudent. Rel attendait avec impatience que les membres du conseil de l’ aréopage s’ installent enfin. Ils n’ étaient que cinq à rejoindre Rel mais mettaient un temps incroyable à se saluer et échanger des propos sans intérêt. L’ Ombre était un nouveau venu en leur sein, forcé de participer à ces réunions tant qu’ il n’ avait pas officiellement nommé la remplaçante de Tris à la tête de la Guilde. Une chose qui ne saurait tarder, car Morgas avait montré ces derniers temps des velléités de départ et qu’ il était hors de question que Rel le laisse disparaître seul dans la nature. Il voulait être certain de laisser la Guilde entre de bonnes mains s’ il se trouvait réduit à suivre le mage dans ses pérégrinations. De tous les oligarques, Jaralena était la seule que Rel connaissait vraiment. Il possédait un savoir théorique sur les autres, qui ils étaient, quelles étaient leurs fonctions au sein de l’ aréopage, mais il manquait cruellement de pratique pour tout ce qui concernait leurs conseils. Traditionnellement, la maîtresse de la Guilde gérait les relations avec l’ extérieur et pesait de tout le poids de son institution sur les décisions prises à ces occasions. 185
Héritages II Rel était un étranger parmi eux et ils ne manquaient pas une occasion de le lui faire ressentir depuis qu’ il assistait à ces réunions. Jaralena était tranquillement assise à son siège, devisant avec le représentant de la famille Merydis, un jeune homme aux cheveux flamboyants et au sourire facile. Ce dernier semblait avoir une fâcheuse tendance à flirter avec la Grande Hiérophante, qui ne faisait rien pour le décourager, une chose qui ne cessait d’ étonner Rel. Quel intérêt pouvait-elle trouver à ce gamin tout juste sorti des jupes de sa mère ? Bien que confronté aux humains depuis bien plus longtemps que son frère, Rel devait bien avouer que leurs comportements demeuraient pour lui une source toujours renouvelée de surprise et de perplexité. Face à lui, le seigneur Saren Falsen, un homme d’ âge mûr aux cheveux striés de gris, passait en revue une série de parchemins qu’ il avait apportés avec lui, comme si la tenue du conseil l’ interrompait dans des tâches bien plus importantes. Les deux derniers membres du conseil, Celina d’ Ophale et Amaster Balsar, venaient juste d’ entrer dans la grande salle en plaisantant et prenaient leur temps pour rejoindre leurs pairs. Rel se retenait de tapoter impatiemment l’ accoudoir de son siège. Il avait revêtu une robe grise à large capuchon qui masquait en grande partie son visage, comme il le faisait à chaque fois qu’ il devait quitter ses appartements de la Guilde. Il fit l’ effort de repousser le capuchon pour dévoiler sa tête, sachant que les humains appréciaient peu de s’ adresser à une personne dont ils ne percevaient pas le regard. Comme si cela avait donné le signal du début du conseil, tous s’ installèrent enfin et se tournèrent vers Celina d’ Ophale, qui menait traditionnellement leurs réunions. Elle tenait en main l’ ordre du jour inscrit d’ une écriture élégante sur un long parchemin qu’ elle s’ amusait à rouler et dérouler sans cesse. Ses traits un peu ingrats selon les standards humains étaient largement compensés par son regard vif et intelligent. — Bonjour à tous, dit-elle. Nous avons une fois encore à parler des préparatifs de guerre contre Édarr, mais avant cela Maître Rel souhaite nous entretenir d’ un problème rencontré par la Guilde du Savoir de Nar. — Ce n’ est pas un problème qui concerne uniquement la Guilde, dit-il, un peu agacé qu’ elle n’ ait pas présenté les choses comme il le lui avait demandé plus tôt. Il concerne tout Arkas et doit être pris au sérieux. Jaralena était au courant de toute l’ affaire, bien entendu, et Rel savait qu’ il pouvait compter sur son soutien. La position des autres demeurait sujette à caution, mais l’ Ombre ne doutait pas qu’ elle saurait les convaincre ou les faire plier d’ une manière ou d’ une autre. — Quel est-il ? demanda Saren. — Quelqu’ un s’ est introduit illégalement dans le node d’ Arkas pour y effectuer des mesures magiques. J’ ai la certitude qu’ il s’ agit de membres de la délégation khourmali. 186
La Mémoire des Ombres Les humains échangèrent des regards prudents, comme s’ ils ne comprenaient pas la gravité de ce qu’ il venait de leur apprendre. — C’ est fâcheux, dit finalement Amaster. — C’ est plus que fâcheux, le reprit sèchement Rel. C’ est inadmissible. Vous ne semblez pas réaliser l’ importance de ce node et la gravité de cet acte. — Qu’ ont-ils fait, exactement ? — Ils ont pris des mesures, répondit Rel. Les mesures nécessaires à toute préparation de rituel pour corrompre un node. — Avons-nous des preuves que ce sont bien les Khourmali qui sont entrés dans votre source magique ? questionna Celina. — Je l’ ai constaté moi-même. Ils n’ étaient plus présents lorsque je me suis rendu sur place, mais les protections magiques que j’ avais installées et de simples recherches m’ ont permis de m’ assurer de l’ identité des intrus. Rel se demanda un instant avec effarement si elle allait mettre sa parole en doute mais elle se contenta de hocher la tête comme si la réponse la satisfaisait. — Et sommes-nous sûrs qu’ ils ont pour volonté de le corrompre ? — Quelle autre raison auraient-ils de vouloir à tout prix entrer en ce lieu et de prendre ce genre de mesures ? rétorqua Rel. — Je l’ ignore, dit-elle. Mais je trouve que vous sautez un peu vite aux conclusions. — Tout me porte à croire que les Khourmali se sont engagés dans une campagne de grande envergure pour rallier les nodes de notre continent à leur Élément. Ils ne s’ intéressent pas qu’ à celui d’ Arkas. En fait, ils sont à la recherche de tous les nodes connus et pas uniquement pour les localiser sur une carte, comme le ferait un érudit. Ils veulent savoir où ils se trouvent précisément et comment les approcher. — Et d’ où tenez-vous ces informations ? questionna Amaster d’ une voix doucereuse. Vous ont-ils demandé expressément de localiser ces fameux nodes ? Rel eut envie de grincer des dents. Il avait peur de connaître à l’ avance l’ argument qu’ on allait lui opposer. — Bien sûr que non, rétorqua-t-il. J’ aurais pu croire en leur bonne foi s’ ils l’ avaient fait. Mais ils tentent d’ obtenir ces informations de manière détournée, sans l’ accord de la Guilde. — Et par quel biais pouvez-vous bien savoir cela ? — Cela me semble évident, s’ exaspéra Rel. Vous savez tous que Morgas est revenu et qu’ il fréquente ces Khourmali. Il est ma source d’ information. — Une source bien peu fiable, commenta Celina. Lui faites-vous confiance ? — En ce domaine, oui, répondit fermement l’ Ombre. Morgas a bien des défauts, mais il ne cherche pas à nuire à la Guilde, ni à Arkas. Il aurait pu s’ abstenir de me prévenir lorsqu’ il a appris les véritables motivations des Khourmali. Et pourtant il m’ a averti immédiatement et a accepté de m’ aider. Les informations qu’ il a fournies aux représentants du Sextant du Feu l’ ont été avec ma permis187
Héritages II sion et m’ ont permis de repérer leur intrusion et ainsi de confirmer leurs objectifs inavoués. — Donc il réapparaît après quoi… quarante cycles d’ absence, et d’ après mes rapports inchangé par rapport à la dernière fois qu’ il s’ est montré à Arkas, et vous lui faites directement confiance ? — Je sais où il a passé les quarante derniers cycles, pourquoi il y était et, globalement, ce qu’ il y a fait, répondit Rel en s’ exhortant intérieurement à la patience. Morgas n’ est pas le problème qui nous préoccupe dans l’ immédiat. Amaster poussa un soupir. — Peu importe ce Morgas, dit-il. Les Khourmali sont entrés dans le node alors qu’ ils n’ en avaient pas la permission. C’ est répréhensible, mais cela me semble être une affaire de magiciennes, dit-il. — Que vous ne saisissiez pas l’ importance stratégique du node, passe encore, intervint soudain Jaralena. Mais les Khourmali bafouent nos lois et se permettent de prendre ce qu’ on ne leur donne pas. Devons-nous laisser ce genre d’ actes impunis ? — C’ est en effet un problème en soi, acquiesça Saren. Nous allons devoir les convoquer pour une réprimande. — Une réprimande ? releva Rel. Le terme me paraît bien faible. Vous ne comptez tout de même pas vous contenter de leur faire les gros yeux, j’ espère ? — La situation n’ est pas aussi simple que vous semblez le penser, Maître Rel, répondit fermement Saren. Ces Khourmali ne sont pas uniquement des magiciens venus marcher sur vos plates-bandes. Ils sont les ambassadeurs officiels de l’ empereur Qomakath et des personnalités de premier plan. Nous ne pouvons en aucun cas les jeter dehors sans autre forme de procès. — Au moins devrait-on leur demander des comptes, insista Jaralena. — Nous devrions les jeter dehors ! s’ emporta Rel. Ils sont dangereux et n’ affichent pas leurs véritables desseins. — Ce sont des ambassadeurs, insista Saren. Nous n’ avions pas eu de contact aussi formel avec Khourmal depuis près de deux décennies. Ils sont dépositaires de l’ autorité de leur empereur et offrent beaucoup. — Suffisamment pour négliger leur pouvoir de nuisance à l’ échelle de tout notre continent ? grinça Rel. Cette conversation le mettait en rage. Sans doute s’ y prenait-il mal et il maudit une fois de plus Tris de lui avoir fait faux bond à un moment aussi critique. Il n’ avait pas l’ habitude de négocier avec les humains. Ils étaient obtus et centrés sur leurs petits problèmes domestiques, négligeant les enjeux stratégiques qui dépassaient le cadre de leur courte existence. Il ne savait comment leur faire entendre raison. À la Guilde, les choses étaient bien plus simples. Il ordonnait et tout le monde lui obéissait docilement.
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La Mémoire des Ombres — Sans doute des choses aussi triviales que des accords commerciaux exclusifs et de bonnes relations diplomatiques sont-elles loin de vos préoccupations, Maître Rel, dit Celina. Mais ce sont ces choses qui assurent la prospérité d’ Arkas, une prospérité dont votre guilde profite à plus d’ un titre. — Ces considérations sont très importantes, bien entendu, intervint à nouveau Jaralena avec un regard apaisant en direction de l’ Ombre. L’ Église et la Guilde de Nar les comprennent sans effort. Le problème est que nous ne pouvons laisser cette transgression impunie. — Avez-vous formellement interdit aux Khourmali d’ approcher de ce node ? demanda Celina. Rel se retint de lever les yeux au ciel. — L’ endroit était tenu secret et fermé. Les hommes qui montaient la garde devant le node ont été agressés. Considéreriez-vous qu’ une personne entrant par effraction dans votre propriété a le droit d’ agir ainsi sous prétexte que vous ne lui avez jamais formellement signalé que c’ est interdit ? — Bien sûr que non, dit-elle d’ un ton apaisant. Je comprends votre colère, Maître Rel, mais nous ne pouvons en aucun cas chasser l’ ambassade khourmali d’ Arkas. Elle leva la main pour prévenir toute protestation. — Ce que nous pouvons faire, en revanche, c’ est convoquer leur chef, le seigneur Oçarek, pour lui demander des comptes. Il a tout intérêt, de son côté, à ne pas provoquer notre déplaisir. Les membres de sa suite impliqués dans ce délit pourront sans doute être identifiés. Cela vous satisferait-il s’ ils quittaient Arkas ? Rel poussa un soupir. — C’ est un début, dit-il. Mais Oçarek lui-même orchestre cette conspiration. — Oçarek est intouchable, contra-t-elle d’ un ton définitif. Il protestera de son innocence et nous ne pourrons aller contre sa parole. À moins que vous puissiez produire des preuves contre lui. Des preuves autres que la parole de Morgas, j’ entends. Rel secoua la tête. — Exigez le renvoi des mages du Feu de sa suite, dit-il. Cela fera un bon début. Et informez-le que toute nouvelle tentative d’ entrée illicite dans le node sera plus durement sanctionnée. — Nous le convoquerons, dit Saren d’ un ton définitif, comme si cela pouvait clore la discussion. Rel n’ avait que peu de foi dans les assurances de ces humains. Ils étaient à l’ évidence bien trop préoccupés par leurs désirs de prospérité pour faire autre chose que tancer gentiment les Khourmali et laisser passer l’ affront. Les étrangers resteraient donc, un état des choses qui ne le satisfaisait pas, mais contre lequel il avait bien peu de moyens d’ action. Il ne lui restait plus qu’ à entourer le node de davantage de protections et affecter des Filles de Nar à la surveillance des Khourmali. Une surveillance à la fois discrète et attentive. 189
Héritages II — Je souhaite être présent, déclara l’ Ombre. — Bien entendu, dit Celina du bout des lèvres. Elle fit le tour de l’ assemblée du regard. — Le sujet est-il clos ? — Avant de passer à autre chose, dit Rel, pris d’ une subite inspiration, je souhaite vous informer de la nomination de la nouvelle maîtresse de la Guilde. Il était fatigué de devoir gérer les humeurs de ces humains. Il fallait prendre une décision et il venait à l’ instant de le faire. Que l’ intéressée ne soit pas d’ accord lui importait peu, au fond. Elle était une Fille de Nar. Elle lui obéirait. — Élira sera la nouvelle représentante de la Guilde de Nar. À l’ avenir, vous vous adresserez à elle en tant que remplaçante de Tris. Les membres du conseil acquiescèrent, certains avec un soulagement évident. Il partageait leur point de vue. Mieux valait que des humains gèrent les affaires des humains. Il avait des tâches de plus grande importance à mener.
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Chapitre 17 Cité d’ Arkas. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison de la Lumière. Morgas acheva de seller son cheval et le flatta à l’ encolure pour le calmer. L’ animal, un hongre noir assez nerveux, semblait ressentir son état d’ esprit et réagir en conséquence. La perspective d’ un nouveau voyage n’ était pas vraiment pour plaire au mage, surtout dans les conditions actuelles. Il avait finalement décidé de se diriger vers le sud, en plein sur le front de guerre édarrien. Morgas était, au fond, un homme sédentaire. Il avait passé une partie de sa jeunesse à parcourir les routes, oscillant entre Khourmal et Arkas, mais il savait à présent que ce n’ était pas vraiment de sa propre volonté. Il n’ aimait pas voyager. Les quarante spirales passées chez les démons n’ avaient fait que confirmer ce goût. Il avait apprécié demeurer tranquillement dans la forteresse d’ Ixos, absorbé par l’ écriture de ses nombreux livres. L’ idée de devoir à nouveau passer des journées entières à cheval, de subir le froid et la pluie et d’ en être parfois réduit à camper misérablement le long du chemin était déprimante. Mais une fois encore, il n’ avait pas vraiment le choix. Il ne pouvait plus temporiser. Il fallait qu’ il cherche activement le moyen de libérer les esprits des enfants des dieux, comme il le leur avait promis bien longtemps auparavant. À présent qu’ il était revenu dans le Plan Central, il n’ avait plus tellement d’ excuses pour remettre cette promesse à plus tard. Par ailleurs, les derniers contacts qu’ il avait eus avec les esprits du Sceptre avaient tous été assez désagréables et il envisageait avec une certaine impatience d’ être débarrassé de leur présence encombrante. Au moins avait-il tout son temps devant lui, cette fois-ci. Il ne comptait pas trop se presser et trouver le moyen d’ éviter les armées en campagne qu’ il ne manquerait pas de croiser pendant son voyage. Il quittait la Guilde sans trop de regrets, car il commençait à s’ y sentir à l’ étroit. Il ne savait pas ce qu’ il ferait une fois qu’ il aurait libéré tous les esprits du Sceptre. Cela pourrait prendre un certain temps. Ensuite… Peut-être reviendrait-il à Arkas pour s’ y installer, pas au sein de la Guilde mais tout simplement dans la cité, pour écrire et étudier. L’ idée de retourner à Djaharqa, la capitale de Khourmal, était elle aussi tentante.
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Héritages II Il s’ assura une fois encore que le Sceptre était fermement attaché dans son dos, retenu par le baudrier de cuir qu’ il avait fait faire spécialement par un artisan d’ Arkas. Ainsi retenu, le bâton barrait son dos et restait bien en place sans qu’ il ait besoin de le tenir, même une fois en selle. Le Sceptre était silencieux depuis plusieurs jours et Morgas s’ en félicitait. Plusieurs novices et jeunes Filles de Nar le regardaient de loin préparer son départ à l’ autre bout de la cour intérieure, chuchotant des commentaires derrière leurs mains. Il s’ appliquait à les ignorer, ce qui ne représentait pas une grande difficulté. Il avait depuis longtemps perdu tout intérêt pour leurs gamineries, un signe sans doute que tout le temps passé sur le Plan d’ Ixos avait laissé sa marque sur lui. Il n’ était plus jeune et il en éprouvait une certaine satisfaction, d’ autant plus que son corps ne gardait aucune trace du temps passé. Il se demandait si cet état des choses perdurerait tant qu’ il serait en possession du Sceptre. Il pensait bien lui devoir son extraordinaire longévité, mais il aurait aimé savoir si son ascendance divine contribuait également à allonger la durée de sa vie. Pour en avoir la confirmation, il aurait fallu qu’ il voie son demi-frère Éphyr, mais il n’ avait malheureusement aucune idée de l’ endroit où il se trouvait. Il aurait été logique de chercher le Spirite à Istula, mais il semblait que la ville avait bien changé depuis l’ attaque de Melekyr. Peu de gens s’ y rendaient et la cité s’ était repliée sur elle-même, abandonnant les restes éparpillés de son ancien empire à la merci des seigneurs de guerre et de l’ envahissant royaume d’ Édarr. Éphyr s’ y trouvait-il ? Avait-il pu se réconcilier avec le Grand Maître de son Ordre, à qui il avait désobéi en suivant Morgas dans la quête ? Morgas n’ avait aucune réponse à ces questions. Sans doute finirait-il par se diriger vers Istula, dans l’ espoir de retrouver son demi-frère, auquel il était attaché malgré la brièveté de leurs contacts. Morgas ne doutait pas que le grand Spirite ait pris soin de la jeune Cylna après la disparition de son frère. Il fut tiré de ses réflexions par un remue-ménage derrière lui. Ce qu’ il vit en se retournant l’ emplit à la fois d’ une profonde incrédulité et d’ une sourde colère. Rel et Nel sortaient de l’ écurie de la Guilde, tirant chacun un cheval de petite taille par la bride. Morgas tenta de se raisonner, chassant la première pensée qui lui était venue à l’ esprit. Les Ombres ne pouvaient en aucun cas souhaiter voyager avec lui. C’ était tout bonnement impensable. Elles portaient leurs sempiternelles robes, Rel beaucoup plus emmitouflé que son frère. Rien n’ indiquait vraiment qu’ ils partaient pour un long voyage. Et pourtant les chevaux étaient chargés de légers paquetages. Jamais Morgas ne les avait vu utiliser un moyen aussi… terre à terre pour se déplacer. Nel semblait absolument fasciné par le cheval qu’ il tenait par la bride. Il ne cessait de flatter son flanc de sa main à trois doigts et d’ examiner les réactions de l’ animal, qui se laissait placidement mener. Rel, en revanche, avait les yeux posés sur Morgas, son visage totalement inexpressif. 192
La Mémoire des Ombres Morgas leur tourna le dos, faisant de son mieux pour les ignorer. Il ne devait surtout pas les inciter à lui parler. Instinctivement, il sentait un étau se refermer autour de lui et la sensation lui était très désagréable. Mais les Ombres n’ allaient certainement pas le laisser s’ en tirer à si bon compte. — Bonjour Morgas ! dit joyeusement Nel en amenant sa monture à sa hauteur. — Bonjour Nel, soupira le mage en retour. — Tu as bien choisi ton moment pour partir, babilla l’ Ombre. Il fait très beau pour une saison de la Lumière. Morgas n’ avait guère envie de parler de la pluie et du beau temps. Il coula un regard méfiant en direction de Rel, qui demeurait silencieux. — Vous partez en balade ? capitula-t-il finalement, sachant qu’ il ne pourrait demeurer laconique indéfiniment. — On peut le dire comme ça, répondit tranquillement Rel. L’ inquiétude de Morgas monta d’ un cran. Il perçut le sourire radieux que Nel envoyait dans sa direction. — Eh bien, dit-il rapidement. Bonne balade. C’ est très aimable à vous d’ être passés me dire au revoir. Saisissant la bride de son hongre, il le mena rapidement vers les grandes portes de la Guilde, faisant signe à la femme qui en gardait l’ entrée de le laisser passer. Il serra les dents en entendant les Ombres le suivre pas à pas avec leurs montures. — Je crois que nous partons dans la même direction, dit Rel derrière lui. Peut-être pourrions-nous avancer de concert pendant un temps ? — Je suis ravi d’ être devenu aussi populaire, rétorqua Morgas, mais je préfère voyager seul. — Quel dommage, déplora Nel. Tu vas vraiment t’ ennuyer, alors que nous pourrions passer le temps plus agréablement en conversant. Morgas se tourna d’ un bloc vers eux. — D’ accord, dit-il. Cessons ce petit jeu. Jusqu’ où allez-vous ? Rel lui adressa un sourire crispé. — Nous pensions aller jusqu’ à Édarr, annonça candidement Nel. N’ est-ce pas également ta direction ? Morgas se retint de fermer les yeux de dépit. C’ était exactement ce qu’ il craignait. — C’ est une plaisanterie, siffla-t-il sans aucune aménité. — Au contraire, dit Rel sans se démonter. C’ est le signe que nous te prenons très au sérieux. Ou du moins que nous prenons au sérieux ta prophétie. — Tout ceci est ridicule, s’ emporta Morgas. Il me faudra des semaines pour arriver jusqu’ à Édarr. Vous pourriez y être en, quoi, quelques jours ? Vous êtes
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Héritages II capables de vous déplacer dans les courants magiques. Et pourtant vous voudriez vous traîner sur les routes en ma compagnie ? — Ce n’ est pas un choix que nous faisons de gaîté de cœur, dit Rel. — Ah, Rel, je suis déçu ! fit Morgas. Je t’ ai aidé avec les Khourmali, j’ ai été de bonne foi avec toi, je suis même resté parler avec la Grande Hiérophante de Nar, comme tu le souhaitais. Tout ça pour que tu tentes d’ autant plus de me contrôler. J’ ai été bien naïf de croire que les choses pouvaient s’ être aplanies entre nous. — Tu es naïf de croire que je te laisserais partir ainsi, courir la campagne avec ce Sceptre, rétorqua Rel. Il ne t’ appartient pas. — Il m’ appartient plus qu’ à quiconque ! Et je ne vous le laisserai pas, quoi qu’ il arrive. — Pourquoi vous disputez-vous tout le temps ? demanda soudain Nel d’ un ton ennuyé. Ce voyage devrait être un moment agréable. — Je ne vois pas en quoi il pourrait être agréable, grommela Morgas. Je ne veux pas vous voir. Je ne veux pas voyager avec vous et je ne veux rien savoir de vos faits et gestes. Rel lui adressait le regard d’ un parent patient envers un enfant capricieux. — Nous partons dans la même direction, dit-il. — Vous me suivez, corrigea Morgas. Mais c’ est une habitude, chez vous. La dernière fois, déjà, vous aviez mis en place un joli petit système d’ espionnage pour surveiller mes faits et gestes. Et cela aux dépends de cette pauvre Bellura. — Je ne savais rien de ce que Tris avait manigancé pour te tenir à l’ œil. Et si je l’ avais su, j’ y aurais mis un terme. La situation d’ aujourd’ hui est totalement différente. Nous ne nous cachons pas de toi. — Et ça devrait tout changer ? Serai-je un jour libre de mes mouvements, libre de choisir mes compagnons de voyage et de vivre ma vie comme je l’ entends ? — Inutile de tourner au mélodramatique, lui reprocha Rel. — Ça te va bien de dire ça ! Tout le monde se sert de moi alors après tout, pourquoi pas vous ? Je suis l’ agent de Zaar, puis l’ animal de compagnie de Melekyr, les esprits du Sceptre s’ incarnent en moi quand ils en ont envie… Tu as raison de continuer, Rel, je suis en libre-service pour qui veut s’ amuser un peu ! — Quel caractère, soupira Rel. Morgas eut envie de le frapper. Il était piégé et il le savait bien. Il ne pouvait rien faire pour empêcher les Ombres de le suivre. — Mais les serviteurs de Nar doivent s’ allier pour lutter contre le Néant, dit Nel d’ une voix implorante. — Parce que tu es un serviteur de Nar, toi ? rétorqua Morgas. — Oui, répondit tranquillement Nel, s’ attirant par cela un regard étrange de son frère. Morgas passa une main sur son visage pour tenter de se calmer. — Bon, dit-il finalement. Faites ce que vous voulez. 194
La Mémoire des Ombres Il vit le visage de Nel s’ illuminer et leva une main pour s’ assurer son attention. — Mais nous ne voyageons pas ensemble, ajouta-t-il. Arrangez-vous comme vous voulez, mais je ne veux pas vous voir ! Il ignora l’ air dépité de l’ Ombre et, fulminant, passa les portes du siège de la Guilde. Il ne se retourna pas pour voir si Rel et Nel le suivaient. Il traversa la ville en pestant encore et encore à l’ encontre de ses compagnons surprise. Il avait cru qu’ ils se contenteraient de trouver un nouveau système d’ espionnage magique ou qu’ ils tenteraient de lui adjoindre un compagnon à leur solde. Mais la réalité dépassait tout ce qu’ il avait pu imaginer. Jamais il n’ avait envisagé que les Ombres pourraient décider de le suivre en personne. Il pouvait dire adieu à toute discrétion s’ il traînait derrière lui deux Ombres en goguette. Il attirait déjà suffisamment l’ attention avec le Sceptre sans avoir besoin de deux petits bonshommes gris en guise d’ escorte. Il prit la route sans pour autant se presser. L’ idée qu’ il pourrait les semer était totalement illusoire et il en avait parfaitement conscience. Il préférait tenter d’ oublier leur présence et, pour ce faire, il ne se retourna pas une fois pour vérifier si les Ombres se trouvaient toujours à portée de vue derrière lui. — Peut-être pourront-ils nous aider, dit finalement Icapeus, comme s’ il avait bien réfléchi à la question. — La ferme, lui répondit Morgas avec humeur. Pour une fois, l’ enfant de Llar n’ insista pas, sentant sans doute qu’ il ne parviendrait qu’ à mettre Morgas davantage en colère. La journée se déroula sans incident. Proche d’ Arkas comme il l’ était, Morgas ne craignait pas grand-chose sur la route qui menait vers le sud. Sa fureur à se savoir suivi décrut progressivement et il se concentra sur d’ autres sujets plus intéressants. S’ il suivait la route, il lui faudrait traverser plusieurs des royaumes voisins d’ Arkas. D’ abord l’ Arusie, puis le Cambors et enfin Anthras pour pouvoir ensuite approcher de la frontière du désert d’ Ared. Il envisageait de faire une étape à Unram puis de longer la bordure du désert vers le sud pour se diriger vers les territoires dominés par Édarr. Il ne faisait pas grand doute qu’ il trouverait des troupes sur sa route, ne serait-ce que tous les hommes que les royaumes du coin envoyaient en ce moment même pour se porter à la rencontre des Édarriens conquérants. Morgas adopta volontairement un rythme lent pour ne pas fatiguer sa monture. Il n’ était pas pressé. Il devait toujours s’ emmitoufler dans plusieurs épaisseurs de vêtements pour ne pas grelotter mais, comme l’ avait souligné Nel, le temps était clément, le ciel dégagé. Voyager dans ces conditions n’ était pas aussi affreux qu’ il en avait gardé le souvenir. Les pauses qu’ il fit dans la journée furent l’ occasion d’ un chassé-croisé assez risible entre les Ombres et lui. Morgas s’ arrêtait pour se restaurer ou pour converser avec les personnes rencontrées au hasard sur la route, ce qui ramenait 195
Héritages II immanquablement les Ombres à sa hauteur malgré la maladresse évidente avec laquelle Nel dirigeait sa monture. Elles poursuivaient alors quelque peu leur route et attendaient en amont du chemin que Morgas se décide à repartir. Les regards noirs que Rel envoyait à Morgas à ces occasions ne firent qu’ inciter ce dernier à prendre tout son temps. Les Ombres ne mangeaient ni ne dormaient. Si elles voulaient suivre Morgas, elles allaient devoir le faire à son rythme, aussi frustrant fût-ce-t-il pour elles. En fin d’ après-midi et bien avant la tombée de la nuit, Morgas décida de s’ arrêter pour la nuit dans un relais marchand. L’ endroit était merveilleusement chauffé et il n’ eut aucun mal à obtenir une chambre et un bain. Il s’ installa ensuite dans la salle commune de l’ auberge et s’ amusa à observer les deux Ombres assises à l’ autre bout de la pièce. Il s’ était emparé d’ une affichette intrigante en entrant dans l’ auberge et faisait mine de l’ examiner. Le sujet du tract avait tout pour attirer l’ attention de Morgas, puisqu’ il s’ agissait d’ une annonce pour une pièce de théâtre nommée « La grande et fabuleuse Histoire du Sceptre des Anciens ». La compagnie de théâtre, les Errants d’ Antan, s’ était apparemment installée dans la ville suivante sur la route et Morgas était curieux de voir comment les saltimbanques racontaient l’ histoire du Sceptre. Cela promettait d’ être assez amusant. Peut-être assisterait-il à une représentation s’ il en avait l’ occasion. De leur côté, Rel et Nel attiraient tous les regards. Leurs silhouettes masquées excitaient la curiosité des clients de l’ auberge et Morgas aurait été prêt à parier que c’ était là la première fois que les badauds voyaient des Ombres. Quand Nel repoussa légèrement son capuchon pour se gratter la tête de sa main à trois doigts, un silence stupéfait et fasciné descendit sur l’ assemblée, ce qui valut à l’ Ombre un regard sévère de son frère. Rel devait bouillir de rage, une chose qui faisait naître une certaine satisfaction en Morgas. Sans doute l’ Ombre n’ avait-elle eu qu’ une vague idée de ce qui l’ attendait lorsqu’ elle avait choisi de le suivre. Elle ne pouvait deviner le plaisir douteux des journées passées à cheval alors que le temps semblait s’ étirer à l’ infini, morne et ennuyeux. Et pourtant, Morgas était persuadé que Rel ne céderait pas. Aussi pénible que soit la situation, il était trop obstiné pour capituler. Morgas, de son côté, n’ avait pas le choix de son mode de déplacement. Il devait endurer les souffrances des longues journées de chevauchée, sachant que bientôt, ses muscles seraient à nouveau accoutumés à ces mauvais traitements et le laisseraient en paix. Rel tint presque quatre jours entiers à ce rythme. Ils avaient déjà bien avancé sur les territoires d’ Arusie lorsqu’ il mena son cheval à hauteur de celui de Morgas. — Ce petit jeu est ridicule, dit-il en guise de salut. — Bonjour, Rel, répondit tranquillement Morgas.
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La Mémoire des Ombres Il avait eu le temps de se faire à la présence des Ombres et, pour tout dire, commençait déjà à s’ ennuyer ferme malgré le temps passé sur ses glyphes expérimentaux. — Il est hors de question que nous continuions à nous ignorer de la sorte. — En fait, dit Morgas, je me demandais combien de temps il te faudrait pour venir me supplier. Rel émit une exclamation outrée. — Je ne te supplie pas ! protesta-t-il. — Ah non ? — Je viens juste t’ annoncer que je refuse de rentrer davantage dans ton petit jeu. À partir de maintenant, nous chevaucherons ensemble. Morgas lui adressa un regard en coin, amusé malgré lui par la situation. — Tu vas où tu veux, Rel, répondit-il d’ un ton innocent. L’ Ombre lui adressa un regard excédé. — Tu es vraiment insupportable, siffla-t-il, comme… — …ma mère, je sais, termina Morgas à sa place. Tu ne cesses de me comparer à elle. — Tu lui ressembles énormément. J’ en ai presque du mal à réaliser que tu n’ es pas elle. — Sauf que la femme que j’ ai connue ne ressemblait pas du tout au souvenir que tu as d’ elle, Rel. L’ Ombre demeura un moment silencieux, comme s’ il était désarçonné par le tour que prenait cette conversation. Morgas lui-même était surpris d’ avoir insisté sur ce sujet. Il essayait en général de ne pas trop penser à sa mère car il ne s’ agissait que rarement de souvenirs paisibles et heureux. — Je regrette qu’ elle soit partie ainsi, dit finalement Rel. Les choses auraient été bien différentes si elle nous avait fait confiance. La Guilde ne lui aurait jamais fait de mal. — Sans doute, concéda Morgas. Mais si tu avais connu mon ascendance, qu’ aurais-tu fait ? L’ aurais-tu laissée m’ élever sans intervenir ? Rel réfléchit un instant à la question. — Je ne sais pas, dit-il, peut-être pas. — J’ apprécie cette franchise. De toute manière, je doute que Zaar m’ aurait laissé sous ta coupe. — Tu en parles avec beaucoup de détachement, remarqua Rel. Morgas haussa les épaules. — Je ne peux changer le passé. J’ ai eu tout le temps nécessaire pour accepter les choses telles qu’ elles sont. Ma mère a perdu la raison à ma naissance. Devraisje me sentir coupable ? S’ il faut blâmer quelqu’ un pour ce qui est arrivé, c’ est Zaar lui-même. — Comment est-elle morte ?
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Héritages II — De maladie, répondit Morgas. C’ est aussi simple et banal que cela. Elle a attrapé une mauvaise fièvre et elle s’ est éteinte en quelques jours. Il pouvait depuis longtemps en parler sans émotion. Il avait aimé sa mère, aussi étrange et paranoïaque qu’ elle ait été. Mais, d’ une certaine manière, il avait été libéré par sa mort. Il était très jeune mais soudain le monde s’ était ouvert devant lui, riche de possibilités jusqu’ alors soigneusement tenues à l’ écart. Zephra avait été omniprésente dans la vie de son fils, toujours à surveiller ses moindres faits et gestes, anxieuse à l’ idée de le perdre ou qu’ il puisse échapper à son contrôle. Il était né pour une tâche et Zaar ne manquait pas de venir lui rendre visite à intervalles réguliers pour le lui rappeler. Morgas avait longtemps éprouvé de la honte face au soulagement que la mort de Zephra avait généré en lui. Cette époque était révolue. — Et que ressens-tu pour ton père ? demanda Rel, faisant irruption dans ses pensées. — De l’ indifférence, répondit-il d’ un ton définitif. Ce n’ était pas tout à fait exact, mais il n’ avait pas envie de s’ ouvrir à Rel sur ce sujet. Le sentiment qu’ il éprouvait à l’ égard de Zaar était plus proche du mépris. Il avait dépassé la rancœur, mais il ne pouvait considérer avec compréhension cet être qui, tout divin qu’ il soit, n’ avait su témoigner de l’ intérêt à ses enfants que lorsqu’ ils accomplissaient ses desseins. Tout cela pour retrouver l’ Empereur Blanc, dont il était amoureux… Bellura avait raconté à Morgas les circonstances de leur sortie des Chemins de la conscience et l’ incroyable transformation de Zaar à la vue d’ Acamal. Une histoire qui ne faisait que corroborer ce que Morgas avait vu, longtemps auparavant, lorsque le Sceptre avait partagé avec lui le moment de sa création. Morgas aurait mieux compris une quête de pouvoir ou une manigance destinée à acquérir un quelconque avantage sur l’ un de ses frères divins. Mais se dire qu’ il était né pour arranger les histoires de cœur de son père était franchement écœurant. Il fut interrompu dans ses réflexions par un cri au loin derrière eux. Rel et lui se retournèrent pour s’ apercevoir que Nel était resté en arrière, plusieurs centaines de mètres plus loin. Son cheval broutait paisiblement les herbes du bas-côté alors qu’ il gesticulait comme un forcené pour tenter de le faire repartir. Morgas entendit Rel pousser un profond soupir. — Pourquoi l’ as-tu emmené ? demanda le mage humain. Rel haussa les épaules. — Il le voulait absolument, répondit-il. Et c’ est un mage très capable. Son aide nous sera précieuse si nous nous retrouvons confrontés au Néant. — Ne vaudrait-il pas mieux qu’ il voyage à votre manière, quitte à nous attendre à des points définis à l’ avance ? — J’ ai peur de le laisser seul parmi les humains, avoua Rel. Qui sait ce qu’ il pourrait faire en mon absence ?
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La Mémoire des Ombres Puis il adressa un regard ennuyé à Morgas, comme s’ il s’ en voulait de cette spontanéité. — Il n’ est pas habitué à votre monde, ajouta-t-il, sur la défensive. Morgas n’ était pas sûr que Rel soit beaucoup plus aguerri que son frère à ce sujet. Il avait plus de retenue, c’ était certain, mais il ne semblait pas pour autant très à l’ aise avec les habitudes humaines. Il vivait depuis très longtemps à Arkas, mais avait bien peu quitté les murs protecteurs de la Guilde. Morgas le soupçonnait d’ avoir un savoir plus théorique que pratique sur les modes de vie humains. Nel avait enfin réussi à faire avancer sa monture, qui trottinait maintenant jusqu’ à eux, ballotant l’ Ombre dans tous les sens. — Tes étriers sont trop bas, commenta Morgas quand le cheval de Nel s’ immobilisa de lui-même devant eux. — Ah ? fit l’ Ombre, l’ air de ne comprendre qu’ à moitié ce dont Morgas voulait parler. L’ humain démonta et entreprit d’ ajuster la hauteur des étriers sous le regard circonspect de Nel. — Cet animal ne fait jamais ce que je lui demande, se plaignit l’ Ombre d’ un ton très enfantin. — Il faut tout vous apprendre, n’ est-ce pas ? soupira Morgas. — C’ est une façon très barbare de se déplacer, déclara Nel d’ un ton chagrin. Comment faites-vous pour le supporter, vous autres humains ? — Nous n’ avons pas tellement le choix, répondit Morgas. — Votre vie est un enfer, continua Nel d’ un air piteux. Vous devez sans arrêt vous arrêter pour manger, dormir et d’ autres activités que je ne décrirai pas. Vous vous fatiguez vite et cette manière de voyager est d’ une lenteur insupportable. — Bienvenue dans le monde des humains, dit ironiquement Morgas. — Comment… Il fut interrompu par une nouvelle voix, brusque et éraillée. — Ne bougez plus ! aboya-t-elle. Morgas s’ immobilisa docilement, se concentrant pour pouvoir tracer rapidement un glyphe au besoin. L’ homme pouvait être aussi bien un détrousseur de grands chemins que le chef un peu zélé d’ une milice locale. Parfois, la différence entre les deux se faisait très maigre. — Oh, bonjour, dit Nel avec un sourire hésitant, comme s’ il avait malgré tout perçu l’ hostilité qui perçait dans la voix de l’ homme. Morgas se retourna lentement, évitant de faire des gestes brusques, pour découvrir un homme d’ âge moyen à l’ allure de soudard. Il était seul au milieu de la route, mais les bruits dans les sous-bois voisins semblaient indiquer que des renforts se dissimulaient tout autour d’ eux. — Vous allez être très obéissants, ou mes amis vous réduiront à l’ état de pelotes d’ épingles, dit l’ homme en se pavanant. Il était très sûr de lui. Détrousseur, jugea Morgas avec un soupir intérieur. 199
Héritages II — Toi ! dit l’ homme en pointant un doigt en direction de Morgas. Éloignetoi des chevaux et des deux donzelles. Morgas battit des paupières et faillit éclater de rire. De petite taille et emmitouflés comme ils l’ étaient dans leurs robes, les Ombres passaient aux yeux des ruffians pour deux jeunes filles sans défense. La méprise était absolument délicieuse. — Voilà donc la traditionnelle attaque de brigands, dit-il ironiquement. Je ne peux pas vraiment dire que ça me manquait. L’ épée qu’ il avait récupérée avant de quitter la Guilde était camouflée dans son paquetage mais il n’ avait pas besoin d’ elle pour se défendre. À l’ avenir, peutêtre devrait-il l’ arborer à la ceinture, histoire d’ être un peu plus dissuasif. À eux trois, ils devaient paraître des proies de choix. — Vous êtes un brigand ? demanda Nel avec intérêt, tournant le capuchon qui dissimulait son visage en direction de l’ homme. — Nel ! dit son frère d’ un air excédé. — Je n’ en ai jamais vu ! rétorqua Nel, sur la défensive. Le soudard semblait un peu désarçonné par l’ apparente désinvolture de ses futures victimes. Peut-être avait-il également remarqué le timbre très particulier des voix des Ombres. Mais il finit par se reprendre et avança d’ un pas conquérant vers eux. — Tu vas en voir de près, ma p’ tite, dit-il avec un rire gras. Sans plus attendre, Morgas traça son premier glyphe. Il savait qu’ il pouvait compter sur les Ombres pour prendre soin d’ elles-mêmes, il ne prit donc pas la peine de chercher à les protéger. Son premier glyphe fila sur le soudard si vite qu’ il laissa derrière lui une traînée dorée avant de le percuter en plein visage. Morgas n’ attendit pas de voir le résultat de cette première attaque pour en enchaîner plusieurs autres puis tracer un large glyphe bouclier destiné à protéger à la fois son cheval et lui. Des flèches jaillirent des sous-bois pour rebondir avec des grésillements sur le glyphe bouclier, d’ autres s’ enflammant en l’ air et explosant dans de grandes gerbes d’ étincelles avant de toucher qui que ce soit. Les mains de Rel dansaient devant lui alors qu’ il modelait avec aisance. Il ne se contentait pas de repousser les attaques, en ajoutant d’ autres de son cru. Elles semblaient porter si l’ on en croyait les cris qui sortaient des sous-bois autour d’ eux. Morgas se permit un coup d’ œil en direction de Nel. Il n’ était pas vraiment inquiet. L’ Ombre ne devait pas avoir l’ habitude de combattre ainsi mais, sous des apparences vulnérables, Nel se révélait contre toute attente un redoutable combattant. On aurait pu le croire totalement démuni et pris de court après ses remarques innocentes mais il était tout à fait prêt à recevoir ses adversaires et à les hacher menu sans aucune difficulté. Les rares brigands qui osaient s’ aventurer sur la route et avancer dans sa direction étaient violemment repoussés, leur corps s’ ouvrant de larges balafres sanguinolentes. 200
La Mémoire des Ombres Rel travaillait plus proprement, mais le résultat était foncièrement le même. En quelques instants, tout fut terminé. Des bruits de fuite précipitée leur parvinrent des sous-bois, puis il ne resta plus que les gémissements des blessés. — Ils n’ étaient pas très nombreux, commenta Nel. Il avait presque l’ air déçu. — Vous devriez baisser vos capuches, dit Morgas. Ils vous ont pris pour des femmes. S’ ils avaient vu que vous étiez des Ombres, peut-être n’ auraient-ils pas osé attaquer. — Qu’ ils attaquent, répondit Rel avec mépris. Nous pouvons très bien nous occuper d’ eux. — Je croirais entendre Melekyr, dit Morgas en levant les yeux au ciel. — Je vais faire comme si je n’ avais pas entendu cette remarque. Morgas regarda tout autour de lui, un peu désorienté. La montée d’ adrénaline avait été assez agréable, mais la brièveté du combat le laissait curieusement sur sa faim. Cette réaction étrange générait un sourd malaise en lui. Il ne s’ était jamais considéré comme quelqu’ un de violent. Il n’ avait jamais recherché le combat. Avait-il été malgré lui influencé par la nature agressive des démons ? Il s’ approcha de son cheval qui dansait nerveusement, affolé à la fois par la magie qui avait été utilisée autour de lui et l’ odeur du sang. Il dénoua le long paquet qui contenait son épée et attacha la ceinture et le fourreau autour de sa taille. — Qu’ est-ce que tu fais avec cette horreur ? demanda Rel en fixant l’ épée d’ un air dégoûté. — Je serai plus dissuasif avec une épée au côté, répondit Morgas. — C’ est une épée démoniaque, dit Rel d’ un ton pincé. — Tu as remarqué ? fit mine de s’ étonner Morgas. L’ allure de l’ arme ne laissait planer aucun doute sur son origine. Noire et faite d’ un métal étrangement vitrifié, sa lame dentelée semblait capable de ramener toutes sortes de choses une fois extirpée d’ un corps humain. — C’ est celle qui a servi au rituel, devina Rel. Pourquoi la lui as-tu donnée ? Il regardait son frère en posant sa question. — Parce qu’ il me l’ a demandé, répondit Nel sur le ton de l’ évidence. Elle n’ a aucune utilité pour moi et, de toute manière, je n’ aimais pas trop l’ avoir dans notre tour. Le regard de Rel se posa à nouveau sur Morgas, l’ air accusateur. Ce dernier haussa les épaules. — J’ ai bien essayé avec les épées d’ ici, dit-il, mais je n’ arrive pas à les manier correctement. Leur équilibre est très différent et j’ ai tout appris avec ce genre d’ arme. Il tapota l’ épée noire contre sa cuisse. — À terme, je m’ habituerai à utiliser des armes humaines. Pour l’ instant, celle-ci fait bien l’ affaire. 201
Héritages II — Ça ne me plaît pas, annonça Rel. Morgas haussa à nouveau les épaules. Cette petite provocation n’ était pas pour lui déplaire. — Il faudra t’ y faire, dit-il d’ un ton léger. Ignorant le regard noir de l’ Ombre, Morgas marcha jusqu’ au chef des brigands. Ce dernier était encore en vie et se tordait de douleur en n’ osant toucher son visage brûlé. — C’ était une mauvaise idée de nous attaquer, lui dit Morgas. Fais passer le message, si tu en as les moyens. Puis, l’ abandonnant là, il remonta en selle et tous trois reprirent tranquillement leur chemin.
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La Mémoire des Ombres
Chapitre 18 Royaume du Cambors, cité de Tamri. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison de la Lumière. Le Cambors était un pays né du démantèlement de l’ empire d’ Ostar. Royaume de petite taille, il tirait sa richesse du commerce et constituait l’ un des partenaires privilégiés de la cité d’ Arkas. Ses champs, bien que peu étendus, étaient fertiles et ce pays était considéré comme l’ un des plus riches et accueillants de la région après la cité de Nar. Morgas n’ était pas mécontent d’ arriver en vue de la capitale, la cité de Tamri. Moins étendue et cosmopolite qu’ Arkas, la ville leur proposerait cependant des prestations équivalentes. Si les choses étaient demeurées conformes aux souvenirs de Morgas, la haute ville comportait de nombreuses auberges très agréables destinées aux riches marchands de passage. Il comptait bien trouver une place accueillante dans l’ une d’ entre elles. Nel était d’ ailleurs parti en avance pour leur assurer si possible des chambres au Lion d’ Or, la meilleure auberge de la ville. Morgas et Rel l’ avaient regardé partir non sans une certaine appréhension, mais l’ Ombre s’ était montrée inflexible, assurant qu’ elle avait suffisamment côtoyé les humains depuis le début de leur voyage pour ne plus s’ étonner de rien. Une chose dont Morgas doutait fort mais au fond, les bourdes de Nel ponctuaient plutôt agréablement leur chemin. Après plusieurs semaines de voyage, Nel commençait visiblement à ronger son frein. Rel faisait meilleure figure, même s’ il ne pouvait se retenir de commentaires acerbes dès que Morgas faisait mine de prendre son temps. Ce dernier avait insisté pour se reposer plusieurs jours de suite dans une petite ville, une semaine plus tôt, et l’ Ombre lui avait mené la vie dure pour l’ inciter jour après jour à repartir. Morgas avait fini par céder, un peu déçu tout de même de ne pouvoir assister à la fameuse pièce de théâtre qui proposait une version de l’ histoire du Sceptre des Anciens. Curieusement, la troupe des Errants d’ Antan semblait suivre le même chemin qu’ eux. À chaque étape, ils étaient là, mais Morgas avait joué de malchance et n’ avait pu voir aucune de leurs représentations. Une chose qui plongeait Aestyr dans une bouderie sans fin, un répit bienheureux qui valait bien la peine de se priver d’ une représentation théâtrale sans doute assez médiocre.
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Héritages II Toujours est-il que Morgas ne comprenait pas comment les saltimbanques pouvaient systématiquement se trouver dans les mêmes villes qu’ eux sans qu’ ils ne les croisent jamais sur la route pour autant. Peut-être connaissaient-ils des chemins de traverse. Ils n’ eurent aucun mal à entrer dans la capitale malgré la présence de Rel. Il attirait les regards curieux lorsque le bas de son visage était visible sous sa capuche, mais en dehors de cela, on les laissa passer sans poser de question. La ville était marquée par les préparatifs de guerre. Des banderoles et des écussons militaires ornaient beaucoup de maisons et des hommes d’ armes en grand nombre arpentaient les rues. Sans doute ne tarderaient-ils pas à rejoindre les troupes qui se massaient à la frontière d’ Anthras pour affronter les armées édarriennes. Nel se porta au-devant d’ eux alors qu’ ils approchaient de la haute ville. Sa capuche était repoussée en arrière et il attirait tous les regards sur lui. Morgas fut surpris de ressentir une pointe de soulagement en constatant qu’ il se portait bien. Il avait même l’ air très content de lui. — Vous voilà ! dit-il avec entrain. Je suis ici depuis ce matin et je commençais à me demander s’ il ne vous était pas arrivé quelque chose. — As-tu obtenu des chambres au Lion d’ Or ? lui demanda Rel de but en blanc. L’ Ombre n’ était pas plus aimable avec son frère qu’ avec le reste du monde, ce que Morgas ne pouvait s’ empêcher de remarquer et de trouver étonnant. La proximité n’ adoucissait visiblement pas les manières de Rel, mais son frère ne paraissait jamais s’ en formaliser. Comme pour confirmer les pensées de Morgas, Nel leur adressa un sourire radieux, totalement oublieux des manières odieuses de son frère. — Non, dit-il, l’ auberge était déjà pleine quand je suis arrivé. Mais ce n’ est pas grave, j’ en ai trouvé une autre qui est bien meilleure. — Dans la haute ville ? questionna Morgas. Il ne savait pas trop avec quels critères Nel pouvait juger de la qualité d’ une auberge, il préférait donc se montrer prudent et réserver son jugement. — Bien sûr, répondit l’ Ombre en les entraînant dans les rues. Et les personnes qui tiennent cet établissement sont bien plus aimables que celles du Lion d’ Or, soit dit en passant. Je pense que la réputation de ce dernier est un peu surfaite, si vous voulez mon avis. Ils passèrent devant la fameuse auberge, qui semblait en effet plus que pleine. L’ heure du repas approchant, des hommes portant des tenues guerrières assez élaborées y entraient en plaisantant et en se pavanant. Sans doute des officiers des armées du Cambors ou d’ Arusie. Finalement, Morgas n’ était pas mécontent d’ éviter leur compagnie. — À dire vrai, babillait Nel, j’ étais un peu perdu quand je me suis fait refouler de cet endroit. Ils m’ ont regardé comme un pestiféré. Très désagréable. Alors 204
La Mémoire des Ombres je me suis un peu promené dans les rues et une charmante femme m’ a proposé de venir dans son établissement. Un endroit très accueillant, vous verrez. Les serveuses sont charmantes, elles passent leur temps à me demander ce qu’ elles peuvent faire pour m’ être agréable. Morgas ne l’ écoutait qu’ à moitié, aussi fut-il surpris lorsque Nel s’ immobilisa enfin devant une grande bâtisse aux fenêtres voilées de tentures sombres. — C’ est ici, annonça joyeusement l’ Ombre. Morgas examina les lieux, un vague soupçon prenant forme dans son esprit. Le bâtiment n’ avait rien d’ extraordinaire et ne dénotait pas dans le quartier, ses murs blanchis à la chaux visiblement très bien entretenus. Une enseigne discrète pendait au-dessus de la porte fermée. En fer forgé, elle portait l’ inscription « Au Doux Repos » dans une écriture tarabiscotée. La porte de bois était peinte d’ une couleur rouge sombre assez caractéristique pour que Morgas reconnaisse sans peine la nature de « l’ auberge » que Nel leur avait dégotée. Morgas tenta de réprimer le rire qui lui montait à la gorge, mais la situation était trop cocasse pour qu’ il puisse le contenir. Les deux Ombres lui adressèrent des regards de surprise. À l’ évidence, Rel était aussi ignorant que son frère à ce sujet, ce qui n’ avait rien de très surprenant. — Que se passe-t-il ? demanda Nel d’ un air chagriné. L’ endroit ne te plaît pas ? Ce qui fit redoubler l’ hilarité de Morgas. — Ah si, dit-il quand il put articuler quelque chose. Si, l’ endroit me plaît beaucoup ! — Je ne comprends pas ce qu’ il y a de drôle, dit Nel d’ un ton perplexe et un peu vexé. Rel s’ était mis à examiner la maison avec plus d’ attention et Morgas pouvait voir à la rigidité de sa posture qu’ il commençait à réaliser la nature de la méprise. — Quel est le problème ? insista Nel. — Aucun problème, hoqueta Morgas en secouant la tête. Je veux bien aller dans cette auberge, je ne doute pas que la patronne et les serveuses soient très… accueillantes. — Ne me dis pas, marmonna Rel en s’ approchant de l’ humain, que cet endroit est ce que je pense ? — Je ne sais pas ce que tu penses, Rel. Ce que je peux te dire, c’ est que cet endroit très attirant est un bordel, et apparemment de grand standing. Si Nel veut dormir ici, je n’ y vois pas d’ inconvénient. Il n’ aurait pas cru que le visage de Rel pourrait se renfrogner davantage, mais l’ Ombre lui prouva le contraire. Puis Nel eut droit à un regard assassin. — Un bordel ? dit ce dernier d’ un air plus curieux qu’ embarrassé. Tu veux dire une maison close, où les femmes vendent leurs charmes ? — Partons d’ ici ! dit Rel d’ une voix cinglante en se détournant déjà. — Mais je leur ai dit que nous resterions… protesta Nel. 205
Héritages II — Il n’ est pas question que nous nous reposions dans cet endroit. — Pour quelqu’ un qui n’ a pas de sexualité, je te trouve extrêmement prude, Rel, remarqua Morgas avec malice. Que t’ importe ce que font ces femmes ? De toute manière, tu n’ es pas concerné. — Vos pratiques de reproduction sont déjà suffisamment écœurantes pour que je ne doive pas en plus les supporter dans ce genre d’ endroit, rétorqua l’ Ombre. La porte s’ ouvrit à cet instant et une femme d’ âge moyen et joliment fardée sortit sur le seuil. Elle jeta un coup d’ œil en direction de Rel, puis prit plus de temps pour examiner Morgas des pieds à la tête. Elle arborait un sourire engageant. — Maître Nel, dit-elle, voici donc vos compagnons. Ne veulent-ils pas entrer ? — Non, répondit fermement Rel. Morgas, pour sa part, était moins catégorique, mais Nel répondit à sa place. — Dame Hermine, dit-il d’ un ton d’ excuse, je suis navré, mais mon frère souhaite se rendre dans une autre auberge. — Quel dommage, dit-elle sans paraître très surprise de cette décision. Jamais encore nous n’ avions reçu d’ hôtes de votre nature. Beaucoup des auberges de la ville sont pleines. Si vous ne trouvez rien qui vous convienne, n’ hésitez pas à revenir, nous saurons toujours vous trouver une place. Elle adressa un regard appuyé à Morgas. — Nous n’ oublierons pas cette généreuse proposition, dit-il avec un sourire. Ils s’ éloignèrent et Morgas crut ressentir, en provenance du Sceptre, comme un léger sentiment d’ approbation. Cela ne venait sans doute pas d’ Aestyr et le mage se demanda s’ il s’ agissait de Sefyrin. Il ne lui avait pas vraiment pardonné la manière dont elle s’ était comportée avec lui devant la Grande Hiérophante. Elle aurait pu parler à travers lui sans se montrer aussi brutale et invasive et il était agacé de devoir composer avec ses états d’ âme. Morgas suivit docilement Rel dans sa quête d’ une auberge décente, laissant l’ Ombre prendre les choses en main. L’ épisode du Doux Repos l’ avait mis de bonne humeur, aussi accueillit-il avec tolérance la tentative de communication de Sefyrin. — Je suis désolée, Morgas, dit-elle en guise de préambule. — Désolée de quoi ? demanda-t-il prudemment. — De m’ être montrée brutale avec toi, expliqua-t-elle. Je n’ en avais pas le droit. C’ était injuste. — Je suis content de te l’ entendre dire, soupira-t-il. Nous cohabitons dans une sorte de promiscuité forcée et je ne veux pas subir vos humeurs à tous en permanence. Il ne savait pas s’ il devait se montrer flatté de la jalousie que Sefyrin semblait nourrir à l’ égard des femmes qu’ il côtoyait. Après tout, n’ était-elle pas sensée filer le parfait amour avec Icapeus ? Cette idée agaçait Morgas au plus haut point, 206
La Mémoire des Ombres mais il s’ efforçait de tenir à distance ces sentiments déplacés. Sefyrin était inaccessible à tout point de vue et il était illusoire d’ attendre quoi que ce soit d’ elle. La relation privilégiée qu’ il avait développée avec elle durant sa détention sur le plan d’ Ixos ne pourrait que se terminer le jour où il trouverait le moyen de libérer son esprit du Sceptre. — Les choses sont ainsi, murmura-t-elle tristement à son esprit. Il se demanda avec un certain malaise dans quelle mesure elle avait perçu la teneur de ses pensées. — Vous êtes tous restés très silencieux, ces derniers temps, commenta-t-il finalement pour mettre fin au silence bancal qui s’ était instauré entre eux. — Nous ne voulons pas être omniprésents, dit-elle. Il nous faut parfois contraindre un peu Aestyr. Il a toujours été d’ une nature expansive. Et puis, nous hésitons à nous manifester devant les Ombres. Nel nous examine en permanence et nous ne voulons pas nous exposer à lui. Morgas ne put réprimer un petit sourire. — Il cache bien son jeu, dit-il. — Il y a une autre raison, ajouta l’ élue de Nar. Depuis quelques semaines, le Sceptre se comporte de manière étrange. — Je n’ ai rien remarqué, dit Morgas, un peu vexé que ce genre de chose lui ait échappé. — C’ est très subtil, assura-t-elle. Ça a commencé peu de temps après que nous soyons partis d’ Arkas. Je ne sais pas ce qu’ il fait exactement, mais ça ressemble à une vibration que je n’ avais encore jamais ressentie. — Et il le fait en permanence ? — Non, dit-elle. En ce moment, il est calme. Mais ça arrive plusieurs fois par jour et ça peut durer des heures. — Tu n’ as aucune idée de ce que ça veut dire ? — Aucune. Le Sceptre a tendance à nous considérer comme des parasites, mes frères et moi. Il nous tolère tant qu’ il le doit, mais il ne communique jamais vraiment avec nous. — Il faudra que j’ étudie la question. — Veux-tu que je te prévienne la prochaine fois qu’ il se manifestera ? — Oui, dit-il avec reconnaissance. Ça me facilitera les choses. Il sentit qu’ elle lui souriait et c’ en fut fini de leur brouille. Rel finit par dégoter une auberge convenable à la limite de la haute ville, mais ils durent s’ entasser tous les trois dans une unique chambre au plafond bas. Problème qui handicapait surtout Morgas, chose dont Rel semblait avoir bien peu à faire. Le mage humain s’ empressa de fuir les lieux pour rejoindre la salle commune au rez-de-chaussée, où il s’ installa pour se restaurer. Il eut la surprise, au
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Héritages II bout d’ un moment, de voir une femme vêtue d’ atours très colorés entrer et brandir des tracts à l’ allure familière. — Venez assister au spectacle le plus fantastique et extraordinaire de cette partie du monde ! déclama-t-elle. Les Errants d’ Antan vous proposent de découvrir l’ histoire fabuleuse du Sceptre des Anciens ! D’ où vient-il ? Qui l’ a créé ? Qu’ est-il devenu ? Toutes ces questions trouveront leurs réponses ce soir, au théâtre des Merveilles ! Venez nombreux ! Les clients de l’ auberge semblaient globalement indifférents à son boniment. Morgas fit signe à la jeune femme d’ approcher et elle s’ empressa de déposer devant lui deux de ses affichettes avec une courbette exagérée. — Monseigneur nous fera-t-il la joie d’ assister à notre représentation ? demanda-t-elle avec grandiloquence. Tout dans son allure était fait pour attirer l’ attention. Son maquillage outrancier ne masquait pas totalement les jolies fossettes qui se creusaient sur ses joues quand elle souriait. Elle était plus jeune que Morgas ne l’ avait cru de prime abord, seize ou dix-sept cycles tout au plus. — Je viendrai sans faute, promit-il. À quelle heure a lieu votre représentation ? — La prochaine commencera dans une heure. — Je viens d’ Arkas, dit Morgas, et j’ ai vu vos affichettes sur tout le trajet. Je crois même que vous avez traversé les mêmes villes que moi. Vous vous déplacez très vite. Elle eut l’ air un peu ennuyée. — Notre chef a la bougeotte, en ce moment, dit-elle avec une moue que Morgas ne sut interpréter. Il ne nous laisse pas le temps de nous reposer. Peut-être qu’ ici, ça sera différent. Si vous avez des amis, emmenez-les avec vous. Si nous avons beaucoup de public, peut-être pourrons-nous rester à Tamri quelques jours. — Pourquoi une pièce sur le Sceptre des Anciens ? demanda Morgas. Elle haussa les épaules avec désinvolture. — C’ est une bonne histoire, dit-elle. Les Ostariens l’ adorent et les gens d’ ici ne la connaissent pas encore. Ce n’ est pas la seule pièce de notre répertoire et nous en inventons régulièrement de nouvelles. Nous travaillons actuellement sur une histoire qui se passe chez un très ancien peuple qui a disparu aujourd’ hui, les Doriens. Ils vivaient d’ une façon effroyable. Il y a vraiment de quoi construire un récit merveilleux, à la fois tragique et burlesque. — Les Doriens, répéta prudemment Morgas. Heureusement qu’ il avait laissé le Sceptre dans la chambre avec les Ombres, sinon Icapeus serait sans doute en train de s’ exciter pour en savoir plus. — Il parait qu’ ils sont les ancêtres des Édarriens. Ça fait un bon sujet, avec la guerre qui avance vers nous. — Vous semblez connaître beaucoup de choses des anciens temps, remarqua Morgas.
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La Mémoire des Ombres — Ah, mais nous sommes les Errants d’ Antan ! dit-elle joyeusement. Notre chef a passé beaucoup de temps à récolter toutes les vieilles légendes d’ Ostar et maintenant, nous les mettons en scène. Elle lui lança un regard d’ excuse. — Je dois partir, dit-elle. N’ oubliez pas de venir nous voir ! Sur ce, elle sautilla jusqu’ à la porte de l’ auberge tout en distribuant davantage d’ affichettes, puis disparut dans la rue. — Pourquoi perdons-nous notre temps dans cet endroit ? grommela une fois encore Rel. Il était assis entre Morgas et Nel sur des gradins de bois grossièrement taillés et manifestait depuis un bon moment sa mauvaise humeur. Morgas l’ ignora. Nel avait accepté avec enthousiasme de se rendre à la représentation, entraînant son frère qui ne semblait pour sa part pas du tout intéressé par ce genre d’ activité. En son for intérieur, Morgas aurait préféré que l’ Ombre s’ abstienne de venir. Il aurait alors pu lui confier le Sceptre et le laisser à l’ auberge plutôt que d’ être obligé de le prendre avec lui jusqu’ au théâtre des Merveilles. Ils se retrouvaient donc serrés les uns contre les autres sur les gradins, une chose que l’ Ombre vivait visiblement très mal. Il semblait que leur espèce appréciait peu les contacts physiques, car Nel paraissait lui aussi mal à l’ aise de devoir se retrouver contre la jolie jeune fille qui était sa voisine de droite. Morgas aurait volontiers changé de place avec lui si l’ espace pour se déplacer n’ avait pas été aussi restreint. Le théâtre des Merveilles se trouvait hors de la haute ville, près des portes de la cité de Tamri. Le quartier populaire assurait un public bigarré qui, à leur entrée, avait considéré les Ombres avec une curiosité dénuée de toute agressivité. Morgas et son bâton avaient eux aussi attiré l’ attention, mais la foule semblait au final plus intéressée par le spectacle à venir que par les étranges voyageurs. Les Errants d’ Antan avaient tant de succès que beaucoup de personnes ne trouvaient pas de place pour s’ asseoir et se massaient sur les escaliers et devant l’ estrade de bois, pour certains installés à même le sol de terre battue. — Y a-t-il toujours autant de monde dans ce théâtre ? demanda Morgas à son voisin de gauche, un homme qui portait sur son pourpoint de cuir l’ écusson coloré d’ une maison marchande. — La grande foire de Tamri a eu lieu hier, répondit-il, il y a encore beaucoup de paysans qui traînent en ville. Ils profitent de l’ occasion pour s’ amuser un peu. Ils durent patienter encore un long moment que tout le monde soit plus ou moins installé avant qu’ un homme portant un demi-masque en forme d’ oiseau monte sur l’ estrade sous les acclamations de la foule. — Bienvenue à tous, clama-t-il d’ une voix qui porta aisément dans tous les recoins de l’ assemblée. 209
Héritages II Contre Morgas, le Sceptre bourdonna doucement. Le mage eut l’ impression qu’ il était soudain attentif et, d’ après les émotions brouillées qui lui parvenaient, excité. — Les Errants d’ Antan sont heureux de vous accueillir si nombreux pour leur humble représentation. Vous allez découvrir sous vos yeux ébahis la grande et fabuleuse Histoire du Sceptre des Anciens, un antique drame qui s’ est joué bien avant la fondation de la Tour des Arcanes. Vous trouverez dans ce récit fantastique tout ce que vous aimez : de l’ amour, des trahisons, des guerres, des morts tragiques ! Le Sceptre continuait à se manifester en sourdine et Morgas l’ examina du coin de l’ œil. Son apparence demeurait inchangée, le Dragon sagement immobile. Au-delà de la réaction du bâton lui-même, Morgas pouvait sentir que l’ attention des trois esprits prisonniers était elle aussi focalisée sur la scène et sur l’ homme qui s’ y trouvait. Ils semblaient captivés à tel point qu’ Aestyr en oubliait pour une fois de faire des commentaires finauds. Cette attention n’ avait, après tout, rien d’ extraordinaire. C’ était leur histoire que la troupe de théâtre se proposait de raconter. Morgas lui-même était très curieux de voir ce que la mémoire collective d’ Ostar avait pu préserver de cette histoire. Quand il avait entamé sa quête du Sceptre, il avait été incapable de trouver des informations de ce genre et il lui paraissait assez ironique qu’ elles s’ offrent spontanément à lui maintenant qu’ il n’ en avait plus besoin. L’ homme au masque ôta son chapeau pour exécuter une révérence outrancière avant de quitter l’ estrade à reculons. Un léger air de flûte, familier aux oreilles de Morgas, s’ éleva de derrière la scène alors que deux comédiens s’ avançaient d’ un pas dégagé. — C’ est ma musique ! s’ offusqua Aestyr d’ une voix étouffée. Il semblait tellement stupéfait qu’ il en oubliait toute emphase. Morgas réalisa qu’ il avait raison. La mélodie était clairement celle qu’ il entendait toujours lorsqu’ Aestyr se manifestait, comme si elle faisait intégralement partie de son être. Comment une petite troupe de théâtre pouvait-elle connaître cette musique si caractéristique ? Les personnages campés par les deux acteurs furent décrits à grand renfort de qualificatifs plus ou moins flatteurs, qui engendrèrent bien des rires dans l’ assemblée. Paré de vêtements immaculés, l’ Empereur Blanc était facilement reconnaissable. À ses côtés, l’ homme vêtu comme un cavalier était Aros. Le narrateur invisible, sans nul doute le chef de la troupe, n’ hésita pas à le désigner nommément. Les deux acteurs entamèrent une discussion animée sur leurs dieux tutélaires, citant allègrement les dieux anciens Daar et Baar tout en les parant des pires défauts imaginables. Morgas sentit Rel se raidir un peu plus à côté de lui. Intervint soudain une femme affublée d’ une perruque rouge, qui tenta d’ attirer l’ attention de l’ Empereur Blanc par tous les moyens. Le narrateur expliqua qu’ il s’ agissait de la maîtresse de l’ empereur, une mystérieuse et étrange femme nommée Ajah. 210
La Mémoire des Ombres Les esprits du Sceptre s’ agitaient, mécontents. La pièce promettait de ne pas être très fidèle à la réalité mais Morgas était frappé par le nombre de détails véridiques qu’ elle contenait. Comment les saltimbanques pouvaient-ils connaître les noms d’ Aros et d’ Ajah ? Ce savoir avait été perdu des millénaires auparavant. La pièce se poursuivit, décrivant le voyage entrepris par l’ Empereur Blanc pour convaincre ses alliés et ses pairs de se rebeller contre les dieux. Les dieux anciens, Nar tout autant que les autres, étaient présentés d’ une manière bien peu flatteuse, comme des êtres égoïstes et capricieux, soumettant les hommes à leurs lubies. Le tout sur un ton si burlesque que l’ assemblée, réjouie, applaudissait à tout rompre à chaque saillie. Tous les enfants, à l’ exception notable d’ Aendo, furent présentés tour à tour. Sefyrin, toujours masquée derrière un livre, écoutant à peine ce qui lui était dit. Icapeus sous la forme d’ un simple mannequin de bois rigide qui s’ exprimait uniquement en secouant la tête pour refuser ce qu’ on lui proposait. Aestyr languissant sur un lit de coussins, plus préoccupé par les plaisirs que lui offrait la vie que par le discours de l’ Empereur Blanc. Sefyrin et Icapeus manifestèrent clairement leur mécontentement face au tableau qui était fait d’ eux. Même Aestyr émit des commentaires boudeurs sur sa représentation, que Morgas trouvait pour sa part plutôt fidèle. Le mage assistait passivement à la représentation, comme engourdi. Un vague malaise, né dès le début de la pièce, ne cessait de grandir en lui. Quelque chose n’ allait pas. Cette pièce n’ avait rien d’ anodin ni de drôle. Elle était la création de quelqu’ un d’ extrêmement bien renseigné et de malicieux, qui prenait un plaisir évident à réécrire l’ histoire. La pièce était riche en rebondissements, en intrigues qui se croisaient et s’ entrecroisaient entre les différents protagonistes. L’ amour inavoué de Sefyrin pour Icapeus était révélé, la guerre contre Sith déchaînait les passions, engendrant trahisons et mensonges, le mystère planait toujours sur l’ étrange figure d’ Ajah. Tous les enfants des dieux avaient été passés au crible. Tous, sauf un. Et lorsque le dernier protagoniste posa le pied sur l’ estrade, son visage à découvert, la réaction des trois esprits fut violente et immédiate. — C’ est lui ! s’ écria Sefyrin avec colère et désarroi. J’ en étais sûre ! — Le traître ! Il va enfin payer ! ragea Icapeus. Les trois enfants tentaient désespérément de s’ extirper du Sceptre pour atteindre la scène, mais, si une tempête née de leur fureur faisait rage dans l’ esprit de Morgas, il n’ en paraissait rien de l’ extérieur. Le mage avait l’ impression presque physique qu’ ils se jetaient de toutes leurs forces contre les barrières qui les retenaient prisonniers. En vain. Le Sceptre contenait soigneusement tous leurs efforts. L’ acteur campant Aendo, qui n’ était autre que le chef de la troupe de théâtre, jeta soudain un bref coup d’ œil en direction de Morgas. Mouvement si furtif qu’ il dut passer inaperçu pour l’ ensemble de la foule, mais qui n’ échappa pas au mage.
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Héritages II L’ acteur écoutait la diatribe de l’ Empereur Blanc. Puis il se lança lui-même dans un long discours qui fustigeait à la fois les actions des dieux anciens, tyranniques et irresponsables mais également la folie de Sith et ses ambitions démesurées. Il plaida en faveur de la création du Sceptre, qui permettrait selon lui l’ émergence d’ une nouvelle force à même d’ apporter un équilibre au milieu de ces puissances contradictoires. Les enfants des dieux anciens s’ étaient finalement calmés. Leur fureur était intacte mais ils avaient pris conscience de l’ inutilité de leurs efforts. Ils écoutaient attentivement les paroles de l’ acteur, comme fascinés. La pièce se poursuivait sans accroc et au ravissement évident du public. Après de nouvelles péripéties, Acamal et ses pairs finirent par se réunir pour créer le Sceptre dans une grotesque parodie de rituel qui esbaudit l’ assemblée. Morgas sentait l’ artefact bourdonner de plus en plus fort contre lui, à tel point qu’ il commençait à se demander s’ il ne serait pas judicieux de quitter la salle. Le Sceptre semblait… mécontent, et dans l’ expectative. Il n’ avait jusqu’ alors jamais fait d’ action d’ éclat de son propre chef, mais le mage n’ était pas sûr que la présence d’ Aendo, s’ il s’ agissait bien de lui, ne l’ inciterait pas à se manifester violemment. Le rituel de théâtre touchait à son terme et, avec un grand flash de lumière, l’ Empereur Blanc produisit son Sceptre, un objet de la longueur d’ un avant-bras que Morgas n’ eut pas vraiment le temps de voir. Car le véritable Sceptre choisit cet instant pour se manifester. Brusquement, il émit une aveuglante lumière argentée, son bourdonnement devenant clairement audible. Morgas protégea ses yeux par réflexe, ennuyé d’ attirer ainsi l’ attention sur lui. Il sentait le corps de l’ artefact s’ agiter dans sa main et il espéra que le Dragon ne bougeait pas comme il le faisait parfois, remuant ses ailes et son long cou. Lorsqu’ il rouvrit les yeux, l’ attention de tous était focalisée sur le Sceptre, qui émettait de manière audible et comme provocatrice la chanson d’ Aestyr. Cet instant sembla s’ étirer, infini, jusqu’ à ce qu’ Aendo le brise d’ une voix tonitruante. — Le Sceptre a été créé, brailla-t-il, attirant à nouveau l’ attention de tous sur lui. L’ objet est là, puissant et grandiose. Mais les dieux ont su ce que préparaient leurs enfants et ils ont décidé de les punir ! Lentement, comme au ralenti, les acteurs s’ affaissèrent au sol. — Tous morts ! s’ affligea Aendo dans un grand cri, portant ses mains à son visage tout en se laissant tomber à genoux. Anéantis, massacrés ! Tous leurs espoirs réduits à néant. À moins… Il releva la tête. — À moins que l’ un d’ eux n’ ait miraculeusement survécu, chuchota-t-il. Rampant, il s’ empare du Sceptre et utilise ses dernières forces pour aller le cacher là où personne, pas même les dieux anciens, pas même Sith, ne pourra le trouver.
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La Mémoire des Ombres Il leva devant lui son simulacre de Sceptre, l’ offrant au regard de la foule. Puis il l’ escamota habilement, le faisant disparaître en un clin d’ œil. — Et le voilà caché, perdu, en sécurité, jusqu’ à ce que quelqu’ un, peut-être un héritier de ces rois d’ antan, le redécouvre un jour. Le Sceptre des Anciens est là, quelque part, à attendre qu’ un élu le retrouve. Son regard parcourut l’ assemblée suspendue à ses lèvres. — Et qui sait ? souffla-t-il. Cet élu, c’ est peut-être l’ un d’ entre vous… D’ un geste lent, il remit son masque en place et s’ inclina devant le public. Il y eut un long moment de silence, puis la salle fut envahie de cris de joie et d’ applaudissements ravis. Morgas se sentait figé, comme anesthésié. Il trouva au bout d’ un moment la force de se tourner vers Rel. — C’ est Aendo, dit-il d’ une voix la plus neutre possible. L’ Ombre lui adressa un regard étrange. — Je n’ osais le croire, répondit-il doucement. — Les enfants l’ ont reconnu et le Sceptre aussi, continua Morgas. C’ est pour ça qu’ il sait autant de choses. — Son interprétation de notre histoire est insultante, dit Aestyr. — Peu importe, rétorqua Sefyrin. Il nous a vus et nous ne devons pas le laisser filer. Dépêche-toi, Morgas, de sortir d’ ici. Il faut absolument que nous le rattrapions. — S’ il est vraiment ce que tu prétends, répondit Morgas, je ne pourrai pas le contraindre. S’ il veut fuir, je ne vois pas comment je pourrais l’ en empêcher. — Ce sera à nous d’ intervenir, dit-elle. Morgas aurait bien voulu la croire, mais il n’ était pas certain que le Sceptre les laisserait faire. Quoi qu’ il en soit, il désirait lui aussi se retrouver en présence de l’ enfant de Sar. Tout du moins, du prétendu enfant de Sar. Les acteurs sortaient de scène en multipliant les courbettes. Plusieurs coffrets de bois avaient été déposés à l’ avant de l’ estrade et la foule se pressait pour y déposer des pièces, de menus cadeaux et parfois même de la nourriture. Morgas et les deux Ombres durent prendre leur mal en patience et suivre le mouvement vers la sortie. Aendo n’ était plus nulle part en vue mais Morgas croyait déceler dans le bourdonnement incessant du Sceptre un signe qu’ il était toujours dans les parages.
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HĂŠritages II
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La Mémoire des Ombres
Chapitre 19 Royaume du Cambors, cité de Tamri. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison de la Lumière. Les membres de la troupe s’ étaient installés derrière le théâtre des Merveilles, parquant leurs roulottes dans un large enclos destiné à recevoir les troupes itinérantes. Ils étaient plusieurs à discuter tranquillement en petits groupes et Morgas chercha à repérer le chapeau à plume de paon caractéristique d’ Aendo, ou quel que soit le nom qu’ il utilisait parmi les saltimbanques. Il le repéra aisément mais, en approchant, réalisa que l’ homme qui le portait n’ était pas celui qu’ il recherchait. La troupe comptait une douzaine de personnes et tous les hommes qui la composaient portaient soudain le même couvre-chef, certains poussant même la supercherie jusqu’ à arborer le masque d’ oiseau qui était apparemment l’ apanage de leur chef. Ils ignoraient tous consciencieusement les nouveaux venus, ce qui prouvait clairement qu’ ils avaient reçu des instructions. — Je ne détecte pas sa présence, dit Rel d’ un ton qui ne laissait placer aucun doute sur son dépit. — Il doit être capable de se masquer, répondit Morgas. Les esprits du Sceptre semblaient eux aussi démunis. Aendo s’ était volatilisé et ils étaient incapables de dire où il avait pu disparaître. C’ est alors que le Sceptre se manifesta. Son bourdonnement s’ intensifia et Morgas se sentit distinctement tiré dans une direction précise. — Suivez-moi, dit-il aux deux Ombres avant d’ avancer, obéissant, dans la direction souhaitée par l’ artefact. Il contourna une roulotte et se dirigea vers la stalle à demi ouverte où étaient parqués les chevaux de la troupe. Le Sceptre le mena directement à l’ endroit où se cachait sa proie, nonchalamment allongée sur un tapis de paille, dissimulée aux regards extérieurs par une cloison de bois. Il faisait mine d’ être endormi, son chapeau orné d’ une plume de paon poussé sur ses yeux. — Bonsoir Aendo, dit calmement Morgas. Il pouvait sentir les esprits bouillonner à l’ intérieur de leur prison. Le Sceptre lui-même vibrait tant dans sa main que la sensation était désagréable.
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Héritages II Aendo fit une moue désabusée et souleva le rebord de son chapeau pour adresser un regard interrogatif à Morgas. Puis ses yeux glissèrent sur le Sceptre et il haussa les épaules, l’ air de capituler. — Bon, d’ accord, soupira-t-il en se redressant. Que puis-je pour votre service ? — Nous souhaitons parler, répondit Morgas. Mais l’ autre ne l’ écoutait pas. Son attention était totalement accaparée par le Sceptre, dont le bourdonnement s’ était encore intensifié. Morgas ne percevait rien de ce que l’ artefact émettait en direction d’ Aendo. Les trois esprits étaient également silencieux, comme s’ ils se concentraient pour tenter de comprendre l’ échange muet qui se déroulait devant eux. — Que veux-tu ? demanda soudain Aendo d’ une voix ennuyée. S’ ensuivit un silence, puis il ajouta d’ un air chagrin : — Encore cette vieille rengaine. Mais que veux-tu que j’ y fasse ? Tu n’ as qu’ à te débrouiller. Le Sceptre émit une vive lueur argentée et Morgas le lâcha, la main engourdie tant elle avait subi de vibrations. Pour ce que le mage pouvait en deviner, le ton de la conversation montait et il préférait les laisser régler leurs comptes entre eux. — Je sais qu’ ils sont encore là, dit Aendo, et je suis désolé que ça ne te plaise pas. Je me doute bien qu’ ils sont encombrants. Mais je ne sais pas comment les faire sortir. Ce n’ est pas la peine de me siffler comme tu le fais depuis des semaines. Je ne vais pas accourir à chaque fois pour obéir à tes quatre volontés. Un arc argenté quitta le Sceptre pour toucher le front d’ Aendo. Ce dernier émit une protestation, coupant l’ attaque d’ une main, et recula de quelques pas. — Ce n’ est pas en te comportant comme ça que tu obtiendras quoi que ce soit de moi, s’ indigna-t-il. Je ne peux pas t’ aider. Demande à tes nouveaux amis de le faire. Son regard sombre glissa sur Morgas et les deux Ombres. Il semblait un peu désappointé de se retrouver dans cette situation, mais il paraissait par ailleurs évident que sa désinvolture n’ était pas totalement feinte. Il n’ était pas inquiet du tout, juste ennuyé qu’ on lui demande des comptes. Il accorda davantage d’ intérêt à Morgas qu’ aux Ombres, le détaillant des pieds à la tête. — Ainsi donc voici celui qui a su dénicher le Sceptre, commenta-t-il non sans ironie. Mais tu as été aidé, bien sûr. Zaar n’ est pas très fair-play. — Venant de vous, cette remarque est assez déplacée, répondit Morgas. Il n’ était pas intimidé par la créature qu’ il avait devant lui. Il ne savait pas, au juste, ce qu’ était Aendo, mais il avait suffisamment côtoyé d’ êtres étranges ces dernières décennies pour ne plus s’ émouvoir de grand-chose. Le fait que ce dernier choisisse de se manifester sous une apparence très anodine n’ incitait par ailleurs pas à beaucoup de respect ni de révérence. Aendo haussa les épaules avec un léger sourire. 216
La Mémoire des Ombres — Sans doute, concéda-t-il. Les autres t’ ont parlé de moi, n’ est-ce pas ? J’ ai peur qu’ ils soient un peu rancuniers. — On le serait à moins, rétorqua Morgas. Vous les avez trompés, tués et emprisonnés dans le Sceptre. — Ce n’ est pas moi qui les ai tués, protesta-t-il en replaçant tranquillement son chapeau. Morgas sentait les esprits du Sceptre se bousculer pour prendre le contrôle de son corps. Par chance, ils se gênaient les uns les autres, ce qui lui laissait un peu de répit avant que l’ un d’ eux ne parvienne à prendre l’ ascendant sur ses pairs et ne s’ empare de lui. Il avait des milliers de questions à poser à l’ être qui se trouvait devant lui. Aendo était une énigme qu’ il aurait aimé comprendre. Même pour ses anciens « frères », l’ enfant de Sar était toujours resté mystérieux et insaisissable. Aucun d’ eux n’ avait su voir dans son jeu et résister à ses manigances. Mais la finalité de tout cela laissait Morgas perplexe. Il ne comprenait pas ce qu’ Aendo voulait accomplir, pas plus que sa véritable nature. Il était contrarié que cette discussion ait lieu en présence des Ombres. Il savait, depuis sa dernière discussion avec le démon Azursal, qu’ Aendo était un imposteur et qu’ il n’ agissait aucunement au nom de Sar, le dieu ancien de l’ Innocence. Mais il avait acquis ce savoir en une occasion bien particulière et il ne voulait pas briser la promesse qu’ il avait faite au Premier. — J’ ai tout au plus profité des circonstances, ajouta Aendo. Il jetait des regards en coin au Sceptre, comme s’ il subissait un flot permanent de reproches inaudibles au commun des mortels. Il affichait la mine de quelqu’ un qui endurait patiemment les récriminations d’ un interlocuteur irrationnel. — Mais vous… Morgas s’ interrompit, réalisant que cette conversation ne menait à rien. L’ autre esquivait nonchalamment toutes ses questions. Morgas lui-même n’ était pas le mieux placé pour le questionner sur les événements qui avaient préludé à la création du Sceptre. Il envoya mentalement un message à Sefyrin, la prévenant qu’ il lui permettrait de parler à travers lui à condition qu’ elle contienne ses frères et qu’ elle agisse en douceur. Il perçut son assentiment et sa reconnaissance. — Qui êtes-vous ? demanda-t-il à Aendo, décidant de revenir aux questions essentielles. Comment doit-on vous appeler ? L’ autre eut l’ air surpris par la question. — Aendo, répondit-il avec un demi-sourire. C’ est mon nom, après tout. Je trouve qu’ il me va bien. — Et qu’ êtes-vous ? Morgas remarqua que Rel et Nel, qui se tenaient à l’ écart de la conversation, profitaient de l’ occasion pour étudier attentivement l’ être auquel ils étaient
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Héritages II confrontés. Morgas avait donc tout intérêt à conserver l’ attention d’ Aendo sur lui pendant que les Ombres procédaient à leurs discrètes analyses magiques. — Je suis… un artiste, répondit Aendo. Un acteur. Un saltimbanque. — Un mystificateur ? — Qui peut prétendre être toujours honnête ? s’ amusa-t-il. Tout le monde ment, à un moment ou à un autre, pour servir ses intérêts. C’ est peut-être ce que j’ ai fait il y a longtemps, mais j’ étais loin d’ être le seul menteur de l’ assemblée. Morgas sentit Sefyrin s’ impatienter. Il ne pouvait pas lui en vouloir. Aendo était aussi fuyant qu’ une anguille, répondant à chaque question par une pirouette ou un bon mot. Morgas ne savait trop par quel côté le prendre pour obtenir autre chose que des traits d’ esprit. — Vous prétendiez être au service de Sar, dit-il. C’ est toujours le cas ? Aendo afficha un sourire désinvolte. — Sar est un maître peu exigeant, assura-t-il. Il demande peu. — Voilà qui n’ est guère surprenant, commenta Morgas avec un regard entendu. Aendo le considéra avec une curiosité évidente, mais ne laissa rien paraître de ses sentiments à ce sujet. Il était très difficile de détecter la moindre duplicité en lui. La seule chose qu’ il exprimait ouvertement était son ennui à être ainsi questionné. — Pour quelqu’ un qui se dit au service de Sar, votre pièce de théâtre est très dure avec les dieux anciens, commenta Morgas. — Ah, dit Aendo, mais ce n’ est que du théâtre. Il faut savoir s’ adapter aux goûts du public. Les gens sont de bons petits fidèles, mais ils aiment malgré tout qu’ on égratigne un peu leurs dieux. Quel mal y a-t-il à dédramatiser, de temps en temps ? — Vous attaquez tout le monde… Les dieux anciens, Sith… Et quelle est donc cette troisième force dont vous vous faites le défenseur ? — J’ ai parlé d’ une troisième force ? dit innocemment Aendo. — Il me semble, oui. D’ un côté les représentants de la Pureté, de l’ autre Sith pour l’ Altération. Vous n’ avez pas nommé la troisième force. — Bah, fit Aendo avec désinvolture. Ce n’ est que du théâtre. Toute cette histoire est très fantaisiste, ne me dis pas que tu l’ as prise au sérieux ? — Je crois que ce serait une erreur de négliger vos actes et vos paroles. — Mais je ne suis qu’ un acteur ! s’ amusa-t-il d’ une voix onctueuse. — Vous êtes bien plus que cela. Aendo lui adressa un demi-sourire énigmatique tout en le jaugeant du regard. Morgas pouvait voir qu’ il avait su aiguiser sa curiosité et il en était satisfait. Mais au moment où il espérait avoir enfin une conversation intéressante avec lui, Aendo souffla bruyamment d’ un air fatigué avec un nouveau regard en direction du Sceptre.
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La Mémoire des Ombres — Est-ce qu’ il passe tout son temps à se plaindre comme ça ? questionna-til en désignant l’ artefact. Ça doit être usant. — Il ne me parle pas, répondit Morgas. En fait, il semble que vous soyez le seul pour qui il est intelligible. Mais cela n’ a rien de très surprenant, puisque vous êtes son créateur. Aendo leva les mains en signe de déni. — Je suis certainement celui qui s’ est le moins impliqué dans sa création, protesta-t-il. — Je n’ en crois rien, rétorqua Morgas. Vous n’ avez peut-être pas créé le Dragon, mais vous l’ avez utilisé pour transformer le Sceptre en une chose qui servait vos desseins. — Tu aimes me contredire, dit Aendo d’ un ton boudeur. — Et vous aimez esquiver mes questions. Aendo haussa les épaules. — Je ne suis pas obligé de te répondre, de toute manière, déclara-t-il. Ce qui me fait penser que j’ ai énormément de choses à faire… — Comme finir cette sieste, par exemple ? demanda Morgas, ironique. — Par exemple, confirma Aendo avec naturel. Notre discussion était très intéressante, mais je vais devoir te laisser avec tes Ombres et ton bâton. Je vous souhaite bon vent à tous. — Je crois que Sefyrin veut vous parler. Aendo afficha une mine ennuyée. Morgas ne lui laissa pas le temps de trouver une échappatoire. Il ouvrit son esprit à l’ enfant de Nar et la sentit prendre doucement possession de son corps. Il demeurait parfaitement conscient de ses faits et gestes, ce qui était un soulagement. Lorsqu’ elle agissait ainsi, cette étrange fusion n’ était pas sans générer un certain plaisir sensuel en lui. Il l’ accueillit cette fois sans embarras, négligeant volontairement les sentiments d’ Icapeus à ce sujet. Aendo sembla immédiatement percevoir le changement qui s’ était opéré en Morgas. Le regard qu’ il posait sur lui n’ était plus ni moqueur, ni désinvolte. Il recelait une tristesse nettement perceptible. Sefyrin ne perdit pas de temps. — Pourquoi, Aendo ? demanda-t-elle par la bouche de Morgas. Pendant tout ce temps, c’ est la question qui m’ a hantée. Je peux comprendre ce qui nous a poussés à commettre tant d’ erreurs, mais je n’ ai jamais compris tes intérêts dans ce drame. — Ah, ma chère Sefyrin, je l’ ai fait sans plaisir, de cela tu peux être certaine, répondit-il gravement. Je vous aimais bien, tous. S’ il y avait eu un autre moyen, je l’ aurais volontiers utilisé. — Un autre moyen pour aboutir à quoi ? — Je veux que les humains soient forts, répondit-il. Et ils le sont, grâce à vous. Ils ont survécu à l’ ère Élémentaire en grande partie parce qu’ ils possédaient
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Héritages II ce don immense que vous leur avez fait. Votre Sceptre leur a accordé des pouvoirs psychiques sans aucun équivalent dans ce monde… et les autres. — Mais si ton objectif était de protéger les humains, pourquoi ne nous en as-tu pas parlé ? C’ est également ce que nous voulions. Nous aurions pu agir ensemble. — Vous n’ auriez pas pu empêcher la Vague élémentaire, déclara-t-il. — Alors tu as préféré t’ allier à Sith ? Il rit, très spontanément, à cette question. — Je ne me suis pas allié à Sith, la contredit-il. L’ Altération n’ est pas ma tasse de thé. Je laisse ça à Aros. Pauvre Aros. — Et pourtant tu savais très précisément quand elle arriverait, insista Sefyrin. Tu nous as tous bien manipulés pour que les choses se fassent à ton heure. Tu as envoyé Icapeus à Talmen. Tu nous as tous fait attendre pour que le rituel débute au moment que tu avais choisi. Tu savais ce qui allait se passer. — Certaines choses sont écrites, dit-il. Elles doivent se passer. Je me suis montré, à ce sujet comme pour bien d’ autres, tout simplement opportuniste. — Est-ce Sar qui te demande de faire ces choses ? Il se contenta de hausser les épaules de manière évasive. — Tu nous as envoyés à la mort sans état d’ âme, insista-t-elle. Tu nous as menti, tu nous as trahis, tu nous as enfermés dans une prison qui nous rend fous… — Je n’ étais pas le seul à mentir, répondit-il avec, pour la première fois, une manifestation d’ humeur. Tu m’ accuses de vous avoir tous trahis. Soit, c’ est vrai. Mais je n’ étais pas le seul. Vous passiez votre temps à vous mentir les uns aux autres. — Tu ne peux pas comparer de triviales cachotteries à… — Triviales ? releva-t-il. Qualifierais-tu de trivial le fait qu’ Aros se soit tourné du côté de Sith bien avant que Baar ne le découvre ? Il assistait à tous nos petits conseils comme un bon agent de la Pureté. Il était en contact avec son ancien mentor depuis très longtemps. Un agent de l’ Altération au beau milieu de votre pure assemblée. Et quand il l’ a proposé, la moitié d’ entre vous s’ est ruée sur l’ occasion de se rebeller contre vos dieux tutélaires. — Je savais que c’ était une erreur et j’ étais contre. — Mais tu as suivi les autres, Sefyrin, rétorqua Aendo sans douceur. Cela ne t’ exonère en rien de tes responsabilités. Au contraire, ma sœur, tu aurais dû refuser catégoriquement. Au lieu de quoi tu t’ es laissé convaincre par les douces paroles d’ Acamal. — Je connais mes propres erreurs, dit-elle froidement. — Et puisqu’ on y est, parlons d’ Acamal. Notre cher Empereur Blanc. Qu’ il ait eu envie de s’ éloigner de Daar n’ a rien de surprenant, mais tout de même… Vous cacher, à un moment critique, le fait qu’ Aros avait tourné casaque… Utiliser sciemment son artefact marqué par l’ Altération dans le rituel… Aller jusqu’ à prétendre que la punition d’ Aros était injuste… Tsss, tsss, c’ est mal. 220
La Mémoire des Ombres Aendo n’ avait plus rien d’ un saltimbanque désinvolte alors qu’ il s’ échauffait. Au contraire de Morgas, Sefyrin avait très bien su le forcer à sortir de sa réserve. — Et qui nous manque-t-il dans ce charmant tableau ? Le bel Aestyr, sensible aux arguments d’ Aros, pas encore vraiment acquis à la cause de l’ Altération mais oscillant sur le fil du rasoir. Pourquoi tant d’ hésitations ? Un peu de lâcheté, peut-être ? Qu’ il est doux de se laisser corrompre tout en feignant l’ innocence. Il s’ interrompit pour faire un petit signe de la main au Sceptre, comme s’ il pouvait percevoir Aestyr qui rageait en son sein. — Et j’ ai gardé le meilleur pour la fin. Icapeus. Impossible à faire plier par de savants arguments. Au fond, peut-être était-il le plus sensé d’ entre vous. Ou le plus obtus, allez savoir. Icapeus rongé par la peur après avoir vu Baar maltraiter ce pauvre Acamal. — C’ est toi qui l’ as envoyé à Talmen. Comment pouvais-tu savoir ce qui allait se passer, et quand ? Tu as orchestré tout cela, accusa Sefyrin. — Je n’ ai pas poussé Aros du côté de l’ Altération. Il a fait le chemin tout seul comme un grand. Tous autant que vous étiez, vous aviez vos petites raisons égoïstes de vouloir accomplir ce rituel. Le joli baratin d’ Aros et d’ Acamal sur la nécessité de protéger vos peuples des guerres divines, bla, bla, bla. De la poudre aux yeux. Moi, je voulais les sauver. — Oh, par pitié, ne te présente pas en héros sauveur de l’ humanité, dit Sefyrin d’ une voix cinglante. Morgas pouvait ressentir physiquement sa colère et son ressentiment. — Ah, mais s’ ils ont survécu, c’ est grâce à moi, rétorqua-t-il. Il fallait faire des sacrifices pour y parvenir. Vous étiez ce sacrifice. Vous vouliez sauver les humains. Au fond, vous avez malgré tout atteint votre objectif. — Tu es écœurant. Le peuple de la Lune a été anéanti. Heureusement qu’ Acamal n’ est plus là pour entendre cela. — Je n’ ai pas de regrets, Sefyrin, dit-il. Je devais faire ce que j’ ai fait. — Et tu le paieras, Aendo, dit-elle d’ une voix étrange. Cela, je te le promets. Il inclina la tête, comme s’ il acceptait un défi. — Je comprends que tu m’ en veuilles, dit-il. Mais tu devrais plutôt te concentrer sur un moyen de sortir de ce Sceptre. À moins que tu ne souhaites pas quitter ta relation fusionnelle avec Icapeus. Morgas perçut en provenance de Sefyrin un mélange de sentiments contradictoires ; colère à l’ énoncé brutal de sa relation avec l’ enfant de Llar, affection pour ce dernier et un embarras face à son désir d’ échapper à son emprise. — Ma relation avec Icapeus ne te concerne pas, dit-elle froidement. — Il devrait me remercier, dit Aendo avec son demi-sourire habituel. Si vous ne vous étiez pas retrouvés emprisonnés, jamais il n’ aurait su à quel point tu tenais à lui. Ceci dit, je me mets à ta place, Sefyrin… L’ idée de vivre à la manière des Doriens… Il fit mine de frissonner d’ horreur. 221
Héritages II — Vraiment, dit-elle, acide, tu rends service à tout le monde, Aendo, je ne comprends pas pourquoi nous t’ en voulons autant. — Je suis heureux de te l’ entendre dire, acquiesça-t-il le plus sérieusement du monde, comme s’ il n’ avait pas perçu la profonde ironie des paroles de Sefyrin. Morgas la sentit desserrer son étreinte sur lui, comme si elle avait senti qu’ elle ne pourrait rien tirer de plus d’ Aendo. Elle était impuissante face à lui dans l’ immédiat, aussi préférait-elle prendre son mal en patience tant qu’ elle n’ était pas libérée. Sa rancœur était toujours forte, mais Morgas percevait également son trouble à propos des quelques informations nouvelles qu’ elle avait pu tirer de son ancien frère. Le mage ferma les yeux pour reprendre ses esprits. Quand il les rouvrit, Aendo le regardait avec espoir. — Bien, dit-il d’ un ton enjoué. Je crois comprendre que cette agréable conversation est terminée. Nous sommes donc d’ accord. Je ne peux rien faire pour libérer mes frères et sœur mais toi, Morgas, tu vas trouver un moyen de les aider. — Pourquoi serait-ce à moi de le faire ? N’ est-ce pas vous qui les y avez enfermés ? — C’ est l’ accord que tu as passé avec le Sceptre et il a l’ air de beaucoup y tenir. On dirait qu’ il t’ aime bien. — Il faut plus que de basses flatteries pour me convaincre. — Ah bon ? fit Aendo d’ un air dépité. Tant pis. Quoi qu’ il en soit, nous allons pouvoir reprendre notre chemin, chacun de notre côté, n’ est-ce pas ? Il faisait déjà mine de s’ éloigner lorsque le Sceptre expulsa un tentacule de lumière argentée qui vint le frapper au milieu du dos. Morgas s’ attendait à ce que l’ autre repousse l’ attaque sans dommage, comme il l’ avait fait plus tôt. Au lieu de cela, il s’ immobilisa, un rictus d’ effort sur le visage. Aendo tenta de se défaire de cette emprise mais, contre toute attente, le Sceptre semblait plus fort que lui. Lentement, pas à pas, il le força à reculer. Aendo lui-même semblait surpris par la puissance de cette attaque. Surpris et contrarié. Il se retourna finalement face à l’ artefact et trouva la force de rompre le lien argenté qui les reliait au prix d’ une intense concentration. Il semblait bien que l’ enfant de Sar avait des difficultés à contrôler sa propre création. Bien qu’ elle ait quitté son esprit, Morgas pouvait sentir l’ intérêt de Sefyrin face à ce revers inattendu, comme s’ il avait gardé un faible lien mental avec elle. — Mais je t’ ai dit que je n’ y pouvais rien ! protesta Aendo en direction du Sceptre. Non, je ne te suivrai pas. Je ne peux pas t’ aider. Je n’ ai pas à t’ obéir et tu n’ as pas le droit de me contraindre ! Le Sceptre émit une brève explosion de lumière argentée, comme une protestation. Puis Aendo réajusta son chapeau d’ un air outré et s’ éloigna à grands pas. L’ artefact le laissa faire. — Et maintenant ? demanda Nel. L’ Ombre semblait un peu déçue. 222
La Mémoire des Ombres — On retourne à l’ auberge, dit Morgas en s’ emparant du Sceptre, non sans une légère hésitation. Mais l’ artefact demeura inerte et passif sous sa main. — On le laisse partir comme ça ? — Je doute que nous ayons les moyens de le retenir. Le Sceptre en a visiblement la capacité, mais il semble avoir décidé de le laisser s’ éloigner. Pour l’ instant. Il ne m’ étonnerait guère que nous le retrouvions sur notre route plus tard. Qu’ avez-vous perçu en lui ? Les deux Ombres échangèrent un regard. — Pas grand-chose, dit lentement Rel, comme s’ il répugnait à avouer son impuissance. La plupart du temps, il était comme un humain normal. Parfois, quelque chose de sa nature semi-divine se manifestait. Il se camoufle très habilement. La nuit commençait à tomber. Ils rejoignirent leur auberge en silence, chacun plongé dans ses pensées.
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HĂŠritages II
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La Mémoire des Ombres
Chapitre 20 Royaume du Cambors. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison de la Lumière. Rel avait du mal à se concentrer et à trouver la sérénité. Tout était pourtant calme autour de lui, mais il n’ était pas accoutumé à méditer en plein air. Nel, assis à côté de lui, ne semblait pas avoir les mêmes problèmes. Il était détendu, les yeux fermés et en plein repos. Parfois, Rel se demandait si son frère n’ était pas plus adapté que lui au voyage qu’ ils avaient entrepris. Malgré toutes ses maladresses, Nel se montrait étonnamment adaptable au monde des humains. Rien ne le rebutait et il éprouvait une curiosité presque maladive pour toutes leurs manières de vivre, aussi répugnantes soient-elles. Rel aurait volontiers conservé une saine distance entre les humains et lui mais son frère l’ entendait d’ une autre oreille. Le jour commençait à poindre et Morgas était toujours dans sa tente, sans doute emmitouflé dans quatre épaisseurs de couvertures. La saison de la Lumière approchant de sa fin, le temps se faisait de plus en plus clément, une chose qui semblait totalement échapper à l’ humain. Morgas, habitué aux chaleurs torrides du plan démoniaque d’ Ixos, persistait à se couvrir comme s’ il gelait à pierre fendre. Au moins n’ était-il pas malade, songea Rel en réprimant un soupir. Il mettait déjà suffisamment de mauvaise volonté à avancer rapidement sans avoir à y ajouter de réels problèmes pratiques. Si cela n’ avait tenu qu’ à Rel, il serait déjà arrivé avec son frère à Édarr pour enquêter sur une éventuelle présence du Néant. Peut-être faisaient-ils une erreur en suivant ainsi Morgas. Rel ne cessait de penser qu’ ils perdaient un temps précieux alors que le Néant avançait. Mais il ne pouvait se résoudre à laisser l’ humain se promener seul avec le Sceptre. Le jour viendrait où El lui demanderait des comptes et il ne voulait pas avoir à expliquer comment il avait laissé échapper l’ artefact à son contrôle. Il pressentait par ailleurs confusément que Morgas avait son rôle à jouer dans cette histoire. Il était celui qui leur avait apporté la prophétie et, bien que Rel rechigne à l’ admettre au vu de son passé trouble, il se comportait effectivement en fidèle de Nar. Au fur et à mesure que le temps passait, Rel devait reconnaître qu’ il commençait à apprécier l’ humain malgré ses nombreux défauts de caractère.
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Héritages II En bien ou en mal, il était condamné à continuer ce voyage tel qu’ il l’ avait commencé. À côté de lui, Nel s’ agita, comme si quelque chose dérangeait sa méditation. Ils étaient tous deux installés sous un auvent de toile. Ils n’ aimaient pas les tentes fermées utilisées par les humains, qui leur donnaient un sentiment d’ étouffement. Ils avaient trouvé un endroit calme pour s’ installer, au bord d’ un petit lac et sous de grands arbres aux larges feuilles. Ils s’ étaient éloignés de la route, cherchant un lieu isolé où les Ombres pourraient méditer sans être dérangées par d’ intempestives présences humaines. La concentration de soldats s’ intensifiait au fur et à mesure qu’ ils se rapprochaient du front des armées alliées et leur compagnie n’ était pas des plus agréables. Nel ouvrit soudain les yeux, une expression inquiète sur son visage d’ ordinaire serein. — Que se passe-t-il ? demanda Rel. — Tu ne le sens pas ? Il y a quelque chose… quelque chose qui passe près de nous… Il se leva, le nez en l’ air comme s’ il humait une odeur désagréable. Rel l’ imita, se concentrant rapidement. Nel avait raison. Les effluves corrompus étaient si forts qu’ il se demanda comment il avait pu les manquer. Quelque chose se déplaçait non loin d’ eux en utilisant des canaux magiques qui provoquaient une étrange impression en lui. Comme si le simple fait de les ressentir était douloureux. — Qu’ est-ce que c’ est ? souffla Rel avec effort. — Je crois que c’ est ce que nous sommes venus chercher, répondit Nel avec plus de calme. Il y a comme… des couloirs. Des couloirs de Néant. Et j’ ai l’ impression que des gens se déplacent à l’ intérieur. Rel chercha ce que son frère percevait, mais ses sensations étaient plus floues que celles de Nel, comme s’ il était engourdi. — Il y en a un qui passe tout près de nous, dit Nel. Je vais l’ intercepter. — Attends… commença Rel. Mais son frère ne l’ écouta pas. Il tissa rapidement une sorte de bouclier d’ Essence pure et le plaça de manière à couper l’ un des couloirs sombres que Rel distinguait vaguement. L’ effet fut spectaculaire. L’ instant d’ avant, rien de tangible ne troublait la sérénité des lieux. Soudain apparurent devant eux plusieurs humains vêtus de noir, leurs visages dissimulés derrière des voiles sombres. Ils étaient près d’ une dizaine, les armes à la main, et Rel demeura un instant figé face à cette apparition. Tout autour d’ eux flottaient des effluves dérangeants qui semblaient échapper au regard, comme s’ ils déviaient toute tentative de compréhension. Malgré leurs visages masqués, Rel put déceler leur surprise à se retrouver ainsi expulsés de leur route. Mais ils reprirent très rapidement leurs esprits. — Des Ombres ! cria l’ un d’ eux d’ un ton à la fois stupéfait et rageur. 226
La Mémoire des Ombres Sans plus attendre, deux des hommes se jetèrent sur lui, un poignard étincelant dans chaque main. Rel eut à peine le temps de modeler une vague protection avant qu’ ils ne soient sur lui. Leurs attaques ne portèrent pas, mais ils étaient très proches et menaçaient de le prendre en tenaille s’ il ne réagissait pas très vite. Maugréant des imprécations, Rel tenta de se fondre dans les flux magiques environnants pour prendre du recul, mais les effluves de Néant étaient omniprésents et tout en lui rechignait à les toucher. Du coin de l’ œil, il vit que Nel demeurait bouche bée devant leurs assaillants, comme paralysé par la soudaineté de leur apparition et de leur attaque. Il n’ avait sans doute pas imaginé qu’ ils pourraient être aussi nombreux et agressifs. Parfois, sa candeur confinait à la stupidité. Rel parvint à faire quelques pas en arrière tout en repoussant ses agresseurs d’ une pression magique. En temps normal, il aurait pu disposer de ces malandrins sans grande difficulté, mais il était perturbé par la présence de l’ Élément Néant autour de lui. Il devait se reprendre, et sans tarder. — Morgas ! cria-t-il, espérant que l’ humain saurait réagir vite. Parfois, faire lever le mage requérait de longs et pénibles efforts. Mais Rel avait d’ autres problèmes plus immédiats. Ayant mis un peu d’ espace entre ses assaillants et lui, il se sentait déjà plus à l’ aise pour les contenir. D’ autres hommes avaient néanmoins rejoint les deux premiers, le groupe se divisant pour attaquer les deux Ombres. Aucun d’ eux ne semblait avoir compris qu’ une troisième personne se trouvait dans la tente fermée. Rel vit avec surprise et soulagement que son frère avait malgré tout réussi à éviter la première attaque, quoique d’ une manière peu orthodoxe. Pris de court face à ses agresseurs, Nel s’ était tout simplement aplati au sol pour esquiver leurs coups. Comment il allait ensuite se sortir de ce mauvais pas, Rel n’ en avait malheureusement aucune idée. Il ne restait plus à Rel qu’ à se débarrasser le plus rapidement de ses assaillants pour aller aider son frère. Il inspira profondément et modela des lances d’ énergie qu’ il envoya sur les hommes. Les deux premiers trébuchèrent et tombèrent au sol avec des cris sourds. Il dut intercepter en hâte le poignard que l’ un des autres avait lancé dans sa direction. — Ne le laissez pas lancer ses sorts ! aboya un des hommes. — Un peu tard, rétorqua Rel en le saisissant d’ une poigne magique pour l’ envoyer percuter ses camarades. De son côté, Nel était toujours au sol mais indemne, protégé par un bouclier qu’ il avait su construire en hâte autour de lui. Quatre hommes se pressaient autour de sa petite forme, tentant vainement de l’ atteindre. Enfin, les pans de la tente de Morgas commencèrent à bouger. Rel n’ en avait pas fini avec ses adversaires. L’ un des deux qu’ il pensait avoir abattus se redressa et lança à son tour un poignard dans sa direction. L’ Ombre fit de son mieux pour l’ esquiver et le sentit érafler son épaule. Blessure mineure, pen227
Héritages II sa-t-il immédiatement, négligeant de vérifier visuellement son analyse. La souffrance était légère et, s’ il était contrarié d’ avoir été blessé, cela ne fit que renforcer sa colère et sa détermination. Il repoussa d’ une brusque explosion magique les hommes qui se pressaient autour de lui. Du coin de l’ œil, il perçut un rapide trait de lumière dorée et le chuintement caractéristique des glyphes de Morgas. L’ humain émergeait à peine de sa tente, échevelé et le visage fermé. Il cracha un mot en langue démoniaque, sans nul doute un juron, et multiplia les attaques contre les hommes qui s’ acharnaient sur le bouclier de Nel. La moitié des humains étaient à terre et le combat promettait de se terminer rapidement lorsque d’ autres hommes apparurent brusquement autour d’ eux. Ils étaient nombreux, plus encore que le premier groupe qu’ ils avaient intercepté, et se répartirent rapidement et efficacement contre les trois mages. Par chance, l’ intervention de Morgas avait donné du temps à Nel pour se reprendre et il avait pu se relever. Il modelait à présent avec une grande concentration, chantonnant tout en décimant les hommes qui tentaient de l’ abattre. Rel reporta son attention sur ses propres adversaires. À trop regarder ce qui se passait autour de lui, il les avait laissé s’ approcher dangereusement. Il les repoussa cependant sans trop de difficultés, taillant dans les chairs, faisant de son mieux pour ignorer les odieuses bouffées de Néant qui lui parvenaient de partout. Tous ces hommes étaient masqués et vêtus de noir, indissociables les uns des autres. Tous, sauf un qui se tenait légèrement à l’ écart des combats et observait la bataille. Rel ne pouvait pas non plus distinguer son visage mais, à la différence des autres, cet homme portait un masque élaboré de cuir noir. Le masque épousait étroitement le haut de son visage et culminait au-dessus de son front en des formes torturées, étranges cornes asymétriques. Sa partie inférieure était composée de longues franges noires décorées de perles d’ argent. Rel se permit un sourire. Si cet homme était leur chef, il devait le prendre vivant. Bientôt, il pourrait s’ occuper de lui, car ses sbires commençaient à fatiguer. Tout nombreux qu’ ils soient, ils n’ étaient pas de taille face à deux Ombres et un mage humain de la puissance de Morgas. Soudain, l’ homme au masque fit un pas en avant… et disparut. Laissant derrière lui une tache résiduelle de Néant, comme un vide insoutenable que le regard ne pouvait fixer. Rel grimaça, clignant machinalement des yeux pour les soulager de cette vision. La douleur lui arracha un cri. En une fraction de seconde, il comprit que l’ attaque imprévue provenait de l’ homme au masque, qui avait marché dans le Néant pour venir se placer juste derrière lui et le poignarder dans le dos. Rel eut l’ impression que tout ralentissait autour de lui. La souffrance était insoutenable, dévorante. Il se sentit s’ affaisser à genoux et vit comme dans un rêve les humains disparaître les uns après les autres à la suite de leur chef, fuyant le
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La Mémoire des Ombres champ de bataille alors que Nel et Morgas redoublaient d’ effort pour les abattre, visiblement conscients que Rel avait été blessé. Quand il n’ y eut plus que des assaillants inertes parmi eux, ils se précipitèrent à ses côtés et s’ agenouillèrent pour le soutenir et lui venir en aide. Mais Rel ne pouvait répondre à leurs questions. Quelque chose le dévorait de l’ intérieur et il savait au plus profond de lui ce qui venait de lui arriver. Il ne pouvait l’ envisager qu’ avec une franche et totale terreur et cela, plus encore que la douleur, le privait de tous ses moyens. — Il l’ a poignardé, disait Nel en se tordant les mains. J’ ai vu la lame et… et… — Nous devons voir la blessure, dit Morgas. Il était bien plus en contrôle que Nel, mais il n’ avait pas encore compris ce qui venait de se passer. Rel pouvait lire dans les yeux de son frère qu’ il savait. Il partageait toute l’ horreur de la situation et se retrouvait lui aussi paralysé face au risque que courait Rel. La lame qui l’ avait frappé était touchée par le Néant. Il sentait la corruption de cet Élément au plus profond de lui, faisant déjà son œuvre. Il l’ imaginait déjà prenant possession de tout son être et il devait se retenir de hurler à cette perspective. Cela était pire que tout, pire que la mort, pire que la souffrance insoutenable qui étreignait son corps. Ignorant les protestations de Nel, Morgas entreprit de dénuder Rel pour voir la blessure. Ce dernier se laissa faire, incapable de réagir. Le traitement que lui infligeait le mage humain lui était indifférent. La seule chose qui comptait était la graine qui venait d’ être plantée en lui et qu’ il ne savait comment déloger. Involontairement, Rel poussa un nouveau cri lorsque Morgas palpa avec précaution sa blessure. Nel tournait nerveusement autour d’ eux, impuissant et désolé. — La plaie est très étrange, dit sombrement Morgas. Elle sent… le Néant. L’ autre à l’ épaule est bénigne, mais il faut que nous nous occupions de celle du dos. — Le Néant, gémit Nel pour toute réponse. — Nous devons faire quelque chose, insista Morgas. Il… Il se disperse, regarde ! Rel en aurait ri s’ il n’ avait pas été aussi bouleversé et meurtri. Il savait ce que voyait Morgas. Sa substance interne en train de s’ échapper de sa blessure, comme l’ aurait fait du sang pour un humain. Il n’ était pas habitué à ce genre de manifestation et ne comprenait pas que c’ était là le cadet des soucis de Rel. — Nel, j’ ai besoin que tu m’ aides ! s’ énerva finalement Morgas en se saisissant du bras de l’ Ombre pour le secouer. — Il faut… Il faut… dit Nel, hoquetant sous l’ émotion. Il ne faut pas fermer la plaie. Pas encore. — Mais… commença Morgas. — On va l’ allonger. Sous l’ auvent. 229
Héritages II Morgas cessa de discuter et ils le déplacèrent avec précaution. La souffrance était toujours intense mais Rel l’ accueillait avec une sorte de soulagement. Il avait très peur de la sentir diminuer, ce qui ne pourrait que signifier qu’ il commençait à s’ accoutumer à la présence de l’ Élément en lui. Une fois qu’ il fut allongé sur le ventre, le dos exposé, Nel se remit à s’ agiter autour de lui. — Nel, dit fermement Morgas. Tu ne dois pas céder à la panique. Ton frère est blessé, mais nous pouvons certainement faire quelque chose pour le soigner. Je ne connais rien à la physiologie des Ombres. J’ ai besoin de toi pour prendre les choses en main. Rel sourit malgré lui. Qui aurait pu croire que l’ humain mettrait tant de ferveur à lui venir en aide ? Rel avait une fois tenté de le tuer. Cela paraissait si proche pour l’ Ombre, mais quarante cycles étaient un temps très long pour un humain, même pour quelqu’ un comme Morgas, que le temps semblait effleurer. Une alliance de fortune était une chose, mais Rel était surpris d’ entendre une véritable inquiétude dans la voix du mage humain. — Tu ne comprends pas la situation, Morgas, répondit Nel, les mains serrées devant lui. C’ est plus grave que ça en a l’ air. — Alors explique-moi ! s’ énerva Morgas. Sous ses paupières mi-closes, Rel vit son frère hésiter, puis faire un geste qui se voulait discret dans sa direction. — Pas devant lui, chuchota-t-il. L’ humain poussa un soupir agacé, mais acquiesça malgré tout. Il sembla hésiter un moment, son regard posé sur la plaie, puis se leva pour rejoindre Nel un peu à l’ écart. Rel les entendait toujours très bien et il faisait tout son possible pour suivre leur conversation. Il ne devait pas se laisser submerger par la douleur et l’ horreur de la situation. Tout ce qui pouvait lui permettre de s’ accrocher à sa lucidité était le bienvenu. Nel continuait à danser d’ un pied sur l’ autre, la tête levée pour regarder Morgas, qui était bien plus grand que lui. — Ce n’ est pas une blessure ordinaire, dit-il en jetant un regard à son frère étendu. — J’ avais remarqué, merci, dit Morgas. Il a été blessé par le Néant, c’ est ça ? Nel acquiesça en hochant vigoureusement la tête. — Il doit bien y avoir un moyen de le soigner. La plaie a une teinte noire très inquiétante. Tu peux faire quelque chose, un rituel peut-être ? — Je vais tenter un rituel. Le problème est que j’ ai besoin d’ un peu de temps pour le préparer. — Tu penses qu’ il ne tiendra pas jusque-là ? — Ce n’ est pas le problème, dit Nel d’ une voix hésitante. Sa vie n’ est pas en danger. Rel sentit la perplexité du mage humain. 230
La Mémoire des Ombres — Alors quoi ? dit-il. Prends le temps qu’ il te faut pour préparer ton rituel. Je t’ assisterai si je le peux. — Il faut que j’ agisse le plus vite possible. Je ne dois pas laisser au Néant le temps de se propager. Je vois que tu ne comprends pas, Morgas. Et c’ est normal. Nous autres Ombres, nous ne réagissons pas comme les humains à ce genre de blessure. Rel a été poignardé par une lame de Néant. Pour un humain, cela serait extrêmement dangereux, comme un poison qu’ il faudrait purger. Cela pourrait le mener à la mort. Mais pour une Ombre, les choses sont différentes. — Que risque-t-il, alors ? demanda Morgas. D’ être teinté ? Nel poussa un profond soupir. — En quelque sorte, dit-il, comme avec regret. — Comme… ces humains qui sont un peu modifiés par leur proximité avec un Élément ? Il m’ est arrivé d’ en voir dans le Sextant du Feu. — Les humains dont tu parles sont teintés parce que génération après génération, ils ont vécu dans des endroits corrompus, par exemple à proximité d’ un node élémentarisé. Ils changent petit à petit, ils prennent d’ infimes caractéristiques de cet Élément mais, au fond, ils demeurent des humains malgré tout. — Et ça ne serait pas le cas de Rel ? Nel secoua la tête en se mordant la lèvre inférieure. — Les Ombres sont beaucoup plus sensibles que vous aux Éléments. Après une attaque comme celle-là, Rel pourrait devenir… un élémentaire. Morgas le fixa avec stupéfaction. Rel ferma les yeux. Cette éventualité était trop affreuse pour qu’ il puisse l’ accepter. Il avait immédiatement compris ce à quoi il était exposé mais l’ entendre de vive voix était un déchirement de plus. — Tu veux dire qu’ il va se transformer en élémentaire de Néant ? — Nous allons tout faire pour le soigner, assura Nel. Je vais préparer dès maintenant le rituel et je te demanderai de m’ aider. Je vais faire le plus vite possible. Plus nous le purgerons tôt, moins le Néant aura de chances de s’ infiltrer profondément en lui. — Combien de temps te faut-il ? — Je vais essayer de me préparer en moins d’ une heure. Je ne suis pas un soigneur et je n’ ai jamais eu l’ occasion de faire ce genre de chose, ajouta-t-il, sur la défensive comme si Morgas lui lançait un regard noir. Si je veux faire quelque chose d’ efficace, je dois absolument le préparer correctement. — D’ accord, dit Morgas. Il n’ avait de toute manière aucun choix en la matière, Nel étant le seul à pouvoir concevoir un rituel à même d’ aider Rel. L’ Ombre blessé ouvrit les yeux en entendant des bruits de pas. Il vit Morgas s’ accroupir à côté de lui et le considérer avec une expression étrange, inquiète. Il était à moitié vêtu mais ne semblait pour une fois pas souffrir du froid. Il grattait pensivement sa barbe naissante, qu’ il prenait habituellement soin de raser avec une grande application tous les matins. 231
Héritages II — J’ ai entendu ce qu’ il t’ a dit, souffla Rel. Il était mécontent d’ entendre la faiblesse de sa propre voix. — Nel va mettre au point un rituel pour te soigner. — Épargne-moi les discours lénifiants, rétorqua sèchement Rel, satisfait de trouver la force d’ une telle répartie. Je sais ce que je risque. Mon frère est puissant, mais je ne suis pas sûr qu’ il puisse me purger totalement. — Je vais l’ aider, dit tranquillement Morgas. Avec le Sceptre. Il ne laissait plus rien paraître de ses sentiments et Rel lui en fut reconnaissant. Il ne voulait pas recevoir sa pitié. — Nous verrons bien, dit Rel. Quoi qu’ il en soit, si le rituel devait échouer, j’ attends de toi que tu saches prendre les bonnes décisions. — C’ est-à-dire ? demanda prudemment Morgas. — Nel ne se résoudra jamais à cela, je le sais. Mais si le Néant prend racine en moi, il faudra me tuer. Morgas ne dit rien, ne réagit pas. Comme s’ il avait prévu cette requête avant même que Rel ne la formule. Peut-être commençait-il à bien le connaître, après tout. — Tu préfères mourir que d’ être transformé ? demanda-t-il finalement d’ une voix neutre. — Si je suis submergé par le Néant, je perdrai mon identité. Je suis un prêtre de Nar. Mon âme lui est dévouée. Je ne veux pas qu’ elle se perde ainsi. Autant qu’ elle parte dans son royaume tant qu’ elle le peut encore. Morgas hocha lentement la tête. — Je comprends, dit-il simplement. Rel prit cela pour un accord et cela lui suffit. Il ferma à nouveau les yeux et se concentra sur ses prières. Nar pouvait lui apporter la force de résister à la chose qui tentait de prendre possession de lui. L’ Ombre sentit à peine lorsque l’ humain posa un linge sur sa plaie pour en endiguer le suintement. Il n’ aurait su dire combien de temps avait passé lorsque Nel s’ approcha à nouveau. Il l’ entendit mener un bref conciliabule avec Morgas mais n’ en saisit pas le sens. Ils étaient plus éloignés que lors de leur première discussion. Il perçut à un moment le nom de Sefyrin et se demanda si l’ ancienne élue de Nar souhaitait participer au rituel de soin. Puis ils revinrent vers lui. Sans un mot, Morgas s’ agenouilla à côté de sa tête. Rel distinguait dans son champ de vision le sommet du Sceptre, que le mage tenait appuyé au sol. En un geste doux, Morgas posa sa main sur le sommet du crâne de Rel. Ce contact fit tressaillir ce dernier. La proximité physique était une chose peu commune chez les Ombres et cet attouchement avait, malgré les circonstances, quelque chose de très intime et de très dérangeant. Il faillit protester mais il se retint, sachant que Morgas agissait sans doute ainsi sur les recommandations de son frère. S’ il fallait subir cette indignité pour avoir une chance d’ être purgé, il l’ endurerait. 232
La Mémoire des Ombres Nel entama le rituel et Rel se sentit immédiatement enveloppé dans une agréable torpeur. Son frère tissait l’ Essence autour de lui et la sensation de pureté et de fraîcheur était délicieuse après tant de souffrances. Il crut très rapidement flotter dans une gangue de magie. Peut-être était-ce le cas mais il ne pouvait ouvrir les yeux pour le vérifier. Il était écrasé par une fatigue si intense qu’ il avait du mal à aligner deux pensées cohérentes. Il flottait depuis une éternité dans cet océan reposant lorsqu’ une douleur abominable lui déchira le dos. Il voulut s’ arc-bouter et se débattre mais quelque chose lui appuyait fermement sur la tête et il fut incapable de le déloger. Il cria et cria encore alors qu’ on fouillait à l’ intérieur de son être, extirpant, coupant, déchirant, arrachant des parties de lui, au plus profond de ses barrières protectrices. Ah, comme il haïssait ce corps solide, soumis aux contingences matérielles. Il n’ avait de cesse que de s’ élever à un autre niveau et retrouver un état de grâce depuis longtemps évanoui. L’ agonie lui parut s’ étirer à l’ infini, jusqu’ à ce que quelque chose finisse par se briser en lui. Ce n’ est qu’ alors qu’ il sombra enfin dans une transe sans rêve. Rel mit de longues minutes à réaliser où il se trouvait. Dans la tente de Morgas, allongé sous des couvertures. Sa première pensée fut de se dire qu’ il expérimentait là une chose très familière pour les humains et il s’ en voulut immédiatement d’ avoir eu une réaction aussi triviale. Puis il se souvint des derniers événements et ferma les yeux avec un soupir. Il ne souffrait plus. Il remua avec précaution et constata que son dos était engourdi et effectivement libéré de toute douleur. Devait-il y voir un bon signe ? Il n’ aurait pas cru Nel capable de le soigner à lui seul. Se retournant, il découvrit son frère à ses côtés, à moitié avachi dans un coin de la petite tente. La manière dont sa tête oscillait doucement indiquait qu’ il était en profonde méditation et Rel comprit pourquoi il s’ était réveillé. Nel avait dû passer tout ce temps à le maintenir dans une transe magique. Épuisé, il avait finalement glissé dans une méditation réparatrice, libérant Rel de son influence apaisante. Rel ferma les yeux, cherchant au plus profond de lui. Était-il débarrassé du Néant qu’ on avait violemment inséré dans son corps ? Il aurait aimé le croire, mais à sa connaissance, il fallait plusieurs ritualistes Ombres et beaucoup de préparation pour réussir un tel tour de force. La souffrance avait totalement disparu. Il ne percevait plus la présence envahissante de l’ Élément. Et pourtant il ne pouvait s’ empêcher de craindre que cet instant ne soit qu’ un répit. Au plus profond de lui, infime et insidieuse, demeurait une chose étrangère. Il murmura des prières en direction de Nar, cherchant le réconfort dans la dévotion. Une chose qu’ il trouvait facilement en temps normal et qui se manifesta comme à l’ accoutumée, à son grand soulagement. Il réalisa au bout d’ un moment
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Héritages II qu’ il n’ était pas seul dans ses prières et vit que Nel, à nouveau éveillé, s’ était joint à lui. Son frère lui sourit. — La blessure est propre, dit-il doucement. Je ne sens plus de Néant en toi. Rel tendit la main vers lui et son frère la saisit délicatement. Ce contact entre eux était, comme toujours, confortable et apaisant. — Merci, dit calmement Rel. Tu priais ? Nel haussa les épaules, en un geste qui ressemblait beaucoup à celui de Morgas. — J’ ai beaucoup prié ces derniers jours, dit-il avec flegme. — Et Nar t’ a entendu ? — Oui, puisque tu as repris des forces et que le Néant a quitté ton corps. Rel sourit malgré lui. La foi grandissante de son frère le comblait d’ aise, même si elle ne pourrait que rendre furieux leur géniteur quand il l’ apprendrait. — El va enrager, dit-il. — J’ ai le droit de choisir qui je prie, répondit Nel sans s’ émouvoir. Mais parlant d’ El, je pense que tu devrais retourner à la Tour des Arcanes. Rel détourna la tête. — Tu as été très gravement blessé, argumenta Nel. J’ ai fait ce que j’ ai pu mais je ne suis pas absolument certain d’ avoir totalement anéanti le poison. Il faut que tu ailles à la Tour pour te faire examiner par de vrais spécialistes. Et puis, il se passe des choses graves ici. Nous avons étudié les corps des hommes qui nous ont attaqués. Morgas et moi n’ en sommes pas certains, mais ce sont vraisemblablement des éclaireurs d’ Édarr qui utilisent le Néant pour se déplacer derrière les lignes ennemies. Le Néant est à Édarr, comme nous le supposions. Il faut que nous prévenions la Tour. — Tu as dit que ce n’ était pas certain. — Tu joues sur les mots, lui reprocha Nel. — Nous avons prévenu la Tour de nos soupçons avant de partir, lui rappela Rel. Je n’ ai guère plus à leur apporter, à présent. Et pour ce qui est de ma blessure, tu t’ en es très bien occupé. — J’ aurais l’ esprit plus tranquille si on pouvait confirmer mon diagnostic, soupira-t-il. Et Morgas est d’ accord avec moi. — Et cet argument est sensé me convaincre ? s’ amusa Rel. Je me sens bien, Nel. Ne t’ inquiète pas. Si je ressens quoi que ce soit d’ anormal, tu en seras le premier informé. Il soutint le regard de son frère et vit clairement son soulagement. — Tu me le promets ? — Mais bien sûr. Tu l’ as dit toi-même, tu ne sens plus le Néant en moi. Tu as réussi à retirer la graine altérée qu’ on avait plantée dans mon corps. Nel acquiesça, l’ air plus convaincu cette fois.
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La Mémoire des Ombres Rel était ennuyé de devoir ainsi le manipuler. La graine avait bien été ôtée, cela ne faisait aucun doute. Mais, çà et là, quelques racines perduraient, il le sentait au plus profond de lui-même. Il avait du temps devant lui avant que cette chose ne se développe à nouveau. Le temps, sans doute, de s’ assurer que la prédiction de Morgas se déroule dans l’ intérêt de Nar. Que valait donc sa propre survie si le Néant avalait tout le continent des Hommes ? Il était un prêtre et un serviteur de Nar. Il ne pouvait pas se soustraire à cette tâche. Quoi qu’ il lui en coûte.
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HĂŠritages II
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La Mémoire des Ombres
Chapitre 21 Cité d’ Unram. Bordure du désert d’ Ared. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison du Feu. Quarante cycles après le premier passage de Morgas dans la ville d’ Unram, le caravansérail était toujours là. Il était même si bien entretenu qu’ il semblait en meilleur état que lors de sa précédente visite. Morgas y mena ses compagnons, amusé par la perspective de se retrouver à nouveau entre ses murs. Les souvenirs étaient vivaces. Sa rencontre avec Zheren, l’ enlèvement de Bellura par un stupide marchand d’ esclaves et le sauvetage qui en avait découlé, sa première vision de créatures liées à l’ Élément Æther. Tout lui revenait en mémoire avec une grande acuité, générant une certaine mélancolie en lui. Les Ombres acceptèrent l’ endroit sans rechigner. Depuis qu’ il avait été blessé, Rel se montrait plus taciturne que jamais. Il s’ était nettement replié sur lui-même et ne contestait plus les décisions de Morgas. Sa blessure l’ avait visiblement très affaibli et Morgas envisageait de passer plusieurs jours, peut-être une semaine, dans la cité pour lui permettre de se rétablir totalement. Le Rel désagréable qu’ il avait l’ habitude de côtoyer ne lui manquait pas vraiment, mais la mine chagrine de Nel faisait peine à voir et Morgas ne voulait surtout pas s’ encombrer d’ une Ombre à moitié morte pour la suite de son voyage. Ils allaient se retrouver à proximité de la ligne des combats. Il n’ avait au départ aucune intention de les approcher mais les découvertes qu’ ils avaient faites sur les déplacements des Édarriens devaient être communiquées aux armées alliées. Cela ne l’ enchantait guère, mais ils allaient devoir se diriger droit sur les troupes. Quoi qu’ il en soit, un Rel en pleine forme serait un meilleur gage de succès qu’ un Rel souffreteux et long à la détente. Morgas ne put réprimer un soupir désabusé en découvrant quelques affichettes familières au comptoir du caravansérail. La troupe de théâtre itinérante les Errants d’ Antan s’ était établie pour quelques jours dans la cité. Ce n’ était pas vraiment une surprise, car Sefyrin l’ avait prévenu que le Sceptre s’ était manifesté à plusieurs reprises ces derniers temps. Il semblait bien que l’ artefact avait une fois encore contraint son créateur à le rejoindre. Ils prirent le temps de s’ installer et forcèrent Rel à s’ allonger pour prendre du repos. Morgas et Nel durent subir un flot de récriminations qui augurait bien du prochain rétablissement de l’ Ombre. Morgas laissa son Sceptre en garde à cette
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Héritages II dernière avant de sortir dans les rues d’ Unram. Il faisait enfin une chaleur décente et il put pour la première fois abandonner son manteau fourré derrière lui. Il n’ avait fait que quelques pas dans la rue désertée à cause de la chaleur lorsque Nel le rejoignit en trottinant. — Où vas-tu ? lui demanda-t-il avec curiosité. — Chercher quelque chose à manger, répondit Morgas. Il avait laissé le Sceptre derrière lui dans un espoir de discrétion, mais la présence d’ une Ombre à ses côtés ruinait tous ses efforts. Il ressentait le besoin de s’ éloigner un peu de ses compagnons de voyage, une chose que Nel ne percevait pas du tout, bien entendu. — C’ est très pénible, en fait, d’ être un humain, commenta Nel. Vous devez sans cesse interrompre ce que vous faites pour satisfaire vos besoins physiques. Morgas savait que l’ Ombre ne cherchait pas à être désagréable, tout au plus à faire la conversation en abordant des sujets qui le tracassaient. Aussi ne prit-il pas ombrage de la remarque. Nel réalisait rarement qu’ il pouvait être vexant. — Se nourrir peut être une occupation très agréable et conviviale, répondit-il tranquillement. Dommage pour vous que ce plaisir vous soit inconnu. Nel prit le temps de réfléchir à cette réponse, puis finit par hocher la tête, comme s’ il acceptait l’ argument. — Je n’ aime pas cet endroit, déclara-t-il ensuite d’ un ton catégorique. — Unram n’ est pas si différente des autres villes que nous avons traversées. — Il y a une présence désagréable ici, expliqua Rel. Quelque chose, dans les environs, qui me gêne. Morgas réalisa ce qui devait chagriner l’ Ombre. Il s’ ouvrit aux flux magiques et les ressentit immédiatement, ces relents nauséabonds d’ Æther qui s’ infiltraient dans la ville. Ils étaient plus forts que dans ses souvenirs et il fronça instinctivement le nez en les percevant. — L’ Æther est présent ici, déclara-t-il. C’ était déjà le cas la dernière fois que je suis passé, mais on dirait bien que ça s’ est renforcé. — Tu en parles comme si c’ était normal, s’ indigna Nel d’ un ton de reproche. Ça empeste ! Je ne savais pas que l’ Æther se manifestait dans cette région. — Il y a des ruines à l’ ouest de la ville. Zaar avait l’ habitude de passer du temps ici, sous forme humaine. Il semble qu’ il ait un peu influencé les lieux avec sa… maladie. Des morts se relevaient de temps en temps, mais les vivants n’ avaient aucun mal à les repousser. — C’ est intolérable, grommela Nel. Depuis que son frère avait été blessé, il avait quelque peu perdu de sa candeur et s’ était fait plus grognon. Morgas observait cette transformation avec intérêt. Les Ombres constituaient un sujet d’ étude passionnant. Bien forcé d’ accepter leur présence, Morgas avait décidé de profiter de l’ occasion pour recueillir le plus d’ informations possible sur leur comportement. Elles pourraient faire un bon sujet pour un prochain livre, quand il se serait établi 238
La Mémoire des Ombres quelque part. Peu d’ humains avaient l’ occasion de côtoyer des Ombres comme il le faisait à présent. Il regrettait amèrement la perte de tout ce qu’ il avait pu écrire pendant sa détention sur le Plan d’ Ixos. Sans doute prendrait-il le temps, plus tard, de compiler à nouveau ses connaissances sur les démons. — Et tu dis que l’ Æther est concentré dans un endroit particulier ? demanda sombrement Nel. — Il y a quarante cycles, les morts se levaient dans l’ ancienne cité. Si tu veux aller jeter un coup d’ œil, tu n’ auras pas de mal à la trouver. — Je vais faire plus que ça, dit Nel d’ un ton soudain résolu. J’ en ai assez. Ces terres sont-elles donc toutes corrompues ? Et personne ne fait rien ? — Les gens d’ ici n’ ont pas les moyens de lutter contre ce genre de chose. Que veux-tu qu’ ils fassent ? — Moi je peux faire quelque chose. D’ abord le Néant, et maintenant l’ Æther ? Ils ont tous pignon sur rue, à ce qu’ il semble. Mais je ne vais pas tolérer ça plus longtemps. Morgas lui adressa un regard surpris. Tant de véhémence était décidément très inhabituel chez Nel. Ce mouvement d’ humeur avait quelque chose de très comique, mais il se retint de manifester son amusement. — La Tour des Arcanes doit veiller à ce que ce genre de chose n’ arrive pas, dit l’ Ombre d’ un ton catégorique. Et je suis un représentant de la Tour. Il est temps que je fasse un peu de ménage. Ce disant, il s’ engouffra d’ un pas résolu dans une rue qui menait vers l’ ouest de la cité, droit sur la source d’ Æther. Morgas le regarda s’ éloigner, un instant indécis, puis il haussa les épaules avec bonne humeur et reprit sa route. Après tout, si Nel avait envie de se défouler un peu, grand bien lui fasse. Pour l’ instant, Morgas avait faim. Il ne retrouva pas la taverne dans laquelle il avait rencontré Zheren, aussi en choisit-il une autre au hasard alors que le soir commençait à tomber. Elle était déjà à moitié pleine et Morgas eut la surprise — mais en était-ce vraiment une ? — de découvrir un visage familier au milieu de l’ assemblée. Comme par hasard, il était entré précisément dans cette taverne et aucune des autres de la rue. Aendo lui adressa un signe de son chapeau à plumes en le voyant approcher. — Mon ami ! s’ exclama-t-il avec toute l’ ironie requise par la situation. — Bonsoir Aendo, répondit Morgas en s’ installant face à lui. Quelle incroyable coïncidence de vous retrouver ici. — N’ est-ce pas ? À croire que quelque chose nous rapproche. Mais on dirait bien que tu as laissé ce quelque chose ailleurs. Tant mieux. Morgas n’ était pas surpris de son peu d’ empressement à se retrouver en présence du Sceptre. — Il y a d’ autres tables, tu sais, ajouta Aendo d’ un ton mi-figue mi-raisin. — Celle-ci était la plus tentante, répondit Morgas. Aendo le gratifia d’ un sourire désabusé. 239
Héritages II — Alors, dit-il d’ un ton faussement enjoué, as-tu réussi à te débarrasser d’ un de tes pensionnaires depuis que nous nous sommes vus ? — J’ ai bien essayé de faire tuer une des Ombres qui est avec moi, répondit Morgas sur le même ton, mais elle est plus résistante que je ne le pensais. — Bah, les Ombres, dit l’ autre d’ un ton dédaigneux. Elles se croient tellement supérieures. — Rien ne vaut les humains, n’ est-ce pas ? — Oui, répondit Aendo d’ un ton enjoué. Ce petit jeu commençait à agacer Morgas. Il n’ était pas mécontent de se retrouver seul à seul avec Aendo. L’ occasion rêvée d’ aborder des sujets qu’ il s’ était interdit en présence des Ombres. — Qu’ êtes-vous ? demanda-t-il de but en blanc. Aendo fit mine de reculer, les mains levées devant lui en un geste théâtral. — Oh-là ! protesta-t-il. Tout de suite les grandes questions existentielles ! Ne pourrions-nous parler un peu de la pluie et du beau temps avant d’ en arriver là ? — À quoi bon ? dit Morgas. Parlons plutôt de Pureté, d’ Altération… et d’ une autre chose. — Je ne vois pas ce que tu veux me faire dire, soupira Aendo. Tu sais bien ce que je suis. Je suis l’ enfant de Sar. — Vraiment ? ironisa Morgas. Bizarrement, il n’ est pas tout à fait du même avis. — Oh, parce que tu connais Sar ? Vous avez bu un coup ensemble à la taverne la semaine dernière ? Et je n’ étais pas là, quel dommage ! Aendo gratta la cicatrice de sa joue gauche avec un demi-sourire. À l’ évidence, il pensait que Morgas bluffait. — J’ ai vécu longtemps dans un plan démoniaque, dit tranquillement le mage. — Et alors ? fit Aendo d’ une voix négligente. — Alors j’ en sais plus que vous ne le pensez, dit Morgas sans prendre ombrage des moqueries de l’ autre. J’ ai vu Sar, en effet, et il n’ était pas du tout tel que je l’ avais imaginé. — Plus moche ? demanda Aendo avec humour. Malgré son apparence toujours décontractée, Morgas pouvait voir qu’ il commençait à piquer son intérêt. — Beaucoup plus moche, confirma Morgas en adoptant le même ton. Je ne m’ attendais pas aux cornes, aux ailes et aux griffes. Ni aux écailles multicolores. Aendo affecta brusquement une mine grave, se penchant par-dessus la table en direction de Morgas. — Tu ne devrais pas parler de ce genre de chose aussi légèrement, l’ admonesta-t-il.
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La Mémoire des Ombres — Je suis fatigué que vous ne me preniez pas au sérieux, répondit Morgas sans s’ émouvoir. — Eh bien, ça y est ! dit l’ autre en adoptant à nouveau son attitude désinvolte. Tu as toute mon attention. Ceci dit, je ne suis pas sûr que cette conversation nous mène où que ce soit. — J’ ai plutôt l’ impression qu’ elle devient très intéressante, au contraire. Le Premier vous en veut beaucoup. Mais ce qui me paraît le plus incroyable dans cette histoire, c’ est que même lui ignore ce que vous êtes. — Comment le sais-tu ? — Parce qu’ il me l’ a dit. Quand il ne voulait pas répondre à mes questions, il me le faisait savoir. Il ne prenait pas la peine de me mentir. — Je suis vraiment surpris qu’ il se soit tant dévoilé à toi. Tu es quelqu’ un de surprenant, mage Morgas. — Je suis plein de ressources. Mais une fois de plus, vous détournez la conversation. — Alors je vais faire comme notre ami commun le Premier. Je vais te prévenir très franchement et très directement que je ne répondrai pas à ta question. — Mais à d’ autres, peut-être, insista Morgas sans se démonter. Je voudrais comprendre ce que vous cherchez. Aendo poussa un soupir pensif tout en jouant machinalement avec un pendentif qu’ il portait autour du cou, un triangle argenté orienté pointe en bas. — J’ aime ce monde, dit-il. Je veux en prendre soin. — Et c’ est pour ça que vous vous faites passer pour le fils de Sar ? Pour le protéger ? — Ce que j’ ai dit à Sefyrin est vrai. J’ ai contribué plus que quiconque à assurer la survie des humains pendant l’ ère Élémentaire. — Et maintenant que ce danger est écarté ? — Il faut tout simplement faire face aux autres. Une guerre se joue depuis la nuit des temps et il faut combattre sur tous les tableaux pour ne pas risquer de la perdre. — Vous parlez de la Guerre Éternelle ? Je croyais qu’ elle avait lieu dans les mondes satellites les plus éloignés d’ ici. — La Guerre Éternelle concerne tous les plans, y compris le Plan Central. N’ est-il pas, au final, l’ enjeu ultime ? Les puissances qui existent en ce monde se battent pour assurer sa survie. Pourquoi pas moi ? — Donc vous vous considérez comme une puissance ? — Que voilà une conclusion hâtive, dit Aendo avec son demi-sourire habituel. — Vous n’ êtes pas vraiment un représentant de la Pureté et il semble que vous ne portiez pas non plus l’ Altération dans votre cœur. Quelle est donc cette troisième force que vous représentez ?
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Héritages II — Nous pourrions l’ appeler… Justice ? musa Aendo. Qu’ en penses-tu ? Pureté, Altération, Justice. Ce n’ est pas si mal. Morgas le fixa avec dépit. On aurait dit un bonimenteur de foire qui inventait des argumentaires de vente en fonction des réactions de son auditoire. Il ne savait plus ce qu’ il devait croire ou non, embrouillé par le comportement erratique de l’ autre. — Personnellement, j’ aime beaucoup les saltimbanques, mais leur réputation est plutôt mauvaise, allez savoir pourquoi, continua Aendo comme s’ il n’ avait pas conscience de l’ état d’ esprit de son interlocuteur. La justice, en revanche, c’ est un concept qui plaît aux gens. Je trouve ça plutôt vendeur. Ça en impose. On pourrait trouver plein de gens prêts à se battre pour ça. — Vous n’ êtes jamais sérieux, accusa Morgas. Aendo affecta une mine vexée. — Et voilà que je discute avec toi des fondements mêmes de ma philosophie… et toi tu me prends de haut. Quelle déception. Enfin, je garde quand même ton idée de Justice. Elle me plaît assez. — Ce n’ est pas mon idée, dit le mage d’ un ton fatigué. — Tu as l’ air déprimé, annonça Aendo avec sollicitude. Tiens, bois quelque chose. Il poussa un verre rempli d’ un alcool de couleur brune en direction de Morgas. Ce dernier s’ en saisit et commença à le siroter tout en réfléchissant à la meilleure manière de tirer davantage de réponses du pitre qu’ il avait en face de lui. — Vraiment, je suis content d’ avoir discuté avec toi, Morgas, dit l’ autre en jonglant avec trois pommes, à moitié avachi sur sa chaise. — J’ aimerais pouvoir dire que ce plaisir était partagé. — Quel ingrat, dit joyeusement Aendo en ajoutant une quatrième pomme. — Mais je me console en me disant que ce n’ est sans doute pas la dernière fois que nous serons amenés à nous croiser. — Je trouve que tu… Il fut interrompu par un brusque et violent bruit d’ explosion. Le vacarme provenait de l’ extérieur mais Aendo, surpris, laissa échapper ses pommes qui partirent rouler sous les tables. Un silence stupéfait tomba sur la taverne, puis les clients se dirigèrent comme un seul homme vers la sortie, se bousculant pour aller voir ce qui pouvait bien faire autant de bruit. Aendo leur emboîta le pas, ce qui incita Morgas à faire de même. — Pourquoi les suivez-vous ? — J’ adore les mouvements de foule, répondit Aendo en croquant dans la pomme qu’ il venait de ramasser au sol. La rue était noire de monde, tous les regards tournés vers les éclairs dorés et verdâtres qui marbraient le ciel non loin de là. Morgas ne mit pas longtemps avant de comprendre ce qu’ il avait sous les yeux. 242
La Mémoire des Ombres — Ce n’ est rien, dit-il à Aendo, qu’ il avait finalement suivi pour que l’ autre ne lui fausse pas compagnie. C’ est Nel. — Une de tes Ombres apprivoisées ? Morgas ne releva pas la remarque. — Il est un peu en colère, dit-il. La présence de l’ Élément Æther l’ a mis en rage tout à l’ heure et il a décidé de faire un peu de ménage. — Il met du cœur à l’ ouvrage, s’ amusa Aendo. Mais s’ il déteste tant que ça l’ Æther, il aurait dû commencer par toi. Morgas lui jeta un regard en coin. Il savait que, quelque part dans son aura, transparaissait une infime quantité d’ Æther. Il n’ aimait pas particulièrement qu’ on le lui rappelle. — Héritage familial, grommela-t-il. Je m’ en débarrasserais volontiers si c’ était possible. — On ne choisit pas ses parents, répondit Aendo avec philosophie. Morgas s’ abstint de toute réponse, les yeux fixés sur le déchaînement d’ Essence qui provenait de l’ antique cité d’ Ikram. Il devait reconnaître qu’ il ne s’ était pas attendu à quelque chose d’ aussi spectaculaire quand Nel était parti pour nettoyer les lieux. Quelques instants plus tard, force lui fut de constater qu’ Aendo avait profité de son inattention pour disparaître dans la foule. Morgas n’ en était pas surpris outre mesure, seulement désappointé d’ avoir tiré si peu de l’ énigmatique personnage. Il était sur le point de repartir vers la taverne lorsque son regard tomba sur des silhouettes à l’ allure à la fois familière et inattendue. Ils étaient quatre et ne cherchaient pas à se masquer. Quatre Khourmali, deux hommes et deux femmes à la peau noire, leurs cheveux ornés des parures typiques de leur pays. Ils examinaient eux aussi les feux provoqués par Nel dans le ciel. Morgas se laissa porter jusqu’ à eux par les mouvements de la foule et se positionna de telle sorte qu’ il pouvait les garder à l’ œil tout en faisant mine de contempler le ciel comme tout le monde. Il ne les connaissait pas. À priori, ils ne faisaient pas partie des Khourmali qui s’ étaient installés à Arkas avec Oçarek. En espionnant ce dernier, Morgas avait appris que d’ autres groupes de Khourmali arpentaient le continent. Nul doute que ceux-ci étaient à la recherche des nodes de la région. Cette idée n’ était pas sans provoquer un sentiment de malaise en Morgas. À Arkas, il n’ avait pu obtenir beaucoup d’ informations sur ce que prévoyaient de faire les Khourmali de leur savoir sur les nodes, mais il rejoignait l’ avis de Rel à ce sujet. Avec les mesures qu’ ils avaient prises au node d’ Arkas, il semblait évident qu’ ils envisageaient de les convertir à leur Élément. Si un groupe se trouvait ici, à Unram, cela voulait sans doute dire qu’ ils avaient eu vent du node de l’ ancienne Sheam.
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Héritages II Ils se lassèrent au bout d’ un moment du spectacle et Morgas les suivit nonchalamment. Il entra dans une auberge à leur suite et, comme ils prenaient place à une table, dans un coin, il s’ installa à proximité et commanda un repas à une jolie serveuse. L’ une des femmes khourmali lui jeta plusieurs fois des regards méfiants, comme si elle avait repéré sa filature mais, comme il s’ absorbait dans son repas, elle finit par se désintéresser de lui. Ils parlaient dans leur langue sans prendre la peine de baisser la voix, certains sans doute que personne n’ était en mesure de les comprendre. Morgas, pour sa part, saisissait très bien la moindre de leurs paroles. Ils voulaient se rendre dans le désert pour retrouver un ancien node perdu. Sans nul doute celui de Sheam, même s’ ils ne connaissaient apparemment pas ce nom. Ils semblaient anxieux et pressés et cela rappela à Morgas le comportement de Jaerka, à Arkas. Il paraissait régner une compétition féroce entre les différents groupes, ce qu’ on pouvait facilement imputer aux luttes de pouvoir des différentes sociétés dont ils dépendaient. Au fil de la soirée, les Khourmali reçurent la visite de plusieurs guides, des hommes qui leur proposaient leurs services pour la traversée du désert. Mais beaucoup se limitaient à des itinéraires qui longeaient le désert, peu désireux de s’ aventurer au cœur d’ une zone infestée d’ élémentaires de Lumière. Cela ne manquait pas de plonger les Khourmali dans la consternation. Dans ces conditions, trouver l’ emplacement de Sheam allait être très difficile pour eux. Morgas gardait un souvenir mitigé de sa propre excursion dans Ared. Il réalisait à présent que, sans l’ aide de Zaar, il aurait eu toutes les peines du monde à localiser l’ antique cité. Il quitta finalement l’ auberge pour ne pas attirer l’ attention sur lui et rejoignit le caravansérail. Le ciel en direction des ruines était toujours zébré par instants et Morgas envoya un encouragement muet à Nel. Il ne doutait pas que l’ Ombre prenait un plaisir certain à repousser la présence de l’ Æther en ces lieux. Rel était plongé dans une profonde transe, recroquevillé dans un coin de leur petit dortoir. Aux yeux de Morgas, il avait repris sa mine habituelle, mais Nel semblait toujours inquiet à son sujet. Comme si les deux Ombres savaient une chose qu’ ils choisissaient sciemment de lui cacher. Il les chassa de ses pensées en s’ installant sur son lit, à côté du Sceptre. Ce dernier se mit instantanément à bourdonner. — Quelqu’ un a essayé de nous voler, dit Icapeus de son ton pincé. — Ah bon ? répondit Morgas, son intérêt faiblement éveillé. — Oui, dit Aestyr d’ un air satisfait. C’ était amusant. — Un pauvre enfant curieux que tu as cru bon de terrifier, ajouta Sefyrin dans un soupir. — Il y a des Khourmali en ville, dit Morgas, refusant d’ entrer dans une polémique selon toute évidence vaine. Je pense qu’ ils veulent approcher le node de Sheam. 244
La Mémoire des Ombres — Et que vas-tu faire pour les en empêcher ? demanda Icapeus. — Rien, répondit Morgas. — Rien ? s’ indigna l’ autre. — Ils ne trouvent pas de guide et ne savent pas où aller. Il me paraît peu probable qu’ ils parviennent à quoi que ce soit. — Tu devrais intervenir. Ne veux-tu pas défendre l’ ancien node de Sefyrin ? L’ élue de Nar, curieusement, demeurait silencieuse. — Que veux-tu que je fasse ? demanda Morgas avec humeur. Que je me fasse guide pour les perdre dans le désert ? Que j’ aille les égorger dans leur sommeil ? Je suppose que s’ il arrive quoi que ce soit à ceux-ci, d’ autres prendront le relais. — Alors tu baisses les bras ? — Je me passe de ta condescendance, Icapeus. Je ne peux pas me battre sur tous les fronts, sauver les nodes, vous libérer et courir après tes Édarriens qui vénèrent le Néant. L’ autre marmonna un commentaire qui n’ avait rien de flatteur. Morgas laissa passer. Depuis qu’ il avait fait la paix avec Sefyrin, Icapeus avait redoublé d’ agressivité. Par ailleurs, l’ idée que les descendants de son peuple puissent s’ être commis avec un Élément ne faisait que renforcer l’ aigreur de son caractère. Morgas s’ enroula dans les couvertures, tournant le dos au Sceptre. — Et c’ est tout ? se plaignit Aestyr. Pas d’ histoire croustillante, pas de révélation fracassante ? Pas même de jolie fille à courtiser ? Nous arrivons enfin dans une ville et toi, tu nous laisses moisir dans cet endroit misérable ! Et tu reviens pour nous ignorer et dormir ? — Nel est parti massacrer des suppôts d’ Æther. J’ ai vu Aendo, mais il ne m’ a pas demandé de vous saluer. C’ est tout. — Tu n’ es vraiment pas drôle, Morgas. Ce fut la dernière chose que le mage perçut avant de sombrer dans le sommeil. Il se perdit alors dans des rêves obsédants de dragons, leurs têtes reptiliennes tournées dans sa direction comme s’ ils attendaient quelque chose de lui.
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Chapitre 22 Bordure du désert d’ Ared. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison du Feu. En contrebas, la bataille faisait rage. Des milliers d’ hommes s’ entretuant dans une cacophonie de cris et de tintements métalliques. Depuis qu’ ils étaient arrivés en haut de la colline, sous le couvert des arbres, Morgas demeurait figé devant ce spectacle. Il avait assisté par le passé à de violents combats entre démons mais, curieusement, ses sentiments à la vision de ce carnage étaient très différents. Il était écœuré. Trouver la bataille en cours n’ avait pas été une surprise. La clameur des combats portait dans toute la campagne environnante. La plaine semi-aride qui s’ étendait devant lui était le théâtre idéal pour un affrontement de ce genre. Deux armées ennemies fonçant l’ une sur l’ autre pour se tailler mutuellement en pièces. Il aurait été bien en peine de définir si l’ un des camps avait l’ avantage sur l’ autre. Les combats avaient commencé depuis un certain temps, s’ il en croyait le nombre d’ hommes à terre, morts ou agonisants. Il était trop loin pour distinguer ce genre de détail. Et, à dire vrai, il n’ en avait aucune envie. L’ idée de se retrouver au milieu d’ une telle boucherie lui faisait horreur. À côté de lui, les deux Ombres étaient silencieuses. Ils avaient perdu du temps à Unram. Nel avait passé plus de trois jours à combattre l’ Æther, puis il avait dû se reposer près d’ une semaine après cela. Quand ils avaient quitté la ville, Morgas avait été impressionné de constater que plus aucun effluve de l’ Élément malade n’ était perceptible en provenance des ruines d’ Ikram. Morgas chercha du regard l’ état-major des armées opposées aux Édarriens mais le chaos était total. Il avait espéré les trouver à un endroit semblable à celui où il se tenait, un peu à l’ écart des combats, mais il semblait qu’ ils avaient fait le choix de se porter dans la mêlée générale, une tactique que Morgas avait du mal à comprendre. Comment pouvaient-ils diriger quoi que ce soit au milieu de cette cohue ? — Et maintenant ? demanda Nel. On ne va tout de même pas entrer dans ce… ce… là-dedans ? Au-dessus d’ eux, de lourds nuages d’ orage s’ amoncelaient. — Nous devons pourtant trouver le moyen de les prévenir qu’ ils risquent d’ être pris à revers, répondit Morgas. Est-ce que vous voyez des étendards ?
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Héritages II Ils se déplacèrent lentement le long de la colline, tirant leurs chevaux nerveux par la bride. Les drapeaux blancs et noirs édarriens étaient clairement visibles, frappés de la lance et du bouclier. Du côté des armées du nord, tout était beaucoup plus brouillon. Les armes de certains royaumes apparaissaient de-ci, de-là, mais Morgas ne parvenait à définir si elles appartenaient à des chevaliers ou à un quelconque état-major. La bataille ne semblait pas se dérouler en faveur des armées du nord. Petit à petit, les Édarriens avançaient, taillant les premières lignes de leurs ennemis avec une efficacité redoutable. Ils formaient de longues lignes de boucliers, derrière lesquelles des lanciers se protégeaient tout en menant des attaques rapides et efficaces. En face d’ eux, la désorganisation des différentes troupes faisait peine à voir. — On dirait que les choses ne se passent pas très bien, commenta Morgas. Il ne savait que faire. À eux seuls, ils n’ avaient aucun moyen de renverser le cours de la bataille, aussi puissants soient-ils. Morgas n’ était pas un tacticien et, d’ après leurs mines indécises, Rel et Nel non plus. — Regardez ! dit soudain Nel en pointant le doigt. Sur leur droite, un groupe de cavaliers menés par une figure en armure dorée se dirigeait à grande allure sur les lignes édarriennes. La charge avait été bien organisée, car les troupes des armées du nord s’ écartèrent en hâte au son d’ une trompe pour les laisser passer. Morgas regarda leur avancée avec fascination, la figure solitaire du chevalier cavalant en première ligne, son épée brandie. Cette scène avait quelque chose d’ irréel et il s’ attendait à tout instant à voir le cavalier se faire abattre d’ une flèche bien placée. Il était si visible et resplendissant qu’ il paraissait impossible que ses ennemis ne parviennent pas à entraver sa progression. Mais la charge s’ enfonça aisément dans le rang de boucliers. Les cavaliers se déchaînèrent au milieu des lignes ennemies, tranchant, piétinant, massacrant jusqu’ à ce que les Édarriens survivants prennent la fuite pour se réfugier derrière un autre rang des leurs, qui se referma sur eux. Le chevalier fit volte-face et, d’ un geste ample, regroupa sa troupe de cavaliers autour de lui avant de repartir en lisière du champ de bataille. Ils avaient pour la plupart survécu à la charge. Cela n’ était pas suffisant pour redresser le cours de la bataille mais avait, au moins momentanément, ralenti l’ avancée des Édarriens. Ces derniers semblaient singulièrement dépourvus de cavalerie, un point faible sans doute intéressant à exploiter. Morgas vit l’ homme en armure dorée réorganiser sa compagnie avant de les envoyer dans une nouvelle charge. À sa surprise, il ne suivit pas ses hommes, mais mena son cheval dans leur direction, comme s’ il avait eu conscience de leur présence.
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La Mémoire des Ombres Alors qu’ il approchait, Morgas vit qu’ il arborait le symbole de Nar, livre d’ or aux pages ouvertes sur fond immaculé. Il immobilisa sa monture devant eux et le mage recula instinctivement devant le cheval de guerre, une énorme bête blanche au poitrail éclaboussé de sang. Le chevalier retira son heaume doré et Morgas dut faire un effort conscient pour ne pas rester bouche bée devant la vision qui s’ offrait à ses yeux. Le champion n’ était autre que Jaralena, la Grande Hiérophante de Nar. Ses cheveux invisibles sous le camail doré qui couvrait sa tête, elle n’ en demeurait pas moins d’ une incroyable beauté, ses yeux clairs et impérieux posés sur eux. — Vous voici enfin, dit-elle en grattant négligemment une plaque de sang encroûté sur le devant de son armure. Vous avez pris votre temps. — Nous avons rencontré quelques problèmes, répondit Rel alors que Morgas demeurait ébahi par cette vision. Mais nous arrivons avec des informations précieuses. — Les Édarriens sont bien liés au Néant, dit-elle. Je sais, oui. Ils utilisent des armes odieuses qui empoisonnent nos hommes de la plus horrible des façons. — Tous ? demanda avidement Rel. Ils utilisent tous ces armes ? — Non, Nar en soit remercié, répondit-elle. Elles sont apparemment réservées à leurs chefs et à leurs troupes d’ assassins. Cela nous a causé grand tort avant même le début de cette bataille. Ils ont réussi à tuer le prince d’ Arusie presque sous mon nez. — Où est le reste de l’ état-major ? — Décimé, dit-elle d’ une voix tendue. Je n’ en ai réchappé que parce que j’ étais ailleurs, occupée à préparer un assaut. Cesse de me regarder ainsi, Morgas, ajouta-t-elle en lui lançant un regard sévère. — Pardonne-moi, dit-il, sur la défensive. Je suis juste surpris. — Je suis née dans les steppes, lui apprit-elle. Avant de trouver Nar, j’ étais une cavalière. Ce genre de chose ne s’ oublie pas. — Il semble en tout cas que tu aies réussi à galvaniser tes troupes. — Je suis guidée par Nar, annonça-t-elle tout en examinant la bataille en cours. Je sais à présent que je suis exactement où il a besoin de moi. Tu avais raison, Rel. Je te remercie de m’ avoir convaincue. Au-dessus d’ eux, un éclair déchira soudain le ciel, accompagné quelques secondes plus tard par un sourd roulement de tonnerre. Quelques gouttes commençaient à tomber. — Tout ce dont nous avions besoin, soupira-t-elle. La deuxième charge se repliait après avoir entamé une autre ligne de fantassins édarriens. Les troupes de l’ armée du nord semblaient reprendre confiance en eux au spectacle de ces assauts meurtriers. Les rangs se refermèrent derrière les cavaliers et repartirent à l’ attaque de plus belle, finissant les blessés à terre, piétinant les cadavres.
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Héritages II — Les Édarriens utilisent des couloirs de Néant pour se déplacer, dit Rel. Nous avons déjà été confrontés à eux. J’ ai de bonnes raisons de croire que nous risquons d’ être pris à revers par des troupes. Je ne sais combien de personnes ils ont pu faire passer, mais nous devons par défaut considérer qu’ ils sont nombreux. Elle poussa un nouveau soupir, faisant danser son cheval de guerre. — Je ne peux me priver de personne pour faire face à ce risque. Nous avons déjà du mal à contenir celles que nous avons en face de nous. Pouvez-vous vous en occuper ? Rel acquiesça d’ un sec signe de tête. — Nous ne sommes que trois. C’ est peu pour couvrir un tel espace. Mais nous allons nous débrouiller. — Parfait, dit-elle. Je compte sur vous. Elle fit faire volte-face à sa monture par de simples pressions des jambes tout en replaçant son heaume sur sa tête et galopa sans plus attendre vers son groupe de cavaliers. — Ferme la bouche, Morgas, dit Rel d’ un ton agacé. — Je ne peux pas croire ce que je viens de voir, répondit-il, toujours ébahi. — Préoccupe-toi plutôt de la tâche qui nous attend. — Comment comptes-tu t’ y prendre ? Tu as vu la longueur de la ligne de front ? — Je sais. Nous allons nous débrouiller. Nous pouvons sentir les couloirs de Néant. S’ ils utilisent ce moyen pour parvenir jusqu’ ici, nous avons les moyens de les intercepter. — Et s’ ils se regroupent et viennent à pied, comme tout le monde ? — Alors nous percevrons leur avancée bien avant qu’ ils soient sur nous. Ça devrait nous laisser le temps d’ intervenir. — Veux-tu que nous nous répartissions le long du champ de bataille ? Rel hésita un instant. — Non, dit-il finalement. Nel et moi serons plus efficaces ensemble. À deux, nous pourrons maintenir un rituel plus facilement et en décupler la puissance. Toi, tu restes à proximité et tu t’ occupes de ce que nous ferons sortir de ces tunnels. — À moi tout seul ? — Cesse donc de te plaindre, lui enjoignit Rel. Nous serons là aussi pour t’ aider. Morgas grommela un commentaire acide mais ne discuta pas les instructions de l’ Ombre. Il n’ avait pas de meilleur plan à proposer, à part peut-être de prendre ses jambes à son cou pour sauver sa vie. Il ne se considérait pas comme quelqu’ un de lâche, mais il se demandait ce qu’ il faisait là et comment il en était arrivé à former à lui tout seul la ligne de défense désespérée derrière une armée qui se faisait lentement tailler en pièces par ses ennemis. Il s’ était pourtant juré qu’ il ne partirait pas en croisade contre le Néant ! Le résultat n’ était pas fameux. 250
La Mémoire des Ombres Il s’ occupa d’ attacher leurs chevaux un peu à l’ écart pendant que les deux Ombres se prenaient la main, fermant les yeux pour se concentrer sur leur rituel. Nel murmurait quelque chose en balançant lentement la tête alors que son frère demeurait totalement immobile et silencieux. Morgas se concentra pour tenter de percevoir l’ éventuelle arrivée des troupes infiltrées derrière eux, mais rien ne semblait bouger de ce côté-là. En revanche, derrière lui, la bataille donnait des signes d’ essoufflement. Morgas jeta un coup d’ œil par-dessus son épaule pour constater que la silhouette resplendissante de Jaralena avait repris son harcèlement et ses charges, suivie de cavaliers dont les rangs commençaient à s’ éclaircir. Les armées du nord tenaient bon mais les Édarriens poursuivaient leur lente avancée. Leurs lignes demeuraient impeccables, rapidement reformées dès que Jaralena se retirait pour regrouper ses hommes. Morgas avait envie d’ intervenir de ce côté-là, plutôt que d’ attendre une hypothétique attaque à revers. Il se mit à visualiser les glyphes qui pourraient lui être utiles dans ce genre de circonstances pour passer le temps et se préparer de son mieux. La pluie s’ était faite plus intense et commençait à traverser ses vêtements. Bientôt, il savait qu’ il se sentirait misérable, trempé et grelottant. Il était sur le point de proposer aux Ombres de tourner leur attention vers le champ de bataille lorsqu’ il perçut le premier signe d’ activité du Néant à proximité. Il ne visualisait pas clairement les couloirs dont Nel parlait, mais il sentait quelque chose de sombre et d’ indéfinissable approcher de lui. — Ils arrivent, dit inutilement Nel. L’ instant d’ après, une demi-douzaine de soldats faisaient leur apparition juste devant Morgas, qui avait eu la bonne idée de tracer un glyphe de protection devant lui. Le premier homme le percuta de plein fouet et s’ effondra au sol avec un cri étranglé. Les suivants prirent très rapidement la mesure de la situation et se déployèrent prudemment, leurs armes à la main. Il ne s’ agissait pas des hommes furtifs masqués de noir qui les avaient attaqués le jour où Rel avait été blessé. Les Édarriens qu’ il avait en face de lui étaient des guerriers, armurés de cuirasses couleur de bronze et portant de courtes épées à la main ainsi qu’ un léger bouclier sur le bras opposé. D’ autres hommes apparurent tout aussi brusquement derrière les premiers, l’ air désorienté. Morgas savait qu’ il ne devait pas se laisser submerger, aussi passat-il à l’ attaque. Ces hommes étaient là pour tuer et il était tout ce qui les séparait de l’ arrière-garde de l’ armée du nord. Morgas enchaîna une série de glyphes qu’ il envoya percuter ses adversaires. Ils n’ étaient pas préparés à ce genre d’ attaque et il régna pendant quelques instants une grande confusion dans leurs rangs. Mais leur nombre ne cessait de grossir et, s’ il ne faisait pas quelque chose très rapidement, le mage allait se retrouver submergé.
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Héritages II — Pourquoi arrivent-ils tous précisément ici ? se plaignit-il en direction des Ombres tout en multipliant ses glyphes, passant à des signes plus imposants et offensifs. Plus fatigants, également. — Nous avons redirigé tous leurs couloirs vers nous, répondit fièrement Nel. — Merveilleux, grommela Morgas. Prenant une profonde inspiration, il prononça l’ un des glyphes qu’ il avait mis au point pendant sa longue captivité chez les démons. Le signe prit naissance de son souffle, long fil doré qui se tordit rapidement pour prendre la forme d’ un large glyphe aux contours torturés. Il traversa les Édarriens pour éclater au milieu d’ eux comme une bulle de savon, expulsant des filaments en direction d’ une dizaine de soldats qui se tordirent de douleur à ce contact. Ils oublièrent tout du combat en cours tant ils étaient pressés de se défaire de ces étranges parasites lumineux qui couraient sur leur peau et la rongeait comme de l’ acide. Ils bousculèrent leurs camarades dans leur hâte à fuir, semant une belle pagaille dans les rangs des nouveaux venus, toujours plus nombreux. Morgas fit quelques pas en arrière, envoyant des glyphes dans les jambes de ses adversaires, déstabilisant, étourdissant, tuant tant qu’ il le pouvait avant que la nuée n’ arrive sur lui. — Il en arrive encore ! prévint Nel. Il assurait seul la tenue du rituel, Rel s’ en étant détourné pour prendre à son tour part au combat. Les Édarriens étaient plusieurs dizaines à présent, et pour la plupart indemnes. — Il va falloir voir plus grand, marmonna Morgas. Aide-moi ! Mais le Sceptre semblait curieusement inerte. Il renforçait comme toujours les capacités de Morgas, mais ne semblait pas disposé à faire plus que cela. Les esprits qui l’ habitaient étaient silencieux. L’ artefact choisissait très mal son moment pour se montrer peu coopératif. Le mage traça en hâte un glyphe, faisant l’ effort de le former à l’ horizontale, quelques flèches rebondissant sur son bouclier sans parvenir à l’ entamer. Puis il prit pied sur le disque doré, qui s’ éleva lentement au-dessus de la mêlée. Voilà qui était beaucoup mieux. Rel ravageait les rangs autour de lui, comme pris d’ une fureur meurtrière. Il les soufflait avec de grandes vagues d’ Essence, broyant les os et écrasant les trachées, ses doigts se crispant dans l’ air sous l’ effort. Sans doute voulait-il se venger de la blessure ignominieuse que les Édarriens lui avaient infligée quelques semaines plus tôt. Quant à Nel, il continuait à déverser de nulle part des soldats et d’ autres hommes à l’ allure d’ assassins.
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La Mémoire des Ombres D’ où il se trouvait, Morgas avait une bien meilleure visibilité qu’ au sol. Des flèches de plus en plus nombreuses crépitaient sur son glyphe bouclier et il dut le renforcer à plusieurs reprises. — Sefyrin ! appela-t-il en traçant un glyphe d’ attaque avec chaque main. Icapeus ! — … ne veut pas… La réponse lui parvint de très loin, assourdie. — Quoi ? cria-t-il. — … Icapeus… résiste… Édarriens… — Ce n’ est vraiment pas le moment ! Aidez-moi, bon sang ! Vous devriez être capables de le contrôler ! De ce qu’ il comprenait de la situation, Icapeus refusait de combattre les Édarriens, sans doute sous prétexte qu’ ils étaient les descendants de son peuple. Il n’ aurait jamais imaginé que l’ enfant de Llar puisse avoir ce genre de réaction viscérale. — Ce ne sont pas des Doriens ! insista-t-il. Ils sont corrompus par le Néant ! De rage, il agita le Sceptre, mais ce dernier ne s’ en montra pas davantage réactif. L’ artefact lui-même aurait pu étouffer la résistance d’ Icapeus mais il refusait de façon incompréhensible de se manifester. Par bonheur, le flot d’ ennemis semblait se tarir. Le dernier homme à le passer fut une silhouette familière au visage dissimulé derrière un masque de cuir à longues franges. Le masque était différent de celui de l’ homme qui avait blessé Rel, mais Morgas ne doutait pas qu’ il utilisait le même type d’ arme que son confrère. Rel perçut immédiatement sa présence et chercha à se porter à sa rencontre alors que son frère prenait le relais du combat contre les soldats. La terre se souleva en une brusque explosion, envoyant voler une demi-douzaine d’ hommes au loin. Morgas envoya un glyphe de paralysie en direction de l’ homme au masque, mais ce dernier invoqua rapidement devant lui une sphère de Néant qui absorba sans dommage le signe doré. L’ homme passa ensuite à l’ attaque, envoyant à son tour en direction de Morgas ce qui ressemblait à une petite bille noire. La chose toucha son disque volant et, en un clin d’ œil, l’ aspira tout entier avant de disparaître. — Et merde ! fit Morgas avant de chuter brutalement au beau milieu des soldats qu’ il survolait. Il tomba sur l’ un des hommes, qui amortit sa chute, et se retrouva réduit à faire des moulinets avec le Sceptre pour éloigner les autres guerriers de lui. L’ un d’ eux lui porta un coup d’ épée qu’ il ne parvint pas à esquiver complètement. Il sentit la brûlure cuisante de l’ estafilade sur son bras et, en réaction, canalisa une vague d’ Essence pour les repousser. C’ est à cet instant que le Sceptre se décida enfin à se manifester. Morgas perçut la brusque montée d’ Essence en lui et s’ en nourrit avidement pour la rediriger vers ses ennemis. Il souffla au sol une dizaine d’ hommes sans effort et profita 253
Héritages II de l’ instant de répit offert pour passer le Sceptre dans sa main gauche et se saisir de son épée. L’ apparence de l’ épée démoniaque, couplée aux explosions de lumière argentée du Sceptre, sembla refroidir les ardeurs de ses adversaires. Pendant quelques instants, ils se contentèrent de le jauger du regard. Un temps que Morgas mit à profit pour vérifier si ses alliés n’ étaient pas en difficulté. Mais Nel n’ avait aucun besoin de son aide. L’ Ombre semblait même beaucoup plus efficace que lui dans son œuvre de carnage. Rel était face à l’ homme au masque et leur combat magique faisait trembler l’ air tout autour d’ eux. L’ homme invoquait des sphères de Néant devant lui pour se protéger et semblait capable de se déplacer instantanément d’ un endroit à l’ autre en utilisant son Élément. Mais il ne parvenait pas pour autant à s’ éloigner de Rel. Il donnait l’ impression étrange de clignoter, comme si chacun de ses départs dans le Néant était avorté. Sans nul doute fallait-il y voir l’ œuvre de l’ Ombre. L’ élémentaliste du Néant était en difficulté face à Rel, ce qui n’ avait rien d’ une surprise. Du coin de l’ œil, Morgas eut le temps de percevoir une présence incongrue sur ce champ de bataille. Un peu à l’ écart, une figure solitaire coiffée d’ un chapeau orné d’ une plume de paon examinait les lieux. Sans montrer aucune volonté de participer au combat d’ une manière ou d’ une autre. Puis, les hommes qui entouraient Morgas s’ enhardirent à nouveau, le croyant distrait. Il utilisa à la fois son épée et sa magie pour les repousser, en une technique un peu grossière mais très efficace. Le Sceptre enfin réveillé, Morgas savait qu’ il ne craignait plus grand-chose. Il fut surpris de constater avec quelle facilité les mouvements appris sous la tutelle de la démone Paliam lui revenaient en mémoire, comme si ses muscles obéissaient à des automatismes qu’ il n’ avait jamais eu conscience d’ acquérir. Ses adversaires tinrent bon pendant un moment, leurs rangs s’ éclaircissant puis, comme s’ ils répondaient brusquement à un signal inaudible, ils prirent la fuite comme un seul homme. Le souffle court, Morgas chercha ses compagnons du regard, pour constater que Rel avait fini par abattre l’ élémentaliste. Il se penchait à présent sur lui, observé par un Édarrien d’ âge mûr agenouillé non loin de là et qui semblait indemne, mais paralysé. L’ homme portait un blason élaboré sur sa cuirasse et un bouclier richement décoré, signe sans doute qu’ il s’ agissait d’ un officier. Gardant le soldat à l’ œil, Morgas s’ approcha de Rel, conscient qu’ Aendo faisait de même, de son côté. L’ Ombre arborait un rictus inhabituel sur son visage gris alors qu’ il retirait le masque du visage de l’ élémentaliste. Morgas ne put s’ empêcher de frissonner à la vision de la créature qui se trouvait sous le masque. — Par Llar ! hoqueta le soldat paralysé en le découvrant à son tour. Il semblait à la fois horrifié et effrayé par les traits de l’ élémentaliste, comme si c’ était la première fois qu’ il en voyait un. Avait-il toujours côtoyé ces hommes 254
La Mémoire des Ombres masqués sans jamais chercher à voir ce qui se cachait dessous ? Pouvait-il être assez naïf et ignorant pour découvrir seulement maintenant ce avec quoi il combattait ? Le mage du Néant était à moitié dévoré par son Élément. Son crâne chauve marbré de taches non pas noires, mais vides et insoutenables à regarder. Morgas ferma les paupières et appuya ses doigts dessus pour tenter de chasser la douleur perçante qui lui vrillait les yeux. Maintenant que le combat était terminé, il percevait la discussion enflammée qui se déroulait dans le Sceptre, Aestyr et Sefyrin argumentant violemment avec Icapeus. Ce dernier enrageait visiblement de la mort des Édarriens et même la présence de l’ élémentaliste corrompu ne parvenait à lui faire entendre raison. — Il est moche, hein ? dit soudain Aendo sur le ton de la discussion. Il regardait lui aussi l’ élémentaliste abattu. Il se tenait juste derrière l’ Édarrien paralysé et Morgas eut soudain l’ intuition qu’ il était responsable de son état. — Ça vous aurait ennuyé de nous aider ? lui lança Morgas d’ un ton de reproche. — Vous vous êtes très bien débrouillés sans moi, se défendit l’ autre avec un demi-sourire. — En tout cas, ce Sceptre est bien le vôtre, grommela le mage. Il n’ agit que quand il en a envie. — Pourquoi prendrait-il la peine d’ intervenir alors que la situation est sous contrôle ? s’ amusa Aendo. Morgas abandonna le sujet. De leur côté, Rel et Nel étaient en plein examen de l’ élémentaliste et se préoccupaient peu des faits et gestes de leur entourage. — Que faites-vous là ? demanda Morgas. Il avait conscience de ne pas être très aimable, mais Aendo avait le don de l’ agacer au plus haut point. — Je suis là pour lui, répondit Aendo en tapotant la tête de l’ Édarrien. L’ homme ne pouvait se retourner et il était visiblement très perturbé par la situation, même s’ il tentait avec un certain succès de garder son calme. — Qui est-ce ? — Un bon candidat. — Je ne comprends rien à ce que vous racontez, soupira Morgas en passant une main lasse sur son visage. Aendo lui adressa un regard indulgent. — Et c’ est comme ça que tu me remercies de mon aide ? l’ admonesta-t-il gentiment. Bon. Reprenons. Tu as un Sceptre avec des esprits dedans. Tu veux faire sortir ces esprits. Et moi, je t’ ai trouvé un candidat. Pour Icapeus, bien sûr. Morgas regarda le vieux soldat avec un intérêt nouveau. À l’ intérieur du Sceptre, les trois esprits étaient soudain silencieux et attentifs. — C’ est l’ un de ses descendants ? Cela fit beaucoup rire Aendo. 255
Héritages II — Icapeus n’ a pas eu de descendant, s’ esclaffa-t-il. En vérité, je me demande s’ il aurait su comment s’ y prendre ! Il est tellement coincé. Il adressa un petit signe au Sceptre, comme si l’ enfant de Llar pouvait le voir. Ce qui était sûr était qu’ il l’ entendait parfaitement. Mais Icapeus ne répondit pas à la provocation. Toute son attention était logiquement focalisée sur l’ homme qui pouvait lui servir de porte de sortie. — Cet homme a du sang dorien, reprit Aendo. Il prie Llar, allez savoir pourquoi. Il est rigide comme un fer de lance et obtus comme un bœuf. Il est parfait pour Icapeus. — Qu’ allez-vous me faire ? demanda soudain l’ Édarrien d’ une voix blanche en tentant en vain de se retourner pour regarder Aendo. — Un grand honneur, lui répondit l’ autre d’ un ton enjoué. Ne veux-tu pas devenir un élu de Llar ? Bon, un élu un peu déchu, mais c’ est tout ce que j’ ai à proposer. — Un élu ? répéta l’ homme d’ un ton perdu. Morgas était pris d’ un profond malaise face à cette situation. Il ne se souvenait que trop bien de la possession de Cylna par l’ esprit d’ Acamal. Cet homme était sur le point de vivre la même chose, la négation de sa personnalité au profit d’ un autre, et il n’ était pas certain de vouloir participer à cela. — C’ est la seule solution, lui dit soudain Icapeus d’ un ton pressant. — Alors c’ est ce que tu veux ? demanda Morgas avec mépris. — Je dois sortir de cette prison. Tu étais prêt à tuer cet homme, et maintenant tu prends sa défense ? — Et toi, s’ emporta Morgas, tu enrageais pour qu’ on les épargne ! Tu n’ as plus autant de scrupules maintenant que c’ est dans ton intérêt ! Aendo suivait la discussion avec un sourire narquois. — Bon, dit-il, vous le voulez, ou pas ? — Oui ! répondit Icapeus par la bouche de Morgas. Ce dernier lutta de toutes ses forces contre la présence de l’ autre dans son esprit. C’ était la première fois que l’ enfant de Llar s’ emparait de lui et c’ était une expérience extrêmement désagréable. Icapeus ne s’ attarda pas. Morgas sentait le Sceptre vibrer sous sa main et il en connaissait la raison. Il avait passé un accord avec lui et se retrouvait en position de l’ accomplir en partie. Il devait saisir cette occasion et il le savait. Cela ne rendait pas la situation plus facile, d’ autant que l’ hôte choisi était parfaitement conscient. — Très bien ! finit-il par dire, les dents serrées. Comment procède-t-on ? — Quoi ? se moqua Aendo. Des décennies pour y penser et tu n’ as mis au point aucun rituel ? — Je ne suis pas ritualiste. — Il faut tout faire soi-même, fit mine de s’ affliger Aendo. Approche avec le Sceptre.
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La Mémoire des Ombres Morgas fit quelques pas en évitant de croiser le regard de l’ Édarrien. Il plaça l’ artefact juste devant l’ homme agenouillé où il demeura, vertical et bourdonnant. Morgas recula jusqu’ aux Ombres, qui avaient délaissé l’ élémentaliste pour s’ intéresser aux faits et gestes d’ Aendo. Comme poussé par une force invisible, le soldat édarrien tendit une main tremblante et la referma sur le Sceptre. Pendant un long moment, il ne se passa rien. Le Sceptre chantait doucement et Aendo semblait passif à côté de lui. Ce dernier manifestait même son ennui par toutes sortes de gestes et d’ attitudes blasés. L’ impulsion devait venir d’ Icapeus mais Morgas sentit que l’ esprit de l’ enfant de Llar était tourné vers Sefyrin. Maintenant qu’ il devait se séparer d’ elle, il semblait réticent à sauter le pas. Morgas fut soudain pris d’ une furieuse envie de l’ extirper de force de ce Sceptre, mais il n’ avait aucune prise sur Icapeus. Ce fut Sefyrin elle-même qui se détacha de lui. — Va, lui dit-elle d’ une voix douce. Morgas pouvait sentir sa peine et tout un maelstrom d’ émotions indéfinissables. Comme s’ il n’ avait attendu que son accord, Icapeus se tendit enfin vers l’ Édarrien. Le Sceptre émit alors une violente lumière argentée. Aendo papillonna des yeux, toute légèreté envolée. Il était toujours en contrôle, Morgas n’ en doutait pas, mais concentré, absorbé par la tâche en cours. Morgas ne vit pas le transfert. Soudain, la présence devenue si familière d’ Icapeus disparut de son esprit et l’ homme agenouillé émit un cri étranglé. Le Sceptre exprima sa satisfaction en exhalant un souffle triomphal qui leur fit tous courber la tête sous sa puissance. Puis il se tut. Le soldat édarrien haletait, recroquevillé sur lui-même. Son corps agité de tremblements incoercibles semblait avoir du mal à coordonner ses mouvements. Derrière lui, Aendo recula de quelques pas, sans un mot. Puis il leva la tête et fit mine d’ écouter, comme s’ il avait été alerté par un son inaudible pour les autres. — Oh-oh… dit-il. Il est temps pour moi de tirer ma révérence. Il leur adressa à tous un salut fleuri de saltimbanque avec son chapeau, puis se retourna et partit hâtivement se perdre sous le couvert des arbres. Personne ne chercha à le retenir. Icapeus se relevait lentement, ses gestes toujours maladroits. Morgas récupéra le Sceptre et s’ éloigna de quelques pas. L’ artefact lui murmura quelque chose qu’ il ne comprit pas. À présent que l’ enfant de Llar était sorti, le mage n’ avait strictement aucune idée de ce qu’ il déciderait de faire. L’ idée qu’ il puisse désirer les suivre jusqu’ à la libération de Sefyrin était particulièrement désagréable au goût de Morgas.
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Héritages II Icapeus touchait avec précaution son nouveau visage. Contrairement à Acamal, longtemps auparavant, son incarnation ne modifiait pas vraiment l’ apparence de son hôte. Il demeurait un homme grisonnant au visage carré et à la stature trapue. Le regard qu’ il lança à Morgas n’ avait rien d’ amène. — Nous voilà donc enfin face à face, dit-il d’ une voix éraillée. — Tu es libre, répondit Morgas. — Pas tout à fait, dit soudain une puissante voix étrangère, qui résonna à la fois aux oreilles et à l’ esprit de Morgas. Le mage vit les Ombres s’ incliner avec respect alors qu’ un homme d’ une stature extraordinaire se matérialisait devant eux, juste à côté d’ Icapeus. Il devait mesurer près de deux mètres cinquante de haut et son visage était une réplique exacte de celui qu’ arborait Icapeus lorsqu’ il prenait forme dans l’ esprit de Morgas. Ses prunelles grises étaient froidement fixées sur l’ Édarrien possédé. Tout en lui était simplement parfait. Aucune mèche ne dépassait de ses cheveux châtain coupés court, sa peau lisse semblait faite d’ une pâle matière uniforme, les ombres jouant harmonieusement sur son visage. Son armure étincelait, ses vêtements étaient immaculés, comme si aucun grain de poussière n’ osait même les toucher. Le regarder avait quelque chose d’ insoutenable. — Te voici à nouveau, Icapeus, articula lentement Llar. Le Dorien se laissa tomber à genoux devant son dieu. — Seigneur, souffla-t-il. — J’ ai longtemps réfléchi à la punition qu’ il convenait de t’ infliger pour ta trahison. Icapeus demeura silencieux, attendant docilement la sentence. — Souhaites-tu revenir à mon service ? lui demanda sèchement le colosse. — Je n’ ose l’ espérer, répondit faiblement Icapeus. — Et tu as raison. Tu aurais pu être le serviteur parfait. Mais tu as échoué. Tu es imparfait. Il est inconcevable que je puisse te reprendre à présent. Tu es souillé par l’ échec et la trahison et jamais cette souillure ne pourra être lavée. Tu le sais, n’ est-ce pas ? Icapeus avait fermé les yeux aux paroles de son dieu. Morgas le vit déglutir péniblement. — Je le sais, répondit-il d’ une voix cassée. — Et pourtant tu désires te racheter. — Oui, Seigneur. Llar le contempla longuement, son visage un masque de sévérité et de réprobation. Sa colère contenue était plus terrifiante qu’ une explosion de rage. — Tu vas venir avec moi, décréta le dieu. Et tu vas combattre en première ligne dans les mondes satellites. Tu participeras de toutes tes forces à la Guerre Éternelle. Tu feras tout, absolument tout, pour regagner ma faveur. Et tu sauras, en le faisant, que jamais, jamais tu n’ y parviendras. Cela ne t’ empêchera pas de 258
La Mémoire des Ombres continuer à essayer. Tu te battras de toutes tes forces pour cela. Et ce sera ton éternel échec. Telle est ta punition. — Et je l’ accepte, Seigneur Llar, répondit Icapeus, la tête courbée. Je la mérite. — Bien, dit le dieu, sombrement satisfait. Et, sans un regard pour le reste du monde, il disparut, emportant Icapeus avec lui.
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HĂŠritages II
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La Mémoire des Ombres
Chapitre 23 Bordure du désert d’ Ared. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison du Feu. La bataille s’ était terminée sur un statu quo. Aucun des deux camps n’ avait su faire pencher la balance de son côté de manière décisive et les combattants s’ étaient finalement retirés et retranchés sur leurs positions, laissant le champ de bataille aux morts, aux mourants et aux corbeaux. Morgas avait tourné le dos à ce spectacle désolant, écœuré par un tel gâchis, et s’ était isolé pour penser tranquillement et loin du Sceptre aux événements qui s’ étaient déroulés plus tôt dans la journée. Il était heureux d’ avoir pu se débarrasser enfin d’ Icapeus, mais il ne voulait pas que Sefyrin perçoive son contentement à ce sujet. Il réalisait que le devenir de l’ enfant de Llar ne l’ intéressait pas le moins du monde. Ce dernier s’ était toujours montré tellement odieux et hostile que son départ, même s’ il devait chagriner Sefyrin, n’ était rien d’ autre qu’ un soulagement. Et à présent qu’ Icapeus était parti, Morgas n’ avait plus de raison de se rendre à Édarr. En fait, plus de raison purement personnelle et égoïste. Il avait dit et redit qu’ il ne partait pas pour combattre le Néant. Mais la vision de l’ élémentaliste l’ avait plus perturbé qu’ il ne voulait bien l’ admettre devant les Ombres. Il fallait que l’ homme ait été en contact de façon très régulière avec une très puissante source de Néant pour prendre cette apparence. Sa corruption était très avancée. De combien d’ hommes voués au Néant disposait Édarr ? Combien d’ élémentalistes ? Combien d’ adorateurs de l’ Élément ? Le vieil homme dont Icapeus avait volé le corps avait semblé tout aussi horrifié que Morgas par l’ apparence de l’ élémentaliste. Se pouvait-il que la majorité des Édarriens ignore ce qui se trouvait en son sein ? Cela paraissait absurde, mais Morgas ne pouvait oublier l’ expression de cet homme lorsqu’ il avait vu ce qui se cachait sous le masque de cuir. Sa prédiction flottait dans son esprit, pesante et insistante. Les serviteurs de Nar. Rel et la Grande Hiérophante Jaralena n’ étaient-ils pas alliés et focalisés sur cet ennemi, comme le requérait la vision ? Quel besoin avait-il de les accompagner encore ? Était-il assez orgueilleux pour s’ imaginer que sa présence pouvait changer le cours des choses ? Il se leva avec un soupir. Il ne pouvait tout simplement pas tourner le dos à des événements de cette importance. Sefyrin serait sans doute d’ accord avec lui. Il faudrait faire avec les récriminations d’ Aestyr, mais il y était accoutumé. Le
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Héritages II Sceptre s’ était séparé de l’ un de ses pensionnaires. Il attendrait bien un peu pour le suivant. La menace du Néant avait finalement la priorité. Morgas prit la direction de la tente de commandement, où il avait laissé le Sceptre sous la garde de Nel. Il traversa une partie du campement, passant à côté des soldats fourbus, parfois blessés. Non loin de là, en provenance des tentes des guérisseurs, venaient des cris et des râles alors que les hommes les plus gravement touchés étaient pris en charge. Morgas avait vu ce que les armes de Néant faisaient aux humains. Seul un petit nombre d’ Édarriens portait ces armes, mais elles faisaient des ravages conséquents dans les lignes des armées du nord. Il suffisait qu’ elles touchent une fois un ennemi pour que celui-ci se retrouve hors de combat, gangrené par l’ Élément Néant. L’ effet n’ était pas aussi spectaculaire que sur Rel, mais tout aussi handicapant. La peau des humains devenait grisâtre, comme nécrosée, et le poison se répandait progressivement dans l’ organisme si rien n’ était fait pour l’ endiguer. La plupart des Filles de Nar que Rel avait envoyées pour accompagner les armées étaient affectées au soin de ces plaies très particulières. Il entra dans la tente sans se faire annoncer. Jaralena était assise face à Rel, uniquement vêtue d’ une légère robe de voile sans manches alors qu’ une femme, sans doute une prêtresse, pansait soigneusement son avant-bras. Ses bras nus étaient couverts de contusions et il pouvait distinguer une longue estafilade audessus de son épaule droite. La Grande Hiérophante couvrit pudiquement son corps d’ une couverture à l’ entrée de Morgas. Elle lui adressa un regard de reproche mais ne fit pas de commentaire. Elle avait l’ air trop épuisée pour ça. Le mage prit place auprès d’ eux, ignorant Nel qui babillait dans un coin avec le Sceptre. — Nous aurions bien besoin d’ une aide comme la vôtre, dit Jaralena en s’ adressant à Rel. Aujourd’ hui, vous nous avez permis de ne pas être submergés. Peut-être aurions-nous perdu cette bataille si vous n’ étiez pas intervenus. — Tu as les Filles de Nar que j’ ai mises à ton service, lui répondit l’ Ombre. Nel leur montrera comment repérer les couloirs de Néant. — Mais elles seront bien moins efficaces que vous. Vous trois, ajouta-t-elle, incluant cette fois Morgas dans la conversation. Ce dernier accepta d’ un signe de tête la remarque. Pour la première fois, Jaralena ne le traitait ni avec mépris, ni avec froideur. — Nous ne pouvons pas rester ici, dit Rel. Tant que nous n’ aurons pas trouvé la source de cette corruption, nous serons condamnés à faire face à des ennemis de plus en plus puissants. Que vous les conteniez ici est très bien, mais cela ne règle en rien le problème. — Encore faudrait-il que nous soyons capables de les contenir sur le long terme, soupira-t-elle. Mes troupes sont épuisées. Elles ont perdu une partie de leurs chefs…
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La Mémoire des Ombres — Que tu remplaces avec une très grande aisance, contra Rel. Ces hommes t’ ont vue au combat. Ils t’ admirent. Ils te suivront, quoi qu’ il arrive. — Par la grâce de Nar, soupira-t-elle. — Ne pourrais-tu demander des renforts ? demanda Morgas. Les Édarriens sont nombreux, mais ils ne peuvent pas combattre avec cette intensité tout le long de la ligne de front. — Anthras nous envoie des hommes, dit-elle. J’ espère que ça sera suffisant. Enfin, nous avons tout de même reçu quelques bonnes nouvelles. La prêtresse termina de bander le bras de la Grande Hiérophante et se leva. Jaralena lui adressa un regard reconnaissant et affectueux alors qu’ elle quittait la tente. — Quelles bonnes nouvelles ? demanda Rel. — Istula est en marche, dit-elle. Nos rapports ont été confirmés. L’ ancienne capitale a enfin décidé d’ entrer dans la guerre. — Ils ne doivent pas être bien nombreux, commenta Rel. — Même s’ ils ne sont que quelques centaines, c’ est toujours bon à prendre, répondit-elle avec philosophie. Ils finiront sans doute par rejoindre nos troupes stationnées les plus à l’ est. Les messagers affirment que la Reine Blanche ellemême a pris les armes et qu’ elle vient avec ses mentalistes. — C’ est une bonne nouvelle, en effet, dit Morgas. Les mentalistes sont efficaces pour lutter contre les élémentaires. Ils pourront sans doute contribuer à contrecarrer les sbires du Néant. Rel fronça du nez mais s’ abstint de tout commentaire. — Espérons-le, soupira Jaralena. Et de votre côté, qu’ allez-vous faire ? Rel jeta un regard en coin à Morgas. — Nel et moi continuons notre chemin vers Édarr, annonça-t-il d’ une voix neutre. — J’ irai aussi, dit Morgas. Le léger sourire sur les lèvres de l’ Ombre indiquait clairement qu’ il n’ en avait jamais vraiment douté. Morgas préféra ignorer cette manifestation d’ autosatisfaction. Tant pis si Rel obtenait ce qu’ il voulait. L’ enjeu était trop important pour se perdre en de futiles chamailleries. — Mais nous pouvons retarder notre départ de quelques jours, concéda Rel. Le temps de nous reposer et de former correctement les Filles de Nar. Après ça, nous contournerons les lignes pour avancer vers Édarr. Jaralena acquiesça. — Très bien, dit-elle. Je vais mettre des tentes à votre disposition. Peut-être cela vous convaincra-t-il de rester parmi nous quelques jours de plus. Morgas avait fui le campement des armées du nord pour se réfugier en haut d’ une crête rocheuse, où les effluves du champ de bataille ne lui parviendraient pas. Malheureusement, le vent soufflait depuis plusieurs jours sur le camp et avait 263
Héritages II apporté les remugles des cadavres, puis des bûchers qu’ on avait installés à la hâte pour nettoyer les lieux. Il était impatient de partir. Les Édarriens n’ avaient pour l’ instant tenté aucune autre attaque et Morgas n’ avait rien à faire. Il avait assisté aux premiers cours de Nel sur la détection du Néant, mais avait très rapidement fait le tour de ce qu’ il y avait à apprendre et se retrouvait désœuvré. Il détestait se trouver au milieu de cette armée. Tout lui répugnait ; la promiscuité, la puanteur, l’ impression d’ être épié en permanence, les soudards euxmêmes, sales et abrutis. Il rongeait son frein en attendant que les Ombres se décident à bouger. Il faisait nuit et, pour une fois, la fraîcheur était la bienvenue, chassant l’ odeur méphitique du campement. Morgas avait pris le Sceptre dans l’ espoir de parler avec Sefyrin, au calme. Elle était restée silencieuse depuis le départ d’ Icapeus. Il posa le Sceptre en travers de ses genoux et caressa pensivement les fines gravures qui en couvraient le corps pâle. C’ était un très bel objet mais, avec le temps et l’ habitude, il oubliait souvent d’ admirer sa finesse et sa perfection. Morgas faillit sursauter en la découvrant à côté de lui. Il comprit qu’ il n’ était plus vraiment sur les rochers où il s’ était installé, mais quelque part dans une construction mentale qui reproduisait la réalité. Sefyrin n’ avait plus fait ce genre de projection psychique depuis très longtemps, depuis l’ époque où elle lui avait fait découvrir ses souvenirs de Sheam et du monde avant l’ ère Élémentaire. Elle fixait l’ horizon et il en profita pour la regarder, une chose qu’ il n’ avait jamais pu faire autant qu’ il l’ aurait souhaité quand Icapeus était là. L’ enfant de Llar avait toujours réagi en amant jaloux, tolérant difficilement les discussions entre Sefyrin et Morgas. Il s’ était assuré à chaque fois de bien faire comprendre au mage qu’ il n’ était qu’ un intrus et que la femme lui appartenait. Morgas s’ était maintes fois agacé de la tolérance de Sefyrin face à ces comportements possessifs mais il s’ était tenu en retrait, respectant la volonté de l’ élue de Nar. — Comment vas-tu ? lui demanda-t-il finalement, une fois qu’ il eut bien admiré son visage. Elle lui sourit. — Je vais bien, assura-t-elle. Elle semblait à la fois sereine et un peu mélancolique. Morgas était soulagé de la trouver aussi composée. — Son absence est très étrange, continua-t-elle d’ une voix douce. Comme un vide inexplicable. Cela faisait si longtemps que nous étions ensemble. Toujours ensemble. Elle ferma les yeux.
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La Mémoire des Ombres — J’ ai l’ impression de redécouvrir… l’ intimité. Et c’ est agréable. Aestyr est là, bien sûr, mais il aime se ménager des espaces de solitude. Acamal savait lui aussi être discret. Morgas ne savait que répondre. Il craignait de rapidement passer à des critiques d’ Icapeus, ce qu’ il savait être totalement inapproprié dans les circonstances où ils se trouvaient. — Je suis heureuse pour lui, dit-elle. Il… Il a ce qu’ il souhaitait le plus au monde. — Il souhaitait être condamné à une éternité de combats et de mépris ? — Il voulait expier sa faute. Il est comme ça. Je le respecte et je le comprends. Je ne me suis jamais fait d’ illusions à son sujet. C’ est pour cette raison que je savais que, de notre vivant, nous n’ aurions jamais pu être ensemble. Les Doriens vivaient d’ une façon terrible. Je sais qu’ il aurait voulu que je le rejoigne et que je me plie à leurs règles. Et cela, c’ était impossible. Cela aurait été comme être en prison. D’ une certaine manière, ce qui s’ est passé avec le Sceptre nous a permis de connaître ce que je nous refusais de notre vivant. — C’ était aussi une prison, remarqua Morgas. — Oui, admit-elle. Mais nous y étions sans espoir de sortie, alors autant en tirer le meilleur parti. Se concentrer sur cela. C’ était aussi une manière de fuir l’ horreur de notre situation. Aestyr et Acamal n’ ont pas eu ce refuge. — Alors d’ une certaine manière, c’ est lui qui t’ a permis de traverser cette épreuve ? — Ce qui rend ma culpabilité encore plus grande, acquiesça-t-elle avec un sourire triste. — Ta culpabilité pour quoi ? Elle ferma un moment les yeux. Il comprit qu’ elle avait du mal à exprimer devant lui ce qu’ elle ressentait. Il attendit patiemment qu’ elle se décide. Il avait envie de la toucher, de la prendre dans ses bras illusoires pour la réconforter. Maintenant qu’ Icapeus était parti, c’ était une chose qui devenait possible mais il ne voulait pas la brusquer. Il ne voulait pas non plus entretenir en lui des sentiments voués à l’ échec et à la désillusion. Voir Icapeus à nouveau incarné avait fait naître un espoir qu’ il avait du mal à combattre. Et si Sefyrin pouvait à son tour prendre corps ? Nar viendrait-il à l’ instar de son frère exiger des comptes, emmenant son ancienne élue au loin, à tout jamais hors de la portée de Morgas ? Il réalisa qu’ elle le regardait attentivement, ses yeux vert clair scrutant son visage. — Je suis soulagée, avoua-t-elle dans un murmure. Elle secoua la tête avec embarras. — Je n’ ai plus aucune notion du temps après tous ces siècles passés dans le Sceptre. Parfois, j’ ai peine à me souvenir de ma vie, qui a pourtant été riche et longue. Tout ce temps que nous avons passé ensemble, Icapeus et moi, paraît 265
Héritages II s’ étirer à l’ infini. Je n’ en ai jamais véritablement envisagé la fin, je l’ avoue. Et à présent que c’ est arrivé, qu’ il est parti… je suis soulagée d’ un poids que je n’ avais pas conscience de porter. Et j’ ai l’ impression de le trahir en ressentant cela. — Peut-être ressent-il la même chose, lui aussi, argumenta Morgas. Tu dis qu’ il était heureux de repartir avec Llar. — Peut-être… Quoi qu’ il en soit, dit-elle d’ un ton qui indiquait clairement qu’ elle en avait fini avec ce sujet de conversation, il nous faut maintenant reprendre notre route. — J’ ai décidé de me rendre à Édarr, déclara Morgas. Ce qui se passe avec le Néant me paraît trop important pour être négligé. — C’ est une bonne décision, répondit-elle avec un sourire. — Avec Aendo qui ne cesse de nous suivre, nous trouverons peut-être un moyen de te libérer à ton tour. Ou peut-être Aestyr. — Parlant d’ Aendo, j’ ai remarqué quelque chose de très intéressant pendant l’ incarnation d’ Icapeus. Il y a participé activement. — Je suis surpris qu’ il y mette autant de bonne volonté, remarqua Morgas. Après tout, tant que vous êtes prisonniers, vous n’ avez pas les moyens de vous venger de lui. Il n’ a pas intérêt à vous libérer. — Oh, il n’ a pas tellement le choix. Le Sceptre semble avoir un fort pouvoir coercitif sur lui. Ils sont très liés, plus sans doute qu’ Aendo ne le souhaiterait. Avec le temps, le Sceptre s’ est renforcé. Il a gagné, en quelque sorte, en maturité. Il a appris, peut-être par notre biais, à réaliser des choses dont il était incapable juste après sa création. À ce moment-là, Aendo a pu le manipuler comme il le souhaitait mais cette époque est révolue. S’ il veut avoir la paix, il doit faire ce que veut le Sceptre. — Chercheras-tu à te venger de lui lorsque tu auras été libérée ? Elle n’ hésita pas. — Oui, dit-elle. Et je pense qu’ il est en train de m’ en donner les moyens. Quand il a aidé Icapeus à sortir, pendant un bref instant, je l’ ai senti vulnérable. C’ était fugitif et je ne sais pas encore comment l’ exploiter. Mais il n’ est pas sans faille. Nous sommes encore deux à devoir être libérés. La prochaine fois, je saurai quoi chercher, quel que soit celui d’ entre nous qui parvient à sortir. — Aestyr semble beaucoup moins vindicatif que toi à l’ encontre d’ Aendo, remarqua Morgas. Il était surpris que l’ élue de Nar soit la seule qui parle véritablement de vengeance. Les autres semblaient simplement pressés de quitter le Sceptre et de vaquer à d’ autres occupations. — Aestyr a tiré un trait sur le passé. C’ est le moyen qu’ il a trouvé pour ne pas perdre la raison. — Et Acamal ?
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La Mémoire des Ombres — Acamal avait ses propres obsessions. Je ne doute pas qu’ il les poursuit, à présent qu’ il est libre. Cela ne laisse que moi pour exercer cette vengeance. Si Nar m’ en laisse l’ occasion. — Tu as peur de te retrouver devant lui ? — Bien sûr, répondit-elle. Je l’ ai trahi. Mais je l’ attends également avec une certaine impatience. Pour en finir avec tout cela. — Que fera-t-il ? Il t’ enverra, toi aussi, combattre dans la Guerre Éternelle ? — C’ est possible, admit-elle. C’ est ce que font la plupart des dieux jeunes, ils tiennent le front. Notre présence sur le Plan Central était une expérience unique. Et vu comme elle s’ est terminée, je doute que les dieux anciens veuillent la renouveler. Morgas ne souhaitait rien moins que la voir disparaître dans les mondes satellites pour combattre de nébuleux ennemis venus d’ il ne savait où. Jamais personne n’ avait accepté de lui révéler la nature exacte de cette guerre et, même s’ il en comprenait confusément l’ importance, il n’ en saisissait pas pour autant les enjeux ni la nature de l’ ennemi. — J’ entends qu’ on s’ amuse sans moi ! dit soudain la voix d’ Aestyr. L’ enfant d’ Itar fit irruption dans l’ illusion de Sefyrin en se recoiffant d’ un air affecté. — Tu en as mis du temps pour venir, lui dit la jeune femme avec un sourire affectueux. — J’ étais occupé, dit-il avec hauteur. Et tu ne m’ avais pas invité à cette petite causerie. Mais peut-être que j’ interromps quelque chose ? Il darda un œil critique en direction de Morgas. — Non ? fit-il. Dommage. L’ existence dans ce Sceptre est d’ un ennui… Mais au moins avons-nous gagné le droit de parler avec Sefyrin sans chaperon. Il s’ assit sans cérémonie sur le rocher, à côté d’ elle. — Pas très confortable, quand même, se plaignit-il. — Retourne donc dans ton édredon de plumes, lui dit-elle en retour. — J’ y suis seul ! Il n’ y a que moi, et moi, et moi. Et même si je m’ aime beaucoup, il m’ arrive de me trouver moi-même ennuyeux. — Comment est-ce donc possible ? fit-elle mine de s’ ébahir. — Vilaine, répondit-il. Tu as été mal influencée. Des millénaires à côtoyer l’ homme le plus aigri du monde. — Sois gentil, l’ admonesta-t-elle. — Ah oui, pardon. Il ne faut pas dire de mal de ceux qui sont partis, j’ avais oublié. En attendant, j’ espère qu’ Itar ne m’ attend pas avec autant d’ impatience. Il a à peine eu le temps de sortir que Llar était là, à demander des comptes ! Il frissonna. — C’ était la première fois que je le voyais, ajouta-t-il. C’ est effrayant comme il ressemble à Icapeus. Ou est-ce le contraire ? Heureusement qu’ Acamal n’ avait pas une tête de Lune, ça aurait rendu les conversations plus difficiles. 267
Héritages II — Mais tu es très en forme, aujourd’ hui, Aestyr, commenta Sefyrin. — Je viens te remonter le moral, déclara-t-il en lui passant un bras autour des épaules. Je sais que tu es triste qu’ il soit parti, même si je ne comprends pas bien pourquoi. Entre nous, il t’ étouffait complètement. — Je sais, murmura-t-elle. Il y avait soudain des larmes dans ses yeux clairs, comme si de l’ entendre dans la bouche d’ un autre le rendait plus difficile à supporter que lorsqu’ elle l’ admettait elle-même. Aestyr sembla prendre conscience de son trouble, car il prit les mains de Sefyrin dans les siennes. Pendant un très bref instant, le masque se fissura et derrière la façade enjouée et exubérante apparut le visage d’ un homme marqué par la souffrance et l’ angoisse. Puis le sourire revint, seuls les yeux bleus conservant une trace de cette terrible gravité alors qu’ il caressait le visage de Sefyrin d’ une main tendre, essuyant ses larmes. — Mais je suis là, ma chérie, ne t’ inquiète pas ! dit-il avec sa faconde habituelle. Ne suis-je pas de bien meilleure compagnie que ce ronchon d’ Icapeus ? C’ est mon tour d’ embrasser la jolie fille. Et avec moi, tu peux faire tout ce que tu veux. Y compris flirter avec Morgas si tu en as envie. Je ne suis pas jaloux. — Cesse donc de faire l’ imbécile, lui dit-elle en souriant avec indulgence. — Elle rougit ! s’ extasia Aestyr avec de grands gestes. Regarde, Morgas, tu as réussi à la faire rougir. C’ est bon signe. Il fit tourner le visage de Sefyrin vers Morgas pour lui prouver ses dires. Les joues de la jeune femme n’ affichaient pas la moindre rougeur et elle lança un regard désabusé à Morgas tout en se laissant docilement faire. Au moins les larmes avaient-elles disparu. Morgas lui adressa un sourire en retour. La complicité qu’ il voyait en eux, cette proximité née de tant de siècles passés ensemble le mettait quelque peu mal à l’ aise. Il se sentait un étranger dans cette projection mentale. Il ne pourrait jamais véritablement comprendre leur souffrance commune, jamais partager cela avec Sefyrin. Il dépendait de l’ élue de Nar pour quitter la projection mentale. Il avait la sensation que leur conversation était terminée, mais ne savait comment exprimer son désir de partir sans paraître fuir les lieux. Aestyr sembla prendre conscience de son trouble et lui adressa un discret signe négatif de la tête, comme s’ il lui interdisait de les laisser en plan. — Puisque nous sommes entre gens de bonne compagnie, dit ensuite l’ enfant d’ Itar en brossant des poussières imaginaires sur ses vêtements comme toujours vivement colorés, je vous propose de passer un moment agréable… — Aestyr… dit Sefyrin d’ un ton réprobateur. — Que vas-tu imaginer, ma belle ? s’ esclaffa-t-il sur le ton de l’ innocence bafouée. Je ne vous propose pas de rejoindre mon très fameux édredon de plumes, mais bien de jouer aux cartes. 268
La Mémoire des Ombres D’ un geste théâtral, il produisit de nulle part un paquet de longues lames richement illustrées. — Voyons, dit-il en les battant d’ une main experte. Nous sommes trois, ce qui est parfait pour un Triangle. En plus, Icapeus refusait d’ y jouer. — Il n’ aimait pas tes lectures divinatoires, expliqua Sefyrin. — Il n’ a jamais été drôle, commenta Aestyr. Mettons-nous en cercle, que je puisse distribuer les cartes. Le paysage se modifia légèrement pour leur fournir un espace confortable pour jouer. Morgas s’ installa docilement à l’ endroit qu’ Aestyr lui désignait d’ une main impatiente. Il avait eu peu l’ occasion de s’ exercer à leur version du Triangle. Morgas avait appris une version très populaire de ce jeu dans sa jeunesse. Mais les prisonniers du Sceptre le connaissaient sous une forme différente et s’ amusaient parfois à interpréter les tirages de cartes. Leurs paquets de lames étaient bien plus réduits que ceux utilisés à l’ époque de Morgas et certaines cartes étaient différentes. Aestyr en piocha une au hasard dans le paquet et la retourna. — Ça alors, dit-il d’ un ton faussement surpris. Altération ! Il exhiba la carte, qui arborait un triangle violet orienté pointe en haut. Puis il tendit le paquet à Morgas, qui choisit à son tour une carte en aveugle. Il ne put réprimer un léger rire en la découvrant. — Pureté, dit-il en montrant son triangle doré. Aestyr poussa un grognement dépité. — Pourquoi la Pureté est-elle classée avant l’ Altération ? se plaignit-il. Sefyrin piocha à son tour dans le paquet et leur adressa un sourire triomphal. — La Reine, dit-elle. Messieurs, c’ est moi qui commence.
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Chapitre 24 Territoires conquis par les armées d’ Édarr. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison du Feu. Le village était de très petite taille, une chose qui lui avait sans doute permis d’ échapper à l’ attention des armées en marche et d’ éviter ainsi un odieux pillage. Les bourgades plus importantes qu’ ils avaient traversées ces derniers jours n’ avaient pas toutes eu cette chance. Rel immobilisa sa monture au milieu de la rue principale et se concentra pour tenter de percevoir à nouveau le signal qui l’ avait mené jusqu’ ici. Il dut pour ce faire ignorer la chose rampante qui couvait en son sein, comme une conscience malveillante qui demeurait tapie mais toujours perceptible, attendant son heure. Il la contrôlait pour l’ instant, mais bientôt Nel ne pourrait plus ignorer qu’ elle vivait encore à l’ intérieur de lui. Il le soupçonnait déjà, Rel pouvait le voir à la manière dont il le dévisageait parfois. Plusieurs jours auparavant, Rel avait perçu un appel magique qui ne pouvait provenir que d’ une Fille de Nar. Elles apprenaient toutes, à la Guilde, à émettre ce genre de signal au cas où elles seraient en danger et isolées. Il ne savait trop à quoi il devait s’ attendre. Peut-être une des jeunes femmes qui apportaient discrètement leur soutien au réseau d’ espionnage de la Grande Hiérophante. Ils étaient loin dans les terres conquises par les Édarriens. La source était facilement repérable, dans une maison d’ allure modeste un peu éloignée de la rue principale. Rel dirigea sa monture vers la bicoque, suivi par ses compagnons de route. Une gamine jouait devant la maisonnette, dans la cour de terre battue. Elle leur adressa un regard et fila comme une flèche à l’ intérieur. Rel démonta, imité par son frère et Morgas. Le temps qu’ ils attachent leurs chevaux devant la maison, une deuxième gamine, un peu plus âgée que la première, s’ était plantée devant la porte, un air résolu sur le visage. — Qui êtes-vous ? demanda-t-elle en levant vers eux un menton agressif. Pour toute réponse, Rel repoussa son capuchon, dévoilant son visage. La petite le fixa un instant, bouche bée, puis acquiesça. — Vous êtes une Ombre, n’ est-ce pas ? demanda-t-elle. Entrez, je vais vous emmener vers Maîtresse Ysanna. Au moins Rel savait-il à présent qui était à l’ origine de l’ appel. Il aurait dû s’ en douter. Maintenant qu’ il entendait son nom, il se rappelait que la jeune
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Héritages II femme avait été envoyée à Édarr pour y fonder une Maison de Nar. Il n’ était guère surprenant de la trouver ainsi exilée si les adorateurs du Néant avaient pris possession de la cité. Il fut surpris lorsqu’ il la découvrit et se reprocha intérieurement sa propre étourderie. Ysanna n’ avait plus rien d’ une jeune femme. Ce rappel constant de la brièveté des vies humaines était l’ un des fardeaux qu’ il devait porter en vivant à leurs côtés. Les cheveux de la Fille de Nar étaient à présent gris et réunis en une tresse bien nette qu’ elle enroulait à l’ arrière de sa tête. Son visage n’ avait pas tellement changé hormis la présence d’ un réseau de rides qui semblaient autant dues à l’ âge qu’ aux soucis. Elle était demeurée fine et délicate mais sa force de caractère transparaissait toujours dans ses yeux résolus malgré la situation dans laquelle elle se trouvait. Elle était visiblement malade. Elle se tenait près d’ un âtre où ronflait un feu malgré la saison. Elle s’ était levée à leur entrée, mais elle devait se tenir au manteau de la cheminée pour ne pas chanceler. Son état de faiblesse était sans doute la raison pour laquelle elle avait envoyé cet appel à l’ aide. — Maître Rel ! dit-elle avec soulagement en le voyant entrer. Nar soit loué, c’ est bien vous ? — Oui, Ysanna, répondit-il. J’ ai perçu ton signal. Il vit le regard de la Fille de Nar glisser derrière lui et s’ y fixer, incrédule. — Morgas ? dit-elle au bout d’ un moment. Ce dernier fit quelques pas dans la pièce. Il semblait hésitant et le regard qu’ il posait sur elle était à la fois triste et un peu désemparé. — Bonjour Ysanna, dit-il avec douceur. Elle se mit à rire, puis fut prise d’ une violente quinte de toux. La jeune fille qui les avait accueillis à la porte se précipita vers elle et lui fit respirer un linge qui sentait très fort les plantes médicinales. — Voilà une journée surprenante, reprit-elle quand elle put à nouveau parler. Qui aurait pu dire que je serais secourue par Rel, le maître de la Guilde, accompagné du célèbre et insaisissable Morgas ? Et ceci… ajouta-t-elle en désignant le bâton que Morgas tenait à la main, c’ est le Sceptre des Anciens, n’ est-ce pas ? Je dois être en train de rêver. — Tu ne rêves pas, lui dit Rel. L’ Ombre qui nous accompagne s’ appelle Nel. J’ aurais dû me douter que tu étais à la source de ce signal. C’ est une bonne nouvelle de te voir en vie, avec ce qui se passe à Édarr. — Alors vous savez, dit-elle. J’ ai envoyé des messages pour prévenir la Guilde de la corruption du Néant. Les avez-vous reçus ? Rel secoua la tête tout en lui faisant signe de s’ asseoir à nouveau. — Non, dit-il. Nous n’ avons rien reçu. Mais nous avons été informés par d’ autres biais que le Néant gagnait en puissance sur le continent. Notre enquête nous mène à Édarr. 272
La Mémoire des Ombres — N’ y allez pas ! dit-elle brusquement. C’ est trop tard pour Édarr, ils ont corrompu le node et je ne sais combien de personnes dans la cité haute. Il se pourrait que tous les nobles soient gagnés à leur cause, à l’ heure qu’ il est. Ysanna crispa sa main sur son épaule, comme si elle la faisait souffrir. — Mais je manque à tous mes devoirs, se reprit-elle. Prenez des sièges. Célima, prépare-nous quelque chose à boire. Ils s’ installèrent, Morgas s’ asseyant près du feu, face à elle, alors que la jeune fille s’ affairait pour préparer une bouilloire et la placer au milieu de l’ âtre. — Les deux enfants que tu as avec toi sont tes novices ? questionna Rel. — J’ ai trois novices sous ma protection. Célima, qui est ici, Pavali qui est allée acheter des œufs et Ysalys, la plus jeune, qui ne doit pas être loin. Nous avons pu fuir toutes les quatre Édarr quand j’ ai compris ce qui se passait. Je suis navrée, Maître Rel. J’ ai été aveugle à la corruption qui s’ étendait juste sous mon nez. Je voyais bien que quelque chose n’ allait pas, mais cela a été si long, si progressif, que je n’ ai pas saisi la gravité de ce qui se passait. — C’ est la manière du Néant, intervint Nel avec sympathie. — C’ est fâcheux, ajouta Rel plus sèchement, mais le mal est fait. Racontenous comment cela s’ est passé. — Il y a une sorte de société secrète en Édarr. Elle existait déjà quand j’ y suis arrivée. C’ est elle qui a enlevé et, maintenant j’ en suis certaine, tué ma nièce Anvalie. Ils sont appelés les Voleurs de Vie. Je ne savais pas qu’ ils étaient liés au Néant. Même après la blessure que j’ avais reçue, je manquais cruellement d’ expérience pour comprendre la nature de l’ arme qui m’ avait touchée. — Tu as été blessée par une arme de Néant ? demanda Rel avec un frisson glacé. En lui, la chose remuait lentement. — C’ était il y a très longtemps, à mon arrivée à Édarr. J’ ai cru à un poison très rare. Et puis la vie a repris son cours. J’ ai réussi à fonder ma Maison de Nar, non sans mal. Je devais faire très attention à mes novices. Les Voleurs de Vie ciblent tout particulièrement les femmes qui ont le don. J’ ai dit tout cela dans les rapports que j’ ai envoyés à la Guilde. — Je ne passe pas mon temps à lire les rapports des Maisons de Nar, rétorqua Rel. Continue. — Au fil des cycles, il semble que leur pouvoir se soit renforcé. Ce n’ était pas vraiment perceptible. Il est très difficile de savoir ce qui se passe dans la cité. Tout est extrêmement cloisonné et les restrictions d’ accès aux différents quartiers assurent un grand secret. Je n’ ai jamais mis les pieds dans la haute cité, là où vivent les édiles. Quand ils viennent dans la ville basse, ils portent toujours des masques. — Des masques de cuir ? demanda Morgas. Avec des franges ? Elle hocha la tête, les lèvres pincées. — Vous en avez vu, dit-elle sombrement. Oui, ils portent ce genre de masques. Grâce à eux, les serviteurs du Néant peuvent aisément se dissimuler. 273
Héritages II — Ce sont des nobles, ou ils sont infiltrés parmi eux ? — Je n’ en sais rien, répondit Ysanna d’ une voix lasse. J’ en ai vu un une fois sans son masque. Il était… Elle frissonna. — Vraiment très moche, finit Morgas à sa place, utilisant l’ expression d’ Aendo. Rel le foudroya du regard, ce qui n’ eut strictement aucun effet. La remarque sembla cependant amuser Ysanna, qui se détendit un peu. — C’ est en le voyant que j’ ai compris ce qu’ il était, reprit-elle. Ce qui était à l’ œuvre depuis le début dans la cité. Quand ils ont converti le node, j’ ai pris mes filles avec moi et nous nous sommes enfuies. Je pense qu’ ils ont le contrôle total de la ville, à présent. Je ne pouvais pas prendre le risque de rester. — Tu as bien fait, dit Nel. Mais cette histoire de node est ennuyeuse. Ça va compliquer nos affaires. — D’ un autre côté, ce n’ est pas une grande surprise, répondit son frère. Il était prévisible qu’ ils corrompraient le node dès qu’ ils en auraient l’ occasion. S’ ils dirigent la ville… — Comme disent les humains, nous avons un gros pain sur la planche, déclara Nel. Ce qui fit rire Morgas. — Du pain sur la planche, Nel, corrigea-t-il. Pas un gros pain ! — Je ne vois pas vraiment la différence, dit l’ Ombre d’ un ton chagrin. Quoi qu’ il en soit, ça nous fait un node à purifier. — À nous trois ? fit Morgas. Tu es très optimiste. — Rel et moi sommes des mages de la Tour, lui rappela-t-il. C’ est notre devoir de contrer ces influences malignes. Et c’ est la meilleure manière de limiter l’ influence du Néant. — Laissez parler Ysanna, les rembarra sèchement Rel, agacé par ces échanges futiles. Je veux entendre la suite. La Fille de Nar lui adressa un regard navré. — Il n’ y a pas grand-chose de plus à dire, déclara-t-elle. Le reste n’ est que le récit de notre fuite en direction d’ Arkas. Qui n’ a pas été simple, car les mouvements d’ armée sont nombreux. Nous nous sommes greffées dès que nous l’ avons pu sur des groupes de marchands, mais ils se font rares à l’ approche des combats. Et je refuse de mener mes filles à proximité des troupes. Elles feraient de trop belles proies pour des soudards sans scrupules. Elle secoua la tête d’ un air désolé. — Nous avons toutes les peines du monde à avancer. Plusieurs fois, nous avons dû rebrousser chemin. Puis je suis tombée malade, ce qui n’ a fait que compliquer encore nos affaires. — La maladie est liée à ta blessure ? demanda Rel. Elle porta à nouveau la main à son épaule, avec une grimace. 274
La Mémoire des Ombres — Je ne sais pas, dit-elle. J’ étais persuadée d’ être débarrassée de cette horreur, mais la cicatrice est douloureuse. Quand le node a été corrompu, j’ ai cru revivre le moment où j’ ai été poignardée. Ça m’ a beaucoup affaiblie et depuis, j’ attrape tout ce qui traîne. — Il faudra que nous examinions ta blessure, décréta Rel. Si elle est encore infectée, nous tenterons de la soigner. — Merci, Maître Rel. Allez-vous repartir en direction d’ Arkas ? — Certainement pas. Nous devons nous rendre à Édarr. Nous cherchons la source. Nous ne pouvons la laisser gagner encore en puissance. Elle le regarda d’ un air dubitatif. — Loin de moi l’ idée de douter de vos capacités, Maître Rel, dit-elle prudemment, mais c’ est potentiellement une cité entière de serviteurs du Néant qui vous attend là-bas. Et vous n’ êtes que trois. — Peu importe ! gronda-t-il, agacé qu’ elle ose remettre en question son jugement. Nous irons. Nous le devons. De votre côté, toi et tes filles pourrez rejoindre les armées du nord. Les plus proches de vous sont celles de la Grande Hiérophante. Vous devriez trouver le moyen de vous faufiler entre les lignes. Elle a des Filles de Nar dans ses troupes. — Des Filles de Nar combattent ? s’ étonna Ysanna. — Elles sont plutôt là pour traquer la présence du Néant. Ton aide leur sera précieuse. Il lui sembla qu’ elle était sur le point d’ argumenter, mais elle eut la sagesse de s’ en abstenir. — Bien, dit-il. Nel et moi allons examiner ta blessure. Morgas, dehors. Il fut satisfait de voir que l’ humain se levait sans discuter et quittait nonchalamment la pièce. Morgas se montrait de plus en plus accommodant au fur et à mesure que le temps passait, une chose dont Rel ne pouvait que se féliciter. Ysanna fit docilement glisser sa chemise sur son épaule pour dénuder la blessure alors que les deux Ombres l’ entouraient. À première vue, la cicatrice était propre et pâle et ne trahissait aucun signe de corruption. Sans même avoir besoin de parler, les deux Ombres se concentrèrent pour sonder l’ ancienne blessure. Rel dut faire taire la chose qui vivait tapie en lui avant de pouvoir percevoir quoi que ce soit en provenance de la Fille de Nar. Nel était déjà à pied d’ œuvre. — Il y a bien encore quelque chose, chuchota-t-il comme s’ il craignait d’ effrayer sa proie en parlant tout haut. Rel hocha sèchement la tête. Il n’ était pas sûr de sentir ce que Nel avait détecté mais il lui faisait toute confiance. Il était un peu déstabilisé de peiner à percevoir la présence du Néant en elle, comme s’ il était déjà trop accoutumé à l’ Élément pour s’ offenser d’ une corruption aussi infime. — Ce n’ est qu’ une toute petite graine, continua Nel. Je pense que nous pouvons facilement l’ enlever. 275
Héritages II Habilement, il tissa les flux magiques et les infiltra dans la blessure. Ysanna se tendit, mais subit la douloureuse opération sans se plaindre, la mâchoire serrée. Rel se contenta d’ assister son frère en immobilisant la Fille de Nar, tâchant d’ apaiser ses souffrances. Nel opéra pendant quelques instants, puis émit un murmure satisfait alors qu’ il extirpait la dernière parcelle de Néant enfouie dans le corps d’ Ysanna. Cette dernière exhala un soupir tremblant et frotta ses yeux remplis de larmes de douleur. — Merci, dit-elle d’ une voix faible, avant d’ être prise d’ une nouvelle quinte de toux. Nel releva la tête pour échanger un regard avec son frère. Et se figea, son visage soudain vide d’ expression alors qu’ il envisageait son aîné. Rel se détourna, glacé. Cette fois, le doute n’ était plus permis. Nel avait lu en lui et il savait. Rel pouvait sentir sa sourde colère. — Occupe-toi d’ elle, ordonna Nel à la jeune novice avant de contourner Ysanna pour se rapprocher de son frère. Rel commença à s’ éloigner. Il réalisait que pour la première fois de son existence, il voulait fuir son frère, et les implications de cette réaction instinctive éveillaient une vive angoisse en lui. Mais il ne pouvait s’ empêcher de chercher à éviter la pénible conversation qui s’ annonçait. — Je vais prévenir Morgas que… commença-t-il. Mais Nel ne lui laissa pas finir sa phrase. Marchant rapidement jusqu’ à lui, il le saisit sans douceur au bras et le tira littéralement vers la porte qui menait à l’ arrière de la maisonnette. — Tu viens avec moi, ordonna-t-il d’ un ton autoritaire que Rel n’ avait encore jamais entendu dans sa bouche. Rel se laissa entraîner, déstabilisé par tant d’ agressivité. Il avait envie de se dégager de sa poigne et de le repousser violemment, mais il maîtrisa cet instinct avec peine. Il savait que Nel s’ inquiétait pour lui et que c’ était la raison première de son comportement. Il ne devait pas se laisser aller à ce que lui chuchotait cette toute petite partie de lui qui avait changé. Nel claqua la porte derrière eux et poussa son frère sans douceur dans la cour arrière de la maison, effrayant les quelques poules qui picoraient dans les graviers. — Tu m’ as menti ! attaqua Nel d’ un ton outragé, pointant un doigt rageur vers lui. Cette chose est toujours en toi et tu le savais depuis le début ! — Nel… — Tu n’ as pas d’ excuse ! J’ aurais dû te forcer à retourner à la Tour. Le risque que tu prends est inadmissible ! — Je le contrôle, Nel, répondit-il sèchement. Que veux-tu que je fasse ? Que je te laisse gérer ce problème seul ? — Va à la Tour et prévient El de ce qui se passe ici. Il interviendra. 276
La Mémoire des Ombres — Et il sera sans doute trop tard ! rétorqua Rel. Crois-tu que j’ aie le choix ? Crois-tu que je prenne plaisir à me retrouver dans cette situation ? — C’ est ce qui finira par arriver si tu continues comme ça. Tu oublieras qui tu es et ce en quoi tu crois. Ça a déjà commencé, petit à petit. Tu me mens. Tu refuses de te faire soigner. — Tu peux me soigner ! Tu l’ as déjà fait une fois, tu peux recommencer. — Non, non, non ! Je ne peux pas te guérir à moi tout seul. Enlever cette chose des humains comme Ysanna, c’ est facile. Mais tu es une Ombre et le Néant te mange de l’ intérieur. Même avec l’ aide de Morgas, tout ce que je pourrai faire sera toujours imparfait. Je ne peux que retarder l’ échéance et ce n’ est pas satisfaisant. — C’ est tout ce dont nous avons besoin pour l’ instant, argumenta Rel. Nel, l’ enjeu est tel que je ne peux pas me permettre de faire passer mon bien-être avant la survie de ce continent. — On ne parle pas de bien-être, Rel ! explosa Nel en gesticulant comme un forcené. Enfin, reprends tes esprits ! Tu veux devenir une créature de Néant, c’ est ça ? Il a déjà tellement pris racine en toi que tu désires te transformer en élémentaire ? — Ne raconte pas n’ importe quoi, dit sèchement Rel, se contrôlant sévèrement pour ne pas envoyer promener son frère. Ai-je donc tant changé ? Je suis toujours moi-même et j’ ai besoin de ton aide pour le rester, pas d’ une condamnation. Si tu me tournes le dos, je suis perdu. — Je ne te tourne pas le dos, protesta Nel. Tout ce que je veux, c’ est te sauver, même en dépit de toi-même. — Nar m’ aide. Il me renforce et tient cette chose à distance. Si tu joins tes forces aux miennes, je pourrai lui résister le temps de nettoyer cette partie du monde de l’ influence du Néant. Si tu m’ abandonnes maintenant, tout est perdu. — Tu renverses les rôles, lui reprocha Nel. — J’ ai besoin de toi. — Il y a un node de Néant, à Édarr, dit Nel d’ une voix contenue. Toute la cité est corrompue. Et toi, tu veux t’ y rendre, alors qu’ une graine du même Élément a été semée en toi. C’ est du suicide. — C’ est une nécessité ! s’ écria Rel, exaspéré de le trouver aussi obtus. Tu seras là pour me soigner autant qu’ il le faudra. Si tu ne m’ abandonnes pas, nous pourrons y arriver. Si nous purifions le node, je serai guéri. — Et seras-tu à même d’ assurer un rituel de cette nature, avec le Néant en toi ? — Si tu m’ aides, oui, dit fermement Rel. Nel secoua la tête tout en faisant nerveusement les cent pas. Rel était à la fois touché par son inquiétude et horripilé de devoir se justifier ainsi. Il savait ce qu’ il faisait. Pourquoi son frère refusait-il de lui faire confiance alors qu’ il avait plus que jamais besoin de son soutien ?
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Héritages II — Nel, dit-il le plus doucement qu’ il le put, ne cède pas à la panique. Nous avons du temps pour ma maladie. Mais pas dans notre lutte contre le Néant. Puisje compter sur toi ? Nel lui adressa un regard de reproche. À l’ évidence, il était conscient de la manipulation mais ne semblait pas trouver de nouveaux arguments pour le contrer. Il connaissait suffisamment Rel pour savoir que ce dernier ne plierait pas, de toute manière. Le choix de Nel était simple : suivre son frère et l’ aider à résister au Néant, ou l’ abandonner à son sort. Ce choix n’ en était pas un. L’ amour fraternel qui les liait ne pouvait que lui dicter sa conduite. — Je n’ apprécie pas que tu me pièges ainsi, Rel, dit-il froidement. Ce dernier secoua la tête. — Nous sommes piégés tous les deux par les circonstances, répondit-il. Toi comme moi ne pouvons nous soustraire à notre devoir. — Nous pratiquerons des transes de soin tous les deux jours, capitula Nel. Quoi qu’ il arrive. Je ne te laisserai pas te défiler. — Je n’ en ai aucune intention, dit sincèrement Rel, satisfait de le voir enfin céder. — Très bien. Nel se détourna de lui et fit mine de contourner la maison, la démarche raide et les poings serrés. — Une dernière chose, appela Rel. Ne le dis pas à Morgas. Nel s’ immobilisa. — Ah, je ne te ferai plus de faveur ! gronda-t-il sans même se retourner. Morgas est notre compagnon de voyage. Il a accepté de combattre avec nous. Il a le droit de savoir que le danger est aussi au sein même de notre groupe. Je ne lui mentirai pas, moi. Et, tournant la tête juste le temps de lancer un regard noir à Rel, il disparut au coin de la maison. — Nous ne pouvons pas nous attarder, dit Rel. Si cela n’ avait tenu qu’ à moi, nous serions déjà sur la route. Ils étaient tous attablés autour d’ un léger repas dans la pièce principale de la maisonnette qui servait de refuge aux Filles de Nar. Ysanna était toujours faible, mais ses joues avaient repris quelques couleurs. Ses trois novices, installées à un bout de la table, regardaient avec effarement et curiosité les deux Ombres et Morgas, sans oublier le Sceptre, qui chantonnait doucement dans un coin de la pièce. — J’ ai besoin de dormir, répondit Morgas en haussant les épaules. Vous pouvez avancer sans moi pour un temps, mais vous aurez du mal à entrer en Édarr sans un humain pour faire illusion.
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La Mémoire des Ombres — Comment comptez-vous vous y prendre ? demanda Ysanna. Les Édarriens ont toujours été très pointilleux sur l’ identité de leurs hôtes et ça ne s’ est pas arrangé au fil du temps. — À dire vrai, dit Nel, nous n’ y avons pas trop réfléchi. Nous attendons de nous retrouver devant la ville pour aviser. — Si vous n’ avez pas besoin de montrer votre visage, dit Morgas aux Ombres, on pourrait vous faire passer pour mes enfants. Ysanna secoua la tête. — Ils ne laisseront certainement pas des personnes encapuchonnées entrer sans demander des comptes. — Des lépreux, peut-être ? fit Morgas, une lueur de malice dans l’ œil. Rel ignora la provocation. — Ça ne marchera pas, dit-il. Il nous faudra sans doute avoir recours à la magie. — Vous n’ avez pas peur qu’ ils vous détectent ? dit Ysanna en fronçant les sourcils. Je ne saurais dire combien ils sont, mais il y a des élémentalistes dans la cité. Des hommes qui manipulent le Néant. Si vous commencez à canaliser, ils risquent de vous sentir immédiatement. — Je pourrais sans doute m’ introduire seul dans la ville, dit Morgas, mais ça ne nous avancerait pas à grand-chose. Il faudrait alors que je trouve le moyen de vous faire entrer discrètement, mais je ne connais rien à Édarr et je ne saurais pas à qui me fier. — Il y a des gens qui peuvent vous aider, dit Ysanna. Ils se font appeler les Marcheurs d’ ombres. C’ est un groupe de personnes qui n’ accepte pas le cloisonnement de la ville. Ils existaient avant même que le Néant ne se manifeste à Édarr. Ils se considèrent comme des sortes de résistants face à des lois injustes et idiotes. C’ est grâce à eux que nous avons pu quitter la cité sans trop de mal. — Et comment les contacte-t-on ? demanda Morgas. Ils ne doivent pas avoir pignon sur rue. Ysanna fit une grimace et se tourna vers l’ une de ses novices. — Célima, dit-elle. Tu connais l’ un d’ eux. Comment faisais-tu pour le contacter ? La gamine fit une moue impuissante. — Garus est mon ami, dit-elle en rougissant légèrement. Je sais où il habite, mais ça sera difficile pour eux de le retrouver s’ ils ne connaissent pas Édarr. — Qui plus est si la ville est sur le pied de guerre, renchérit Rel. Les élémentalistes doivent traquer quiconque ose les défier. Qui sait si ce Garus est même encore en vie. Il réalisa que sa remarque était indélicate lorsque tous les humains de la pièce, y compris la toute petite Ysalys, tournèrent vers lui des regards sévères. Célima pinça les lèvres mais n’ émit aucune protestation.
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Héritages II — Donc il faut que je parte en aveugle et que je compte sur la chance pour trouver les Marcheurs d’ ombres, résuma Morgas avec ironie. Facile. — Tu as survécu quarante cycles sur un plan démoniaque, lui rappela Rel. Ne me dis pas que tu as peur d’ entrer dans une ville. — Je me ferai immédiatement repérer si j’ arrive avec le Sceptre, rétorqua Morgas. Je devrai y aller sans aucune protection. — C’ est sûr que c’ était plus pratique pour toi quand tu avais un démon pour garde du corps, attaqua Rel avec humeur. — Oui, parfois je regrette la présence de Melekyr, répliqua Morgas. Il faisait un compagnon de voyage plus agréable que certaines Ombres de ma connaissance. — Je pourrais venir avec vous, dit soudain une petite voix, s’ immisçant au milieu de la dispute. Tous les regards se tournèrent vers Célima. — Il n’ en est pas question, dit fermement Ysanna. Je ne t’ ai pas arrachée à cette ville maudite pour te laisser repartir à la première occasion. — Mais ils ont besoin de mon aide, insista-t-elle. Ils ne connaissent rien à Édarr. Je suis sûre qu’ ils ne savent même pas qu’ il faut un bracelet spécial pour avoir le droit de circuler dans les quartiers. Elle fit le tour des visages, comme pour avoir confirmation de cette dernière supposition. Rel et Nel demeurèrent imperturbables, mais Morgas gonfla les joues pour signifier clairement qu’ il n’ avait jamais entendu parler de cela. — Célima… — Maîtresse Ysanna, je dois les aider. Personne d’ autre ne peut le faire. Vous devez rester avec les petites pour prendre soin d’ elles. Moi, je peux me débrouiller. Et si je voyage avec eux, je ne crains rien. Encore moins qu’ avec vous. — Ce n’ est pas le voyage qui m’ inquiète, mais ce qu’ il y a au bout, répondit Ysanna. Édarr est devenue une ville extrêmement hostile pour les femmes comme nous. En as-tu bien conscience, au moins ? Si tu pars avec eux, tu mettras ta vie en danger. — Je le sais, dit-elle gravement. Mais l’ enjeu n’ est-il pas capital ? Vous nous avez appris à ne pas nous dérober devant notre devoir. La gamine faisait face à Ysanna avec aplomb, développant ses arguments. Rel la jaugeait du regard tout en laissant la conversation se dérouler sans lui. La proposition de Célima n’ était pas sans intérêt. Cette dernière n’ était qu’ une novice, mais cela n’ avait pas grande importance au vu des circonstances. Ils avaient besoin d’ un guide et elle semblait plus que qualifiée pour leur rendre ce service. — C’ est d’ accord, dit brusquement Rel, coupant Ysanna en plein milieu d’ une diatribe. Elle lui adressa un regard furieux. — Vous ne pouvez pas… commença-t-elle. — Elle est une novice assujettie aux règles de la Guilde, dit-il froidement pour décourager toute argumentation supplémentaire, tout comme toi, Ysanna. 280
La Mémoire des Ombres Nous avons besoin de l’ aide qu’ elle peut nous apporter. Elle viendra donc avec nous. Il vit Ysanna pâlir, sa main se serrant sur le bord de la table. Sans doute n’ appréciait-elle pas ce petit rappel hiérarchique, mais il n’ en avait cure. Lui n’ appréciait pas, de son côté, que ses ordres soient discutés par une Fille de Nar. L’ humaine ferma un moment les yeux et Rel comprit qu’ elle tâchait de reprendre contenance et de se calmer. — Nous prendrons soin d’ elle, dit soudain Nel d’ un ton cajoleur, tapotant la main d’ Ysanna en un geste très inhabituel tout en jetant un regard noir à son aîné. Rel préféra ne pas réagir à cela. La dispute avec son frère était trop fraîche pour qu’ il souhaite se confronter à lui d’ une manière ou d’ une autre. Jamais encore ils n’ avaient été en froid de la sorte et il ne savait comment faire pour combler le fossé qui s’ était ouvert entre eux. — Je n’ ai pas le choix, de toute manière, dit finalement Ysanna en retirant sa main de celle de Nel. Qu’ elle parte avec vous, puisque vous en avez décidé ainsi. Ce disant, elle adressa un regard sévère à Célima, qui piqua du nez au-dessus de son assiette d’ un air contrit. — Mais vous avez intérêt à me la ramener en un seul morceau, prévint Ysanna en les foudroyant tour à tour du regard. Toi, Morgas, tu te tiens bien avec elle. Il affecta une mine outrée. — Qu’ est-ce que tu vas imaginer, protesta-t-il. C’ est une gosse ! Aux yeux de Rel, Célima n’ avait en effet rien d’ une femme. Elle avait plutôt l’ allure d’ une enfant à peine montée en graine malgré ses grands yeux de biche. D’ un autre côté, l’ expérience prouvait que Morgas avait une incompréhensible faculté à susciter l’ intérêt des représentantes du sexe opposé. Un autre héritage, sans doute, de sa sulfureuse mère. Mieux valait, dans les circonstances actuelles, éviter d’ évoquer Éclydia devant Ysanna. Cette dernière aurait sans doute mal réagi en apprenant que l’ une de ses anciennes protégées s’ était précipitée dans le lit de Morgas dès son retour. Rel vérifia d’ un bref coup d’ œil que Nel n’ était pas sur le point de vendre la mèche d’ une manière ou d’ une autre, mais son frère affichait une mine sombre et ne manifestait aucune envie de parler. — Bien, dit Rel. Nous partirons demain, à la première heure. — Je n’ ai pas terminé, dit Ysanna d’ une voix tranchante en se tournant vers lui. Écoutez-moi bien, Maître Rel. Tout Ombre que vous soyez, je vous préviens. Si vous ne me la ramenez pas saine et sauve… je vous découpe en rondelles.
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Héritages II
Troisième partie
Du Néant
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La Mémoire des Ombres
Chapitre 25 Cité d’ Édarr. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison de la Terre. La vision de la ville d’ Édarr les plongea dans la consternation. Ils avaient tous pu pressentir, alors qu’ ils approchaient, que le piton rocheux sur lequel se trouvait la cité avait quelque chose d’ étrange et d’ un peu dérangeant. À présent qu’ ils étaient assez proches pour le distinguer clairement, Morgas se sentait pris d’ une légère nausée. Regarder l’ éminence rocheuse qui accueillait Édarr était douloureux. L’ œil cherchait instinctivement à se détourner de l’ endroit où la roche commençait à s’ effacer au profit d’ une tache noire, un puits aux contours flous qui n’ ouvrait pas sur de l’ obscurité ou un simple vide, mais sur une absence totale de matière, de couleur ou tout simplement d’ existence. Le cerveau ne pouvait pas assimiler ce qu’ était cette chose, ou cette « non-chose » qui s’ offrait à sa compréhension. Morgas reconnaissait les lieux. Longtemps auparavant, Icapeus lui avait laissé entrevoir des images de sa cité. La capitale dorienne s’ était appelée Staka. Il n’ en restait sans doute plus rien, mais Édarr était construite exactement au même endroit, au sommet du piton rocheux. Il valait sans doute mieux que l’ enfant de Llar ne voie pas dans quel état se retrouvait sa précieuse cité. Morgas tourna le dos à cette vision en marmonnant un juron en démoniaque. Pour une fois, personne ne le reprit. La petite Célima contemplait sa cité natale, des larmes dans les yeux. Nel s’ était réfugié près de sa monture et lui flattait l’ encolure d’ un air absorbé, sans doute pour laisser à ses sens le temps d’ évacuer l’ oppression de cette vision. Seul Rel demeurait figé devant le paysage, son visage gris vide de toute expression. — Rel, appela Morgas. L’ Ombre ne réagit pas. Il demeurait immobile, comme fasciné. Morgas sentit un malaise le gagner face à ce comportement. Nel ne lui avait rien caché de la situation de son frère et il avait lourdement insisté sur les possibles implications de son état. — Rel ! insista-t-il. Mais rien ne semblait pouvoir tirer l’ Ombre de sa contemplation. Morgas fit deux pas vers lui et le saisit par le bras pour le forcer à se détourner d’ Édarr.
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Héritages II Rel réagit comme s’ il l’ avait brûlé, dégageant brusquement son bras en adressant à Morgas un regard hostile. — Ne me touche pas ! siffla-t-il. — Et toi, cesse de regarder cette horreur comme si tu la trouvais belle, rétorqua Morgas sans se démonter. Les humeurs de Rel ne l’ émouvaient plus depuis longtemps. — Elle me répugne tout autant que toi, fit l’ Ombre avec hauteur. — C’ est ça, oui, dit Morgas. Alors cesse de la dévorer des yeux. Rel lui adressa un regard exaspéré. — Je ne vais pas me transformer en élémentaire simplement parce que j’ ai regardé cet endroit, grommela-t-il. Il nous faudra bien l’ étudier, de toute manière. — Sa vision m’ est insoutenable. Viens, ne restons pas au milieu de cette colline, nous sommes trop à découvert. Il les mena sous le couvert d’ un petit bois, où ils décidèrent de s’ installer temporairement. Morgas s’ était attendu à ce que les environs de la capitale édarrienne grouillent de monde, mais c’ était loin d’ être le cas. Édarr était une grande cité, qui attirait un certain trafic, mais rien ne laissait paraître, à cette distance, qu’ elle était en guerre avec tous ses territoires voisins. Il fallait cependant bien reconnaître que la ligne de front était très éloignée de la capitale. Ils avaient choisi d’ emprunter de petites routes peu fréquentées pour éviter d’ attirer l’ attention sur eux et ils n’ avaient croisé personne depuis des jours. D’ où ils se trouvaient, il semblait bien que les abords de la cité ne montraient qu’ une faible activité. Ils pouvaient voir deux des portes de la ville où quelques charrettes, sans doute des marchands, allaient et venaient. — Si je pars maintenant, je peux être dans la ville avant la tombée de la nuit. Morgas regarda la petite Célima, qui s’ était faufilée à côté de lui sans qu’ il la remarque. — Je viens avec toi, lui dit-il. Elle était minuscule, un tout petit bout de fille aux cheveux châtains et aux yeux noisette. Elle secoua la tête en signe de dénégation et exhiba son poignet, qui portait un bracelet d’ argent orné de différentes pierres de couleur. — Vous n’ en avez pas, dit-elle. Vous allez devoir passer devant les censeurs. Ils vous poseront plein de questions, pourquoi vous venez à Édarr, ce que vous comptez y faire. — Je peux bien inventer quelque chose de crédible, dit-il. — Peut-être, concéda-t-elle. Mais ça prendra beaucoup de temps. Et ensuite, vous n’ aurez accès qu’ au quartier des étrangers. Alors qu’ est-ce que ça changera que vous soyez dans la ville ? Vous ne pourrez de toute manière pas me suivre dans le quartier des artisans. — Une fois dans la ville, il devrait être plus facile de se déplacer, malgré ces histoires de quartiers.
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La Mémoire des Ombres — Vous n’ avez pas écouté ce que j’ ai dit l’ autre jour, lui reprocha-t-elle d’ un ton docte. Ça ne sera pas facile. Autant que j’ y aille seule. Personne ne fera attention à moi. — Tu vas arriver de nulle part et tu crois que personne ne se posera de question ? — Il y a des fermes à l’ extérieur des murailles. Les gens qui ont le temps vont acheter des produits directement là-bas. Il me suffit d’ acheter quelques provisions en passant et je pourrai entrer sans problème. — Ça ne me plaît pas, annonça Morgas. Il n’ avait aucune envie de laisser cette enfant prendre seule tous les risques. Elle avait sans doute raison sur le fait qu’ elle était la mieux placée pour se rendre dans la ville et contacter les personnes à même de les aider à s’ infiltrer dans Édarr. Mais Morgas ne pouvait envisager sereinement de la laisser retourner dans une cité où, si son identité était découverte, elle serait traquée et promise à un sort funeste. — Mais c’ est pourtant ce qui va se passer, lui répondit Rel en avançant vers eux. Célima, fais comme tu as dit et reviens nous voir quand tu auras arrangé notre passage. Nous avons déjà discuté des arguments que tu dois donner aux Marcheurs d’ ombres. T’ en souviens-tu ? Elle acquiesça gravement. — Oui, Maître Rel, dit-elle. — Tu n’ es pas sérieux ? demanda Morgas. — Bien sûr que si, rétorqua Rel. J’ ai toute confiance en elle. Elle connaît la ville, sait qui contacter. Elle n’ utilisera aucune de ses capacités magiques et portera un voile sur ses cheveux pour éviter d’ être reconnue. — Et c’ est tout ? Tu l’ envoies comme ça dans la gueule du loup, sans aucune précaution ? — Si tu l’ accompagnes, tu risques de ruiner tous nos efforts. C’ est ce que tu veux ? — Je ne veux pas qu’ elle se fasse prendre, répondit Morgas avec fougue. — Alors laisse-la agir seule ! Elle sera beaucoup plus discrète toute seule qu’ avec un grand benêt comme toi à la traîne. — Discuter avec toi est toujours tellement agréable, Rel, dit Morgas, acide. — Je ne te demande pas ton avis. Elle part seule et c’ est tout. Célima saisit alors le signe de tête que lui adressait Rel et s’ empressa de prendre la route, comme si elle craignait que Morgas ne veuille la retenir de force. Le mage humain regarda Rel avec attention, cherchant à détecter le moindre signe de duplicité en lui. Se pouvait-il qu’ il cherche à contrecarrer leurs plans, influencé par le Néant qui vivait à l’ intérieur de son corps de fumée ? — Ne sois pas ridicule, dit Rel d’ un ton cinglant, comme s’ il avait entendu ses pensées. Puis il s’ éloigna à grands pas vers les chevaux. 285
Héritages II Morgas demeura un long moment à suivre la silhouette solitaire de la petite fille sur la route, jusqu’ à ce qu’ elle disparaisse dans le creux d’ un vallon. S’ il lui arrivait quoi que ce soit, il ne se le pardonnerait jamais. La soirée s’ étira lentement. Ils installèrent un discret campement sous le couvert des arbres, s’ abstenant de faire un feu pour ne pas attirer l’ attention. Morgas grelotta toute la nuit dans sa tente, inquiet, mécontent et misérable. Son sommeil troublé par des rêves de dragons devenus récurrents ne lui apporta que peu de repos. Le lendemain, en fin de matinée, ils eurent le plaisir douteux de recevoir la visite d’ une troupe de théâtre bien connue. Ils ne les entendirent arriver que lorsque la première roulotte déboucha inopinément dans la clairière où Morgas et les Ombres avaient établi leur campement. Aendo menait le cheval par la bride. — Bonjour à vous, nobles… Euh… fit-il en agitant son chapeau. Bonjour à vous, tristes sires, se reprit-il à la vue de leurs mines déconfites. — Aendo, nous cherchons à être discrets, dit Morgas en portant une main lasse à son front. — Quel accueil charmant ! — Que faites-vous là ? demanda Rel sans bouger de son auvent de toile. L’ arrivée de la troupe avait interrompu la transe de guérison dans laquelle il se plongeait régulièrement pour tenir à distance les miasmes de Néant qui tentaient de le grignoter de l’ intérieur. — Nous passions par-là, dit Aendo d’ un air dégagé alors que tout son petit monde se massait dans la clairière, et nous nous sommes dit que camper avec des connaissances était mieux que de subir la compagnie de parfaits inconnus. Je me demande finalement si le contraire n’ aurait pas été mieux… — Votre troupe veut donner des représentations à Édarr ? demanda ironiquement Morgas. — Bah, non, fit Aendo en approchant alors que sa troupe commençait tout naturellement à s’ installer. J’ ai l’ impression que le public ne serait pas très ouvert. Je n’ ai jamais aimé Staka. Une ville sinistre, si tu veux mon avis. Les hommes d’ un côté, les femmes de l’ autre, personne ne rit jamais, tout le monde fait la gueule… Enfin, je les comprends, ceci dit. Je veux dire, je comprends pourquoi ils faisaient la tronche. Vivre comme ça, ce n’ est pas vivre. — Nous ne sommes plus au temps d’ Icapeus, lui rappela Morgas. — C’ est vrai. Mais j’ ai l’ impression que c’ est encore pire maintenant. Bref, ce n’ est pas une ville accueillante pour nous. Et vous, que faites-vous donc par ici ? — Nous voulons entrer dans Édarr, dit Morgas. — Quelle drôle d’ idée, commenta Aendo en s’ asseyant à côté de lui, sur un tronc d’ arbre abattu. Il laissait sans complexes les membres de sa troupe s’ occuper de la mise en place du campement pendant qu’ il discutait. 286
La Mémoire des Ombres — Pourquoi voulez-vous pénétrer dans cet endroit sordide ? demanda-t-il. — Pour essayer d’ arranger les choses, dit Morgas. — Ah. Vous n’ aimez pas le Néant, fit pensivement Aendo. C’ est vrai que c’ est un Élément peu sympathique. — Aucun Élément n’ est sympathique, rétorqua Rel de sous son auvent. Aendo haussa les épaules avec philosophie. — Ah, les tenants de la Pureté… Vous êtes toujours si catégoriques. Mais peu importe. Vous voulez entrer dans cette cité, donc vous campez en attendant qu’ il se passe… quoi exactement ? — Cela ne vous concerne en rien, dit Rel. — À moins que vous ne souhaitiez nous aider, ajouta Morgas. Il n’ entretenait pas grand espoir à ce sujet, mais estimait que la question valait toujours d’ être posée. — Oh-là ! fit Aendo en levant ses mains comme pour se protéger d’ une attaque invisible. Je ne porte pas vraiment le Néant dans mon cœur, mais de là à aller l’ affronter… Non merci. De toute manière, ce n’ est pas ma faute s’ il est en pleine expansion. — Ah oui ? dit Morgas. Et qui est donc le coupable ? Aendo lui adressa un sourire narquois. — Mais c’ est toi, Morgas. Tu l’ ignorais ? Le mage accusa le coup, fronçant les sourcils. L’ accusation paraissait gratuite, mais qui pouvait dire quelle part de vérité pouvait se cacher dans les paroles d’ Aendo ? — Je n’ ai aucun lien avec le Néant, répondit-il sombrement. — Non, sans doute pas, confirma Aendo. Mais si tu n’ avais pas volé mon Sceptre, nous n’ en serions pas là. — Quel est le rapport ? — En retirant le Sceptre d’ Istula, tu as réveillé quelque chose, lui apprit Aendo, l’ œil malicieux comme si cette histoire l’ amusait. Une chose que mon artefact mentaliste avait endormie. Et maintenant elle est libre de parcourir le monde. — Vous vous étiez servi du Sceptre pour endormir une puissante créature de Néant, c’ est ça ? demanda Morgas. C’ était l’ une de ses raisons d’ être ? Aendo fit une moue contrite. — En fait, il s’ agissait plutôt d’ un effet secondaire appréciable, corrigea-til. Nous étions au tout début de l’ ère Élémentaire. Cette chose venait pour ainsi dire de naître. Je l’ avais oubliée, avec le temps. Ça m’ est revenu quand le Néant a commencé à faire parler de lui. — Donc il devrait être possible d’ utiliser à nouveau le Sceptre pour la contrer, réfléchit Morgas. — Peut-être, concéda Aendo. Peut-être pas. Elle a gagné en puissance et surtout en influence. Et le Sceptre s’ est singulièrement affaibli depuis qu’ il a perdu
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Héritages II certains de ses pensionnaires. Surtout Acamal. Notre Empereur Blanc avait un esprit particulièrement fort. Il a pu sortir tout seul. Je ne le pensais pas possible. — Et la créature ? demanda Morgas pour le ramener sur le sujet qui l’ intéressait. Qu’ est-ce que c’ est, exactement ? Si nous la trouvons, nous pourrons peutêtre mettre un terme à tout cela. Aendo haussa les épaules. — Je ne sais pas trop, avoua-t-il avec un sourire candide. Je ne suis pas allé la voir, pour autant qu’ il y ait eu quelque chose à voir. C’ était… un gros truc. De Néant. — Voilà qui est clair et précis, commenta Morgas. — Tu n’ es jamais content, se plaignit Aendo. Je viens te tenir compagnie, je te raconte des choses passionnantes, et il te faut toujours plus. — Pensez-vous que cette chose soit à Édarr, à l’ heure qu’ il est ? questionna soudain Nel, qui s’ était approché sans que Morgas ne le remarque. — C’ est possible, dit Aendo. Mais comme je l’ ai dit, je n’ irai pas pour vérifier. — Ce qui veut dire qu’ une fois que nous aurons purifié le node, il nous faudra dénicher cette créature, dit pensivement Nel. Aendo lui lança un regard curieux. — Ambitieux, commenta-t-il. Je suis curieux de voir ça. — Nous nous passerons de vous, lui répondit Nel d’ une voix absente, s’ éloignant à nouveau. L’ Ombre était perdu dans ses pensées et Morgas ne jugea pas nécessaire de l’ en tirer. La troupe de théâtre s’ installa dans la clairière dans une ambiance bon enfant. Ils firent un feu, Aendo assurant que personne ne le verrait. Morgas voulait bien le croire. Aendo semblait avoir un véritable don pour disparaître quand il en avait envie. Il était également capable de se déplacer à une vitesse remarquable. Malgré la demi-douzaine de roulottes de sa troupe, il n’ avait apparemment aucun souci à suivre Morgas et les Ombres, qui voyageaient léger. Morgas, au départ agacé par cette intrusion, finit par apprécier la présence des saltimbanques. Ils formaient un groupe bigarré et offraient une échappatoire bienvenue à la compagnie des Ombres. Leur présence lui permettait de détourner son attention de l’ attente et de son inquiétude pour la jeune Célima, envoyée seule en pâture à Édarr. Aendo lui-même était de compagnie décente, tant que Morgas ne le lançait pas sur des sujets sensibles. Sa troupe était composée d’ autant d’ hommes que de femmes et de deux enfants turbulents. Morgas passa la journée avec eux, à discuter de choses et d’ autres sans importance, alors que les Ombres s’ isolaient dans un coin. La maladie de Rel affectait beaucoup son frère, qui ne manifesta que peu d’ intérêt pour un groupe qui aurait dû, en temps normal, exciter sa curiosité. 288
La Mémoire des Ombres Le soir vint et Morgas commença sérieusement à s’ inquiéter pour Célima, dont ils n’ avaient toujours aucune nouvelle. Rel refusa d’ écouter ses arguments et l’ enjoignit à être patient et à attendre bien sagement la novice. Morgas se plia à cette demande de mauvaise grâce. Aendo et ses amis étaient arrivés avec du vin et des victuailles, ce qui contribua à chasser les soucis de Morgas et lui permit de passer une agréable soirée autour du feu avec les saltimbanques malgré l’ attente. Le matin le trouva vaseux, mais il eut la bonne surprise de constater, lorsqu’ il émergea finalement de sa tente, que Célima était de retour avec un homme de grande taille au visage austère. Ils étaient déjà en grande conversation avec les deux Ombres et Morgas s’ invita sans coup férir dans la discussion. — Nous pouvons vous aider à entrer, disait l’ homme que Célima avait ramené avec elle, mais il faudra être très prudents. Il lança un regard curieux à Morgas lorsque celui-ci s’ approcha. — Voici l’ homme qui doit nous accompagner, annonça Rel. Il s’ appelle Morgas. Les deux humains se saluèrent d’ un signe de tête. Morgas prit le temps de faire un sourire à la jeune Célima, qui lui répondit avec une mine espiègle, comme si elle était satisfaite de lui avoir prouvé qu’ elle était capable de mener seule sa mission à bien. — Quand pourrons-nous entrer ? demanda Morgas. — Cette nuit, dit l’ homme. Nous ne pouvons en aucun cas agir de jour, avec deux Ombres à faire passer. Personne n’ en a jamais vu à Édarr. Moi-même, c’ est la première fois que je vois des membres de votre peuple. Vous attireriez bien trop l’ attention. — Je suppose donc que vous avez un moyen discret de franchir les murailles ? — Vous faire entrer ne sera pas le plus gros de nos problèmes. Ce que j’ ai besoin de savoir, c’ est ce que vous comptez faire une fois à l’ intérieur. Célima m’ a dit certaines choses, mais je veux les entendre de votre bouche. — Nous sommes ici pour vous aider, dit Nel. Le Néant est à l’ œuvre dans votre cité et si nous ne l’ arrêtons pas, il risque d’ avaler tout le continent. — Pour le compte de qui agissez-vous ? demanda l’ homme. — Pour la Tour des Arcanes, dit Nel alors que son frère répondait dans le même temps : — Pour Nar. Les deux Ombres échangèrent un regard indéchiffrable. L’ Édarrien les ignora pour se tourner vers Morgas, la mine interrogative. — Je suis un fidèle de Nar, dit ce dernier. Mais je crois que sur cette affaire, j’ agis surtout à titre personnel. Voir cette chose grandir et menacer tout le continent ne me plaît guère. Si j’ ai une chance de la contrecarrer… Il laissa sa phrase en suspens, haussant les épaules. 289
Héritages II — Voilà la réponse qui me plaît le mieux, déclara l’ Édarrien. Je m’ appelle Legiamas. Je fais partie des Marcheurs d’ ombres depuis très longtemps. Nous nous élevions au départ contre le cloisonnement de notre cité, mais avec le temps, nous sommes devenus les principaux ennemis des Voleurs de Vie. — Combien sont-ils ? demanda Morgas. — Nous ne le savons pas, répondit l’ autre. La ville haute est totalement repliée sur elle-même, à présent, et c’ est là qu’ ils se trouvent. Ils descendent parfois la nuit dans la basse ville, mais les gens ont peur d’ eux. Tout le monde se claquemure chez soi dès le soir venu. — Nous avons besoin d’ accéder au node, dit Nel. — Le node ? répéta Legiamas d’ un air perplexe. — Il est dans une caverne, sous la ville haute, intervint soudain la petite voix de Célima. — Tu y es déjà allée ? demanda Morgas. Elle secoua la tête. — Non. Il faut des autorisations spéciales pour s’ y rendre. Et l’ entrée n’ est pas très loin de la porte de la ville haute. Mais Maîtresse Ysanna nous en a parlé. Elle a pu y entrer une fois. — Je vois ce que c’ est, dit Legiamas. Les cavernes des prêtres. Nous n’ y allons jamais. Comme elle l’ a dit, c’ est proche de la ville haute, ce qui en rend l’ accès très difficile. Que voulez-vous faire à cet endroit ? — Si nous accédons au node, nous pourrons tenter de le purifier, expliqua Morgas. Ce qui veut dire que nous affaiblirons les Voleurs de Vie, qui se servent du Néant pour assurer leur pouvoir. L’ Édarrien demeura un moment silencieux, les examinant à tour de rôle. Il se demandait selon toute évidence s’ il pouvait leur faire confiance. Morgas ne lui en voulait pas de sa prudence. Il formait, avec les deux Ombres, une compagnie plus qu’ étrange. Leur arrivée en apparence providentielle pour la cause des Marcheurs d’ ombres pouvait paraître suspecte. — Bien, dit-il finalement en s’ adressant à Morgas. Je vous ferai entrer ce soir dans la ville. Ensuite, il faudra que nous trouvions un moyen de vous emmener jusqu’ aux cavernes. Je ne sais pas encore comment faire, mais il me semble que le jeu en vaut la chandelle. Ils patientèrent jusqu’ à la nuit tombée avant de se mettre en marche, guidés par le Marcheur d’ ombres. Morgas aurait volontiers passé du temps à parler d’ Édarr avec Legiamas, mais ce dernier demeura en retrait, conversant avec la petite Célima. La novice n’ était pas ravie d’ être laissée en arrière, mais Morgas était pour sa part soulagé de ne pas l’ exposer au danger. Aendo et sa troupe avaient accepté de prendre soin d’ elle pour quelque temps. Morgas escomptait bien agir rapidement à Édarr et quitter au plus vite la cité. Ils en avaient tout au plus pour quelques jours et Aendo avait assuré que sa 290
La Mémoire des Ombres troupe ne bougerait pas de sa cachette pendant au moins une semaine, ce qui leur laissait six jours devant eux. Ce dernier semblait curieux de voir ce qui ressortirait de leur expédition. Et, au pire, si Morgas et les Ombres devaient s’ éterniser, Célima serait en sécurité avec les Errants d’ Antan. Même s’ ils reprenaient leur route, il ne faisait aucun doute que le Sceptre attirerait à nouveau Aendo dans ses filets à un moment ou à un autre. Ils parcoururent à pied et en silence le chemin qui menait à proximité de l’ une des portes d’ Édarr, coupant à travers champs lorsqu’ ils approchèrent des fermes. Legiamas les mena jusqu’ à une masure d’ allure anodine et frappa quelques coups à la porte. L’ huis s’ ouvrit silencieusement et ils s’ engouffrèrent à l’ intérieur sans plus attendre. Une simple bougie éclairait un coin de la pièce, sur le rebord d’ une longue table de bois. Tout le reste était plongé dans l’ obscurité mais Morgas, habitué à vivre sur un plan démoniaque sans lune pour l’ éclairer, n’ avait aucun mal à distinguer le mobilier simple, les bancs de bois et un garde-manger bien fourni à l’ autre bout de la pièce. Les deux Édarriens chuchotèrent entre eux quelques instants, puis Legiamas revint vers Morgas. — Nous allons passer par les souterrains, annonça-t-il. — Ils passent sous les murailles ? demanda Morgas. — Celui-ci est un des rares qui s’ étendent aussi loin. Ces souterrains sont très anciens et les Voleurs de Vie ne les connaissent pas. Nous devons à tout prix éviter d’ attirer l’ attention sur eux. Je vais vous demander d’ être très silencieux tant que nous serons à l’ intérieur. Certains conduits remontent vers la surface et nous ne voulons pas être repérés. — Ce sont d’ anciens égouts ? — Nous n’ en savons rien, avoua Legiamas. Ils ne s’ étendent pas sous toute la basse ville et certains signes semblent indiquer qu’ ils ont été habités, à une époque. Mais nous n’ en sommes pas sûrs. — Ils ont certainement servi de refuge aux hommes pendant l’ ère Élémentaire, dit soudain Rel. Cet endroit est habité depuis très longtemps. Les Doriens vivaient ici, même s’ ils n’ occupaient que ce que vous appelez à présent la ville haute. On peut très bien imaginer qu’ ils aient trouvé le moyen de survivre aux Éléments en se réfugiant dans le sous-sol. C’ est ce qu’ ont fait la plupart des populations humaines qui ont réussi à survivre durant cette époque. — Comme à Istula, remarqua Morgas. — Ces souvenirs se sont perdus, dit Legiamas. L’ ère Élémentaire… C’ est comme un mythe, pour moi… et pour tous les Édarriens. — Nar est le dieu de la Mémoire, dit tranquillement Rel. — Tu es né avant ou après l’ ère Élémentaire ? questionna Morgas, son intérêt éveillé par l’ intervention de l’ Ombre. — Après, répondit Rel d’ un sec. Mais notre géniteur, à Nel et moi, a vécu cette période. 291
Héritages II — Il faudra que nous en discutions, un jour. — Quand nous aurons réglé le problème qui nous occupe, dit Rel d’ un ton catégorique. Legiamas fouilla dans sa besace et tendit un objet argenté à Morgas. Ce dernier reconnut sans peine un bracelet semblable à celui que portaient Célima et leur guide édarrien. — Mettez-le, lui dit l’ Édarrien. On n’ est jamais trop prudent. Si nous venons à être séparés pour une raison ou pour une autre, vous pourrez vous déplacer dans plusieurs quartiers sans trop de problèmes. Il désigna les pierres qui ornaient le bracelet une par une. — La verte pour le quartier des marchands, la jaune pour celui des étrangers. La bleue, enfin, est celle des artisans. C’ est dans ce quartier que nous allons. Morgas acquiesça tout en fixant l’ objet à son poignet. — Quelle est la couleur pour la ville haute ? — Le blanc, répondit Legiamas. Mais vous n’ en verrez quasiment jamais. Personne de la basse ville ne monte plus là-haut. Venez. Il les guida dans la pièce voisine, où une trappe ouvrait sur une échelle de bois. Legiamas ouvrit la marche, descendant dans l’ obscurité, une petite lampe à huile dans une main. Ils avancèrent ensuite dans un tunnel bas de plafond, respectant scrupuleusement les instructions de leur guide, silencieux et attentifs. Morgas se sentit progressivement gagné par un sentiment d’ oppression. Il avait imaginé que les souterrains ressembleraient à ceux d’ Istula, mais il n’ en était rien. Les conduits qu’ ils empruntaient étaient étroits et torturés, d’ allure beaucoup plus frustre que tout ce qu’ il avait pu voir dans l’ ancienne capitale d’ Ostar. À Istula, tout était gigantesque et construit. Ici, il s’ enfonçait dans un étroit goulot qui s’ élargissait parfois pour former de petites pièces ou se divisait en plusieurs chemins obscurs. Morgas devait prendre garde à ne pas cogner le Sceptre dans les parois ou le plafond au fur et à mesure de leur avancée. Morgas réalisait qu’ il n’ aimait pas du tout le sentiment d’ enfermement que provoquait en lui la présence d’ autant de roche au-dessus de sa tête. Il était pressé de ressortir de l’ autre côté, quelle que soit la situation qui l’ attendait à l’ arrivée. Le malaise grandissant qu’ il ressentait faisait couler une sueur glaciale sur son visage et il pressa instinctivement le pas quand, au bout d’ une éternité, Legiamas leur annonça dans un souffle qu’ ils approchaient de la sortie. Ils émergèrent dans une cave remplie de rangées bien nettes de tonneaux. — Le vin d’ Édarr est réputé, dit Legiamas en les guidant à l’ autre bout de la longue pièce. Morgas se retint de lui enjoindre d’ accélérer le pas. Bien qu’ il soit sorti des tunnels, il se sentait toujours aussi oppressé. À ses côtés, Nel affichait une mine sombre. Rel avait les lèvres comprimées en une simple ligne, ses narines se dilatant comme s’ il percevait une odeur particulièrement désagréable.
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La Mémoire des Ombres Ils montèrent une volée de marches et débouchèrent au rez-de-chaussée d’ une maison visiblement cossue. Legiamas ne s’ attarda pas et les mena dans une cour intérieure, à l’ abri des regards de la rue. Il faisait encore nuit noire, une chose qui surprit Morgas car il avait l’ impression d’ avoir voyagé une éternité sous la terre. L’ Édarrien leur demanda alors de patienter et disparut au coin d’ une ruelle. Même à l’ air libre, le sentiment de malaise ne disparaissait pas. Morgas se sentait affaibli et légèrement désorienté. Il secoua ses mains à plusieurs reprises pour tenter de chasser le léger engourdissement qu’ il ressentait au bout de ses doigts. — Ça ne va pas ? lui demanda Nel avec sollicitude. — Je crois que je n’ aime pas trop être sous terre, chuchota Morgas en retour. Nel le dévisagea avec surprise, puis eut un sourire amusé. — Ce que tu sens, c’ est le Néant, dit-il. Il pèse sur toute cette ville comme une chape. — Mais comment font-ils tous pour supporter de vivre là-dedans ? s’ étonna Morgas avec une grimace. — Je pense que tu le ressens d’ autant plus fort que tu es un mage, répondit Nel. Et la plupart de ces gens sont sans le savoir sous l’ influence du Néant depuis des années. C’ est arrivé progressivement. Ils ne s’ en rendent peut-être pas vraiment compte. Morgas glissa un regard vers Rel. Vulnérable comme il l’ était face à l’ Élément, cela paraissait soudain une très mauvaise idée de l’ avoir emmené avec eux. Malgré la corruption du node, Morgas n’ avait pas imaginé que la présence du Néant serait aussi envahissante. Mais l’ Ombre affichait un visage composé et résolu. — Je vais bien, dit sèchement Rel. Cette situation m’ est aussi désagréable qu’ elle l’ est pour vous. Legiamas revint soudain et leur fit signe. — La voie est libre, murmura-t-il. Ils le suivirent dans la ruelle et marchèrent quelques minutes dans les rues désertées, jusqu’ à une jolie maison à colombages dont la porte s’ ouvrit à leur arrivée. Ils entrèrent rapidement. Pour se retrouver face à une dizaine d’ hommes et de femmes en armes qui les tenaient en joue. — Ne bougez plus ! aboya une voix autoritaire.
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La Mémoire des Ombres
Chapitre 26 Cité d’ Édarr. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison de la Terre. Morgas s’ immobilisa immédiatement. Les deux Ombres firent de même, Rel grommelant un commentaire acide. Le Sceptre en main, Morgas savait qu’ il disposait d’ un atout non négligeable, mais il n’ aimait pas du tout l’ allure de l’ arbalète de poing qu’ une femme d’ âge moyen aux épais cheveux auburn pointait directement sur sa poitrine. S’ ils attaquaient, Morgas n’ était pas certain d’ avoir le temps de se protéger d’ un carreau lancé quasiment à bout portant. L’ idée que le petit objet métallique qu’ il voyait luire face à lui puisse s’ enfoncer dans sa poitrine lui était très désagréable. — Fouillez-les, ordonna la femme. Elle détourna légèrement son arme alors qu’ un homme s’ approchait de Morgas et commençait à le dépouiller des maigres affaires qu’ il portait sur lui. Il se laissa docilement faire, conscient des mines outragées des deux Ombres, qui subissaient la même indignité. L’ épée démoniaque attira bien entendu l’ attention. — C’ est une de leurs armes ? questionna la femme alors que deux de ses sbires examinaient leur prise. L’ un d’ eux secoua la tête. — Je n’ en ai jamais vu de pareille, dit-il. Mais elle ne ressemble pas à celles des Voleurs de Vie. — C’ est une arme démoniaque, dit Morgas avec précaution. Elle n’ a rien à voir avec le Néant. La femme le dévisagea, comme si elle cherchait à lire en lui, puis elle désigna le Sceptre. — Prenez ça, aussi, ordonna-t-elle à ses hommes. — C’ est une mauvaise idée, intervint Morgas avant que quiconque ait pu toucher le bâton. C’ est un artefact magique qui m’ est lié. Il ne vous fera pas de mal tant que vous ne m’ attaquerez pas. — Un artefact magique, rien que ça ? se moqua-t-elle avant de faire signe à l’ un de ses sbires de poursuivre.
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Héritages II Morgas n’ eut rien à faire. À peine l’ Édarrien eut-il tendu la main en direction du Sceptre que celui-ci se mit à luire de sa lumière argentée, extrudant une petite décharge à titre d’ avertissement. Tous les Édarriens, en dehors de leur chef, reculèrent instinctivement d’ un pas. La femme se contenta d’ une exclamation intriguée. Elle ne semblait pas effrayée par cette manifestation magique, tout juste curieuse. Legiamas s’ approcha d’ elle. — Je pense qu’ on peut leur faire confiance, lui dit-il. Je les ai observés. Ils n’ ont rien à voir avec les Voleurs de Vie. Ils sont liés à la femme de Nar qui vivait à Édarr. Elle ne répondit rien, se contentant encore une fois de fixer Morgas avec intensité. Puis, soudainement, elle releva son arme vers le plafond et en retira nonchalamment le carreau. — Je suis d’ accord, dit-elle. Et avec cela, tous ses hommes se détendirent, remettant leurs armes au fourreau, la tension ambiante brusquement apaisée. Morgas ne récupéra pas pour autant son épée, mais il s’ abstint pour l’ instant de la réclamer pour ne pas attiser de nouveau la méfiance de ses hôtes. La femme les mena dans une pièce voisine aux fenêtres aveugles, où ils purent s’ asseoir autour d’ une table de bois richement sculptée. Quelques Marcheurs d’ ombres, dont Legiamas, les suivirent mais il était évident que c’ était elle qui dirigeait les opérations. — Bien, dit-elle en s’ asseyant. Je m’ appelle Kalia et je dirige les Marcheurs d’ ombres. Que pouvons-nous faire pour vous ? Elle s’ adressait exclusivement à Morgas, ce qui n’ avait rien de très surprenant. Les Ombres étaient des inconnues pour ces humains et ils ne savaient sans doute pas comment se comporter avec elles. — La question est plutôt ce que nous pouvons faire pour vous, lui répondit Morgas. Votre cité a un très grave problème et ce problème s’ étend à présent sur une bonne partie du continent. — Nous faisons ce que nous pouvons pour lutter contre les Voleurs de Vie, dit-elle, mais nos moyens sont limités par rapport aux leurs. Ils manipulent des forces qui nous sont inconnues. Nous parvenons en fait tout juste à perdurer en dépit de leurs efforts pour nous débusquer et nous éliminer. — Il est remarquable que votre organisation soit encore debout, déclara Morgas. Vous devez avoir beaucoup de ressources pour réussir à leur échapper. Elle lui adressa un sourire énigmatique. — Nous faisons ce que nous pouvons, dit-elle. Mais nous ne savons comment les abattre. Où frapper. Que faire, exactement, pour les affaiblir. Pour cela, il nous faudrait accéder à la haute ville et c’ est un problème que nous n’ avons pas encore résolu. — Vous voulez dire qu’ aucun de vous n’ est jamais entré là-haut ? 296
La Mémoire des Ombres — Il y a une décennie, c’ était encore possible. Nous avions quelques moyens de passer. Les serviteurs qui officiaient en haut pouvaient faire des allées et venues. Les artisans les plus reconnus de la cité avaient l’ honneur d’ accéder à la ville haute en de rares occasions pour présenter leurs créations. Mais à présent, les édiles se sont totalement refermés sur eux-mêmes. Les serviteurs vivent avec eux, en haut, et ne redescendent plus. Tout ce dont notre élite a besoin pour vivre, même la nourriture, est livré dans de grandes caisses. Seuls les édiles peuvent encore franchir les portes. — Et tout le monde ici accepte cela ? — Les gens sont habitués à ce que les édiles se coupent d’ eux. Pour la plupart, cela ne représente qu’ une légère évolution de ce qu’ ils ont connu toute leur vie. — Ce qui signifie que vous ne profitez pas d’ un soutien populaire ? Elle poussa un soupir. — Notre organisation est populaire. Les gens apprécient ce que nous faisons, mais ce n’ est pas pour autant que nous pouvons compter sur eux pour nous aider. Nous devons être très prudents, comme vous l’ avez constaté. Chaque recrutement est long et demande une enquête approfondie. Nous connaissons tous des gens qui considèrent que ce que les édiles font est bien. — Ils apprécient de vivre dans l’ ombre du Néant ? — Ce n’ est pas aussi clair que ça, expliqua-t-elle. Édarr est devenue une cité puissante et riche. Les gens savent que c’ est grâce aux actions des Voleurs de Vie. Ils les craignent et les admirent à la fois. Ils n’ entendent que des récits de victoires et de conquêtes. Ils rêvent qu’ Édarr puisse devenir le nouvel empire d’ Ostar et fédérer toute cette partie du monde. — Ils sont aveugles à la corruption qui s’ est emparée de leur cité, dit Nel en secouant la tête d’ un air navré. — Bien sûr que non, le détrompa-t-elle. Mais ils s’ imaginent qu’ ils peuvent en tirer parti. Nous pouvons le déplorer, mais c’ est ainsi. — Nous ne pouvons donc espérer un quelconque mouvement de révolte populaire, résuma Morgas. — Nous, les Marcheurs d’ ombres, tentons de résister. Nous refusons de baisser les bras et d’ accepter notre cité telle qu’ elle est devenue. La magie qui est à l’ œuvre ici est mauvaise, nous n’ en doutons pas. Il suffit de regarder le Rocher pour s’ en rendre compte. — Combien êtes-vous ? — Une centaine, répondit-elle. C’ est-à-dire, une centaine de personnes actives et à peu près autant de partisans. — C’ est très peu, commenta Morgas. — La maladie n’ a rien arrangé, dit-elle d’ un ton de regret. — Quelle maladie ?
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Héritages II — C’ est une chose que nous n’ avions encore jamais vue, dit-elle d’ une voix sourde. Une maladie étrange qui frappe les gens dans la cité. C’ est très progressif et nous n’ avons encore rien trouvé qui puisse les soigner. Ils deviennent… gris. — Gris ? releva Nel. — Pas comme vous, répondit-elle en fixant les mains de l’ Ombre. C’ est… Je ne sais pas comment l’ exprimer correctement. Ils pâlissent et leur peau devient bizarrement translucide. Mais c’ est surtout leur comportement qui change. Ils deviennent comme insensibles, indifférents à tout, comme si aucune émotion ne parvenait plus à les toucher. — C’ est l’ influence du Néant, dit sombrement Nel. — C’ est extrêmement rapide, commenta Morgas avec surprise. — Avec le node qui a été corrompu, c’ est possible. Tu as toi-même senti la puissance de la chape de Néant qui imprègne cet endroit. Il faut que nous agissions, et vite, avant que la purification ne devienne impossible avec les moyens dont nous disposons. — Les enfants sont les plus touchés, ajouta Kalia. — Et cette maladie ne fait pas fuir les gens ? s’ étonna Morgas. — Elle n’ est pas encore très répandue. Et les prêtres prétendent qu’ il n’ y a pas lieu de s’ inquiéter. — Les prêtres de quel dieu ? — Llar, répondit-elle. Mais nous ne nous risquons plus à leur faire confiance. Ils portent à présent presque tous des masques, ce qui ne parle pas en leur faveur. — Ce n’ était pas le cas avant ? — Seuls le clergé de haut rang sortait masqué. À présent, le quartier des temples ne voit plus de prêtre à visage découvert. — Comment savez-vous qui est qui ? questionna Morgas. S’ ils portent tous des masques, ils pourraient tout aussi bien être des nobles ? — Ils peuvent être n’ importe quoi, répondit-elle avec une grimace de mépris. Les masques des prêtres sont différents de ceux des édiles, mais qui peut dire qui se cache en dessous ? — Si tout le monde se promène masqué, nous pourrions peut-être utiliser cela pour nous mêler à eux ? — Nous l’ avons déjà tenté mais c’ est très délicat, dit-elle. Ils semblent tous se connaître. Peut-être qu’ ils ont des codes qui nous échappent. Nous avons tenté de copier certains masques, mais jamais nous n’ avons pu faire illusion plus que quelques instants. — Donc à la fois les édiles et les prêtres sont des Voleurs de Vie ? — C’ est ce que nous considérons par défaut. Ils ont pris le contrôle de la ville, transformé le Rocher d’ Édarr en cette… chose que nous ne pouvons pas regarder. Les prêtres ne cessent de dire que la maladie n’ en est pas une, qu’ il faut accepter ces changements comme des bénédictions !
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La Mémoire des Ombres
dépit.
Morgas se laissa aller contre le dossier de sa chaise en secouant la tête de
— Pourquoi Llar laisse-t-il faire ça ? demanda-t-il aux Ombres. — Penses-tu vraiment que je sois dans ses petits secrets ? rétorqua Rel. — Tout son clergé est corrompu, insista Morgas. Pourquoi ne vient-il pas mettre un coup de pied divin dans cette fourmilière ? — Il a sans doute d’ autres chats à fouetter, dit Rel. — Il a bien pris le temps de venir chercher Icapeus ! protesta Morgas. — Ce qui se passe ailleurs est sans doute beaucoup plus important, répliqua l’ Ombre en articulant soigneusement chacun de ses mots. Morgas saisit l’ allusion. Encore et toujours la fameuse Guerre Éternelle, que Rel ne voulait à l’ évidence pas mentionner en présence des Édarriens. Soit, la Guerre Éternelle passait avant tout, mais la négligence du dieu Perfection envers ses fidèles avait quelque chose de très agaçant. Morgas savait qu’ il aurait dû prendre la situation avec cynisme, mais il ne pouvait effacer de sa mémoire l’ apparition de Llar peu de temps avant, sur le champ de bataille. Le dieu s’ était déplacé pour Icapeus, pourquoi n’ avait-il donc pas pris la peine de défendre ses fidèles par la même occasion ? — Voilà notre situation, reprit Kalia en dévisageant Morgas avec intensité, comme si elle cherchait à lire en lui. Vous disiez vouloir nous aider. Que proposez-vous ? Morgas chassa sa propre contrariété pour se concentrer à nouveau sur le sujet de la discussion. — Nous sommes des mages, dit-il, comme vous l’ avez sans doute deviné. Votre ville est tombée sous la domination de l’ Élément Néant et nous souhaitons vous aider à la purifier de cette influence. — Quel est votre intérêt dans tout cela ? — Faire cesser la guerre qui menace nos frontières, répondit Morgas. Et repousser une influence qui nous semble néfaste. — J’ aurais du mal à vous contredire sur ce point. Maintenant, quels sont vos moyens ? Vous n’ êtes que trois. — Mes compagnons sont des Ombres, dit Morgas en les désignant d’ un signe de tête. Des ritualistes d’ une grande puissance. Si nous parvenons jusqu’ au node, nous pourrons tenter un rituel de purification. Le problème est que cela risque d’ attirer l’ attention des élémentalistes du Néant. Nous avons besoin de temps pour faire aboutir le rituel. — Ils veulent aller dans les cavernes des prêtres, intervint Legiamas. Kalia adressa un regard incrédule à Morgas. — Vous voulez aller là-dedans ? dit-elle avec dégoût. C’ est de là que s’ est développé le gros trou noir qui mange le Rocher. Je ne suis même pas sûre qu’ on puisse encore poser un pied dans cet endroit.
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Héritages II — Si, on le peut, dit soudain Rel. Le node a changé, mais il reste accessible malgré tout. — Comment le savez-vous ? lui demanda Kalia avec méfiance. — Le Néant n’ a pas détruit le node, expliqua Rel, la bouche déformée par une grimace d’ amertume. Il en a simplement pris possession. Vous n’ aurez pas à nous suivre, juste à nous permettre d’ arriver jusqu’ à l’ entrée des cavernes. — Plus facile à dire qu’ à faire, rétorqua-t-elle. Les grottes sont proches des portes de la ville haute. Rien que l’ accès au chemin qui y mène est compliqué. — À vous de trouver une solution, répondit sèchement Rel. Nous vous proposons de faire une chose dont vous êtes incapables ; contrer l’ influence du Néant dans cette cité. À vous de nous en fournir les moyens. — Rel… dit Morgas d’ un ton d’ avertissement. Kalia s’ était levée, le visage fermé. Morgas maudit intérieurement Rel. Il n’ avait pas besoin que l’ Ombre s’ aliène leurs seuls alliés par son comportement odieux. — Je ne sais pas si j’ ai envie de vous aider, déclara-t-elle en fixant Rel dans les yeux. Surtout vous. Elle se détourna d’ eux et fit mine de sortir de la pièce. Morgas s’ empressa de la suivre, non sans avoir adressé un regard furieux à Rel, qui l’ ignora froidement. — Kalia, dit-il en la rattrapant devant la porte. S’ il vous plaît, écoutez-nous. Nous pouvons apporter une solution à vos problèmes. Tout ce qui se passe dans cette ville, la maladie, l’ influence des Voleurs de Vie, tout est étroitement lié à la corruption du node. Nous avons le moyen de régler cela. — Je sais, dit-elle. Du moins, je sais que vous le pensez sincèrement. Mais votre Ombre, là, n’ est pas claire. Il comprit brusquement ce qui lui avait échappé jusque-là. — Vous êtes mentaliste, devina-t-il. C’ est grâce à cela que vous parvenez à échapper aux cultistes du Néant. Elle lui adressa un regard surpris. — Bien vu, dit-elle. Je n’ ai jamais été entraînée, mais ce don me sert beaucoup. Vous êtes perspicace. — Mon frère est un puissant mentaliste. Elle le considéra avec une curiosité manifeste. — Et pas vous ? — Nous n’ avons pas la même mère. — Il est mentaliste, vous êtes mage. Une bien curieuse famille. Morgas secoua la tête. — Vous n’ imaginez pas à quel point, soupira-t-il. — Quoi qu’ il en soit, reprit-elle, je sais grâce à cela que vous êtes sincère… mais que l’ Ombre doit être traitée avec méfiance, dit-elle. — Rel a été blessé par une arme de Néant, expliqua Morgas. Il est touché par la maladie et cela se manifeste de manière différente des humains. Il lutte 300
La Mémoire des Ombres contre le poison qui le ronge et c’ est sans doute ce que vous sentez en lui. Pour le reste, il a un caractère de cochon, même quand il est en pleine forme. Cela eut le mérite de la faire sourire. — Donc je devrais lui faire confiance ? lui demanda-t-elle. — Il est, avec son frère, votre meilleure chance de sauver cette ville. Elle le fixa à nouveau dans les yeux puis, en un geste inattendu, elle lui saisit la main tout en maintenant sa scrutation. Morgas la laissa faire, surpris par ce contact. En côtoyant Éphyr, il avait appris que les mentalistes répugnaient aux contacts physiques, qui renforçaient l’ intimité psychique. Visiblement, Kalia n’ avait pas de telles réticences. Elle finit par relâcher Morgas avec un léger hochement de tête. — Je dois réfléchir à tout cela, dit-elle. Et voir comment nous pouvons nous organiser si je décide de vous aider. Restez ici en attendant. Je ne tarderai pas. Elle franchit la porte sans plus attendre, suivie par quelques-uns de ses hommes. Ils attendirent un temps qui parut très long à Morgas. Nel et Rel s’ étaient installés dans un coin de la pièce pour une transe de guérison et Morgas tua le temps en discutant avec Legiamas de la cité édarrienne. Il comprenait sans mal pourquoi le Néant avait choisi de s’ installer ici. Avant même son arrivée, le cloisonnement de la société rendait d’ autant plus facile la corruption des élites. Discrètement, le Néant avait placé ses pions au sein des édiles et les avait subtilement corrompus. Sans doute étaient-ils à présent tous gagnés à sa cause. Convertis ou éliminés. Après tout, personne n’ était capable de dire combien d’ édiles vivaient dans la ville haute. Les éventuelles disparitions n’ avaient pas dû émouvoir quiconque. La présence de mentalistes parmi les Marcheurs d’ ombres était encourageante. Legiamas lui avait confirmé que plusieurs de ses confrères avaient des capacités psychiques mais aucun d’ eux n’ avait reçu l’ enseignement des Exterminateurs ou des Spirites. Il semblait que l’ influence des ordres mentalistes avait totalement disparu de ces terres. Quoi qu’ il en soit, même à moitié formés à utiliser leurs capacités, ces hommes et ces femmes permettaient aux Marcheurs d’ ombres de demeurer cachés, à l’ abri de la détection des élémentalistes du Néant. Au bout d’ un long moment, Nel attira Morgas à l’ écart. Il avait l’ air anxieux. — Rel ne va pas bien, dit-il en se tordant les mains. — Ça n’ a rien de surprenant, répondit Morgas. Même moi, je me sens mal dans cette ville. Tu crois qu’ il pourra assurer le rituel ? Nel acquiesça gravement. — Nous avions envisagé la possibilité que la proximité du node l’ affecterait fortement. Le rituel que nous avons conçu doit pallier ce problème. C’ est moi qui le dirigerai. Rel et toi serez mes assistants. Vous aurez juste à suivre mes instructions le moment venu. 301
Héritages II — Et ça sera suffisant ? — Si chacun joue bien son rôle, nous avons une chance d’ y arriver. Mais il ne faut pas que nous tardions. Chaque instant qui passe le rend plus vulnérable. Que fait donc cette femme ? — J’ imagine que partir à l’ assaut du node n’ a jamais été dans ses plans, rétorqua Morgas. Je n’ ai pas l’ impression qu’ ils aient l’ habitude de mener des actions aussi risquées. Ce que nous leur demandons implique de la préparation. La porte s’ ouvrit et Kalia entra, accompagnée d’ un vieil homme manifestement aveugle, qu’ elle guidait par le bras. Elle le fit asseoir à la table et invita Morgas à les rejoindre. — Voici Asturas, dit-elle en désignant le vieil homme. Il est notre maître mentaliste. Je lui ai demandé d’ être présent pour m’ assurer que ce qui sera décidé ici demeure secret. — Avez-vous pris une décision ? demanda Morgas tout en faisant un signe subtil à Nel pour lui signifier de rester à l’ écart. L’ Ombre s’ exécuta sans discuter, rejoignant son frère toujours plongé en transe. — Nous allons tenter quelque chose, dit-elle. Votre venue nous en donne l’ occasion. Je ne sais pas ce qu’ il en ressortira, mais nous ne pouvons plus nous contenter de survivre pendant qu’ Édarr tombe en ruine autour de nous. Morgas acquiesça sobrement. — Vous avez un plan pour arriver jusqu’ aux cavernes du node ? — À dire vrai, je ne crois pas que ce soit notre principal problème. Votre rituel va prendre du temps, n’ est-ce pas ? Si nous y allons en force, nous parviendrons sans doute jusqu’ aux cavernes, mais ensuite, il nous faudra faire face aux assauts en provenance à la fois du quartier des temples et de la haute cité. Et je ne vois pas comment nous pourrons tenir le temps que vous accomplissiez votre rituel. — Surtout s’ ils envoient des élémentalistes, acquiesça Morgas. Si j’ ai bien compris, vos mentalistes ne sont pas habitués à combattre. — Nous ne sommes pas des Exterminateurs, intervint le vieil homme. Et nous sommes peu nombreux. Nous sommes des protecteurs, mais face à face avec des mages, je ne sais ce que nous pourrons accomplir. — Je te rappelle que tu ne viendras pas, père, lui dit Kalia en lui tapotant la main. — C’ est bien dommage, soupira Asturas sans pour autant argumenter. — Alors que proposez-vous ? demanda Morgas. — Nous devons faire une diversion, dit-elle. En fait, nous devons même en faire deux. La première dans le quartier des temples, pour permettre à un groupe d’ entre nous d’ accéder au chemin qui mène sur le Rocher. Il y a deux postes de contrôle sur cette route. Un tout en bas et un au sommet, devant la porte de la ville haute. On peut s’ attendre à trouver quelques gardes à l’ entrée des cavernes, 302
La Mémoire des Ombres également. Donc accéder à votre fameux node ne sera pas le plus compliqué. La deuxième diversion sera à faire en haut, pour détourner l’ attention de ce qui se passera dans les grottes. — Comment ferez-vous diversion ? — Nous mettrons le feu aux temples, répondit-elle sans s’ émouvoir. Ils sont tous construits en bois. Ça devrait bien occuper nos amis les prêtres et drainer la plupart des gardes du quartier. — Et pour les gardes de la haute ville ? Elle grimaça. — C’ est là que les choses se compliquent. Soit nous montons jusqu’ en haut et nous tentons de passer en force, ce qui attirera forcément beaucoup de monde. — C’ est du suicide, dit Morgas. — C’ est aussi mon avis, approuva-t-elle. L’ autre solution consiste à monter à mi-chemin du Rocher, puis à tenter l’ escalade pour aborder la ville haute par un côté où on ne nous attendra pas. — Avez-vous déjà tenté d’ escalader le Rocher ? questionna Morgas. — Certains d’ entre nous s’ y sont risqués, dit-elle. On a retrouvé leurs corps disloqués au bas du Rocher. Sont-ils tombés seuls ? Nous ne le savons pas, mais cela a refroidi les ardeurs de beaucoup d’ entre nous. Il y a sans doute des pièges sur le chemin mais nous en ignorons la nature exacte. — Et en supposant que vous parveniez sains et saufs en haut, que se passera-t-il ? — À nous de faire une deuxième diversion avec les moyens du bord. Nous ne savons pas ce que nous allons trouver là-haut. À quoi ressemble la ville haute, combien de personnes nous aurons en face de nous. Presque tout nous est inconnu. Notre unique objectif sera d’ attirer suffisamment l’ attention pour vous donner le temps de faire ce que vous avez à faire. Morgas secoua la tête. — Cette solution-là est aussi une mission suicide, dit Morgas avec dépit. — Je sais, répondit-elle en le fixant droit dans les yeux. Il prit le temps d’ y réfléchir, fermant les yeux, puis secoua la tête. — C’ est hors de question, dit-il. Nous ne pouvons pas garantir que le rituel sera efficace. Nous n’ allons pas vous envoyer tous à l’ abattoir pour quelque chose d’ aussi hypothétique. — Morgas… dit Nel avec désapprobation. — Je refuse de les laisser se sacrifier pour rien, gronda le mage en retour. Il y a forcément une autre solution. — Nous ne pouvons pas utiliser notre magie ouvertement, lui rappela Nel. Pas avant d’ entamer le rituel. Sinon, ils nous repéreront et nous arrêteront avant même notre arrivée au node.
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Héritages II — Alors faisons-nous passer pour des prêtres pour accéder au node, suggéra Morgas. Nous n’ aurons qu’ à faire effondrer l’ entrée des cavernes derrière nous pour gagner du temps. — Ils n’ auront aucun mal à nous rejoindre, contra Nel. Ils baignent ici dans leur Élément. — Raison de plus, insista Morgas. Ce n’ est pas une simple diversion qui va les arrêter. Il faut quelque chose de plus conséquent. — Je suis d’ accord, intervint soudain Rel, son visage invisible sous son capuchon. Tu devrais les accompagner dans la ville haute, Morgas. Morgas mit un moment avant d’ assimiler ce que suggérait l’ Ombre. — Et le rituel ? demanda-t-il finalement, alors que Nel pinçait les lèvres d’ un air mécontent. — Nous pouvons le mener à deux, assura Rel. Nous sommes deux Ombres. Nous sommes les infants d’ El, qui est l’ un des Treize. Tu n’ es qu’ un humain. Ton absence ne fera pas grande différence. Morgas encaissa l’ attaque avec difficulté. La puissance des deux Ombres ne faisait aucun doute et surpassait tout ce qu’ un humain normal pouvait espérer atteindre. Mais Morgas n’ était pas un humain normal. Il était le fils de Zaar et le détenteur du Sceptre des Anciens. Se voir ainsi rabaissé le vexait plus qu’ il ne l’ aurait voulu. Après tant de temps passé en compagnie des Ombres, il avait presque fini par les considérer avec une certaine amitié. Une erreur, à l’ évidence. Nel évita son regard, ce qui ne fit que renforcer sa rancœur. Les Ombres étaient des créatures bien ingrates. — Très bien, dit-il sèchement. Il se tourna vers Kalia. — Les spécialistes s’ occuperont du rituel, lui dit-il, luttant pour garder une voix égale. Quant à moi, je viendrai avec vous et nous ferons cette diversion. Je m’ occuperai des élémentalistes de la ville haute. Elle le regardait avec une certaine sympathie et cela ne fit que renforcer son agacement. Il n’ avait pas besoin de sa pitié. Tout ce qu’ il désirait était se retrouver seul pour ruminer cette humiliation. — Quand partirons-nous ? demanda Nel d’ une voix hésitante. — À la tombée de la nuit, répondit Kalia. Nel jeta un regard inquiet en direction de son frère. — Nous devrions partir plus tôt, dit-il. — À la tombée de la nuit, répéta-t-elle fermement. C’ est le moment où ils sont les moins actifs et c’ est donc à ce moment-là que nous agirons. Et ce n’ est pas discutable. — Ça ira, Nel, intervint son frère alors que l’ Ombre s’ apprêtait à rétorquer. Je tiendrai bien jusque-là.
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Chapitre 27 Cité d’ Édarr. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison de la Terre. Rel souffrait. Cette cité était un cauchemar pour son âme et son corps déchirés. Il était désappointé de se trouver si faible et peu résistant à la chose qui envahissait progressivement tout son être. Il s’ était cru capable de la tenir à distance avec l’ aide de son frère, mais Édarr était baignée à un tel point par le Néant qu’ il se sentait à présent totalement submergé par cette présence étrangère qui bouillonnait en lui. La sensation était abominable. Comme de sentir un parasite se nourrir petit à petit de sa substance sans rien pouvoir faire pour l’ en empêcher. La chose grossissait, encouragée par l’ environnement propice dans lequel elle se trouvait. Rel la voyait grossir avec horreur et sentait avec non moins d’ horreur sa propre résistance faiblir. La graine avait germé et, déjà, il commençait à s’ accoutumer à sa présence. N’ aurait-il pas été plus facile et satisfaisant de s’ abandonner à elle pour enfin faire taire la douleur ? Il lui suffisait de l’ accepter et il trouverait tout naturellement sa place à Édarr. Le node était comme un phare attirant dans son esprit, une chose qui parlait à la gangrène qui infectait son être. Il entendait son murmure doucereux, les sons aspirés et presque compréhensibles de cette voix immatérielle. La transe dans laquelle Nel l’ avait plongé quelques heures plus tôt avait tout au plus réussi à calmer les ardeurs du parasite. Il n’ avait pas progressé pendant ce temps, mais sitôt la méditation terminée, il avait repris son travail de sape, encouragé par les effluves de Néant qui infestaient la ville. Rel ferma les yeux et se concentra sur une prière à Nar. D’ ordinaire, il trouvait un réconfort dans l’ exercice et se sentait apaisé par cette infime présence qui l’ accompagnait partout. Mais ici, tout était noyé dans le marasme ambiant. Il ne parvenait pas à se concentrer, les phrases se brouillant dans son esprit. Il sursauta au contact d’ une main sur la sienne. Mais ce n’ était que Nel, le regard inquiet. Son frère ne pouvait que percevoir sa détresse, malgré tous les efforts que Rel faisait pour conserver son calme et les apparences de la sérénité. — Nous allons bientôt partir, lui dit Nel. Tu es prêt ? — Le plus tôt sera le mieux, répondit Rel.
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Héritages II La chose l’ épiait. Elle était à l’ affût de la moindre faiblesse, se réjouissait lorsqu’ elle parvenait à investir davantage le corps et l’ esprit de Rel. Il n’ arrivait pas à déterminer si la conscience maligne qu’ il percevait était une chose indépendante de lui ou une manifestation de son propre esprit déjà corrompu. La deuxième possibilité était trop affreuse pour qu’ il veuille l’ envisager sérieusement. Il repoussa le parasite de toutes ses forces, le cantonnant dans un recoin de lui-même tout en lui promettant intérieurement de l’ éradiquer. La chose lui répondit d’ un rire narquois. Elle se sentait forte, mais cela ne durerait pas une fois qu’ ils auraient purifié le node. L’ accès à un node pur pourrait même peut-être lui permettre de se laver définitivement de cet odieux intrus. Morgas entra dans la pièce, suivi de plusieurs Marcheurs d’ ombres. Son visage était fermé et il évita le regard de Rel. Toujours à panser son orgueil blessé, songea Rel avec un soupçon de mépris. Le mage était un homme de valeur, mais il ne connaissait pas sa place. La possession du Sceptre n’ avait fait que renforcer son arrogance. Cette petite leçon d’ humilité ne pouvait pas lui faire de mal. L’ humain fut rejoint par Kalia, la femme qui dirigeait les Marcheurs d’ ombres, et ils se lancèrent dans une conversation à voix basse. Elle était proche de lui et Rel examina avec curiosité leur comportement. Tout ce qui pouvait faire diversion avec le parasite qui se débattait au fond de lui était le bienvenu. La distance qui séparait Morgas de la femme était plus faible que ce que la bienséance humaine considérait comme acceptable. Leur discussion semblait sérieuse et portait selon toute évidence sur les événements à venir. Rien ne justifiait donc une telle proximité. Était-ce là une sorte de parade de séduction ou le signe d’ une intimité déjà consommée ? Rel n’ aurait su le dire avec certitude. Aucun des autres humains de la pièce ne semblait prêter attention à leur discussion. Signe de pudeur ou d’ indifférence ? Il ne s’ était jamais vraiment intéressé à l’ étude des comportements amoureux humains. La chose lui paraissait bestiale et un peu répugnante. Elle le plongeait dans un embarras qu’ il ne pouvait expliquer. Il avait du mal à comprendre la curiosité de Nel à ce sujet. Son frère montrait pour ce genre de chose une ouverture d’ esprit dont Rel était dépourvu. Rel n’ avait produit aucun infant. Il n’ en avait jusque-là jamais ressenti le besoin, estimant qu’ il avait largement le temps de se préoccuper de ce genre de chose. Mais cette absence de descendance devenait soudain troublante à présent que le Néant vivait en lui. Contrairement aux humains, son corps ne vieillissait pas. Une Ombre pouvait vivre indéfiniment à condition que rien ne vienne l’ abattre. Cette différence fondamentale expliquait sans doute la frénésie reproductrice des humains. Ils savaient que leur temps était compté et saisissaient la moindre occasion de perpétuer leur lignée. Ils étaient comme des animaux, à ceci près qu’ ils ne semblaient paradoxalement pas toujours heureux lorsque leurs accouplements portaient leurs fruits. 306
La Mémoire des Ombres Ils étaient incompréhensibles. Rel se demanda soudain pourquoi il avait digressé sur de telles considérations futiles, jusqu’ à ce que le parasite se rappelle à son bon souvenir. Il ne savait pas si le sentiment qui l’ étreignait était semblable à la nausée des humains, mais la description paraissait bien correspondre. À ce moment, Kalia s’ éloigna de Morgas comme si de rien n’ était et fit le tour des personnes présentes dans la pièce. — Nous allons partir, annonça-t-elle d’ une voix grave. Chacun de vous a un groupe à diriger. Vous savez tous ce que vous avez à faire. Nous allons tenter de mettre un terme au règne des Voleurs de Vie. Ces mages sont venus pour nous aider. Elle désigna les deux Ombres et Morgas. — Nous devons leur permettre d’ accéder aux cavernes des prêtres et leur donner le temps de réaliser leur cérémonie magique. Nous ne savons pas si ça va fonctionner. Mais nous devons rendre à notre cité sa fierté. Nous devons la débarrasser de la maladie et du trou noir qui avale petit à petit le Rocher. C’ est notre chance et nous allons la saisir. Tous hochèrent la tête, la mine résolue. Puis ils quittèrent calmement la pièce, ne laissant que Kalia, Morgas et deux autres hommes avec les Ombres. — Nous partons ensemble, dit-elle à Nel alors que Rel demeurait dans l’ ombre de son capuchon. Nous pouvons nous poster à proximité de la porte de la basse ville en attendant la diversion. Elle ouvrit la besace qu’ elle portait en bandoulière et en sortit deux masques noirs à franges. Rel ne put s’ empêcher de frissonner à leur vue. Ils n’ étaient pas identiques à celui de l’ homme qui l’ avait poignardé, mais suffisamment semblables pour le renvoyer pendant un instant à ce moment fatidique et douloureux. Kalia tendit l’ un des masques à Morgas et garda l’ autre pour elle. — Venez, dit-elle. Je vais vous guider. Elle se dirigea vers la porte, suivie d’ un Morgas silencieux et sombre. Le Sceptre, qu’ il portait dans son dos, solidement attaché à son baudrier de cuir, demeurait discret, sa lumière argentée indiscernable. Rel se leva pour la suivre. Il sentait une impatience et une fébrilité inattendues le gagner. La perspective d’ approcher enfin le node était à la fois excitante et répugnante et il ne savait quelles parts de lui exprimaient ces différents sentiments. Nel le flanqua immédiatement et ils sortirent ainsi de la maison, suivis par deux hommes équipés eux aussi de masques de cuir. Le soir venait juste de tomber et les Édarriens du quartier s’ étaient déjà claquemurés chez eux. Les rues étaient vides et la ville étrangement silencieuse, comme si elle retenait son souffle. Ou alors était-ce tout simplement la pression du node de Néant qui aspirait les sons comme les couleurs, laissant la cité blême et aphone. Ils se déplacèrent sans encombre jusqu’ à une grande maison bordée d’ arbres. Ils entrèrent dans la cour intérieure pour la trouver remplie d’ hommes 307
Héritages II et de femmes aux vêtements sombres. Il y avait là plusieurs dizaines de Marcheurs d’ ombres occupés à vérifier leurs armes ou ajuster leurs masques pour ceux qui en portaient. Ici encore, le silence avait quelque chose d’ irréel. Rel leva instinctivement le regard vers le Rocher et la tache de Néant. Le node se trouvait à cet endroit, plus proche que jamais. Le parasite en lui se languissait de cette présence et ne rêvait que de s’ en nourrir. Les effluves de Néant flottaient déjà jusqu’ à lui et il inspira profondément sans pouvoir s’ en empêcher. Il tirait normalement sa subsistance de l’ Essence primordiale, mais l’ Élément avait soudain un goût alléchant, une sorte de fraîcheur volatile délicieuse. — Rel ! siffla Nel en lui saisissant le bras d’ une poigne dure. Rel se dégagea sans douceur. — Qu’ y a-t-il ? — Je t’ ai vu, l’ accusa son frère. Tu dois lui résister, ou tout ce que nous faisons maintenant ne servira à rien. — Je vais bien, protesta Rel de mauvaise grâce. — Oh non, tu ne vas pas bien du tout. Crois-tu que je sois aveugle ? Il gagne du terrain et tu le laisses faire. — Ne sois pas absurde. Nar me guide et me permet de lui résister. Il était vaguement honteux de se servir de cet argument pour tromper son frère. La présence de Nar était ténue et si fragile en comparaison du maelstrom bouillonnant qui se trouvait au-dessus de leurs têtes. — Je lis en toi, dit Nel d’ un ton accusateur. Si tu ne te reprends pas tout de suite, j’ annule l’ opération. Rel lui adressa un regard surpris. Depuis qu’ il avait contracté cette maudite maladie, son frère révélait une facette qui lui était jusqu’ alors inconnue. Il n’ avait jamais été habitué à côtoyer un Nel tranchant et autoritaire. Ce dernier avait toujours été doux et contemplatif. Ces preuves de caractère étaient à la fois réjouissantes et agaçantes. Avec un frisson glacé, Rel réalisa que son frère avait raison. Il se laissait aller et c’ était inadmissible. Il était capable de résister au chant inaudible du Néant. Il était une Ombre puissante et déterminée. Il serra les dents et fit taire son hôte détesté. — Je suis désolé, mon frère, dit-il avec sècheresse. Tu as raison. Nel le fixa un moment, puis hocha la tête en un geste abrupt, apparemment satisfait de ce qu’ il lisait en lui. À l’ autre bout de la cour, Morgas les observait avec attention. Rel évita son regard, se réfugiant au plus profond de sa capuche. Morgas fronçait les sourcils en examinant les deux Ombres. Quelque chose ne tournait pas rond entre eux. Un conflit ou un simple désaccord ? Il lui était impossible de distinguer le visage de Rel mais Nel avait l’ air furieux. Le moment était très mal choisi pour se chamailler. À moins que le problème ne fût plus grave ? 308
La Mémoire des Ombres La présence du Néant était étouffante. Peut-être Rel avait-il du mal à gérer cette situation. Auquel cas il était impensable de laisser approcher les deux Ombres du node. Morgas hésita à marcher jusqu’ à eux pour exiger des explications. Cette attitude ne lui apporterait sans doute aucune réponse satisfaisante et il n’ était pas certain de réussir à se montrer aimable avec eux. Kalia mit fin à son hésitation en approchant de lui. Elle préparait tout en marchant sa légère arbalète, plaçant un carreau effilé dans l’ encoche prévue à cet effet. — Prépare-toi, lui dit-elle. Ça a commencé. Il faudra un peu de temps pour que le feu se propage, mais nous devrons agir dès que les gardes auront bougé. Elle l’ examina d’ un œil surpris. — Je croyais que tu voulais emmener ton bâton avec toi. Morgas lui adressa un regard d’ incompréhension. Elle pouvait difficilement manquer le Dragon qui surplombait son épaule droite. — Il est là, dit-il en remuant les épaules pour le faire bouger. Elle hésita un instant, comme si elle n’ était pas certaine de ce qu’ elle voyait, puis elle acquiesça lentement. — C’ est bizarre, dit-elle. Je… Je ne l’ avais pas vu. Morgas tendit son esprit en direction du Sceptre, un vague soupçon à l’ esprit. — Et quoi ? fit Aestyr d’ un ton blessé. On se plaint quand je fais du bruit et on se plaint encore quand je suis discret ? — Le Sceptre a décidé de se faire oublier, expliqua Sefyrin d’ une voix neutre. — Pratique, commenta Morgas. Il prit conscience du regard étrange de Kalia sur lui. — Le Sceptre se masque, expliqua-t-il. C’ est… pratique. Elle coula un regard spéculatif en direction du bâton, comme si elle avait perçu quelque chose des esprits qui l’ habitaient, mais ne fit pas de commentaire. Morgas la suivit jusqu’ à la porte de la cour, d’ où ils pouvaient distinguer le poste de garde devant lequel patrouillaient une dizaine d’ hommes. Plus au sud, au-dessus des toits, commençait à s’ élever une fumée sombre. Les gardes n’ avaient pour l’ instant rien remarqué. — Dès qu’ ils bougeront, je mènerai quelques hommes jusqu’ à la porte, annonça-t-elle. Nous porterons les masques. — Vous avez une chance de vous faire passer pour des nobles ? demanda Morgas. — Non, dit-elle. Ils ne se laisseront sans doute pas abuser. Ils verront dès que nous serons assez près que nous ne sommes pas ce que nous prétendons. Mais ce n’ est pas grave. Tout ce qu’ il nous faut, c’ est approcher suffisamment pour les neutraliser avant qu’ ils actionnent la cloche pour prévenir qu’ ils sont attaqués. Elle tapota son arbalète d’ un air éloquent. 309
Héritages II — Cette cloche, elle est où ? demanda Morgas. — Derrière la porte, bien sûr, dit-elle. Sinon, ça ne serait pas drôle. — Laisse-moi venir avec vous. Si je peux la localiser, je peux faire en sorte que cette cloche ne sonne pas, quoi qu’ il arrive. — Je te prends au mot, dit-elle. Tu viens avec nous. Kalia était une femme pragmatique, qui savait prendre des décisions rapidement quand cela s’ imposait. Elle était une chef idéale pour les Marcheurs d’ ombres et Morgas était bien heureux d’ avoir affaire à quelqu’ un d’ aussi compétent pour mener cette offensive. Ils durent attendre encore de longues minutes avant que l’ incendie ne devienne évident. Au loin, des gongs sonnaient pour alerter la population et faire venir des secours. Les gardes en faction non loin de là conversèrent un moment, puis une demi-douzaine d’ entre eux partit au pas de course en direction du quartier des temples. — Et voilà, dit Kalia avec satisfaction. À nous de jouer. Ils mirent en place leurs masques, rectifiant mutuellement leur apparence, puis s’ engagèrent tranquillement dans la rue, accompagnés de trois Marcheurs d’ ombres. Les gardes mirent un moment avant de réaliser leur présence, leur attention accaparée par la fumée qui s’ élevait à présent aussi haut que le Rocher lui-même. — Halte ! dit l’ un d’ eux en approchant. Morgas attendit le son de détente de l’ arbalète pour agir. Avec un bruit sourd, l’ homme s’ immobilisa et se plia en deux. Morgas courut alors jusqu’ à la porte, traçant un glyphe de silence tout en se déplaçant. Malgré l’ omniprésence du Néant, il se forma de façon satisfaisante. La porte était rudimentaire. Il s’ agissait en fait d’ une simple barrière à mihauteur d’ homme qui protégeait l’ accès au chemin du Rocher. Derrière elle, une petite guérite en bois permettait aux soldats de se protéger des intempéries et contenait la fameuse cloche. L’ un des gardes se dirigeait déjà vers elle alors que ses compagnons tombaient comme des mouches, abattus par les carreaux des petites arbalètes avant d’ avoir pu approcher leurs agresseurs. Morgas envoya filer son glyphe jusqu’ à la forme arrondie de la cloche. Le signe l’ atteignit avant l’ homme et la frappa avec un grésillement, sa lumière se répandant sur toute sa surface avant de disparaître. Le garde eut beau s’ escrimer par la suite, l’ objet demeura désespérément silencieux. Tous les autres gardes avaient été abattus. Le dernier subit le même sort, un des discrets assaillants logeant un carreau directement dans son œil. Sans un bruit, d’ autres Marcheurs d’ ombres surgirent soudain de l’ obscurité. Ils s’ emparèrent des corps et les escamotèrent en un tournemain avant que d’ autres ne viennent prendre leur place, déjà revêtus des livrées adéquates. — Efficace, commenta Morgas avec approbation devant cette opération rondement menée. 310
La Mémoire des Ombres — Je peux en dire autant de ton signe magique, répondit Kalia alors que Rel et Nel, accompagnés de trois douzaines de Marcheurs d’ ombres, les rejoignaient. Allons-y. Ils entreprirent de gravir le chemin qui s’ enroulait autour du Rocher d’ Édarr, longeant la paroi pour se faire les plus discrets possible. En toute logique, ils ne devaient rencontrer aucune résistance le long du chemin. Il était peu probable que les édiles envoient des renforts pour lutter contre l’ incendie de la basse ville. Ils étaient donc en théorie tranquilles au moins jusqu’ à l’ entrée des cavernes du node. En contrebas, le feu s’ étendait dans le quartier des temples, éclairant la nuit. De petites formes s’ agitaient dans les rues pour lutter contre la catastrophe. Il n’ était pas impossible que les mêmes Marcheurs d’ ombres qui avaient allumé ce foyer soient à l’ heure actuelle en train de lutter pour l’ éteindre. Leur mission était accomplie et ils n’ avaient aucune raison de souhaiter que le feu se répande davantage dans la ville. Ils montèrent un long moment en silence, à l’ affût de pièges et d’ éventuels gardes en embuscade. Mais il semblait que les édiles étaient bien sûrs de leur supériorité et ne redoutaient pas d’ attaque frontale. Le fait que les Marcheurs d’ ombres se soient jusqu’ alors contentés d’ agir dans la basse ville jouait en la faveur de leur groupe d’ infiltration. Ils ne rencontrèrent aucun obstacle jusqu’ à ce que Kalia s’ immobilise, les yeux fixés sur la paroi rocheuse au-dessus d’ eux. — Premier groupe, annonça-t-elle. Six Marcheurs d’ ombres s’ avancèrent et entreprirent sans plus attendre l’ ascension du Rocher, s’ aidant de piques et de cordages. Le reste du groupe ne s’ attarda pas et reprit son chemin sans un regard en arrière. Ils firent encore deux haltes de ce genre, se séparant à chaque fois d’ une demi-douzaine d’ hommes. À la troisième, ce fut au tour de Kalia et Morgas de se préparer à entreprendre l’ ascension. Quatre autres hommes les accompagnaient. Tout le reste de l’ équipe devait demeurer avec les Ombres et les protéger durant le rituel. L’ entrée des cavernes n’ était plus très loin au-dessus d’ eux. Nel affichait une mine résolue mais Morgas ne pouvait voir le visage de Rel, comme toujours soigneusement masqué dans l’ ombre de son capuchon. Le mage s’ approcha à grands pas de Rel et, sans lui laisser le temps de réagir, attrapa la capuche et la tira en arrière. Rel lui adressa un regard indigné, visiblement furieux devant tant de familiarité. Morgas avait par ailleurs toutes les peines du monde à lire quoi que ce soit sur ce visage gris. Ses volutes intérieures tourbillonnaient rapidement sous la barrière qui lui servait de peau. Un signe de nervosité, peut-être. Nel était beaucoup plus facile à lire que son frère. — Ça ira ? questionna Morgas. — Il faudra bien, répondit sèchement Rel.
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Héritages II Il avait l’ air fidèle à lui-même, hautain et désagréable. Morgas glissa un regard vers Nel, qui acquiesça brusquement. Satisfait de son examen, Morgas leur tourna le dos et fit signe à Kalia qu’ il était prêt. L’ escalade qui l’ attendait ne l’ enchantait guère, mais il ne voulait pas risquer d’ utiliser son glyphe volant. Si près de la ville haute, il ne savait pas ce qui pourrait être perçu par les élémentalistes. Il s’ encorda soigneusement et, sans un regard en arrière, entama l’ escalade à la suite de Kalia. Rel releva son capuchon tout en regardant Morgas s’ élever lentement le long de la paroi. Le node était tout proche à présent et l’ Ombre devait se concentrer pour ne pas se laisser enivrer par sa présence. Il accueillait la douleur avec une sorte de soulagement, car elle signifiait qu’ il continuait toujours à lutter. Si jamais elle disparaissait totalement, il était quasiment certain de voir sa propre personnalité absorbée dans l’ oubli. Ils reprirent leur marche sans un mot. Rel avait envie d’ accélérer le pas. Il était maître de lui-même et voulait profiter autant que possible de cette situation. Il ne savait pas combien de temps il pourrait résister à l’ appel du Néant. Le plus vite ils commenceraient le rituel, le mieux il se sentirait. Il pouvait voir que Nel était en pleine préparation. Ses doigts s’ agitaient lentement alors qu’ il répétait la chorégraphie de son rituel, concentré alors même qu’ il avançait. Rel l’ enviait. Son frère était toujours pur, épargné par la corruption qui le gangrenait, lui. La chose ricanait en lui. Elle se répandait à chaque inspiration, chaque effluve de l’ Élément qui pénétrait dans son corps enracinait un peu plus le mal. Il devait lutter contre le désir de se frapper, de punir sa propre substance de sa faiblesse et chasser ce parasite ignoble. Un des Marcheurs d’ ombres était parti en éclaireur. Il surgit soudain au détour du chemin, leur faisant signe de s’ immobiliser. Ils se regroupèrent tous contre la paroi. — Nous y sommes presque, dit-il. Il y a des gardes en faction à l’ entrée. — Combien ? demanda Rel. — J’ en ai vu quatre. Il y en a sans doute plus à l’ intérieur. — Portent-ils des masques ? — Non. Ce ne sont que des soldats. — Tu crois qu’ il y a des élémentalistes à l’ intérieur ? lui demanda Nel. — Nous ne pouvons pas écarter cette possibilité, répondit Rel avant de se tourner vers l’ éclaireur. À quelle distance se trouve la porte de la ville haute ? — Il y a bien encore trois cents mètres de route après l’ entrée des cavernes, dit le Marcheur d’ ombres. Le chemin devient très pentu et ne s’ aplanit qu’ après la porte. Mais pour l’ instant, nous n’ avons pas à nous en préoccuper. Le problème, c’ est la cloche de l’ entrée des cavernes. S’ ils la font sonner, tout le monde saura que 312
La Mémoire des Ombres nous sommes là. Et votre ami n’ est plus avec nous avec son signe magique pour la faire taire. — Je peux m’ occuper de cela tout autant que Morgas, dit Rel avec humeur. Disposez des gardes et je ferai le reste. Ils reprirent leur chemin plus lentement, trois des humains mettant en place des masques de cuir sur leur visage. Rel secoua la tête, chassant le Néant de ses pensées pour se concentrer sur un simple modelage. Il devait être discret pour ne pas signaler leur présence aux élémentalistes qui pouvaient se trouver à proximité. Cela ne devrait pas lui poser de problème. Le modelage était beaucoup moins visible et ostentatoire que les précieux glyphes de Morgas. Encore une lubie de Zephra dont il avait hérité. Le début du plan se déroula sans accroc. Comme ils l’ avaient fait au pied du Rocher, les trois Marcheurs d’ ombres masqués avancèrent d’ un air dégagé en direction des gardes, comme s’ ils avaient tous les droits de se trouver là. Ils ne furent hélés qu’ une fois arrivés à portée d’ arbalète et disposèrent rapidement et efficacement de leurs adversaires. Rel n’ avait pas attendu que le combat soit terminé pour s’ élancer à son tour. Mais les choses ne se passèrent pas exactement comme il l’ avait escompté. Il avança rapidement jusqu’ à l’ entrée de la grotte, d’ où il repéra sans mal la cloche. Elle était à une trentaine de pas de lui. Il réalisa son modelage, mais l’ Essence ne répondit pas comme elle le faisait habituellement. Il avait du mal à la saisir, une chose qu’ il faisait pourtant naturellement depuis son enfance. Avec une pointe de panique, il comprit que le Néant parvenait à étouffer ses capacités et entravait la bonne exécution de son modelage. En lui, la chose riait et il la fit taire d’ un cri rageur. En face de lui, du fond de la grotte, apparurent deux hommes d’ armes. Sans doute les avait-il attirés par son éclat. Ils lui jetèrent un regard et, efficaces, se partagèrent les tâches sans échanger un mot. Le premier courut en direction de l’ Ombre pendant que l’ autre se dirigeait à vive allure vers la cloche. Il était impensable de les laisser faire. Les mains tremblantes, Rel tenta à nouveau de modeler, mais les flux lui échappaient, plus fuyants que jamais. Le temps semblait s’ étirer, comme ralenti. Il fallait à tout prix qu’ il neutralise cette cloche. Il était hors de question que toute leur expédition soit ruinée par quelque chose d’ aussi stupide. La perspective d’ un échec dont il porterait la responsabilité était intolérable. Pendant un bref instant, il demeura figé. Puis, en un bref éclair de clairvoyance, sa perception changea. Il vit la cloche non plus comme un objet solide, mais comme un agrégat d’ éléments minuscules qu’ il pouvait changer à sa guise. Il voyait à travers elle et en elle, il pouvait s’ il le souhaitait aspirer une partie de sa substance et la remplacer par autre chose, une chose qui n’ avait pas de nom et n’ en avait pas besoin. Une chose qui se passait d’ explication et d’ existence. Une chose
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Héritages II qui viderait cet objet de toute épaisseur et de toute utilité, ce qui était exactement ce dont il avait besoin. La lourde fonte de la cloche prit une teinte grise, puis devint très rapidement transparente avant de se replier sur elle-même et d’ être engloutie dans une minuscule bille noire. La bille demeura un instant immobile, suspendue dans les airs, puis s’ effrita à son tour avant de se répandre au sol. Rel recula d’ un pas, saisi par une horreur sans nom. Il avait agi instinctivement, sans réfléchir. Il avait utilisé le Néant et le parasite cabriolait follement en lui en une danse victorieuse. Cela avait été facile et évident et à présent il aurait préféré mourir que d’ avoir fait une chose pareille. Il recula aveuglément, vaguement conscient que l’ homme qui le chargeait avait été brusquement interrompu dans sa course, sans doute par un carreau d’ arbalète. Rel ne pouvait pas rester dans cet endroit. C’ était une erreur, une erreur monumentale que d’ être venu ici. Jamais il ne pourrait participer au rituel de son frère. Il risquait au contraire de tout faire échouer. Et, pour rendre les choses encore pires, il s’ était même arrangé pour écarter Morgas de la cérémonie. Le parasite riait et Rel avait envie de mourir. Quelqu’ un le saisit soudain et le secoua brutalement. Il tenta de se débattre mais l’ autre était fort et tenace. Il réalisa soudain qu’ il s’ agissait de Nel. — Reprends-toi ! lui enjoignit son frère avec une fougue surprenante. Et, ce disant, il lui assena une gifle retentissante. L’ attaque physique inattendue ramena brusquement Rel à lui. Il adressa un regard incrédule à son frère et porta une main à sa joue meurtrie. — Je… dois… partir ! hoqueta-t-il d’ une voix enrouée. Je ne peux pas… rester dans cet endroit… — Reprends-toi ! répéta Nel en amenant son visage près du sien. Son doux visage arborait un air farouche inédit. — Nel… implora Rel. — C’ est trop tard, lui dit durement son frère. Tu l’ as voulu, Rel ! Nous sommes venus pour une chose et nous allons l’ accomplir ! Et tu vas tenir le coup ! Tu as voulu venir jusqu’ ici, maintenant nous allons jusqu’ au bout. — Mais le Néant… — Est notre ennemi, cracha Nel. Tu as refusé de retourner à la Tour. Tu m’ as convaincu que nous pouvions régler la situation, que tu étais capable de surmonter cette blessure. Maintenant, tu vas le faire ! Nous allons anéantir ce problème une bonne fois pour toutes. Je ne tolérerai aucune excuse, aucune faiblesse. Maintenant, tu te lèves et tu m’ assistes dans ce rituel ! Rel le fixa un long moment, le souffle court. La panique refluait et il se sentait envahi par une honte sans nom. Nel avait raison. Le doux, le rêveur Nel l’ avait frappé au point de le renverser à terre et lui hurlait dessus à le rendre sourd.
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La Mémoire des Ombres Le parasite se débattait pour regagner le contrôle sur lui mais Nel lui avait permis de reprendre le dessus. Pour le moment, du moins. Rel repoussa son frère et se releva. L’ un des Marcheurs d’ ombres leur enjoignait instamment de se taire pour ne pas attirer l’ attention mais les deux Ombres l’ ignoraient. — Tu as raison, dit Rel d’ une voix étouffée, tout en évitant le regard de son frère. Dépêchons-nous, pendant que je le peux encore. Nel lui adressa un regard inflexible, d’ une dureté à couper le souffle, avant de se détourner et de s’ engager dans les tunnels qui menaient au node. Rel ferma les yeux, le temps de prendre quelques profondes inspirations. Puis il le suivit.
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HĂŠritages II
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La Mémoire des Ombres
Chapitre 28 Cité d’ Édarr. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison de la Terre. L’ ascension était plus facile que Morgas ne l’ avait escompté. Il n’ avait plus pratiqué ce genre d’ exercice depuis son enfance, mais son corps s’ adaptait sans difficulté à l’ escalade de l’ abrupte paroi. Sans doute le devait-il à l’ entraînement intensif auquel l’ avait soumis la démone Paliam ces dernières spirales. Elle avait décidé un jour qu’ elle serait son maître d’ armes et l’ avait harcelé sans répit pour qu’ il pratique régulièrement les exercices qu’ elle lui inculquait. Elle ne voulait pas que Morgas oublie ce qu’ elle lui enseignait avec acharnement et ignorait toute manifestation de mauvaise volonté à ce sujet. Il se trouvait donc en bien meilleure forme physique que lorsqu’ il était arrivé chez les démons. Les quelques semaines de laisser-aller à Arkas qui avaient suivi son retour n’ avaient pas réussi à entamer les réflexes et la musculature acquis au prix d’ éreintantes heures d’ entraînement. Penser à elle faisait toujours naître un sentiment de honte en Morgas. Les démones étaient devenues de véritables amies au fil du temps et il n’ aimait pas être parti comme un voleur, sans pouvoir leur dire au revoir d’ une manière décente. Au-dessus de lui, Kalia avançait avec aisance, fixant des pitons dans la roche quand elle trouvait des prises satisfaisantes. Leur groupe était celui qui avait le moins de distance à escalader, ce qui n’ était pas pour déplaire à Morgas. Il n’ avait pas de mal à suivre le rythme, mais ses mains étaient déjà douloureuses. Il avait besoin que ses doigts demeurent agiles s’ il voulait tracer des glyphes par la suite. Dans son dos, le Sceptre demeurait toujours discret, ses pensionnaires en retrait. Kalia progressait avec davantage de précautions au fur et à mesure qu’ ils s’ élevaient, à l’ affût du moindre piège. Ils n’ en avaient rencontré aucun pour l’ instant mais Morgas comprenait sa prudence. Il aurait volontiers tenté de les détecter à l’ aide d’ un léger tissage des flux, mais la présence du Néant brouillait toutes ses perceptions et il ne voulait pas avoir recours à quelque chose de trop ostentatoire. Il fallait donc se fier aux talents d’ observation de la Marcheuse d’ ombres. Ils progressèrent encore, réduisant lentement la distance qui les séparait du sommet. Morgas ne savait pas trop à quoi s’ attendre, une fois en haut. Il avait eu, par l’ intermédiaire d’ Icapeus, quelques aperçus de la ville de Staka, mais cette
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Héritages II dernière avait été totalement détruite longtemps auparavant. Ce qui avait été construit à la place ne devait être semblable en rien. Aucun des Marcheurs d’ ombres n’ ayant jamais eu le privilège de poser le pied dans la ville haute, ils avanceraient en terrain totalement inconnu. Une perspective qui n’ avait rien de très réjouissant. Ils allaient devoir improviser pour créer la diversion dont Rel et Nel avaient besoin pour mener à bien leur rituel. La présence de mentalistes parmi les Marcheurs d’ ombres avait l’ avantage de permettre aux différents groupes de communiquer entre eux. Ils étaient quatre, répartis dans les différentes équipes, et Kalia pouvait ainsi être à tout moment informée de ce qui se passait ailleurs. L’ un des mentalistes se trouvait avec Rel et Nel et les préviendrait dès que le rituel serait sur le point de commencer. Au-dessus de Morgas, Kalia se hissa enfin en haut de la falaise après avoir examiné les environs. Aucun piège ne s’ était déclenché à leur passage. Morgas émergea à sa suite, acceptant la main qu’ elle lui tendait pour l’ aider à prendre pied dans la ville haute. Ils se trouvaient en bordure d’ une maison, partiellement masqués par des arbustes résineux. Rien ne bougeait aux alentours. Ils aidèrent les autres Marcheurs d’ ombres de leur cordée à finir leur ascension et se retrouvèrent rapidement tous groupés contre le mur de la maison, à reprendre leur souffle. — Deux des équipes sont arrivées, leur souffla Kalia après s’ être concentrée quelques instants. Espérons que la dernière soit saine et sauve. — Et les Ombres ? demanda Morgas. — Leur groupe avance dans les cavernes, répondit-elle. Apparemment, l’ endroit est bien gardé, mais ils progressent. Morgas approcha avec précaution du coin de la maison contre laquelle ils étaient dissimulés et examina les environs. Face à lui se trouvait une grande terrasse dallée de blanc, qui donnait directement sur le rebord du Rocher. Une simple rambarde ajourée d’ à peine plus d’ un mètre de haut séparait les promeneurs distraits d’ une chute mortelle. Vers l’ intérieur du quartier, un petit jardin qui manquait sérieusement d’ entretien menait à plusieurs maisons aux murs blanchis à la chaux. L’ endroit était d’ un calme presque surnaturel. Aucun souffle de vent n’ agitait les branches des arbustes et tout donnait l’ étrange impression d’ être un peu immatériel, comme dénué d’ épaisseur. Le mur de la maison sous la main de Morgas était pourtant bien solide et il était impossible de voir au travers, mais il paraissait néanmoins singulièrement dépourvu de substance. Très logiquement, les effets du Néant se faisaient particulièrement sentir à cet endroit. La ville haute était construite à la verticale du node. Depuis sa corruption, il insufflait son essence dégénérative en permanence en ces lieux. Dans ces conditions, il n’ était pas surprenant que les élémentalistes du Néant prospèrent en haut du Rocher.
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La Mémoire des Ombres — Mettez vos masques, ordonna Kalia après avoir jeté un coup d’ œil pardessus l’ épaule de Morgas. Ils sortirent tous les masques de cuir qui leur avaient été fournis et les fixèrent sur leur visage avant de se draper dans de larges capes sombres qui masquaient à la fois leurs armes et leurs vêtements. De loin, ils pourraient passer pour des édiles. Tout du moins, si ces derniers portaient bien leurs masques entre eux. C’ était le pari que faisait Kalia, persuadée que la manie du secret des nobles édarriens avait également cours en ces lieux. Morgas était d’ accord avec elle. Pour avoir vu l’ état horrifique des élémentalistes, il imaginait que ces derniers ne se déplaçaient pas à visage découvert, même dans le quartier très fermé de la ville haute. Ils se séparèrent en deux groupes de trois personnes dans l’ espoir de ne pas attirer l’ attention et entamèrent leur progression dans les rues de la ville haute. Tout était très calme et silencieux, comme si les édiles se comportaient exactement comme les habitants de la basse ville, se claquemurant chez eux dès que le soir tombait. Avaient-ils peur, eux aussi, des créatures qui évoluaient parmi eux ? Étaient-ils victimes de la situation plutôt que complices des cultistes du Néant ? Un bâtiment ressortait dans les constructions de la haute ville, une sorte de palais légèrement surélevé par rapport aux autres bâtiments. Ils supposèrent qu’ il s’ agissait là du centre du pouvoir et se dirigèrent avec précaution dans sa direction. Les rues étaient vides et silencieuses. Les rares lueurs qui filtraient des fenêtres des maisons étaient faibles, comme étouffées. Les rues de la ville haute, étroites et tortueuses, formaient un terrain très propice à leurs déplacements furtifs. L’ importante densité de demeures sur un territoire aussi réduit avait forcé les bâtisseurs à entasser les maisons les unes sur les autres et elles semblaient curieusement former de grands ensembles plutôt que des villas bien séparées les unes des autres. L’ endroit paraissait vaguement familier à Morgas, sans doute à cause des visions qu’ Icapeus lui avait transmises de sa capitale. Les maisons étaient différentes, dépourvues des frises sombres qui avaient orné celles de Staka, mais la configuration du terrain demeurait la même et Morgas y trouvait quelques repères subtils. Enhardie par l’ absence de signe de vie dans la cité, Kalia pressa le pas, ce qui les amena à se retrouver, au détour d’ un coin de rue, quasiment nez à nez avec un homme vêtu de sombres atours. Contrairement à eux, il était tête nue. Son visage n’ arborait aucun signe de corruption du Néant. — Ne me… s’ écria l’ homme en reculant craintivement. Puis il fronça les sourcils en examinant leurs masques. Même plongé dans les ténèbres de la nuit, il semblait parfaitement les distinguer. — Qui êtes-vous ? dit-il d’ un ton plus autoritaire. Kalia lui brandit son arbalète sous le nez. 319
Héritages II — Pas des amis, rétorqua-t-elle d’ un ton ferme. Ne t’ avise pas de crier ni de fuir. L’ homme recula d’ un pas, écartant légèrement le bras d’ une manière que Morgas trouva étrange. L’ explication lui vint d’ elle-même lorsqu’ il réalisa qu’ une petite silhouette se dissimulait derrière les robes du noble. — Il est avec un enfant, dit-il à Kalia. Un petit visage apparut derrière la manche du noble édarrien. Le gamin devait avoir à peine plus de quatre cycles et les considérait avec de grands yeux effrayés. — Ne lui faites pas de mal, dit l’ homme en reculant d’ un pas supplémentaire. — Ne bouge pas, lui intima Kalia. Nous ne sommes pas venus pour tuer des gosses. Tu vas être bien sage et nous dire ce que nous voulons savoir. L’ arbalète oscillait toujours devant le visage du noble. Ce dernier les considéra d’ un air incertain, puis jeta un coup d’ œil à l’ autre bout de la rue. Curieusement, Morgas n’ avait pas l’ impression qu’ il espérait des renforts, mais plutôt qu’ il craignait l’ arrivée de tierces personnes. — Nous ne devons pas rester ici, leur dit-il d’ un ton pressant. Vous ne voulez pas être vus, et moi non plus. Éloignons-nous d’ ici. Kalia sembla hésiter un moment. — N’ essaie pas de te jouer de moi, prévint-elle. — Je ne ferais rien qui mettrait mon fils en danger, répondit-il. En pleine rue, nous sommes en danger. Si une patrouille venait à passer… La mention d’ une ronde probable sembla décider Kalia. Elle fit un petit geste avec son arbalète. — D’ accord, dit-elle. Mène-nous à couvert. Mais au moindre signe d’ entourloupe, ton fils sera orphelin. L’ homme acquiesça d’ un sec signe de tête et, prenant son enfant dans ses bras, les guida rapidement dans une ruelle sombre qui menait dans un petit jardin tout aussi négligé que ceux qu’ ils avaient croisés jusque-là. Ils se serrèrent entre des arbustes et le mur d’ une maison, accroupis pour ne pas risquer d’ attirer l’ attention. — Qui êtes-vous ? demanda à nouveau le noble en serrant son fils contre lui. — C’ est moi qui pose les questions, lui rappela Kalia. Où est le premier édile ? — Le premier édile est mort, répondit l’ homme. Il était trop vieux et trop faible pour supporter notre nouvelle vie. — Il y a toujours un premier édile, dit Kalia. L’ ancien, le nouveau, ça n’ a aucun sens pour moi et pour tous ceux qui vivent en bas. Nous ne connaissons pas vos noms. Qui est le nouveau ? — Il n’ y en a pas, répondit sombrement l’ homme. Les choses ont bien changé ici. 320
La Mémoire des Ombres — Il y a bien quelqu’ un qui commande, insista-t-elle. — Au palais, oui, confirma le noble en serrant son enfant contre lui. Le petit demeurait silencieux, comme s’ il avait parfaitement saisi la gravité de la situation. — Vous êtes ceux qu’ on appelle les Marcheurs d’ ombres, n’ est-ce pas ? demanda le noble édarrien. Pourquoi venez-vous jusqu’ ici ? Il est trop tard. — Trop tard pour quoi ? demanda Morgas. — Pour changer quoi que ce soit à la situation. Tout le monde est gagné à leur cause, et ceux qui ne le sont pas ont trop peur pour faire quoi que ce soit. — Comme vous ? demanda Kalia avec une nuance de mépris dans la voix. — Vous ne savez pas de quoi ils sont capables, se défendit l’ Édarrien. J’ essaie de survivre, comme tout le monde. De protéger mes enfants, tant que je me souviens encore de qui ils sont. — Quoi ? fit Kalia, son masque se tournant en direction de l’ enfant. Qu’ estce que vous voulez dire par là ? L’ homme ferma un instant les yeux. Sa peau était très pâle, comme évanescente, et ses cheveux paraissaient prématurément grisonnants dans la pénombre. — Ils nous séparent les uns des autres, dit-il d’ une voix lasse. Toutes les familles ont été éclatées. Ma femme est dans l’ une des maisons proches d’ ici. Mes deux filles sont chacune à un autre bout de la ville haute. Quant à moi, j’ ai été relogé avec d’ autres personnes, loin de mon fils. Je n’ ai pas le droit de me trouver ici avec lui. S’ ils me trouvent, j’ aurai de graves problèmes. — Mais pourquoi font-ils cela ? Pour vous punir ? Il secoua la tête en signe de dénégation. — Pour eux, cela n’ a rien d’ une punition. Ils disent que c’ est un apprentissage. Quelque chose qui doit nous amener au détachement. — Ça paraît surtout cruel, commenta-t-elle. — Au départ, oui, dit-il. Mais plus le temps passe et moins le besoin de les voir se fait sentir. Je ne sais pas comment l’ expliquer. C’ est comme si… Comme si cela n’ avait plus d’ importance. — C’ est l’ un des effets du node, intervint Morgas. Il est aligné sur le Néant et vous êtes juste au-dessus. J’ imagine que l’ oubli est l’ une des manifestations de l’ Élément. Ça semble cohérent. — Vous voulez dire que c’ est naturel ? questionna l’ homme. Morgas grimaça sous son masque. — Vous êtes sous l’ influence directe d’ un Élément très particulier, répondit-il. Ça n’ a rien de normal ni d’ enviable, si vous voulez mon avis, mais ce que vous ressentez est logique vu la situation dans laquelle vous vous trouvez. — La plupart du temps, je ne ressens plus grand-chose, dit l’ homme d’ une voix peinée. Le visage de ma femme se brouille dans ma mémoire. Je n’ ai pas pu revoir mes filles depuis des semaines. Quand je suis allé dans la maison où doit se trouver l’ une d’ elles, j’ ai été incapable de la reconnaître. 321
Héritages II Il y avait des larmes dans ses yeux et Morgas détourna le regard. Mais Kalia ne semblait éprouver aucune compassion pour le noble. — Si vous comptez me faire pleurer, c’ est raté, dit-elle durement. Vous, les édiles, avez amené cette chose sur votre propre tête et tout Édarr est maintenant au bord de la ruine à cause de vous. — Vous avez raison, répondit l’ homme. Nous sommes nombreux à ne pas avoir compris ce qui se passait. Nous ne voulions voir que le prestige et la richesse que nous apportaient toutes ces conquêtes. Nous fermions les yeux sur les origines parfois douteuses des conseillers du premier édile. — Les Voleurs de Vie, dit Kalia d’ un air entendu. — Vous les avez surnommés ainsi mais ici, ils se font appeler les Porteurs de Gloire. — Qui sont-ils ? questionna Morgas. — Des hommes. Je ne sais pas d’ où ils viennent. — Et ils ont pu entrer ici et s’ installer parmi vous alors que même votre propre peuple est tenu à l’ écart de la ville haute ? — Ils étaient peu nombreux au départ et se faisaient très discrets. Qui aurait osé contredire le premier édile ? Nous ne savions rien de leurs activités… Ils nous paraissaient être des conseillers comme les autres. Pendant très longtemps, rien n’ est venu prouver le contraire. Ils ont gagné beaucoup de partisans dans la haute ville et les choses ont commencé à changer. Nous nous sommes totalement fermés à l’ extérieur, ils étaient les seuls à pouvoir aller et venir hors du Rocher. Et puis, tous les nobles se sont mis à porter leurs masques entre eux, comme s’ il devenait inconvenant de se dévoiler même à ses égaux. — Vous ne portez pourtant pas le vôtre, remarqua Kalia. Morgas pouvait sentir dans son attitude son dégoût pour cet homme, pour sa faiblesse et la vaine supériorité qui l’ avait amené dans cette situation pathétique. — Je ne comptais pas rencontrer quiconque, dit-il. Les édiles les plus influents sont réunis en ce moment même au palais pour recevoir leurs hôtes. — Leurs hôtes ? releva Morgas. — Une délégation étrangère qui est arrivée hier, répondit l’ homme. Je ne sais pas qui ils sont. Je ne suis plus convié à rien d’ important depuis quelques saisons. Je crois qu’ ils savent que je désapprouve ce qu’ ils font de nous et de notre cité. J’ essaie de ne pas trop attirer leur attention. D’ autres ont disparu soudainement avant moi. Morgas fronça les sourcils. Il lui semblait que les Marcheurs d’ ombres surveillaient attentivement les allées et venues sur le Rocher. Si quiconque était passé la veille, ils l’ auraient sans doute mentionné et pris en compte dans leurs plans. Or aucun mot n’ avait filtré à ce sujet devant Morgas. — Vous avez vu quelqu’ un monter sur le Rocher depuis hier ? questionnat-il en direction de Kalia. Elle secoua la tête. 322
La Mémoire des Ombres — Non, dit-elle sombrement. Mais nous perdons du temps. Nous devons être prêts quand je recevrai le signal, sans quoi tout cela n’ aura servi à rien. Elle sembla contempler un moment le noble et son fils, comme si elle se demandait ce qu’ elle allait faire d’ eux. — Que voulez-vous faire ? questionna le noble édarrien. — Je ne te fais pas confiance, lui répondit-elle aussi sec. — Peut-être peut-il quand même nous aider, intervint Morgas. Nous avons besoin de savoir comment accéder au palais. — Qu’ est-ce que tu veux faire ? demanda-t-elle. — Je veux voir ces hôtes étrangers. Et ceux qui les reçoivent. En toute logique, la plupart des élémentalistes et des édiles à leur botte seront là. — Et tu veux te jeter dans la gueule du loup ? — Tant que nous ne saurons pas exactement qui ils sont et d’ où ils viennent, nous ne pourrons efficacement les combattre. Purifier le node est une bonne chose, mais elle ne suffira peut-être pas. — Tu parles trop, lui reprocha-t-elle avec un coup de menton en direction du noble, ce qui fit osciller les franges de son masque avec de légers cliquetis. — Je peux vous aider ! dit ce dernier avec empressement. Croyez-vous que je veuille de cette vie ? Que je veuille oublier ma femme et mes enfants ? — Ce dont nous avons besoin, dit Morgas sans laisser le temps à Kalia de répondre, c’ est de trouver un moyen de faire une diversion dans la ville haute. Il ignora le soupir agacé de la chef des Marcheurs d’ ombres. — Il nous faut quelque chose qui attirera les élémentalistes et les occupera un moment. L’ homme le regarda d’ un air confondu. — Je ne suis pas magicien, dit-il. Je ne connais rien à ces choses-là. Ce que je peux vous dire, c’ est où ils se trouvent. Je peux même vous y conduire si vous me laissez le temps de mettre mon fils à l’ abri. — C’ est mieux que rien, admit Morgas. — Tu veux remettre notre sort entre les mains de cet homme ? protesta Kalia. Il fait partie d’ eux ! — Alors touche-le si tu veux être sûre de pouvoir lui faire confiance, rétorqua Morgas. Il n’ aimait pas plus qu’ elle la situation, mais il savait qu’ ils devaient saisir l’ occasion offerte par ce noble complaisant. L’ homme cherchait peut-être à les piéger, mais Morgas n’ avait pas l’ impression que sa détresse soit feinte. Pour quelle autre raison se faufilerait-il en tapinois dans les rues de la cité avec son fils ? Il ne s’ attendait certainement pas à se retrouver face à des Marcheurs d’ ombres. Kalia poussa un profond soupir puis, avec une répugnance manifeste, posa sa main sur celle de l’ homme. Ce dernier la regarda d’ un air interrogatif mais ne chercha pas à rompre le contact. Elle recula rapidement sa main et hocha la tête.
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Héritages II — D’ accord, dit-elle. Je crois qu’ il veut vraiment nous aider. Pour l’ instant, du moins. Je le garde à l’ œil. Elle se redressa et tira légèrement Morgas à l’ écart. — Je ne comprends pas bien ce que tu veux faire, dit-elle à voix basse. Si nous allons directement dans le palais, nous courons à notre perte. — Les élémentalistes sont là-bas, répondit Morgas. C’ est eux qu’ il nous faut occuper et un feu de joie ne fera pas du tout l’ affaire. Le Rocher pourrait être entièrement en flammes, quand ils sentiront ce qui se passe au node, ils le laisseront se réduire en cendres pour intervenir dans le rituel des Ombres. Cette histoire de visiteurs est également préoccupante. Nous ne savons pas combien de mages sont présents dans le palais et leurs invités sont potentiellement d’ autres élémentalistes. — Mais nous n’ avons aucun moyen de faire une diversion magique, ditelle. À moins que… Il acquiesça sombrement. — Oui, dit-il. J’ ai bien peur que cette diversion doive être moi. — Ce n’ est pas ce qui était convenu, protesta-t-elle. — Ce qui était convenu ne marchera pas. Avec le Sceptre, je dois être capable de faire suffisamment de « bruit » magique pour couvrir pendant un temps ce qui se passera en dessous de nous. Vous, vous pourrez m’ aider avec vos arbalètes. Vous pouvez agir à distance et discrètement. — Tu meurs d’ envie d’ aller voir dans le palais, accusa-t-elle. — Les élémentalistes sont là-bas, argumenta-t-il. — Et ils sont sans doute nombreux, objecta-t-elle. Tu vas y aller seul et te faire massacrer. — Je n’ ai jamais été candidat au suicide. Mais si nous ne les occupons pas, tout ce que nous avons fait jusqu’ ici ne changera rien. Ils interviendront dans le rituel et vous pourrez dire adieu à tous vos espoirs de libération. D’ un geste agacé, elle retira son masque et lui fit signe de faire de même. Il obtempéra, lui adressant son regard le plus ferme et le plus assuré possible. Elle examina son visage, hésita, puis fit une moue réticente. — Alors agissons sur les deux fronts, dit-elle à contrecœur. De toute manière, nous ne pouvons pas espérer tous entrer dans le palais. — Vous pouvez agir à distance avec vos arbalètes. Poste la plupart de tes hommes autour du palais. Qu’ ils montent sur les toits, qu’ ils se dissimulent et couvrent les différentes sorties. J’ ai vu tes hommes à l’ œuvre et ils sont très efficaces. Mets le feu quelque part si tu veux t’ assurer que les gardes de la ville haute seront occupés ailleurs. — Et toi, de ton côté, tu iras à l’ intérieur. — Avec prudence, assura-t-il. Il y a sans doute moyen d’ entrer discrètement. Avant de faire quoi que ce soit, je dois voir ce qui se passe à l’ intérieur, identifier les élémentalistes et savoir qui sont ces fameux visiteurs. Ensuite, j’ aviserai. Elle acquiesça lentement. 324
La Mémoire des Ombres — Je viendrai avec toi, dit-elle. De toute manière, tu auras besoin de moi pour savoir quand intervenir. Ils n’ avançaient pas vite. Leur progression dans les cavernes était un vrai calvaire pour Rel. Plus il se rapprochait du node et plus il répugnait à agir d’ une quelconque manière. Il s’ était rapproché de son frère pour tenter de puiser de la force dans sa résolution sans faille. Il était fier de Nel tout en demeurant stupéfait de l’ extraordinaire volonté dont il faisait preuve. Il n’ aurait sans doute pas dû s’ en étonner. Après tout, Nel était l’ infant d’ El, qui était connu pour son intransigeance et sa force de caractère. De l’ avis de tous, il avait jusqu’ alors été admis que, des deux infants, celui qui avait hérité de ces qualités était Rel. Nel était habituellement d’ humeur égale, rêveur et d’ apparence plus malléable. Mais face à l’ adversité, il se révélait âpre et sans pitié. Et c’ était exactement ce dont Rel avait besoin vu l’ état dans lequel il se trouvait. Il savait qu’ il pouvait se reposer sur son frère et c’ était un réconfort qui lui permettait de continuer à avancer. Les regards noirs que Nel lui envoyait à intervalles réguliers, tout agaçants qu’ ils fussent, l’ encourageaient à garder la tête froide et à ne pas se laisser à nouveau aller à la tentation du Néant. Par chance, les Marcheurs d’ ombres étaient remarquablement efficaces. L’ homme qui avançait devant lui fit signe de ralentir et tous se serrèrent contre la paroi de la petite caverne dans laquelle ils se trouvaient. L’ Édarrien jeta un coup d’ œil dans le boyau qui permettait d’ aller plus avant, puis ordonna d’ un geste à l’ un de ses hommes de partir en éclaireur. Rel serra ses mains l’ une contre l’ autre en une vaine tentative de maintien à distance des effluves de Néant qui baignaient l’ atmosphère. Il avait l’ impression d’ étouffer, ce qu’ il prenait pour un bon signe. Il préférait de loin ne pas se sentir à l’ aise au milieu de ces miasmes répugnants. Il refusait de penser à ce qu’ il avait fait à l’ entrée des cavernes. C’ était un accident qui ne se reproduirait plus. Et si jamais les choses empiraient et qu’ il en venait à recourir à nouveau à ce genre de moyens… il avait toujours la promesse de Morgas. Mais l’ humain n’ était plus avec eux. Le désir de Rel d’ éloigner Morgas du rituel était sans doute né de la chose qui vivait en lui. Et maintenant l’ agaçant humain n’ était plus là pour servir de garde-fou. Ce qui ne laissait que Nel. Au fond, peut-être n’ était-ce pas plus mal. Morgas pouvait parfois se montrer stupidement sentimental. Nel, d’ un autre côté, venait de prouver qu’ il était fait d’ une matière plus solide. Qui sait s’ il ne serait pas capable, le cas échéant, d’ abattre son propre frère pour lui éviter l’ infamie de la transformation élémentaire ? L’ éclaireur revint et échangea avec son supérieur. Rel était assez près pour entendre leur conversation. — Ils se sont massés à la sortie du tunnel, dit l’ éclaireur. Il me semble que c’ est la dernière ligne. Ils ont fini par comprendre que nous étions nombreux et 325
Héritages II organisés. D’ après ce que j’ ai pu voir, la grotte derrière eux est assez vaste. Ils ont l’ avantage du terrain. — Combien sont-ils ? demanda le chef. — Difficile à dire. Je parierais sur une douzaine. Je pense que tous les gardes affectés à la surveillance des cavernes sont là. Si nous arrivons à les submerger, il n’ y aura plus grand monde pour nous barrer la route. — En somme, c’ est une bonne nouvelle, intervint Rel. Le meneur du groupe de Marcheurs d’ ombres lui adressa un regard hésitant. Tous ces imbéciles d’ humains le traitaient comme s’ il était susceptible de leur exploser à la figure à la moindre contrariété. Rel était ennuyé qu’ ils aient tous assisté à son altercation avec Nel, et plus ennuyé encore que son frère en soit ressorti grandi à leurs yeux. Il n’ était pas habitué à être le deuxième en quoi que ce soit et cette situation n’ était pas pour lui plaire. — Ça sera une bonne nouvelle quand nous les aurons dépassés, répondit finalement l’ homme. — Je peux sans doute vous aider, dit soudain Nel en avançant de quelques pas. Il parlait au singulier, excluant de fait Rel. Ce dernier devait reconnaître qu’ il s’ agissait là de simple bon sens, mais l’ accepter n’ en était pas plus facile pour autant. Il valait mieux qu’ il s’ abstienne de manipuler la magie tant qu’ il ne s’ agissait pas du rituel de purification. Rel se tint donc en retrait alors qu’ ils mettaient une stratégie en place. Nel semblait moins réticent à utiliser ses capacités magiques alors qu’ ils se rapprochaient du node. Sans doute estimait-il que la puissance de ce dernier contribuerait efficacement à masquer ses actions. Rel dut se retenir à plusieurs reprises de se mêler à cette conversation. Il détestait être tenu à l’ écart et cela faisait ricaner le parasite qui le rongeait. Nel ne le regardait pas. Fallait-il le prendre comme un signe de peur ou de mépris ? Pour la première fois, ils étaient étrangers l’ un à l’ autre et Rel ne parvenait pas à contrôler sa frustration à ce sujet. Son frère aurait dû le comprendre. Il aurait dû le soutenir et tenter de le protéger. Au lieu de cela, Nel l’ entraînait vers la source même de ce qui le transformait petit à petit en autre chose. Rel savait qu’ il était responsable de cette situation. Sans doute n’ aurait-il pas dû en vouloir à son frère de persévérer mais il sentait la rancœur bouillonner en lui. Il était malade. Et Nel le traînait contre son gré en plein milieu d’ un node de Néant. Avait-il perdu la raison ? Rel n’ était pas certain du tout de pouvoir participer de quelque manière que ce soit au rituel qu’ ils avaient préparé. Et sans lui, rien ne pourrait avoir lieu. À lui seul, Nel ne pourrait pas mener la cérémonie. Rel ferma les yeux. Il se sentait dual, les deux parties de son être s’ affrontant sans relâche pour le contrôle de son esprit et de son corps. La tentation de lâcher prise était forte. Il avait de plus en plus de mal à comprendre pourquoi il devait lutter sans cesse pour repousser l’ Élément qui vivait en lui. Après tout, n’ aurait-il 326
La Mémoire des Ombres pas été plus facile et agréable de se laisser aller ? Le Néant promettait l’ oubli et la fin de la souffrance. En quoi était-ce donc si mauvais ? Ses souvenirs étaient flous et comme dénués de toute substance. Soudain, se raccrocher à eux paraissait d’ une incroyable futilité. Les humains s’ agitaient autour de lui sans que Rel n’ y prît vraiment garde. Laissant son esprit vagabonder, il avait réussi à se détacher des émotions violentes qui s’ agitaient en lui peu de temps auparavant. Peu lui importaient les gesticulations de ces créatures. Il entendait le chant du node, à la fois écœurant et enivrant. Il ne pouvait participer à leur combat. Il n’ en avait finalement aucune envie. Il les laissa avancer, restant en retrait. Il avait la tête légère. Il vit qu’ un humain restait près de lui et il se demanda s’ il était là dans l’ éventualité où lui, Rel, chercherait à fuir. L’ idée était ridicule et elle l’ amusa. Pourquoi aurait-il voulu fuir, alors que le node s’ offrait à lui, si proche ? Il avait juste à attendre que les membres de son groupe ouvrent le chemin. À l’ avant, des combats avaient lieu. Rel eut un sursaut lorsque son frère canalisa près de lui. L’ Essence pure était douloureuse à ses yeux, comme une déchirure à la luminosité insoutenable. Des hommes criaient, des hommes mouraient. Leur sort lui était indifférent, du moment que le chemin vers le node s’ en retrouvait dégagé. Il se laissa plaquer contre la paroi du tunnel par son gardien Marcheur d’ ombres, à peine incommodé par la familiarité de la créature qui se permettait de le toucher. Cet homme mourrait bientôt, de toute manière. Si ce n’ était pas aujourd’ hui, cela serait dans quelques décennies, terrassé par la vieillesse. La différence paraissait bien faible à Rel et il était prêt à lui pardonner son manque de tact par égard pour sa fragilité intrinsèque. — Rel ! Quelqu’ un le tira de sa rêverie et il vit le visage d’ une Ombre devant lui. Il lui fallut un moment pour que son nom refasse surface dans son esprit. Nel. Nel était son frère. Rel lui adressa un sourire débonnaire. — Rel, nous allons pouvoir avancer, dit l’ autre d’ un ton pressant. Comment te sens-tu ? Rel se sentait très bien. Il flottait dans un grand vide confortable, dépouillé des émotions inutiles qui lui empoisonnaient habituellement l’ existence. Mais il comprenait confusément que son frère n’ était pas à même d’ accepter une telle réponse de sa part. Il fit l’ effort de fermer son visage et dit d’ un ton austère : — Ça ira. Nel l’ examina un long moment, comme s’ il percevait confusément la supercherie, mais il finit par hocher la tête et le libérer. — Reste près de moi, dit-il. Rel obtempéra, lui emboîtant le pas. Il avait l’ impression d’ évoluer comme dans un des fameux rêves des humains. Ils dépassèrent des corps à terre et même
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Héritages II une sorte de barricade, Rel enregistrant machinalement ces détails alors que son esprit se tendait vers la présence accueillante du node. Il parcourut dans un état second la distance qui le séparait du node et poussa un soupir tremblant en se retrouvant enfin devant lui. Quelque chose remua au plus profond de son être, un vestige de ce qu’ il avait été et qui se révoltait contre la proximité de l’ Élément. Mais la voix était faible et les effluves de Néant eurent vite fait de la rendre inaudible. La pièce n’ avait rien d’ extraordinaire. Elle était très sombre, mais cela ne gênait Rel en rien. En son centre légèrement concave bouillonnait une poche de Néant, vision incongrue et, pour une obscure raison, réjouissante. Cette chose devait avoir une raison d’ être, mais Rel était incapable de dire laquelle sans l’ approcher davantage. Rel perçut vaguement que les humains qui l’ accompagnaient et Nel se protégeaient les yeux devant la sphère de Néant. Cette dernière attirait toute lumière à elle, s’ en nourrissant pour l’ annihiler et ne laisser derrière elle qu’ un vide serein et apaisant. — Nous y sommes, dit inutilement Nel. Prévenez les autres. Le chef des Marcheurs d’ ombres acquiesça en direction de l’ un de ses hommes, qui s’ éloigna légèrement, tournant le dos au node comme s’ il était incommodé par sa vision. Sans doute le mentaliste de leur groupe, songea Rel avec détachement. Nel s’ affaira un moment autour du node, prenant ses marques. Rel le regarda tranquillement faire. Il se trouvait à la verticale du flux d’ Essence convertie et le sentiment de plénitude qui l’ habitait était plus fort que tout ce qu’ il avait jamais expérimenté. Il avait l’ impression qu’ il pourrait facilement se laisser glisser dans cette rivière sans couleur, sans son, sans sensation et accéder à un état éthéré, libéré des contraintes d’ un corps qu’ il honnissait. Il lui fallut un long moment pour prendre conscience que Nel se trouvait devant lui et le secouait violemment. — J’ ai besoin de toi, lui disait-il d’ un ton pressant. Rel, reste avec moi ! — Je suis là, dit-il d’ une voix neutre. — Tu sais ce que tu as à faire, ajouta l’ Ombre. Tu dois résister à son influence. Il n’ y en a plus pour longtemps, mon frère. Ensuite, nous pourrons enfin te soigner correctement. Rel lui adressa un sourire. Il ne comprenait pas trop à quoi faisait allusion l’ Ombre quand elle parlait de soin, mais ne voyait pas de raison de la contredire. À ce sujet, du moins. Pour le reste, le node lui convenait parfaitement tel qu’ il était. Nel s’ éloigna de quelques pas et s’ abîma dans une profonde concentration. Puis il poussa un soupir et se mit à tisser de désagréables flux d’ Essence dorée. — Nous commençons, annonça-t-il. Rel le regarda, un sourire amusé retroussant ses lèvres. — Non, dit-il. 328
La Mémoire des Ombres
Chapitre 29 Cité d’ Édarr. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison de la Terre. Ils rampèrent le plus silencieusement possible sur le toit, s’ arrêtant juste avant le faîte. Tout autour du large atrium carré, des Marcheurs d’ ombres se mettaient en position. La vue sur la cour intérieure était parfaite et les édiles qui se trouvaient là n’ avaient apparemment aucune conscience de leur présence. Les nobles étaient une vingtaine, leurs visages soigneusement recouverts par leurs masques caractéristiques de cuir noir et d’ ornements argentés. Leurs vêtements gris se fondaient les uns dans les autres et semblaient faire étrangement corps avec le sol, comme s’ ils avaient commencé à se dissoudre et se mêler à leur environnement. Ce spectacle troublant ne laissait que les masques pour discerner combien de personnes se trouvaient là. Les édiles attendaient patiemment et en silence, une scène qui frappa Morgas par son étrangeté. Il avait, dans sa jeunesse, beaucoup fréquenté la cour de Djaharqa et jamais il n’ avait vu de nobles aussi placides et disciplinés. De son expérience, les milieux de cour fourmillaient d’ intrigues et de ragots, chacun espionnant les autres pour son profit. Il aurait cru qu’ un milieu aussi fermé que celui des édiles d’ Édarr serait propice à ce genre de chose. Avaient-ils peur ou était-ce là l’ un des effets de leur exposition au Néant ? Le noble qu’ ils avaient attrapé et qui les avait si complaisamment guidés jusquelà leur avait dit perdre la mémoire. Leur apparente placidité procédait-elle de la même chose ? — Ils ne font rien, souffla Kalia à côté de lui. Tu crois que nous sommes au bon endroit ? — On dirait qu’ ils attendent quelque chose, répondit Morgas sur le même ton. Au même moment, un mouvement attira leur attention. Juste en face d’ eux, sortant de la maison, apparurent trois hommes à visage découvert. Même à cette distance, Morgas distinguait très clairement les marques de Néant qui les défiguraient. Derrière eux suivaient cinq autres personnes, trois hommes et deux femmes, et Morgas retint involontairement sa respiration à leur vue. Les cinq nouveaux venus étaient des Khourmali. Il était impossible d’ en douter au vu de leur peau noire et des pendeloques de métal et de pierres pré-
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Héritages II cieuses qui paraient leurs cheveux. Pour ce que Morgas pouvait en voir, ils ne portaient pas la marque du Néant sur leur peau, mais l’ assurance avec laquelle ils évoluaient en cette sinistre compagnie ne laissait pas grand doute sur leur allégeance. Morgas ferma les yeux avec une grimace. Les implications de cette présence le glaçaient d’ effroi. Si des Khourmali se trouvaient ici, selon toute évidence alliés avec des tenants du Néant, cela signifiait-il que ceux qui s’ étaient présentés à Arkas partageaient leurs opinions ? Il avait du mal à admettre qu’ Oçarek, le fils de son vieil ami, puisse être un cultiste du Néant. Peut-être que les Khourmali qu’ il avait devant lui ne représentaient qu’ une frange dissidente et secrète parmi les hommes de l’ ouest envoyés à la recherche des nodes du continent. Mais il ne pouvait réellement croire à cela. La manière dont Oçarek s’ était désintéressé du node d’ Édarr lorsque Morgas l’ avait mentionné indiquait tout le contraire. Il avait connaissance de cet endroit et, plus important, il savait qu’ il n’ avait plus besoin d’ être converti. Cela ne pouvait signifier qu’ une chose. Si, comme Rel le soupçonnait, les Khourmali repéraient les nodes pour les corrompre, ce n’ était pas avec l’ Élément Feu mais bien avec le Néant. Ces deux possibilités auraient dû faire naître le même dégoût en Morgas. Il devait cependant admettre qu’ il éprouvait une tolérance bien supérieure pour le Feu, un Élément qu’ il avait côtoyé pendant toute sa jeunesse et dont les effets lui semblaient moins nocifs et horrifiques que ceux du Néant. Les six Éléments simples étaient familiers et paraissaient de ce fait bénins, même si leur pouvoir de nuisance demeurait potentiellement très élevé. Les Éléments complexes manipulaient des forces plus inhabituelles et mystérieuses. L’ idée de les voir émerger était très dérangeante. Il avait vu ce que faisait l’ Æther. À présent, il constatait les ravages du Néant. La perspective de voir les principaux nodes du continent corrompus par cet Élément faisait naître une sombre terreur en lui. — Tu connais ces étrangers ? questionna tout bas Kalia, qui avait remarqué sa réaction. — Je sais ce qu’ ils sont, souffla-t-il. Et nous avons un très grave problème. Elle lui adressa un regard interrogatif. — Ils parcourent le continent à la recherche des nodes, expliqua-t-il. Nous avons affaire à une action de très grande envergure. Je n’ ose imaginer ce qui se passe actuellement à Khourmal. Un complot à l’ échelle du continent, voilà ce contre quoi il se battait. Soudain, la guerre déclenchée par Édarr semblait un moindre problème face à la menace que faisait planer l’ éventuelle corruption généralisée des nodes. Si le Néant parvenait à ses fins, Morgas ne voyait pas comment quiconque pourrait contrer sa puissance. — Il faut prévenir la Tour des Arcanes, dit-il avec l’ impression étrange de se retrouver dans la peau de Rel.
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La Mémoire des Ombres — Nous devons déjà nous occuper de ce qui se trouve devant nous, répondit Kalia. Il acquiesça, ramené au présent. Les Khourmali étaient présentés par les Édarriens démasqués à l’ assemblée comme des frères et sœurs venus de l’ ouest et propageant la grandeur et la gloire du Néant. — Bientôt, déclama l’ homme au visage marqué par son Élément, nos deux nations auront le contrôle du continent. L’ heure approche où tous seront en place et où la Grande Unification aura lieu. Ce n’ est plus qu’ une question de temps. Le Dispensateur du Vide nous guide et nous apportera la victoire totale. Ce Dispensateur devait être leur chef, mais où se trouvait-il ? Avait-il pris ses quartiers à Édarr, ou agissait-il de loin, tirant les ficelles à la fois ici et à Khourmal pour assurer sa mainmise sur le continent ? — En ce jour favorable, continuait l’ autre, le premier édile va s’ adresser à vous. Il s’ écarta alors pour laisser passer une silhouette impossible à regarder. Portant sa main à son visage, Morgas détourna instinctivement le regard, conscient que Kalia faisait de même avec une inspiration hachée. Il dut se forcer à lever à nouveau ses yeux sur la créature qui s’ était immobilisée sous les colonnades du patio. Elle était informe, ses contours impossibles à définir, comme si elle défiait de par sa nature même toute tentative d’ appréhension. Le regard était attiré par sa forme sans couleur et sans épaisseur et donnait l’ impression douloureuse d’ être aspiré en son sein. La seule manière d’ échapper à cette emprise consistait à couper son propre champ de vision pour rompre le lien hypnotique. — Un élémentaire, souffla Morgas. Une violente douleur lui vrillait le crâne d’ avoir fixé la créature. La souffrance empira lorsqu’ elle se mit à parler. Son langage était incompréhensible, un mélange de sons aspirés et de chuchotements désincarnés. Tous les nobles présents n’ étaient apparemment pas à même de le comprendre, car l’ homme au visage découvert entreprit de traduire ses paroles. Le discours n’ avait pas grand intérêt aux yeux de Morgas et constituait tout au plus en un long monologue de satisfaction face à la situation présente. — Répugnant, commenta soudain Aestyr dans l’ esprit de Morgas. — Je te croyais plutôt favorable à l’ Altération, répondit le mage, heureux de se concentrer sur cette discussion plutôt que sur les sons dérangeants qui parvenaient de la cour. — Il y a Altération et Altération, répondit Aestyr, pour une fois sans tenter de nier son penchant. Ça, c’ est sans intérêt. La négation de tout. Berk. Quel ennui. — Nous devons le combattre, dit Sefyrin. Morgas acquiesça. Il était d’ accord sur le fond, mais ses velléités de combat étaient singulièrement refroidies par la présence de l’ élémentaire. 331
Héritages II — Je vais avoir besoin de votre aide, dit-il. Ils sont nombreux et je ne suis pas sûr de pouvoir gérer cette… cette chose. Surtout qu’ il doit y avoir des élémentalistes dans le lot. — Bien sûr, lui dit Sefyrin. Que veux-tu faire, exactement ? — Je dois les occuper le temps que Rel et Nel fassent leur rituel. Ce qui veut dire un certain temps. — Il faut tuer l’ élémentaire, dit Aestyr. — Plus facile à dire qu’ à faire, rétorqua Morgas. Qu’ est-ce qui peut blesser cette chose ? Il regrettait amèrement l’ absence de son demi-frère. Un mentaliste entraîné de la puissance d’ Éphyr n’ aurait pas été de trop pour contrer l’ élémentaire. — Un autre Élément, peut-être ? dit joyeusement Aestyr. — Je n’ en ai pas sous la main, grogna Morgas en retour. Merci pour ta contribution. — Ingrat, répliqua l’ autre d’ un ton léger. Tu as tes glyphes et deux esprits divins pour t’ aider. Ça devrait suffire. Si nous ne pouvons pas éliminer un pauvre élémentaire, c’ est qu’ il n’ y a plus rien à tirer de nous. — Il n’ est pas vraiment tout seul. — Homme de peu de foi. Fais-moi confiance, pour une fois. Je me sens très motivé pour un petit massacre. Morgas capitula avec un soupir. En bas, le traducteur était passé à des considérations plus stratégiques et d’ un intérêt supérieur. — L’ heure de la Grande Unification est proche. Rien ne pourra bientôt plus l’ empêcher. L’ effort de guerre doit être renforcé au sud-ouest. Notre cible prioritaire se trouve là-bas. Au sud-ouest ? À la connaissance de Morgas, il n’ y avait pas grand-chose de ce côté, juste des steppes semi-arides habitées par des nomades. Kalia lui toucha le bras pour attirer son attention. — Ils sont en place, chuchota-t-elle. Ce qui signifiait qu’ il devait agir maintenant. Rel et Nel allaient entamer le rituel d’ un instant à l’ autre et il fallait absolument qu’ il occupe le plus de monde possible loin du node. Avec un peu de chance, il parviendrait même à masquer pendant un temps leurs activités. Morgas prit quelques profondes inspirations pour calmer le rythme affolé de son cœur. Ce qu’ il allait faire était très risqué. Un suicide, avait dit Kalia. Sans la présence du Sceptre, elle aurait eu raison. Avec l’ artefact, Morgas savait qu’ il pouvait faire la différence. Mais il n’ était pas à l’ abri d’ un échec. Il pouvait très bien se faire tuer. Kalia avait voulu envoyer des hommes en bas pour le seconder mais il s’ y était opposé. Ils étaient très bien postés tout autour de la cour intérieure, à attaquer à distance. Morgas lui-même n’ envisageait pas de s’ approcher outre mesure 332
La Mémoire des Ombres de ses adversaires. Il fallait tout au plus qu’ il concentre leur attention sur lui pour laisser à ses alliés tout le loisir de les abattre à l’ aide de leurs arbalètes. Il détacha le Sceptre pour le prendre en main. Kalia le surprit en lui saisissant le visage pour déposer un rapide baiser sur ses lèvres. — Bonne chance, lui dit-elle. Il pouvait voir dans ses yeux qu’ elle pensait le voir courir à la mort. Elle rampa ensuite loin de lui sur le toit, rejoignant deux de ses hommes. — Un baiser d’ adieu d’ une belle femme et c’ est parti ! s’ exclama Aestyr avec ravissement. Il semblait envisager le combat à venir avec beaucoup d’ enthousiasme. Morgas traça un premier glyphe de protection avant même de se dévoiler à ses adversaires. Il ne doutait pas que l’ utilisation d’ Essence pure attirerait l’ attention des élémentalistes et de l’ élémentaire. Aussi ne fut-il pas surpris de constater que beaucoup de regards étaient posés sur lui lorsqu’ il se leva et, marchant sur la faible pente descendante du toit, lança sa première attaque. Son glyphe bouclier grésillait devant lui, ses arabesques d’ or pulsant dans la nuit. Elles semblaient déchirer l’ étrange pénombre de Néant qui régnait sur les lieux. En bas, les humains affichaient des mines surprises et rageuses. Leur réaction fut rapide et Morgas dut essuyer plusieurs attaques élémentaires qui réussirent tout au plus à affaiblir son bouclier. Les Marcheurs d’ ombres passèrent immédiatement à l’ action et plusieurs hommes, élémentalistes et nobles, tombèrent dans la cour alors que les arbalètes se détendaient avec des bruits sourds. Les nobles s’ égayèrent dans tous les sens avec des cris effrayés, trouvant refuge derrière les piliers de la colonnade ou dans les pièces du palais. Les élémentalistes résistaient mieux aux attaques, secondés par les Khourmali, mais battaient tout de même en retraite vers la galerie. Seul l’ élémentaire demeurait immobile et en apparence indemne. Aestyr s’ amusait comme un petit fou, insufflant en Morgas une force grisante et indisciplinée. Le mage devait se concentrer pour maîtriser ses glyphes, submergé par l’ enthousiasme de l’ enfant d’ Itar. Il s’ entendit rire alors qu’ il repoussait sans dommage les attaques dirigées contre lui. Puis de nouveaux arrivants firent leur apparition, sans doute les soldats du palais qui vinrent prendre position à couvert derrière les piliers. Ils étaient armés des mêmes arbalètes qui rendaient les Marcheurs d’ ombres si efficaces et les carreaux commencèrent à siffler autour de Morgas. D’ autres gardes ne tarderaient sans doute pas à venir les débusquer sur les toits. Avec un peu de chance, les hommes postés stratégiquement autour du palais par Kalia sauraient disposer d’ eux. Morgas prit le temps de renforcer son bouclier faiblissant avant de chercher une nouvelle cible. Aestyr se révélait un combattant redoutable et un certain 333
Héritages II nombre d’ élémentalistes avaient déjà fait les frais de sa clairvoyance. Il guidait les attaques de Morgas, les renforçant par ses propres capacités, et une partie de l’ esprit du mage s’ indigna intérieurement qu’ il ait attendu aussi longtemps pour dévoiler ce genre de talent. Les humains étant tous à couvert, Morgas se résigna à lancer une attaque sur l’ élémentaire. Ce dernier, toujours immobile mais occupé à donner des ordres dans sa langue sibylline, avala sans dommage visible le glyphe que Morgas avait lancé sur lui. L’ attaque sembla cependant le décider à intervenir. Une soudaine langue de Néant jaillit de son corps informe en direction de Morgas. Ce dernier renforça encore son bouclier, mais l’ attaque frappa directement sous ses pieds, réduisant en poussière toute la portion du toit sur laquelle se trouvait le mage. Morgas se sentit chuter et, avant d’ avoir pu émettre la moindre contre-mesure, reçut une lance de Néant en provenance de l’ élémentaire. L’ attaque passa le bouclier, effaçant au passage une partie de sa structure avant de frapper Morgas au visage. Le glyphe, incomplet, se dissipa. Morgas plongea vers le sol avec un cri et s’ y étala sans grâce. Il eut à peine le temps de se redresser que plusieurs hommes se ruaient déjà sur lui, des armes à la main. Désorienté, il porta ses doigts à sa tempe gauche, qui pulsait de douleur. Les gardes approchaient mais il demeurait hébété, incapable de reprendre ses esprits. La réaction du Sceptre fut d’ une violence stupéfiante. Alors que le premier soldat était sur le point d’ abattre son épée sur Morgas, l’ artefact s’ embrasa d’ une lueur argentée insoutenable et souffla tous les hommes au sol avec un claquement de tonnerre. Il envoya dans le même temps une véritable décharge dans le corps de Morgas, une violente incitation à reprendre le combat. — Oh-oh, entendit-il Aestyr glousser dans son esprit embrumé. L’ enfant d’ Itar n’ était visiblement pas à l’ origine de cette explosion de puissance et Morgas comprit qu’ il s’ agissait là d’ une intervention directe du Sceptre. Il était très rare que l’ artefact se manifeste ainsi, mais il devait avoir perçu la gravité du danger qui menaçait Morgas. L’ accord que le mage avait passé avec lui était toujours valide et il venait donc de prendre les mesures qui s’ imposaient pour protéger son porteur. Cette démonstration avait quelque chose de réconfortant et Morgas, stimulé à la fois par cette merveilleuse protection et par l’ exhortation du Sceptre, se remit debout tant bien que mal. Il tremblait des pieds à la tête, habité par l’ énergie argent qui courait dans le Sceptre. Il se sentait soudain invulnérable et investi d’ un pouvoir incommensurable. Cela ne ressemblait ni à l’ Essence primordiale, ni aux flux altérés auxquels il avait pu être exposé. Une fois encore, il se demanda quelle pouvait bien être la nature exacte de cette mystérieuse puissance qu’ Aendo avait insufflée dans l’ artefact. 334
La Mémoire des Ombres Il ne prenait même plus la peine de se protéger des attaques magiques et matérielles des humains. Il voyait son corps luire d’ une aura argentée et rien ne semblait pouvoir l’ atteindre. Il faisait confiance aux Marcheurs d’ ombres pour disposer des élémentalistes. Sa cible était l’ élémentaire. Morgas traça un simple glyphe d’ attaque et l’ envoya sur la créature de Néant. Il s’ étonna à peine de voir que le signe n’ était pas de son habituelle couleur dorée mais teinté d’ argent. L’ élémentaire l’ absorba mais son contact sembla l’ indisposer. Sa forme ondula comme si elle avait du mal à assimiler cette énergie inédite et elle émit un chuintement clairement incrédule. Morgas décida de presser son avantage. Il se sentait fort et ne voyait pas de raison de ne pas en profiter. Il marcha jusqu’ à l’ élémentaire, serrant les dents pour supporter la vision de son corps sans fond. Ce dernier ne fit aucun mouvement indiquant qu’ il avait conscience de l’ approche de Morgas. Il n’ attaqua pas et ne chercha pas non plus à se protéger, comme s’ il était hypnotisé par l’ énergie argentée qu’ il avait absorbée et ne pouvait assimiler. Morgas la voyait tourbillonner en lui, ténue mais toujours présente. Morgas parcourut sans encombre les derniers mètres qui le séparaient de la créature et, pris d’ une impulsion subite, abattit directement le Sceptre sur lui. L’ élémentaire cria. Un son à dresser les cheveux sur la tête, qui transperçait jusqu’ au fond des os et ne cessait pas. Le cri s’ étira encore et encore alors que le Sceptre resserrait son emprise sur lui, des filaments argentés enserrant sa forme jusqu’ à former un fin quadrillage irrégulier tout autour de lui. L’ élémentaire se débattait en vain. Morgas le fixait avec fascination alors que le Sceptre l’ emprisonnait, affermissant son étreinte mortelle. L’ élémentaire expira dans un souffle de tuberculeux, disparaissant purement et simplement. Le Sceptre réintégra ses filaments argentés tout en chantonnant d’ un air satisfait. Morgas prit appui sur l’ artefact alors que ses forces le quittaient. Il avait les jambes flageolantes et sa tête pulsait douloureusement à présent qu’ il se retrouvait libre de la présence du Sceptre. Il semblait heureusement qu’ il n’ avait plus à se préoccuper d’ autres adversaires. Ceux qui n’ avaient pas été abattus s’ étaient enfuis sans demander leur reste à la mort de l’ élémentaire. Morgas tenta de se concentrer pour percevoir les effluves du rituel qui devait toujours être en cours. Il ne sentit rien, mais cela ne l’ alarma pas outre mesure. Au moins leur avait-il donné du temps, ce pourquoi il était venu jusqu’ ici. Il en avait même appris plus qu’ il ne l’ espérait. La présence des Khourmali l’ affligeait au plus haut point mais il ne pouvait négliger ce qu’ il avait vu et entendu. Une fois le node d’ Édarr rendu à sa pureté originelle, il leur resterait bien d’ autres problèmes à régler. Morgas se dirigea vers Kalia quand elle entra dans la cour. Elle semblait indemne et le regarda approcher avec une expression étrange sur le visage.
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Héritages II — Ne restons pas ici, lui dit-elle. Nous ne les avons pas tous attrapés et il est fort possible que des renforts arrivent. Nous avons intérêt à nous faire oublier. Il acquiesça, fronçant les sourcils sous la douleur. — Tu es blessé ? lui demanda-t-elle alors qu’ ils traversaient en hâte des pièces dénuées de tout mobilier pour rejoindre la rue à l’ arrière du palais. Il tâta avec précaution sa tempe, ramenant ses doigts rouges de sang. La plaie était douloureuse, mais tout ce qu’ il espérait était qu’ elle n’ abritait pas de germes du Néant. Il avait cependant la nette impression que le Sceptre l’ avait également protégé de cela. — Ça peut attendre, dit-il. — C’ était… très impressionnant, dit-elle après une légère hésitation. — Pour moi aussi, répondit-il. J’ avoue que je ne m’ attendais pas à quelque chose d’ aussi spectaculaire. — Nous en parlerons plus tard, dit-elle. Viens, rejoignons les autres. — Et après ? — Après, nous redescendons tant que c’ est encore possible. Nous avons décapité le gouvernement de la ville. La plupart des édiles qui étaient présents ce soir sont morts et la chose qui les dirigeait également. Nous ne devons pas leur laisser le temps de se relever de cela, mais nous sommes trop peu nombreux pour agir maintenant. Ils sont déstabilisés. Demain, nous regrouperons toutes nos forces pour monter à l’ assaut du Rocher et nous prendrons la haute ville. Si j’ avais su que les choses se dérouleraient avec autant de facilité, je l’ aurais organisé pour cette nuit. — J’ espère que tout se passe aussi bien au node, dit Morgas. — Je ne voudrais pas être pessimiste, mais je n’ arrive plus à entrer en contact avec le mentaliste qui accompagne tes amis. Tu es capable de savoir ce qui se passe, là-dessous ? Morgas secoua la tête. — Je ne sens rien, mais je ne crois pas qu’ on puisse en tirer la moindre conclusion. Selon toute vraisemblance, ils sont en plein travail. Les deux Ombres qui sont au node ne sont pas des amateurs. — Alors faisons-leur confiance et partons nous mettre à l’ abri. Nel fixa son frère avec horreur lorsqu’ il attaqua les Marcheurs d’ ombres. Rel cibla en premier le mentaliste, qu’ il estimait le plus dangereux. Il ne fallait surtout pas qu’ il ait la mauvaise idée de prévenir les autres que les choses ne se passaient pas comme prévu. Il tomba rapidement, facilement. Les humains étaient faibles. Et lui, au milieu du node, disposait de ressources infinies. Il eut le temps de tuer deux autres Marcheurs d’ ombres avant que Nel ne s’ interpose. — Tu as perdu la tête ! hurla-t-il en envoyant dans sa direction une vague d’ Essence qui le fit grimacer. 336
La Mémoire des Ombres Rel ne prit pas la peine de lui répondre. Il savait que l’ Ombre ne pouvait comprendre, enfermée dans sa petite vision étriquée du monde. Lui, de son côté, entendait le chant muet de l’ oubli, savourait la délicieuse sérénité de l’ abandon. L’ appel était si fort qu’ il lui était impossible de résister. Il n’ en avait en fait aucun désir. Il rit en comprenant brusquement ce qu’ était la bulle de Néant au milieu du node. Une porte ouverte vers un endroit merveilleux où l’ attendait tout ce à quoi il aspirait. L’ Ombre l’ attaqua mais Rel essuya sans dommage ses désagréables traits lumineux. Les humains restaient quant à eux en retrait, sans doute incertains de la conduite à tenir. Leur tour viendrait. Pour l’ instant, l’ Ombre était la seule chose qui le menaçait réellement. Et soudain, il l’ entendit. La voix soupira dans tout son être, si intense qu’ il en perdit un instant sa concentration. Elle résonnait en lui comme un appel lancinant, un chant merveilleux et impératif. Elle réclamait les nodes avec insistance et le sentiment d’ urgence qui imprégnait ses paroles s’ empara de Rel tout entier. Il lui répondit, assurant qu’ il obéirait, et il sentit à cet instant que la conscience se tournait vers lui, comme si elle découvrait juste sa présence. Rel sut qui il était. Le Dispensateur du Vide. Celui qui orchestrait la conquête tout en se tenant en retrait, soigneusement dissimulé aux yeux du monde. Sa puissance était grisante. Il n’ était pas le dieu Néant lui-même, mais par ses actes se hisserait sans doute à la place de favori du dieu élémentaire. Le Dispensateur du Vide l’ examina de là où il se trouvait et Rel sentit son amusement et sa satisfaction. Puis son regard se tourna ailleurs. Rel revint au présent et à l’ Ombre qui lui faisait face. Elle ne l’ avait pas attaqué pendant son moment d’ absence. Une erreur regrettable pour elle. — Rel, reprends tes esprits, l’ implora-t-elle en tendant des mains suppliantes vers lui. Il lui fallut un instant pour réaliser que Rel était bien son nom. Il se crispa aux souvenirs diaphanes que ce mot faisait résonner dans sa mémoire. Ils étaient dérangeants et parasitaient sa concentration. L’ Ombre en face de lui en profita pour l’ approcher et le saisir aux épaules. — Tu es mon frère ! lui hurla-t-il en le secouant violemment. Ne laisse pas cette chose te corrompre ! Rel, je t’ en supplie, reviens à toi ! Tu me l’ as promis ! N’ abandonne pas ! Rel se laissa docilement secouer, troublé par un étrange sentiment. Puis un mouvement attira son attention derrière l’ épaule de l’ Ombre et il eut un sourire. Les renforts arrivaient. De la sphère de Néant émergea l’ un de ses frères, un élémentaire bien plus parfait qu’ il ne l’ était lui-même, encore enserré dans les barrières d’ un corps détestable. — Bienvenue à toi, dit-il à Rel.
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Héritages II Rel avait vaguement conscience qu’ il n’ aurait pas dû le comprendre. Les sons aspirés et chuchotés auraient dû lui paraître étranges et pourtant il en saisissait parfaitement le sens. — Ces êtres veulent nous contrecarrer ? continua l’ élémentaire. Nous allons leur donner une leçon. Il se déplaça si vite que Rel le vit à peine s’ abattre sur l’ un des humains, l’ englobant de tout son être. L’ élémentaire l’ avala sans autre forme de procès, le Marcheur d’ ombres ayant à peine le temps de pousser un cri étranglé avant d’ être aspiré vers l’ oubli. Puis il passa au suivant. Rel le regardait faire avec fascination alors qu’ il décimait les rangs des humains. Ils étaient peu nombreux à avoir survécu jusque-là. En quelques instants, il n’ en resta plus un seul. À côté de lui, l’ Ombre continuait à lui brailler dessus, mais tout ce qu’ elle pouvait dire avait bien peu d’ importance. Rel dut cependant lui accorder quelque intérêt lorsqu’ elle se mit à le frapper au visage. — Qu’ allons-nous faire de cette Ombre ? dit l’ élémentaire en s’ approchant. Rel plongea son regard dans les yeux implorants et furieux de l’ Ombre. Elle était familière. Quelque part, profondément enfoui en lui, quelque chose se tendait vers elle et tentait de refaire surface. — Sa force serait sans doute agréable au Dispensateur du Vide, susurra l’ élémentaire. Viens, menons-là à lui. Il fit signe à Rel de se diriger vers la sphère de Néant mais ce dernier hésita. S’ il emmenait l’ Ombre à cet endroit, elle mourrait, il en était persuadé. Elle ne le rejoindrait pas dans sa nouvelle vie, mais serait irrémédiablement perdue. Et cette perspective était, pour une obscure raison, insupportable aux yeux de Rel. Il aurait voulu répondre qu’ il y avait une autre solution, qu’ ils pouvaient le convertir et ne pas le tuer, mais les mots ne voulaient pas sortir de sa bouche. Il se rendit compte avec un instant de panique qu’ il était incapable de prononcer sa propre langue. Puis il prit conscience que le Néant n’ était pas sa langue, que l’ Ombre face à lui était son frère Nel et que s’ il restait, non seulement il serait perdu à jamais, mais il signait l’ arrêt de mort de son frère. L’ élémentaire observait son combat intérieur avec un intérêt évident. — Il est trop tard pour toi, souffla-t-il. Tu es des nôtres. — Pas encore, répondit Rel en arcanien. Il commença à reculer, tirant Nel par la manche. Ils devaient fuir cet endroit, leur salut à tous les deux en dépendait. Mais tout en lui se révoltait contre ce repli et il ne put faire que quelques pas. — Toute résistance est inutile, insista l’ élémentaire. Rel secoua sa tête. Il n’ était plus certain de savoir ce qu’ il était en train de faire. Il ne voulait pas quitter cet endroit merveilleux mais l’ Ombre qui l’ accompagnait avait besoin de lui. Et c’ était important. Elle le tirait en arrière et il se laissa faire.
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La Mémoire des Ombres — Cours, petite Ombre, soupira l’ élémentaire avec amusement en les regardant partir. Nous te retrouverons sans peine… Tu es à nous… Soudain gagné par une terreur sans nom, Rel agrippa la main de son frère et partit en courant en direction de la sortie des cavernes. Nel ne se fit pas prier. Se tenant toujours la main, ils traversèrent au pas de course les cavernes et les tunnels qui menaient vers la sortie. Petit à petit, Rel sentait son esprit s’ éclaircir, même si le désir lancinant de plénitude était toujours présent en lui. Il savait qu’ il ne devait pas s’ arrêter, sous peine d’ être incapable de reprendre la fuite. Nel demeurait silencieux, le visage fermé. Son attitude exprimait une sombre détermination. Rel savait qu’ il avait ruiné tous leurs efforts et il s’ accrochait à cette souffrance pour ne pas se laisser à nouveau aller à la tentation du Néant. S’ il l’ avait pu, il en aurait pleuré de frustration et de rage. Ils coururent jusqu’ à l’ entrée des cavernes et débouchèrent enfin à l’ air libre. Mais Nel ne ralentit pas. Il continua droit devant, ignorant le chemin qui menait à la basse ville. Arrivé au bord du précipice, sa main tenant toujours fermement celle de Rel, il sauta.
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La Mémoire des Ombres
Chapitre 30 Cité d’ Édarr. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison de la Terre. Morgas grimaça alors que Kalia essuyait sa plaie à la tempe avec un linge imbibé d’ alcool. La douleur venait s’ ajouter au violent mal de tête qui ne le quittait pas depuis le combat contre l’ élémentaire. Il demeura cependant stoïque. Il avait appris à endurer la souffrance auprès de Paliam et de ses séances d’ escrime. La démone ne lui avait laissé aucun répit et, pendant un temps, il avait systématiquement terminé les entraînements couvert d’ estafilades qu’ elle se faisait une joie de soigner par la suite. Kalia avait envoyé des messagers à tous ses contacts dans la ville pour les avertir de se tenir prêts à monter en force sur le Rocher dès la première heure du jour. Mais le temps passait et Morgas ne pouvait s’ empêcher d’ être pessimiste. Ils n’ avaient aucune nouvelle de l’ équipe qui avait investi le node et ce dernier ne donnait aucun signe de changement à ses sens exercés. — Tu vas avoir une belle cicatrice, commenta-t-elle en appliquant un baume apaisant sur la plaie. Elle semblait satisfaite de s’ occuper ainsi de lui, une chose dont Morgas ne se plaignait pas. — Au moins, la blessure n’ est pas contaminée par le Néant, dit-il. Il n’ avait pas osé regarder l’ étendue des dégâts dans un miroir et espérait juste que la douleur était pire que l’ apparence de la plaie. — Ne t’ inquiète pas, dit-elle avec un sourire malicieux, ça ne déparera pas ton beau visage. Il émit un grognement en retour, embarrassé qu’ elle ait perçu des pensées aussi futiles et vaniteuses. Elle lui tapota la tête avant de faire le tour des Marcheurs d’ ombres qui se reposaient dans la pièce. La plupart de ceux qui avaient accompagné Morgas et Kalia dans la ville haute étaient revenus sains et saufs. Seules quelques blessures mineures étaient à déplorer et l’ humeur était bonne, chacun comparant ses anecdotes de combat et ses impressions de la ville haute. Ils s’ imaginaient déjà avoir gagné la partie. La mort de l’ élémentaire ainsi que celles d’ un certain nombre d’ élémentalistes étaient de très bons signes, Morgas devait le reconnaître. Mais ces hommes et ces femmes ne réalisaient pas
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Héritages II vraiment que la vraie bataille se jouait ailleurs. Si le node demeurait corrompu, leur cité n’ aurait aucune chance de sortir de l’ influence du Néant. Tous ses maigres espoirs s’ envolèrent quand la porte s’ ouvrit pour laisser passer Nel. Un Marcheur d’ ombres le suivait, le corps inerte de Rel dans les bras. Morgas ferma les yeux. Le Néant baignait toujours Édarr. Ils avaient échoué. Nel entra d’ un pas décidé et désigna un coin libre de la pièce. — Posez-le là, ordonna-t-il. Et ne le laissez pas se réveiller. Ce qui indiquait que l’ Ombre était toujours en vie, une chose peu évidente à première vue. — Comment je fais ça ? questionna le Marcheur d’ ombres d’ un air perplexe. — Frappez-le, dit Nel d’ un ton sans réplique. Morgas se leva pour s’ approcher de lui. — Qu’ est-ce qui s’ est passé ? demanda-t-il. Nel lui adressa un regard grave. — Nous n’ avons rien pu faire, dit-il d’ un ton neutre. Nous sommes arrivés jusqu’ au node, mais… Il secoua la tête, ce qui en disait plus long qu’ un discours. — Et mes hommes ? demanda Kalia en les rejoignant. — Morts, dit laconiquement Nel. — Tous ? s’ affligea-t-elle. — Il y avait une sorte de portail au-dessus du node, répondit Nel. Une chose liée au Néant. Un élémentaire en est sorti. Il a tué vos hommes. Il pinça les lèvres, comme si ce souvenir était difficile. — Et pas vous ? dit-elle froidement. — Nous avons fui, répondit-il franchement. C’ était la seule chose à faire. — Nous avons nous aussi été confrontés à un élémentaire, dit Kalia d’ un ton contenu. Morgas l’ a affronté et l’ a tué. Nel posa un regard interrogatif sur Morgas. — J’ ai reçu un petit peu d’ aide, admit ce dernier en désignant le Sceptre, posé non loin de là. — Nous n’ étions pas en mesure de combattre, dit l’ Ombre avec un soupir las. Si Rel avait été en pleine possession de ses moyens, nous aurions sans doute pu faire quelque chose, mais c’ était loin d’ être le cas. La proximité du node l’ a affecté. Quoi qu’ il en soit, le résultat est là. Notre opération est un échec. Il se détourna brusquement d’ eux pour se diriger vers la forme inerte de son frère. Morgas et Kalia échangèrent un regard consterné. Le mage était troublé par le comportement de Nel. Après la blessure de son frère, il avait dévoilé une facette inconnue de sa personnalité, dure et coupante. Le Nel rêveur et insouciant n’ était plus qu’ un lointain souvenir. Et Morgas avait la sensation qu’ il lui cachait quelque chose. — Il ne ment pas, chuchota Kalia. Enfin, je ne crois pas. Mais il y a des choses qu’ il ne veut pas dire. À propos de l’ autre. 342
La Mémoire des Ombres Morgas rejoignit Nel aux côtés de son frère. Il s’ accroupit pour pouvoir lui parler avec plus de discrétion. — Qu’ est-ce qui se passe avec Rel ? demanda-t-il. Pourquoi ne veux-tu pas qu’ il se réveille ? Pour toute réponse, Nel ouvrit brusquement les robes de son frère pour dévoiler son torse. — Pour ça, dit-il avec amertume. Le corps de l’ Ombre était envahi par le Néant. Il aurait dû être gris, traversé de courants légèrement plus foncés, comme des fumerolles paresseuses. Il était au contraire sombre et, par endroits, attirait l’ œil à la manière désagréable d’ un élémentaire. Le tout continuait à s’ agiter, signe sans doute que la corruption n’ était pas généralisée. Mais elle demeurait très étendue et Morgas détourna le regard de ce spectacle navrant. Il n’ était pas tellement surpris par cette révélation mais il avait espéré contre toute logique que le mal ne serait pas si avancé. — À un moment, il ne savait même plus qui il était, dit Nel d’ une voix soudain cassée. Il était incontrôlable. Il voulait rejoindre le Néant. Et c’ est moi qui l’ ai emmené là-bas. Morgas se sentit envahi par une immense compassion. La peine de Nel était poignante et il ne savait trop comment l’ alléger. Il posa finalement sa main sur l’ épaule de l’ Ombre. — Ce n’ est pas ta faute, dit-il. Il fallait le tenter. — C’ était stupide ! répondit Nel avec hargne. Comment ai-je pu croire qu’ il serait capable de résister ? — Rel paraît toujours très fort. Il ne t’ a pas laissé voir à quel point il était gagné par le Néant. — Si, répondit Nel. Il me l’ a montré. À l’ entrée des cavernes, il m’ a supplié de faire demi-tour. Mais j’ ai refusé. Je l’ ai frappé. Je lui ai dit que c’ était lui qui avait voulu venir ici. Que nous avions une tâche à accomplir et que je ne le laisserais pas se défiler. Nel lui adressa un regard douloureux. — C’ est ma faute s’ il en est là. Si tout a échoué. — Ne sois pas ridicule. Vous étiez les seuls à pouvoir faire quelque chose. Nel le fixa en silence, une expression soudain pathétique sur le visage. Puis, en un mouvement inattendu, il se jeta dans les bras de Morgas pour se serrer contre lui. Désarçonné, Morgas accepta passivement l’ étreinte avant de refermer ses bras autour du petit corps de l’ Ombre. Jamais le mage ne les avait vu rechercher le moindre contact physique, et surtout pas avec les humains. Mais il comprenait que Nel éprouvait une profonde détresse et avait besoin de ce simple réconfort. Il se rendait compte à présent qu’ il avait toujours eu l’ impression que les Ombres étaient un peu immatérielles. L’ apparence mouvante de leur corps renforçait cette idée mais Nel était bien solide dans ses bras. Sa tête chauve se pressait 343
Héritages II contre la joue de Morgas et son toucher était légèrement duveteux, doux et curieusement électrisant. Il hoquetait en serrant Morgas avec une force remarquable et ce dernier comprit confusément qu’ il était incapable de pleurer comme le faisaient les humains. Ils étaient le centre d’ attention de toute l’ assemblée et Morgas se sentit embarrassé pour l’ Ombre. Nel regretterait sans doute plus tard cet étalage public de désarroi mais pour l’ heure, il semblait avoir cruellement besoin de soutien. Morgas lui tapota doucement le dos tout en adressant un regard démuni à Kalia. Curieusement, tout ceci semblait avoir singulièrement adouci l’ humeur de la Marcheuse d’ ombres. Ses traits avaient perdu toute sévérité et elle semblait attendrie par ce tableau inattendu. Les autres personnes réunies dans la pièce les considéraient avec des expressions semblables. Nel se calma petit à petit puis finit par se dégager des bras de Morgas pour s’ agenouiller à nouveau à côté de son frère. Il évitait soigneusement de regarder autour de lui, un signe sans doute de sa gêne. Il referma avec douceur les robes de Rel, voilant son corps meurtri. — Nous devons l’ emmener loin d’ ici de toute urgence, annonça-t-il. Nous sommes trop près du node. Je ne peux même plus essayer de le soigner tant que nous sommes dans Édarr. — Tu veux le ramener à la Tour ? questionna Morgas. — C’ est ce qu’ il faudrait faire, soupira Nel. Mais je ne le peux pas. Tu l’ as toi-même dit dans ta prophétie. — Bah, qu’ importe cette prophétie, Nel ! On ne sait même pas ce qu’ elle veut dire, exactement. Peut-être l’ avons-nous déjà accomplie. Peut-être qu’ elle faisait allusion à Jaralena. — Tu n’ en crois pas un mot toi-même, accusa l’ Ombre avec un léger sourire. Non. Nous devons continuer, quoi qu’ il nous en coûte. Mais pas ici. — Vous allez nous laisser tomber maintenant ? demanda soudain Kalia, s’ invitant dans l’ échange. — Nous ne pouvons pas vous aider, lui répondit Nel d’ un ton d’ excuse. — Je ne suis pas d’ accord avec ça, le contredit-elle. Cette nuit, nous sommes montés jusqu’ à la ville haute. Nous avons supprimé la chose qui avait pris la place du premier édile et tué un certain nombre des mages et des nobles corrompus. Édarr n’ a plus de chef. Les tenants de cette force maléfique ont été abattus. Il ne nous reste plus qu’ à leur porter le coup fatal. — Vous ne comprenez pas, dit Nel d’ un ton peiné. — J’ ai peur qu’ il ait raison, ajouta Morgas en se relevant pour faire face à Kalia. Rien n’ est réglé. Nous avons tué un élémentaire et quelques cultistes du Néant, mais ça ne change rien à vos problèmes. Le node est toujours corrompu et c’ est de lui qu’ ils tirent leur puissance. Il leur faudra peu de temps pour remplacer ceux que nous avons abattus ce soir. 344
La Mémoire des Ombres — Alors agissons dès maintenant. Ne leur laissons pas l’ occasion de se renforcer à nouveau. — Rel et Nel se sont trouvés face à un élémentaire au node. Il a déjà sans doute pris ses quartiers dans la ville haute à l’ heure qu’ il est, remplaçant celui que j’ ai tué. — Et il y en a sans doute bien d’ autres qui vont venir, à présent, insista Nel. La sphère de Néant ouvre sur un lieu où ils prospèrent. J’ ai senti une présence à travers cette chose, une conscience abominable. — Le Dispensateur du Vide, souffla une voix à côté d’ eux. Ils se tournèrent pour voir que Rel avait repris ses esprits. Le Marcheur d’ ombres qui était chargé d’ assommer l’ Ombre dans ce cas précis envoya un regard contrit à Nel. — Nous avons aussi entendu ce nom, dit Morgas. — C’ est leur chef, dit faiblement Rel, ses yeux à demi ouverts. Il est… monstrueux. Il est derrière… le voile. Et il attend… Il poussa un soupir las puis ouvrit complètement les yeux. — Aide-moi à m’ asseoir, mon frère, dit-il d’ une voix plus ferme en tendant la main à Nel. Ce dernier la saisit après une infime hésitation. — Le Dispensateur du Vide a pris possession de cette cité, dit Rel une fois qu’ il fut adossé au mur. Pour l’ instant, il n’ y a rien que nous puissions faire pour la lui reprendre. — Mais Morgas a tué un élémentaire, insista Kalia. C’ est un puissant mage. Pourquoi ne pourrait-il aller avec Nel dans les cavernes pour purifier votre node ? Nel secoua la tête. — Nous ne sommes pas assez nombreux, dit-il avec regret. Et Morgas, tout puissant qu’ il soit, n’ est pas un ritualiste. Vu ce qui se passe ici, c’ est un cercle complet de mages de la Tour des Arcanes qu’ il faudrait pour purifier Édarr. Je suis navré de le dire, mais nous sommes impuissants. — Alors faites venir vos gens de la Tour, dit-elle, et aidez-nous en attendant qu’ ils arrivent. — Nous ne pouvons rien faire pour vous, annonça fermement Rel. — Et vous faites confiance à ce qu’ il dit ? s’ étonna Kalia à la vue des mines sombres de Nel et Morgas. Je croyais qu’ il était possédé par le mal ? — Il a l’ air particulièrement peu aimable, répondit Morgas avec le plus grand sérieux. Un signe qu’ il est bien lui-même. — Cesse de dire des imbécillités, Morgas, dit sèchement Rel. Je ne suis pas en état de les supporter. — La preuve par l’ exemple, soupira Morgas d’ un air entendu. Quoi qu’ il en soit, je crains bien qu’ il ait raison. Nous sommes totalement démunis face à la situation. Nous n’ avons pas les moyens de purifier le node et, tant qu’ il sera actif, votre cité ne pourra être sauvée. 345
Héritages II — Alors quoi ? Vous allez partir et nous laisser tomber ? — La présence des Khourmali est très inquiétante, dit Morgas. S’ il s’ agit bien… — Quels Khourmali ? le coupa Nel, une expression alarmée sur le visage. — Il y en avait un groupe dans la ville haute et ils étaient les hôtes des cultistes du Néant, répondit sombrement Morgas. Il ne fait pas grand doute qu’ ils partageaient la même allégeance. — Alors ceux d’ Arkas aussi, dit Rel d’ une voix affligée. Et ceux que tu as vus à Unram… C’ est une catastrophe. — Nous n’ avons aucune preuve qu’ ils sont tous affiliés au Néant, démentit Morgas. — Ils le sont, dit brusquement Rel. — Et comment peux-tu en être aussi sûr ? — La chose qui les dirige, le Dispensateur du Vide. Je l’ ai entendu parler. Il était juste derrière le voile. Il veut les nodes. Tous les nodes. Et c’ est exactement ce que recherchent les Khourmali. — Tu l’ as entendu ? Comment ? Rel grimaça. — Cela n’ a aucune importance pour l’ instant. J’ ai entendu sa voix et j’ ai compris les ordres qu’ il donnait. Il veut prendre possession de tous les nodes. — La Grande Unification, dit pensivement Morgas. C’ est forcément ça. — Attendez, il y a une chose que je ne comprends pas, intervint Kalia. Vous dites que vous savez où est ce Dispensateur du Vide ? Alors pourquoi ne montonsnous pas une expédition pour aller l’ abattre ? — Euh… fit Morgas. — Votre enthousiasme est louable, répondit Nel avec une douceur inattendue. Mais cette entité est extrêmement puissante. Rel ne peut intervenir, dans l’ état où il se trouve. Quant à moi, il est fort probable que je subirais le même sort que lui si je m’ aventurais au contact de cette bête. Je ne suis même pas sûr de pouvoir traverser cette chose, ce portail qui mène à elle. — Vous n’ avez pas vu ce que Morgas a fait chez les édiles, insista-t-elle. Il avait son bâton en main et il a suffi qu’ il donne un coup sur l’ élémentaire pour le détruire. Pourquoi ne voulez-vous pas utiliser cette même force contre celui qui est à l’ origine de tout cela ? Rel émit un rire sifflant. — Parce qu’ un élémentaire n’ est rien comparé au Dispensateur du Vide, pauvre sotte ! dit-il d’ une voix cinglante. Vous ne comprenez rien à rien ! — Je comprends très bien que vous êtes en train de nous abandonner, après nous avoir donné le seul espoir que nous ayons eu en des saisons ! Elle ne se démontait pas face à la condescendance de l’ Ombre et Morgas la considéra avec un respect renouvelé. Elle ne manquait pas de l’ étonner encore et encore par son efficacité et sa force de caractère. 346
La Mémoire des Ombres — Au moins avons-nous tenté quelque chose, au lieu de rester frileusement tapis bien à l’ abri dans vos petites maisons, attaqua Rel. — Vous n’ avez aucun droit… Morgas l’ interrompit en posant sa main sur son épaule. Elle se dégagea de son contact d’ un geste brusque. — Oh, toi, dit-elle, je te vois venir. J’ ai bien compris que tu voulais partir, toi aussi. Nous n’ avons pas les armes nécessaires pour lutter contre ces choses alors que vous, oui. Ne comprenez-vous pas que vous êtes notre seule chance ? Morgas la regarda gravement. — Votre seule chance consiste à évacuer Édarr, répondit-il. Il vit à son absence d’ expression qu’ il avait réussi à l’ interloquer. — C’ est… impensable, dit-elle. — Mais c’ est pourtant ce que vous devriez faire tant qu’ il en est encore temps. Tu l’ as dit toi-même, la maladie du Néant touche de plus en plus de monde. Personne à l’ heure actuelle n’ est capable de lutter contre ce qui se terre au centre du Rocher. C’ est dur, je sais, mais ta cité est perdue. Elle est déjà submergée et bien d’ autres villes subiront le même sort si nous ne faisons rien pour endiguer la progression du Néant. Elle le fixa un long moment en silence, comme si elle tentait de déterminer son honnêteté et sa résolution. Puis ses épaules s’ affaissèrent légèrement et elle détourna le regard. — Fuir ? dit-elle avec amertume. Mais fuir vers où ? Et qui emmener ? Qui laisser en arrière ? Ils ne nous laisseront de toute manière pas partir comme ça. — Vous avez des moyens de faire passer des gens discrètement à l’ extérieur, répondit Morgas. Tu es capable d’ organiser quelque chose. Et c’ est de cette manière que tu sauveras des gens, pas en te battant contre un ennemi impossible à atteindre. — Je ne peux pas me résoudre à cela, déclara-t-elle d’ une voix peinée. — Prends au moins la peine d’ y penser, suggéra-t-il. — Et vous, où irez-vous ? Morgas jeta un regard incertain en direction des Ombres. — Je ne sais pas, avoua-t-il. Cette Grande Unification est proche, c’ est ce qu’ ont dit les cultistes. Ce qui signifie selon toute vraisemblance qu’ ils vont bientôt tenter de convertir un grand nombre de nodes à leur Élément, sans doute simultanément. Si nous les laissons faire, tous ceux qui vivent actuellement à côté d’ un node important subiront le même sort que les Édarriens. — Et vous avez le moyen d’ empêcher cela ? Il secoua la tête. — Nous sommes loin de tout, ici, dit-il. Comment prévenir du danger ? Qui prévenir pour qu’ il puisse intervenir à temps ? Je n’ en sais rien. Peut-être pourrions-nous demander de l’ aide à Aendo.
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Héritages II — Tu crois vraiment qu’ il voudra nous rendre service ? renifla Rel avec dédain. — Je doute que la perspective de voir tous les nodes majeurs du continent passer au Néant le réjouisse, rétorqua Morgas. C’ est peut-être une idée absurde, mais c’ est la seule qui me paraisse envisageable pour l’ instant. — Ça ne coûte rien de demander, dit doucement Nel. — Et s’ il ne veut rien faire… j’ imagine que nous pourrions nous rendre au node pur le plus proche et tenter de le défendre. — Une goutte d’ eau dans l’ océan, souffla Rel. — Je ne t’ entends pas faire beaucoup de propositions constructives, répliqua Morgas, acide. Rel ferma les yeux, une expression lasse sur son visage gris. — Je suis gagné par le Néant, dit-il d’ une voix douloureuse. Je ne peux me prononcer sur ce que les tenants de la Pureté doivent faire pour endiguer ce fléau. — Alors tourne-toi vers quelqu’ un qui pourra te répondre ! dit Morgas avec humeur. Puisque Nar nous a mis là-dedans, qu’ il nous aide, maintenant ! L’ Ombre lui adressa un regard indigné. — Tu n’ as aucun respect pour rien, dit-il d’ une voix irritée. Ne trouvant rien à répondre, Morgas s’ éloigna de Rel, entraînant Kalia à l’ écart pour tenter à nouveau de la convaincre d’ organiser une discrète évacuation de la cité d’ Édarr. Rel avait beaucoup de peine à se concentrer. Le fait que la pièce dans laquelle il se trouvait soit pleine de monde ne faisait que renforcer son malaise, mais il comprenait que ses compagnons ressentent le besoin de le tenir à l’ œil. Après ce qui s’ était passé au node, lui-même n’ avait plus trop confiance en ses propres réactions. Ils s’ étaient déplacés dans une autre maison pour attendre la nuit, propice à un départ discret. Rel aurait volontiers pris le risque de partir en plein jour tant il craignait de se laisser à nouveau submerger par le Néant, mais Nel et Morgas avaient écouté les conseils des Marcheurs d’ ombres et décidé de reporter leur expédition à la nuit tombée. Plus que quelques heures et il pourrait enfin quitter cette cité maudite. Non loin de lui, Nel se reposait, assis dans un fauteuil trop grand pour lui, les yeux fermés. À l’ autre bout de la pièce, Morgas persistait à discuter avec Kalia, toujours décidé à la convaincre de dépeupler progressivement Édarr. Les deux humains étaient aussi butés l’ un que l’ autre et la conversation aurait déjà tourné court si chacun des deux n’ avait pas été fermement décidé à avoir le dernier mot. Rel se demanda rêveusement si ce n’ était pas là une nouvelle étape d’ un subtil jeu de séduction. La Marcheuse d’ ombres plaisait à Morgas, cela ne faisait aucun doute. Il le voyait à la manière dont il lui parlait et à ses regards appuyés. 348
La Mémoire des Ombres Avec le temps, l’ humain était devenu étrangement familier et lisible. Rel avait plus de mal à déterminer ce que pensait Kalia. Elle était de toute évidence furieuse de les voir partir, mais persistait cependant à rechercher la compagnie d’ un homme à qui elle aurait logiquement dû en vouloir. Non loin d’ eux, quatre hommes armés conversaient tranquillement, mais Rel pouvait voir qu’ ils gardaient un œil sur lui. Sans doute avaient-ils été postés là pour intervenir s’ il lui prenait soudain l’ envie de jouer à nouveau à l’ élémentaire de Néant. Il grimaça à cette perspective. Le parasite avait envahi presque tout son corps et Rel était presque surpris de parvenir à penser aussi clairement alors qu’ il se trouvait encore à proximité du node. Peut-être la honte et l’ humiliation tenaient-elles temporairement en respect l’ influence du Néant. Il n’ était de toute manière pas certain d’ être encore bien lui-même. Il ne souffrait pas, ce qu’ il prenait pour un désagréable signe d’ accoutumance. — Comment te sens-tu ? Nel s’ était discrètement approché et s’ assit à côté de lui, à même le sol, adossé au mur. Il arborait une mine troublée et Rel pouvait sentir son hésitation à l’ approcher, une chose nouvelle et déchirante. Rel haussa les épaules pour s’ épargner une réponse. Il allait mal et son frère le savait. — Je peux faire quelque chose pour t’ aider ? insista Nel. Rel faillit lui enjoindre sèchement de le laisser tranquille, mais il se reprit juste à temps. La dernière chose dont il avait besoin était bien de s’ aliéner son frère. — Je vais prier, répondit-il d’ une voix hésitante. Veux-tu m’ accompagner ? — Bien sûr, dit Nel. C’ est une bonne idée. Rel était bien contrarié de n’ avoir pas eu ce réflexe lui-même. Que l’ idée lui ait été soufflée par Morgas rendait les choses encore plus difficiles. Peu lui importait, au fond, la sortie irrespectueuse de l’ humain au sujet de Nar. Rel était bien davantage vexé de s’ être perdu au point de devoir recevoir ce genre de conseil de la part de quelqu’ un comme lui. En tant que prêtre, il aurait dû se tourner naturellement vers son dieu et pourtant il n’ avait même pas eu l’ idée de chercher ce réconfort. Il commença à murmurer une prière et fut surpris de constater que Nel la connaissait parfaitement et la récitait en même temps que lui. Il respectait même le rythme typique des litanies à Nar, comme s’ il suivait instinctivement tous les codes que Rel avait dû apprendre lors de son noviciat. Rel chassa fermement l’ absurde contrariété que cela faisait naître en lui. En un geste spontané, il saisit la main de son frère et se concentra sur ses prières. Il lui fallut attendre un long moment avant que ses suppliques ne commencent à lui procurer un léger bien-être. Habituellement, la sérénité arrivait vite, propice à l’ introspection et au recueillement. À présent que le Néant l’ habitait, 349
Héritages II la présence de Nar n’ était qu’ une faible lueur au milieu du marasme sans nom et sans forme dans lequel il baignait en permanence. Mais cette lumière était bien là et il s’ accrocha désespérément à elle pour lui communiquer toute sa dévotion et son désespoir. Lentement, la présence s’ affirma et Rel se sentit respirer plus librement. Cela n’ avait rien de la quiétude sereine du Néant, née de l’ absence de tout sentiment et de toute sensation. La lumière de Nar était comme une source apaisante et douce dans laquelle il voulait se laisser porter. Soulagé d’ une partie de ses peines, il se plongea plus avant dans ses prières, petit à petit gagné par une agréable langueur. Comme si le toucher délicat de Nar contribuait à le libérer de la chose qui enserrait son âme et son corps torturé depuis si longtemps. La présence ne faisait que s’ affirmer, lui procurant un ravissement qu’ il n’ avait pas connu depuis de longues décennies. En quelques occasions, il avait approché de la délicieuse plénitude connue par certains prêtres, enveloppés quelques instants dans la chaleur de leur divinité. — Rel… Il prit une inspiration hachée, réalisant qu’ il n’ avait pas entendu cette voix avec ses oreilles, mais directement dans son esprit. Levant les yeux, il vit miroiter devant lui une forme diaphane, d’ or étincelant. D’ abord indéfinie, elle se dessina petit à petit, irréelle et magnifique. Au centre d’ une aura dorée, un livre flottait dans les airs. Ses pages tournaient lentement et pourtant il ne semblait avoir ni début, ni fin, le nombre de ses feuilles ne décroissant jamais alors qu’ elles tournaient, laissant échapper des étincelles d’ or. Ces dernières s’ élevaient jusqu’ au plafond et, bien que minuscules, laissaient deviner des trésors de savoir conservés précieusement par celui qui était le dieu ancien de la Mémoire. — Rel… répéta la douce voix. — Je… dit-il d’ une voix cassée. Il ne pouvait douter que Nar s’ adressait directement à lui et se retrouvait totalement démuni. L’ honneur était immense et à la hauteur de la honte qui le consumait. — Tes souffrances ne me sont pas inconnues, dit la voix désincarnée. Sache que je ne t’ abandonne pas… Le soulagement était intense, violent. — Il va te falloir les endurer encore, reprit-elle avec toujours la même douceur. J’ ai besoin de tes services… — Je ferai tout ce que vous voudrez, dit-il en levant des mains tremblantes vers l’ apparition. Il y eut un long moment de silence, pendant lequel Rel s’ abîma dans la contemplation du Livre. Il n’ était pas pressé de savoir ce que le dieu attendait de lui. Nar parlerait à son heure. Pour l’ instant, l’ Ombre se contentait de s’ émerveil350
La Mémoire des Ombres ler de la vision qu’ il avait sous les yeux et du bien-être apaisant qui avait gagné tout son corps. — Le Néant gagne du terrain, dit finalement la voix androgyne. Tu dois le contrer. — Je… ne sais comment faire, avoua Rel, mortifié. — L’ Élément Néant a un contraire, souffla le dieu. Trouve le volcan de Source dans les steppes. Réveille-le. Rel acquiesça machinalement de la tête. L’ idée d’ approcher l’ Élément Source, opposé au Néant, réveillait la colère de la chose qui vivait en lui. Un signe, sans doute, que cette dernière craignait cette éventualité. — Un node, dit Rel. — Un node majeur de Source. Il est en sommeil. À toi de le réveiller. Je t’ enverrai de l’ aide. — Je le ferai, promit-il en faisant taire la répulsion qui tordait son corps à l’ idée de favoriser la Source. — C’ est bien, dit le dieu avec satisfaction. La lumière dorée vint soudain envelopper Rel et le plongea dans une douce torpeur où la souffrance avait totalement disparu. Il sentait l’ étreinte de son dieu et se laissa totalement aller, s’ abandonnant à ce toucher délicat. L’ instant dura une éternité… et se rompit brusquement lorsque le Livre disparut, laissant Rel à la fois émerveillé par ce dont il venait d’ être témoin et orphelin de cette magnifique lumière. En lui, la chose avait reculé. Elle était toujours là, fermement agrippée, mais Rel avait l’ e sprit totalement clair. Il était certain, sans avoir besoin de le vérifier, que les traces de la corruption avaient été grandement effacées de son corps. Nar ne l’ avait pas guéri, mais il lui avait donné du temps. Et c’ e st tout ce qu’ i l demandait pour mener à bien la tâche qui lui avait été confiée. La solution offerte par le dieu aurait sans doute paru aberrante à n’ importe quel représentant de la Tour des Arcanes. Se servir d’ un Élément pour en combattre un autre n’ entrait pas dans les voies prônées par les mages. Tous les Éléments étaient mauvais. Qu’ un dieu de la Pureté puisse suggérer une telle chose en aurait choqué plus d’ un. Mais Rel comprenait l’ exigence de son dieu. La méthode n’ était pas orthodoxe, mais où étaient donc les membres de la Tour alors que le continent des Hommes était sur le point de sombrer sous la domination du Néant ? Si le réveil d’ un node de la Source était la solution, alors c’ est ce qu’ il irait faire sans état d’ âme. Nar commandait et il obéissait. Tant pis si cela devait l’ é loigner à jamais de la Tour des Arcanes. Il avait pris ce chemin longtemps auparavant, sans jamais vouloir se l’ avouer. Mais son géniteur, El, avait raison sur ce point. Il n’ é tait plus un représen-
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Héritages II tant de la Tour. Il était un serviteur de Nar et cette allégeance passait avant tout. Il releva la tête pour constater que tous les regards étaient fixés sur lui. Il ne savait ce que Nel et les humains avaient perçu de sa vision, mais à leurs mines effarées, ils avaient au moins eu conscience de la solennité de l’ instant. Rel se leva, une vitalité nouvelle courant dans tout son corps. — Je sais ce que nous devons faire, annonça-t-il fermement.
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La Mémoire des Ombres
Chapitre 31 Cité d’ Édarr. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison de la Terre. Contre toute attente, Aendo avait tenu parole. Morgas et ses compagnons retrouvèrent la troupe des Errants d’ Antan là où ils l’ avaient laissée, dans le discret campement non loin d’ Édarr. Aendo lui-même les accueillit. Il était toujours aussi difficile de lire son visage énigmatique, mais il sembla à Morgas qu’ il avait l’ air un peu préoccupé. — Eh bien, dit-il en les envisageant. Je n’ ai pas l’ impression que vos affaires aient bien avancé. — Nous n’ avons pas pu purifier le node, dit Morgas. Ça grouille d’ élémentaires, là-bas. — Mais tu as le Sceptre, répondit Aendo. Qui mieux que lui peut lutter contre les élémentaires ? — Ce n’ était pas notre seul problème. Le regard d’ Aendo glissa vers Rel et il le dévisagea pensivement. — Ah, dit-il. Il m’ a pourtant l’ air en forme. Morgas n’ avait pas envie de rentrer dans des discussions futiles avec lui. Il savait à présent par expérience qu’ il ne devait pas laisser Aendo digresser, sous peine de se retrouver dans une conversation frustrante, sans queue ni tête. — Cette chose de Néant, que le Sceptre tenait à distance quand il était à Istula, c’ était le Dispensateur du Vide ? — C’ est comme ça qu’ il se fait appeler ? fit Aendo. Adéquat. — Est-ce bien lui ? insista Morgas. Aendo haussa les épaules. — Sans doute, dit-il. Vous l’ avez vu ? Il est bien à Édarr ? — Il n’ était pas à Édarr, dit soudain Rel en s’ avançant vers eux. Mais j’ ai perçu sa présence dans le node. Il était derrière une sorte de portail de Néant et donnait des ordres. — Et tu l’ as compris, s’ amusa Aendo. — Nous avons un très grave problème, dit Rel sans répondre à la provocation mais avec un regard noir dans sa direction. Cette créature est en train de planifier une conquête totale du continent. Les Khourmali sont corrompus, eux aussi.
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Héritages II — Si nous ne faisons rien, tout le continent des Hommes sera bientôt sous une chape de Néant, ajouta Morgas. — Vous vouliez le détruire, si je me souviens bien, dit Aendo. Pourquoi n’ y êtes-vous pas allés ? — Nous n’ avons même pas pu purifier le node, répondit Nel d’ un ton outré. Comment aurions-nous pu faire quoi que ce soit contre cette chose ? Nous ne sommes pas à même de l’ affronter directement. — De toute manière, je doute que quiconque qui ne serait pas accordé au Néant puisse traverser ce portail sans dommage, dit Rel. — Nous sommes démunis face à lui, ajouta Nel. Il y eut un silence, pendant lequel tous les regards convergèrent vers l’ enfant de Sar. — Pourquoi me regardez-vous comme ça ? s’ indigna Aendo. Je n’ y suis pour rien. — Vous connaissiez l’ existence de cette chose, dit Morgas. — Que tu as libérée, rétorqua l’ autre avec un regard appuyé. — Vous l’ avez déjà contrée une fois. Vous pouvez sans doute faire à nouveau quelque chose. — Eh bien, la première fois, cette créature venait de naître. Elle a vu le jour au passage de la Vague élémentaire. Je ne lui ai pas laissé le temps de grossir ni de se fortifier. À présent… le Sceptre est affaibli et elle a bien eu le temps de se gaver. Je ne suis pas très pressé de me retrouver face à votre Dispensateur du Vide. Même moi, j’ ai mes limites. Il affronta leurs regards accusateurs avec une mine désappointée. — Par chance, dit finalement Morgas, nous avons une piste. Rel a reçu des… instructions. — Nar a répondu à mes prières, dit Rel. — Ah… fit Aendo en fronçant le nez. C’ était donc ça, cette forte odeur de Pureté. — Nous devons nous rendre dans les steppes, dit Morgas en ignorant une fois de plus la remarque finaude. Nous recherchons un volcan qui est aussi un node de Source. — Et vous voulez vous en servir contre le Néant ? — D’ après ce que nous en savons, ce node est en sommeil. Le Dispensateur du Vide veut absolument le neutraliser. Si nous pouvons le réveiller, il agira contre son Élément contraire. — Et c’ est Nar qui vous a suggéré ça ? s’ ébahit Aendo, que l’ idée avait l’ air de beaucoup amuser. — Nous traiterons le mal par le mal, dit Rel avec sécheresse. — Il est très fort, ce Nar, continua Aendo. Un survivant, je l’ ai toujours dit. Quoi qu’ il en soit, je connais cet endroit. Et sur ce point, je peux sans doute vous aider. Je suppose que vous êtes pressés ? 354
La Mémoire des Ombres — Mais non, nous avons tout notre temps, répondit ironiquement Morgas. Bien sûr que nous sommes pressés ! Ils veulent convertir tous les nodes importants du continent à brève échéance. Si nous pouvons sauver ce node de Source, nous avons peut-être une chance de contrebalancer leurs actions. — Avec un seul node ? Tu es optimiste. — C’ est tout ce que nous avons, rétorqua Morgas. Tu voulais nous aider ? — Oui ! fit Aendo comme si cela lui revenait à l’ esprit. Je sais où est le volcan et je peux vous y mener rapidement. — Rapidement comment ? — Une semaine, estima-t-il, contre quatre ou cinq par voie… normale. — En évitant les armées sur la route ? — Ça peut se faire, acquiesça-t-il. — Pourquoi nous aideriez-vous ? demanda soudain Nel d’ un ton suspicieux. J’ avais cru comprendre que vous ne vouliez pas intervenir ? — Je n’ ai aucun intérêt à ce que le Néant s’ empare de tout le continent, répondit Aendo d’ un air vexé. Pour qui me prends-tu ? — De toute façon, nous n’ avons pas le choix, dit Morgas. Quelles que soient vos motivations, Aendo, il nous faut arriver au plus vite au volcan. Si vous pouvez nous assurer de cela, je vous suis. — Au revoir, Édarr, dit joyeusement Aendo. De toute manière, je ne t’ ai jamais aimée. Même du temps d’ Icapeus. Voyager avec les Errants d’ Antan était agréable. Ils étaient de compagnie enjouée et divertissante. Aendo restait fidèle à lui-même et il était difficile, même en le côtoyant au quotidien, de l’ entraîner dans des conversations sérieuses et constructives. En dehors de cela, il se montrait enthousiaste et affable et Morgas se plaisait en sa compagnie. La petite Célima semblait beaucoup aimer la troupe et passait tout son temps perchée à l’ avant d’ une roulotte en compagnie d’ une jeune saltimbanque, occupée à apprendre les textes de scénettes et des tours qu’ elle agrémentait d’ un peu de magie. Si jamais il lui prenait l’ envie après cela de faire faux bond aux Filles de Nar pour entrer dans la troupe, Ysanna allait faire du hachis de Rel. Morgas se délectait à l’ avance de cette éventuelle confrontation. Les deux Ombres passaient le plus clair de leur temps à l’ intérieur d’ une roulotte, occupées à mettre au point leur rituel de réveil du node de Source. Morgas était bien satisfait de ne pas avoir à préparer ce genre de chose, même s’ il serait sans doute amené à participer le moment venu. À ses yeux, les rituels étaient d’ un ennui abyssal et il avait du mal à comprendre le plaisir évident que les Ombres prenaient à les préparer. La participation de Rel au rituel paraissait peu probable malgré les soins dont l’ avait gratifié Nar. Morgas lui-même n’ avait pas entendu la voix du dieu, il n’ avait vu que l’ intense lumière dorée qui s’ était manifestée dans la pièce et avait 355
Héritages II ensuite enveloppé Rel. Il ne doutait cependant pas de la parole de l’ Ombre. Le Dispensateur du Vide avait expressément demandé à ses troupes de s’ emparer d’ un point qui se trouvait au sud-ouest. Le volcan était très précisément dans cette direction, ce qui ne faisait que renforcer leur urgence à sécuriser cet endroit. D’ après Aendo, ils avançaient vite. Morgas n’ avait que peu de points de repère car il ne connaissait pas du tout cette région du continent. Pour lui, les endroits qu’ ils traversaient se ressemblaient tous. Il avait même l’ impression que les roulottes se traînaient misérablement sur la route, avançant au rythme lent des chevaux. Il espérait qu’ Aendo ne se jouait pas d’ eux, qu’ il les menait bien au bon endroit et aussi vite qu’ il le prétendait. Les Ombres ne semblaient pas s’ inquiéter de cet aspect des choses. Quand Morgas avait discrètement abordé la question avec Nel, ce dernier lui avait assuré qu’ une magie étrange était à l’ œuvre et qu’ ils se déplaçaient bien rapidement, comme Aendo le leur avait promis. Au soir de leur quatrième jour de voyage, Nel vint s’ asseoir à côté de Morgas, devant le feu de leur campement, une expression chagrine sur le visage. — Qu’ est-ce qui ne va pas ? demanda le mage humain. Avec la rémission de son frère, Nel s’ était légèrement détendu et sa personnalité agréable commençait à reparaître. Ce naturel doux et affable incitait Morgas à se montrer prévenant avec lui. — Le rituel ne marchera jamais, annonça l’ Ombre d’ un ton funèbre. — Pourquoi ? demanda Morgas. — Parce que Rel ne pourra pas participer. Pas dans l’ état dans lequel il se trouve. — La corruption a été grandement limitée, dit Morgas. Il est très loin d’ être aussi atteint que lorsque nous sommes arrivés à Édarr. Et ce n’ est pas un node de Néant. — Justement, répondit Nel. C’ est là tout le problème. Nous ne voulons pas réveiller un node de n’ importe quel Élément. Nous parlons de la Source, l’ Élément opposé au Néant. Avec ce qu’ il a dans le corps, Rel ne pourra pas participer, qu’ il le veuille ou non. La chose qui est en lui se rebellera contre ça. Et si nous l’ exposons à la Source… ça pourrait bien le tuer. — Alors il faudra que nous fassions sans lui, voilà tout, dit Morgas avec plus d’ assurance qu’ il n’ en ressentait. Nel lui adressa un regard peiné. — Ne crois pas que je veuille te dévaloriser, Morgas, assura-t-il, mais je doute que cela soit suffisant. Ou alors il nous faudrait plus de temps pour le préparer. Ou au moins un focus digne de ce nom. Morgas n’ était pas vexé. Il savait que ses capacités en tant que ritualiste étaient maigres. Mais il pouvait faire la différence en puissance brute, en particulier avec le Sceptre. — Quel genre de focus ? questionna-t-il. 356
La Mémoire des Ombres — Moi ! intervint soudain Aestyr dans son esprit, l’ air surexcité. Morgas manqua la réponse de Nel tant il était surpris par cette sortie. Il fit signe à l’ Ombre que le Sceptre lui parlait. — Comment ça, toi ? demanda-t-il prudemment. — Servez-vous de moi comme d’ un focus, dit Aestyr comme si Morgas était lent d’ esprit. Vous avez besoin d’ un focus puissant et je suis là ! — Que veut-il ? questionna Nel, son intérêt visiblement éveillé. — Aestyr veut qu’ on se serve de lui comme focus, expliqua Morgas. — Je suis le candidat parfait, insista Aestyr. Et si vous concentrez votre rituel sur moi, ça me permettra sans doute de sortir de ce maudit Sceptre. Ma solution arrange tout le monde. — C’ est possible ? demanda Morgas à Nel. L’ Ombre demeurait silencieuse, mais ses mains s’ agitaient dans le vide comme elles le faisaient à chaque fois qu’ il réfléchissait à une énigme magique. Ses yeux papillonnaient et Morgas pouvait voir qu’ il était très excité par cette perspective. — Bien sûr que c’ est possible, dit Aestyr. — Techniquement, oui, répondit finalement Nel. C’ est un esprit puissant qui peut nous permettre de canaliser l’ énergie dont nous avons besoin. Mais il risque d’ être irrémédiablement marqué par l’ Élément Source. — Est-ce vraiment ce que tu veux, Aestyr ? demanda Sefyrin d’ une voix légèrement réprobatrice. Elle s’ était très peu manifestée depuis l’ intervention de Nar, comme si elle cherchait à se faire toute petite. Morgas avait tenté à plusieurs reprises de lui parler, mais elle avait fait la sourde oreille. Il se demandait si la présence d’ Aendo ne contribuait pas également à la garder en retrait. — Très précisément ! répondit Aestyr avec flamme. Quel bel Élément, il me convient parfaitement… J’ en ai assez de la Pureté, de n’ avoir rien le droit de faire. La tradition, toujours la tradition, on ne change rien à rien ! Je veux de la vie, de la création, de l’ exubérance ! — C’ est une bonne idée, dit Nel, comme s’ il avait fait le compte avant d’ approuver la proposition. — Tu devrais y réfléchir un peu avant de t’ emballer, conseilla Sefyrin. — Je veux sortir ! cria Aestyr avec délectation. C’ est ma chance et je compte bien la saisir. Tu crois que je vais attendre qu’ Itar vienne me chercher par la peau du cou comme Icapeus ? Non merci, très peu pour moi ! Mais la Source, oui ! Vive l’ Altération ! Que tout ait une conscience et puisse bouger et changer. Comptes-tu tenter de me dissuader, Sefyrin ? Il y eut un silence, comme s’ ils échangeaient un regard calculateur. — Non, dit-elle finalement. Si c’ est ce que tu veux… — Oui, c’ est ce que je veux ! Je vais vous le réveiller, votre node de Source ! Je vais me baigner dedans et m’ en gaver jusqu’ à exploser ! 357
Héritages II — Calme-toi… — Non ! dit-il d’ un ton hystérique. Tu ne comprends pas, Sefyrin, c’ est ma porte de sortie ! Après tout ce temps, j’ ai enfin une chance de m’ échapper. — Il faudra que les ritualistes t’ aident pour ça. — Nel, dit Morgas, peux-tu coupler le rituel de réveil du node avec un rituel pour extraire Aestyr du Sceptre ? — Sans doute, répondit l’ Ombre d’ un ton pensif, sans doute. Morgas était certain qu’ il était déjà en pleine élaboration de la future cérémonie. Rien ne semblait le passionner autant que de préparer ce genre de chose et Morgas laissait avec joie ce pensum aux spécialistes. Nel s’ éloigna, reprenant la direction de la roulotte que les Ombres avaient réquisitionnée. Aestyr continuait à pérorer gaiement, mais Morgas avait appris avec le temps à le cantonner dans un coin de son esprit et il savait comment l’ ignorer tout en feignant de s’ intéresser à ses déclarations tonitruantes. Il chercha la présence de Sefyrin et, pour une fois, cette dernière ne se déroba pas. — Qu’ y a-t-il ? lui demanda-t-elle d’ un ton neutre. Il ne voyait pas ce qu’ il avait fait pour mériter une telle fraîcheur, mais il décida de ne pas s’ en formaliser. Il savait qu’ elle était perturbée par tous les événements qui s’ enchaînaient. La décision d’ Aestyr devait sans doute lui peser. — Je ne suis pas surprise par le choix d’ Aestyr, dit-elle comme si elle avait perçu ses pensées. Il a depuis longtemps choisi de suivre le chemin de l’ Altération. Les circonstances ne lui ont pas permis de l’ assumer pleinement. On dirait bien qu’ il a trouvé le moyen idéal pour suivre sa nouvelle allégeance. — Que va-t-il devenir, s’ il parvient à quitter le Sceptre ? demanda Morgas. — Un dieu mineur de la Source, j’ imagine. — Et ça ne t’ ennuie pas ? — Pourquoi devrais-je être ennuyée ? — Tu as gardé ton allégeance à la Pureté, répondit Morgas. J’ aurais cru que de voir un de tes frères passer à l’ ennemi te chagrinerait. — Aestyr n’ a plus grand-chose à me cacher, après tout le temps que nous avons passé ensemble. Je ne partage pas son inclinaison, mais au fond, je la respecte. À dire vrai, tout ce que j’ espère, c’ est qu’ Aendo sera présent. — Je doute qu’ il veuille participer au rituel. — Peut-être le Sceptre exigera-t-il sa présence, dit-elle avec espoir. Après tout, il l’ a fait pour la libération d’ Icapeus. Pourquoi pas pour Aestyr ? — Et tu crois qu’ Itar n’ interviendra pas ? — Je n’ ai jamais vu Itar. S’ inquiète-t-il du devenir d’ Aestyr ? C’ est une bonne question à laquelle je n’ ai pas de réponse. — Et Nar ?
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La Mémoire des Ombres Elle laissa passer un long silence et Morgas se demanda si elle s’ était à nouveau repliée sur elle-même, fuyant la conversation. Puis il perçut l’ équivalent mental d’ un haussement d’ épaules peiné. — Je l’ ignore, dit-elle. — Espères-tu te retrouver face à lui ? — J’ imagine que cela arrivera un jour. Je n’ y suis pas prête, à dire vrai. Sans doute ne le serai-je jamais. Cette perspective me fait peur. Je ne peux m’ empêcher d’ espérer contre toute raison qu’ il pourra me pardonner. Je l’ ai vu, quand il s’ est manifesté à Rel. Cela m’ a terrifiée. Je me suis recroquevillée dans le Sceptre en espérant futilement passer inaperçue. Et puis il est parti sans m’ accorder un regard. Et j’ ai été déçue. N’ est-ce pas absurde ? — Tes craintes me semblent au contraire légitimes, répondit Morgas. Mais s’ il te pardonne, tu retourneras à son service ? — Je ne sais pas, dit-elle. Je crois que je vais attendre d’ être libérée avant de m’ angoisser à ce sujet. J’ ai appris avec le temps à ne plus me miner avec des questions qui ne peuvent recevoir de réponse. — Et ce que nous nous apprêtons à faire ? Cela te paraît sensé ? Elle eut un léger rire, un peu doucereux. — Rien de ce que font les mortels ne me paraît plus sensé, dit-elle avec distance. Je me concentre pour l’ instant sur la seule chose qui me paraisse accessible : trouver un moyen de faire payer Aendo pour tout le mal qu’ il nous a fait. Au sixième jour de leur voyage, en fin de matinée, ils arrivèrent à proximité du volcan. Il s’ élevait au loin, culminant au-dessus de steppes couvertes de graminées couleur fauve. D’ où ils se trouvaient, ils pouvaient distinguer très clairement les larges campements édarriens qui émaillaient les collines à proximité du volcan. Face à eux une ville de toile, retranchée derrière des palissades de bois, qui protégeait les flancs de la montagne et abritait selon toute évidence une véritable armée des fameux cavaliers des steppes. — Nous y voilà, dit Aendo d’ un ton satisfait. Mais on dirait bien que vous n’ êtes pas les seuls à vous intéresser à cet endroit. Il posa dans son giron la flûte dont il jouait quelques instants plus tôt, assis à l’ avant de la première roulotte de leur convoi. — Je ne pensais pas que les cavaliers des steppes protégeraient ainsi le volcan, dit Morgas. Après tout, ils sont nomades. Pourquoi sont-ils tous massés là ? — Cet endroit est sacré pour eux, répondit Aendo. Et même si le node est en sommeil, ces gens vivent autour de lui. L’ avancée du Néant vers leur lieu de rassemblement rituel ne peut que leur déplaire, même s’ ils ne le perçoivent que de façon très confuse. — Les Édarriens ont leurs tunnels de Néant. Il devrait être facile pour eux de dépasser les lignes de leurs adversaires pour emmener des ritualistes jusqu’ au node. 359
Héritages II — Tu n’ écoutes pas ce que je te dis, se plaignit Aendo. La Source est là, même si le node est en sommeil. Et si tu crois que tu peux amener des émanations de Néant à proximité d’ une source de… euh, de Source, justement, tu te trompes lourdement. Morgas devait reconnaître que l’ explication tenait la route. — Quoi qu’ il en soit, il va falloir traverser tout ça, soupira-t-il. — Eh bien, bonne chance ! dit Aendo avec entrain. — Vous n’ allez tout de même pas nous laisser tomber maintenant ? s’ indigna Morgas. — Ne sois pas ingrat. Ne vous ai-je pas emmenés jusqu’ ici, sains et saufs, par mes petits chemins détournés ? Je vous ai fait éviter les armées en route, les malfrats et autres voyageurs importuns. Me voilà bien remercié. — Vous pouvez laisser tomber votre baratin, dit Morgas. — Tu n’ es vraiment pas très respectueux, répondit Aendo d’ un ton boudeur. Une des jeunes femmes des Errants d’ Antan remonta jusqu’ à eux en tête de leur troupe, la mine légèrement soucieuse. — Aendo, dit-elle, il y a un groupe de cavaliers juste derrière nous. — Ah bon ? dit-il, l’ air réellement surpris. Il grimpa hâtivement sur le siège de la roulotte pour observer les collines derrière eux. Morgas se contenta de contourner le chariot pour tenter d’ en faire de même. Mais il ne distinguait qu’ un léger panache de poussière à l’ horizon. — Alors ? demanda-t-il à Aendo. — Je dirais qu’ ils sont presque deux cents, répondit l’ autre d’ un ton ennuyé. Et ils viennent directement sur nous. Sur mon chemin ! Il avait l’ air à la fois outré et dépité, comme si personne n’ avait le droit d’ emprunter les mêmes routes que lui. — Ah, ajouta-t-il au bout d’ un moment. Je vois. Ils trichent. Il sauta au bas de la roulotte et entreprit de s’ éventer avec son chapeau à plumes. Le temps était pourtant frais et, avec la saison des Ténèbres qui s’ annonçait, risquait de bientôt tourner au froid glacial. — Qui est-ce ? le questionna Morgas après avoir compris que l’ autre ne fournirait aucune information supplémentaire de son propre chef. — Des gens de Nar, dit Aendo. Il est partout, celui-là ! — Des cavaliers de Nar ? — C’ est sans doute les renforts dont il m’ a parlé, dit soudain Rel en apparaissant à côté de Morgas. Si ce sont des cavaliers, nous avons peut-être une chance que Jaralena en fasse partie. — Pfff, fit Aendo à cette perspective. Je peux vous laisser là, peut-être ? Comme ça on part chacun de notre côté et tout le monde est content ? Morgas perçut très clairement la réaction du Sceptre, qu’ il tenait en main. L’ artefact émit un bourdonnement sourd et vibra sensiblement, comme en un avertissement. 360
La Mémoire des Ombres — Voilà qui est extrêmement désagréable, commenta Aendo en lui adressant un regard noir. — Nous devons les attendre, dit Rel en marchant impatiemment vers la queue de leur convoi. L’ Ombre avait très nettement gagné en assurance depuis qu’ il avait été visité par Nar. Rel demeurait malade et devait s’ astreindre à de longues transes de guérison mais son visage avait repris son allure habituelle et il se comportait à nouveau comme si le monde lui appartenait. Morgas n’ aurait pas cru possible de dire cela un jour, mais il était heureux de ce presque retour à la normale. Il ne savait trop comment se comporter avec Rel lorsqu’ il était rongé par le Néant. Il suivit l’ Ombre d’ une démarche plus nonchalante et arriva à sa hauteur juste à temps pour voir les premiers cavaliers apparaître au sommet de la colline précédente. La figure en armure dorée qui les menait ne pouvait appartenir qu’ à la Grande Hiérophante de Nar. Ils regardèrent les cavaliers approcher à vive allure, comme un grand serpent rampant sur la route de terre. Ils ralentirent à la dernière minute, comme s’ ils n’ avaient pas eu jusque-là conscience de la présence de la troupe en plein milieu du chemin. Jaralena immobilisa sa monture à quelques pas d’ eux. — Eh bien, dit-elle en flattant l’ encolure de son cheval blanc, il semble que nous arrivions à temps. Elle avait retiré son heaume et laissé ses longs cheveux blonds flotter librement au vent. L’ aspect négligé de sa coiffure ne parvenait cependant pas à atténuer la beauté incroyable de ses traits. — Nar nous a prévenu de ta venue, répondit Rel pour tout salut. — Il m’ a demandé de vous retrouver avec l’ élite de ma cavalerie, répondit-elle, son regard se portant en direction du volcan. Maintenant, je comprends pourquoi. Nous avons fait le trajet à bride abattue. Les chevaux écumants semblaient soulagés de s’ arrêter un peu, mais aucun d’ eux n’ aurait normalement survécu à un tel voyage. Les cavaliers auraient dû mettre des semaines à les rejoindre. Nar connaissait sans doute des astuces de voyage semblables à celles d’ Aendo. Jaralena sollicita l’ aide de plusieurs hommes pour démonter, son armure ne lui laissant que peu de latitude de mouvement. Quand elle fut au sol, elle prit le temps d’ examiner leur compagnie. Son expression désappointée se passait de commentaire. — Voilà donc l’ armée que nous sommes venus seconder ? demanda-t-elle. — On fait ce qu’ on peut, répondit Morgas. — Quelles nouvelles du front du nord ? demanda Rel. — Mitigées, répondit-elle. Nous avons subi un certain nombre de revers et ils ont avancé. J’ avoue que je ne suis pas partie de gaîté de cœur. La situation est très tendue. Le roi du Cambors, son fils et tout son état-major ont été décimés par des assassins édarriens. Nous avons beaucoup de mal à les empêcher de se dépla361
Héritages II cer dans leur Élément maudit. Nos troupes sont encore nombreuses et vaillantes, mais elles ont besoin de chefs charismatiques. — Tu remplis très bien ce rôle, commenta Rel. — Sauf que je ne suis plus avec eux, rétorqua-t-elle. Enfin. Nous avons tout de même quelques bonnes nouvelles. Les armées d’ Istula approchent. Et elles sont très efficaces, d’ après les rapports qui me sont parvenus. On m’ a également dit qu’ elles étaient étranges et effrayantes, mais je n’ ai pas eu davantage de détails. — Effrayantes ? releva Morgas. Plus effrayantes que celles d’ Édarr, avec leurs armes de Néant ? — Comme je l’ ai dit, je n’ ai pas plus de détails à fournir. Je sais que ces armées avancent à grande vitesse vers l’ ouest et le sud. Elles ont ravagé le front qui progressait vers Istula et, pour ce que j’ en sais, se dirigent rapidement vers Édarr elle-même. — Souhaitons-leur plus de succès que nous, dit Morgas. Ce sont sans doute les mentalistes qui leur assurent une avancée aussi rapide. — C’ est possible, acquiesça-t-elle. Leurs capacités nous sont tellement étrangères qu’ elles sont vraisemblablement à l’ origine des rumeurs qui courent à propos de cette armée. Leur aide est la bienvenue, car nous parvenons tout juste à ralentir les Édarriens. J’ aurais préféré que les troupes d’ Istula se dirigent en priorité vers le front du nord, mais nous avons du mal à les contacter, comme si nos messagers avaient des difficultés à les trouver. Ce qui est absurde, bien entendu, mais toujours est-il que nous n’ avons eu aucun contact officiel avec la Reine Blanche et ses généraux. Elle fit signe à ses hommes de prendre un peu de repos alors que la queue de sa troupe s’ immobilisait enfin, les chevaux se regroupant en une masse compacte. Les cavaliers formaient une compagnie assez impressionnante d’ hommes plus ou moins armurés, armés d’ épées, de masses et de lances. Leur nombre était faible par rapport à l’ armée édarrienne qui assiégeait le volcan, mais ils pourraient sans doute leur permettre de faire une percée pour approcher des flancs de la montagne. Jaralena suivit Rel jusqu’ à l’ avant du convoi de roulottes, où Aendo faisait mine d’ ignorer les nouveaux venus tout en contemplant les armées étalées devant lui. La Grande Hiérophante de Nar lui adressa un regard curieux, puis se désintéressa de lui pour porter son attention sur le champ de bataille. — Que voulez-vous faire, exactement ? demanda-t-elle. — Il nous faut accéder au volcan, répondit Morgas. Nel pourra diriger un rituel pour réveiller le node qui sommeille à cet endroit. — Nel ? s’ étonna-t-elle en jetant un regard en coin à Rel. — Je ne suis pas en état, répondit ce dernier d’ une voix composée. À dire vrai, je n’ irai même pas. Le rituel devra se faire sans moi. Elle haussa un sourcil interrogateur mais se contenta de hocher finalement la tête, acceptant ce fait sans discuter. 362
La Mémoire des Ombres — J’ ai bien fait d’ emmener des Filles de Nar avec moi, alors, dit-elle tranquillement. — Des Filles de Nar ? intervint soudain Nel en sautillant à côté d’ elle. Combien ? Que savent-elles faire ? — Elles savent découper en rondelles les Ombres qui ne tiennent pas leur parole, dit une voix sévère derrière eux. Ysanna les avait suivis discrètement et elle envisageait à présent Rel et Nel, les mains posées sur ses hanches en un geste décidé. Elle semblait parfaitement remise de la faiblesse qui l’ avait contrainte à se réfugier dans un petit village la dernière fois qu’ ils l’ avaient vue. — Où est ma fille, Maître Rel ? demanda-t-elle fraîchement. — En sécurité, répondit l’ Ombre sur le même ton. Vous la trouverez quelque part dans cette caravane hétéroclite. Votre présence est une excellente surprise. Nous avons désespérément besoin de ritualistes. — Je n’ ai pas fait de rituel depuis des cycles et des cycles ! dit-elle en levant les yeux au ciel. Vous y avez bien veillé. — Eh bien, maintenant, il va falloir vous y remettre, rétorqua-t-il sans s’ émouvoir. Combien de Filles de Nar avez-vous avec vous ? — Cinq, sans compter Célima. Mais elle est de toute manière trop jeune pour participer à un rituel de grande envergure. Car j’ imagine que c’ est ce que vous voulez faire. — Six Filles de Nar ! s’ extasia Nel, qui sautillait cette fois devant Ysanna. C’ est merveilleux ! Nous allons pouvoir faire quelque chose. Avec Morgas et moi, huit ritualistes… — Neuf, ça serait mieux, bougonna Aendo du haut de son perchoir. Nel lui adressa un regard trouble. — Neuf, trois fois trois, oui, c’ est bien ! Avez-vous quelqu’ un à proposer ? — Non, dit Aendo. Je trouve juste que neuf est un beau chiffre. — Techniquement, dit Morgas, Aestyr participera. Il pourra faire le neuvième. — Hmmm, oui, ça ira, confirma Nel. Même si, en y réfléchissant bien, le chiffre de l’ Altération est plutôt le cinq. Mais peu importe, il faudra bien que ça convienne. Je vais intégrer tout cela dans mes préparations. Maîtresse Ysanna, parlez donc de tout cela avec les autres Filles de Nar. — Mais nous ne savons même pas ce que nous aurons à faire ! protesta-t-elle. — Je vous expliquerai le moment venu, assura-t-il avant de s’ éloigner vers sa roulotte en marmonnant d’ un air absorbé. Il fut suivi de près par Ysanna qui n’ entendait visiblement pas se laisser congédier de la sorte. — Tout ça est bien beau, dit Jaralena, mais ça ne nous dit pas comment nous allons pouvoir amener tout ce petit monde jusqu’ au volcan.
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Héritages II — Je ne sais pas comment réagiront les gens des steppes, répondit Morgas. Nous n’ avons eu aucun contact avec eux. Si, comme le dit Aendo, ce node de Source est un endroit sacré pour eux, ils ne devraient pas voir d’ inconvénient à ce que nous le réveillions. Mais encore faudrait-il qu’ ils nous croient. Peut-être que tu pourrais nous aider à ce sujet, Jaralena. — Je suis Grande Hiérophante depuis des siècles, lui dit-elle. Je suis née dans ces steppes il y a très longtemps. Même si je pouvais leur parler directement, je ne connais aucun d’ eux et il est peu probable qu’ ils me fassent confiance. Où sur le volcan devez-vous aller, exactement ? — Nous ne savons pas où est l’ entrée du node, répondit Morgas. Nous allons devoir avancer en aveugle jusqu’ à le trouver. — Vous n’ en aurez pas le temps, dit Rel. Il faut agir vite, et si les Édarriens se rendent compte de ce que vous voulez faire, ils feront tout pour vous retarder et vous arrêter. Vous devez monter au sommet et faire le rituel là-haut. — Tout en haut ? protesta Morgas. Nous allons mettre des heures pour y arriver. — Il y a un chemin qui y mène, dit Aendo. Les regards convergèrent vers lui. — Vous le connaissez ? demanda Rel. — Bien sûr que je le connais, répondit Aendo. Sinon, je ne pourrais pas vous en parler. Il fait le tour du volcan et monte jusqu’ au sommet. Le Sceptre bourdonna sous la main de Morgas. — Bon, d’ accord, dit Aendo d’ un air las. Je vous le montrerai. — On peut y accéder en évitant l’ armée édarrienne et le campement des gens des steppes ? demanda Jaralena. — Difficile de contourner, dit Aendo. Les pentes sont très abruptes. Mais je pense qu’ on peut toujours essayer de passer à la lisière de leur ville de tentes. Avec le risque d’ être repérés de loin. — N’ êtes-vous pas le spécialiste de la discrétion ? fit Morgas. — Il va nous falloir avancer un certain temps en terrain découvert. Je pourrai sans doute partiellement masquer notre avance, mais ces collines sont désespérément vides de végétation. Ils nous verront forcément, à un moment où à un autre. Et c’ est valable aussi bien pour les Édarriens que les gens des steppes. — Il faudra juste travailler notre angle d’ arrivée, dit pensivement Jaralena. Et ne pas perdre de temps. S’ ils ne nous voient pas arriver de trop loin, je pense que nous pouvons accéder aux portes de la cité sacrée avec une charge bien menée. Mon ancien peuple semble retranché dans sa cité. Ils sont de toute évidence bien moins nombreux que leurs assiégeants. Je doute qu’ ils refusent un support d’ une cavalerie comme la nôtre. — Tu as dit qu’ ils ne te feraient pas confiance, objecta Rel. — Ils étaient à mon époque des gens pragmatiques et je doute que cela ait changé. Si nous combattons de leur côté, ils nous ouvriront leurs portes. Ils dis364
La Mémoire des Ombres cuteront ensuite. À ce moment-là, nous serons tous à l’ intérieur et la moitié du trajet sera fait. Ensuite, cela sera à vous de vous débrouiller pour monter jusqu’ au sommet et y mener vos affaires magiques. — Donc, résuma Morgas, nous allons faire une charge acharnée jusqu’ aux portes en espérant qu’ on nous laissera entrer. Et une fois à l’ intérieur, si jamais nous ne nous faisons pas tailler en pièces au passage, il nous faudra encore convaincre ces gens de nous laisser monter jusqu’ en haut du volcan pour faire le rituel ? — Excellent plan ! s’ enthousiasma Aestyr dans sa tête. Ne te fais pas tuer en route, Morgas, j’ avoue que ça me décevrait beaucoup. Morgas l’ ignora et fit le tour des visages autour de lui. Il constata alors que personne n’ avait rien de mieux à proposer. — Pourquoi nos plans sont-ils toujours désespérés ? se plaignit-il. — Parce que nous adorons tous t’ entendre te plaindre en permanence, rétorqua Rel avec une ombre de sourire.
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HĂŠritages II
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Chapitre 32 Volcan des Steppes. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison des Ténèbres. Contrairement aux craintes de Morgas, le plan se déroula en douceur. Les cavaliers menés par Jaralena se regroupèrent discrètement sur le flanc des lignes édarriennes, aidés par l’ étrange capacité d’ Aendo à masquer leurs déplacements. Morgas, les deux Ombres et les Filles de Nar se retrouvèrent protégés de toutes parts par les chevaliers de Nar, ainsi qu’ ils s’ appelaient entre eux. Cette dénomination ne manquait pas d’ étonner Morgas, car la plupart de ces hommes et de ces femmes n’ étaient pas originaires d’ Arkas. Ils venaient pour la plupart du Cambors et d’ Anthras, deux royaumes qui n’ étaient pas réputés pour leur allégeance à ce dieu. Jaralena avait su les fédérer efficacement et ils semblaient avoir tout oublié de leurs loyautés passées pour devenir des guerriers dévoués au service de Nar. Aendo n’ avait pas manqué de leur faire savoir à de nombreuses reprises qu’ ils étaient trop nombreux et qu’ il ne pourrait les dissimuler indéfiniment. Il devait en effet fournir un effort nettement visible sur son visage habituellement désinvolte. Mais, malgré ses mises en garde répétées, l’ efficacité de sa technique dépassa les espérances de tous. Ils avancèrent longtemps à découvert, filant vers les portes barrées du large campement des gens des steppes, avant que quiconque dans les rangs édarriens ne repère leur avancée. La première ligne édarrienne était éloignée de plusieurs centaines de mètres de la barricade, ce qui laissait un large espace aux cavaliers pour passer. Des cris fusèrent des rangs lorsque leur approche ne put plus être ignorée par qui que ce soit. Quelques flèches furent tirées dans leur direction, mais les Édarriens semblaient avoir d’ autres préoccupations en tête que de chercher à entraver leur progression. Ils se regroupaient de leur côté en de larges phalanges et il ne faisait pas grand doute qu’ ils se préparaient à un assaut de grande envergure. Ils étaient très nombreux, des milliers de fantassins prenant les armes, et s’ apprêtaient à se mettre en marche pour submerger la résistance des gens des steppes et accéder au volcan.
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Héritages II L’ arrivée de renforts pour le camp ennemi n’ était pas une bonne nouvelle pour eux, mais ils étaient si nombreux qu’ il paraissait improbable que quelques dizaines de cavaliers puissent faire la différence face au raz-de-marée édarrien. Les gens des steppes réagirent conformément aux prévisions de Jaralena et leur ouvrirent leurs portes sans même parlementer. Ils savaient sans nul doute qu’ ils étaient en difficulté malgré leur position stratégiquement avantageuse et accueillaient toute aide d’ un œil favorable. Tous les chevaliers de Nar et les mages se retrouvèrent en sécurité à l’ intérieur des palissades sans avoir essuyé la moindre blessure importante. Le campement des gens des steppes était composé de larges tentes de couleur beige installées le long de rues de terre battue. Les tentes montaient à l’ assaut des pentes du volcan, serrées les unes contre les autres comme s’ il avait fallu faire tenir dans cet endroit bien plus de monde qu’ il n’ était destiné à en accueillir. De chaque côté de l’ entrée de la palissade, de grands enclos regroupaient des centaines de chevaux. Les animaux s’ agitèrent à l’ arrivée des cavaliers de Jaralena, visiblement nerveux et agressifs les uns avec les autres. Sans doute souffraient-ils de la promiscuité forcée dans laquelle les maintenaient les armées d’ Édarr. Il était évident que les gens des steppes étaient installés à cet endroit depuis un long moment, contrairement à leurs habitudes nomades. Sans doute le volcan était-il la cible des attaques édarriennes depuis le début de la guerre. Abritant un node de Source, il était un danger évident pour les cultistes du Néant. Par chance, les adorateurs de la Source avaient su préserver l’ endroit jusque-là. Ils les avaient laissé entrer, mais en fait d’ accueil chaleureux, ils se retrouvèrent rapidement entourés de plusieurs dizaines d’ archers visiblement prêts à tirer au moindre mouvement jugé suspect. Un homme de grande taille et vêtu de cuir sombre sortit des rangs et s’ avança jusqu’ à eux. Le pommeau d’ un sabre dépassait au-dessus de son épaule gauche. Le visage fermé, il portait ses longs cheveux noirs attachés sur la nuque et les examinait d’ un air peu amène de ses yeux clairs. — Qui êtes-vous ? demanda-t-il à Jaralena dans un arcanien fortement accentué mais compréhensible. Elle prit le temps de retirer son heaume avant de lui répondre. Il pinça des lèvres en découvrant qu’ elle était une femme et examina les cavaliers qui l’ entouraient, comme s’ il cherchait un autre interlocuteur digne de ce nom. Il ne sembla pas trouver qui que ce soit qui entre dans cette catégorie car il reporta finalement son regard sur elle. — Nous sommes des alliés, répondit-elle. Il eut un rictus méprisant. — Vous portez les couleurs d’ un dieu qui n’ est pas notre ami, dit-il. Les tenants des dieux anciens ne sont pas les bienvenus parmi nous. — Même s’ ils peuvent vous apporter la victoire alors que vous êtes sur le point d’ être submergés ? 368
La Mémoire des Ombres — Qui peut dire quelle sera l’ issue de la bataille avant qu’ elle ait eu lieu ? rétorqua-t-il. — Vous êtes largement en sous-effectif par rapport aux Édarriens, répondit-elle sans se démonter. Ils n’ ont pas de cavalerie, mais ils vous submergeront sous leur nombre comme une vague irrépressible. — Cette vague viendra se briser sur nos palissades, dit-il. — Elle sera si gigantesque qu’ elle passera au-dessus, répliqua-t-elle. Il la considéra un moment en silence, comme s’ il revoyait son jugement à son propos. Puis il hocha sèchement la tête, comme si elle venait de passer un test de façon concluante. — Discutons, dit-il avant de se détourner pour marcher vers l’ une des tentes les plus proches. Jaralena fit signe à certains de ses hommes de l’ aider à démonter, puis désigna trois personnes pour l’ accompagner. Deux de ses lieutenants et, contre tout attente, Morgas. Ce dernier se laissa glisser de sa selle jusqu’ au sol, imité par Rel et Nel, mais Jaralena leur fit comprendre d’ un signe de tête qu’ elle ne voulait pas de la présence des Ombres pour cette discussion. Nel sembla prendre cette décision avec philosophie, mais Rel manifesta un mouvement d’ humeur vite canalisé par son frère. Morgas tenta de distinguer le visage de l’ Ombre sous son capuchon mais le peu qu’ il vit ne le renseigna pas sur ce qu’ il cherchait. Ils étaient très proches du node, à présent, et Rel devait vraisemblablement souffrir de cette proximité. Morgas sentait autour de lui de légers effluves magiques à la saveur inédite. La Source avait un goût changeant, légèrement piquant et fleuri, très différent de tout ce qu’ il avait jamais pu expérimenter auparavant. L’ impression était plutôt agréable et stimulante. Après un dernier regard aux Ombres, Morgas suivit Jaralena et ses lieutenants à l’ intérieur de la tente. Contrairement à ses extérieurs simples, l’ intérieur de l’ habitation était agencé comme une véritable maison, richement ornementé de tentures et de tapis moelleux. Le tout dégageait une impression de confort et de chaleur qui n’ était pas pour déplaire à Morgas. À l’ invitation de leur hôte, ils s’ installèrent sur de larges coussins alors que des jeunes femmes s’ empressaient de leur servir à tous une boisson fumante à l’ odeur inconnue mais agréable. D’ autres gens des steppes se trouvaient déjà là, une demi-douzaine de guerriers et un homme hirsute couvert de colifichets. Morgas n’ aurait su dire s’ il s’ agissait d’ un mage ou d’ un prêtre, ou des deux à la fois. — Nous combattons Édarr et les représentants du Néant, dit Jaralena sans préambule quand ils furent tous assis et servis. — Ils nous attaquent depuis des semaines, maintenant, dit l’ homme qui les avait accueillis. 369
Héritages II Il ne leur avait pas donné son nom, ni demandé les leurs. Cela ne semblait pas étonner Jaralena. Peut-être était-ce là une des manières de faire des gens des steppes. — Ils cherchent à conquérir autant de territoires qu’ ils le peuvent, dit la Grande Hiérophante. Au nord, un large front d’ armées coalisées s’ oppose à leur avancée. Nous savons que la cité d’ Istula est également partie en guerre contre eux. — Pourquoi venez-vous jusqu’ ici si la guerre est également à vos portes ? questionna l’ homme des steppes. — Parce que nous avons été informés que les adorateurs du Néant espèrent conquérir cet endroit, qui a une forte valeur pour eux. Nous pensons qu’ ils en tireraient une grande force et nous souhaitons éviter cela à tout prix. — Votre groupe ne suffira pas à lui seul à renverser la tendance. — Peut-être pas, admit-elle. J’ ai réuni autour de moi tous ceux qui pouvaient voyager vite pour vous apporter leur aide. Allez-vous la refuser ? Il secoua la tête. — Seul un fou refuserait un renfort de plus de deux cents cavaliers. Vous n’ êtes pas des nôtres, mais nous nous attendons à une attaque imminente. Ils se préparent depuis plusieurs jours, maintenant. Je pense qu’ ils passeront à l’ offensive aujourd’ hui. Au fond, nous nous en réjouissons. Nous sommes cantonnés depuis trop longtemps dans ce campement. Les hommes et les chevaux n’ en peuvent plus de cette inactivité. — Nous arrivons donc à point nommé. — Des serviteurs de la Pureté, siffla l’ homme hirsute du coin où il était assis. Qui sont ces femmes sans armure au milieu de votre groupe ? — Les Filles de Nar nous seconderont dans nos efforts, dit sereinement Jaralena. — Des mages ? interrogea l’ homme. — Elles savent soigner les blessures de Néant, répondit la Grande Hiérophante, toujours parfaitement en contrôle. Elle ne mentait dans aucune de ses réponses, se contenant de donner les vérités qui l’ arrangeaient. Ils avaient convenu auparavant qu’ ils ne parleraient pas de leur projet de réveil du node, de peur de susciter la méfiance et l’ hostilité des locaux. L’ idée même que des serviteurs d’ un dieu ancien puissent vouloir réveiller un node élémentaire semblait totalement absurde. Morgas lui-même avait du mal à croire que l’ instruction venait directement de Nar. Il était peu probable que les gens des steppes se montrent plus crédules. Mentionner leurs projets n’ aurait fait que leur mettre des bâtons dans les roues, ce dont ils n’ avaient pas besoin. — En ce cas, elles sont utiles, dit le chef avec un regard d’ avertissement en direction de l’ homme hirsute. Ce dernier lui adressa une grimace mécontente, mais cessa ses questions. 370
La Mémoire des Ombres — En d’ autres circonstances, j’ aurais pris plus de temps avant de décider de vous faire confiance, reprit le chef. Mais je n’ en ai pas. L’ attaque est imminente. Vous êtes venus jusqu’ à nous. Vous combattrez et mourrez avec nous. — C’ est tout ce que nous demandons, dit Jaralena avec un léger salut de la tête dans sa direction. Si notre mort peut contribuer à préserver cet endroit, alors elle n’ aura pas été vaine. — C’ est bien. Ils se levèrent alors, Morgas aidant la Grande Hiérophante, toujours en armure, à se remettre sur ses pieds. Elle le remercia d’ un sourire satisfait avant de suivre le chef des gens des steppes à l’ extérieur. Morgas les laissa à leurs discussions stratégiques pour rejoindre les deux Ombres et les Filles de Nar. Les cavaliers de Jaralena avaient un peu pris leurs aises, démontant pour prendre soin de leurs montures sous l’ œil attentif des gens des steppes. Certains de ces derniers finirent par s’ enhardir au point d’ approcher et d’ engager la conversation, principalement à propos des chevaux et de la bataille à venir. Même avec l’ arrivée de ces renforts inattendus, ils savaient que leurs chances de triompher de leurs adversaires étaient maigres. Pourtant, ils demeuraient fiers et combatifs et ne montraient aucun signe de peur ni d’ abattement. Après de rapides discussions, les Filles de Nar, les Ombres et Morgas furent installés dans une large tente destinée à servir d’ infirmerie. Non loin de là, le prêtre hirsute les gardait toujours à l’ œil, comme s’ il avait compris que leur objectif inavoué était d’ accéder au node. S’ il était seul à jouer les gardes, Morgas était confiant sur leurs chances de s’ éclipser facilement dès le début des combats. Aendo pour sa part se montrait indolent et blasé, comme s’ il ne craignait pas grand-chose. Il avait exprimé sa satisfaction de les avoir tous emmenés à bon port et se contentait à présent de se vautrer sur des coussins tout en faisant des commentaires désobligeants sur les décoctions qui leur étaient servies. Au loin, les tambours de guerre des Édarriens avaient commencé à battre. Rel se tenait appuyé contre son frère et, les rares fois où il repoussait légèrement son capuchon, Morgas pouvait distinguer la souffrance sur son visage gris. Il refusait par ailleurs tout témoignage de sympathie ou tentative d’ aide et, après avoir été sèchement éconduit une fois, Morgas le laissa dans son coin, se désintéressant momentanément de lui. Ce qui se passait dehors était bien plus passionnant. Les cavaliers des steppes se préparaient, sellant leurs montures et fourbissant leurs armes avec une calme concentration. Morgas ne voulait pas quitter la tente où les mages étaient réunis mais, d’ où il se trouvait, il pouvait deviner la masse sombre des troupes édarriennes qui approchaient, prêtes à en découdre. — S’ ils lancent la bataille maintenant, c’ est que la Grande Unification est proche, souffla soudain une voix à côté de lui. 371
Héritages II Nel s’ était approché sans que Morgas n’ y prenne garde. — Tu crois que c’ est pour aujourd’ hui ? demanda le mage humain. — Tout ce que je sais, c’ est que nous devons agir vite. Ils vont vraisemblablement tenter de faire passer des mages du Néant pendant la bataille. Rel va rester ici pour les contrer. — Il y arrivera ? — Il est fort, répondit Nel. Et la situation ici est très différente de ce qu’ elle était à Édarr. Il n’ a pas de risque de se laisser submerger par le Néant. Au contraire, la Source contribue à tenir son parasite à distance. C’ est juste qu’ il souffre énormément. Et ça ne va pas s’ arranger si nous parvenons à nos fins. Morgas hocha sobrement la tête. Il ne pouvait rien faire pour Rel. Il lui avait proposé de rester en retrait avec les Errants d’ Antan mais l’ Ombre s’ était bien sûr entêté à vouloir les suivre. À présent, il lui faudrait supporter les événements à venir. Savoir qu’ il serait là pour contrer l’ avancée d’ éventuels élémentalistes du Néant était par ailleurs rassurant. — Tu es prêt pour le rituel ? questionna Nel. — Je suis impatient d’ en avoir fini, répondit-il, mais pas autant qu’ Aestyr. Il devient intenable. — J’ imagine donc que nous pourrons compter sur lui. — Le vrai risque est qu’ il soit trop enthousiaste, dit Morgas. — Étant donné que l’ Élément auquel nous avons affaire est la Source, un enthousiasme débordant ne pourra pas nuire au rituel, déclara Nel. Plus il sera accordé à l’ Élément, plus il sera facile pour nous de le lier à lui. — Alors il n’ y a aucun risque de ce côté-là, assura Morgas. Au loin, les armées avançaient. En contrebas de la tente, les cavaliers montaient en selle, une partie d’ entre eux prêts à mener la première charge de la journée. Les animaux étaient nerveux et les hommes commençaient enfin à laisser transparaître leurs émotions. Ils demeuraient cependant disciplinés, attendant les ordres et l’ ouverture des portes pour se ruer au dehors. L’ attente s’ étira, interminable. Du coin de l’ œil, Morgas voyait toujours rôder de-ci, de-là le prêtre hirsute. Ce dernier séparait son attention entre les guerriers sur le départ et la tente où se trouvaient les Filles de Nar. Morgas se sentait étrangement détaché. Il avait été beaucoup plus anxieux avant l’ attaque de la ville haute d’ Édarr. Il savait pourtant qu’ il ne devait pas se laisser griser par la facilité avec laquelle il avait surmonté tous les obstacles qui s’ étaient dressés face à lui dans la cité édarrienne. Le Sceptre ne serait pas toujours là pour palier ses faiblesses. Cette fois-ci, les choses étaient en grande partie hors de ses mains. Nel dirigerait le rituel et lui-même ne serait qu’ un assistant parmi d’ autres. Aestyr serait beaucoup plus actif, de son côté, et puisque le rituel dépendrait en grande partie de ses actions, Morgas était plutôt confiant sur leurs chances de réussite. Aendo
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La Mémoire des Ombres demeurait imprévisible, mais il avait tout intérêt à faciliter la libération de l’ enfant d’ Itar pour s’ affranchir un peu plus des contraintes que le Sceptre exerçait sur lui. Un grand cri s’ éleva soudain de l’ assemblée des cavaliers des steppes et, alors que les portes de bois de la palissade s’ ouvraient, ils se ruèrent comme un seul homme à l’ extérieur. Morgas et Nel n’ attendirent pas de voir le résultat de cette première charge. Ils rentrèrent dans la tente et firent signe à leurs occupants. — C’ est le moment, dit Morgas. Les Filles de Nar se regroupèrent autour d’ Ysanna, des expressions résolues et un peu effrayées sur leurs visages. Elles étaient jeunes et assez inexpérimentées pour la plupart. Même si leur présence était une bonne nouvelle inattendue, Morgas ne pouvait s’ empêcher de déplorer qu’ elles ne soient pas de vieilles érudites acariâtres et formées aux rituels. Il espérait qu’ elles seraient assez fortes pour leur permettre de faire la différence. Aendo se leva de ses coussins avec un soupir désabusé après avoir reçu une injonction bourdonnante du Sceptre. — Tu es désagréable, bougonna-t-il à son intention. — Les combats ont commencé, annonça Morgas. Nous sortons par l’ autre côté de la tente et nous montons jusqu’ au chemin qui mène en haut du volcan. — Et si quelqu’ un nous voit ? demanda Ysanna. — Je vais tâcher d’ attirer l’ attention devant cette tente, déclara Rel. Mais ça ne marchera qu’ un temps. Ensuite, vous devrez vous débrouiller pour disposer des personnes qui tenteront de vous barrer la route. — Disposer comment ? insista-t-elle. — Par tous les moyens nécessaires, répondit Rel d’ une voix tendue. Maintenant, partez ! Morgas les entraîna vers l’ une des sorties arrière de la tente et, après un rapide coup d’ œil, ils s’ engagèrent entre les maisons de toile, avançant rapidement à couvert. Il n’ y eut aucun cri, aucun signe de poursuite. L’ attention des gens des steppes était focalisée sur les combats en cours. Quelques femmes avaient à l’ origine été affectées à leur surveillance, mais elles avaient progressivement disparu de la tente, sans doute affairées à d’ autres préparatifs en attendant l’ arrivée des premiers blessés. Ils rejoignirent sans encombre le chemin qui s’ enroulait autour du volcan pour mener à son sommet et entreprirent sans attendre de le gravir. Il était très abrupt et leur rythme ralentit singulièrement mais, par chance, personne ne semblait se soucier de leurs faits et gestes. Morgas les pressa d’ accélérer le pas, ignorant leurs protestations et leurs regards noirs. Nel suivait le rythme sans peiner mais les Filles de Nar, en particulier Ysanna, avaient plus de difficultés à avancer rapidement. Morgas la rejoignit pour la soutenir et elle lui adressa un regard acéré.
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Héritages II — Quand je pense, souffla-t-elle, que c’ est un vieillard de… quoi ? Soixantequinze cycles ? qui me porte à moitié pour gravir ce chemin, je me dis que ce monde marche vraiment sur la tête. — Je ne me sens pas si vieux que ça, protesta-t-il avec bonne humeur. — Mais moi, oui ! répliqua-t-elle. C’ est très injuste de te voir ainsi, inchangé, alors que je suis devenue une vieille femme. — Une jolie vieille femme ? tenta-t-il pour alléger le tour que prenait la conversation. — Ne sois pas ridicule, soupira-t-elle. Je ne souhaite pas retrouver ma jeunesse. J’ aurais simplement trouvé plus juste que le temps ait aussi laissé sa marque sur toi. — Il l’ a fait, d’ une certaine manière, répondit-il sérieusement. — Pas suffisamment, en tout cas, pour que ces cruches d’ Initiées ne te regardent pas avec des yeux de merlan frit. Tu as toujours été agaçant, Morgas, et ça ne s’ arrange pas avec l’ âge. — On dirait Tris, commenta-t-il. Elle laissa passer quelques instants avant de répondre. — As-tu pu parler avec elle ? questionna-t-elle. — Oui, répondit-il. Nous avons eu une discussion… à cœur ouvert, si je peux l’ exprimer ainsi. — C’ est bien, déclara-t-elle. Elle a tant espéré ton retour. Nous avons passé des cycles entiers à te rechercher. J’ ai même été exilée à Édarr à cause de cela. — On dirait bien que j’ ai largement contribué à te compliquer la vie, dit-il avec un certain embarras. — Crois-tu que je le regrette ? s’ amusa-t-elle. J’ ai rencontré mon mari à Édarr et j’ ai eu deux enfants avec lui. Non, si j’ ai des regrets, ils sont d’ une autre nature. J’ aurais dû comprendre plus tôt ce qui se passait à Édarr. J’ aurais pu prévenir la Guilde et nous n’ en serions pas là. Mon fils n’ aurait jamais été enrôlé dans cette maudite guerre. Je ne sais même pas s’ il est encore vivant. — Tu n’ es pas responsable de ce qui s’ est passé. Le Néant n’ a pas refermé sa main que sur Édarr. Il est également très actif à Khourmal, peut-être plus encore qu’ ici. — C’ est vrai ? murmura-t-elle. Alors pour une fois, je suis satisfaite d’ avoir parlé avec toi, Morgas. Ils continuèrent leur chemin de concert, évitant de parler pour économiser leur souffle. Leur ascension était loin d’ être terminée. Ils faisaient des pauses à intervalles réguliers, Morgas ignorant les exhortations d’ Aestyr à accélérer le pas. L’ enfant d’ Itar était de plus en plus fébrile et impatient et Morgas aurait aimé pouvoir occulter sa présence envahissante. Au cours d’ un de leurs arrêts, alors que les Filles de Nar s’ asseyaient quelques instants, ils eurent une vision imprenable sur le champ de bataille en contrebas. Les cavaliers faisaient des ravages dans les rangs édarriens, mais ces derniers étaient 374
La Mémoire des Ombres si nombreux qu’ ils ressemblaient à une marée irrésistible. Les tailles faites dans la masse de leur infanterie ne représentaient qu’ une infime ponction dans cette multitude humaine. Immanquablement, le peuple des steppes et les chevaliers de Nar allaient s’ épuiser et se laisser submerger. Ce n’ était qu’ une question de temps. — Nous devons nous hâter, dit Nel devant ce spectacle et ils reprirent leur route sans plus attendre. L’ ascension parut durer des heures et Morgas poussa un soupir de soulagement partagé par toutes les filles de Nar lorsqu’ ils arrivèrent enfin en vue du sommet de la montagne. Aendo semblait quant à lui toujours fringant et intouché par l’ exercice physique. Il s’ éventait paresseusement avec son chapeau à plume malgré la fraîcheur de l’ air. Ils s’ immobilisèrent comme un seul homme quand une silhouette se découpa en haut du chemin. Au vu de son allure dépenaillée, il ne faisait pas grand doute qu’ il s’ agissait là du mystique qui avait participé à la discussion avec Jaralena. — Menteurs ! caqueta-t-il en tendant un doigt accusateur vers eux. J’ ai vu à travers vous. Je ne vous laisserai pas souiller le volcan sacré ! — Nous ne voulons pas le souiller, protesta Nel. Nous venons vous aider ! — Vous êtes les alliés du vide qui détruit, continua l’ autre avec hargne. Je suis le prêtre du volcan. Vous n’ approcherez pas ou je déchaînerai sa colère sur vous. À l’ évidence, il était seul, ce qui rendait ses menaces plus comiques que réellement inquiétantes. Aendo et Morgas échangèrent un regard amusé. — Je vais m’ inspirer de lui pour un personnage d’ une prochaine pièce, décréta Aendo. J’ aime tout en lui. Son allure, sa façon de parler et son incroyable aplomb. — Croit-il vraiment qu’ il peut nous faire reculer ? fit Morgas en examinant le prêtre. — Dur comme fer, dit l’ autre avant de s’ avancer et de se fendre d’ une profonde révérence. Le prêtre du volcan le regarda avec méfiance. — Noble représentant du volcan sacré, dit Aendo avec emphase, je te prie d’ écouter ma requête. Mes compagnons et moi nous présentons devant toi pour implorer ton aide. Les armées du Dispensateur du Vide sont au pied de cet endroit sacré. Seul le volcan, dans sa toute-puissance, peut contrer leur avance. Nous sommes venus dans ce but. Le dieu volcan est en sommeil et nous avons le moyen de le réveiller afin qu’ il élimine cette menace qui grouille sur son sol sacré. Le prêtre l’ examina avec attention. Puis, en un geste grandiloquent, il tendit à nouveau le doigt dans sa direction. — Menteur ! cracha-t-il. Aendo haussa les épaules. — Bon, dit-il. Tant pis. 375
Héritages II Il leva la main à son tour et le prêtre se figea au beau milieu d’ une gesticulation. Ce dernier était soudain incapable à la fois de bouger et de parler mais ses yeux s’ agitaient follement alors qu’ il tentait de résister à l’ emprise d’ Aendo. Le fils de Sar s’ approcha alors de lui d’ une démarche nonchalante et posa sa main sur son épaule. Le prêtre se détendit, abandonnant sa posture rigide, et se tint docilement à côté d’ Aendo, toute velléité de résistance envolée. — C’ est bien, lui dit Aendo d’ un ton approbateur. Tu verras, mon ami, que nous ne t’ avons pas menti. D’ ici peu, la Source aura un nouveau dieu et ce node sera plus actif qu’ il ne l’ a jamais été. Il se tourna vers le reste du groupe et leur fit signe d’ approcher. — Venez ! dit-il. Le node n’ attend plus que vous. Morgas gravit rapidement la distance qui le séparait de l’ endroit où se tenaient Aendo et le prêtre. Là, tout en haut de la crête, le cratère s’ offrit à ses yeux, vaste terrain concave de plusieurs dizaines de mètres de rayon. Non loin de lui, sur la paroi, une petite hutte était sans doute la demeure du prêtre de la Source. Pour le reste, l’ endroit était vide et désolé, un amas de roches sombres aux arêtes coupantes. Rien n’ indiquait la localisation exacte du node aux non-initiés, mais Morgas pouvait percevoir les légers effluves de Source qui planaient au ras du sol, comme une subtile invitation. — Nous y voilà, dit Aestyr dans son esprit. L’ endroit de ma libération. Il semblait calme, plus en contrôle qu’ il ne l’ avait été depuis que la décision de ce rituel avait été prise. Morgas était un peu soulagé de le sentir grave et non plus excité comme un enfant à la perspective d’ un cadeau très attendu. Il avait besoin qu’ Aestyr soit concentré et sérieux au moins le temps du rituel. Poussant un soupir résolu, Morgas s’ engagea dans le cratère.
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La Mémoire des Ombres
Chapitre 33 Volcan des Steppes. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison des Ténèbres. La descente dans le cratère n’ était pas aisée et Morgas dut à nouveau apporter son aide à Ysanna. Il aurait pu créer un glyphe pour la porter jusqu’ en bas mais préférait ne pas drainer ses forces avant le rituel. Il n’ avait jamais été très à l’ aise avec les cérémonies magiques. La discipline lui avait toujours paru ennuyeuse et fastidieuse mais il regrettait à présent de n’ avoir pas pris la peine de l’ étudier au moins un tout petit peu. Ces derniers temps, il n’ était question que de rituels pour régler les problèmes auxquels les Ombres et lui faisaient face. Pour l’ heure, il espérait juste que son inexpérience n’ handicaperait pas les efforts de Nel. D’ un autre côté, il était certainement le meilleur choix possible d’ acolyte dans les circonstances où ils se trouvaient. Les Filles de Nar qui les accompagnaient étaient pour la plupart jeunes et fraîchement Initiées. Lorsqu’ il avait dû envoyer des mages pour seconder les armées du nord, Rel n’ avait pas eu le loisir de choisir parmi ses meilleurs éléments. Les Filles de Nar plus expérimentées étaient toutes en poste, réparties sur le continent. Il avait fallu faire avec les femmes que la Guilde pouvait mobiliser immédiatement, c’ est-à-dire des jeunes filles pour la plupart peu aguerries. Aucune d’ elles, en dehors d’ Ysanna, n’ avait jamais dû participer à un rituel auparavant. Ce qui faisait de Morgas l’ assistant principal de Nel pour la cérémonie à venir. Aestyr lui-même serait le focus. Les Filles de Nar serviraient tout au plus à renforcer la puissance de la cérémonie. Nel ne semblait pas inquiet, mais plutôt concentré sur la tâche à venir. Il était déjà au fond du cratère, sautillant au milieu des fumerolles qui s’ échappaient des anfractuosités de la roche tout en examinant attentivement les environs. — Parfait, parfait, c’ est parfait, disait-il pensivement, ses doigts s’ agitant dans le vide devant lui. — Ce n’ est pas parfait, Nel, lui dit Morgas d’ où il se trouvait, les Filles de Nar sagement regroupées autour de lui. La plupart suaient à grosses gouttes et avaient porté des pans de tissu sur leur bouche et leur nez pour tenter de filtrer les vapeurs de soufre qui baignaient les lieux. Morgas, pour sa part, n’ était pas gêné par ces émanations et la chaleur qui régnait sur le cratère. Il avait connu bien pire à Ixos. D’ une certaine manière,
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Héritages II et il était un peu mal à l’ aise de se l’ avouer, il trouvait l’ endroit confortable et familier. — Ah non ? fit Nel d’ un air un peu ahuri. — Le sol est brûlant et l’ atmosphère étouffante. Je peux le supporter, mais je ne pense pas que ce soit le cas des filles. — Oh, dit l’ Ombre, pas de problème. J’ avais anticipé cette situation. Nous allons créer une plate-forme. Ça les protégera un peu. — Une quoi ? — Une sorte d’ esplanade magique sur laquelle nous pourrons tous nous tenir. Il faut que nous soyons à la verticale du node pour y placer le Sceptre et Aestyr. Nous la ferons monter pour qu’ elles puissent respirer correctement. Viens m’ aider. Morgas obéit docilement, rejoignant l’ Ombre entre deux fumerolles brûlantes. — Je sais faire un disque volant, mais pas de taille suffisante pour tous nous faire tenir, prévint-il en s’ appuyant sur le Sceptre. — Je vais renforcer ton glyphe pour l’ agrandir, voilà tout, dit joyeusement Nel. Le Sceptre pourra le maintenir par la suite. La perspective du rituel semblait le plonger dans une profonde euphorie. Morgas n’ était pas mécontent de le retrouver fidèle à lui-même, à nouveau enjoué et tête-en-l’ air. Il n’ aimait pas le Nel sérieux et sombre que la maladie de Rel avait révélé. Ses dernières paroles ne manquaient cependant pas de le contrarier. — Tu veux dire que nous aurions pu transporter tout le monde depuis le bas du volcan jusqu’ ici avec un disque volant renforcé ? Nel lui lança un regard incertain, comme s’ il craignait de répondre. — Euh, dit-il finalement d’ une petite voix, oui. — Et nous épargner cette interminable et épuisante montée pour agir plus vite au niveau du node ? — Ne t’ énerve pas, Morgas, implora Nel. Nous avons dit que nous restions discrets. Franchement, un grand disque flottant aurait forcément attiré l’ attention. Morgas se contenta d’ un simple grognement pour toute réponse. Quoi qu’ il en soit, il était trop tard. Autant ne pas perdre plus de temps à ergoter et se mettre directement au travail. — Que veux-tu que je fasse ? demanda-t-il. — Crée ton glyphe, je m’ occupe du reste. Morgas inspira profondément pour se concentrer. L’ air chargé était agréable pour ses sens encore imprégnés par son séjour sur le plan d’ Ixos. Le glyphe prit forme facilement au bout de ses doigts, les gestes complexes devenus machinaux à force d’ être inlassablement répétés. La forme parfaite du glyphe était presque terminée lorsque Nel posa délicatement sa main sur celle de Morgas pour l’ accompagner sur les dernières circonvolutions. Ce dernier tressaillit à ce contact inattendu mais parvint à conserver sa concentration. 378
La Mémoire des Ombres Morgas préférait tracer ses glyphes à la verticale. Il fit donc basculer sa création pour la faire flotter à quelques dizaines de centimètres parallèlement au sol. La main à trois doigts de Nel était toujours posée sur la sienne, puis elle se détacha de lui pour maintenir le contact avec le signe doré alors que Morgas reculait d’ un pas, libérant le glyphe. L’ Ombre chantonnait doucement, la bouche fermée, sa tête oscillant au rythme des pulsations magiques qui parcouraient le glyphe. Lentement, la structure dorée se mit à grandir, s’ étirant sans pour autant perdre de force ni se déformer, crépitant doucement alors qu’ elle recouvrait une partie non négligeable du cratère. — Et voilà, dit Nel d’ un ton satisfait. Tu peux monter dessus, maintenant. Morgas marqua une légère hésitation avant d’ oser poser le pied sur le glyphe. Il était si étiré à présent que de larges zones vides séparaient les traits dorés qui lui donnaient sa forme. Le champ magique était bien là, mais Morgas répugnait instinctivement à s’ appuyer sur une chose impalpable. La plate-forme était bien solide sous ses pieds. Il fit quelques pas sur sa surface, puis y posa la base du Sceptre pour le stabiliser sur le long terme. Ce dernier bourdonna, comme s’ il manifestait son accord à tenir ce rôle. Au-dessous de lui, les fumerolles s’ accumulaient sous le signe magique sans pouvoir le traverser, glissant en larges circonvolutions vers ses contours. Sur un signe de Nel, les Filles de Nar montèrent une à une sur le glyphe, jetant des regards admiratifs sur la construction magique. Elles rejoignirent sans coup férir leurs places attitrées pour le rituel, leurs visages juvéniles arborant des expressions concentrées et résolues. Elles avaient conscience de l’ importance de ce qui se jouait là et du rôle qu’ elles avaient à y tenir. Ysanna fut la dernière à les rejoindre, acceptant la main que Morgas lui tendait pour l’ aider à prendre pied sur le glyphe. Aendo, de son côté, ne manifestait pas l’ envie de monter sur la plate-forme magique. Il se tenait légèrement à l’ écart, le prêtre de la Source sagement assis à côté de lui. Se désintéressant de lui, Morgas suivit Nel au centre du glyphe pour y déposer le Sceptre qui, comme à son habitude, demeura vertical et stable lorsqu’ il le lâcha. Le mage percevait Aestyr à la limite de son esprit, concentré et dans l’ expectative. Il recula ensuite de quelques pas et se tint là, à l’ intérieur du cercle formé par les Filles de Nar. Face à lui, à égale distance du Sceptre, Nel se dépouilla de son manteau à capuche, laissant son visage et ses bras à découvert. Lentement, le glyphe s’ éleva pour se stabiliser à six mètres au-dessus du sol. L’ Ombre ferma les yeux et demeura immobile un long moment puis, contre toute attente, entonna une prière à Nar. Les femmes se joignirent naturellement à lui et Morgas fit de même avec un temps de retard, surpris par cette initiative. Il l’ aurait attendue de Rel, mais pas de son frère.
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Héritages II La prière fut rapide mais prononcée avec exactitude et ferveur. Puis Nel leva ses bras au ciel et, sans plus attendre, entama le rituel. Morgas canalisa les flux d’ Essence qui évoluaient autour de lui pour les diriger vers l’ Ombre. Les Filles de Nar faisaient de même, leur habilité et leur puissance variant en fonction de leurs capacités respectives. Morgas, Ysanna et une très jeune fille du nom de Sarelya étaient de loin les mages humains les plus puissants de l’ assemblée. Les flux qu’ ils contrôlaient pour les rediriger vers Nel formaient aux yeux de Morgas de larges colonnes dorées striées çà et là de couleurs changeantes. Les effluves de Source étaient bien présents, mais il était tout de même aisé d’ attirer à soi l’ Essence pure malgré la proximité du node. Jamais encore Morgas n’ avait été aussi proche d’ un node en sommeil et la faiblesse relative de l’ Élément en ces lieux lui paraissait étrange. La Source était bien là, en dessous d’ eux, mais parvenait à peine à s’ imposer face aux filaments d’ Essence pure qui parcouraient le cratère. Oscillant doucement au milieu des flux magiques, Nel tissait rapidement et habilement tout ce que les autres étaient capables d’ envoyer dans sa direction. Les tourbillons de son être intérieur étaient agités de violents courants, signe de l’ effort qu’ il devait fournir pour contrôler toute la magie qui se déversait sur lui. Sous leurs pieds, les fumerolles avaient fini par rendre opaque la construction magique qui leur servait de plate-forme. Les traits dorés du glyphe géant scintillaient, bordés de fumées grises et blanches. Ces dernières s’ échappaient aux limites du signe magique, formant un rideau circulaire et vaporeux tout autour des ritualistes. Progressivement, Nel entourait le Sceptre d’ Essence, tissant habilement les flux de Source avec les filaments dorés purs. Les couleurs vives de l’ Élément gagnaient en puissance au fur et à mesure que les mages drainaient toute l’ Essence pure de l’ endroit. Filtrant au travers du glyphe, les émanations du node endormi commençaient à se manifester, déroulant des tiges paresseuses, comme si quelque chose tentait faiblement d’ éclore. Toujours prisonnier dans le Sceptre, Aestyr déployait son esprit tant qu’ il le pouvait, cherchant le contact avec les flux de l’ Élément. Mais la barrière du Sceptre était difficile à franchir, aussi bien dans un sens que dans un autre. L’ enfant d’ Itar demeurait cantonné dans les limites de l’ artefact alors que les tentacules de Source se recroquevillaient au contact de l’ objet. Créé pour repousser les Éléments, le Sceptre, malgré son désir d’ expulser ses hôtes, ne pouvait à l’ évidence pas dépasser son rôle premier et accepter les caresses de la Source. Toute la difficulté de ce rituel résidait dans l’ association de ces puissances antagonistes. Les ritualistes manipulaient les Arcanes, la Source était un Élément, une altération de l’ Essence primordiale et quant au Sceptre, il répondait encore à un autre maître. Pureté, Altération et une troisième puissance de nature inconnue devaient être combinées savamment pour obtenir le réveil du node. 380
La Mémoire des Ombres Petit à petit, les Filles de Nar les plus faibles se laissaient tomber à genoux, le souffle court et incapables de continuer à alimenter Nel en Essence. Morgas tenait bon, laissant glisser la Source sur lui. Il ne pouvait pas la manipuler comme il le faisait avec les flux primordiaux, elle n’ avait rien de flexible et il avait du mal à l’ appréhender. Mais il la sentait tout autour de lui et il pouvait au moins servir de vecteur à sa propagation. L’ odeur piquante gagnait en force tout autour de lui, comme si le node était une créature consciente qui avait perçu leur effort et voulait participer à sa propre libération. Nel se trouvait au centre de ces flux teintés et Morgas se demanda soudain s’ il ne risquait pas, à l’ instar de son frère, de se retrouver marqué par l’ Élément à force de le canaliser. Il n’ avait exprimé aucune inquiétude à ce sujet avant le rituel et Morgas ne pouvait imaginer qu’ il ait choisi de se sacrifier de la sorte. Sans doute avait-il des moyens de se protéger de ce genre d’ intrusion. Quoi qu’ il en soit, il était trop tard pour se préoccuper de ce genre de chose. Au centre du rituel, le Sceptre irradiait une violente lumière argentée, ses contours brouillés par son propre éclat. À l’ intérieur, Aestyr se débattait, cherchant à attirer la Source à lui et à passer la barrière mentaliste qui imprégnait l’ artefact. Morgas pouvait sentir la force de son esprit, comme une pression douloureuse derrière ses yeux, et pourtant l’ Élément et le dieu ne parvenaient pas à se rejoindre malgré tous leurs efforts. Nel tenait bon, canalisant tant qu’ il le pouvait l’ Élément qui, par nature, lui était étranger. Le Sceptre encaissait tout ce qui était dirigé vers lui sans jamais le laisser pénétrer. Il émettait un bourdonnement si fort qu’ il résonnait dans tout le cratère, comme une immense protestation. Morgas pouvait percevoir des émotions en provenance du Sceptre, une intense frustration à ne pouvoir expulser Aestyr, à ne savoir comment aller contre sa nature et accepter, même temporairement, le toucher d’ un Élément. Non loin de lui, Ysanna abandonna la lutte, serrant ses tempes entre ses mains, les yeux fermés. Seuls Morgas et la jeune Sarelya persistaient à diriger les flux du node en direction de Nel. L’ Ombre psalmodiait des paroles incompréhensibles, couvertes par la plainte du Sceptre. Son visage n’ exprimait qu’ une infinie concentration. Il se mit lentement à tourner autour de l’ artefact, comme s’ il cherchait une faille en lui, ses mains tissant sans relâche les flux qu’ elles pouvaient manipuler. Sous eux, la terre trembla. Morgas le perçut davantage par la vibration de l’ air environnant que par une véritable sensation physique. Son glyphe les isolait du sol, mais les fumerolles donnaient l’ impression de s’ être épaissies, comme si les fissures s’ élargissaient dans la roche. Aestyr poussa un cri de rage et de désespoir, tendant ses mains immatérielles vers cet Élément si proche et pourtant inaccessible. Il ne manquait presque rien pour qu’ ils se rencontrent, il fallait simplement rompre cette fine barrière argentée, ce voile impalpable qui les repoussait chacun de leur côté. 381
Héritages II — Aendo ! cria Morgas. Le prétendu enfant de Sar avait participé à la libération d’ Icapeus. Il lui avait permis de quitter le Sceptre en une action beaucoup moins douloureuse que ne l’ était cette confrontation de forces antinomiques. Il devait pouvoir briser la résistance et les laisser se rencontrer. Morgas ne pouvait se retourner pour le chercher du regard. Avait-il finalement disparu, les abandonnant dès que l’ occasion s’ était présentée, l’ attention du Sceptre dirigée ailleurs que sur lui ? Il avait été entendu qu’ il interviendrait à un moment du rituel, pour permettre la libération d’ Aestyr, mais il tardait singulièrement à se manifester. Les craintes de Morgas s’ avérèrent infondées. Aendo était bien toujours là et apparemment décidé à jouer son rôle. Peut-être le Sceptre ne l’ avait-il pas laissé s’ éclipser. Peut-être, tout simplement, voulait-il lui aussi contrer l’ influence grandissante du Néant sur le continent des Hommes. Il s’ avança lentement vers le Sceptre, ses pieds semblant à peine effleurer le glyphe. Il s’ immobilisa à quelques pas de l’ artefact, la mâchoire serrée et le visage crispé. Les effluves de Source l’ entourèrent avidement, puis s’ écartèrent de lui comme s’ il leur était désagréable. Pendant un long moment, il ne bougea pas. Puis, poussant un soupir, il tendit la main vers l’ artefact. Morgas pouvait sentir Aestyr s’ étirer vers lui. Il ne percevait pas de rancœur en lui, juste le désir ardent de sortir de sa prison. Le bourdonnement du Sceptre s’ intensifia encore, puis se tut brusquement alors que la main d’ Aendo se refermait sur son corps pâle. Les flux magiques tourbillonnaient follement autour d’ eux. Aendo grimaçait, l’ effort clairement visible sur son visage. Morgas sentit soudain avec horreur les prémisses d’ une vision. Il avait la tête légère, le corps engourdi alors qu’ un voile noir s’ abattait sur son regard. C’ était bien là le dernier moment où il avait besoin de ce genre de chose ! Mais il n’ avait aucun choix en la matière, il était vain de tenter de lutter contre la vague prophétique. Il l’ accepta alors, pour le meilleur ou pour le pire, tâchant de conserver suffisamment de lucidité pour ne pas mettre en péril le rituel en cours. Ses yeux se voilèrent et il vit, surimposé à la silhouette d’ Aendo, celle d’ un autre homme à la stature de guerrier, revêtu d’ une armure scintillante, une étrange et magnifique épée noire à la main. Pendant un instant, il demeura là, droit et fier, les yeux fixés au loin sur une chose que Morgas ne pouvait voir. Puis, en une fraction de seconde apparut au-dessus de lui la silhouette imposante et fugitive d’ un triangle argenté, pointe tournée vers le bas. Le temps que Morgas batte des cils, ils s’ étaient tous les deux évaporés. Et, aussi soudainement qu’ elle était arrivée, la transe passa. Morgas laissa les effluves de Source glisser autour de lui, luttant pour reprendre contenance. Nel avait interrompu son tissage à présent qu’ Aendo s’ était
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La Mémoire des Ombres manifesté. Tout en maintenant sa concentration, il demeurait dans l’ expectative, prêt à reprendre le cours de son rituel dès qu’ Aestyr aurait enfin quitté le Sceptre. Pendant un bref instant, la lumière du Sceptre vacilla. Cela suffit à Aestyr pour trouver sa voie de sortie. Morgas le sentit papillonner follement dans son esprit, puis brusquement disparaître. — Là ! souffla soudain Sefyrin. Je l’ ai vu ! Morgas n’ eut pas le temps de se demander ce qu’ elle voulait dire par là. Dans une brusque attaque, le Sceptre repoussa les effluves de Source qui se pressaient tout autour de lui, forçant Aendo à le lâcher et à reculer de quelques pas. Morgas lui-même sentit le souffle de l’ attaque et dut faire un pas en arrière pour ne pas se laisser déstabiliser. Au-dessus du Sceptre, visible par tous, se tenait la silhouette fantomatique d’ Aestyr. Il écartait les bras, le visage marqué par un rire extatique et silencieux. Morgas avait l’ impression d’ entendre une immense respiration tout en sachant qu’ il la percevait davantage avec son esprit qu’ avec ses oreilles. Puis il entendit la musique familière qu’ il avait appris à associer à l’ enfant d’ Itar. Aestyr était immense et nu au-dessus d’ eux, ses longs cheveux blonds ondulant comme des serpents dans le vent de Source qui l’ entourait. Il riait sans pouvoir s’ arrêter, jouissant de sa liberté retrouvée. Puis il abaissa son regard sur les ritualistes. — Viens à moi, souffla-t-il, tendant les mains vers le sol. Les flux de Source s’ élevèrent avidement jusqu’ à lui, comme aspirés par sa simple présence. D’ où il se trouvait, Nel avait repris ses psalmodies et canalisait de toutes ses forces en direction de l’ enfant d’ Itar spectral. Aestyr se nourrissait de Source tant qu’ il le pouvait, assimilant l’ Élément et se fondant avec lui. Sa délectation était palpable et il riait toujours aux éclats, grandiose et magnifique dans son triomphe. Son festin dura un long moment, jusqu’ à ce qu’ il ait absorbé la plupart des effluves de Source présents dans le cratère. Il poussa alors un soupir chagrin. — Ce n’ est pas assez, souffla-t-il d’ une voix pensive. Il plongea alors vers eux la tête la première, imposante silhouette fantomatique qui traversa sans dommage le glyphe et s’ enfonça au cœur du volcan. Ils demeurèrent tous un moment interdits devant cette soudaine disparition, échangeant des regards incertains. Aendo demeurait figé devant le Sceptre inerte, comme en contemplation. Loin, sous eux, la terre trembla de nouveau. Cette fois-ci, ce n’ était plus la légère vibration qu’ ils avaient ressentie plus tôt mais une secousse qui fissura le sol sous eux, ouvrant une crevasse d’ où s’ échappèrent d’ épaisses volutes de fumée sombre. Nel s’ approcha rapidement de Morgas. — Ton glyphe est résistant jusqu’ à quel point ? questionna-t-il.
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Héritages II Ils échangèrent un regard dubitatif, chacun arrivant visiblement à la même conclusion que l’ autre. — Déplaçons-nous, conclut Morgas alors que Nel acquiesçait vigoureusement de la tête. Morgas marcha jusqu’ au Sceptre, dont il s’ empara alors qu’ Aendo le fixait toujours avec attention. Ce dernier sembla alors sortir d’ une transe. — Où allons-nous ? demanda-t-il d’ une voix lasse. — N’ importe où du moment que ce n’ est pas au-dessus de ce cratère, répondit Morgas avec un sourire crispé. Il était fatigué, à la fois par le rituel et la transe divinatoire, mais il n’ eut pas de mal, avec l’ aide précieuse de Nel, à manœuvrer le glyphe pour mener les ritualistes à distance respectueuse du cratère, en direction du chemin qu’ ils avaient emprunté pour arriver. Les Filles de Nar s’ étaient regroupées et se soutenaient mutuellement au centre de la construction magique. Morgas était sur le point de dissiper le glyphe et de déposer tout le monde à terre quand Aendo l’ interrompit. — Rester sur les flancs du volcan n’ est pas une bonne idée, dit-il. Aestyr a l’ air très en forme. Morgas le prit au mot et, bien que l’ effort lui coûtât, il éloigna un peu plus la plate-forme volante du cratère. Quelques instants plus tard, il se félicita d’ avoir écouté Aendo. Dans une grande explosion de fumée, de cendres et de roche pulvérisée, le volcan se réveilla. Surgissant au milieu de la fournaise, la forme d’ Aestyr se révéla à nouveau, ivre de puissance et de liberté, drapée dans le bouillonnement de Source. Il était d’ une taille titanesque, presque aussi grand que le volcan qui lui avait accordé sa renaissance. À moitié solide, à moitié vaporeux, indemne au milieu des tourbillons incandescents qui s’ élevaient du cratère effondré. Il avait totalement assimilé l’ Élément Source, qui marquait sa peau de marbrures brunes changeantes. Ses mains et ses avant-bras étaient couverts de marques mouvantes, qui s’ écaillaient au fur et à mesure qu’ elles se formaient pour se désagréger en une multitude de particules iridescentes. D’ un geste, il dirigea la nuée ardente vers les armées d’ Édarr, puis plongea lui-même vers la bataille, tourbillon dévastateur et joyeux. Derrière lui, l’ éruption suivait son cours, la lave en fusion s’ élevant en de larges fontaines écarlates, dévalant les pentes du volcan. Le regard de Morgas fut attiré par un point en mouvement, sur le flanc de la montagne en éruption. Le prêtre de la Source courait entre deux langues de lave en gesticulant comme un forcené et Morgas eut l’ impression qu’ il jubilait lui aussi de ce dénouement. Il ne faisait pas grand doute qu’ il parviendrait sans encombre à se mettre à l’ abri, aussi Morgas reporta-t-il son attention sur son environnement immédiat. Nel se tenait à côté de lui, les yeux fixés sur ce spectacle apocalyptique. — Nous avons réussi, dit-il d’ un ton incrédule. 384
La Mémoire des Ombres Puis il se tourna vers Morgas et lui donna une accolade enthousiaste. — Nous avons réussi ! répéta-t-il en riant. Morgas lui rendit son étreinte, petit à petit gagné par son euphorie. Nel avait raison. Contre toute attente, le plan avait fonctionné à merveille. Le node de Source était réveillé et Aestyr était libre. Ils avaient contré les plans du Néant.
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La Mémoire des Ombres
Chapitre 34 Volcan des Steppes. Cycle 1888 de l’ âge de la Tour. Saison des Ténèbres. Rel ne s’ attarda pas pour les regarder partir. Il sortit à l’ avant de la grande tente, feignant d’ examiner les environs comme si de rien n’ était. Rien ne devait indiquer à un œil extérieur que Nel, Morgas, Aendo et les Filles de Nar s’ éclipsaient à l’ arrière de la tente. L’ homme hirsute, sans doute un mystique de la Source, avait finalement disparu, cessant sa surveillance méfiante. En contrebas, les combats avaient commencé. Rel avait envisagé de faire une diversion pour permettre à ses complices de s’ éclipser plus facilement, mais le besoin ne s’ en faisait pas sentir. L’ attention de tous était focalisée sur le champ de bataille au pied du volcan. Les Édarriens étaient très nombreux. Des milliers de fantassins résolus à prendre cet endroit au nom de Néant, leur nouveau dieu. Tous ne connaissaient pas son nom, mais ils combattaient pour renforcer sa puissance. Leur naïveté n’ était pas une excuse. Face à eux, les forces des gens des steppes faisaient peine à voir. Elles étaient fières et combatives, mais si peu nombreuses malgré les renforts menés par Jaralena. Même en débordant d’ optimisme, il était difficile d’ imaginer qu’ elles résisteraient longtemps à la pression édarrienne. Et Rel n’ avait rien d’ un grand optimiste. Leur seul espoir de salut résidait dans les actions de Nel et de ses acolytes, une perspective qui générait des pointes d’ angoisse et de souffrance en lui. La proximité du node de Source était une vraie torture. Rel n’ osait imaginer ce qu’ il aurait ressenti si Nar ne l’ avait pas soigné peu de temps auparavant. Le Néant s’ était grandement résorbé en lui mais la graine était toujours là. Elle se tordait de douleur et de protestation à être confrontée à des émanations de Source, son Élément contraire. Rel aurait aimé que les deux s’ annulent. Il aurait pu se servir de la Source pour contrer son parasite et l’ extirper de son être. Mais, malheureusement, les choses n’ étaient pas aussi simples. Les deux se combattaient et le champ de bataille était son corps torturé. Au moins les élémentalistes du Néant se retrouveraient grandement handicapés en approchant du volcan. Maigre consolation, mais Rel devait se raccrocher à tout ce qu’ il pouvait pour ne pas se laisser submerger par la douleur et le désespoir.
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Héritages II Les charges des cavaliers eurent l’ effet escompté, ravageant les premiers rangs des troupes édarriennes en approche. Mais pour un soldat qui tombait, dix autres prenaient sa place. Petit à petit, inexorablement, ils avançaient en direction des palissades. De simples rondins de bois taillés en pointe et assemblés, hérissés de piques pour repousser les assauts. Rel secoua la tête. Ils ne tiendraient pas longtemps. Dès que les armées arriveraient au contact des palissades, les cavaliers seraient impuissants. Ils avaient raison d’ attaquer tant qu’ ils le pouvaient encore, car lorsqu’ ils se retrouveraient en position de siège, ils seraient perdus. Rel demeura immobile devant la tente, assistant au spectacle navrant des combats, les hommes piétinés, les chevaux et les cavaliers abattus par des flèches ou des coups d’ épée, les lances se brisant, les armes s’ entrechoquant. Il ne voulait pas perdre son temps et son énergie à participer à cette boucherie. Ses efforts auraient été inutiles, une goutte d’ eau dans un océan de massacre. À intervalles réguliers, il levait le regard sur le volcan, s’ interrogeant sur la progression de ses compagnons. Il était très frustré de ne pouvoir participer au rituel qui devait avoir lieu. Il aurait dû se trouver là-haut, à aider Nel. S’ il n’ avait pas été malade, il aurait laissé Morgas s’ occuper des élémentalistes et apporté sa puissance et sa compétence à la cérémonie de réveil du node. L’ idée que Nar puisse avoir ordonné une telle chose avait cessé de le perturber. Face à une situation critique, le dieu prenait les mesures qui s’ imposaient pour assurer la sauvegarde du Plan Central. Ils étaient sur le point de renforcer la puissance d’ un Élément sur cette partie du monde et cela leur attirerait sans aucun doute les foudres de la Tour des Arcanes. Rel y était préparé, même s’ il ne l’ envisageait pas de gaîté de cœur. La prochaine confrontation avec son géniteur El risquait d’ être plus que houleuse. Qu’ ils réussissent ou qu’ ils échouent dans leur tentative de réveil du node. Rel ne s’ inquiétait pas tant pour lui que pour son frère. Nel avait toujours vécu à la Tour et souhaiterait sans aucun doute la rejoindre s’ ils parvenaient à régler le problème du Néant. Comment serait-il accueilli après avoir contribué à raffermir la puissance de l’ Élément Source sur le Plan Central ? Il se força à se détourner de ces considérations. Elles étaient secondaires par rapport au problème qui les occupait. L’ appui de Nar était tout ce dont Rel avait besoin pour continuer à avancer. Pour le reste, il aurait tout le temps de s’ en préoccuper lorsque le moment viendrait. Les Édarriens avançaient, ralentis par les charges de plus en plus virulentes des cavaliers. Les blessés affluaient, mais personne ne semblait remarquer l’ absence des Filles de Nar. Les médecins du peuple des steppes s’ affairaient près des palissades, où les blessés étaient concentrés. Rel décida de s’ éloigner de la tente pour ne pas avoir à répondre à d’ éventuelles questions embarrassantes. Il se plaça stratégiquement en travers du chemin qui montait vers le cratère afin d’ intercep-
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La Mémoire des Ombres ter toute tentative de passage une fois que les Édarriens auraient commencé à investir la ville de toile. Ce qui ne saurait tarder, s’ il en croyait l’ avancée de plus en plus rapide de l’ armée. La marée humaine réduisait à présent rapidement l’ espace qui la séparait des palissades. Les premiers rangs finiraient sans doute empalés sur les piques et lardés de flèches, mais les suivants pourraient escalader les corps de leurs compagnons abattus et prendre pied à l’ intérieur de la ville. L’ armure dorée de Jaralena était toujours nettement discernable alors qu’ elle s’ acharnait à repousser le flot des assaillants aux côtés des cavaliers des steppes. Rel éprouvait une réelle admiration pour elle. Jamais il n’ aurait cru qu’ elle pourrait se révéler un chef de guerre aussi redoutable et implacable. Nar ne choisissait pas au hasard ses représentants. Rel laissa son regard dériver sur les armées édarriennes, vaste mer sombre s’ étendant sur la steppe. Puis il plissa les yeux, intrigué par les mouvements de troupes qui en agitaient l’ arrière-garde. Édarr avait envoyé bien des hommes pour aider à l’ attaque du node et il n’ avait pas été rare de voir, au fil de la matinée, de petits détachements venus de l’ est rejoindre le gros des troupes à marche forcée. Mais il semblait à présent que des combats se déroulaient à l’ arrière-garde de l’ armée. Les remous, au départ localisés à une faible portion de l’ armée, se propagèrent progressivement, jusqu’ à provoquer un flottement dans l’ avancée des premières lignes. Ces dernières étaient vraisemblablement ignorantes de ce qui se passait derrière elles, mais la pression des rangs se faisant moins forte, ils manifestaient moins de velléités à se précipiter au-devant de leurs ennemis. Était-ce un mouvement interne de résistance dans l’ infanterie édarrienne ? Aucune armée digne de ce nom n’ avait pu approcher en catimini pour attaquer ainsi. Et pourtant la violence des combats ne faisait aucun doute. Rel se concentra pour ignorer la douleur et percevoir un peu mieux ce qui se passait au loin. Le résultat de ses investigations le laissa interdit et pantois. Il ne pouvait avoir aucun doute sur la nature nouvelle des effluves de magie qui provenaient de l’ arrière-garde de l’ armée édarrienne. L’ Æther était entré dans la bataille. Le front de Rel se plissa sous la réflexion et l’ incrédulité. Jusqu’ à présent, cet Élément n’ avait manifesté aucune velléité de combat contre le Néant. S’ offensait-il soudain de la puissance grandissante d’ un autre Élément complexe ? Cela avait-il quelque chose à voir avec la sombre parenté qui unissait le dieu et Morgas ? Quelle qu’ en soit la raison, l’ Æther était soudain entré en guerre, et ce du côté de Nar, une alliance des plus étranges et inattendues. Rel fronça le nez en devinant comment leurs nouveaux alliés parvenaient à étendre ainsi la ligne des combats. Ils récupéraient tout simplement dans leurs rangs les Édarriens abattus, les retournant contre leurs anciens frères d’ armes. La méthode était répugnante, mais efficace. Plus d’ un tiers de l’ armée édarrienne s’ était à présent retourné pour faire face à cette menace inattendue. 389
Héritages II L’ aide était appréciable, mais malheureusement insuffisante pour contrer totalement l’ attaque édarrienne. Dans une grande clameur, les premières lignes se lancèrent soudain à l’ assaut des palissades, courant pour traverser les quelques dizaines de mètres qui les en séparaient à présent. Les cavaliers se replièrent en hâte, regagnant la relative sécurité de leur campement. Les portes furent barrées et prestement renforcées, mais les troupes d’ Édarr faisaient déjà pression de l’ autre côté. Dans peu de temps, elles seraient à l’ intérieur. Concentré comme il l’ était sur les combats en cours, Rel fut presque surpris par l’ apparition soudaine de cinq Édarriens non loin de lui. Ils n’ avaient pas utilisé de couloir de Néant pour se déplacer, sans quoi l’ Ombre les aurait senti arriver. Plus vraisemblablement, ils avaient profité de la confusion ambiante pour infiltrer discrètement le campement dans l’ espoir d’ accéder facilement au node. Chacun des cinq portait un masque de cuir à longues franges, leurs formes torturées toutes différentes les unes des autres. Ils s’ immobilisèrent face à lui, comme s’ ils le jaugeaient du regard sous leurs masques inexpressifs. Rel se sentit envahi par la colère et le dégoût face à ce qu’ ils étaient. — Laisse-nous passer, frère, dit finalement l’ un d’ eux. Rel grinça des dents à s’ entendre interpeller de la sorte. Il refusait toute sorte de parenté avec cette créature, malgré le parasite qui vivait en lui. — Nous n’ avons rien en commun, siffla-t-il en retour. Il ne craignait pas le combat à venir. Il était affaibli par la présence de l’ Élément Source, tout autour de lui, mais il avait bien d’ autres cordes à son arc. La magie des Arcanes était son domaine et il pouvait se servir d’ elle malgré la présence du node. Ses ennemis, quant à eux, dépendaient totalement de l’ Élément Néant. Ici, ils étaient terriblement vulnérables. — Le Dispensateur du Vide t’ a vu, reprit l’ autre d’ une voix doucereuse. Il sait que tu es des nôtres. Ne lutte pas contre ce que tu es : l’ Ombre qui va nous rejoindre. — Tes paroles sont aussi creuses que ton Élément, rétorqua Rel. Je suis ici pour vous arrêter. L’ élémentaliste ne prit même pas la peine de répondre. Avec un geste sec pour ses compagnons, il lança l’ attaque. Mais les Édarriens étaient lents et entravés par la présence de l’ Élément contraire. Rel n’ eut qu’ à claquer des doigts pour activer le tissage qu’ il avait réalisé tout en observant les combats. Le filet d’ Essence se ferma sur eux, les soufflant au sol. Les élémentalistes réagirent admirablement vite, sortant leurs poignards de Néant pour se libérer de leurs entraves. Rel les laissa faire et se concentra sur les flux magiques environnants, repérant sans mal les maigres filaments de Néant qui parvenaient à subsister dans cet endroit hostile. Sans hésiter, il les attira à lui. Cela nourrirait immanquablement son parasite et renforcerait sa propre souffrance, mais ces inconvénients étaient 390
La Mémoire des Ombres secondaires aux yeux de l’ Ombre. Les élémentalistes, privés de toute substance magique à manipuler, allaient se retrouver aussi faibles que des enfants face à lui. La terre trembla sous ses pieds et Rel sentit un brusque vertige le saisir. Ses ennemis réagirent plus violemment, portant la main à leur gorge comme s’ ils étouffaient soudain. Rel sourit au travers de sa souffrance. Le rituel était en cours. La puissance du node commençait à grandir. Les Édarriens se reprirent rapidement, échangeant des jurons dans leur langue aspirée. L’ un d’ eux arracha son propre masque dans l’ espoir de reprendre son souffle, dévoilant son visage vérolé par le Néant. Puis, constatant qu’ il ne parvenait pas à canaliser, il se jeta littéralement sur Rel, son poignard maudit à la main. Rel était prêt à le recevoir. Il était accoutumé à la souffrance et elle n’ entravait pas sa maîtrise de l’ Essence. Il emprisonna son assaillant dans un carcan magique avant même que celui-ci ait pu suffisamment l’ approcher pour espérer le frapper de son arme. Puis il serra, encore et encore, savourant les cris d’ agonie de son ennemi, heureux de pouvoir enfin assouvir une partie de son désir de vengeance sur ces hommes. Celui qui l’ avait blessé était peut-être parmi eux. Rel ne parvenait pas à distinguer les masques les uns des autres. Mais peu importait, au fond. Il allait les massacrer pour le simple plaisir de se faire justice. L’ élémentaliste mourut rapidement et sa fin fit visiblement réfléchir ses comparses. Ils se tinrent en retrait, examinant l’ Ombre de sous leurs masques anonymes. — Un de moins pour votre rituel, dit Rel avec un sourire cruel. À qui le tour ? — Pourquoi te dresses-tu contre nous ? questionna celui qui avait parlé en premier. Le vide est présent en toi. Sa voix était voilée, comme s’ il avait du mal à surmonter l’ effet de la Source. — Je ne suis pas votre allié, répondit Rel avec mépris. Vous avez voulu me corrompre, mais Nar est avec moi. — Tu es prêt à défendre un Élément qui va à l’ encontre de ce qui vit en toi. Quelle sorte de monstre es-tu ? Rel ne put s’ empêcher de rire. — Je ne défends aucun Élément, dit-il. Tout ce qui m’ intéresse est de contrer les plans du Néant. Je suis un mage de la Tour des Arcanes et le maître de la Guilde du Savoir de Nar. Et vous allez mourir maintenant. — Le rituel qui se déroule là-haut est une abomination, insista l’ autre. Tu le sens au plus profond de toi. Pourquoi ne peux-tu écouter ce que ton corps te dit ? — Vous m’ avez souillé ! cria Rel en leur envoyant une nouvelle attaque, les forçant à reculer. Cette chose que vous avez implantée en moi m’ est étrangère. — Même si nous ne pacifions pas ce node, la Grande Unification aura lieu, dit le mage du Néant. Rien ne pourra l’ empêcher. Ta lutte est vaine. 391
Héritages II Pour toute réponse, Rel fit se soulever la terre sous leurs pieds, les déstabilisant une fois encore. Puis il en attrapa un avec un nouveau filet d’ Essence et lui fit subir le même sort qu’ au premier. Les élémentalistes étaient impuissants face à lui et il se délectait de leur faiblesse. Il allait les tuer un par un, à petit feu, pour leur faire payer l’ infamie qu’ ils lui avaient infligée. Malgré la situation, ils ne fuyaient pas. De façon totalement incroyable, leur chef semblait penser qu’ il pouvait encore le faire changer d’ avis. Il était ridicule d’ imaginer que Rel pourrait se laisser convaincre en ce lieu où le Néant n’ avait pas droit de cité. Il souffrait, mais n’ était en rien submergé par la confusion qui avait été la sienne à Édarr. Il était au contraire parfaitement lucide et ils allaient tous en faire les frais. Il leva les bras, attrapant cette fois-ci les deux acolytes encore en vie. Il les souleva dans les airs et les envoya se fracasser contre le flanc du volcan. Ils mouraient beaucoup trop vite pour que l’ exercice soit véritablement satisfaisant, mais Rel comptait bien faire durer un peu le plaisir avec leur chef. Il entendit soudain un rire puissant, terrible, qui dominait le volcan et ses environs, s’ élevant comme une musique triomphale. Puis le sol trembla à nouveau, violemment, et Rel se plia en deux sous la souffrance insoutenable qui le déchirait. Face à lui, le chef des élémentalistes du Néant s’ était écroulé au sol et avait à son tour arraché son masque. Il luttait pour respirer, griffant la peau livide de ses joues. Rel ferma les yeux. Ils avaient réussi. La Source jaillissait du node en longs rubans de magie corrosive. Les flux jusqu’ alors diffus se firent omniprésents, lourds et puissants comme une odeur tenace et exubérante, riche au point d’ en être écœurante. Rel lutta pour respirer, repoussant son capuchon pour sentir le froid du vent sur son visage. Mais l’ atmosphère était lourde, le souffle de l’ air brûlant. Il comprit, au milieu du brouillard dans lequel le plongeait la souffrance, que le volcan entrait en éruption. Il fit l’ effort de s’ agenouiller pour suivre le déroulement des opérations. En contrebas, la charge des armées édarriennes avait été interrompue par les prémisses de l’ éruption. Rel frissonna lorsqu’ un nuage de pierre incandescente dévala le flanc du volcan non loin de lui avant d’ engouffrer toute une partie de l’ armée d’ Édarr réunie dans la plaine. Il eut le réflexe, malgré la douleur, de tisser une protection autour de lui, s’ isolant juste à temps de la nuée ardente. Pendant un long moment, il demeura prostré dans sa cachette, le souffle court, maintenant en tremblant le bouclier magique qui l’ isolait de la fournaise et des chutes de pierres chauffées à blanc. La fumée bouillonnait tout autour de lui, imprégnée de Source, écœurante, répugnante. Puis le bouillonnement finit par s’ éclaircir, dévoilant un spectacle de carnage. Immense au milieu de l’ armée édarrienne, une créature vaguement humanoïde faisait des ravages, écartant des dizaines de soldats d’ un revers de main, 392
La Mémoire des Ombres décimant les rangs comme une tornade, des excroissances de Source sortant de tout son corps. Il ne faisait pas grand doute que cette chose était Aestyr lui-même. Le rituel était donc un succès total. L’ ancien dieu au service d’ Itar s’ était finalement fondu dans la Source pour devenir l’ un de ses représentants. Un dieu élémentaire, au service de Source lui-même. Et Rel était responsable de cela. Peut-être aurait-il dû se sentir coupable, mais il parvenait juste à se réjouir de la parfaite exécution de leur plan. Fidèle à sa parole, Aestyr combattait à présent de leur côté. Quoi de plus normal, après tout, qu’ un dieu de la Source s’ attaque aux représentants de son ennemi de toujours ? Il projetait tout autour de lui une véritable pluie de Source, comme une multitude d’ écailles colorées qui se détachaient de tout son corps. Ces choses s’ étendaient sur tous les environs, portées par le vent, et venaient grésiller au contact du bouclier d’ Essence de Rel. Ce dernier frissonnait instinctivement d’ horreur à ce bruit. En contrebas et contre toute attente, la cité de toile du peuple des steppes avait été globalement épargnée par la nuée ardente. La plupart des grandes tentes étaient toujours debout bien que couvertes de cendres et trouées par les pierres brûlantes. Les humains avaient survécu eux aussi et fixaient à présent le champ de bataille, sans doute hébétés par le réveil de leur volcan sacré et le tour qu’ avait brutalement pris la bataille. Au loin, les armées æthérées semblaient avoir battu en retraite. Plus exactement, elles s’ étaient à nouveau dissipées, rendant les morts à leur état inerte, ce qui dépouillait le champ de bataille d’ un nombre certain de ses combattants. Rel attendit un long moment avant de se relever. Il lui fallait réunir toutes ses forces pour ne pas se rouler en boule par terre et se laisser submerger par la souffrance. La proximité du node était une torture permanente et il n’ était pas sûr de parvenir à faire plus de quelques pas avant de s’ écrouler. À un moment, le mystique de la Source surgit de derrière lui et le dépassa en courant. Il gesticulait joyeusement tout en riant à gorge déployée, à l’ évidence plus que ravi. Sur les collines environnantes, Aestyr achevait de massacrer le reste des armées édarriennes. Rel se releva, maintenant son bouclier bien en place. Il fit quelques pas chancelants en direction de la silhouette dorée de Jaralena et sombra dans l’ inconscience.
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Premier épilogue Morgas était désœuvré. Il régnait un calme étrange sur les steppes à présent que la bataille était terminée. Aestyr s’ était volatilisé une fois l’ armée édarrienne dévastée, laissant tous les survivants de cette journée un peu sonnés par la violence et la rapidité de son intervention. Le volcan déversait toujours des flots de lave mais en avait apparemment terminé avec ses épisodes explosifs. Les fleuves rouge orangé s’ écoulaient sur un flanc de la montagne sacrée, non loin de la cité de toile mais sans empiéter sur son territoire. La chaleur ambiante était très appréciable au goût de Morgas. L’ heure était au soin des blessés, un domaine en lequel Morgas était particulièrement inutile. Il s’ était donc avancé jusqu’ aux portes à présent arrachées du campement pour contempler l’ affligeant carnage. Des milliers de soldats jonchaient le sol, fauchés par les sabres des gens des steppes ou le tourbillon destructeur d’ Aestyr. Au milieu de ce paysage désolé avançait une troupe d’ une centaine de personnes, tout ce qui restait de l’ armée qui leur avait apporté son soutien par l’ envoi de soldats æthérés. À eux seuls, ils n’ avaient pas fait pencher la bataille en faveur des gens des steppes mais, en leur absence, les Édarriens auraient investi bien plus tôt le campement et mis en péril la bonne tenue du rituel. Morgas ne savait qui ils étaient ni d’ où ils venaient. Leur aide avait été décisive, il se devait donc de les recevoir correctement, même s’ il n’ avait guère envie de composer avec des représentants de l’ Æther. Il eut l’ immense surprise de constater, alors que la tête de leur troupe apparaissait en haut d’ une colline, que les étendards brandis portaient les couleurs d’ Istula. Il fronça les sourcils, incertain de croire ce que lui montraient ses yeux. Il savait que l’ ancienne capitale d’ Ostar avait été la proie de troubles quelques décennies auparavant, sans doute à cause de l’ attaque que Melekyr avait menée contre l’ antique ville. Il n’ avait pas appris grand-chose de plus à ce sujet en dehors du fait que la souveraine actuelle d’ Istula se faisait appeler la Reine Blanche. Jamais il n’ aurait imaginé que la cité, berceau des mentalistes, pourrait faire une alliance avec l’ Æther. Et pourtant les étendards étaient bien ceux d’ Istula, une épée et un Sceptre croisés sur fond argent. Une dizaine de chevaux à l’ allure étrange avançaient de front en une ligne compacte, masquant partiellement un grand dais de voile blanc.
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Héritages II Morgas les laissa venir jusqu’ à lui, tentant en vain de distinguer quoi que ce soit derrière ce mystérieux paravent. Il pouvait juste sentir des effluves d’ Æther s’ accrocher à leur équipée, forts et tenaces. Il aurait sans doute dû faire quérir Jaralena et le chef des gens des steppes, mais il était trop curieux pour abandonner ne serait-ce qu’ un instant son poste d’ observation. La fameuse Reine Blanche, puisqu’ il devait s’ agir d’ elle, devrait se contenter de lui comme comité d’ accueil. La première ligne de montures s’ immobilisa à une dizaine de pas devant lui. De près, les bêtes ne ressemblaient pas vraiment à des chevaux. Créatures de l’ Æther aux yeux rouges et aux naseaux fumants, elles tenaient des ailes squelettiques repliées contre leurs flancs émaciés. Les hommes qui les montaient étaient cependant bien humains. À l’ unisson, ils posèrent pied à terre et entraînèrent leurs créatures de part et d’ autre du dais blanc, le visage de marbre. Le voile s’ agitait au souffle du vent. Morgas s’ avança de quelques pas, attendant que quelqu’ un ou quelque chose se manifeste. Un jeune homme sortit des rangs, à l’ arrière, et disparut derrière le pan de tissu. Il sembla alors à Morgas qu’ il aidait quelqu’ un à démonter. Puis une haute silhouette contourna le voile pour marcher vers lui. De très grande taille, les épaules légèrement voûtées, l’ homme s’ appuyait sur une canne noire pour avancer. Ses cheveux grisonnaient sur les tempes et sa barbe était entièrement argentée mais il ne pouvait y avoir aucun doute sur son identité. — Éphyr ! s’ exclama Morgas avec ravissement, s’ approchant à grands pas de son demi-frère. Le Spirite était marqué par le passage du temps mais paraissait beaucoup plus vigoureux qu’ un homme de son âge n’ aurait dû l’ être. Il adressa un grand sourire à Morgas et l’ engouffra dans une forte étreinte malgré sa réticence habituelle à accepter le moindre contact physique. — Morgas, dit-il de sa profonde voix de basse. Je ne voulais pas le croire. — Je suis revenu il y a peu de temps, répondit Morgas. Je ne savais pas où te chercher… Le grand Spirite lui adressa un sourire amusé. — J’ ai fini par retourner à Istula, dit-il tranquillement. J’ accompagne à présent la Reine Blanche. Morgas recula d’ un pas alors que le voile était enfin relevé par deux serviteurs pour laisser passer la fameuse Reine Blanche, une femme aux atours inhabituels. Elle était vêtue des pieds à la tête de blanc, sa robe aux larges plis disparaissant sous un plastron émaillé, ses mains pâles presque entièrement couvertes par ses longues manches brodées ton sur ton. Son visage était invisible, masqué derrière un autre voile blanc qui s’ arrêtait juste sous son menton. Le pan de tissu
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La Mémoire des Ombres était posé sur un casque pâle dont les cornes blanches s’ étiraient au-dessus des épaules de la reine. D’ un geste démesurément lent, elle leva les mains et retira son casque, dévoilant enfin son visage. Morgas ne put que la fixer, bouche bée. — Bonjour, Morgas, dit-elle d’ une voix douce. Une femme au teint d’ un blanc presque bleuté, les cheveux aussi pâles et purs que la neige, coulant de part et d’ autre de joues de marbre. Les yeux n’ avaient pas changé. Ils étaient toujours noirs, profonds, inquisiteurs. La Reine Blanche, maîtresse des forces æthérées, n’ était autre que Cylna.
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Second épilogue La fête battait son plein. Rel percevait les bruits sourds des tambours et, parfois, le son strident des flûtes. Les gens des steppes fêtaient leur victoire avec ceux qui les avaient sauvés. Mais Rel n’ était pas en état de se réjouir. Rien ne pourrait le soulager tant qu’ ils n’ auraient pas quitté cet endroit maudit et ses effluves omniprésents de Source. Il avait été question de le déplacer en hâte pour l’ éloigner du node, mais il avait résisté à la tentation de se laisser emmener. Tous méritaient de se reposer et non de se retrouver immédiatement sur les routes juste pour son bien-être. Nel avait voulu rester avec lui dans la tente où il se reposait, à l’ écart des humains. Rel l’ avait renvoyé après qu’ ils aient tissé ensemble un bouclier d’ Essence qui l’ isolait un peu des miasmes élémentaires. Son frère s’ était toujours montré très curieux des coutumes humaines et il avait l’ occasion, pour une fois, d’ y participer. Sans compter qu’ il faisait office de héros du jour en tant que libérateur du dieu Aestyr. Les gens des steppes n’ avaient pas bien compris d’ où venait ce dieu providentiel, mais tout ce qui les intéressait était de savoir qu’ il était sorti du volcan sacré. Rel poussa un soupir en cherchant une position qui lui serait moins désagréable. Il était allongé dans le noir, sur ce qui passait pour une natte confortable aux yeux des gens des steppes. Le choc le fit se redresser d’ un bond. Il poussa un cri étranglé, portant ses mains tremblantes à ses tempes. Le sentiment d’ oppression était violent, irrépressible. La chose qui était en lui jubilait soudain, comme si c’ était elle, avant tout, qui avait perçu ce qui se passait. Rel se laissa à nouveau aller sur la natte, poussant un gémissement de désespoir. Il avait su que cela arriverait, mais ça ne rendait pas la chose plus facile à accepter. Il sentait le réseau qui se formait, les différents points du continent soudain reliés par un solide maillage de Néant, comme une toile d’ araignée géante engluant toute une partie du monde dans ses filets glacés. Dehors, la fête continuait. Baignés dans les effluves de Source du node, les mages présents ne pouvaient percevoir le drame qui venait de se jouer alors qu’ ils se réjouissaient de leur illusoire victoire. Seul Rel en avait le pouvoir, par le biais de son parasite de Néant. La Grande Unification avait eu lieu. Le Néant, en un coup magistral, venait de se rendre maître du continent des Hommes.
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