Atomic Karma

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Patrick Schlouch

ATOMIC KARMA Nouvelles

Mahana - Les Editions du Soleil


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Mahana - Les Editions du Soleil Tahiti - 2016 pschlouch@gmail.com


Bizutage Traditionnellement, la dérision, le rire, et la paillardise sont les armes privilégiées du carabin, surnom de l’étudiant en médecine 1 , pour combattre la nausée et l’écœurement qui accablent sa jeune sensibilité devant le spectacle peu ragoûtant des cadavres plongés dans le formol, qu’il faut disséquer sans trembler ou, plus généralement, devant le côtoiement quotidien des pires misères humaines. Des parties sexuelles fourrées dans un sac à main, à l’emprisonnement nocturne à la morgue, les farces sont violentes et brutales dont l’humour sans subtilité n’est perçu que par les élèves médecins pour s’endurcir. Faire du corps humain un simple objet de travail, lui retirer tout caractère émotionnel afin d’exercer sa profession en toute sérénité, tel est le but profond de l’étudiant en médecine lorsqu’il agit ainsi. Comment l’en blâmer ? Pourtant, ce genre de mauvaises plaisanteries, dont les filles sont des victimes de choix, a parfois des conséquences tragiques. Fille de modestes boutiquiers provinciaux, Lucie était la fierté de sa famille. De brillantes études secondaires lui ouvraient un avenir plein de promesses. Elle serait médecin, cette profession comptant encore parmi les plus honorables, sinon comme Ce terme provient de la carabine dont les élèves médecins de l'hôpital militaire d'Instruction de Strasbourg étaient équipés au dix-huitième siècle. Ceci vaudra à ces élèves, puis à ceux de l’école impériale du service de santé militaire implantée dans cette même ville, le nom de “carabins rouges et verts” (rouge pour les médecins, vert pour les pharmaciens). On aurait d'abord appelé “carabins” les étudiants en médecine militaire, puis, par extension, les étudiants en médecine en général.

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le summum de la réussite sociale. Timide et réservée, ainsi que la plupart des jeunes provinciales, Lucie s’adaptait difficilement à la vie parisienne. En dépit de son désir de suivre les cours de l’université voisine où elle aurait gardé le contact avec ses camarades de lycée, ses parents avaient exigé qu’elle s’inscrive à Paris où, pensaient-ils, l’enseignement était plus “sérieux”. L’ambiance débridée de la fac mettait Lucie mal à l’aise. Les plaisanteries grasses, obscènes parfois, de ses camarades garçons l’exaspéraient. Cela ne faisait d’ailleurs qu’attirer leur férocité. Pas un repas au “restau-U” où elle n’ait à subir les rots retentissants ou les histoires gluantes de ses condisciples mâles. Leur cruauté farouche qui s’ajoutait à celle plus franche, plus directe, plus insoutenable encore de ses études, faisait de cette première année une dure épreuve. Lucie prenait peu à peu conscience de son importance. La surmonter, c’était s’ouvrir les portes de la médecine, c’était acquérir la capacité de rester sereine en toutes circonstances. Elle en était encore loin. Lorsque, pour la première fois, son groupe de travail avait assisté à une opération chirurgicale, Lucie avait dû faire appel à toute sa volonté pour ne pas s’enfuir aux toilettes, comme plusieurs de ses camarades. Elle avait d’ailleurs été surprise de constater que les fuyards étaient justement ceux qui ne cessaient pas de la provoquer. En fait, la sensibilité de ces jeunes coqs n’était pas moindre que celle des filles. Ils tentaient seulement de la dissimuler, de l’étouffer sous un humour morbide auquel ils étaient seuls sensibles. Ils ne savaient pas quoi inventer pour se montrer “à la hauteur”, et les sujets les plus faibles, comme Lucie, étaient des cobayes idéaux pour leur cure d’insensibilisation. N’allaient-ils pas jusqu’à uriner sur les tables du restaurant universitaire, devant les pauvres étudiantes rouges de confusion ? Quant aux séances de dissection, elles étaient souvent l’occasion de farces macabres. Comme

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au cinéma devant un film trop angoissant, la dérision était l’arme suprême face à l’horreur. Dans ce domaine pourtant, la frontière est aisément franchissable et il est difficile de savoir “jusqu’où l’on ne peut pas aller trop loin”. Les événements prirent une tournure tragique quand trois étudiants de deuxième année se mirent en tête de monter le coup le plus mémorable de toute l’histoire de la fac. On était au milieu du second trimestre. Les premiers tests de sélection s’étaient poursuivis toute la semaine et, en ce samedi soir, on fêtait leur achèvement. Soirée classique chez les carabins dont l’imagination brille par son absence : alcool à profusion, chansons paillardes - toujours les mêmes plaisanteries obscènes - toujours les mêmes aussi. Georges, Alain et Jean-Pierre quittèrent la cafétéria qui servait de salle des fêtes. Dans la nuit, ils se dirigèrent vers la partie arrière de la fac. Une porte donnant accès à des toilettes restait ouverte en permanence. De là, il était possible, pour peu que l’on ne fût pas trop empâté, de se glisser dans le couloir du sous-sol par une étroite ouverture. Cet obstacle franchi, rien de plus facile que de se rendre aux salles de travaux pratiques. C’est ce que firent les trois jeunes gens. Plus ivres que jamais, ils avancèrent vers les cuves à formol contenant les cadavres destinés à la dissection. Leur assurance faiblit. - Vas-y ! murmura Georges à l’oreille d’Alain. - Non, toi, vas-y !, répondit celui-ci. La discussion menaçait de s’éterniser. Jean-Pierre saisit le couteau que Georges avait à la main et s’approcha de la cuve. Surmontant son dégoût, il plongea la main dans le liquide. - Je tiens un pied, chuchota-t-il. Aidez-moi, bon dieu ! Ensemble, ils tirèrent parvenant finalement à sortir une jambe de la cuve. Par chance, elle avait déjà été coupée, ils n’eurent donc pas à se

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servir du couteau. Le poids de la jambe les surprit, ils durent se mettre à deux pour la transporter. Ils firent en sens inverse l’itinéraire qui les avait amenés jusqu’à la cuve. Tandis qu’Alain allait chercher sa voiture, Georges retournait à la cafétéria. Il connaissait un peu Lucie avec qui il avait pris le petit déjeuner plusieurs fois et qu’il avait eu l’occasion de raccompagner chez elle. Il était encore tôt, l’alcool avait eu raison de la timidité de Lucie. Elle dansait, riait aux éclats et reprenait avec insouciance les refrains du répertoire traditionnel. Georges s’approcha d’elle, et engagea la conversation : - Tu t’amuses comme une folle, dis-moi ! Elle tourna vers lui un visage hilare et quelque peu congestionné, puis, sans répondre, elle s’élança sur la piste où le disco excitait les danseurs. Georges en profita. Saisissant le sac qu’elle avait laissé sur le siège, il l’ouvrit discrètement. Comme tous les sacs de femme, celui de Lucie était un véritable capharnaüm où étaient fourrés pêle-mêle tous les menus objets de la jeune fille. Georges commençait à s’énerver lorsqu’il mit enfin la main sur le trousseau de clés. Il referma le sac puis sortit aussitôt. Dehors, Alain et Jean-Pierre l’attendaient dans la voiture. - Ça y est, lança-t-il en s’installant derrière, je les ai. Allez roule, je t’indiquerai le chemin. Lucie habitait une chambre de bonne au septième étage d’un immeuble du seizième arrondissement. Il fallut moins d’un quart d’heure aux trois compères pour s’y rendre. Georges descendit de la voiture et, essayant tour à tour les clés du trousseau, réussit à ouvrir la porte d’entrée. Après s’être assuré que la concierge dormait, il fit signe aux deux autres. Ceux-ci sortirent la jambe du coffre arrière, l’enveloppèrent de journaux, et pénétrèrent dans l’immeuble. Ce ne fut pas une mince affaire. L’ascenseur était minuscule et Alain dut

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grimper les étages à pied. Les trois amis atteignirent la porte de Lucie. L’énervement se faisait sentir et c’est avec difficulté que Georges vint à bout de la serrure. La chambre était toute simple. Des traités de médecine étaient rangés sur des étagères, un petit bureau dont l’ordre témoignait du sérieux de la locataire et le grand lit qui occupait la plus grande partie de la pièce, juste en face de l’entrée. Le temps pressait désormais, Lucie pouvait à tout moment décider de rentrer. Les carabins ne s’attardèrent pas. Ouvrant les draps, ils placèrent la jambe dans le lit, refirent celui-ci rapidement, puis s’enfuirent. Il ne restait plus qu’à remettre les clés dans le sac de Lucie. Le retour à la fac fut tendu. Il n’était plus question de reculer, mais les effets de l’alcool diminuant, l’énormité de la “farce” apparaissait de plus en plus. Georges, Alain et Jean-Pierre pénétrèrent ensemble dans la cafétéria. Leur cœur battait à se rompre, mais la fête, qui n’avait rien perdu de son intensité, les rassura. Ils n’en furent que plus angoissés quand, nulle part, ils ne purent découvrir Lucie. Un peu pâles, ils se dirigèrent vers le bar et commandèrent un remontant. Ils s’apprêtaient à interroger un ami, pilier de bar, lorsqu’Alain vit Lucie sortir des toilettes. Elle arborait un sourire qui ne laissait aucun doute, elle ne s’était aperçue de rien. Un énorme soupir échappa des trois poitrines en même temps et les couleurs remontèrent aux joues. Profitant d’un moment d’inattention de la pauvre étudiante, Georges glissa prestement les clés dans son sac. Le tour était joué, il ne restait plus qu’à attendre. La fin de la soirée se passa en longues supputations au sujet des réactions de Lucie. Comme toujours en pareil cas, les mauvais plaisants regrettaient de ne pouvoir profiter directement du résultat de leur forfait, en l’occurrence de contempler la tête de leur victime lorsqu’elle découvrirait la jambe.

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Le lendemain matin, dans leur chambre de la cité universitaire, Georges, Alain et Jean-Pierre se réveillèrent tous les trois avec une forte gueule de bois. Ils avaient mal dormi, faisant d’horribles cauchemars. Séparés, leur assurance fondait et ils devenaient à nouveau accessibles à des sentiments humains. À peine réveillés, ils se retrouvèrent au restau-U pour le repas de midi. Ils n’y virent pas Lucie, mais c’était dimanche, elle avait dû être invitée par quelque ami ou tout simplement, elle se remettait de ses émotions. Ce coup était fantastique, ils allaient entrer dans la légende du bizutage. Cette seule perspective suffisait à faire taire en eux la moindre inquiétude, le moindre remords. Pourtant, Georges se fit du souci quand il remarqua l’absence de Lucie à la cafétéria, le lundi matin. Il s’apprêtait à rire avec elle de ce “baptême”. Ils étaient allés un peu loin, bien sûr, mais après tout ils n’avaient fait que respecter les traditions. Eux-mêmes, l’année précédente n’avaient-ils pas été, comme tous les carabins, les souffredouleurs du bizutage ? Pressé par le temps, Georges en resta là de ses réflexions. Il vida sa tasse de café et se dirigea vers l’amphithéâtre. À midi, il rencontra Alain qui l’interrogea au sujet de Lucie. Lorsqu’il lut l’inquiétude sur le visage de Georges, son sourire s’effaça : - Que se passe-t-il, quelque chose ne va pas ?, demanda-t-il. - Je m’inquiète, répondit Georges, Lucie ne rate jamais un cours, n’est jamais en retard et prend chaque matin son petit déjeuner à la cafét’. Ce matin, je ne l’ai pas vue. - Attends, reprit Alain, je connais une de ses amies. Je vais me renseigner. Il revint quelques instants plus tard. - Personne ne l’a vue à la fac ce matin, lâcha-t-il, blanc comme un linge. - On y va !, décida Georges brusquement.

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À cette heure, les encombrements ralentissaient énormément la circulation. Le trajet, cette fois leur demanda près d’une heure. - Fonce, bon dieu, fonce, criait Georges. - Merde ! je fais ce que je peux, rétorquait Alain. La voiture stoppa devant chez Lucie, en double file, Georges et Alain s’engouffrèrent dans l’ascenseur. Au septième, ils marchèrent, tremblants, vers la chambre de Lucie. Georges frappa. Aucune réponse. Pourtant, il y avait quelqu’un, il le sentait. Il appela : - Lucie ? Rien. - Aide-moi, s’écria-t-il soudain, on défonce. La porte céda, et ils reçurent en plein visage cette vision infernale qui les paralysa. Recroquevillée sur le lit, nue, hirsute, les yeux exorbités, Lucie, poussant de petits cris étouffés, tenait dans sa bouche, les restes de la jambe qu’elle avait dévorée.

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Ouf !

19 février 1979 – The Daily News : “Monsieur Demarseille, l'un de nos savants les plus réputés, avait, il y a quelques années, exposé dans la revue scientifique américaine New Science sa théorie dite du “fondement de l'Univers”. Sans entrer dans des détails trop hermétiques, on peut résumer cette théorie en disant qu’elle s'échafaude autour des points suivants : d'abord, notre univers est situé dans une zone d'ombre ; cette ombre est créée par la présence, à chaque extrémité de notre galaxie, de deux trous noirs géants et jumeaux (rappelons qu'un trou noir est un corps dont la masse est si énorme, le champ gravitationnel si puissant qu'il attire à lui tout ce qui passe à sa portée, y compris la lumière, il est donc invisible). Ces deux trous noirs géants pourraient, selon la théorie du professeur Demarseille, n'être en réalité qu'un seul et même trou noir double. Les calculs du savant n'ont pu, néanmoins confirmer cette hypothèse de façon certaine. Après cinq longues années de mise au point, la fusée Apitafé 1, emportant à son bord la célèbre spationaute Fédérica Pilule, décollera la nuit prochaine vers les confins de l'Univers où mille dangers la guettent. Sa mission est de vérifier la théorie de M. Demarseille. Grâce à la technique imaginée par l'ingénieur chinois Laï Hassan, Apitafé 1 devrait être le premier engin fabriqué par l'homme à traverser le “mur de la lumière” que le grand Einstein avait pourtant posé comme limite de vitesse absolue. Cette fantastique découverte, en réduisant

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la durée du voyage à quelques jours, nous permettra de connaître très rapidement les premiers résultats de la mission Fondement ainsi baptisée par les responsables de la N.A.N.A.S. en hommage à M. Demarseille. Nous souhaitons bonne chance au commandant Pilule qui a l'insigne honneur de représenter…” 0.15 GMT - Cap Carnaval - Aire de lancement des fusées de la N.A.N.A.S. H moins une minute, tout est OK. On n'a dû suspendre le compte à rebours qu'une seule fois, chose extrêmement rare qui prouve encore, si besoin était, le haut niveau de qualité du vaisseau dont le départ est imminent. 0.16 GMT - À la N.A.N.A.S., on ne respire plus. Sur les écrans de contrôle géants, la fusée s'élève lentement puis accélère progressivement… -

Je viens de larguer le premier étage ! lança Fédérica dans son émetteur. Couchée dans son siège de mise à feu, elle subissait l'accumulation des G sans broncher. Pendant les trois dernières années, elle avait suivi, avec les trente meilleurs spationautes du monde, un entraînement draconien exigeant des nerfs d'acier. On l'avait choisie… Elle largua le deuxième étage, le troisième, le quatrième… puis le cinquième. Ces premiers étages avaient permis à la fusée de se placer sur une haute orbite d'attente. Ensuite, elle mit à feu le sixième étage puis, très vite, le septième et le huitième. C'était là, en effet, dans cette

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accumulation d'étages, que résidait le génial système de Laï Hassan. L’ingénieur chinois avait pensé, avec logique du reste, que plus la fusée comporterait d'étages, plus sa vitesse serait grande, jusqu'à dépasser celle de la lumière. Il en avait donc accumulé des étages, vingt-et-un en tout, les premiers chargés d'un mélange de paraoxybenzoate de méthyle et de bromoforme, les derniers, les plus proches de la capsule habitable, emplis d'un autre mélange, mieux adapté aux grandes vitesses, lucidium sur-diéthylamidé 69 et psylocibine expansée. Il ne fallut pas moins de douze étages pour atteindre les limites de notre système solaire. La traversée se fit sans incident notable. Bien qu'il n'eût jamais été accompli, les techniciens jugeaient cet exploit réalisable dès lors que l'on disposait de l'énergie nécessaire. Le but du voyage n'était pas d'explorer cette banlieue de la Terre que l'on connaissait déjà en grande partie grâce aux nombreuses sondes inhabitées expédiées dans l'espace depuis des décennies. Néanmoins, sur les instructions de la N.A.N.A.S., le commandant Pilule effectua quelques expériences, prit de nombreuses photos et examina de plus près Jupiter qui se trouvait sur sa trajectoire, ainsi que l'énigmatique Pluton. Compte tenu d'un léger retard dû à un nuage d'astéroïdes compact qui avait obligé Fédérica à modifier son plan de vol et à mettre à feu le dix-huitième étage plus tard que prévu, il lui fallut moins de deux heures pour parcourir cette première étape. Voyager à l'intérieur du système solaire, aucune loi physique connue ne s'y opposait. En revanche, quitter le champ gravitationnel du Soleil et même de la Voie Lactée, notre galaxie, cela relevait du fantastique en dépit des calculs du savant Demarseille. Dans les bureaux de la N.A.N.A.S., les visages trahissaient l'anxiété. Celui de Laï Hassan, en particulier, manifestait des signes évidents de

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nervosité. Son carburant miracle, ce mélange dont on parlait depuis des mois et dont la composition demeurait secrète, devait permettre à la fusée Apitafé 1 et à Fédérica Pilule de traverser en quelques jours terrestres des espaces évalués en millions d'années-lumière. Ce carburant allait-il faire preuve d'autant d'efficacité que Laï Hassan l'avait assuré au cours de ses nombreuses conférences de par le monde, devant des assemblées de scientifiques et, surtout, devant les politiciens internationaux pour défendre le budget de la mission Fondement ? Par le hublot de son habitacle, Fédérica vit Pluton s'éloigner sur sa gauche. Elle débrancha ses appareils de prise de vues et annonça que tout se passait comme prévu. L'allumage du dernier étage de la fusée devait avoir lieu dans deux minutes, mais, déjà, aux vitesses folles où Fédérica était projetée, le temps et l'espace perdaient peu à peu leur signification. Elle devait sans cesse se rapporter à ses instruments de bord pour effectuer, le moment venu, les opérations que Laï Hassan lui dictait sur une bande magnétique préenregistrée. La distance interdisait tout échange radio en temps réel. Les dernières minutes s'étiraient. Fédérica se revit en Floride pendant ces longs mois d'entraînement. Elle pensa à Clive et à Vincenzo, ses deux amis élèves spationautes, dont l'aide précieuse lui avait permis de triompher des nombreuses épreuves du processus de sélection. C'étaient eux qui l'avaient persuadée de se mettre sur les rangs, eux encore qui l'avaient soutenue dans les moments difficiles, eux enfin qui, les premiers, étaient venus la féliciter lorsqu'elle avait été officiellement désignée, sans qu'aucune trace de jalousie ou de dépit ne puisse se lire sur leur visage. Le souvenir de leur sourire et de leur regard confiant atténuait la légère angoisse qu'elle ne pouvait s'empêcher de ressentir au seuil de son vrai départ. Le système

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solaire, c'était encore “chez elle”, une extension, démesurée certes, du giron maternel. Au-delà, c'était l'inconnu. Aucun être humain, jamais, n'avait vécu semblable expérience, n'avait goûté à de pareilles sensations. Et si presser le dernier bouton allait être comme s'arracher une nouvelle fois aux bras de ses deux amants terrestres et à tout ce à quoi elle tenait, elle envisageait ce geste avec une fierté mêlée d'attente voluptueuse. Dans un moment, Fédérica perdrait totalement le contact avec la Terre. Pour combien de temps ? Le récepteur transmettait la voix de Laï Hassan dont elle ne savait plus si elle venait du magnétophone ou directement du fin fond de l'Univers avec des jours de retard. Il répétait son nom. Elle sortit de sa rêverie. Il ne restait que quinze secondes avant l'allumage. La voix du professeur Demarseille parvint dans l'habitacle : - Je vous envie Fédérica, bonne chance ! Devant elle, le bouton clignotait. Elle avança le doigt pour accomplir le geste fatidique… Par les hublots arrière, Fédérica vit une forte lueur rougeâtre tandis qu'une odeur entêtante envahissait l'habitacle. “Échapper à l'attraction du Soleil”, cette pensée revenait sans cesse à l'esprit de Fédérica. Dès qu'elle eut enfoncé le bouton, un signal sonore et lumineux s'était déclenché répétant ce leitmotiv inlassablement. Soudain, elle comprit ! Cette phrase qui clignotait devant elle, c'était un message, le dernier message du professeur Demarseille. Certain de perdre tout crédit aux yeux des financiers s'il leur révélait son secret et de voir ainsi s'envoler toute chance de réaliser l'expédition dont il rêvait, le savant avait caché le véritable moyen grâce auquel Apitafé 1 traverserait le mur de la lumière. Demarseille avait laissé l'ingénieur chinois s'amuser avec ses mélanges comme dans une

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cuisine au wok. Le savant, au fond, méprisait la technique. Il considérait même Laï Hassan comme un fou exalté qui ferait certainement sauter la planète un jour. Il n'avait hélas trouvé aucun moyen de se passer de lui pour cette première, et incontournable, partie du voyage jusqu'aux limites du système solaire. Demarseille avait gardé son secret, désormais partagé avec Fédérica, que l'Humanité tout entière allait bientôt devoir accepter. Il commençait d'ailleurs à douter un peu. Avait-il eu raison ? Les hommes étaient-ils prêts à recevoir cette vérité ? L'accueilleraient-ils comme lui ? En comprendraient-ils la portée merveilleuse ? De toute manière, il était trop tard pour reculer. La véritable énergie qui propulserait Fédérica hors de notre univers en direction du double trou noir géant, ce n'était pas le carburant de Laï Hassan, c'était Fédérica elle-même, à l'aide de sa propre force d'autosuggestion, extraordinairement multipliée par les effets du gaz qui devait envahir l'habitacle au bon moment. Une idée comme celle-ci, aucun “responsable” au monde n'eût investi un seul dollar dans sa mise en œuvre. - À cet instant même, pensa Demarseille, elle doit voir les transformations. Une gélatine luminescente s'écrasait sur les hublots. Étendue sur son siège anti-G, Fédérica ressentait la même impression qu'au décollage de la fusée. Pourtant, désormais, point de ciel, plus d'espace vers lequel s'élancer. La jeune femme sentait la poussée, mais la capsule semblait comme enchâssée dans la masse gélatineuse. Dans sa tête, le Message se transformait rapidement. Fédérica cherchait. Elle cherchait, ignorant encore que c'était cet effort même qui lui permettait de traverser des espaces inimaginables à des vitesses

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inconcevables. Sa volonté lui avait été utile au début pour se concentrer sur cette idée, sur ce mantra2 : Échapper à l'attraction du Soleil Elle lui avait servi à engager le processus. À présent, elle n'en avait plus besoin. Le gaz de Demarseille et sa compréhension progressive du Message lui avaient permis d'atteindre un degré de concentration absolue n'exigeant plus aucun effort. Bien au contraire, Fédérica sentait que plus elle se détendait, plus la concentration se faisait aiguë et plus la solution du Message lui semblait proche. La voyageuse de l’espace subissait les transformations plus qu'elle ne les dirigeait. Son esprit défaisait le Message pour lui redonner instantanément une forme nouvelle, plus merveilleuse, plus magique, suggérant la Vérité. Fédérica ne s'y laissait pas tromper, décelant dans chaque transformation la part d'erreur qu'elle comportait encore. Elle savait que pour atteindre son but, elle devait parvenir à la pureté totale du Message. Les mots composant le mantra résonnaient à une cadence accélérée dans le cerveau de Fédérica. Au rythme des transformations visuelles, les sons vibraient de façon de plus en plus insoutenable. Le mantra se réduisait à deux mots : “Échapper - Soleil”. C'était devenu comme un besoin physique. Échapper au Soleil signifiait maintenant pour Fédérica se libérer de cette atroce brûlure qui lui dévorait la bouche. Ce qui la brûlait avec une intensité grandissante depuis quelques transformations, ce ne pouvait être que le Soleil lui-même.

Expression sacrée de la tradition orientale que l'adepte doit répéter autant de fois que possible pour s'imprégner de son pouvoir magique. 2

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Tandis que sa main avait de la peine à atteindre sa bouche et arracher ce qui la consumait, elle voulut crier. À cet instant précis, elle prit conscience qu'elle était déjà en train de hurler sans qu'aucun son ne puisse s'extraire de sa bouche obstruée. Alors, au prix d'un immense effort, Fédérica parvint à empoigner la boule de feu. Dès qu'elle l'eut retirée de sa bouche, toute douleur, toute tension, toute angoisse s'évanouirent. Elle réussit à ouvrir les yeux, vit qu’elle était nue, les pieds dans une herbe douce et tendre, et reconnut l'objet qu'elle tenait dans la main dont la fraîcheur l'avait surprise : une pomme, une simple pomme ! Une voix familière l'arracha à son étonnement. Elle se tourna vers l’homme nu qui s’approchait d’elle pour l’entendre dire : - Qu'y a-t-il, tu rêves ? Allons, jette cette pomme, tu sais bien que nous n'y avons pas droit ! Elle regarda le fruit une dernière fois, puis le laissa tomber au sol et rejoignit son compagnon en disant : - Tu as raison, Adam, mon chéri, mieux vaut ne pas y goûter.

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Joseph’s trip

Le Joseph dormait encore. La tête enfouie dans l’oreiller, il cuvait un horrible chasse-cousin dont l’avait gratifié le Mimile, son compagnon de boisson habituel. Ça n’avait pas d’importance. Au stade où il en était, ses papilles ne lui étaient plus d’aucun secours. Une éponge, une loque. Imbibé le mec. La Marie se leva sans bruit, sa robe de nuit glissant sur la fraîcheur du sol. Cinq heures ! Une aube pleine de rosée. Les premiers cris dans la basse-cour et l’inévitable odeur du tas de fumier qui arrivait chaque matin vous chatouiller les narines avec la petite brise de l’ouest. Marie avait son idée… Comment n’y avait-elle pas pensé plus tôt ! Elle dirait qu’il n’avait pas supporté. Avec son foie comme du cornedbeef, pas étonnant ! Elle allait enfin être débarrassée de son Joseph, ce boulet qu’elle traînait depuis dix ans. C’est qu’il était méchant avec ça … Hier soir encore il l’avait rouée de coups parce que les patates ne lui plaisaient pas. Elle se souvenait… À l’école, on lui avait appris les mauvais champignons… De gros champignons à la tête rouge parsemée de points blancs. De ceux qu’on voit dans les dessins animés à la télé le dimanche après-midi. Elle savait où les trouver. Elle les avait repérés au cours de ses randonnées dans les bois. Deux ou trois devraient suffire. Mélangés à d’autres, le Joseph ne s’apercevrait de rien. Elle lui ferait une bonne omelette bien arrosée et le tour serait joué.

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Marie prit un panier et entoura ses épaules d’un châle. Doucement, elle referma la porte derrière elle… “Ouf ! Il ne s’est pas réveillé. Bougre de brute”, pensa-t-elle. L’air était encore frais et elle se dirigea vers les bois d’un pas décidé.

* Deux heures plus tard elle était de retour, satisfaite. Au fond de son panier plein, deux grosses amanites roses se cachaient sous les girolles. Pourquoi attendre encore ? Joseph adorait les omelettes le matin. Quand il pénétra dans la cuisine, sa gueule de bois lui donnait l’air bouffi. Il posa sur son crâne le béret dont il ne se séparait que pour dormir et s’assit devant la table nue. Un moment Marie hésita. C’était son Joseph après tout ! Puis, elle revit les humiliations, elle entendit les insultes, les réprimandes. Les soûleries à ne plus pouvoir bouger un petit doigt lui remontaient à la mémoire et les coups reçus la faisaient encore souffrir. La colère lui redonna courage et tandis que Joseph finissait sa nuit en grommelant des jurons incompréhensibles, elle prépara ce qu’elle pensait être le dernier petit-déjeuner de son mari. Elle fut à peine saisie d’un léger tremblement lorsqu’elle découpa les deux gros champignons et les mélangea aux girolles dans la grande poêle. Joseph aimait les omelettes de Marie, mais, par principe, et surtout par habitude, il se sentait obligé de grogner.

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Encore de l’omelette, la Marie, tu n’te foutrais pas de ma gueule ? Avec le mal de foie que j’ai !, s’écria-t-il. Tu veux me faire crever ou quoi ? Marie sentit un frémissement la parcourir. - Si tu ne buvais pas autant, ton foie irait très bien, se ressaisit-elle aussitôt. Joseph ne l’écoutait déjà plus. Après les récriminations de routine, penché sur son avant-bras gauche, il était en train d’embouquer consciencieusement l’énorme omelette. Selon la coutume paysanne, il mangeait souvent seul, Marie se tenant debout derrière lui. Elle lui apporta sa chopine et un morceau de fromage.

* Une heure plus tard, Joseph était devant sa cuvette à se débarbouiller le visage. Le col de chemise largement ouvert, il puisait l’eau dans ses deux mains et se rafraîchissait les paupières gonflées par l’alcool. L’eau lui parut étrangement brillante. À la surface de la cuvette, les reflets, lançaient des éclairs. “Bon dieu, qu’est-ce qui m’arrive ?”, se dit-il en portant la main à son front. Ses jambes devenaient molles. La sensation n’était pas désagréable, un peu comme, il y avait bien longtemps, lorsqu’il venait de batifoler avec la Marie. Il regarda son visage dans la glace. Ce n’était pas beau à voir. “C’est moi ça ?” pensat-il jaugeant les traits creusés, la moustache en bataille et le béret luisant de crasse. À quarante ans, il en paraissait quinze de plus. Vivement, il détourna le regard de cette caricature de lui-même. Les sensations physiques s’amplifiaient et, sans réfléchir, il se dirigea vers le lit sur lequel il s’assit. “Faudrait p’t-être que j’arrête de

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boire” pensa-t-il sincèrement. Ça tournait drôlement. Il s’allongea et cria : - Marie ! Bon dieu, Marie, viens voir là, j’me sens tout drôle. Dans la cuisine, Marie se tordait les mains. Elle avança lentement vers la chambre. Joseph était étendu, les yeux brillants. - J’te l’avais ben dit d’arrêter de boire. Te v’là malade à c’t’heure, dit-elle en s’approchant. Joseph ressentait des douleurs au niveau du ventre, mais cela n’était rien comparé à ce qu’il se passait dans sa tête. Il avait peur ! Jamais encore dans sa vie il n’avait ressenti une chose pareille. Des images défilaient à toute vitesse dans son esprit dont la brume peu à peu s’évadait. Des images drôles parfois, dont le comique se transformait, en un instant, en la plus horrible figure que Joseph eut jamais imaginée. Le moindre bruit dans la pièce déclenchait en lui des débordements de couleurs. - Nooon, cria-t-il, pas le flip, pas le flip !!… Marie, debout devant le lit, s’inquiétait. Elle avait imaginé une mort propre, rapide, sans problème. Et voilà que ça traînait. Il l’effrayait avec ça, tantôt agité, débitant des paroles incompréhensibles, tantôt très calme, les yeux grands ouverts, un sourire angélique aux lèvres. Il fallait faire quelque chose ! Elle prit son châle et courut jusqu’à la ferme voisine. Joseph était resté seul dans la maison. Ça faisait bien deux heures qu’il avait mangé l’omelette. Étendu sur le lit, il regardait autour de lui. “Bon dieu ! c’est pas croyab’ !” Jamais il n’avait vu sa chambre comme elle lui apparaissait aujourd’hui. Là, un parterre de fleurs mauves et tourbillonnantes tapissait le sol. Le miroir de l’armoire lui envoyait des éclairs multicolores. La plante verte dans le coin dansait gracieusement comme une ballerine. Tout bougeait, chaque objet

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respirait, vibrait. Lui-même, Joseph, se sentait parcouru de frissons inconnus. Dès qu’il fermait les yeux, des images d’une splendeur divine lui apparaissaient dans la tête. Comme si tous les anges du ciel s’étaient réunis pour le visiter. - C’est pas croyab’ !, ne cessait-il de répéter, c’est pas possib’ ! La situation commençait à se stabiliser et il s’habituait peu à peu à cet état. Il se leva, s’approcha du miroir. “Pouah !” se dit-il en détournant très vite le regard de sa propre image. Puis il sortit… Dehors la féerie était à son comble. Joseph aperçut le coq de la basse-cour. Il ne pouvait en détacher ses yeux. Des ondes semblaient parcourir le volatile suivant le sens des plumes du bec jusqu’à la queue, une queue magnifique, immense, dorée qui ressemblait à un arc-en-ciel. - Joseph,… Joseph ! Il se retourna. La Marie était là, avec les Guichard. Il les regarda un moment, puis éclata de rire. - Ah ! Bon dieu, c’est pas vrai, ces gueules, se dit-il. C’était irrésistible. - Ça fait des heures qu’il est comme ça, dit Marie, alors je me suis inquiétée. - Il est saoul ! répondit le Guichard. C’est rien. Il est habitué. Allez viens Madeleine, c’est que j’ai du boulot, moi, y’a les vaches ! Le rire de Joseph les suivit jusque sur la route. La silhouette du couple lui inspirait des bouffées de gaité à l’étouffer. Marie tenait ses distances. Elle s’attendait à une nouvelle raclée maintenant que les voisins étaient partis. Mais Joseph ne faisait pas attention à elle. Il était en train d’admirer les fleurs du rosier grimpant qui poussait près du portail de la cour.

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Atomic Karma

Une rafale oblige Toussier à plier le buste. Il porte la main à son chapeau pour l’empêcher de s’envoler et ferme les yeux. Des palmes de cocotiers sont arrachées, violemment projetées au sol. La mer, grosse, frappe de ses vagues énormes une longue plage où s’entasse un monceau de carcasses végétales. Le ciel est bas. De puissants nuages roulent et déversent une pluie chaude, épaisse comme une sueur céleste. Il y a deux kilomètres jusqu’au village. Derrière Toussier, Eric, à moitié nu, se laisse distancer. - Papa, Papa, attends-moi ! Le cri de l’enfant se perd dans la tourmente. Toussier se retourne et observe son fils. À dix ans, Eric est un beau garçon, peut-être pas très grand pour son âge mais pourtant fort et courageux. Ses cheveux blonds, trempés, collent à son visage. Il sourit et prend la main tendue. - Pourvu qu’elle passe ! songe Toussier reprenant sa marche. - Sacré cyclone ! Quelques minutes plus tard, le village. Toussier relève la tête et remarque aussitôt le quai. Vide ! - Bon sang, dit-il, allez, viens, dépêche-toi fils ! Encore quelques mètres, l’homme et l’enfant pénètrent sur la terrasse. - Salut Tamata, lance Toussier en s’égouttant, pas de nouvelles de la goélette ?

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-

Aita ! répond la femme. Y’a déjà beaucoup d’retard. Mon tane3, il est parti voir avec les autres. - Donne-moi une bière Tamata. Devait arriver cette nuit, non ? Énorme, ses lourds cheveux noirs noués à la hâte, les hanches cernées d’un paréo décoloré, Tamata décapsule une bière tiède et la pose devant Toussier. - Oui, cette nuit. On a préparé le ma‘a 4 , mais pas d’bateau ce matin. Tu vois, Farani5, le coprah il est là, dans le hangar. Les hommes sont sur la plage, pour voir. - Avec cette mer, dit Toussier, ils ont dû rester à Kavekura. Ils seront là demain. Si ça se calme. Au bord de la terrasse, Eric scrutait l’océan. - Papa, regarde, là-bas ! Toussier se redresse. Non, il ne rêve pas. “Ils sont vraiment cinglés”, pense-t-il. Là, à quelques encablures, la goélette lutte dans les vagues. La proue se soulève, puis plonge dans un gouffre avant de disparaître. Le vieux navire ballotté, submergé d’embruns s‘approche pourtant, en longeant la côte. - C’est pas possible, s’exclame Toussier se précipitant sous la pluie. Hommes, femmes, enfants, le village est rassemblé non loin de la passe. D’un même regard impassible, ils examinent la mer. Toussier, lui, jauge la passe. “C’est pas possible !”, répète-t-il pour soi-même. À bord de la goélette, on en a vu d’autres. Malgré les vagues de six mètres et le fort roulis, on manœuvre. Aratai, le capitaine, le ventre débordant d’un vieux short, est à la barre, les dents serrées sur son 3 4 5

Homme. Repas, nourriture. Français.

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mégot. Il lance ses ordres. Sur le pont, les matelots, détrempés, consolident la fixation des caisses avec une habileté étonnante. Ça y est, la passe est droit devant. L’étroit chenal ouvrant sur le lagon intérieur large d’une vingtaine de mètres seulement, agité de courants et de déferlantes géantes n’entame pas le calme du capitaine. Celui-ci engage résolument la goélette dans cet entonnoir infernal. Il la connaît bien cette passe si fameuse d’Ahu, il est sûr de lui. Des dizaines de fois il a mené l’Oranui dans le lagon, sain et sauf. La proue du navire se dirige droit vers la pointe bâbord. Le courant va dévier fortement à tribord. Moteur à pleine puissance, Aratai sent pourtant le bateau reculer, puis glisser sur la crête écumeuse d’une vague. Il prend de la vitesse, le courant le déporte vers le milieu de la passe. “Ça va aller”, pense le capitaine. Mais, soudain, l’Oranui est bousculé, une vague plus forte, plus haute, l’a pris sur le côté. La barre ne répond plus, elle échappe des mains du capitaine qui bascule vers le fond de la cabine. Aratai se relève aussitôt, mais c’est déjà trop tard. Repris en dessous par un autre levier liquide, l’Oranui se soulève et sa coque est projetée comme une simple boîte de conserve sur les récifs. On entend des craquements, la cargaison est mise sens dessus dessous. Chacun s’agrippe comme il peut. Ce n’est pas fini ! La proue du navire est enchâssée dans le corail, mais les vagues continuent à déferler sur son arrière. L’Oranui est blackboulé en tous sens. Le capitaine Aratai a inversé les moteurs en arrière toute, mais il n’y a rien à faire, le navire est échoué. Sur la plage, les villageois ont assisté au spectacle, impuissants. Les hommes se précipitent. Malgré les coraux coupant comme des rasoirs, ils marchent pieds nus sur le platier en direction de l’épave. Déjà les matelots sont descendus. Pas un mot inutile. Chacun prend ce qu’il peut et, son chargement sur l’épaule, se dirige vers la plage. On

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s’organise peu à peu et une chaîne se forme. Les caisses sont acheminées sur le sable. Au milieu, Toussier tient sa place, il passe les sacs de riz et de farine, les bidons de pétrole, les caisses de bière... Deux heures plus tard, tout le monde est réuni chez Tamata. Une bonne odeur de café flotte dans l’air et les sourires sont revenus sur les visages. On s’apostrophe, on boit, on mange, on fume. Les caisses et les sacs que l’on a pu récupérer sont rangés au sec, à l’abri du hangar. Il n’y a pas de victime et, avec cette faculté extraordinaire des Polynésiens de ne jamais rien prendre au tragique, l’aventure est déjà sujet à plaisanterie. Le capitaine Aratai sait qu’il n’a rien à se reprocher. - L’assurance paiera, dit-il à Toussier. Aita pea pea, pas de problème. De toutes façons l’Oranui était vieux et c’est une belle mort pour une goélette. Bien plus belle que de rouiller dans le port de Papeete avant d’être dynamitée au large par la Marine. Tu ne crois pas Farani ? - Tu as raison, répond Toussier, mais la cargaison ? - Demain il fera beau, dit Aratai, nous irons récupérer ce qu’il reste dans les cales. Le courrier. Quelques lettres et deux ou trois paquets qui arrivent chaque mois à Ahu. Par bonheur, le sac postal a été sauvé et Mareta, le tavana, le chef du village, distribue cérémonieusement. - Maimiti, une lettre de ton fils ! Teiva a vingt ans. Il fait son service militaire à Papeete. Après avoir goûté aux plaisirs et à l’animation de la capitale, il y a peu de chances qu’il revienne au pays. Maimiti le sait. C’est Turia, la sœur de Teiva qui lui lit la lettre. Turia est allée à l’école jusqu’à quatorze ans à Hao.

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Elle fera le ménage pour une famille popa‘a6 ou sera serveuse dans un bar de Papeete, à moins qu’elle ne finisse dans un des bidonvilles des alentours de la ville où s’entassent les laissés pour compte, les phalènes brulées aux lumières factices. Mais, Turia est jolie. Ses lourds cheveux noirs font une auréole autour de son visage mat et bien dessiné. Son corps c’est son trésor, son capital, sa dot, sa qualification. À la capitale, il y a toujours un débouché pour une belle vahiné de dixhuit ans. - Maïré, il y a un mandat pour toi. Dix mille francs. Tiens, il faut signer là ! Je crois que ton tane a trouvé du travail. Il y a aussi une lettre. Le mari de Maïré est parti depuis six mois. Il tente sa chance à Papeete. Il a commencé par de menus travaux de jardinage. À présent, il est embauché dans une entreprise de travaux publics comme manœuvre. Il pourra ainsi subvenir aux besoins de sa femme et de ses quatre enfants. - Tiens Farani, deux lettres pour toi ! Toussier s’approche et saisit les deux enveloppes. L’une d’elles vient de Paris, les parents de Michèle. L’autre a été postée à Papeete. Le Français fourre les deux missives dans sa poche en même temps que sa curiosité. Il les ouvrira plus tard, chez lui, à l’aise. - Pas de nouvelles de ta fille ? lance –t-il à Tamata. La femme ne répond pas. Elle se penche sur la caisse de bière et se relève avec plusieurs canettes dans les bras. Maeva, elle aussi, est partie à la ville. Cela fait trois ans déjà et elle ne donne guère signe de vie. Une fois seulement Tamata a reçu une lettre de Maeva. C’était pour lui annoncer qu’elle avait trouvé un emploi dans un grand hôtel.

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Etranger, blanc.

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Tamata est fière. Toussier lui a raconté le grand bâtiment, la piscine, les chambres luxueuses avec de l’eau à volonté pour les touristes venus du monde entier. Dans la tête de Tamata, ces histoires ont gravé des images floues. Malgré les descriptions de Toussier, comment pourrait-elle imaginer, elle qui n’a jamais quitté son atoll ? Toussier jette un regard compatissant sur Tamata, puis un à un examine tous les visages. Qui penserait en entrant ici qu’un naufrage vient d’avoir lieu. Déjà les nombreuses bières embrument les mémoires, une guitare et un ukulélé égrènent leurs rengaines traditionnelles. Hommes et femmes rêvent. Une cuiller à café fixée dans le goulot d’une bouteille vide saccade et soutient le rythme. L’échouage de l’Oranui n’est déjà plus qu’une chanson.

* Depuis cinq ans, Philippe Toussier menait à Ahu la vie dont il avait toujours rêvé. Passionné de voile et d’aventures depuis l’enfance, il avait découvert l’atoll au cours d’une des traversées en solitaire qu’il effectuait le plus souvent possible sur son ketch baptisé Lord Chichester en hommage au célèbre navigateur anglais. Un beau bateau qu’il avait dessiné lui-même. Toussier débarqua aux Marquises trente-deux jours après avoir franchi le canal de Panama. Il aima le caractère sauvage, la végétation riche et touffue, les falaises escarpées de cet archipel. Il en ressentit le côté magique. Toutefois, après quelques semaines, son atmosphère lourde, son magnétisme pesant et les féroces morsures des nonos7 le

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Simulie, insecte minuscule répandu dans certaines îles.

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repoussèrent peu à peu. Il leva l’ancre sans regret après avoir ravitaillé et exécuté les réparations que nécessite toute longue traversée. Cap au sud-ouest, Toussier se laissait porter par les alizés. Le Lord Chichester, bâbord amure, filait au largue vers un nouvel univers. Toussier se méfiait. Les mises au sec étaient courantes dans ces parages. Trois jours de mer lui suffirent pour aborder les Tuamotu par leur extrémité est. Il fit pénétrer franchement son ketch dans ce labyrinthe d’îles. Les Tuamotu, l’archipel dangereux comme l’appelaient les anciens navigateurs, myriade d’atolls, minces bandes de sable, lèvres volcaniques surmontées d’une cheminée corallienne affleurant la surface. Élégants beignets flottant sur l’huile bleue d’une gigantesque friteuse. Il faut approcher de très près un atoll avant d’apercevoir la cime des cocotiers. Nulle hauteur, nulle colline pour attirer l’attention du marin. Seuls les oiseaux et quelques bois flottés signalent la présence de l’île. Dans l’obscurité, le danger est grand. Toussier le savait. Il ne dormit pas cette nuit-là. Au petit matin, l’esprit embrumé, il vit le jour se lever et découvrit les cocotiers d’Ahu se découper sur l’horizon. Le soleil était déjà haut lorsque le bateau atteignit le rivage extérieur de l’atoll. Le spectacle était féerique et Toussier en éprouva une émotion qui devait marquer sa vie. Les rouleaux se brisaient en gerbes d’écume sur une plage d’une blancheur irréelle. Entre les troncs de cocotiers, par delà l’étroit ruban de corail, Toussier aperçut la limpidité turquoise du lagon intérieur réfléchissant comme un miroir la lumière qui inondait tout. Des parfums de fleurs marines embaumaient l’air. Mince trait d’union entre mer et ciel, l’atoll se présentait à Toussier dans sa plus simple splendeur, dans son innocence sauvage, dans sa pureté exaltante.

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Toussier entreprit de contourner l’île. Il craignait que celle-ci ne soit dépourvue de passe, ou simplement ouverte sur l’extérieur par des hoa, ces légères encoches dans la perfection du cylindre de corail et que l’on ne franchit qu’en baleinière à la faveur d’une vague. Le navigateur n’eut pas à se demander si l’île était habitée. Il y avait déjà longtemps que son voilier avait été repéré et des silhouettes se dessinaient maintenant sur la plage, tandis que d’autres, des enfants sans doute, couraient sur le sable en essayant de suivre le bateau. La passe. Toussier la sentit plutôt qu’il ne la vit. Elle était si étroite, d’ailleurs, qu’il fallait être franchement sur elle pour la voir vraiment. Mais, la force du courant, un changement dans l’amplitude des vagues, des oiseaux qui pêchaient, autant de signes annonçant la communication entre l’océan et le lagon. Toussier sentit que le franchissement serait délicat. Les courants, malgré le grand beau temps, entraînaient le voilier et Toussier préféra s’écarter pour réfléchir. La passe d’un atoll constitue non seulement la seule voie de communication vers l’extérieur pour les hommes et leurs bateaux, mais c’est également et surtout la seule voie d’échange naturel entre la vie profuse et agitée de l’océan et celle du lagon intérieur. Des échanges permanents s’effectuent entre ces deux univers par un étroit goulot qui apporte l’oxygène et la nourriture aux innombrables poissons de cet aquarium géant qu’est le lagon. Plus la passe est étroite et plus les forces, les pressions qui s’y exercent sont grandes.

* Toussier, en homme de mer, jaugea rapidement ces forces et décida de la meilleure approche. Le courant portait vers la droite de la passe.

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Mais celle-ci, large de quelques mètres seulement, ne laissait pas beaucoup de marge de manœuvre. Le Lord Chichester orienta son étrave vers la pointe du récif, moteur en route pour plus de sécurité et affala le foc. La profondeur était bonne. C’était visible à la couleur foncée de l’eau. En plein centre du passage, une poussée sur la manette des gaz et le ketch glissa dans l’eau calme du lagon. Il franchit quelques dizaines de mètres sur son erre et Toussier jeta l’ancre sur un fond sablonneux. Tout le village était là pour accueillir le popa‘a, l’étranger, dont la venue constituait un événement extraordinaire dans l’existence hors du temps des habitants. L’hospitalité des Paumotu est légendaire. Toussier en fut le bénéficiaire ravi. Pendant trois mois, il partagea la vie de ses hôtes, se nourrissant de poisson et de coco agrémenté des quelques produits achetés à la goélette qui touchait l’île une fois par mois, en principe. Il passait de longues journées à gaver son corps des rayons du soleil dont il pouvait, sans bouger de son bateau, admirer le lever et le coucher sans pouvoir donner sa préférence à la fraîcheur rose du premier ou aux flamboyants incendies du second. Souvent, il plongeait dans les eaux limpides du lagon. Leur tiédeur était telle qu’il pouvait y demeurer des heures sans ressentir de frisson. Comme dans un ventre, Toussier y retrouvait un bonheur primitif. Les innombrables poissons aux couleurs et aux formes exotiques venaient le visiter sans crainte et il n’avait aucun mérite à remonter sur le pont du bateau chargé de son repas du soir. Parfois, quelque requin au ventre nacré, s’approchait dans le dessein de lui dérober ses proies. Un simple geste suffisait à le chasser. Pourtant, bien qu’il ait vu souvent les enfants jouer avec ces squales miniatures, Toussier n’insistait pas. Il préférait de loin la rencontre majestueuse d’une raie manta ou celle, comique et tendre, d’une tortue de mer. Les langoustes

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abondaient sur le récif et leur chair grillée faisait les délices d’un dîner tout à la fois simple et royal.

* Trois mois. Toussier avait passé à Ahu trois mois parmi les plus heureux de sa vie. À trente-deux ans, il se sentait en parfaite forme, comblé. Et pourtant il avait fallu rentrer. Oh ! ce n’avait pas été déchirant. Michèle sa femme l’attendait en France. Il l’aimait tendrement et la perspective de la retrouver après neuf mois de séparation balayait pour le moment toute douleur de devoir quitter son cher paradis. La fête dura toute la nuit. Le départ d’un hôte ami est toujours pour les insulaires occasion à réjouissances copieusement arrosées. Les habitants d’Ahu, du moins ceux qui étaient encore suffisamment lucides, vinrent sur la plage accompagner celui qu’ils avaient surnommé tout simplement Farani, le Français. Une semaine plus tard, le Lord Chichester s’amarrait au quai de Papeete. Là, Toussier prit le premier avion pour Paris et rejoignit Michèle par le train.

* La jeune femme était institutrice à Avallon. Toussier, regardant le paysage bouguignon défiler par la vitre de son compartiment avait peine à se reconnaître dans cet environnement sans clarté. À terre, il se sentait comme une sorte de handicapé malhabile avec les êtres comme avec les choses. Seule la joie de revoir sa femme réussissait à lui faire oublier l’incongruité de ce ciel gris de

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novembre. Il trouvait ridicule l’image de son corps habitué à la nudité, à présent engoncé dans des vêtements fades sans couleur, sans vie. Il se consolait un peu de la perte de son paradis en pensant qu’Avallon est une des appellations celtiques du jardin d’éden et jugeait de bon augure cette ironie du hasard. Il débarqua vers sept heures du soir dans la petite ville. Michèle l’attendait sur le quai. Il fallut attendre de rentrer à la maison, que la jeune femme retirât son manteau et … - Tu as grossi, remarqua Toussier, mais… tu es enceinte !!!….

* -

Mais, ça va pas non ! Hé, ho ! C’est à toi que je parle. Oui, à toi, le scribouillard là, derrière ton stylo. C’est moi, Toussier Philippe. Y’a des limites tout de même? J’suis plus d’accord moi. Non mais regardez moi ça. T’as vu l’allure que j’ai. Alors non seulement tu me fais revenir dans la grisaille, le froid et tout, mais, en plus, me v’là coincé avec une nana et un môme. Non, mais je rêve, il est cinglé ce type. - Écoute Philippe…! - Y’a pas d’écoute Philippe. Philippe, il était bien là-bas. Gna Gna Gna ! Et il rentra voir sa petite femme, qui attendait un petit nenfant. Comme c’est beau, comme c’est touchant. Et puis quoi encore ? Moi je dis fiu ! Ras l’bol ! Oti roa ! Terminé ! - Allons, Philippe calme toi. Tu sais bien que tu vas retourner dans ton cher atoll. - Je veux, que je vais y retourner, mais maintenant je vais être obligé d’embarquer toute la Sainte Famille. Mais, tes clients, mon vieux, t’as pas compris qu’ils veulent de l’action, de l’aventure, de belles

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petites vahinés bien bronzées. Je suis leur alter ego moi, tu comprends. Je suis leur rêve et leurs fantasmes les plus fous. Bonne soirée, même sous les Tropiques, ça vaut pas un clou. Et pis, tu vas voir que c’te gonzesse elle va flipper un max là-bas. J’vais avoir des emmerdes encore, je l‘ sens. Allez, allez, pas de panique. Et puis, au fond, qui est le patron ? C’est moi qui t’ai créé et je ferai de toi ce qui me plait. J’ai une histoire à écrire moi, et mes personnages doivent obéir. Affaire classée. Non, mais écoutez mois ce facho ! Le patron, mais pour qui se prend-t-il ? Eh, même ton grand modèle, Celui qui t’a créé toi, il t’a laissé ton libre arbitre non ? Écoute Philippe, ça n’est pas pareil… Si, c’est pareil !!! Bien, j’admets qu’il y a du vrai dans ce que tu dis. Mais, il faut bien que cette histoire suive son cours. Tu n’as aucun respect mon vieux ! Il y a des gens, là, qui attendent. Ils ont payé leur bouquin, tu comprends ? Eh bien, justement, il faut leur en donner pour leur argent ! Bon, alors qu’est-ce-que tu proposes ? Je réclame un droit de contrôle sur mon histoire. On fait ce bouquin ensemble ! Mais, tu es fou ! On n‘a jamais vu ça. Et pourquoi pas un syndicat des personnages littéraires, tant que tu y es ? C’est ça ou rien ! … - Alors ? - … Je réfléchis ! … Bon, je suis d’accord. O.K. ! Après tout on est en démocratie, chacun a le droit de s’exprimer. Je trouve

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pourtant que tu y vas un peu fort. Tu as été plutôt gâté jusqu’à présent. Gâté ? Ne t’ai-je pas donné un bateau, permis de réaliser ton rêve ? Ton voilier est bien tranquille dans le port de Papeete. Tu sais, il pourrait lui arriver quelque chose. Souviens-toi, la goélette… Des menaces maintenant ? Philippe, que tu veuilles donner ton avis, admettons, c’est peut-être ton droit. Tout évolue et il fallait bien un jour que même les personnages de roman revendiquent, mais tu me mets dans une situation impossible. Je ne veux pas la guerre, tu sais, mais je te préviens c’est tout. Alors on la continue cette histoire ? Mais, tout à l’heure tu étais d’accord. Mets toi un peu à ma place. Tu me fais goûter au soleil, au lagon, à la liberté et maintenant … On ne peut pas tout avoir dans la vie, Philippe. Il faut aussi savoir prendre ses responsabilités. Mais, qu’est-ce-qui m’a foutu un mec pareil… Elle est gentille cette petite Michèle et tu verras, ton fils, tu vas l’adorer. Mon fils ? Ah parce que c’est un garçon qu’elle attend ! Justement, je préférais une f… Ça suffit Philippe !!! Je voulais faire de toi un héros, et voilà que tu me mets des bâtons dans les roues. Attends, bon sang, sois un peu patient. Tu ne sais donc pas que la patience est reine des qualités. Bon, OK patron ! Alors qu’est-ce qu’on fait ?

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Tu vas être très gentil avec Michèle, et préparer sérieusement ton retour à Ahu avec elle. Mais… Il n’y a pas de mais !!!

* Pour être honnête, la colère de Toussier était assez légitime. Rentrer en France, en novembre, après avoir goûté aux douceurs des mers du Sud vous met dans la tête une impression de fadeur, de vanité de toutes choses, de perte de temps. Toussier était coincé, c’est vrai, mais il en était le seul responsable. Et puis, n’est-ce pas tout le sel de la vie que de sortir des situations difficiles en essayant de conserver sa dignité d’homme ? Toussier s’en tira d’ailleurs fort bien. Pour rejoindre Michèle, il avait dépensé ses dernières économies. Par bonheur, la crise n’était pas encore à l’ordre du jour et il réussit à se faire embaucher sans trop de problèmes pour un salaire raisonnable. Enfin, entre ses revenus et ceux de Michèle, le couple réussissait à grossir doucement la somme qui leur permettrait de remettre cap au Sud. En outre, Toussier avait réussi à rentabiliser Lord Chichester en le louant à un ami. Celui-ci organisait des charters dans les îles à des prix très étudiés. - Ah, c’est bon ça. Super, le coup du charter ! Je me faisais un peu de souci pour mon bateau. - Tu vois Philippe, je ne suis pas si méchant. Et puis entre nous, il me tarde à moi aussi que vous retourniez là-bas. Cela ira un peu plus vite ainsi.

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Au printemps, l’enfant vint au monde. Ils l’appelèrent Eric. Tout se passa le mieux du monde, si ce n’est que Toussier ameuta toute la ville pour annoncer la nouvelle. Cet heureux événement lui fit oublier pour un temps ses chères îles. La petite famille menait semble-t-il une vie provinciale sans problèmes.

* “...., deux cents boîtes de punu pua‘atoro8, cinquante kilos de sucre, un quintal de farine, deux drums de pétrole, les tortillons antimoustiques, oui, bon... Je pense que ça va !, se dit Toussier en posant son crayon. Il ne manque rien. Quelques piles électriques, du tabac, et ce sera parfait.” Il se leva de bonne heure, le lendemain matin, pour aller faire ses achats au magasin, près du quai. Il craignait tout de même ne pas pouvoir obtenir tout ce dont il avait besoin. La veille, l‘Oranui s’était échoué dans la passe et une bonne partie de la cargaison avait dû se perdre. Le vieux rafiot rouillé accostait quatre à cinq fois par an à Ahu. Toussier, qui possédait son propre ketch, n’était pas esclave de la desserte plutôt fantaisiste du bateau de Papeete qui fournissait aux rares habitants de l’atoll les biens introuvables sur place, c’est-à-dire tout. Pourtant, il ne ratait jamais une arrivée... En cet endroit reculé de l’océan Pacifique, l’arrivée d’un bateau est traditionnellement un événement important que nul ne voudrait manquer. La goélette apportait cette bouffée d’air “civilisé ”, elle était pour les insulaires le symbole d’un monde extérieur mystérieux et fascinant. Toussier qui

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Corned-beef.

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avait fui ce monde n’attachait pas de valeur émotionnelle à l’événement. Il n’en saisissait que le côté utilitaire : possibilité de faire quelques achats et, surtout, espoir de courrier et de journaux. Car, bien qu’il se fût délibérément isolé, Toussier avait une raison bien particulière de s’intéresser à l’“actualité” (si l’on pouvait qualifier ainsi ce qu’il s’était passé dans le monde au cours des semaines et des mois précédents). Le courrier avait pu être sauvé. Après avoir échangé quelques mots avec le capitaine, Toussier repartit vers son fare9, des lettres à la main et une série de quotidiens sous le bras. Préférant ouvrir les lettres plus tard, comme dessert après le repas peut-être, Toussier, de retour chez lui, déplia d’abord les journaux. Les nouvelles n’étaient jamais d’extrême fraîcheur, bien sûr, mais la lecture des quotidiens les uns à la suite des autres, lui donnait l’impression de vivre, en quelques instants, toute une portion de l’existence passée des citadins. Ce petit voyage dans le temps lui procurait toujours une joie sans mélange. Parcourant les premiers exemplaires, Toussier vit soudain son attention attirée par un article dont le titre l’intrigua fortement. Sur trois colonnes, en grosses lettres, il pouvait lire : “DEUX CENTS BOITES DE CORNED-BEEF”, puis, en dessous, en lettres plus minces : “CINQUANTE KILOS DE SUCRE...” Il n’en croyait pas ses yeux. Le titre de l’article reproduisait mot pour mot la dernière partie de l’inventaire qu’il avait lui-même établi la veille. Stupéfait, il poursuivit sa lecture. Le reste de l’article relatait dans les moindres détails, tous ses faits et gestes depuis l’établissement de ce fameux inventaire. Angoissé, et comme hypnotisé, Toussier vit un instant les mots danser

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Case.

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sur le papier, puis, se ressaisissant, il reprit le fil du texte. Voici ce qu’il lut : “... Les nouvelles n’étaient jamais d’extrême fraîcheur, bien sûr, mais la lecture des quotidiens les uns à la suite des autres, lui donnait l’impression de vivre, en quelques instants, toute une portion de l’existence passée des citadins. Ce petit voyage dans le temps, lui procurait toujours une joie sans mélange… (lire la suite page 4)” Toussier attrapa le rideau qui pendait près de sa tête et s’épongea le front. Quelqu’un savait ! Il était repéré. Il ignorait qui, et comment, mais le doute n’était plus permis. Toussier se reporta à la page indiquée et, essayant d’avaler la pauvre salive de sa bouche asséchée par l’angoisse, il poursuivit sa lecture. Voici ce que le journal écrivait : “Il parcourut très vite les pages locales et régionales, il se réservait de les examiner plus tard, tout à loisir. La situation internationale l’intéressait au premier chef. La lecture des journaux prolongeait et complétait les brefs aperçus donnés par la radio. Il épluchait les textes, cherchant à deviner, entre les lignes, la vérité cachée derrière le style fade et édulcoré des dépêches. La situation internationale, constituait la raison de la présence de Toussier à Ahu. Persuadé de l’imminence d’une guerre nucléaire généralisée, le célèbre navigateur avait choisi ce minuscule atoll perdu dans le Pacifique pour s’en mettre à l’abri, avec sa famille. L’absence totale de ressources naturelles, la très faible densité de population et l’exiguïté extrême des terres émergées, lui étaient apparues comme des gages de sécurité suffisants. “Qui irait gaspiller la moindre bombe pour détruire ces îles sans intérêt ?”, avait-il pensé. Quant aux retombées, le fort éloignement des champs de bataille prévisibles n’autorisait-il pas tous les espoirs d’y échapper?”

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Toussier n’en pouvait plus. Il laissa un moment le journal reposer sur ses genoux. Se sentant comme un poisson hors de l’eau, il aspira enfin une grande bouffée d’air. Son souffle retrouvé, il resta cloué sur son fauteuil, les yeux fixes, pétrifié. Depuis cinq ans, Toussier vivait là, à l’affût du moindre signe pouvant confirmer ses craintes. Il avait construit un petit fare aux murs et au toit tressés de palmes de cocotier, dans lequel il avait installé son fils Eric et sa femme Michèle. Celle-ci supportait mal l’isolement. Cette vie, proche de la nature, lui semblait vide. Les surprenantes beautés qui l’entouraient, les spectacles grandioses offerts par le ciel et l‘océan la laissaient indifférente. Sa plus grande amertume survenait lors des absences de Toussier. Le démon de la mer, en effet, reprenait parfois le navigateur. Alors, il s’éloignait seul, ne supportant aucune présence à bord. Michèle restait avec Eric. Pendant deux mois, ou trois, elle l‘attendait. Les quelques mots échangés avec les rares autochtones, dont elle ignorait la langue, étaient loin d’assouvir ses besoins de communication. Son attachement pour le marin et la paranoïa qu’il lui avait communiquée pouvaient seuls expliquer pourquoi Michèle avait accepté cette réclusion. À présent, il ne restait plus rien de son amour pour Toussier. Quant à la crainte d’une catastrophe mondiale, il avait réussi à l’entretenir chez elle durant ces cinq années, mais elle n’était plus assez forte pour lui faire ajourner davantage sa décision de le quitter. Elle avait, à plusieurs reprises déjà, tenté d’aborder le sujet avec Toussier. Il avait à chaque fois détourné la conversation, lui rappelant la sécurité que l’atoll leur offrait.

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Grâce à ces légères privations, répétait-il, nous compterons parmi les rares rescapés de l’Holocauste atomique. Nous participerons à la reconstruction du monde et de l’Humanité. Mais ces arguments ne tenaient plus. Michèle était désormais décidée, s’il n’acceptait pas de retourner vers la vie, elle le quitterait. Toussier, lui-même, commençait à s’interroger. Avait-il eu raison d’entraîner sa famille dans cette aventure ? Plus le temps passait, plus le sacrifice consenti lui semblait disproportionné. Cette fois encore, il parvint à chasser ses préoccupations et retourna à ses activités quotidiennes, qui étaient nombreuses. Pendant ces cinq années, Toussier avait tout tenté pour qu’il fût possible de vivre en autarcie à Ahu. Animé d’une frénésie étrangère au rythme de l’île et de ses habitants, cet “anti-naufragé” faisait tout pour séparer l’atoll du reste du monde. Sous les yeux amusés des Polynésiens qui respectaient sa folie, Toussier expérimenta toutes sortes de cultures et de menus élevages. Privé de la coopération des indigènes, qui se contentaient traditionnellement du coprah et des produits de la mer, il ne parvint jamais à son but. Il s’était résigné à emmagasiner des vivres achetés au chef-lieu. Ce stock, agrémenté de quelques produits locaux, devait permettre à sa famille de subsister pendant au moins un an sans apport extérieur, minimum nécessaire, pensait-il, avant de regagner les terres contaminées par les radiations. Il avait même dû abandonner son dernier espoir, l’abondante cocoteraie de l’île. Une importante colonie de rats dévorait les noix avant leur maturité, privant les hommes des deux tiers de la récolte potentielle. Ce problème avait obsédé Toussier pendant des semaines. Il avait retourné la question des nuits entières. Son esprit exalté par l’isolement prolongé lui avait suggéré que la manière la plus simple de se débarrasser des rats serait d’importer des chats. Il avait

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heureusement renoncé à cette idée en songeant au danger qu’il y aurait de voir pulluler les chats sur l’île quelques mois après. Finalement, son potager, ses réserves, la pêche et la cueillette le mettaient suffisamment à l’abri, tant pis pour les autres puisqu’il ne voulaient rien savoir.

* Toussier reprit sa lecture du journal : “Depuis trois heures, à Washington, le conseil national de sécurité était en état d’alerte. Contact permanent avec le président. À la Maison Blanche, celui-ci, entouré de ses proches collaborateurs dissimulait mal son inquiétude. Ainsi qu’en de nombreuses occasions déjà, la guerre des nerfs avait repris. D’habitude, la pression montait brusquement, on se faisait une bonne grosse frayeur, puis, moyennant quelque compromis, tout rentrait dans l’ordre tant bien que mal. Cette fois, c’était plus grave, beaucoup plus grave ! La situation au Proche Orient avec l’entrée en lice de l’Iran, désormais soutenu par Moscou ; les conflits africains permanents, de plus en plus graves, et la part active évidente que l’URSS y prenait, la troisième guerre d’Indochine enfin, poussaient le monde vers l’abîme. Lorsque le gouvernement obtint la preuve formelle que de nombreux conseillers soviétiques soutenaient directement des mouvements révolutionnaires prêts à prendre le pouvoir dans plusieurs pays de l’Amérique latine et même centrale, l’affrontement au sommet devenait inévitable. Les dernières semaines et, surtout, les derniers jours avaient vu la tension croître de façon alarmante entre les deux super-grands. De Moscou à Washington, le téléphone rouge fonctionnait en continu. Pourtant malgré les longues discussions entre les chefs d’État, aucun

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résultat positif ne parvenait à calmer l’atmosphère. Le fait que les deux dirigeants n’aient, à aucun moment, manifesté le désir de se rencontrer, constituait un indice supplémentaire invitant au pessimisme. Nul n’avait le courage de franchir le pas, et pourtant nul ne voulait céder. Dans les bureaux officiels, à Washington comme à Moscou, on ne rencontrait que des visages tendus et épuisés, mais le secret subsistait et la plus grande partie de l’Humanité, celle qui était concernée au premier chef, ignorait encore que son destin se jouait. Il avait bien fallu mettre au courant les chefs d’État, les hauts fonctionnaires internationaux, mais, en tout, une infime poignée de personnalités seulement, maîtres du sort de la planète, connaissaient la gravité de la situation. Longtemps, on avait dépensé des énergies formidables pour fabriquer, améliorer sans cesse et accumuler l’arme suprême. Mais on avait toujours placé l’utilisation éventuelle de celle-ci hors du champ du possible. L’arsenal atomique n’avait théoriquement qu’une seule justification : intimider l’adversaire, le dissuader d’employer la violence. Il était impensable qu’on en usât vraiment. Pourtant, la destruction totale et mutuelle devenait plausible, présente, l’horreur ultime était aux portes du réel bien que personne ne voulût en assumer la responsabilité. Tous les plans d’urgence avaient été mis à exécution. Les marines avaient manœuvré, plaçant flottes et sous-marins aux endroits stratégiques d’où elles pourraient téléguider des missiles sur les grandes agglomérations et les centres industriels de l’ennemi. Les grandes fusées sol-sol, par dizaines dans leurs silos, étaient parées à l’envol final. Il ne manquait plus rien que l’ordre des chefs pour que tout fût dit…

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C’est alors que l’idée surgit ! Elle émanait d’un jeune haut-fonctionnaire indien en poste à l’ONU. Très vite, elle fit son chemin. Devant leur impuissance à appuyer sur le bouton fatidique, les deux chefs d’État accueillirent cette échappatoire avec soulagement et même enthousiasme. Une brève conversation sur la ligne directe les mit d’accord sur le principe. On débattrait des détails à un niveau plus large. L’idée était d’une étonnante simplicité. Le jeune Indien, comparant la situation actuelle aux conflits des temps anciens, s’était rappelé une coutume commune à de nombreux peuples dits barbares : si la guerre menaçait d’être trop meurtrière, on lui substituait un duel entre les chefs. Adaptant cette formule, il avait proposé une sorte de joute titanesque. Au lieu d’un conflit généralisé ne laissant que très peu de chances de survie à l’un comme à l’autre, et même à l’humanité tout entière, les adversaires s’affronteraient à une échelle réduite, sur un site reculé, où l’opération ne présenterait qu’un risque minime pour les populations. Les discussions qui suivirent dans le plus grand secret entre les chefs militaires désignèrent le Pacifique comme la région idéale. L’éloignement des zones à fort peuplement, l’absence de toute ressource ou richesse importante, l’exiguïté de l’objectif enfin, contraignant les duellistes à la précision autant qu’à la réactivité, faisaient de ces îles le champ de bataille idéal. C’était même déjà dans cette partie du monde que, pour les mêmes raisons, la bombe avait été mise au point par les États-Unis, le Royaume uni et la France. On discuta longtemps avant de décider quel atoll en particulier constituerait la cible. Les accords prévoyaient que le premier à atteindre celle-ci et à la détruire, serait déclaré vainqueur par la “communauté internationale”. Il pourrait, alors, dicter ses conditions

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au vaincu. Le temps pressait, on ne parvenait pourtant pas à se mettre d’accord sur un nom. L’île devait se situer à une distance équivalente entre les deux pays. Par “équivalente”, on n’entendait pas “égale”, mais de nature à ne léser aucun des deux belligérants, compte tenu des paramètres suivants : vents dominants, conditions atmosphériques et, surtout, état des installations militaires réciproques dans cette région du monde. Des calculs minutieux et répétés désignèrent enfin Ahu, petit atoll de l’archipel des Tuamotu dans le Pacifique sud. Tous les rapports officiels le prétendaient inhabité…” Toussier, livide, releva la tête, interrompant sa lecture. - Qu’y-a-t-il, tu ne te sens pas bien ? C’était Michèle, dont il n’avait même pas remarqué la présence. De la sueur perlait sur son visage, niant l’évidence, il répondit : - Non, non. Ça va. Je n’ai pas très bien dormi, c’est tout. Puis il sortit, son journal à la main…

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Les amants du Queen Elisabeth Dès le premier regard, il se passa quelque chose d’extraordinaire entre Gilles et Marie. Une force d’attraction colossale les unit, puissante comme celle qui soude les particules élémentaires entre elles, un attachement qui les enlaça et les lia l’un à l’autre pour l’éternité. À tel point qu’ils n’étaient plus désormais deux personnes distinctes, mais un seul être sous l’apparence de deux individus séparés. C’était d’autant plus étrange qu’ils se ressemblaient tout à fait. Gilles était un petit jeune homme fin, presque gracile, sa silhouette n’était guère différente de celle de Marie. Mêmes cheveux longs et blonds, même peau blanche, même yeux clairs, même petit nez en trompette. Deux angelots, bien qu’un peu sur le retour. Dès ce moment, ils n’ont plus touché terre. Ils s’étaient trouvés et vivaient les yeux dans les yeux à trente mille années-lumière du reste du monde. Ils se ressemblaient de plus en plus. On avait même tendance à les confondre, comme des jumeaux, et ils ne manquèrent pas d’en jouer. D’amour et d’eau fraîche, l’expression ne s’appliqua peut-être jamais aussi bien qu’à ces deux mirobolants amants. Ils étaient aussi fauchés l’un que l’autre. L’artiste Gilles vendait bien quelque illustration par-ci par-là et Marie recevait une minuscule obole de ses vieux parents, mais c’était loin de suffire. Ils dénichèrent d’abord un fare au fond de la baie d’Opunohu, l’une des deux magnifiques langues de mer, avec la baie de Cook, qui pénètrent profondément à l’intérieur de Moorea. Blottie sous une jungle épaisse, la maison n’était

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visible ni de la route ni du lagon entre lesquels elle se dressait. J’allai une fois ou deux leur rendre visite dans cette maison. J’ignore ce qu’ils faisaient de leurs journées, je ne suis pas certain qu’ils passaient le clair de leur temps à faire l’amour. Leur passion était d’un autre ordre, presque spirituel. Ils communiaient davantage par le regard, l’oreille et le nez que par la peau. Leur univers s’était considérablement élargi. Ils semblaient en harmonie, en symbiose même, avec l’âme de l’île. Toute la vie invisible, tous les êtres, esprits de la Nature qui peuplaient les croyances des anciens Polynésiens, leur apparaissaient clairement. Leur pureté, leur ouverture de conscience leur donnaient ce privilège de les sentir, de les voir. Gilles, qui ne touchait pourtant jamais ni à la drogue, ni au tabac, ni à l’alcool, pas même au café, faisait, tout éveillé, des rêves fantasmagoriques. Leur fare, me révélèrent-ils simplement, était un véritable carrefour de tupapau, des fantômes en bon français. À certaines heures, les esprits traversaient la maison en foule. Au début, Gilles et Marie ne furent pas dérangés par ce va-et-vient incessant. C’était même grâce à ce phénomène, bien connu du voisinage comme ils l’apprirent plus tard, qu’ils avaient pu louer la maison pour presque rien. Les Polynésiens redoutent les tupapau plus que tout au monde. Personne ne voulait de la maison hantée. Gilles dessinait de moins en moins. Il s’était laissé oublier du petit monde local de l’édition et de la publicité. La modeste pension des parents de Marie payait tout juste le loyer. Ils vivaient donc essentiellement de rapines. De nombreuses propriétés à Moorea ne sont occupées que le week-end et pendant les vacances. Ils en profitaient, les jours de semaine, pour visiter tranquillement les cuisines et le reste. Marie fit venir de Paris des malles pleines de vêtements. Ceux qu’elle portait avant, quand elle était encore la femme du chanteur

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vedette. Elle les installa dans une pièce du fare qui devint ainsi la chambre à s’apprêter. Ces vêtements étaient à la fois luxueux et délirants. Chapeaux, ceintures, bijoux, accessoires divers et, surtout, chaussures complétaient un ensemble plutôt impressionnant. Marie aimait les chaussures. Elle en possédait de toute sorte. Des bottes cuissardes en daim noir aux escarpins dorés et aussi des pantoufles faites du cuir le plus fin… Le tout, comme on l’imagine, excellemment adapté à l’environnement ma’ohi. Marie adorait déguiser Gilles avec ses propres affaires. Il se prêtait de tout son cœur à ses moindres caprices. Elle l’habillait en femme, elle se grimait en homme, chapeautée et moustachue. Ils allaient se pavaner ainsi devant les yeux mi amusés, mi incrédules des autochtones qui en avaient pourtant déjà vu pas mal depuis le passage du capitaine Cook en 1769. Les touristes s’y trompaient parfois et pensaient vraiment que Gilles était une femme. Quand nous vivions ensemble à Haapiti, nous nous surnommions nous-mêmes les Hypermooréens. C’était pour rire. Gilles et Marie l’étaient devenus pour de vrai. Ils faisaient réellement figure d’extraterrestres, dont les douces lubies ne perturbaient pas tellement, au fond, des populations blasées. Pensez donc, des gens qui restent dans une maison hantée ! Elle dut se languir de ses enfants, ou avait-elle besoin d’un petit fix10 pour se donner du courage ? Ils décidèrent brutalement de partir pour la France dans l’idée de tout recommencer là-bas. Ils se débrouillèrent pour les billets d’avion et l’argent de poche. Probablement les parents, une fois de plus, pas mécontents de financer un rapatriement espéré depuis si longtemps. Avant leur départ, ils passèrent par Papeete pour me dire adieu. Moorea, Tahiti, c’était bien fini. En France, ils allaient

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Injection d’héroïne.

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repartir sur de nouvelles bases et trouver enfin le public à la hauteur de leur talent. Je les embrassai en leur souhaitant bonne chance. Je n’étais pas triste de les voir quitter le pays, notre amitié n’était plus assez ardente pour cela, mais, je l’étais, sincèrement, de les voir ainsi se bercer d’illusions et se fourvoyer infiniment. Six mois plus tard, ils étaient déjà de retour. - La France, c’est nul ! Nous en avons fait le tour. Il n’y a pas un endroit où nous aimerions vivre. À dire la vérité, ce jugement catégorique devait beaucoup à des difficultés matérielles. Gilles et Marie revenaient aussi fauchés qu’avant et, après tout, n’était-ce pas à Moorea, là où ils s’étaient rencontrés, où tout avait commencé, qu’ils se sentiraient toujours le plus heureux, même dans la plus profonde misère ? Ils eurent la chance de retrouver une petite maison en dur. Elle était située dans la montagne cette fois, au beau milieu des champs d’ananas, à l’ombre des grands mornes volcaniques dominant les vallées intérieures de l’île. Trop isolée et sans confort, personne n’en voulait. Le loyer était dérisoire, mais il engloutissait tout de même la quasi-totalité des maigres revenus du couple. Du coup, ils mangeaient surtout de l’ananas grappillé dans les plantations voisines. De temps en temps, quelqu’un leur offrait un poisson ou des légumes. Ils étaient encore, parfois, invités à dîner chez les rares amis qu’il leur restait. Cela ne suffisait pas, ils s’étiolaient à vue d’œil. On les voyait se diluer peu à peu, comme s’ils allaient à la fin s’évaporer et se fondre dans l’air lumineux de leurs collines. Pourtant, ce traitement ascétique leur donnait une incroyable énergie mentale. Leur esprit fonctionnait à toute allure et bien trop vite, en tout cas, pour le contexte local. Ils reprirent leurs escapades travesties et, comme on les ignorait trop à leur goût, ils poussèrent la

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provocation plus loin. Marie ne se contentait plus de déguiser Gilles en femme avant d’aller traîner dans les bars ou dans les hôtels. Elle le métamorphosait en animal domestique, en esclave enchaîné et prêt à satisfaire son moindre désir, son plus petit besoin, son envie la plus intime. Il enfilait un collant qui lui couvrait le corps entier et le faisait apparaître quasiment nu. Elle le maquillait, lui attachait un collier et le tenait en laisse dans la rue, dans les lieux publics. Les Mooréens ont une patience peu commune. C’est bien ce qui exaspérait Gilles et Marie. Le manque de réaction ambiant les humiliait et accentuait leur mépris pour la race humaine. La situation atteignit son paroxysme quand Marie voulut contraindre Gilles à des épreuves à caractère sexuel. Elle l’envoyait en pleine nuit chez les hommes qu’elle désirait secrètement pour s’offrir à eux par esclave interposé. Elle l’envoyait aussi punir ceux qui leur avaient manqué de respect, dont les moqueries l’avaient blessée. Il s’ensuivit des situations extrêmes et cela faillit mal tourner. Les gendarmes étaient au courant et surveillaient le couple. Gilles et Marie virent bien qu’il n’y avait rien à tirer des êtres parmi lesquels ils étaient contraints de vivre leur amour fou. Il ne leur aurait certainement pas déplu de jouer les vedettes d’un scandale public, mais la perspective d’être ensuite enfermés séparément les en dissuada. Ils avaient encore assez de bon sens pour ne pas l’ignorer. Ils reprirent gentiment le chemin de leurs rêves au milieu des ananas, gardant pour eux seuls les images et les délires qui les hantaient. * Le majestueux paquebot traversait la passe du port de Papeete. L’opération était périlleuse car le géant des mers frôlait le fond à

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quelques dizaines de centimètres seulement. De chaque côté, deux hautes balises, une rouge et une verte, disparaissaient, dominées par la majesté de sa longue coque noire. Aux bastingages, les passagers se massaient pour assister à l’accostage, extasiés déjà par la lumière éclatante de ce début de journée. La ville leur apparaissait à contre jour, en ombres chinoises. Des sirènes lancèrent leur beuglement, des jets d’eau jaillirent des pilotines. Doucement, sur son erre, l’immense hôtel flottant vint se placer en parallèle au quai, puis, délicatement halé sur ses aussières, il s’immobilisa à quelques mètres du bord. Tandis qu’on descendait les passerelles, les to’ere11 résonnèrent de leurs roulements saccadés et un groupe de ‘ori tahiti 12 se prépara à l’accueil traditionnel. Pas de foule, en revanche, pour souhaiter la bienvenue aux touristes. La taille du navire l’obligeait en effet à accoster de l’autre côté du port, au quai des cargos au long cours, en zone sous douane. Le public se résumait donc à quelques employés d’agences de voyages, les bras chargés de colliers de fleurs et munis d’écriteaux sur lesquels on pouvait lire en grosses lettres le nom de leurs clients. Il y avait aussi les taxis et les fournisseurs de la compagnie maritime. Le Queen Elisabeth II revenait régulièrement à Papeete. L’escale était appréciée et figurait en bonne place au programme des tours du monde organisés pour quelques privilégiés par la Cunard Company. La croisière était célèbre, un must, mais, vu son prix, c’était un rêve que bien peu pouvaient s’offrir. L’escale polynésienne durait trois jours. On visitait Papeete, Moorea et Bora Bora avant de filer sur les Cook, Fidji et la Nouvelle-Zélande puis de poursuivre vers l’ouest, l’Australie et les mystères de l’Asie. 11 12

Instrument de musique à percussion polynésien fait d'un tronc d’arbre évidé. Danse traditionnelle tahitienne.

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Gilles et Marie se présentèrent à la passerelle et montrèrent leurs billets à l’officier. Celui-ci examina les documents, puis les dévisagea de la tête aux pieds. Ils étaient sur leur trente et un. Gilles avait brossé ses cheveux et les avait attachés en catogan sur la nuque. Il portait une chemise blanche aux manches roulées sur les coudes, un pantalon beige à pinces, bien repassé et - il avait bien fallu accepter ce sacrifice - des chaussures (mais pas de chaussettes, il ne fallait tout de même pas pousser). Marie était radieuse. Elle avait su cacher sous un savant maquillage les défauts de son visage émacié par des mois d’excès et de malnutrition. Une couronne de fleurs de tiare dans les cheveux et une robe de jeune fille lui donnaient un air tout ce qu’il y avait de plus frais et aimable. Leurs belles mallettes en cuir inspirèrent confiance, l’officier inscrivit un tampon sur les billets et ils montèrent à bord. La cabine était fastueuse, avec deux grands lits et une salle de bains saumon. Il y avait même un balcon d’où l’on avait une vue panoramique sur la ville. Ils se regardèrent et éclatèrent de rire ensemble. Marie se jeta dans les bras de Gilles et ils roulèrent enlacés sur le king size. - Nous y sommes, dit Gilles, ils n’ont rien vu. Dans la chambre, l’air conditionné maintenait une fraîcheur un peu agressive. Marie sortit sur le balcon pour humer l’air chaud de cette fin de matinée et fumer une cigarette. Gilles appuya sur la télécommande et la télévision s’alluma. Les images montraient le navire et ses services. Les cinq restaurants, les deux piscines, le salon de beauté, les magasins de bijoux, de vêtements et de parfumerie, le casino, la salle de gym, les ponts… Le Queen Elisabeth II quitta Papeete le soir même pour Moorea où il s’ancra dans la baie de Cook. Sur leur balcon, Gilles et Marie, épaule contre épaule, regardaient les lumières du village de Pao Pao, leur

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village. Plus haut, sur les collines, il y avait leur maison, qu'ils avaient quittée sans rien dire à personne, sans prévenir, “à la cloche de bois”, y abandonnant leurs affaires et leurs souvenirs. Ils essayaient en vain d’apercevoir l’endroit où ils venaient de vivre les derniers mois de leur existence, l’obscurité était trop profonde, on ne distinguait déjà plus que les rares fare éclairés, éparpillés le long de la baie et sur les hauteurs. Le mont Tohiea pointait sa silhouette élancée caractéristique sur un ciel encore bleu où scintillaient les premières étoiles. L’air était doux, chargé de senteurs sucrées et d’effluves marins. Un riff de jazz leur parvenait du pont des premières. Marie prit la main de Gilles et la serra tendrement : - Allons dîner, dit-elle.

* Ce soir-là, Marie gagna au baccara. Elle fumait une cigarette sur le pont. Gilles n'avait pas voulu l'accompagner au restaurant ni au casino, il avait préféré la télé et un room service. En face d’elle s'étendait l'immensité obscure de l'océan Pacifique. Un air tiède et humide la frappait au visage. Le navire croisait vers le Sud, vers la NouvelleZélande. Ils avaient visité Bora Bora et son lagon magique. Une escale aux îles Cook leur avait permis de découvrir cet état lilliputien d’à peine plus de vingt mille âmes et six fois plus de touristes. La baignade et le farniente mis à part, l'activité prioritaire, pour les visiteurs étrangers, y est le tour de Rarotonga, l'île principale de l'archipel, sur laquelle vivent plus des trois quarts des habitants, pour la plupart dans des conditions plutôt traditionnelles. On effectue cette petite excursion d'une trentaine de kilomètres en moins d'une heure. Gilles et Marie

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avaient souhaité faire ce tour de l'île en vélomoteur, les célèbres mopeds des îles Cook, amusantes et pas chères. - Pour conduire aux îles Cook, vous devez posséder un permis de conduire local, leur dit-on à l'agence de location quand ils signèrent leur contrat. - Même pour une moped ? s’étonna Gilles. Mais, nous n'en avons pas. Et nous ne restons ici qu'une seule journée. - Ce n'est pas un problème, expliqua le loueur, vous pourrez vous procurer facilement des permis au commissariat de police. Pour se rendre jusque-là, il fallut tout de même bien conduire sans le fameux permis, mais le paradoxe ne semblait pas insurmontable. L'argent est rare dans ce minuscule archipel indépendant d’Océanie dont le gouvernement change sans cesse au gré de l’humeur des clans locaux. Tous les moyens sont bons pour s'en procurer auprès des touristes qui sont pratiquement la seule ressource marchande du pays. Gilles avait son permis de conduire français, mais pas Marie. En plus des quelques dollars néo-zélandais, la monnaie officielle, à verser en échange d'une petite carte personnalisée, plastifiée et officiellement estampillée, on lui expliqua donc qu'il lui fallait “passer l’examen”. Un officier de police allait, ici même, et tout de suite, lui faire subir l’épreuve. C’était l’affaire de quelques minutes. Un vrai gag ! Un couple d’enseignants français à Tahiti en vacances à Rarotonga se présenta au même moment au commissariat pour obtenir eux-aussi les précieux permis. Ils étaient fâchés, l’homme surtout, que sa femme tentait vainement de calmer. - C’est inadmissible, râlait-il en bon Français, nous venons ici chez vous dépenser notre argent et vous nous faites perdre notre temps. Je m’plaindrai.

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Franchement contrarié, il proférait à l’égard des officiers de police des insultes et des jurons français qu’il croyait incompréhensibles. Gilles n’en pouvait plus, il était écroulé de rire. Le surréalisme de la scène l’enchantait. Marie dut effectuer un petit circuit sur sa moped, en face du commissariat, sous l'œil torve et désabusé du policier qui la suivait à moto. La difficulté venait de la circulation à gauche. - Attention aux virages et aux croisements, l’avait prévenue Gilles. Prends soin de te rabattre du bon côté. Naturellement, elle s'était mélangé les pinceaux… Bonhomme, l'officier n'avait rien dit. On lui avait remis sa petite carte avec sa photo souriante et ils avaient finalement pu faire leur tour de l'île. Un souvenir charmant. Leur dernière escale était Suva, capitale des îles Fidji. Les croisiéristes n'y étaient pas descendus volontiers. Gilles et Marie avaient simplement parcouru quelques rues du centre ville et autour du port. Ils avaient remarqué la pauvreté de ce peuple composé, quasiment à parts égales, de Mélanésiens installés là depuis des millénaires et d'Indiens importés au dix-neuvième siècle par les planteurs de canne à sucre britanniques. Aucun brassage, aucun mélange n'a jamais pu se faire entre ces deux ethnies, si fondamentalement différentes à tous points de vue, celui de la religion notamment, mais avant tout dans leur apparence physique. Les grosses boules de cheveux crépus et les mines réjouies des Fidjiens de souche, simplement vêtus à l'océanienne - short, tee-shirt et souvent pieds nus -, contrastaient vivement avec les chevelures lisses et huilées des discrètes Indiennes en sari multicolores, avec les chemises blanches et les pantalons à pinces impeccables des jeunes hommes d'affaires indiens pressés.

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Marie revivait le film de ces derniers jours, tandis que le liner filait vers la Nouvelle-Zélande où il devait aborder le lendemain matin. Comme tout avait été facile ! L'idée lui était venue un mois plus tôt. Leur vie était devenue un enfer. Toute liberté de mouvement empêchée par le manque d'argent, toute liberté d'expression contrainte par l’environnement social et la maréchaussée. Ils passaient leurs journées à la maison ou aux alentours, oisifs, sans but, sans illusion, sans espoir. Ils mangeaient à peine une fois par jour et encore. Cette existence plutôt rude avait des effets dévastateurs sur le peu de sociabilité qu'il leur restait. Gilles et Marie naviguaient dans un autre monde depuis leur rencontre, mais, au début, ils savaient en revenir pour nous rejoindre dans le nôtre. À présent, c'était fini, tous leurs actes, toutes leurs paroles n'étaient plus que pure comédie. Leurs esprits étaient loin, aux confins de l'irréel. Elle n'avait pas eu à le convaincre. Il avait trouvé l'idée géniale, bien sûr, il l'adorait. Elle avait dû se résigner à ce qu'elle s'était pourtant juré de ne jamais faire, ressortir son vieux costume de l’épouse du chanteur. Vêtements, identité, moyens de paiement, passeport tout était officiel et valable, mais Marie n'était plus cette femme depuis longtemps. La photo était ressemblante, c’était suffisant. Quand elle s'était présentée à l'agence de Papeete pour acheter les billets pour la croisière, on ne lui avait posé aucune question. De toute façon, le chèque était aussi au nom de son mari, la star. Cela valait toutes les garanties. Elle avait demandé une suite sur le pont des premières, mais il n'en restait plus aucune de libre. Elle avait même payé d'avance les excursions aux escales. À Auckland, terme de la balade, elle avait réservé dans l'un des plus beaux palaces de la ville. Elle eut une pensée pour Michel, son mari, le père de ses enfants. Il allait sentir passer la note. Oh, et puis zut ! Il lui devait bien ça.

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Jusque-là, son plan s'était parfaitement déroulé. L'impatience la gagnait.

* Auckland est une ville agréable, presque une petite ville de campagne. Avec plus d’un million et demi d’habitants, c’est pourtant la principale agglomération de Nouvelle-Zélande 13 et aussi la plus grande cité polynésienne du monde. Les jeunes insulaires des minuscules archipels environnants s’y concentrent et tâchent, comme ils peuvent, d’y trouver la source de quelque revenu afin de pouvoir soutenir les familles restées au village. Ces remittances, comme on dit en anglais, ces “allocations familiales privées”, sont, avec la charité internationale (laquelle a fortement tendance à se réduire au fil du temps), la principale ressource économique de certains des États les plus pauvres de la région. Aux abords de Queen-Street, l’avenue principale qui monte du port vers les hauteurs, on trouve quantité d’hôtels de luxe. C’est là que Gilles et Marie avaient réservé un appartement, une suite présidentielle magnifique. Deux grandes chambres, avec chacune son immense salle de bains, et un salon adorablement décoré dans un style chaud et réconfortant paré de bois exotique. De nombreuses personnalités célèbres, historiques même, de la politique ou des arts avaient dormi là dans le passé. C’était le joyau de l’établissement, sa carte de visite. De ses balcons, au dixième étage, le regard pouvait

Même si ce n’est pas la capitale politique et administrative du pays laquelle est Wellington, un centre urbain bien plus modeste d’environ trois cent mille habitants seulement, situé à l’extrémité sud de l’île du Sud.

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parcourir le port et la ville sur cent quatre-vingts degrés, jusqu’à ses confins qui se perdaient au loin dans la verdure. Les deux amoureux se promenaient dans cette avenue commerciale, bordée de boutiques, de magasins et de restaurants. Dans les petites rues adjacentes, c’était une agitation tout aussi festive, mais plus feutrée et détendue, un peu bohème. Des affiches françaises décoraient des bars presque “intellos” où l’on dégustait avec étonnement et plaisir des vins blancs à la robe extraordinaire, des sauvignons frais aux effluves et saveurs de licthi, de kiwi, de citron, de pamplemousse ou même d’ananas. Vêtements, meubles, voyages, galeries, pâtisseries, tout était disponible dans un espace que l’on pouvait facilement parcourir à pied en une heure à peine. Auckland s’étend autour de son port où le yachting est pratiqué à l’échelle d’un peuple. La ville est divisée en plusieurs quartiers ayant chacun sa personnalité et son intérêt. Mais, Gilles et Marie préférèrent se limiter à Queen-Street, à quelques pas de leur hôtel. Le temps leur manquait. * Ils rentrèrent vers cinq heures. Gilles alluma la télévision et commença machinalement à zapper d’une chaîne à l’autre. Il regarda deux minutes d’un match de rugby, quinze secondes d’une émission éducative destinée aux mamans, il s’intéressa un peu plus longuement à un documentaire culturel maori. Les Maoris sont les premiers habitants de la Nouvelle-Zélande qu’ils appellent Aotearoa, le pays du long nuage blanc. En 1840, à Waitangi, leurs chefs ont signé avec l’Empire britannique un traité de protectorat prévoyant pour les

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Maoris des garanties foncières et culturelles qui ne furent jamais honorées. Marie se prélassait dans la baignoire, les yeux fermés, en se délectant de Bitches Brew de Miles Davis, le seul disque qu’ils eussent emporté. À six heures, on frappa à la porte. - Service de votre suite, Monsieur. Gilles ouvrit et deux garçons entrèrent, poussant des dessertes couvertes de nappes blanches immaculées et chargées de plusieurs demi sphères en argent massif. - Madam, Sir, voici votre dîner. Petites huîtres plates de l’île de Stewart dans le Sud de la Nouvelle-Zélande, accompagnées de citron vert provenant des vergers du nord du pays et de sauce au vinaigre de Xerès. Langouste du Pacifique grillée, avec une sauce au beurre de la presqu’île de Coromandel et un assortiment de petits légumes frais. Votre dessert est un soufflé aux framboises. Comme vous l’aviez souhaité, ce repas sera accompagné d’un champagne français de Dom Pérignon. Notre sommelier vous a toutefois proposé également un sauvignon blanc de Cloudy Bay, un célèbre vignoble de l’extrémité nord de l’île du Sud et The Rose, un cabernet-merlot produit tout près d’ici dans l’île de Waiheke, dans la baie d’Auckland. Il est parfait pour vous aider à apprécier votre soufflé aux framboises. Pendant que le maître d’hôtel présentait le menu, l’autre garçon s’affairait à installer toutes ces merveilles gastronomiques sur la belle table du salon. Corbeille de fleurs, argenterie et porcelaine décorée. Tout était parfait !

*

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Marie sortit de la chambre. Ils avaient choisi de se vêtir de blanc. Elle portait seulement une robe en satin, longue, moulante. De fines bretelles la retenaient à peine sur ses épaules décharnées mais bronzées, largement dégagées. Elle avait maquillé ses yeux et ses longs cheveux blonds illuminaient son visage. - Waoh ! fit-elle, impressionnée, en voyant la table dressée. Elle examina Gilles de la tête aux pieds en souriant. Même cette occasion exceptionnelle ne l’avait pas persuadé d’enfiler des chaussures. Il avait les pieds nus, comme toujours. Mais, pour le reste, c’était l’élégance même. Il avait détaché ses cheveux et, pour une fois, les avait soigneusement brossés. Vêtu d’une ample chemise douce et souple et d’un pantalon aux plis révisés par le service d’étage de l’hôtel, il était recroquevillé dans l’immense canapé, les bras autour des genoux, le menton posé, pensif, observant ce qui l’entourait dans un silence ironique. Marie s’approcha de lui et s’assit à l’autre bout du canapé. - Pour notre dernière soirée… commença-t-elle, mais, réfléchissant, elle corrigea : Non, je me trompe, ce n’est pas notre dernière soirée, c’est notre première soirée, tu verras, c’est maintenant la vraie vie. Tu veux bien me servir un peu de champagne ? Oh et puis, non tiens, fais-moi goûter de ce petit vin blanc du pays. Le Cloudy Bay descendait doucement dans sa gorge. Il y répandait sa fraîcheur citronnée, ses arômes de fruits exotiques et sa vigueur typique. C’était délicieux. Marie posa son verre et s’approcha de Gilles. - Tu as peur ? lui lança-t-elle. - Je ne sais pas. - Comment ça, tu ne sais pas si tu as peur ?

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-

Oui, c’est ça, je ne sais pas. À la fois, c’est troublant et en même temps, je suis impatient, je voudrais savoir. - Qu’est-ce que tu voudrais savoir ? - Eh bien, ce qu’il va se passer, si nous allons pouvoir rester ensemble. - Tu en doutes ? Tu regrettes ? - Bien sûr que non. - Allez, viens. Gilles s’allongea sur le dos, la tête posée sur le satin blanc qui couvrait les cuisses de Marie. Elle lui caressa le visage, posa ses lèvres sur les siennes et sa main sur sa poitrine. Leurs cheveux se mélangèrent. Un témoin de cette union blonde et blanche eût été enchanté. Dans cette demeure superbe, dans l’attente de ce dîner extraordinaire, l’union de ces deux êtres semblait comme un mariage angélique.

* Au matin, le téléphone sonna dans la chambre. Personne ne répondit. Un quart d’heure plus tard, la sonnerie retentit à nouveau, mais sans plus de succès. Quelques instants plus tard, on frappa à la porte : - Madame ? Monsieur ? Silence. Une heure encore se passa, puis on frappa à la porte à nouveau : - Madame D. ? Le chef de la sécurité de l’hôtel s’était déplacé en personne, accompagné d’un assistant manager. - Tout va bien ? Allons, ouvrez cette porte, insista-t-il.

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Silence. À l’aide de son passe, il pénétra discrètement dans l’entrée de la suite, puis dans le salon. Il y remarqua une table dressée d’un somptueux dîner auquel nul n’avait touché. À sa gauche, la porte de la chambre était grande ouverte et il pouvait apercevoir le pied du lit. Il s’approcha : - Madame D. ? Êtes-vous là ? Rien, pas de réponse, l’appartement semblait vide. - Ils ont dû filer, pensa-t-il, mais pourquoi n’ont-ils pas dîné ? Le vigile osa passer la tête dans l’embrasure de la porte de la chambre. C’est alors qu’il les découvrit et ce qu’il vit s’inscrivit dans sa mémoire pour le reste de ses jours. Tout habillés de blanc, Gilles et Marie étaient allongés côte à côte, sur le grand lit non défait. Se tenant la main, ils semblaient dormir comme dans un conte de fée. Leurs visages étaient souriants et apaisés. On ignore comment ils s’étaient procuré la strychnine, mais Gilles avait injecté le poison à Marie avant de se l’administrer luimême. La seringue gisait sur la moquette, de son côté.

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