TEXTE 006 – BARTHELEMY Sarah Call Brussels
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Call Brussels - Liesbeth, viens voir ça !
La vieille dame essuya ses mains avec son tablier et rejoignit son mari près de la fenêtre.
- Regarde. Regarde-moi ça. Qu'est-ce que c'est encore que cette chose à ton avis ? Dehors, sur la place, quatre hommes s'affairaient dans le petit matin brumeux pour
mettre sur pied une sorte de smartphone géant au centre duquel était accroché un cornet de téléphone à l'ancienne. Autour de lui, sur l'écran virtuel, une affiche bleue portait ces trois simples mots "Answer the phone".
- Ha, fit Liesbeth. Ça doit être la campagne de publicité dont ils ont parlé hier à la télévision. Un demi-million d'euros, que ça aurait coûté ! Pour "redorer le blason de Bruxelles"...
- Je n'ai pas entendu, bougonna Joseph, perplexe.
D'un haussement de sourcils, il encouragea Liesbeth à lui expliquer ce qu'elle savait.
- Le principe est simple : ils ont placé trois téléphones géants comme celui-ci dans Bruxelles. Les deux autres sont au Mont des Arts et sur la Place Flagey. Les touristes étrangers qui hésitent à venir en séjour chez nous peuvent composer un numéro gratuit qui fait sonner ces bornes. Quand le téléphone sonne, un passant peut répondre. -
Pour dire quoi ?
-
Mais pourquoi ont-ils placé un téléphone ici ? Molenbeek n'est pas ce qu'il y a de
-
Que tout va bien, qu'il fait beau, que la ville est belle... Que sais-je, moi ? plus touristique...
-
Justement... A ton avis ?
-
Et redorer le blason, mon Joseph... Si Bruxelles en a besoin, Molenbeek est encore
-
Ha... Oui... Pour rassurer...
plus nécessiteuse avec tout ce qu'on en a dit ces derniers temps.
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Les deux vieux restèrent silencieux un moment. Dehors, le téléphone était debout et les ouvriers semblaient occupés à faire les derniers raccordements. -
Qui dit que quelqu'un va décrocher si le téléphone sonne ? demanda soudain
-
Il parait qu'il y aura un animateur, lui répondit sa femme.
-
C'est censé en durer cinq, rétorqua Liesbeth en tournant les talons.
-
Joseph.
Ca ne tiendra pas deux jours !
Alors que Liesbeth retournait en cuisine pour éplucher, laver et tailler en dés les légumes destinés à sa ratatouille, Joseph approcha son fauteuil de la fenêtre et s'y
installa. Aussi futile que cela lui parut, cette campagne mettait un peu d'activité sous ses fenêtres. Cela sortait du commun et le distrayait un peu de son ennui. Bien callé contre le dossier, Joseph entreprit de bourrer sa pipe. Il huma d'abord longuement son tabac. Du tabac de la Semois comme on n'en trouvait presque plus... Le seul pourtant à sa connaissance qui vaille quelque chose pour priser.
Joseph avait fini par allumer sa pipe. Les ouvriers, leur travail terminé, s'en étaient
allés. Le vieil homme somnolait, perdu dans ses pensées, lorsqu'un bruit de portière le sortit de sa torpeur. -
Godverdomme ! s'exclama-t-il en jetant un œil par la fenêtre.
Sorti d'une camionnette aux couleurs de l'association Visit Brussels, l'agence bruxelloise du tourisme, un homme vêtu d'un costume trois pièces bleu électrique
assorti d'une cravate jaune était en train de s'équiper d'un micro en mode kit mains libres, mais dont la qualité principale n'était assurément pas la discrétion. Quand tout fut en place, la camionnette repartit, laissant le pauvre bougre seul sur la place. -
Liesbeth ? L'animateur a été livré... Il ne tiendra pas jusqu'à ce soir.
Poussée par la curiosité, Liesbeth s'approcha de la vitre, une cuiller en bois à la main. Elle se pencha pour mieux voir, émit un petit rire et se détourna en soupirant.
Sur la place, les gamins et les jeunes gens arrivaient en bandes discrètes. Ils observaient l'animateur, goguenards et à bonne distance.
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Le repas était prêt. A regret, Joseph quitta sa fenêtre et son fauteuil pour passer à
table. La ratatouille de Liesbeth était délicieuse, mais - bien qu'il mangeât avec appétit Joseph ne la dégusta pas comme à l'accoutumée. Il n'eut pas osé l'avouer, mais il avait
hâte de retourner à la fenêtre pour voir comment s'en sortait l'animateur. Le repas terminé, le vieil homme aida prestement sa femme à débarrasser et à remplir le lave-
vaisselle. Ensuite, tandis que Liesbeth s'installait dans le divan du salon pour suivre le 13H, puis regarder "Clem", son téléfilm fétiche, Joseph regagna son poste d'observation.
Sur les pavés de la place, l'animateur faisait de grands gestes, tâchait d'interpeler les passants qui poursuivaient leur chemin en le regardant à peine, agitant machinalement
une main dans sa direction en signe de refus. Joseph brûlait d'envie d'ouvrir la fenêtre
pour tenter de l'entendre se débattre dans cet océan de solitude et d'indifférence, mais il faisait bien trop froid en ce début janvier et il y renonça. L'évocation du froid fit naitre en lui un peu de pitié pour cet homme en bleu qu'il surnommait laconiquement "Visit
Brussels". Il faisait un travail ingrat et difficile, et il faisait "vraiment caillant", comme on dit...
Joseph observait méticuleusement l'animateur pour tenter de détecter s'il souffrait ou
non du froid, lorsqu'un détail attira son attention. Dans le dos de Visit Brussels, deux
gamins s'approchaient à pas de loup. Joseph flaira immédiatement le mauvais coup... Il
regarda, impuissant, les deux "ketjes" s'avancer et renverser un grand récipient rempli d'eau sur les épaules de l'animateur avant de détaler en riant comme des fous. Joseph
ouvrit la fenêtre juste à temps pour capter le cri du pauvre bougre. Dans un angle de la place, un petit groupe de jeunes loubards riaient, se moquant du "bouffon". Excédé,
bouillant de rage et d'amertume autant que grelottant de froid, l’animateur, oubliant toute retenue, se mit à marcher vers eux en les invectivant. Il ne fallait pas être voyant
pour deviner que les choses risquaient fort de mal tourner. Déjà, les cinq jeunes gens s’étaient redressés et serraient les rangs, mâchoires contractées, poings serrés, prêts à
rosser ce quadragénaire trempé qui s’avançait vers eux en se proposant de leur inculquer le respect.
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Joseph tendait déjà la main vers son téléphone portable afin d’alerter la police qu’un
homme allait être lynché sous ses fenêtres, lorsqu’il vit monsieur Ibrahim, le boucher,
sortir de chez lui pour s’interposer. C’était déjà un homme relativement âgé. Dans quelques mois, une année tout au plus, il prendrait sa retraite, mais en attendant il était
toujours là, fidèle au poste. Il avait gagné au cours de ses années de travail en boucherie une carrure plus qu’imposante et il jouissait, dans le quartier, du respect de tous. Dès sa sortie de son échoppe, les jeunes s’étaient tus. Se croyant craint, Visit
Brussel continuait d’avancer, criant de plus belle, jusqu’à ce que monsieur Ibrahim lui barre la route. Joseph n’avait jamais vu quelqu’un s’arrêter si net. On eut dit que le
pauvre homme avait été mis en pause. Le boucher lui adressa un petit sourire, puis passa son bras autour de ses épaules et l’emmena chez lui. -
Ferme la fenêtre, Joseph, il gèle à pierre fendre !
Joseph s’exécuta immédiatement en entendant la demande de sa femme depuis le salon voisin.
Comme on pouvait s’y attendre, l’animateur ne reprit pas du service ce jour-là. En fait, il
avait immédiatement rendu son tablier et il n’allait se trouver personne au sein de
l’agence pour le tourisme, pour le remplacer. Néanmoins, ignorant ces évènements, Joseph continuait à surveiller la place. Aux petits sursauts des passants, aux regards
étonnés qui convergeaient vers la borne téléphonique, Joseph se doutait que le
téléphone sonnait régulièrement, mais il ne se trouvait personne pour y répondre. Il remarqua cependant un jeune homme, qui passait régulièrement sur la place, marchant
doucement, semblant ne pas avoir de destination précise. Il portait un blouson bleu marine, un jeans et des baskets fluorescentes ; c’est à cause de ce dernier détail que Joseph l’avait repéré.
Vers 18h, alors que Joseph allait se lever pour le souper, il vit de nouveau « l’inconnu
aux baskets ». Ce dernier marchait lentement, cherchant à adopter la démarche de celui qui flâne sans but. Soudain, il s’immobilisa, à un mètre du téléphone. Joseph 5
entrouvrit sa fenêtre un instant pour confirmer son intuition : le téléphone sonnait. Le garçon regarda autour de lui, cherchant peut-être un quidam pour répondre à sa place.
A moins qu’il n’ait juste cherché à s’assurer qu’il était bien seul avant de décrocher. Car oui, il avait décroché. D’une main hésitante, certes, mais il avait pris le combiné et il parlait à présent au téléphone avec un inconnu qui voulait en savoir plus sur Bruxelles…
Le lendemain, Joseph reprit son poste près de la fenêtre, faute d’avoir mieux à faire. Il constata que l’animateur n’était pas revenu, que le téléphone semblait sonner plus souvent, mais que les gens n’osaient toujours que très rarement décrocher.
Vers 14h, Joseph vit soudain reparaitre les deux petits chenapans de la veille, qui avaient versé de l’eau sur « Visit Brussels ». Ils ne devaient guère avoir plus de douze
ans et faisaient sûrement l’école buissonnière… Le blouson fermé jusqu’au menton, le
bonnet enfoncé sur les oreilles, les gamins s’installèrent au pied du téléphone. Ils sortirent des feutres indélébiles de leurs poches et se mirent en devoir de « décorer » la
borne. Joseph poussa un long soupir fatigué. Ces enfants n’avaient-ils de respect pour rien ? Pourquoi n’étaient-ils pas à l’école ? Quelqu’un s’en tracassait-il ? Il en était là de ses réflexions lorsqu’il vit les enfants bondir sur leurs pieds, comme mus par un ressort. Joseph n’eut guère de mal à comprendre quelle mouche les avait piqués : le téléphone sonnait et c’était bien ce qu’ils attendaient. L’excitation se lisait sur leurs visages.
Comme la veille, Joseph entrouvrit sa fenêtre. Il tendit l’oreille. Hélas, les enfants
étaient trop loin pour qu’il put entendre quoi que ce soit, d’autant que, si sa vue était excellente, son ouïe, elle, lui jouait parfois des tours. Néanmoins, leurs mimiques et
leurs rires ne laissaient que peu de place au doute : ils ne devaient pas être en train de contribuer à redorer l’image de leur capitale. C’est alors qu’à la grande surprise de
Joseph, le jeune homme de la veille reparut. Il semblait furieux et s’abattit sur les enfants avant que ceux-ci aient eu le temps de percevoir la menace. Il les attrapa par
les cols de leurs manteaux et les entraina loin du combiné. Les pieds des gamins touchaient à peine le sol et leurs bras battaient vainement l’air pour tenter de se 6
dégager tandis qu’ils étaient emmené un peu plus à l’écart. Le jeune homme les fit
asseoir sur un banc. Il avait changé sa prise et les gardait à présent bien assis tandis qu’il leur parlait. Au fil des minutes, les enfants avaient cessé de se débattre et Joseph
fut surpris de voir les garnements baisser les yeux ; il lui sembla même que l’un d’eux pleurait. Quand ils furent libérés de la poigne de leur geôlier, ils ne prirent pas la fuite
comme Joseph s’y attendait : ils s’en allèrent simplement, tête basse. Le vieil homme n’en revenait pas. Il regarda bouche bée le jeune justicier aller raccrocher le combiné pour permettre d’autres appels, puis il se leva. Il voulait raconter à Liesbeth ce à quoi il
venait d’assister, mais quand il pénétra dans le salon, il s’aperçut que son épouse s’était endormie devant la télévision. Joseph saisit alors un plaid pour couvrir
tendrement sa moitié, puis il enregistra le programme qu’elle était en train de manquer et repartit sur la pointe des pieds vers la salle à manger. Il reprit place dans son fauteuil et à son tour, il s’assoupit.
Quand Joseph se réveilla, 15h étaient passées de quelques secondes. Il avait mal partout. Il s’étira et se rendit à la cuisine pour mettre l’eau à bouillir pour le thé avant de réveiller Liesbeth.
Le vieux couple dégusta son thé en grignotant un biscuit, puis chacun retourna vaquer
à ses occupations. De retour près de la fenêtre, Joseph eut un choc : le jeune homme
était installé à côté du téléphone, dans un fauteuil de camping pliable. Jusqu’au souper, Joseph l’observa. Chaque fois que le téléphone sonnait, le garçon se levait, regardait
autour de lui pour s’assurer qu’il ne privait personne du privilège de répondre, puis décrochait. Vers 18h, une femme voilée sortit d’un des immeubles situés de l’autre côté
de la place. Elle portait un plateau et s’avançait vers la borne de Visit Brussels. Lorsqu’il la vit, le jeune homme se leva pour l’accueillir, la débarrassa du plateau et se pencha
vers elle en signe de respect et de gratitude. Alors que la dame regagnait son appartement, le jeune homme déboucha la bouteille thermos et versa dans un bol un liquide fumant. Allait-il donc rester là encore longtemps ?
Sans surprise, au souper, la conversation roula exclusivement sur le comportement de ce jeune homme. Les deux septuagénaires passèrent ensuite au salon pour suivre une 7
émission de variété. Au moment d’aller se coucher, Joseph écarta les tentures pour jeter un dernier coup d’œil sur la place endormie. - Liesbeth ... Il est toujours là ?!
Et il y était encore le lendemain matin, lorsque Joseph se leva. Emmitouflé dans une couverture, tel un SDF, se pouvait-il que le garçon ait dormi là ? En tout cas, Joseph ne le vit pas quitter son poste de toute la matinée. A midi, le vieil homme vit à nouveau la
dame de la veille sortir de chez elle avec un plateau destiné à l’inconnu du téléphone. La curiosité de Joseph était à son paroxysme. Finalement, après avoir diné, n’y tenant plus, il prit son manteau, sa canne et son chapeau et sortit. -
Bonjour, jeune homme.
-
Puis-je vous demander… J’habite en face et je vous observe depuis hier…
-
Bonjour, monsieur, répondit poliment le garçon, l’air un peu étonné.
Joseph ne trouvait plus ses mots, mais le jeune homme vint à son secours : -
Vous vous demandez ce que je fais ?
Oui. Qui êtes-vous ? Que faites-vous là ?
Le jeune homme sembla réfléchir, cherchant ses mots. Joseph en profita pour l’observer. Il était jeune – la vingtaine environ. Ses cheveux étaient noirs de jais, il avait le type maghrébin, mais des yeux étonnamment bleus.
- Je m’appelle Karim Bouhakri. Je vis ici depuis trois semaines, chez ma tante. Je ne
connais pas encore bien la Belgique, mais je veux témoigner que c’est un beau pays et dire aux gens du monde qu’il ne faut pas avoir peur de venir.
- Avez-vous entendu parler des attentats de Paris, en France ? Savez-vous que l’un
des responsables de tout cela vient d’ici ? Peut-être que les gens feraient mieux
-
d’avoir peur, rétorqua Joseph plein d’amertume.
J’ai entendu parler de tout ça, bien sûr, répondit Karim, mais ça ne veut rien dire. La
violence aveugle tue partout : dans les musées, sur les plages, dans les métros … Les touristes ne risquent pas plus leur vie ici qu’ailleurs. Le monde est beau, ce serait dommage de se priver de le visiter, si on le peut, parce qu’on a peur. Et puis au pire, comme disait ma mère, « le chat n’attaque pas son panier » ... 8
-
Ce qui signifie ?
Que s’il y a vraiment des terroristes cachés à Molenbeek, ils n’attaqueront pas Molenbeek. Alors autant y venir.
Karim avait prononcé ces mots en souriant, par boutade, mais il se rendit vite compte de son erreur : Joseph s’était brusquement assombri. Lui qui était né à Bruxelles, qui avait
passé sa vie à Molenbeek, souffrait sincèrement de voir ainsi sali le nom de sa commune.
Les deux hommes restèrent un moment silencieux, ne sachant ni l’un ni l’autre comment
relancer la conversation ou prendre congé. La sonnerie du téléphone les fit sursauter. D’un signe de tête, Karim proposa à son ainé de répondre, mais ce dernier déclina l’offre et profita de ce que son compagnon était occupé pour s’esquiver.
Toute l’après-midi, Joseph rumina sa brève conversation avec le jeune Bouhakri. Vers 17h30, constatant que le jeune homme n’avait toujours pas quitté son poste, il se décida à redescendre. -
Va te réchauffer, fils. Cela fait plus de 24h que tu es là, il fait froid et tu commences à
-
Je commence à… quoi ? demanda Karim
-
« bibberer », comme on dit par ici. Je prends le relais une heure.
A bibberer. A trembler de froid si tu préfères. Allez, va-t’en vite.
Face à l’air décidé de Joseph, Karim céda de bonne grâce. Il revint peu avant 20h et se confondit en excuses auprès de Joseph : après avoir mangé et s’être rapidement
douché, vaincu par la douce chaleur de l’appartement, il s’était assoupi. Joseph ne lui en tenait pas rigueur.
Le vieil homme se leva de bonne heure le lendemain. Il déjeuna puis descendit aussitôt prendre des nouvelles de Karim, toujours installé au centre de la place.
-
Pourquoi passes-tu la nuit là, fils ? Tu vas attraper la mort ! Personne ne va appeler
-
Si. Si, monsieur, à cause du décalage-horaire. Il y a beaucoup d’appels, la nuit, c’est
la nuit…
pour cela que je reste.
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Le décalage-horaire… Joseph se sentit honteux de ne pas y avoir pensé. Il retrouva
une contenance en envoyant le garçon se reposer jusque 11h. Karim fut cette fois des plus ponctuels. Joseph remonta alors diner chez lui, près de Liesbeth. Après le repas,
c’est ensemble que le vieux couple rejoignit le garçon. D’autres habitants du quartier passaient à présent saluer le jeune homme. Certains lui apportaient même du café, du thé ou quelques douceurs pour l’encourager, mais personne ne restait bien longtemps à
ses côtés. Il faisait beau ce jour-là et le trio passa une bonne partie de l’après-midi à
discuter, entre les coups de téléphone et les prières que Karim effectuait le plus rapidement et le plus discrètement possible cinq fois par jour, comme le prescrivait le Coran.
Ce soir-là, au journal télévisé, Joseph et Liesbeth découvrirent des images de l’opération « Call Brussels » filmées au Mont des Arts. Des passants, touristes ou
bruxellois, s’arrêtaient, répondaient au téléphone pour dire que tout allait bien à Bruxelles, puis reprenaient leur chemin. -
C’est injuste, fit calmement Liesbeth après que le présentateur eut annoncé qu’ils seraient le lendemain en direct de la place Flagey pour la clôture de l’opération.
Joseph n’eut pas besoin que son épouse exprime plus clairement sa pensée pour la comprendre et la partager : aucune image ne serait tournée depuis Molenbeek, personne ne saurait jamais qu’un gamin s’était sacrifié jour après jour pour l’opération.
Pourtant, l’histoire de ce garçon était bien plus intéressante que ces anecdotes de touristes. Les deux époux l’avaient découvert lors de leurs conversations avec Karim. Né en Syrie d’une mère belge musulmane et d’un père syrien, le jeune homme avait
presque toujours connu la guerre et avait été témoin de plus d’horreurs en 18 ans que
Joseph et Liesbeth réunis. Son père était mort lapidé sous ses yeux pour une raison
obscure le jour de ses seize ans. Sa mère était alors tombée sous la coupe de Bashar, le frère ainé du père de Karim, un homme violent et autoritaire, qui avait décidé de faire
de la veuve sa nouvelle épouse. Le calvaire de sa mère auprès de l’oncle avait duré deux ans. De son côté, Karim avait lui aussi souffert puisque Bashar avait exigé de lui qu’il s’engage dans une milice extrémiste, chargée de faire respecter la charia dans le village. Par peur, Karim avait joué le jeu, mais dès le jour où sa mère était décédée, 10
probablement sous les coups de l’oncle, le jeune homme avait fui. Ses parents étaient des gens ouverts qui lui avaient appris le français et lui avaient offert la double
nationalité. Le jeune homme avait profité de cette double chance pour être accueilli en Belgique. Là, il avait retrouvé la sœur de sa mère, qui avait immédiatement accepté de l’héberger. Et Karim, profitant de son temps libre, avait découvert Bruxelles. Pour lui,
c’était le paradis. Les ilots de verdure au sein d’une ville grouillante le laissaient rêveur.
Si ce jeune homme curieux se rendait partout, il adorait aller se promener dans le parc du Cinquantenaire. Le trajet en métro – moyen de transport nouveau pour lui – le
faisait frissonner, mais d’une peur agréable, d’une crainte mêlée d’excitation. Une fois
sur place, il profitait du calme de l’endroit et de la beauté de la nature malgré le froid. Il regardait les gens : les jeunes amoureux s’embrassaient librement puis poursuivaient
leur chemin serrés l’un contre l’autre, les enfants courraient, insouciants, les joues rougis par l’air piquant de l’hiver… Il n’avait rien connu de tout cela en Syrie. A côté de
ça, Karim aimait aussi se promener en ville. Il trouvait merveilleux de voir des œuvres d’art qui surgissaient au détour d’une rue, certaines majestueuses comme l’Atomium, d’autres plus discrètes comme le Manneken-Pis. Il était fasciné de voir tant d’êtres si
différents – de par leurs origines, leurs religions ou leurs langues – se côtoyer en paix.
C’était tout cela qu’il avait expliqué aux deux enfants d’hier, à ces deux vauriens qui ignoraient leur chance et crachaient sur leur ville. C’était tout cela dont il témoignait
depuis quatre jours auprès d’inconnus qui téléphonaient pour savoir si la Belgique était un pays dangereux.
Le cinquième et dernier jour de la campagne « Call Brussels » arriva. Karim était toujours à son poste. D’un commun accord, Joseph et Liesbeth ne le rejoignirent pas,
ce jour-là, mais ils l’observèrent, comme au début, depuis la fenêtre de leur
appartement, vers laquelle Karim tournait de temps en temps la tête, étonné de ne pas voir ses amis. Vers 17h, leur patience fut récompensée : ils virent deux camionnettes de
la télévision s’arrêter sur la place. Caméra au poing, micro en main, caméramans et journalistes de deux chaines concurrentes s’approchèrent d’un Karim ébahi et décontenancé. Joseph et Liesbeth échangèrent un regard complice. 11
Les équipes de démontage des bornes arrivèrent juste au moment du duplex. Lorsque la télévision partit, le couple descendit.
-
Ça y est, c’est fini… fit Joseph, ne sachant comment entamer la conversation.
-
Que vas-tu faire, à présent ? s’enquit Liesbeth.
-
Oui, c’est fini, répéta simplement Karim.
Je ne sais pas… En Syrie, j’avais appris des rudiments de boucherie. J’aimerais bien ouvrir une boucherie hallal-bio ici, mais il faut que je me forme.
-
Je suis sûr que tu y arriveras, mon garçon ! Et je pense même que quelqu’un pourra
-
En tout cas, si tu as besoin d’un coup de main, tu sais où nous trouver, ajouta
-
Choukran ! Merci ! Mais je crois que vous m’avez déjà aidé, fit le garçon, malicieux.
t’y aider, dit Joseph en glissant un regard vers monsieur Ibrahim qui s’approchait. Liesbeth.
Karim serra vigoureusement la main de Joseph puis accepta, un peu gêné,
l’embrassade de Liesbeth, après quoi les deux vieux, blottis l’un contre l’autre tournèrent les talons et rentrèrent chez eux, laissant Karim entre les mains de monsieur Ibrahim.
Ce soir-là, à 19h, installés dans leur canapé, Liesbeth et Joseph avaient attendu. Enfin, le sujet qui les intéressait était arrivé. Ce soir-là, sur leur écran comme sur celui de
millions de Belges, était apparu un jeune belgo-syrien aux yeux d’un bleu hypnotique. Ce soir-là, ce garçon avait rappelé à tous combien ils avaient de la chance de vivre en
Belgique, et combien leur capitale était riche et belle. Ce soir-là, seul face à la caméra,
ce garçon avait conclu son intervention par ces mots un peu hésitants « Bruxelles, hép poka ; ik hou van je ; je t’aime ».
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