TEXTE 008 – SICHET François Du monde et des environs
DU MONDE ET DES ENVIRONS Je n’y connais pas grand-chose en botanique. Mais j’imagine qu’il existe des
végétaux qui se laissent porter par le vent ou le courant, jusqu’à trouver un lieu où planter leurs racines.
Pendant 30 ans, je n’avais jamais cherché à planter les miennes. Pas besoin, pas
envie, pas même conscience d’en avoir besoin ou envie. Ni là où je suis né et où j’ai grandi. Ni ensuite, dans les lieux que la vie d’adulte m’ont amené à traverser, à visiter, à habiter. Jusqu’au jour où j’ai rencontré Bruxelles. Enracinement Cela s’est fait tout en douceur, sans que je m’en rende compte. Et récemment, en
entendant quelqu’un parler de son attachement à sa région, j’ai réalisé que pour la première fois, moi aussi je connaissais et comprenais ce sentiment. Me voilà
solidement planté dans ce sol argileux que cache la pierre bleue des trottoirs.
Profondément, jusqu’aux berges disparues de la Senne, jusqu’aux fondations du
palais de Charles Quint. Ou celles d’un immeuble de bureaux très laid des années 70, remplacé dans les années 2000 par un immeuble... aussi laid et déjà démodé.
J’avais en débarquant ici une seule image en tête : le triste et noir Berlaymont avant
rénovation qui illustrait la page Bruxelles d’un dictionnaire familial. De l’esplanade de la gare du Midi, triste et venteuse, je prenais le Palais de Justice et sa coupole
couronnée pour le Palais Royal. Dans mes bagages : quelques à priori. Pas ceux
d’un Belge qui « monte » ou « descend » à Bruxelles. Mais ceux d’un Européen pour qui cette ville est une capitale imposée, plus ou moins concrète. Et puis le climat, la tristesse de la brique... Des clichés balayés un par un et transformés en autant de
raisons d’attachement. Je ne peux plus me passer de cette météo changeante qui évoque la mer même loin des embruns. Et je caresse aujourd’hui les briques avec
plaisir, en recense toutes les nuances. Rose tendre comme à Bruges. Pain d’épice comme à Lier. Brunes comme à Charleroi. Brol muséifié Apprivoise-t-on un lieu ? Ou se laisse-t-on apprivoiser ? Peu importe. Chacun se
rapproche puis (éventuellement) s’attache comme il veut ou comme il peut à son lieu de résidence. Je l’ai fait à la force de mes mollets. En marchant et en courant des
heures et des heures chaque semaine à travers toute l’agglomération. Du nord au
sud, d’ouest en est, de quartiers denses en zones industrielles, de rues populaires en quartiers huppés, de parcs en friches. En longeant le canal. En frôlant la
campagne environnante. Au hasard d’abord. En connaisseur ensuite. Sans jamais
ressentir la moindre routine même dans les lieux traversés mille fois. Toujours une découverte, une surprise, un coin de rue à ajouter à ma collection.
Beau et moche, vieux et neuf, sale et propre, vert et gris, briques et béton, ... tout se mélange, se superpose. Bruxelles peut être harmonieuse, uniforme, mais sur 100
mètres, pas plus. Elle est à la fois un brol géant et une ville musée. Un déconcertant brol muséifié où rien ne laisse indifférent. Et c’est avant tout pour cela que je l’aime, pour ce qu’elle offre d’inattendu.
Ici, tout est possible, le meilleur comme le pire. Il y a ce dont on veut et on ne veut pas, quelque chose pour chacun d’entre nous, quels que soient sa vie, ses
problèmes, ses passions. On peut changer d’ambiance 10 fois en une heure.
Bruxelles, d’une manière ou d’une autre, nous ressemble forcément. Une ville à taille humaine dit-on. Une formule toute faite. Mais qui pour Bruxelles ne se limite pas à la
taille. Bruxelles se côtoie, s’approche comme une personne. On l’aime, on la déteste, elle énerve, elle procure du bonheur, apporte de la chaleur, inquiète, accueille, réveille, endort... Elle rit, elle souffre.
On ne peut l’aimer qu’en y plongeant, pas en naviguant en surface. Elle est une dirty beauty comme dit Arno dans ses interviews. Pas une ville fantasmée qui fait rêver le monde entier. Pas une ville figée dans son passé, engluée dans son image au point
de ne plus rien oser. Alors oui, il faut « travailler » pour l’aimer, faire des efforts. Mais l’amour qui en naît... n’en n’est que plus fort. Rares sont ceux qui ont eu un coup de foudre immédiat pour elle. Mais, le coup de foudre passé... que peut-on espérer de plus fort dans une relation ? Il faut prendre son temps avec Bruxelles. Puis, de
découverte en découverte, on se sent privilégié d’avoir eu la curiosité et la patience de parvenir à l’aimer dans ses imperfections. Bruxelles est comme un beau bureau très mal rangé, encombré, mais dont on est fier car il est à nous et nous seul pouvons-nous y retrouver.
Et qui dit imperfections dit possibles corrections. Et interrogations, réflexions. Une ville perfectible donc passionnante. On ne peut se contenter de l’admirer ou de la
détester quand on y habite. Elle oblige à avoir un avis sur ce qu’on aimerait qu’elle
soit. Je ne peux m’empêcher d’accélérer mentalement les projets et les chantiers qui succèdent aux chantiers et qui ne vont jamais assez vite. J’en imagine de nouveaux. C’est ma maison après tout, j’ai envie de l’aménager au mieux. Des rêves vains comme le retour de la Senne et de ses îles, la reconstruction de la Maison du
Peuple, la renaissance des marchés couverts, nager ou patiner sous l’immense hall de Tour & Taxis, voir le « parking » du Sablon devenir une vraie place... D’autres
aussi, beaucoup plus urgents, qui permettraient d’offrir à nous tous, et à ceux qui viendront, un cadre de vie plus agréable. Carte mentale amoureuse Nous avons tous une carte mentale de la ville où nous résidons. Les gares et
stations de métro que l’on utilise. Le lieu de travail, les amis, le Delhaize le plus
proche. Les relais majeurs de la mienne sont... les chats. Dans cette ville sans volet, ils nous regardent passer et se laissent admirer. J’en connais des dizaines. Chacun ses critères... Nos cartes mentales comprennent également mille sensations et
souvenirs. Une collection de J’aime/J’aime pas. Des habitudes aussi, une routine parfois recherchée, rassurante.
Il y a des J’aime pas bien sûr. Certains font presque partie du charme de Bruxelles.
Mais là n’est pas le sujet. Voici donc une longue liste – non exhaustive - de J’aime : J’aime écouter parler des dizaines de langues. Surtout par nous, les Bruxellois nés ici ou ailleurs. Mais aussi dans un café du quartier européen. Ou entre la gare du Midi et la Grand Place, par des touristes qui se demandent où ils ont débarqué. J’aime les lambics acides/amers en été et le chocolat chaud en hiver. Cécémel acheté au coin de la rue ou élixir coûteux mais inoubliable d’un chocolatier.
J’aime regarder les canards coloniser les bassins des parcs et entendre les oies qui
crient au scandale. Chaque année, voir naître, grandir et s’envoler les petits faucons de la cathédrale. Et en hiver, voir revenir les mouettes. La mer est si proche...
J’aime aller au marché du Miroir à Jette. Et à celui du jeudi à Molenbeek. Puis
regarder tourner les moulins colorés le long du canal et les péniches qui freinent à l’approche des écluses.
J’aime, une écharpe jaune et bleu autour du cou, chanter Bruxelles, ma ville, je
t’aime... lors d’un match de l’Union, dans un stade urbain et champêtre à la fois. Et
lors des compétitions internationales de football (Euro, CAN, Coupe du Monde), voir la Bourse changer chaque soir de couleur. Rouge comme les Diables, la Tunisie, l’Espagne, le Portugal, le Maroc ou la Turquie. Bleue comme la Grèce ou l’Italie. Blanche et verte comme l’Algérie. Jaune comme le Brésil, la Roumanie ou la Colombie.
J’aime le parc Tenbosch, cet oasis ou se concentrent des dizaines de paysages sur 2-3 hectares à peine. Et rêver (sans aucune illusion...) habiter ses abords.
J’aime avoir toutes les raisons de me plaindre, de m’énerver, quand et où j’en ai envie.
J’aime marcher le dimanche matin, très tôt, dans les Marolles, quand se croisent les bigotes polonaises, les épiciers marocains et les clubbers du Fuse. J’aime les terrasses bondées au moindre rayon de soleil. J’aime sentir l’énergie de Bruxelles, celle utilisée et celle qui ne demande qu’à l’être. J’aime être réveillé par l’avion de 6h14 (le premier du jour... théoriquement) si les
sirènes de police les plus fortes du monde ou un vol de perruches énervées ne l’ont pas déjà fait.
J’aime surprendre le Oh sugoi ! d’une jolie touriste japonaise qui découvre la Grand Place dont les pavés brillent au soleil après une drache. Me mêler aux visiteurs
étrangers en empruntant l’ascenseur de la place Poelaert. Et prendre un air blasé
alors que je suis plus émerveillé qu’eux par la vue offerte. Idem devant le Manneken Pis, Old England ou les vitrines des chocolatiers.
J’aime pouvoir assouvir n’importe quelle fringale « belgexotique » : tarte au maton,
escargots, fromage de Bruxelles ultra-salé, choux de Bruxelles à toutes les sauces, gaufres de Bruxelles si légères, pide turque, ciorba roumaine, pastilla marocaine, glaces italiennes, pain français ou allemand, bananes plantain frites... Et des sardines grillées, sur le trottoir, devant un café portugais à St-Gilles.
J’aime...voir des vaches presque en pleine ville. Aux abords de fermes encore actives. En longeant le pré de la rue Hogenbos à Berchem-Ste-Agathe. Ou en
traversant le parc du Scheutbos à Molenbeek. En embrassant à chaque fois un superbe panorama sur Bruxelles. J’aime aussi les petites rues qui gardent le
souvenir des villages qu’étaient Anderlecht, Auderghem, Evere, Neder-OverHeembeek.
Jaime voir les géants qui ne dansent plus droit une ou deux heures après l’érection du Meyboom.
J’aime l’odeur des croustillons à la Foire du Midi. J’aime la diversité des visages. J’aime suivre le flot des « nafteurs » dans le parc royal. D’ouest en est le matin. D’est en ouest le soir. Pressé-stressé le matin. Souriant le soir. J’aime aussi ne pas avoir à
prendre le train, un jour où le grand tableau des départs de la Gare Centrale se teinte de rouge.
J’aime commander un café ou une bière en flamand... juste pour le plaisir d’aligner quelques mots d’une langue que je ne maîtrise pas.
J’aime me perdre dans la végétation luxuriante des cités jardin de Watermael-
Boitsfort en été. Ou prendre le tram 44 qui file entre les arbres, et aller me promener sous les piliers des hêtres noirs, à travers le tapis de jacinthes.
J’aime tomber sur une fanfare, une visite d’état, un moulin, un tournage de film, une brocante ou une nouvelle fresque de bande-dessinée. Ou sur des tableaux
inattendus. Comme un travesti emplumé et un policier communal qui se font la bise à 6h du matin un dimanche d’hiver brumeux sur la Grand Place.
J’aime détailler les façades Art Nouveau et Art Déco, à Ixelles, St-Gilles, Forest, Schaerbeek et ailleurs. Et m’énerver en imaginant toutes celles qui ont disparu.
J’aime trouver une pièce d’une monnaie inconnue entre les pavés de la place du Jeu de Balle, l’après-midi, même après le passage des nettoyeuses.
J’aime les énormes taureaux de bronze à l’entrée des halles et abattoirs
d’Anderlecht. Les dinosaures du musée des Sciences naturelles. Et les joyeux
palmipèdes statufiés à Anderlecht, sur la place de la Vaillance. Une queue leu-leu qu’on n’oserait sans doute pas représenter ailleurs.
J’aime pouvoir trouver tous les mangas que je veux. J’aime longer le bassin Vergote, un matin brumeux, et me croire ailleurs, dans un port.
J’aime trouver ouverte la porte d’un édifice souvent inaccessible. Les serres royales, le Pavillon Horta-Lambeaux, un jardin caché.
J’aime ne pas comprendre la place de Bruxelles dans le mille-feuille institutionnel belge.
J’aime parler de Bruxelles à tous ceux qui ne la connaissent pas (et même à ceux qui la connaissent).
La plus belle ville du monde et des environs Depuis la fin de ce mois de mars, sur les murs de la Bourse, beaucoup ont écrit à la craie leur amour pour Bruxelles. Des employés des Archives de la ville
photographient les messages avant que la pluie ne les efface. Ceci n’est pas une ville. Ou Ici les mitraillettes on les mange. Ou encore La vie est Belge.
Et ma préférée : Bruxelles, la plus belle ville du monde et des environs. Chacun
comprend ce qu’il veut. Mais je remercie celui ou celle qui l’a écrite. Car cette phrase résume le texte beaucoup trop long que, j’espère, vous avez eu la patience de lire. Elle est la plus belle ville du monde parce qu’elle est un monde à elle seule. Plus
cosmopolite encore que Toronto, Londres et New York. On y trouve tous les maux,
toutes les beautés et les plaisirs du monde. Elle est la plus belle des environs car elle n’aspire pas à un titre plus prestigieux. Pas (assez) prétentieuse malgré son statut et son dynamisme, elle ne s’affiche pas comme une concurrente face à ses voisines, des anciennes capitales d’empire qui la regardent avec dédain. Et, bien que
mondiale, elle est on ne peut plus belge. Voilà peut-être son charme principal ? Enfin, elle est la plus belle ville du monde et des environs... tout simplement parce que c’est la mienne !