Texte 012 recil

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TEXTE 012 – RECIL Agatte

Bruxelles ma belle, es-tu cruelle ?

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Bruxelles ma belle, es-tu cruelle ? Telle une vagabonde ou une exploratrice, j'erre dans la ville. Bruxelles ma belle, j’ai fureté quelques recoins de ton espace, guetté les nouvelles de toi sur les ondes, à l’écran et par écrit, afin de mieux t'appréhender.

Or il s’avère que j’ai de toi un sentiment contrasté. Si in fine, le but est de sonder ton âme, je vais faire une esquisse de ton visage aux

multiples couleurs. Malgré bien sûr un pinceau avisé, tu garderas une grande part de mystère, et ce, même si aujourd'hui, ta réputation de discrète est défaite.

Physiquement, et en comparaison avec ta grande voisine, celle qui m’a abritée bien plus longtemps avant toi, tu es petite. Est-ce, c’est ce qui fait de toi, la ville des

retrouvailles impossibles ? Avec des yeux qui picotent, tant d'étrangers en témoignent. Je me souviens de cette histoire, de loin la plus touchante. Dans la panique du

Génocide au Rwanda, un couple a dû fuir chacun de leur côté. Dix ans plus tard ils se retrouvent, à des milliers de kilomètres de là, par hasard. Où ? A la Gare du Midi. Chacun d’eux avait cru que l’autre y avait succombé.

Comme toutes les métropoles, ton espace est inégalement réparti. Au Nord-Ouest, tu ressembles à un dortoir, un abri pour les vieux et les familles jadis

laborieuses, aujourd'hui gangrénées par le chômage. À l’est, du nord au sud, tu abrites toujours des familles, tantôt laborieuses, tantôt des nantis. Au Sud du centre, tu concentres des Grands nantis, des gens avant tout seuls ou en famille.

Côte à côte, se coudoient l'opulence et la misère. Ce même contraste est visible dans

ton architecture : des bâtis disparates, juxtaposés, révèlent un peu de ton histoire. Ville jadis opulente, rivière ensevelie, tu t’es vidée de tes riches, et tu t’es montrée

généreuse, envers les pauvres, les vieux et ceux qui sont venus de loin, en quête d’un avenir meilleur. Ces derniers t’ont embellie, décongestionnée, ou ont été les instruments de ton éventration.

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Il en est ainsi de l'Espace Manhattan ! Dans les années glorieuses, une poignée de

promoteurs sans scrupule, des politiciens complices et véreux ont érigé jusqu'au ciel, le capitalisme triomphant. Ah ! Manhattan ! Tes tours froides qui abritent des bureaux, le soir se vident, ne laissant plus qu'un vent tourbillonnant, tel un spectre errant, ne

pouvant reposer en paix, en quête perpétuelle des maisons rasées et de ces humbles qui y demeuraient.

J'aime écouter, sur les ondes, le Monde est un village. Saint-Gilles rien à dire, le haut se démarque du bas. Manneken -Pis, toujours, tu me surprends. De loin, une foule attroupée, telle des paparazzis qui traquent le flagrant délit des stars de paillettes. Tout le monde se

bouscule pour voir qui est ainsi flashé. Et enfin, quand arrive mon tour, te voilà, pas

plus haut que trois pommes, soixante et un centimètres avec le socle. Quel défi ! Quelle insolence ! On raconte que c'est ce qui caractérise l'indépendance des gens qui t'habitent, Bruxelles ma belle !

Métro Porte de Namur, "Porte de Nègres". Ainsi barbouillé un soir par des inconnus,

Plaisantins ou xénophobes ? Qu'importe !

Ixelles, mais que t'est-il arrivé ? En plus de te frotter avec les eurocrates tu t'es acoquinée avec les ploutocrates ?

Même les gourbis sont hors de prix. Je me souviens de Matongé en fête qui brassait des gens du monde entier, comme un peu la fresque de Chéri Samba, en version multi couleurs, jonchée en haut d'un immeuble, qu'une multinationale avait racheté.

Je me souviens de l'année 2007, face à cette acquisition privée, le tableau un temps

soustrait, t'a rendu Ixelles, célèbre pour la postérité et toi Bruxelles par ricochet. Tu as été la première dans l'espace européen à faire l'acquisition d'une sculpture africaine.

Baptisée, "au-delà de l'espoir", élaborée à partir de balles recyclées, elle est l'œuvre de Freddy Tsimba.

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Or cette image multicolore tend à s'estomper. Bruxelles en 2015, tu as pourtant gagné le deuxième prix mondial de la ville la plus cosmopolite, 62% des gens qui t'habitent sont nés à l'étranger.

J'aime le bruissement des langues dans le métro, un trajet de Babel, qui me rappelle qu'ici nous sommes sur terre et non dans les cieux.

Ah, rue Longue Vie, surnommée, certes, parfois son contraire. L'opulence côtoyait la misère, Quelques hardis ou chevronnés sautaient les barrières mentales que sont les préjugés, pour y trouver la sociabilité.

Chez Doudou, chez Toto, Quelles soirées de liesse ! On y dansait, on y chantait et parfois sous l'alcool torride, on se castagnait ! Quand ce n'était pas la nostalgie du pays d'origine, c'était l'exutoire contre la solitude, la misère et les factures qui ne cessaient d'augmenter ! Et toutes ces langues pimentées ! Ici c'était mieux que la télé, la société réduite à un quartier.

Aujourd'hui, le "quartier africain" est grignoté, Ixelles, gentrifié ! Le calme imposé, les brocantes, les marchés. Il faut du chic et du cher. Ce qu'il faut et ce qu'il ne faut pas faire. Écoles de qualité ! Enfants pauvres retardés ! Loyers augmentés ! Enfants pauvres balayés.

Matongé, réduit à une portion incongrue, tu as les argousins à tes trousses, prêts à détrousser.

Rue de la Tulipe : j'aime le Jazz Sound malgré son odeur indescriptible. Ah ! Bruxelles ma belle, comme tous ceux qui connaissent la gloire, tu suscites les louanges et les médisances.

Dans un de ses illustres quotidiens, ta grande voisine, rapporte des témoignages de ceux qui disent de toi que tu es une villageoise, marquée par l’inertie des âges :

bouseuse, pleureuse. Discontinue, tu es peu ragoûtante à la flânerie. Il faut dire qu'elle 4


entretient ta voisine avec toi, un double sentiment, oscillant entre envie et mépris. Est-

ce là des attributs de la jalousie? A moins qu'elle ne te reproche d'avoir accordée l'asile à ceux qui ont fui devant l'horreur : l'impôt solidaire. Ah ! Bruxelles, quels paradoxes ! Tu abrites deux sortes de réfugiés. Ceux qui fuient la taxe sur la fortune et ceux qui fuient la guerre et la misère.

Les uns sont accueillis, les mains sur le cœur, à moins que ce ne soit dans les poches.

On les cajole ! On les bichonne ! On leur vend des palaces ! On leur promet les étoiles. Incroyable! So what ? Voici qu'au parc Cinquantenaire, durant l'automne, un

restaurant, flottant dans le ciel avec vue panoramique sur toi ma belle. Le nom s'il vous plaît? "Lucy in the Sky "? Nenni. A la place de "Lucy" lisez "Dinner" Lol. Vous avez

perdu. Menu ? Quasi le salaire hebdomadaire d'une travailleuse ou d'un travailleur

lambda ! Vois-tu mon frère, vois-tu ma sœur les conditions ici-bas ? On te fait porter tous les malheurs pour cacher ces choses-là.

Quant aux autres, ils sont accueillis à même le sol, dans les tentes. On crie. Oh ! La menace ! Les envahisseurs ! Les délinquants ! Les voleurs ! Les violeurs ! Face à l'inertie partisane, le parc Maximilien, tu as été le spectacle de la chaîne solidaire, condition de la survie de l'espèce humaine. Tu deviendras, je l'espère, pour les générations futures tout un symbole.

Ah ! Ces réfugiés de fortune, est-ce eux qui te voient comme une résurgence, un fantôme de leur privilège à jamais révolu ? D'après un journal local, aux Étangs

d'Ixelles, tu ouvres tes entrailles, qu’ils piétinent de danses. Difficile d'y croire mais

photo à l'appui, des couples virevoltent au-dessous des lustres. Les dames en robes

longues et blanches, genre Empire ont des yeux braqués sur les chandelles, pareilles à Pierrette convoitant la lune.

Ô malheur ! Ô horreur ! Bruxelles, te voilà, saignée! 5


En pleine heure de pointe, l'aéroport explosé, le ventre pleine de frousse, évitant la

jonction Zaventem-Schumann, suis descendue à la station Maelbeek, cinq minutes avant le drame.

Que ne l'a-t-on pas vu ? Ces marionnettes! Ces sociopathes ! Qu'on te soigne avec amour et justice ! Qu'on t'écoute ! Qu'on t'observe. Qu'on te comprenne ! Qu'on ne soit pas politicien

partisan ! Partisan de quoi d'ailleurs ? Ah ! Lol, vous avez encore perdu ! De la haine bien sûr !

Ô ! Mont des arts, "Embellissons notre quotidien… comptons sur notre propre force".

Lieu de catharsis, de libération de la parole. "Un autre monde est possible". Sinsemilia, je le crois avec toi.

Que ceux qui veulent prendre soin de toi, soient sincères et guidés par les intérêts de tous! Qu'on presse tes mamelles pour en jaillir un lait généreux pour la survie de tous! Tu es, dit-on, trois fois capitale ! Une ville internationale ! Qu'ils prennent garde, à l'effet de dominos : un bafoué, privé de justice, peut devenir un explosif.

Bruxelles, je t'aime du printemps jusqu'au début de l'automne. On assiste à la ghettoïsation spatiale, qu'elle soit ethnique ou sociale. Ah ! Bruxelles ma belle, es-tu cruelle ? Il faut croire, qu'en somme tu es le microcosme du monde. J'aime sillonner la ville durant le Jazz Marathon. La Grande Place, espace consacré aux rassemblements culturels. Qui oserait

maintenant le croire ? Il y a quelques décennies, tu étais destinée au parking des

voitures. Il a fallu des étés de sittings, des pique-niques, pour que l'on te libère de tes geôliers. C'est la perte de leur belle clientèle qu'ils craignaient. A bon entendeur, salut ! 6


Place Rouppe, je t'aime le 1er mai, fête des travailleurs. Fête solidaire. Place de la Bourse, je t'aime pendant la Gay Pride et les Nuits blanches. Molenbeek, je t'aime durant Couleur Café. Laeken, j'aime le festival Brosella Folk & Jazz. Quel spectacle féerique, qu'offre cette arène entourée de verdure!

Mais, toujours en attente, toujours en alerte, à la recherche d'un refuge viable, déçue je me lasserais peut-être de toi, et rentrerais dans ma grande île, celle qui m'a vue naître.

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