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TAHEREH PAZOUKI

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La liste

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Les États-Unis représentent un premier grand marché test pour Tahereh Pazouki.

« La victoire m’a donné des responsabilités »

Lauréate des World Summit Awards de l’Onu, du Prix européen de l’innovation sociale de la BEI et du concours Cyel (Creative Young Entrepreneur Luxembourg) de JCI Luxembourg, Tahereh Pazouki l’étudiante est devenue chef d’entreprise avec Magrid, sa solution d’apprentissage des mathématiques qui se passe du langage. Itinéraire d’une entrepreneuse déterminée.

Interview THIERRY LABRO Photo GUY WOLFF

Vous n’y êtes pas allée de main morte, mi-octobre au Luxembourg, avec le commissaire européen au Marché intérieur, Thierry Breton, lors du premier hackathon de jeunes entrepreneurs, en lui demandant de faire sauter certaines barrières sous peine de devoir se contenter de citoyens-employés... C’était trop ? Depuis l’estrade, j’ai vu que le Premier ministre, Xavier Bettel (DP), continuait à sourire, alors que le visage de M. Breton s’est crispé… L’idée n’était pas de crisper qui que ce soit. Simplement d’insister, auprès de ceux qui en ont le pouvoir, sur la nécessité de faire sauter ce qui empêche de jeunes Européens d’embrasser une carrière d’entrepreneur !

C’est précisément ce que vous faites. Passer d’un statut d’étudiante de l’Université du Luxembourg à celui de chef d’entreprise avec une idée : permettre d’apprendre les mathématiques sans que la langue soit un frein éventuel. Oui, en septembre 2020, j’ai quitté l’Université pour créer ma société, LetzMath. Je suis allée suivre le programme de formation à la London Business School, ce que j’ai trouvé vraiment très utile. La terminologie, la manière de regarder les choses, tout cela, c’était un programme estival très intensif ! Je connaissais Jeff Skinner, le directeur du programme, qui était dans le groupe qui a étudié mon proof of concept et qui m’a invitée à suivre son programme. En mars, j’ai officiellement lancé Magrid dans toutes les écoles publiques du Luxembourg. C’était un événement en ligne organisé par le directeur du Script (Service de coordination de la recherche et de l’innovation pédagogiques et technologiques) avec 600 professeurs. Comment ont-ils accueilli ce projet ? Quelquesuns ont été très ouverts, d’autres avaient davantage de réserves. Mais nous avons organisé des sessions par groupes de 20 professeurs, auxquelles ont participé 300 d’entre eux. Deux sessions de deux heures étaient espacées de six à huit semaines et ils revenaient avec leur feedback. Pour eux, évidemment, c’était du travail supplémentaire, mais après les huit semaines, ils étaient très positifs. De 20 à 30 % d’entre eux sont même devenus des pionniers, avec des idées, l’envie de tester. En septembre, j’ai postulé aux World Summit Awards de l’Onu (récompensant les innovations digitales locales pour améliorer la société, ndlr), d’abord sur le plan national. Magrid a été retenue comme la solution digitale la plus innovante. J’ai été sélectionnée parmi les 40 projets pour la finale en lien avec les objectifs de développement durable. C’était la première fois qu’une société luxembourgeoise arrivait jusquelà.

BIO EXPRESS

Tahereh Pazouki Née le 6 mai 1991 à Téhéran (Iran).

De l’Iran au Luxembourg Elle quitte l’Iran avec un bachelor en computer science pour obtenir son master en 2012 à l’Université du Luxembourg et enchaîne avec un PhD en psychologie. Étudiante-CEO Elle obtient sa thèse, « Magrid, from developing a language-neutral learning application to predictive learning analytics », avant de créer, le 1er septembre 2020, une société à responsabilité limitée simplifiée, LetzMath. En mars, ils nous ont réunis, tous les 40, pour annoncer le vainqueur global, dans le secteur de l’éducation. Je ne m’y attendais tellement pas que je ne suis pas allée à la cérémonie. Quand ils m’ont appelée, je n’étais pas là…

Est-ce que cela ouvre des portes ? À quoi sert ce prix dont, franchement, ici, on n’entend jamais parler ? Des investisseurs ou des mentors sont venus me dire qu’ils voulaient participer d’une manière ou d’une autre au développement du projet. J’ai postulé au concours d’innovation sociale de la Banque européenne d’investissement (BEI). En mars, j’ai passé le premier entretien, et Magrid est devenue le seul projet européen à être retenu parmi les finalistes. J’ai suivi leur programme estival, parfois en ligne, parfois en présentiel, trois fois à Vienne. C’est la plus belle expérience que j’ai faite. C’était très bien organisé. Ils sont même capables de vous dire de combien de temps vous avez besoin pour chaque chose. Depuis le premier jour, ils vous disent les dates que vous devrez bloquer, etc.

On m’a dit que vous étiez très structurée ! Que vous étiez capable de vous astreindre à une intense préparation à chaque fois que vous deviez présenter votre projet, que ce soit pour un concours ou pour un investisseur ? J’ai besoin de structure, sinon ça me rend dingue ! Même pour la finale à Lisbonne, ils nous ont fait venir deux jours avant pour répéter, y compris en conditions réelles ! Ils voulaient que tout soit parfait ! Seule une autre entreprise luxembourgeois a atteint la finale, LuxAI (avec son robot pour communiquer avec les enfants autistes ou atteints de troubles de la communi-

cation, ndlr). Après le prix, la BEI m’a dit son intérêt à investir dans le projet. En parallèle de cette formation à Londres, de ces deux concours et du Fit4Start, l’équipe s’est enrichie. Nous sommes huit, deux personnes qui travaillent à temps plein, deux à mitemps et quatre plus ponctuellement.

Qu’avez-vous ressenti quand la BEI a annoncé votre victoire ? Vous vous êtes sentie fière, bien sûr. Mais comme une ambassadrice du Luxembourg, vous qui venez d’Iran, mais qui êtes parfaitement intégrée aujourd’hui ? J’étais si « choquée » ! Je pensais que je serais parmi les finalistes, mais pas le vainqueur. Quand ils ont annoncé le troisième, puis le deuxième, je me suis dit : « O.K., je ne suis pas sur le podium. » Ça m’a pris quelques secondes pour réaliser. Pour moi, être parmi les finalistes, quand j’ai vu la qualité des autres projets, c’était déjà bien.

Mais vous avez gagné ! Je me suis sentie fière. Mais, plus que ça, je me suis sentie investie de davantage de responsabilités. La victoire m’a donné des responsabilités. Si des gens comme la BEI considèrent que mon projet est important, je dois y faire très attention.

La dimension matérielle, ce n’est qu’une question de temps. Si vous parvenez à apporter une solution au problème de millions d’enfants et parfois d’adultes, ce sera une incroyable récompense. Oui, mais pour y parvenir, il faut convaincre les enfants. Il faut convaincre les parents. Ce n’est pas seulement ma mission. Ceux qui décident doivent avoir le même état d’esprit.

Est-ce que c’est le cas ? Parmi ceux que vous rencontrez un peu partout sur la planète, de l’Inde aux États-Unis en passant par le Brésil, l’Afrique ou l’Europe ? Oui, bien sûr ! Mais ils commencent par me dire qu’ils n’ont pas besoin de quelque chose de supplémentaire dans le cadre de leur enseignement. Sauf si c’est gratuit, à la limite. Aux ÉtatsUnis, j’ai donné trois accès. Les trois clients ont demandé à s’abonner à la solution.

L’étudiante Tahereh est devenue la CEO Tahereh ? Est-ce que vous vous sentez challengée sur cette question-là ?

LES MATHS SANS LA LANGUE

S’appuyant sur cinq années de recherches avec le Service de coordination de la recherche et de l’innovation pédagogiques et technologiques (Script) et le FNR, Magrid est une méthode d’apprentissage des mathématiques pour des enfants de 4 à 8 ans via une application qui compte 2.500 activités et un livret, qui permet de suivre les progrès de l’enfant (démos disponibles sur le site : magrid.education). Le matériel est intuitif, il s’appuie sur des visualisations et est interactif. Même la connexion a été pensée pour se passer de toute langue : à l’inscription de l’enfant dans le système, il reçoit un QR code qu’il utilise avec sa tablette pour commencer à travailler.

Il arrive à certains de me proposer de trouver un CEO pour le mettre à la tête de ma société, parce qu’ils ne me voient pas CEO. Je ne sais pas s’ils essaient seulement de me challenger, mais ils se trompent : si cela est un point bloquant pour tout le projet, la question de ma petite personne n’est pas importante. Surtout, aucun d’entre eux n’a jamais d’argument pour défendre cette idée…

Ce n’est pas agréable… mais c’est un formidable exercice d’être confronté à l’adversité à ce stade. De savoir qu’un jour, face à vous, vous n’aurez pas des gens qui vous regardent avec des étoiles plein les yeux… Quand j’étais enfant, je n’étais pas très douée en dictée. Mon père était très strict. Quand il me faisait la dictée, si j’avais une seule erreur, je devais réécrire toute la dictée. Parfois, cela prenait plusieurs heures. J’aurais pu demander à ma mère ou à ma sœur de m’aider, mais je continuais à demander à mon père. Parce que je savais que le lendemain, à l’école, j’aurai une bonne note !

Quelle est la prochaine étape, maintenant, pour Magrid ? Les États-Unis ? Il y a plusieurs dimensions. D’abord, nous continuons à développer notre produit, à partir des feedback des professeurs et de nouveaux besoins qui apparaissent.

« Je ne cherche pas des investisseurs seulement pour leurs capitaux. »

Comme quoi, par exemple ? Le produit est fini. Il y a une base et des dépendances, disons. La base, une solution d’entraînement, est finie. Mais, par exemple, maintenant, les professeurs demandent un dashboard qui permette de voir ce que les enfants font, comment ils avancent, où ils coincent… Ensuite, nous allons par exemple à l’École européenne et à l’école Vauban, où l’on peut peutêtre me demander d’ajouter l’intelligence artificielle au produit. Pour que ce ne soit plus au professeur de dire à l’enfant ce qu’il doit faire, mais que le système fasse ses propres recommandations. C’est une chose que nous entendons beaucoup du côté des utilisateurs et que nous allons donc améliorer. La deuxième dimension est le marché. Nous avons 100 % du marché luxembourgeois. Nous essayons de pénétrer les marchés belge et britannique en plus du marché américain. Pour cela, nous avons besoin de continuer à recruter. Nous avons beaucoup de demandes des ÉtatsUnis, où nous avons une personne qui est notre contact local. Au RoyaumeUni, nous avons un commercial, et en Belgique, nous y travaillons, y compris via des partenariats.

Comment imaginez-vous pouvoir croître beaucoup plus vite aux États-Unis ? Parce qu’un contact local pour un si grand marché, ça ne paraît pas très impressionnant… Jusqu’à présent, les clients que nous avons aux ÉtatsUnis sont venus tout seuls. Ils nous ont trouvés parce qu’il y a plus de 80.000 solutions d’éducation, mais moins de dix qui s’intéressent aux élèves qui ont des besoins particuliers. Si quelqu’un a un besoin particulier, il doit trouver parmi les dix. Et même parmi les dix qui existent, Magrid est une solution qui est vérifiée et testée. Et pas juste une solution qui affirme qu’elle est une solution. Il y a des écoles spécialisées qui nous ont contactés et qui ont essayé Magrid. Il y a deux manières d’attaquer le marché américain. La première est d’aller d’école en école. La seconde est d’aller de district scolaire en district scolaire. Et il y a aussi le niveau national. Pour éviter de devoir aller d’une école à une autre, nous irons vers les districts ou vers le niveau national. Nous en avons contacté quelquesuns qui disent tous la même chose : ils veulent que l’étude que nous avons menée soit répliquée aux ÉtatsUnis. Nous travaillons avec un psychologue de l’Université de Caroline du Nord pour répliquer les études que nous avons menées ici. Il y a des décideurs qui vont regarder si l’étude américaine est alignée sur les résultats de nos études en Europe.

Et donc ensuite intégrer votre solution directement au niveau national… Ce serait une sorte de jackpot… Ça serait chouette. Mais ce sont des études universitaires, cela prend du temps.

Que va mesurer l’Université de Caroline du Nord ? Elle va mesurer la performance des enfants. L’évolution de différents groupes d’enfants. Ils sont aussi face à beaucoup de diversité de langages et n’ont pas de solution pour des enfants qui ont des besoins particuliers.

Des développements qui sont synonymes de besoin d’argent frais pour aller chercher de nouveaux clients ? Oui, en janvier, nous lèverons des fonds. Nous avons des marques d’intérêt d’investisseurs assez nettes, mais je ne cherche pas des investisseurs seulement pour avoir des capitaux. J’aimerais qu’ils apportent davantage que de l’argent. Qu’ils aient envie de développer le projet, qu’ils connaissent le marché.

Où est-ce que vous vous voyez dans deux ans ? C’est court, deux ans, je préfère 10 ans habituellement… Je ne sais pas. Aller là ou là, tout est une option. Il y a aujourd’hui des demandes pour à peu près partout. Du Brésil, d’Afrique du Sud, du Nigéria, du Sénégal, de Malte, d’Iran, d’Inde, de Turquie. Je dois rester concentrée.

Concentrée sur un marché ? Oui. Il ne faut pas croire que si je vois une opportunité, je vais sauter dessus. Je veux rester concentrée. Étape après étape. Une solution digitale qui s’affranchit du langage n’a pas de limite géographique. Mais je comprends ceux qui insistent pour que nous restions concentrés sur un marché. Ce n’est pas seulement une question de solution, il vous faut des commerciaux, du marketing, de l’assistance. Entre 5 % de 20 marchés et 40 % d’un grand marché, le choix est clair.

Surtout si le grand marché, ce sont les États-Unis… Oui, bien sûr. Même si c’est compliqué de dire à des clients qui vous courent derrière que vous n’allez pas leur vendre votre solution… C’est un choix délicat.

Est-ce que Magrid, solution pour les mathématiques, pourrait être dupliquée pour l’apprentissage d’autres matières ? Techniquement, rien ne s’y oppose. Mais les mathématiques sont, comme les échecs, un langage en soi. Les joueurs d’échecs posent leurs pièces sur le damier et n’ont pas besoin de se parler pour jouer. Si 60 % de la population comprend mieux à partir de visualisation, l’exercice est loin d’être si facile.

Avec Pranjul Shah Ce nid d’où s’envolent des aigles

Si Tahereh Pazouki a été une pionnière, le « nid », comme son directeur, Pranjul Shah, a surnommé l’incubateur de l’Université du Luxembourg, abrite plus de 70 « aiglons ».

On imagine aisément que Magrid, née de l’idée de Tahereh Pazouki, restera un projet particulier dans le cœur du responsable du jeune incubateur de l’Université du Luxembourg que vous êtes ? Tahereh est une jeune femme très très intelligente, qui s’accroche quoi que vous lui disiez et qui reviendra toujours bien préparée, là où d’autres auraient abandonné depuis longtemps. Elle a mené de front les programmes d’accélération du Fit4Start et de la Banque européenne d’investissement (BEI), ce qui lui a pris tout le temps dont elle disposait. Il faut souligner non seulement sa volonté, mais aussi le soutien exceptionnel du Fonds national de la recherche (FNR) dont elle a bénéficié. Le Luxembourg n’est pas un pays facile pour ces étudiants-entrepreneurs qui doivent trouver de l’argent pour vivre et mener leurs combats sur deux fronts. Aujourd’hui, entre les reconnaissances officielles et le fait qu’elle a pris 100 % du marché luxembourgeois, elle a largement entamé sa mue vers une chef d’entreprise. Elle sait qu’elle n’est plus une étudiante et qu’elle doit faire le business. Mais elle est toujours à l’écoute.

PRANJUL SHAH Directeur de l’incubateur de l’Université du Luxembourg

« C’est intéressant de voir l’université ‘rendre de la valeur économique’ à la société luxembourgeoise. »

Elle et d’autres projets – on pense à LuxAI et son robot contre l’autisme – ont suscité des vocations… Nous recevons à peu près deux projets par semaine. Ce qui fait que l’incubateur accueille aujourd’hui, avec ses moyens, six personnes et trois stagiaires, 70 projets qui ont déjà donné lieu à la création d’une quarantaine de sociétés enregistrées au Registre du commerce. Ce sont autant d’aiglons que l’on doit nourrir pour qu’ils s’envolent du nid ! C’est intéressant de voir l’Université « rendre de la valeur économique » à la société luxembourgeoise, des idées, des emplois et des artisans de changements de la société. Parce que si l’on parle beaucoup de Magrid, des projets comme Our Choice (une marque de chaussures de sport en peau de poisson entièrement durable, ndlr), digitalUs (un outil de KYC pour les banques et les fintech, ndlr) et Nium (une plateforme de recommandations alimentaires basées sur le métabolisme unique de chacun, ndlr) sont eux aussi sur de très bons rails. On les voit dans les concours comme les hackathons et concours de start-up, ou dans les appels à projets du ministère de l’Économie ou du FNR.

On assiste même à une sorte de mouvement d’alumni, non ? Oui, ces étudiants qui ont un PhD sont très brillants, inspirants, avec de belles idées, modernes. Après sept ou huit ans, certains reviennent parce qu’ils ont entendu parler de l’incubateur et qu’ils pensent que nous sommes les mieux à même de les guider !

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