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ROMAIN SCHMIT

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LUC BRUCHER

LUC BRUCHER

Pour Romain Schmit, la réduction du temps de travail devrait être décidée au niveau de l’entreprise, entre les employés et le patron.

« Une réduction du temps de travail au cas par cas »

Débat sur la semaine de 40 h, manque de personnel, tripartite, compétitivité du pays, impact de la guerre en Ukraine : les dossiers chauds ne manquent pas pour Romain Schmit, secrétaire général de la Fédération des artisans.

Interview IOANNA SCHIMIZZI Photo GUY WOLFF

Pourquoi avoir dénoncé le fait qu’une réduction du temps de travail serait une mesure contre-productive à tous les égards, lors de la dernière assemblée générale de la Fédération des artisans (FDA), qui a eu lieu le 14 juin ? Une réduction du temps de travail, telle qu’évoquée par le ministre du Travail Georges Engel (LSAP), suscite l’incompréhension des artisans. À une époque où la main-d’œuvre fait défaut dans tous les secteurs de l’économie, où le marché du logement est soumis à une pression massive et où la mobilité en provenance des régions frontalières devient de plus en plus pénible, une réduction du temps de travail serait vraiment contre-productive. Nous sommes tout à fait prêts à mener des discussions, même prêts à conclure des conventions collectives supplémentaires, si tant est que nous en tirions un avantage.

Que souhaiteriez-vous impérativement ? Nous voudrions que la réduction ou la flexibilisation du temps de travail soit décidée au niveau de l’entreprise, entre les employés et le patron.

Donc des adaptations prises au cas par cas, selon les entreprises et leur situation ? Oui. Nous avions mené une enquête en 2018 sur l’organisation du temps de travail, et nous avions deux types de répondants : ceux qui ne voulaient rien changer, et les autres. Vouloir proposer une seule solution pour tous et se retrouver dans un carcan ne nous semble pas être une bonne solution. Nous risquerions d’être rapidement dans l’illégalité.

Pour quelles raisons ? Prenons un exemple concret : un vendredi à 14 h, un technicien compte déjà au moins 44 h de travail à son actif, mais un important client l’appelle pour un problème urgent. Que doit-il faire ? Il va évidemment réaliser la mission, mais il sera dans l’illégalité, parce qu’à partir de 18 h il aura accompli ses 48 h légales. Même si son employeur paye les heures supplémentaires, il est en infraction par rapport à la loi.

Il faudrait donc changer la loi ? Il faudrait au moins reconnaître que les cas de force majeure existent, que les employeurs ne risquent alors pas la prison si un salarié a un accident.

L’artisanat fait face à une pénurie de maind’œuvre. La situation est-elle réellement aussi dramatique que ce que l’on affirme ? Cela ne fait aucun doute : nous avons un manque flagrant de personnel. Il y a trois ans, la Chambre des métiers avait évalué le besoin en maind’œuvre à 10.000 personnes. Aujourd’hui,

BIO EXPRESS

Naissance 11 mars 1963 à Luxembourg-ville.

Une carrière dédiée à l’artisanat Romain Schmit, 59 ans, a été le directeur général puis le secrétaire général de la Fédération des artisans depuis 2001, après en avoir été le responsable des affaires sociales entre 1995 et 2000. Il siège au Conseil économique et social et à l’Union des entreprises luxembourgeoises.

Sur tous les fronts Ayant participé au dialogue social des 20 dernières années, il dit constater une certaine dérive des positions des syndicats dans la prise de décision politique, qui va à l’encontre des intérêts légitimes des entreprises. La digitalisation et la politique climatique mettent notamment le secteur face à de grands défis. je dirais que c’est le double. Une conséquence à la fois des départs à la retraite, mais aussi des besoins qui ont encore augmenté. Avec la transition énergétique, la demande s’emballe dans le pays mais partout ailleurs aussi, et il faut répondre à cette demande avec du personnel que l’on n’a pas. Les pays voisins recherchent les mêmes salariés que nous, et s’il y a quelques années les frontaliers venaient volontiers travailler au Luxembourg, la situation a changé. Le salaire social minimum en Allemagne va augmenter pour atteindre un niveau presque identique au nôtre, et les Français vont dans la même direction. La situation sur les routes est de pire en pire, et le prix de l’essence fait que beaucoup réfléchissent à deux fois avant de s’engager au Luxembourg. Certaines entreprises vont jusqu’à donner des primes mensuelles pour compenser la hausse des prix des carburants ! Mais il sera certainement de moins en moins attractif de venir travailler au Grand-Duché. Nous avons une pression énorme sur les épaules.

Comment le pays peut-il, dans ce contexte, maintenir compétitivité et attractivité ? C’est un sujet dont nous devrons également discuter avec le gouvernement, et peut-être qu’il y aura des solutions avec une ou plusieurs convention(s) collective(s). Mais il faudra fondamentalement changer la loi.

À quel niveau cela se joue-t-il ? On peut jouer sur l’organisation du temps de travail, le nombre de jours, le travail le weekend, de nuit... toutes ces notions assez artificielles qui proviennent d’une autre époque où le monde était divisé entre la sidérurgie, d’une part, et tous les autres secteurs, d’autre part. Nous sommes maintenant dans une société de services et il faut au moins réfléchir aux législations, au mieux les adapter, et donner la possibilité d’ouvrir une négociation. Il y a pour moi

un potentiel énorme à ce niveau. Aujourd’hui, les entreprises ne croient plus vraiment en la convention collective : les dirigeants préfèrent accorder des primes ou des avantages aux salariés méritants plutôt que d’augmenter tous les salaires via les conventions collectives. Au final, on concrétise donc de moins en moins de conventions collectives. Nous sommes plutôt en train de toutes les résilier. Les entreprises en ont assez de négocier avec les syndicats sans résultat.

C’est une inversion de tendance ? Beaucoup de ces conventions collectives proviennent des années 90, que l’on appelait les golden nighties : on signait un peu pour tout et n’importe quoi. On croyait en l’attractivité d’une convention collective, on se disait que l’on faisait avancer le niveau salarial, et c’était aussi un instrument de régulation de la concurrence, et de contrôle du marché. Mais aujourd’hui, les entreprises préfèrent une concurrence franche parce que la convention collective n’a finalement jamais protégé personne.

Que voulez-vous dire ? Il y a énormément de travail au noir. Combien de fois avons-nous déjà proposé au ministre du Travail ou à la Commission d’instituer ce qui est prévu dans le cadre européen sur les marchés publics, une sorte de registre où toutes les entreprises s’enregistrent et auquel ont accès les différents donneurs d’ordre publics, pour voir si les entreprises sont en ordre.

La question des logements vacants inquiète également la FDA… Oui, car rien ne bouge dans le secteur du logement, et rien ne bougera jamais. Le pays est le paradis des propriétaires. C’est trop facile de laisser une maison ou un logement vide en se disant qu’il va tout de même prendre de la valeur ! On parle beaucoup de la spéculation mais elle ne concerne pas que les promoteurs immobiliers, qui, eux, veulent construire au final. La spéculation. C’est aussi la dizaine de milliers d’heureux propriétaires quelque part dans le pays, qui n’ont pas vraiment besoin de vendre ou de louer, et qui attendent de voir le marché augmenter. Mais avec la situation actuelle, l’inflation, la guerre en Ukraine, je crois tout de même même que les ardeurs des spéculateurs vont être ralenties, voire freinées.

Vous êtes pessimiste pour la dynamique économique à moyen terme ? Pour la fin de l’année, oui, je vois un début de récession, mais je ne suis pas économiste donc c’est juste un sentiment. On se demande en tout cas ce qui va encore nous tomber dessus. Le marché de l’énergie s’emballe complètement, la seule issue serait la fin de la guerre en Ukraine, mais la situation est tellement incertaine…

Après le Covid-19, comment les entreprises de l’artisanat font-elles face à ces nouvelles crises qui se succèdent ? On arrive à répondre à la pénurie de matériaux, mais on a en face de nous une flambée des prix. Avec quel impact ? Les offres ne sont valables, par exemple, que trois heures, ce qui est de plus en plus ingérable. Aujourd’hui, toute la difficulté est en effet de ne pas se faire piéger par sa propre offre. Lors de la tripartite, nous avions justement eu une discussion autour de ces points-là, mais c’était surtout au sujet des marchés publics. Il y a un problème de datation des prix dans les marchés publics : ils sont fixés au moment de la signature et on ne peut plus revenir dessus, malgré le contexte économique qui a évolué entre-temps. Nous dialoguons avec le ministre compétent sur le sujet. Lui est prêt à modifier les choses, mais les administrations, elles, ne le sont pas.

L’ARTISANAT PASSE LE CAP DES 100.000 ACTIFS En 2021, le secteur de l’artisanat employait 102.551 personnes. C’est donc le premier employeur du pays. En 1970, il occupait quelque 25.000 personnes au Luxembourg. Pour autant, malgré le dynamisme du secteur, les entreprises éprouvent toujours des difficultés à trouver de la main-d’œuvre dans la région.

Nombre d’entreprises Non-salariés (indépendants + aidants familiaux) Salariés

4.705

34.146

3.724 4.409

46.756

4.153 4.727

68.261

5.499 6.854

92.724

8.031 7.158

95.393

8.463 Les accords conclus lors de la tripartite vous ont-ils satisfait ? Ils donnent une certaine visibilité, mais nous ne pouvons pas dire qu’il y a un « gagnant ». La transposition de l’accord en une loi lui a tout de même porté un rude coup, parce qu’il va falloir repasser par une tripartite pour la faire évoluer. Mais « we got a deal », comme dit Michel Reckinger (président de l’UEL, ndlr). C’est une situation extraordinaire : le monde n’est pas fait d’indexations, d’ajustements et de garanties. Le monde fluctue.

Le système luxembourgeois n’était pas prêt à faire face à de telles secousses ? Si, je crois même qu’il est bien fait pour résister à des situations de crise, justement via tous ses stabilisateurs économiques automatiques, donc ça joue. On a une indexation qui force les entreprises à payer quand même, et qui permet de ne pas se séparer de ses salariés. Et on a un État qui vient à la rescousse des entreprises. Mais la force tranquille du Luxembourg est rattrapée par la réalité, et je ne sais pas quelle sera la soutenabilité de notre système. Il faut voir combien de temps dure la crise. Durant la pandémie par exemple, l’industrie financière a continué à fonctionner comme si de rien n’était, les salariés étaient en télétravail, et c’est ce qui nous a sauvés. Ils fonçaient, mais ils sont tout de même en perte de vitesse par rapport au reste du monde. C’est aussi une des conclusions que l’on a pu tirer de la tripartite. Oui, les banques ont encore réalisé des milliards de bénéfices en 2021, mais maintenant nous sommes dans une autre situation. Et si l’on regarde vers le futur, on constate que, certes, la place financière n’a pas perdu d’emplois, mais Francfort et la City à Londres se développent néanmoins plus vite.

Comment le secteur de l’artisanat appréhende-t-il les mois à venir ? Pour l’instant on estime que, pour 2022, cela va encore aller. 2023, en revanche, est source d’une grande incertitude, et de crainte. Or, les entreprises détestent l’incertitude. Dans ces circonstances, elles ne vont pas investir. Certes, elles vont continuer à recruter parce qu’on a besoin de personnel, mais il n’y aura pas de développement stratégique. Et en même temps on a cette crise climatique avec des dates butoirs : 2030, 2050, et c’est demain. Comment faire pour appréhender tout cela, alors que nous n’avons toujours pas de road map ? On négocie avec le gouvernement pour accélérer les choses, mais les entreprises pourront-elles et aurontelles les moyens de jouer le jeu ?

Chambre des métiers, Chiffres-clés de l ’artisanat 2021 Source

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