Les opérations maritimes de l’État islamique

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Les opérations maritimes de l’État islamique Évolution des modes d’action et de la menace CV (H) Hugues Eudeline, docteur en Histoire Vice-président de TETHYS – CSMA Centre for Strategy and Maritime Affairs Le terrorisme1 maritime s’exerce en particulier contre les navires de commerce et les infrastructures portuaires, touristiques, industrielles et minières. Il vise également les bâtiments de guerre qui ont le caractère de cibles emblématiques à double titre : d’abord, en raison du statut que leur confère leur puissance de feu et leur technologie ; ensuite, du fait du caractère de représentation de la souveraineté d’un État que l’usage leur donne. Les mouvements les plus actifs sur mer ces dernières années, le LTTE2, le MEND3, al-Qaida – noyau central, Abou Sayyaf4 et al Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), ont fait preuve d’une extraordinaire inventivité et d’un remarquable esprit d’innovation tant tactique que technique rendant la lutte antiterroriste particulièrement difficile à mener par les marines de guerre et les autres moyens d’action de l’État en mer. L’État islamique s’inscrit dans une lignée - al Qaida en Iraq, al Qaïda au pays des deux rivières, État islamique en Irak et au Levant - qui s’est progressivement écartée des modes d’action d’al Qaïda. Ce dernier recherche un effet stratégique en attaquant les piliers de l'économie mondiale pour abattre les puissances occidentales. L’État islamique, pour sa part, préfère construire son image d'ennemi public numéro 1 de la communauté internationale tout en affermissant son emprise sur les territoires qu'il contrôle. Pour cela il privilégie une approche tactique en pratiquant simultanément des actions de coercition / séduction et d'attaque de cibles molles. Les opérations dans le domaine maritime ont évolué et prennent de l’ampleur maintenant que

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. « Entente, préparation, financement, désinformation, menaces ou actes de violence destinés à déstabiliser durablement l’opinion publique pour contraindre un pouvoir et atteindre des objectifs politiques ». Hugues Eudeline. Le dossier noir du terrorisme, la guerre moderne selon SunTzu, L’esprit du temps, 2014. 2. Le mouvement des Tigres de libération de l’Îlam Tamoul ou les Tigres Tamouls. 3. Mouvement pour l’émancipation du delta du Niger. 4 Abou Sayyaf Group est un mouvement très violent qui dispose d’une implantation locale dans l’archipel des Philippines. Il a fait allégeance à l’État Islamique en 2014.

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l’EI dispose de sanctuaires côtiers en Libye et au Sinaï sans abandonner les priorités du mouvement consistant à s’attaquer aux sources de revenues de ses adversaires du Machrek5, à lutter contre leurs fonctions régaliennes et à diversifier ses sources de financement. Cette évolution laisse présager de nouveaux modes d’action qui vont de l’instrumentalisation du phénomène migratoire à l’extension au domaine maritime d’attaques d’objectifs sans défense de très grande ampleur, destinées à traumatiser les populations de la communauté internationale.

Attaques menées dans la lignée de l’EI Tous les moyens et les techniques utilisés habituellement en mer peuvent être mis en œuvre dans le cadre du terrorisme maritime. Ils vont des petites embarcations jusqu’aux navires de gros tonnage en passant par les moyens subaquatiques (mines, submersibles, plongeurs et les engins volants. Les navires sont utilisés soit comme des moyens logistiques du terrorisme, des vecteurs de destruction ou des armes. Ils peuvent être utilisés contre : -

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des objectifs maritimes (paquebots, ferries, flux énergétique) des infrastructures portuaires, des terminaux d’hydrocarbures ou des canaux (Suez…) des villes côtières des bâtiments de guerre (de préférence à haute valeur symbolique comme les porteavions nucléaires, tout à la fois base aérienne, centrale nucléaire et dépôt de munitions) … ou toute autre cible de circonstance…

Libye, Égypte, Irak, Syrie, Liban et Palestine.

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Figure 1 : Terrorisme maritime menées autour de la péninsule Arabique dans la lignée de l’État Islamique. Les pastilles violettes correspondent aux flux de pétrole. Les bâtiments de guerre apparaissent en rouge. (Sources H. Eudeline)

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Attaques en mer Rouge et dans le golfe Arabo-Persique (2004 – 2010) Abou Mass’ab al Zarqaoui, de son vrai nom Ahmad Fadil Nazzal al Khalaylah, est né en octobre 1966 à Al Zarqa en Jordanie, ce qui lui vaut son surnom. Adolescent délinquant, incarcéré, il se familiarise avec l’idéologie islamiste en prison. Il va combattre en Afghanistan et revient en Jordanie où il est à nouveau emprisonné pour activités terroristes. Libéré en 1999 à la suite d’une amnistie, il prépare des attentats contre les sites touristiques pour marquer le passage au 3e millénaire. Le projet ayant été déjoué par les services jordaniens, il s’enfuit au Pakistan puis en Afghanistan où il aurait fondé son propre camp d’entraînement, refusant de faire allégeance à ben Laden. Il est grièvement blessé lors de l’attaque américaine et passe en Irak où il est accueilli par le mouvement Ansar al Islam. Il devient mondialement connu quand le secrétaire d’État américain Colin Powell le cite dans son discours du 5 février 2003 au conseil de sécurité de l’ONU6. L’intervention américaine donne un rôle phare à son mouvement, Al Tawhid Wa Al Jihad (l’unicité et la guerre sainte). En octobre 2004, le mouvement fusionne avec le Jama’at al Qaeda al Jihad pour devenir Tanzim al-Qa’idah fi Bilad al-Rafidayn (al Qaïda au pays des deux fleuves, c’est à dire, al Qaïda en Irak). Le 27 décembre 2004, Oussama ben Laden le reconnaît comme en étant le chef. . « Que tous soient informés que le frère mujahid Abu-Mus’ab al-Zarqawi est l’émir de Tanzim al-Qa’idah fi Bilad al-Rafidayn. Les frères de ce groupe tiendront compte de ses ordres et lui obéiront pour tout ce qui est bon7 ». Il s’impose par la terreur, décapitant de nombreux otages occidentaux et luttant férocement contre les forces de la coalition et les Chiites. C’est lui qui organise deux attentats dans le domaine maritime, le premier, dans le golfe Arabo-Persique et le second en Jordanie, son pays d’origine. Al Zarqaoui est tué le 7 juin 2006 dans un bombardement américain près de Baqouba. SFEIR, Dictionnaire géopolitique de l’islamisme, p. 465-466 Chaîne de télévision Al-Jazirah. Bin Ladin Recognizes Al-Zarqawi as Leader of Al-Qa’ida in Iraq. 27 décembre 2004 6 7

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 Attaque de plates-formes pétrolières Le 24 avril 2004, les plates-formes pétrolières irakiennes de Al Basrah (ABOT et de Khawr al'Amaya (KAAOT) sont attaquées par trois embarcations-suicide. Le patrouilleur côtier américain USS Firebolt8 est chargé d’assurer la protection du champ. Déplaçant 330 tonnes à pleine charge, il a un équipage de quatre officiers et de vingt-six hommes. Il peut embarquer un détachement de neuf commandos. Huit hommes dans une embarcation pneumatique à coque rigide sont dépêchés vers un premier boutre qui s’approche d’une plate-forme afin de l’intercepter. Alors qu’ils l’abordent, le bateau explose dans une grande boule de feu qui fait chavirer l’embarcation américaine. Deux hommes sont tués et un troisième meurt des suites de ses blessures. Il s’agit de deux marins et d’un garde-côtes9. Vingt minutes plus tard, deux autres bateaux à moteur sont vus se dirigeant vers la deuxième plate-forme à laquelle deux pétroliers sont amarrés. Deux autres embarcations de la marine américaine sont dépêchées pour les intercepter. Les deux boutres se font exploser10 sans causer de dégâts.

 Attaques de bâtiments de guerre américains Le 19 août 2005, deux bâtiments amphibies, le USS Kearsarge et l’USS Ashland11 en escale à Aqaba, principal port jordanien sur la mer Rouge, font l’objet de tirs de trois roquettes du type Katiouchas. L’une des trois roquettes a survolé l’avant de USS Ashland avant d’exploser un peu plus loin sur un entrepôt militaire, tuant un soldat jordanien et en blessant un autre. Le deuxième projectile est tombé près de l’hôpital militaire de la ville et la troisième roquette sur Eilat, la station balnéaire israélienne voisine. L’attaque est revendiquée le 23 août 2005 par les brigades d’Abdoullah Azzam de l’Organisation al Qaïda pour l’Égypte et le Levant.

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PREZELIN, Bernard. Flottes de combat 2006, p. 486 PELKOFSKY, James, Commander, U.S. Navy. Defeat al Qaeda on the waterfront. Annapolis : Proceedings, June 2004 10 McCARTHY, Rory. Suicide raids on oil platforms mark new threat. Three US sailors die as attackers detonate boats. Guardian.co.uk, Monday 26 April 2004. (en ligne) consulté le 11 septembre 2010. http://www.guardian.co.uk/world/2004/apr/26/iraq.rorymccarthy 11 http://www.meretmarine.com/article.cfm?id=328 9

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 Attaque d’un pétrolier Le 26 juillet 2010, le VLCC M. Star de la compagnie japonaise de transport maritime Mitsui OSK est l’objet d’une attaque alors qu’il transite à pleine charge dans le détroit d’Ormuz. Les photos font apparaître un enfoncement des œuvres mortes du navire sous l’effet d’une forte explosion au-dessus de la surface de l’eau dont la puissance est cependant restée insuffisante pour percer la muraille enfoncée sur une grande superficie. L’attaque suicide est revendiquée par les brigades d’Abdoullah Azzam, un groupe d’activistes lié à Al Qaïda : « Mercredi dernier, après minuit, le héros qui voulait être martyr Ayyoub al Taichan (...) s’est fait exploser dans le tanker japonais M. Star dans le détroit d’Ormouz entre les Émirats arabes unis et Oman », ont déclaré les brigades d’Abdoullah Azzam sur un site internet utilisé par des islamistes.12 »

Attaques dans le canal de Suez La première cible qui vient à l’esprit du fait de l’environnement géographique est le canal de Suez, principal pourvoyeur de devises de l’État égyptien honni des islamistes. Pourtant, même s’il est régulièrement l’objet de menaces, toute action d’envergure est très difficile du fait de la protection dont il fait l’objet. Son maintien en activité est en effet vital pour l’économie égyptienne13. Quand bien même une attaque de très grande ampleur pourrait le couper, ce ne serait que pendant une durée limitée. En effet, son importance pour le commerce mondial est telle que le soutien militaire de la communauté internationale est plus que probable. A découvert du fait de l’environnement désertique, les forces terroristes regroupées seraient des cibles faciles pour des frappes aériennes et des opérations terrestres limitées. Les dommages matériels faits à l’ouvrage lui-même pourraient être réparés rapidement14. Les quelques bateaux éventuellement sabordés pour l’embouteiller pourraient être facilement renfloués.

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Al Qaïda revendique l'attaque du tanker. Europe1.fr. (en ligne) Consulté le 27 juillet 2010. URL : http://www.europe1.fr/International/Japon-Al-Qaida-revendique-l-attaque-du-tanker-246097/ 13 Le canal existant, mis en service il y a cent quarante-cinq ans, rapporte environ 5 milliards de dollars par an. Le canal aménagé, ouvert à la navigation le 25 juillet 2015, permet le passage de navires plus larges dans les deux sens. Un chiffre d’affaires de 15 milliards de dollars est espéré à l’horizon 2023. C’est donc un objectif important pour les terroristes. Son blocage causerait une crise économique et sociale dévastatrice pour le gouvernement. 14 Ce n’est pas le cas du canal de Panama en raison de sa configuration. C’est par le biais de trois jeux d’écluses situées de chaque côté de l’isthme que les navires peuvent accéder au lac en eaux douces de Gatún qu’il leur faut traverser avant de redescendre vers l’autre océan. Si les écluses d’un des côtés étaient détruites, le lac se viderait et il faudrait environ un an pour le remplir à nouveau et alimenter à nouveau les écluses une fois réparées.

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Les attaques réelles sont rares. La dernière a été effectuée le 31 août 2013, quand deux roquettes de RPG 7 sont tirées sur le porte-conteneurs Cosco Asia qui transite dans le canal. Le fait que cet attentat n’ait pas occasionné de dégâts significatifs prouve l’efficacité des mesures de protection. Un peu plus d’une semaine après l’attaque un groupe d’activistes, les Brigades al-Furqan, revendique cette action, par une vidéo postée sur Internet. Elle montre deux hommes armés de lance-roquettes faisant feu à deux reprises sur le porte-conteneurs. Une incrustation sur la bande vidéo annonce de futures attaques sur le canal de Suez. Peu d’informations sont disponibles sur ce groupe et son appartenance à al Qaïda ou à l’État islamique pose question.

Les attaques en Méditerranée  État islamique dans le Sinaï (Province du Sinaï) Au large du Sinaï, faute de pouvoir y disposer de sanctuaire côtier, l’EI mène des opérations de combat contre les moyens égyptiens d’action de l’État en mer.

Le 12 novembre 2014, un bâtiment de guerre égyptien de type inconnu est attaqué par plusieurs bateaux alors qu’il navigue à 70 km au large de Damiette. L’intervention de moyens aériens a été nécessaire pour reprendre l’initiative. Le bâtiment était en feu et quatre des bateaux utilisés par les agresseurs auraient été détruits. Huit marins égyptiens sont portés disparus et trente-deux assaillants auraient été arrêtés. Les informations concernant les nombreux combats livrés dans et autour de la péninsule contre le groupe Province du Sinaï – qui a fait allégeance à l’État islamique et pris le nom d’État islamique au Sinaï – sont rares. En raison de l’éloignement du lieu de l’engagement naval, aucune autre information que l’annonce initiale du combat n’a filtré. L’appartenance des responsables de cette attaque n’a pas été révélée. Cependant, le maintien de la consigne de discrétion laisse à penser qu’ils appartiennent effectivement à l’EI, très active dans le nord su Sinaï. Plusieurs raisons peuvent expliquer leur présence en haute mer. La plus probable est celle d’un groupe de bateaux armés effectuant un trafic, drogues, armes, ou toute autre cargaison précieuse, dans le cadre d’une opération de financement du groupe. Ils auraient été interceptés par un bateau de la marine égyptienne dont la puissance de feu se serait alors révélée insuffisante.

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Le 16 juillet 2015, l’État islamique dans le Sinaï revendique une attaque menée contre un bâtiment de la marine égyptienne au large de la péninsule du Sinaï. Le bateau de type Swiftships de 26 m de long a été l’objet du tir d’un missile antichar à partir de la côte, à proximité de Rafah, à la frontière avec la bande de Gaza. Un photographe de l’AFP présent dans la bande de Gaza a été témoin de l’action. Le patrouilleur s’était amarré à un coffre à plus de 3 km de la côte. Immobile, il présentait une cible facile. Une série de photos ont été diffusées par le groupe terroriste montrant le missile en phase terminale de vol, l’explosion sur le bateau et l’incendie qui l’a ensuite entièrement consumé. Les autorités égyptiennes ont minimisé les pertes et prétendu que l’attaque aurait eu lieu au cours d’un combat, ce qui est hautement improbable, le bâtiment étant alors au mouillage.

 État islamique en Libye L’extraordinaire inventivité et le remarquable esprit d’innovation tant tactique que technique qui caractérisent les mouvements terroristes dans leur ensemble sont particulièrement développés au sein de l’État islamique au service de ses objectifs propres et des modes d’action particuliers qui le caractérise. Se présentant comme le nouveau califat, il s’est doté de toutes les fonctions régaliennes15 d’un État, allant jusqu’à battre monnaie. Face à la communauté internationale qui lui refuse cette qualité au nom d’une loi internationale qu’il réfute, il modèle son image de puissance – tout à la fois dans l’opinion publique et chez ses sympathisants – par des attaques de cibles sans défense (soft targets) les plus inhumaines possible. L’accès à la mer leur donne deux modes d’action particulièrement efficace en ces domaines.

Le trafic d’êtres humains, réalité ou désinformation ? Le 19 février 2015, le journal Il Messagero s’est fait l’écho de menaces reçues par le gouvernement italien selon lesquelles les terroristes voudraient laisser dériver des centaines de bateaux chargés de 500 000 migrants (...) en cas d’engagement de forces militaires européennes en Libye. Le contrôle direct du flux d’êtres humains par l’État islamique est à prendre très au sérieux en raison du double avantage qu’il procure au mouvement, sans qu’il

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La sécurité intérieure (police et justice), la sécurité extérieure (armée) et monnaie.

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ne présente d’inconvénient. D’une part il offre des rentrées financières régulières d’un trafic des plus lucratifs. D’autre part il amplifie l’effet dévastateur sur une opinion publique déjà très divisée de la crise des migrants qui secoue l’Europe. L’effort et les risques encourus par les terroristes-passeurs sont négligeables en comparaison des avantages recherchés puisque les États sont dans l’obligation morale et légale16 de sauver les migrants dès qu’ils sont en danger sur mer, où qu’ils s’y trouvent et de les accueillir. Tous ces éléments, associés aux pratiques d’esclavage et de prises d’otages pratiquées couramment en Syrie et en Irak, portent à penser que la menace a probablement déjà été mise en œuvre et qu’une partie au moins des migrants est passée par les filières de l’EI. Le 22 juin 2015, l’opération EUROMED a été lancée par l’Union européenne. Seule la phase 1 qui ne nécessite pas de résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies ni d’invitation du gouvernement libyen est en cours. Il se réduit à la recherche de renseignements et à l’échange d’informations.

Les menaces pesant sur l’industrie de la croisière L’attaque des tours du World Trade Center par al Qaïda le 11 septembre 2001 a causé la mort de 3000 personnes et a mis la lutte contre le terrorisme islamiste au premier plan des préoccupations de l’administration américaine. Le simple nombre des victimes donne une visibilité planétaire à un groupe terroriste qui, jusqu’alors, n’était connu que des cercles restreints des services antiterroristes et des diplomates. La soif de renommée indispensable au recrutement de troupes fraîches en nombre et à la reconnaissance du statut d’ennemi majeur par la communauté internationale est une incitation puissante à la surenchère. La perte d’un grand navire de croisière pourrait multiplier le chiffre des pertes par deux. Ce type d’attaque maritime a été jusqu’à présent peu pratiqué pour la simple raison qu’il ne répondait pas à un besoin d’al Qaïda ou des mouvements qui en dépendent. Ils privilégient toujours l’attaque des flux énergétiques, un mode d’action en accord avec leur stratégie d’attaque de l’économie. L’accès à la mer de l’État islamique et son besoin de notoriété 16

Convention des Nations unies sur le droit de la mer dite de Montego bay (1982) Article 98 - Obligation de prêter assistance 1. Tout État exige du capitaine d'un navire battant son pavillon que, pour autant que cela lui est possible sans faire courir de risques graves au navire, à l'équipage ou aux passagers : a) il prête assistance à quiconque est trouvé en péril en mer ; b) il se porte aussi vite que possible au secours des personnes en détresse s'il est informé qu'elles ont besoin d'assistance, dans la mesure où l'on peut raisonnablement s'attendre qu'il agisse de la sorte ; c) … 2. Tous les États côtiers facilitent la création et le fonctionnement d'un service permanent de recherche et de sauvetage adéquat et efficace pour assurer la sécurité maritime et aérienne et, s'il y a lieu, collaborent à cette fin avec leurs voisins dans le cadre d'arrangements régionaux

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change la donne. Le fait qu’il s’agisse de la Méditerranée, une mer où l’industrie de la croisière est particulièrement active, constitue un élément aggravant. Des attaques destinées à couler des navires de croisières sont à redouter en raison du grand nombre de victimes qui résulteraient de leur perte. L’accident du paquebot Costa Concordia le 13 janvier 2012 à proximité de l’île du Giglio dans la mer Tyrrhénienne, a mis en évidence l’impossibilité d’évacuer suffisamment rapidement plusieurs milliers de passagers17. La première unité du nouveau type de navire de croisière Vista qui doit être livrée en juin 2017 par les chantiers de Saint-Nazaire en embarquera jusqu’à 7 250.... Sans oublier que l’impact économique sur une industrie de la croisière qui profite d’un essor mondial sans précédent serait dévastateur. Selon le rapport « Maritime Terrorism - Risk and Liability » publié en 2006 par le RAND Center for Terrorism Risk Management Policy, ce modus operandi a déjà été préparé au moins une fois. L’attentat a échoué de peu. En août 2005, les autorités turques ont arrêté Louai Sakka, un proche de longue date d’al Zarqaoui, après qu’une bombe d’une tonne qu’il préparait dans la station balnéaire d’Antalya, en Turquie, a explosé prématurément. Sakka devait embarquer la bombe à bord de son yacht à moteur de 8 mètres de long, le Tufan, avec lequel il voulait éperonner dans la rade un bateau de croisière transportant des Israéliens.

Plusieurs attaques d’autres types se sont déjà produites contre des bateaux transportant des passagers. Elles ont toutes été menées par des organisations dont les objectifs étaient radicalement différents de ceux de l’EI, ce qui explique leurs conséquences relativement réduites en terme de pertes de vies humaines.

L’attaque du Superferry 14 menée le 27 février 2004 reste encore peu connue, bien qu’il s’agisse de l’attentat terroriste le plus meurtrier à ce jour sur mer. Perpétré par deux terroristes appartenant, l’un à Abu Sayyaf Group (ASG) et l’autre au Rajah Solaiman Islamic Movement (RSIM), il cause la mort de 116 personnes. Le premier de ces groupes a depuis prêté allégeance à l’État islamique. Parmi toutes les décisions souvent malheureuses et allant à l’encontre des lois de la mer prises alors par le commandant, celle de faire demi tour pour échouer son navire a prévenu un chavirement et a permis de procéder à l'évacuation de plus de 4 000 personnes en près de cinq heures. Ce faisant, il a évité une catastrophe majeur, sauvant plusieurs milliers de victimes qui n’auraient pu quitter le navire s’il avait coulé au large. 17

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Ce navire de haute mer qui peut embarquer plus de 1000 passagers en transporte 900 le jour de l’attaque. C’est Redendo Cain Dellosa, un ancien chrétien converti à l’islam et membre du RSIM, entraîné par ASG, qui embarque avec pour bagage, une boîte en carton contenant une télévision dans laquelle est implantée une charge de 3,6 kg de TNT commandée par un minuteur. Il n’attire pas l’attention avec un billet de classe touriste, la moins chère, qui correspond bien à quelqu’un portant ce genre de colis. Il le dépose sur son siège situé sous la ligne de flottaison, et place dessus une tasse de café ainsi qu’une assiette contenant de la nourriture chaude avant de débarquer discrètement. Cette mise en scène conforte les passagers qui occupent les sièges voisins dans l’idée qu’il est resté à proximité. Le navire appareille en direction de Bacolod City, dans le sud des Philippines. Vers 12 h 30, quand la bombe explose, il passe entre Corregidor et El Fraile Island, à la sortie du port de Manille. Le souffle et l’incendie qui se déclenche tuent au moins 116 personnes, dont quinze enfants. C’est la pire attaque terroriste subie par les Philippines ; l’attentat est à ce jour l’acte de terrorisme maritime le plus meurtrier jamais perpétré. L’action est revendiquée simultanément quelques jours plus tard par Khadaffy Janjalani et Jainal Antal Sali Jr. alias Abu Solaiman, tous deux appartenant au groupe Abu Sayyaf. Ce n’est qu’après le renflouement du navire, qui demandera plusieurs mois, que les enquêteurs acquerront la certitude que c’est bien une bombe qui est à l’origine du désastre. Le 10 octobre 2004, la Présidente Arroyo présente les deux terroristes auteurs de l’attentat à la presse et reconnaît que la perte du Superferry 14 est bien due à un attentat18.

D’autres attentats de paquebots se sont produits depuis la seconde moitié du XXe siècle. La première action de terrorisme maritime marquante de l’après-guerre débute le 22 janvier 1961 quand le paquebot portugais Santa Maria est détourné par un groupe de 70 membres du DRIL (Directoire révolutionnaire ibérique de libération) dirigés par Henrique Galvao. Il s’agit d’opposants à Antonio de Oliveira Salazar, alors dirigeant autoritaire du Portugal, qui veulent dénoncer les dictatures franquiste et salazariste. La prise d’otages des 600 passagers prend fin le 2 février 1961 à Recife où le groupe se rend à la marine brésilienne et obtient l’asile politique du Brésil19. Aucune perte humaine n’est à déplorer. 18 19

Super Ferry 14 bombing solved says Arroyo, Asian Journal, 12 octobre 2004. www.air-econ.com/resource_files/World%20Cruise%20Review-Global%20Terrorism-Sep%2004.pdf

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Le 7 octobre 1985, le paquebot italien Achille Lauro, transportant 349 passagers, est détourné dans les eaux territoriales égyptiennes par quatre terroristes palestiniens du Front de libération de la Palestine (FLP) d’Abou Abbas. L’opération dure trois jours. Les terroristes ordonnent au commandant de se diriger vers le port syrien de Tartous. Ils contactent ensuite les autorités égyptiennes pour leur faire part de leur exigence : la libération de 50 prisonniers palestiniens par Israël. Les terroristes menacent de commencer à exécuter les 100 passagers, en majorité des personnes âgées, si leur exigence n’est pas satisfaite. À Tartous, les autorités syriennes refusent au navire l’autorisation d’accoster. Leon Klinghoffer, un américain handicapé de 69 ans qui se déplace en fauteuil roulant, est abattu d’une balle dans la tête et dans la poitrine avant d’être poussé par-dessus bord. Les terroristes reçoivent l’ordre des dirigeants du Front de libération de la Palestine de ne pas abattre d’autre passager, de faire route vers Port-Saïd en Égypte et d’y accoster. Le gouvernement égyptien négocie la libération des otages et du bateau contre la liberté de passage des militants. Ils embarquent sur un Boeing 737 en partance pour la Tunisie. Dans l’après-midi du 10 octobre, des avions de l’USS Saratoga interceptent l’avion de ligne qui les transporte et l’escortent jusqu’à la base de l’OTAN, à Sigonella, en Sicile. Les terroristes y sont remis aux autorités italiennes. Condamnés, ils seront libérés avant la fin de leur peine20.

C’est l’outrance dans l’action qui caractérise l’État islamique. L’accès à la mer Méditerranée qu’il a obtenu par le Sinaï et la Libye lui confère une capacité de nuisance nouvelle dont il va chercher à faire un usage opérationnel. La Libye représente un danger immédiat en raison de la taille du sanctuaire dont dispose le groupe et d’où il peut préparer sans risques des expéditions maritimes d’ampleur. Selon les estimations, un tiers de la côte du pays serait à présent sous son contrôle. D’autres modes d’action maritime profitant des failles dans la sécurité des organisations peuvent être mis en œuvre. C’est par la rapidité et l’efficacité des mesures de sûreté qui ont pu être prises par l’industrie aéronautique simultanément partout dans le monde au prix de coûts très importants que la possibilité de réitérer des actions du même type que celles du 11 septembre a été empêchée. Ce résultat a été obtenu très rapidement parce que le transport aérien est très centralisé et 20

Ibid. 12


réglementé. Toutefois, il n’est pas définitivement à l’abri d’autres actes, l’esprit d’innovation des terroristes et leur détermination ne connaissant pas de limites. L’industrie maritime, moins rentable et plus dispersée saura-t-elle faire de même ? Et surtout saura-t-elle faire preuve de l’imagination et du volontarisme nécessaires pour anticiper une catastrophe majeure ?

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