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- Échanges en ligne et discours des apprenants et des tuteurs sur ces échanges : pluralité des interprétations (Catherine Muller

éCHAngES En LIgnE ET dISCOuRS dES APPREnAnTS ET dES TuTEuRS SuR CES éCHAngES : PLuRALITé dES InTERPRéTATIOnS

Catherine Muller

Maître de conférences Univ. Grenoble Alpes, LIDILEM, F-38040 Grenoble

RéSuMé

Cet article interroge un dispositif de télécollaboration au cours duquel des étudiants inscrits en Master 2 Professionnel « Didactique du français langue étrangère et interculturalité » à l’Université Paris Descartes ont joué le rôle de tuteurs en ligne pour des apprenants de français à l’Université baptiste de Hong Kong. Cette expérience est abordée sous l’angle des malentendus entre les participants. Nous procédons à une triangulation des données (échanges en ligne, questionnaires complétés par les apprenants et les tuteurs, carnets de bord et bilans réflexifs rédigés par les tuteurs) pour mettre en évidence les variations d’interprétation entre les interactions apprenants/ tuteurs et le discours de ces partenaires à propos des échanges en ligne.

MOTS CLéS

Télécollaboration, réflexivité, interactions en ligne, malentendu, tutorat

InTROduCTIOn

Selon C. Dejean-Thircuir & F. Mangenot, la télécollaboration entre des étudiants, pour les uns apprenants de langue et pour les autres en formation en didactique des langues et exerçant le rôle de tuteurs, constitue « un cadre encore mal défini, inhabituel ; chacun doit construire ses marques, se construire des rôles, se positionner par rapport aux autres » (2006, p. 84). C’est l’une des raisons pour lesquelles les significations construites par des étudiants collaborant à un même projet peuvent varier. Nous nous interrogerons ici sur les différentes interprétations élaborées par les participants à des interactions en ligne.

Cette étude se fondera sur une télécollaboration entre des étudiants en Master de didactique du français langue étrangère (FLE) à Paris (les tuteurs) et des étudiants de français à Hong Kong (les apprenants). Nous avons souhaité susciter des discours des participants sur les échanges afin qu’ils exposent leur perception de cette expérience, inédite pour eux. L’analyse du discours sur les interactions en ligne fait apparaître des

variations entre les interprétations des tuteurs et celles des apprenants. Dans un souci de triangulation des données (Allwright & Bailey, 1991, p. 73), nous chercherons aussi à confronter les interactions en ligne et le discours sur ces échanges.

L’article suivra une organisation en trois temps. Tout d’abord seront présentés le contexte de l’étude et le cadrage théorique autour des malentendus dans les dispositifs de télécollaboration. Suivra l’exposition de l’approche méthodologique, qui repose sur la confrontation de discours à propos des échanges en ligne. Les malentendus observés dans le corpus portent sur trois dimensions principales : les échanges interpersonnels, les attentes des apprenants et des tuteurs, la proximité perçue entre les partenaires. Nous analyserons ces écarts d’interprétation dans différents groupes de tutorat regroupant chacun deux tuteurs parisiens pour un apprenant hongkongais.

1. COnTExTE dE L’éTudE ET CAdRAgE THéORIquE

1.1. LE dISPOSITIF dE TéLéCOLLABORATIOn

La télécollaboration étudiée s’inspire du projet Le français en (première) ligne1, initié par C. Develotte et F. Mangenot, qui consiste à mettre en relation des étudiants se destinant à l’enseignement du FLE et des apprenants de français. Dans le cadre du cours « TICE2 et FLE » que nous avons assuré, 25 étudiants en Master 2 Professionnel « Didactique du français langue étrangère et interculturalité » ont exercé le rôle de tuteurs en ligne pour 13 étudiants inscrits en

Licence 2 d’études européennes à l’Université baptiste de Hong Kong. Ce partenariat de l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF) apporte aux étudiants parisiens une expérience pratique de l’utilisation d’outils numériques, alors que les étudiants hongkongais profitent de tâches et d’un suivi personnalisés, ainsi que d’un contact avec des locuteurs vivant en France. Le projet repose sur des échanges asynchrones entre 12 groupes de tutorat, chacun réunissant deux tuteurs de Paris pour un apprenant de Hong Kong. Le réseau social de l’Université Paris Descartes, Les Carnets 2 Paris Descartes, a été utilisé, de sorte que chaque groupe de tutorat communique sur son propre forum mais que les échanges bénéficient également d’une certaine visibilité au sein de la communauté des utilisateurs du réseau et potentiellement au-delà.

Les tâches proposées par les tuteurs chaque semaine ont en effet pour finalité la création d’un blog consacré à la vie étudiante en France et à Hong Kong, hébergé par Les Carnets 2 Paris Descartes.

1 http://w3.u-grenoble3.fr/fle-1-ligne/. 2 Technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement.

1.2. LES MALEnTEnduS dAnS LES dISPOSITIFS dE TéLéCOLLABORATIOn

Ce projet d’échanges sera abordé sous l’angle des malentendus entre les participants. Il sera nécessaire dans un premier temps de définir ce que nous entendons par cette notion, avant d’exposer les types de malentendus susceptibles d’apparaître dans le cadre de dispositifs de télécollaboration.

1.2.1 La notion de malentendu

Nous inscrivons la notion de malentendu dans le champ de l’analyse des interactions (Kerbrat-Orecchioni, 2005). Ce phénomène repose sur un écart d’interprétation entre les interactants. Ceux-ci sont en désaccord, mais ce qui est spécifique, c’est qu’au moins l’un des deux n’en a pas conscience dans un premier temps. Le malentendu peut potentiellement ne jamais être perçu. Lorsqu’il l’est, c’est le plus souvent à la suite d’un enchaînement du locuteur B qui ne correspond pas au sens donné par le locuteur A (Kerbrat-Orecchioni, 2005, p. 153). Les malentendus peuvent porter sur différents objets (KerbratOrecchioni, 2005, p. 145) : l’alternance des tours de parole, la clôture de l’interaction, le script, l’identité du destinataire, l’interprétation d’un énoncé ou d’un acte de langage.

Dans la télécollaboration que nous allons analyser, les interactions se déroulent à distance et en mode asynchrone. Les malentendus portent le plus souvent sur la façon dont les participants interprètent les énoncés (en termes de proximité ou de distance, d’intérêt ou de désintérêt de la part de leur partenaire) ou plus généralement le sens du projet. Ces écarts d’interprétation ne font pas l’objet de négociations la plupart du temps. Apprenants et tuteurs peuvent se rendre compte qu’ils ne partagent pas une même vision des échanges, sans pour autant s’interroger sur l’objet exact du malentendu. Nous tenterons dans l’analyse de déterminer les causes de ces divergences.

Mais avant d’exposer l’approche méthodologique que nous avons retenue, il est nécessaire de présenter les sources des malentendus qui apparaissent de façon fréquente dans les dispositifs de télécollaboration.

1.2.2 Télécollaborations et dysfonctionnements communicationnels

Un certain nombre d’obstacles liés à des malentendus et des désaccords entre les participants sont susceptibles d’apparaître dans les projets de télécollaboration. C’est sous l’expression « failed communication » que R. O’Dowd & M. Ritter (2006) regroupent ces dysfonctionnements. Ceux-ci se manifestent par un manque de participation, une indifférence, une tension entre les partenaires, ainsi qu’une évaluation négative du projet. Les objectifs

linguistiques et pédagogiques ne sont pas atteints.

R. O’Dowd & M. Ritter (2006) distinguent quatre facteurs principaux pour les échecs communicationnels. Le premier est d’ordre individuel ; il renvoie à la compétence interculturelle des participants, à leurs motivations et à leurs attentes. Les capacités de découverte et d’interaction des étudiants favorisent leur implication dans les échanges ainsi que les marques d’intérêt pour leur interlocuteur. À l’inverse, si la compétence interculturelle des membres du projet est peu développée, leur engagement risque d’être moins conséquent. Les écarts dans l’investissement des participants sont une source de malentendus. Des approches différentes peuvent apparaître entre les partenaires à propos du temps qu’ils sont prêts à consacrer aux échanges, du délai et de la longueur attendus pour les réponses. Des malentendus surgissent ainsi lorsque les participants mettent en relation la longueur des messages – parfois liée au niveau de compétence dans la langue – avec le degré de motivation ou de sympathie de leurs interlocuteurs.

Le deuxième facteur concerne la classe : l’approche méthodologique retenue, la relation entre les enseignants responsables du projet, ainsi que la dynamique de groupe. Selon R. O’Dowd & M. Ritter (2006), les dysfonctionnements communicationnels peuvent être liés aux tâches réalisées par les participants, à leur ordonnancement et à leur contenu thématique. L’organisation des échanges laisse plus ou moins de place pour la discussion sur les intérêts personnels.

La dimension socio-institutionnelle constitue le troisième facteur de malentendu. C’est sous cette entrée que R. O’Dowd & M. Ritter (2006) regroupent l’accès aux technologies, les modalités des cours, ainsi que le prestige de la langue et de la culture cibles. Les participants manifestent un plus ou moins grand enthousiasme pour la communication en ligne en fonction de leur expérience passée. L’évaluation et les objectifs du cours peuvent varier selon les classes mises en relation. Enfin, les écarts de motivation peuvent s’expliquer par les représentations associées aux langues en présence.

Le dernier facteur concerne l’interaction. R. O’Dowd & M. Ritter (2006) attribuent aux styles communicatifs différents des partenaires l’émergence de certains malentendus. Ces différences culturelles concernent selon eux les actes de langage privilégiés, les thèmes, les menus propos, le caractère plus ou moins direct des contributions, le ton, l’ironie, l’humour, les manifestations d’émotions. Nous voudrions ici nous distancier de cette perspective. Certes, les situations de dysfonctionnement communicationnel entre enseignant et apprenants sont propices à la mise en exergue de la variable culturelle

(Abdallah-Pretceille, 1996, p. 34). Cependant, les malentendus ne seront délibérément pas envisagés ici dans une perspective culturaliste, afin d’éviter de catégoriser les locuteurs en fonction de leur culture supposée (Muller, 2013).

Il convient également d’ajouter un autre phénomène à cette typologie. Dans les projets de télécollaboration où les partenaires d’échange sont pour les uns tuteurs et pour les autres apprenants, les malentendus peuvent concerner l’interprétation par les participants de leur propre rôle ou du rôle de leur interlocuteur. Une forme de symétrie apparaît en raison du partage d’un statut d’étudiants et d’un âge proche. Cependant, le tutorat implique une asymétrie dans les rôles conversationnels. Le caractère inédit de l’expérience amène ainsi chez les tuteurs une oscillation du positionnement entre pairs et tuteurs (Dejean-Thircuir & Mangenot, 2006).

Les malentendus entre les participants à des projets télécollaboration peuvent être observés directement dans les interactions, lorsque les désaccords font l’objet de négociations, ou dans le discours sur les échanges en ligne.

2. APPROCHE MéTHOdOLOgIquE

2.1. LE dISCOuRS SuR LES éCHAngES En LIgnE

Différentes modalités favorisent une mise en mots de l’expérience par les participants à des échanges télécollaboratifs et s’inscrivent dans une visée réflexive (Schön, [1983] 1994). Des entretiens semi-directifs peuvent être menés (Salam, 2011 ; Develotte et al., 2008). N. Guichon (2011, 2013) propose à des tuteurs en ligne un dispositif de rétrospection, au cours duquel ils sont confrontés à une trace vidéo de l’échange avec les apprenants. Ce procédé a pour visée de faire émerger ce qui est resté implicite et n’a pas été pensé par les apprentis enseignants. À l’écrit, les discours sur la télécollaboration prennent la forme de journaux de bord ou de synthèses réflexives (Mangenot & Zourou, 2007 ; Develotte & Mangenot, 2007).

Dans le cadre du cours « TICE et FLE », chaque étudiant de Paris Descartes a rédigé de façon individuelle un carnet de bord alimenté chaque semaine, ou bien un bilan réflexif à la fin du dispositif. Ce texte constitue une réflexion personnelle de l’étudiant sur son expérience de tutorat. Les consignes présentées étaient les suivantes : justifier ses choix méthodologiques, analyser les échanges, expliciter les difficultés rencontrées et les apports du projet. Tout au long, une prise de recul a été encouragée.

Dans la mesure où ce dossier entre dans le cadre de l’évaluation du cours, il convient de garder à l’esprit les biais liés à l’évaluation. E. Huver & C. Springer (2011) soulignent les tensions à l’œuvre dans le fait d’évaluer. M.-F. Bishop & L.

Cadet (2007, p. 24) rappellent l’influence du récepteur du dossier dans la rédaction. Pour N. Guichon (2007), l’évaluation des écrits réflexifs permet de s’assurer que les étudiants réalisent le travail demandé. Cependant, S. Bibauw (2010) met en exergue la double contrainte liée à l’évaluation : l’écrit réflexif devient à la fois outil de développement et objet d’évaluation.

À partir de ces carnets de bord, dont les traits saillants ont été dégagés dans un premier temps, nous avons conçu deux questionnaires (avec des questions ouvertes et fermées) à destination des tuteurs et à destination des apprenants.

À travers ces différents discours sur les pratiques, les acteurs manifestent leur interprétation du dispositif. C’est dans ce contexte que des malentendus entre les participants peuvent se révéler.

2.2. quESTIOnS dE RECHERCHE

Nous nous intéresserons ici à la perception du dispositif par les participants à l’échange, en choisissant de nous focaliser sur les malentendus et les divergences d’interprétation. Quelles variations peut-on observer entre les échanges en ligne apprenants/tuteurs et le discours des participants sur les échanges en ligne ? Quelles variations peut-on observer entre la perception des apprenants et celle des tuteurs ?

2.3. MéTHOdE d’AnALySE

Pour répondre à ces questions, nous nous appuierons sur des données de différentes natures : les interactions en ligne entre les apprenants et les tuteurs (c’està-dire les messages sur les forums)3 et les discours sur les interactions (les carnets de bord et bilans réflexifs des tuteurs, ainsi que les questionnaires complétés par les apprenants et les tuteurs).

L’analyse qualitative que nous proposons se fondera sur des catégories discursives. Une attention particulière sera portée aux marques énonciatives, à la façon dont les locuteurs s’incluent dans le discours, se désignent, désignent les autres, aux traces de subjectivité et aux phénomènes de dénomination. Dans les discours sur les échanges, ce sont notamment les propos concernant les attentes des participants, la relation tutorale, les interactions verbales et les TICE qui seront examinés. Les motifs d’action évoqués, les marques de comparaison et d’évolution retiendront également notre attention. En ce qui concerne les questionnaires, les commentaires ajoutés feront l’objet d’une analyse particulière. Nous chercherons des traces de divergences en comparant les réponses des participants à des questions similaires.

3 Nous avons interrogé les tuteurs pour savoir s’ils avaient communiqué avec leur apprenant en dehors du réseau social de Paris Descartes : cela n’a pas été le cas.

Dans les interactions, les indices de la construction de la relation interpersonnelle seront étudiés : mode de salutation, termes d’adresse, registre employé, récit de soi, questions posées, ponctuation…

Les malentendus repérés seront classifiés en trois grands ensembles. Par souci de cohérence, nous nous focaliserons pour chaque catégorie de malentendus sur un groupe où le phénomène apparaît de façon saillante. Il nous semble plus important d’explorer chaque phénomène, plutôt que de multiplier les groupes de tutorat. Au sein des trois groupes retenus, les variations dans les interprétations des participants sont particulièrement marquées ; c’est la raison pour laquelle nous les avons sélectionnés après avoir effectué une première analyse des malentendus dans chaque groupe.

En fonction des catégories de malentendus, différentes données et traces discursives seront sélectionnées. Les mêmes réponses au questionnaire ne seront pas systématiquement retenues. On observe en effet différentes configurations selon les groupes et nous avons souhaité nous adapter aux malentendus rencontrés. C’est pourquoi nous avons considéré au vu du contexte certains éléments comme étant plus ou moins pertinents.

Notre approche s’inscrit dans une démarche ethnographique (Cambra Giné, 2003) qui s’appuie sur différentes études de cas, sans visée de généralisation, mais dans un souci de mieux comprendre la perception des dispositifs d’enseignement/ apprentissage par les participants. Nous chercherons également à avancer des éléments d’interprétation quant aux enjeux des malentendus. Pour cela, nous mettrons en relation les discours avec des dimensions extérieures à ces discours (consignes indiquées aux participants au projet, imaginaires d’enseignants et d’apprenants construits par les situations respectives des protagonistes, leurs projets, leurs histoires, etc.).

3. PRéSEnTATIOn dES RéSuLTATS

Les interactions et les discours sur les interactions au sein des trois groupes4 feront l’objet d’une analyse qui visera à mettre en évidence les écarts d’interprétation et de positionnement entre apprenants et tuteurs.

3.1. MALEnTEnduSCOnCERnAnTLES éCHAngESInTERPERSOnnELS

Les malentendus entre les participants au dispositif de télécollaboration concernent de façon récurrente les échanges interpersonnels. Par « échanges informels », syntagme employé par les tuteurs, nous entendons toutes les

4 Des prénoms fictifs ont été attribués aux apprenants et aux tuteurs. Les textes n’ont pas fait l’objet de corrections.

interactions à visée de socialisation, qui n’ont pas pour objet d’indiquer les tâches à effectuer, d’y répondre et de corriger.

Les exemples cités dans cette section viennent d’un groupe composé de Maxime et Léa, les tuteurs, et de Li Mei, l’apprenante. Le questionnaire complété par Li Mei éclaire sa vision :

questionnaire Li Mei :

Quelles étaient vos attentes en participant à ces échanges ?

Ajoutez des chiffres par ordre d’importance (1 : très important)

Avoir un échange d’expériences sur la vie étudiante en France et à Hong Kong3. Il n’y a pas beaucoups de réponses des étudiants français.

La perspective de pouvoir rencontrer vos tuteurs l’année prochaine en France vous a-t-elle motivé(e) ? Oui. Pourquoi ? on a travaillé ensemble pendant 8 semaines mais on ne s’est pas parlés.

L’apprenante a la possibilité d’ajouter des commentaires à la suite de chacune des questions auxquelles elle répond. Ce sont ces remarques qui renseignent particulièrement sur sa perception. Li Mei fait état d’un manque d’échanges avec les tuteurs. Elle distingue le travail (« on a travaillé ensemble »), c’est-à-dire la réalisation des tâches, des interactions sociales (« on ne s’est pas parlés »). Elle fait porter la responsabilité aux tuteurs dont elle regrette le manque de réponses : « Il n’y a pas beaucoups de réponses des étudiants français ». L’usage du syntagme « des étudiants français » manifeste la parité perçue par l’apprenante, qui ne considère pas ses partenaires d’échange comme des tuteurs ou comme des enseignants. Le terme de « réponses » laisse entendre qu’elle a elle-même posé des questions ou, du moins, initié des échanges.

Dans le questionnaire qu’il a complété, Maxime souligne également l’absence d’échanges à visée de socialisation :

questionnaire Maxime

Avez-vous cherché à communiquer en dehors des activités ? Non. Commentaires : Pour des raisons de disponibilité.

Avez-vous été à l’origine d’échanges informels entre votre apprenant et vous ? Non

Avez-vous répondu à des échanges informels de votre apprenant ? Non. Commentaires : Il n’y a pas eu de tentative de prise de contact de sa part.

Le tuteur estime qu’il n’a pas essayé de développer des échanges avec l’apprenante

en dehors des tâches et il attribue cela à un manque de temps. En ce sens, sa position est similaire à celle de Li Mei. Cependant, une divergence d’interprétation apparaît clairement entre le tuteur et l’apprenante lorsque Maxime considère que Li Mei, pas plus que lui, n’a cherché à initier des interactions informelles.

Léa, la deuxième tutrice, porte un autre regard encore :

questionnaire Léa

Avez-vous cherché à communiquer en dehors des activités ? Oui Pourquoi ? pour établir une relation informelle

Avez-vous été à l’origine d’échanges informels entre votre apprenant et vous ? Oui Pourquoi ? pour tisser un lien

Avez-vous répondu à des échanges informels de votre apprenant ? Oui

Le pronom « vous » dans le questionnaire est interprété par la plupart des tuteurs comme un « vous » collectif. Il semble ici que Léa inclue Maxime dans ses réponses. Elle affirme avoir cherché à développer des échanges informels, non seulement en initiant des interactions en dehors des tâches, mais également en répondant aux échanges informels de son apprenante. En indiquant « Oui » à la question « Avez-vous répondu à des échanges informels de votre apprenant ? », Léa reconnaît implicitement que Li Mei a cherché à communiquer de façon informelle. En cela, elle s’éloigne de la position de Maxime. Léa avance deux motifs d’action pour le développement des échanges interpersonnels : « pour établir une relation informelle », « pour tisser un lien ».

Dans son bilan réflexif, Léa expose la démarche que Maxime et elle-même ont adoptée :

Bilan réflexif Léa

D’autre part, au début de chaque ensemble d’activités, nous présentions le sujet choisi à Li Mei. Dans cette présentation, nous faisions référence notamment à ses goûts, ses intérêts, et c’est dans ces présentations que nous avons choisi principalement d’établir une relation informelle. […]

La prise de contact entre chacun de nous et l’apprenante, au tout début du tutorat, a été établie sur le forum de notre groupe de tutorat. Chacun de nous deux s’est présenté en adressant un message à Li Mei. Dans ces deux messages, nous avons chacun tenté de susciter des réponses informelles de la part de notre apprenante. Elle a répondu à nos messages, elle aussi en se présentant.

Par la suite, nous n’avons pas entretenu de relation informelle directement via le

forum, ni sur le blog où nos témoignages ainsi que ses productions écrites figuraient, et ce, parce que nous entretenions déjà des échanges informels lors de nos envois et de nos corrections d’activités de compréhension écrite comme précédemment mentionné. Tout au long de ces échanges, l’apprenante n’a pas vraiment répondu aux messages informels que nous lui avons envoyés, hormis en fin de parcours.

La tutrice caractérise les premiers contacts par des échanges informels autour de la présentation de soi. Elle reconnaît la réciprocité des interactions, qu’elle exprime par l’usage de l’adverbe « aussi » : « Elle a répondu à nos messages, elle aussi en se présentant ».

Cependant, Léa distingue cette première phase de la suite des échanges. Elle met en évidence les variations en termes de supports. Si les premiers temps ont vu primer l’usage du forum pour les interactions à visée de socialisation, un transfert s’est ensuite produit selon elle. C’est dans la présentation des tâches de recherche d’informations qu’elle localise les échanges informels. La tutrice rend compte d’une intentionnalité avec l’emploi du verbe « choisir » : « et c’est dans ces présentations que nous avons choisi principalement d’établir une relation informelle ».

Le développement d’une relation interpersonnelle entre apprenante et tuteurs passe selon Léa par une personnalisation des tâches, qui se réfère explicitement à la personnalité de l’apprenante. Cependant, les remarques de Li Mei dans son questionnaire soulignent bien que ces énoncés n’ont pas été interprétés de cette manière par l’apprenante. Dans ce bilan réflexif également, Léa s’éloigne de l’interprétation de son apprenante en considérant : « l’apprenante n’a pas vraiment répondu aux messages informels ».

À quoi correspondent précisément ces tentatives d’échanges dans l’indication des tâches ? Examinons un exemple dans le fichier suivant, joint par Maxime :

Fichier Maxime le 8 novembre

COMPRÉHENSION ÉCRITE N°5 (Maxime) :

Salut Li Mei !

Cette semaine, nous allons parler ensemble des loisirs. Comme c’est un thème dont nous avons eu l’occasion de discuter un peu, je sais déjà que tu es une grande amatrice de cinéma et… de shopping !

Puisque tu aimes la mode, je te propose de lire un texte sur Coco Chanel, qui me semble assez intéressant. Ce texte, tu le trouveras à l’adresse suivante : http://www. elle.fr/elle/Mode/Dossiers-mode/Pourquoi-Coco-Chanel-fascine/Pourquoi-CocoChanel-fascine/%28gid%29/875839

Bon travail !

Il s’agit ici de l’extrait d’un document Word utilisé pour indiquer des tâches. Après le titre précisant le contenu et l’auteur du scénario, le texte débute par une salutation avec un terme d’adresse et un point d’exclamation : « Salut Li Mei ! ». Ces différents éléments témoignent de l’émergence d’une communication personnalisée. Le point d’exclamation manifeste une connivence ou du moins une émotion positive. Le terme de salutation retenu, « Salut », révèle une certaine familiarité entre les locuteurs. Le thème de la semaine est ensuite annoncé et l’individualisation se poursuit : le choix du sujet est lié aux goûts de l’apprenante. Maxime se réfère à une histoire interactionnelle commune en faisant le lien avec les tâches précédentes. Cependant, on n’observe aucun récit de soi de la part de Maxime ; rien n’est raconté concernant le quotidien. Le message du tuteur est focalisé sur l’apprenante, mais aucune question ne lui est posée. Effectivement, Li Mei ne réagira pas à ces énoncés. On peut ici encore souligner les variations en termes de support. Un message sur un document Word se prête moins à une réponse qu’un message sur un forum.

Cependant, Li Mei amorce une tentative de prise de contact une dizaine de jours plus tard, en utilisant cette fois-ci le forum :

Message forum Li Mei le 18 novembre

Salut Maxime et Léa!

Je suis désolée de ne pas vous écrire le text...parce que je suis très très occupée récemment....(comme tout le monde..)

Est-ce que la vacance commence en France? Quel sont votre plan de la vacance? à bintôt!

Li Mei

L’apprenante a recours à la même forme de salutation que Maxime, mais elle s’adresse bien à ses deux tuteurs : « Salut Maxime et Léa ! ». Ce message a pour objet une demande d’excuse à la suite de l’absence de réalisation d’une tâche. L’apprenante invoque un manque de disponibilité.Cependant, elle pose également deux questions aux tuteurs qui restent sans réponse. La salutation « à bintôt » témoigne d’une attente de réponse. Ce message manifeste l’écart entre le dire et l’interprétation du dire par les participants. Maxime et Léa nient les tentatives d’interaction de la part de leur apprenante, malgré la présence de ce message. De la même manière, Li Mei n’interprète pas les énoncés personnalisés de ses tuteurs comme des tentatives d’échanges à visée de socialisation. Chacun renvoie le tort à son interlocuteur.

Cette première catégorie de malentendus que nous venons d’analyser repose sur un écart dans l’approche des interactions : que signifie pour les uns et les autres interagir, se parler, répondre ? Qu’est-ce qui est considéré comme une interaction à visée de socialisation ? On l’a vu, de mêmes écrits sont interprétés différemment par les membres d’un même groupe de tutorat. Il faut mentionner dans ce cadre l’influence des consignes indiquées par les enseignantes responsables du projet. L’on comprend peut-être mieux que Léa considère que des échanges informels ont eu lieu, si l’on sait que l’enseignante de Paris Descartes a recommandé leur apparition.

En raison de leur expérience différente, les participants ne disposent pas des mêmes imaginaires concernant le tutorat : que signifie pour eux être tuteur ou être apprenant dans un dispositif de télécollaboration ? Apprenants et tuteurs sontils censés développer des échanges interpersonnels ? Combien de temps sontils prêts à consacrer au projet5 ? Si l’apprenante et les tuteurs ne partagent pas la même vision des échanges, c’est également parce qu’ils n’attribuent pas les mêmes objectifs au dispositif : projet professionnalisant, scolaire ou expérience humaine ? La notion d’échanges interpersonnels cristallise ainsi les attentes variées des uns et des autres.

3.2. MALEnTEndu PORTAnT SuR LES ATTEnTES dES APPREnAnTS ET dES TuTEuRS

Pour étudier les écarts dans les attentes des participants, nous prendrons appui sur le groupe composé de Yann et Sabrina, tuteurs pour Larry. Deux phénomènes manifestent les divergences d’interprétation : les réponses de l’apprenant et l’insertion d’une photo sur le profil.

3.2.1 Malentendus concernant les réponses (ou l’absence de réponse) de l’apprenant

Yann et Sabrina manifestent leur incompréhension devant le manque de réactions de leur apprenant face à leurs sollicitations. L’un comme l’autre mettent en exergue l’importance de la relation pédagogique pour eux :

Carnet de bord yann

Semaine 1 : J’espère pouvoir rapidement communiquer de manière informelle, c’est plus simple pour créer des liens et laisser la communication ouverte.

Carnet de bord Sabrina

5 À la suite de notre communication à la journée de l’Asdifle, F. Mangenot a suggéré la solution suivante : proposer moins de tâches de façon à développer davantage les échanges interpersonnels. Mais une question reste en suspens : la visée principale de la télécollaboration est-elle de développer les interactions informelles entre les participants ?

Ce que j’attendais de cette expérience de tutorat à distance, c’est une véritable expérience humaine, une nouvelle relation avec un jeune apprenant de mon âge et qui serait le moteur, en plus de cela, d’une relation d’apprentissage motivante, stimulante et efficace. Je sais que c’est donner beaucoup d’importance à une relation interpersonnelle, mais je reste convaincue que de bonnes relations prof-élève sont utiles à une bonne transmission du savoir.

Dès la première semaine, Yann manifeste son intention d’entretenir une relation interpersonnelle avec son apprenant en dehors des tâches à réaliser : « communiquer de manière informelle », « créer des liens ».

Plus tard dans les échanges, Sabrina revient sur ses attentes concernant le dispositif de télécollaboration, qui ne se limite pas pour elle à une relation de tutorat, mais implique « une véritable expérience humaine ». La tutrice insiste sur la proximité liée à l’âge : « un jeune apprenant de mon âge ». Cependant, il ne s’agit pas simplement pour elle de développer une relation amicale. Sabrina construit un lien entre relation didactique et apprentissage. Sa visée est de favoriser l’appropriation de l’apprenant en développant sa motivation.

Les deux tuteurs expriment des regrets concernant le manque d’échanges informels avec leur apprenant :

questionnaire yann

Avez-vous répondu à des échanges informels de votre apprenant ? Non. Pourquoi ? Il n’y en a presque pas eu

questionnaire Sabrina

À la fin des échanges, avez-vous le sentiment d’être proche de votre apprenant ? mes tentatives de rapprochement n’ont pas vraiment abouti.

Quels ont été les avantages des échanges ? Qu’avez-vous apprécié dans les échanges ? J’ai aimé seulement les échanges informels, mais malheureusement il n’y en a pas eu autant que j’aurais voulu.

Yann considère que Larry n’a « presque pas » initié de communication informelle avec ses tuteurs. Sabrina souligne de la même manière un manque d’échanges informels en nuançant quelque peu ses propos par l’usage d’un adverbe précédant la négation, comme Yann : « mes tentatives de rapprochement n’ont pas vraiment abouti », « pas autant ». Ces modalisations rendent compte d’un manque, plutôt que d’une absence totale d’échanges. Les extraits ci-dessus du questionnaire complété par Sabrina manifestent clairement l’écart entre les intentions de la tutrice (« mes tentatives de rapprochement », « j’aurais voulu ») et sa perception

des échanges effectifs. L’adverbe « malheureusement » témoigne de sa déception.

La position des tuteurs est unanime et, lorsque l’on étudie les messages sur le forum du groupe, on observe effectivement une volonté des tuteurs de développer une socialisation avec leur apprenant, qui ne répond pas :

Message forum yann, le 27 octobre

Salut Larry,

Comment ça va?

Ici l’hiver approche, il commence à faire froid. Je suis déjà tombé malade la semaine dernière!

[…]

Tu aimes l’hiver toi? Quel temps fait-il à Hong Kong en ce moment? Que fais-tu de tes journées? As-tu avancé dans ton choix de ville française pour l’an prochain? -Yann

Yann pose ici un certain nombre de questions pour lesquelles il n’obtient pas de réponse. Le fait d’interroger Larry sur le temps qu’il fait relève des menus propos. Mais ces questions manifestent également un véritable intérêt concernant les goûts de son interlocuteur (« Tu aimes l’hiver toi ? »), ses activités (« Que fais-tu de tes journées ? ») et ses projets (« As-tu avancé dans ton choix de ville française pour l’an prochain ? »). Au sein de ce groupe, l’analyse ne révèle pas d’écarts entre les interactions et le discours sur les interactions, à propos tout du moins de la question des échanges informels. Les malentendus entre les tuteurs et l’apprenant portent cependant sur leurs attentes. Si les tuteurs partagent comme visée le développement d’une relation interpersonnelle à travers des échanges informels, l’apprenant, au regard de son comportement interactionnel, ne semble pas à première vue intéressé par cela.

3.2.2 Malentendus concernant l’ajout d’une photo sur le profil

Cependant, un fait qui pourrait sembler anecdotique est en réalité révélateur d’écarts d’interprétation entre les tuteurs et leur apprenant. Les participants aux échanges avaient la possibilité de remplir leur profil sur le réseau social et d’ajouter un avatar. Il est intéressant de remarquer que les tuteurs, qui sont demandeurs d’échanges informels, ne joignent cependant pas de photo d’eux-mêmes.

Le questionnaire complété par les apprenants et les tuteurs aborde notamment cette question des photos sur le profil :

questionnaire yann

Avez-vous ajouté une photo ? Oui Pourquoi ? Mais pas de moi

La photo jointe par Yann ne le représente effectivement pas. Il s’agit d’un cliché en noir et blanc du photographe allemand August Sander, Le notaire, qui date de 1924. Elle présente un personnage masculin, un notaire d’un âge moyen, devant les escaliers d’une maison. L’homme se tient debout, regarde de côté, il tient une canne, porte un chapeau et un long manteau. Il a une moustache et des lunettes. D’âge moyen, il semble plutôt sévère. Devant lui se trouve un grand chien noir. Il s’agit certes d’une référence artistique, mais l’on pourrait imaginer une image plus avenante.

De la même manière, Sabrina a joint une image qui n’était pas un portait photographique d’elle-même :

questionnaire Sabrina

Avez-vous ajouté une photo ? Oui. Pourquoi ? pas la mienne, mais une qui me plaisait.

Il s’agit d’un dessin, vraisemblablement la reproduction d’une estampe, représentant quelques tiges, des feuilles et une branche de bambou. Cette image fait écho à l’Asie, mais ne facilite pas nécessairement la communication.

Larry, qui a joint sa photo dès la deuxième semaine, regrette l’absence de photos de ses tuteurs :

questionnaire Larry

Avez-vous ajouté une photo ? Oui. Moi, je l’ai fait. Mais je pense que cela serait plus intéressant si mes tuteurs l’ont aussi fait.

Il juge cette absence tellement importante qu’il choisit d’en parler, alors même que la question qui lui est posée l’invite à parler de sa propre photo. Un décalage apparaît ici entre l’interprétation des tuteurs et celle de l’apprenant.

Bien qu’elle n’ait pas joint une photo d’elle-même, Sabrina est très demandeuse de photos de la part de son apprenant :

questionnaire Sabrina

Votre apprenant a-t-il joint une photo ? Non. j’ai trouvé cela dommage, même s’il l’a fait après.

Si non, cela vous a-t-il manqué ? Oui au début il n’avait rien mis ce qui me donnait l’impression qu’il ne s’impliquait.

Sabrina regrette ainsi de ne pas avoir disposé d’une photo de son apprenant dès

le début. Elle interprète cette absence comme un manque d’implication mais ne s’interroge pas sur l’effet sur son apprenant de l’absence de photo d’elle.

Dans son carnet de bord, Yann revient cependant sur cette question :

Carnet de bord yann

Au début des échanges, j’ai choisi de ne pas mettre une photo de moi comme icône de profil. Sabrina a fait de même. Je me demande si cela a perturbé l’apprenant de ne pas pouvoir mettre un visage sur chacun de nous, alors que lui avait mis une photo. Mais je pense que puisque nos échanges étaient sur internet et que nous étions seulement des tuteurs et non des professeurs, l’apprenant n’avait pas besoin de voir le visage de la personne qui lui écrit. De plus, je préfère ne pas avoir de photo personnelle visible sur internet, on ne sait pas où elle peut finir.

Il rappelle le choix effectué par les deux tuteurs de ce groupe de ne pas joindre de photo personnelle sur leur profil. Le motif invoqué correspond à une méfiance visà-vis de la circulation des images sur Internet. Yann s’interroge toutefois sur les effets de cette absence sur Larry mais nie la possibilité d’une perturbation. L’explication avancée repose sur le mode de communication et les rôles des interlocuteurs. La communication écrite médiée par Internet n’induit pas selon Yann le « besoin de voir le visage de la personne qui lui écrit ». Son deuxième argument tient au statut de tuteur à distance et non d’enseignant, qui n’impliquerait pas une nécessité de voir son interlocuteur. Cette explication apparaît ici clairement en contradiction avec la demande très forte d’échanges informels de la part des tuteurs.

Les malentendus au sein de ce groupe révèlent les attentes différentes des apprenants et des tuteurs en termes de comportement interactionnel. Que signifie à un niveau interactionnel le fait de participer à un dispositif de télécollaboration ? Pour Yann et Sabrina, cela implique de développer une relation interpersonnelle, en vue notamment de favoriser l’apprentissage. Les tuteurs considèrent que le fait d’initier et de répondre aux échanges informels est un indice d’engagement dans le projet. Larry interprète différemment la notion d’implication et attache davantage d’importance à l’avatar de ses interlocuteurs. Il est nécessaire pour lui de voir une photo de son interlocuteur et non une image que celui-ci apprécie. À Paris comme à Hong Kong, les enseignantes ont recommandé aux étudiants de compléter leur profil et d’ajouter une photo. Cependant, un autre enjeu apparaît ici : la méfiance des tuteurs vis-à-vis d’Internet, qui compte davantage que le développement d’échanges interpersonnels, et renvoie en filigrane à des questions identitaires.

3.3. MALEnTEnduS PORTAnT SuR LA PROxIMITé EnTRE

LES APPREnAnTS ET LES TuTEuRS

Les malentendus peuvent également concerner la proximité perçue ou non dans les

échanges. Nous partirons ici de l’analyse des interactions en ligne au sein du groupe composé d’Anaïs, Flora et Joy pour étudier ensuite les discours de l’apprenante et des tutrices à ce propos.

3.3.1 Proximité dans les échanges

Les échanges sur le forum entre les participants de ce groupe se caractérisent par une forme de « conversation pédagogique » (Guichon & Drissi, 2008, p. 210). Cette notion renvoie à des interactions didactiques visant la réalisation d’une tâche, mais au cours desquelles le ton est informel, le registre familier6. Apprenants et tuteurs s’y tutoient.

Au sein de ce groupe, les membres communiquent sur le forum en dehors même des tâches. Anaïs, Flora et Joy focalisent les échanges sur une dimension informelle. C’est ainsi que le message d’Anaïs présente des caractéristiques de la conversation familière (Traverso, 1996) :

Message forum Anaïs le 27 octobre

Salut!!!

J’éspère que tout va bien pour toi! Moi, ça va plutôt bien... Mais le froid est arrivé en France et la nuit tombe plus vite. Alors, c’est dur de garder le moral. Mais, bon. C’est juste le temps de s’habituer au changement de saison... En plus, j’ai eu quelques galères!

Il y a deux jours, la canalisation sous le lavabo de ma salle de bain a cassé pendant la nuit! […] C’était quand même rigolos d’être tous en pyjama à 5h du mat’ à éponger les flaques. On n’a pas l’habitude de voir ses voisins comme ça. […]

Mais aujourd’hui, j’ai emmené ma voiture chez le garagiste et j’en ai pour 750 euros! J’espère que ce sera la dernière mauvaise nouvelle de la semaine...

Samedi nous allons visiter des appartements pour acheter et devenir propriétaires! Peut-être que je finirai la semaine par une excellente nouvelle si on peut acquérir un logement!!!

Et toi ? Quoi de neuf ? Dis-moi tout!

Cet extrait est caractérisé par un récit de soi et de son quotidien. Le registre utilisé est familier (« Salut », « galères ») et à deux occurrences les points d’exclamation sont redoublés : « Salut!!! », « un logement!!! ». Anaïs raconte son aventure liée à un dégât des eaux en employant un ton humoristique. Elle se dévoile également en faisant part à son apprenante de ses projets d’acquisition d’appartement. La tutrice sollicite son apprenante (« Et toi ? Quoi de neuf ? Dis-moi tout! »), ce qui implique

6 F. Mangenot & P. L. Salam (2010) étudient à ce propos les normes langagières dans les échanges télécollaboratifs.

qu’elle attend une contribution du même type de la part de Joy. L’usage du pronom personnel « moi », plutôt que « nous », manifeste une relation privilégiée entre l’apprenante et cette tutrice.

Joy réagit en employant un ton très similaire à celui d’Anaïs :

Message forum Joy le 31 octobre

Anaïs, tu es en train d’acheter un appartement ? C’est super ! Je pense que...je dois attendre beaucoup d’années après pour faire ca !! Est-ce que c’est cher pour l’acheter ?

Moi, comme toi, cette semaine j’ai dépensé beaucoup d’argent aussi...parce que j’ai acheté un billet d’avion ! Je vais aller en Allemagne cet hiver (pour le Noel et l’année nouvelle)! Je suis très contente comme je rencontrerais mon petit ami qui habite a Berlin...oui, il est allemand...

Et ce soir, j’irais à une fête avec mes amis (mes collègues qui apprennent le français ensemble !) ! La fête s’appelle « Hong Kong Oktoberfest> qui ressemble la même a Munich, Allemagne... On peut prendre un verre, danser, écouter de la musique et voir les performances.. et aujourd’hui C’est ‘Halloween’ aussi !

Elle commente le projet d’achat d’appartement de son interlocutrice en manifestant enthousiasme et intérêt. Joy favorise également le développement d’une connivence et d’une complicité en soulignant comme point commun avec sa tutrice ses dépenses importantes d’argent dans la semaine. Tout comme Anaïs, elle a recours à des points d’exclamation et à des points de suspension, qui témoignent de son implication dans le discours. Enfin, Joy se confie sur son petit ami et fait le récit de ses sorties pour le week-end. Tous ces indices manifestent une proximité dans la relation interpersonnelle.

Cette approche apparaît également dans les messages envoyés par la deuxième tutrice, Flora :

Message forum Flora le 24 novembre

On t’embrasse et on espère te rencontrer quand tu viendras en France.

Ce dernier message sur le forum envisage une possibilité de rencontre et comporte une expression d’affection : « On t’embrasse ».

3.3.2 Proximité perçue

Cette proximité dont on a pu relever un certain nombre d’indices dans les échanges est reconnue par Joy :

questionnaire Joy

Avez-vous eu une relation avec vos tuteurs plus proche qu’avec vos autres enseignants

à HKBU ? Oui Pourquoi ? Parce que nous avons environ le même âge !:P nous pouvons partager beaucoup de choses ensemble !

Souhaitez-vous garder le contact avec vos tuteurs ? Oui Pourquoi ? Pour devenir les amies !

La perspective de pouvoir rencontrer vos tuteurs l’année prochaine en France vous a-t-elle motivé(e) ? Oui

Vos tuteurs étaient-ils du même sexe que vous ? Oui Si oui, cela vous a-t-il convenu ? On peut partage toutes les choses ensemble.

Comment avez-vous perçu vos tuteurs? comme des amis

L’apprenante estime avoir développé une plus grande proximité avec ses deux tutrices de Paris Descartes qu’avec ses enseignants de Hong Kong Baptist University (HKBU), en raison de leur âge similaire et des possibilités de partage. Joy considère ses tutrices comme des amies et exprime sa volonté de rester en contact avec elles.

3.3.3 Proximité non perçue

Cette approche contraste fortement avec la perception exprimée par les tutrices dans les questionnaires qu’elles ont complétés :

questionnaire Flora

À la fin des échanges, avez-vous le sentiment d’être proche de votre apprenant ? Non

questionnaire Anaïs

Avez-vous eu une relation plus proche avec cet apprenant qu’avec vos autres apprenants ? Non Pourquoi ? Je dirais même beaucoup moins proche. D’ailleurs un contact virtuel ne constitue pas une relation pour moi.

À la fin des échanges, avez-vous le sentiment d’être proche de votre apprenant ? L Plutôt des inconnus. Pourtant, je me suis livrée. Elle, moins en retour.

Quelles différences principales percevez-vous entre ces échanges et les cours en présentiel ? L’humain, la complicité, l’intérêt, l’implication sont moindre.

Quels ont été les inconvénients des échanges ? Qu’avez-vous moins apprécié dans les échanges ? La distance, c’est bien ça tout le problème. Je fais ce métier pour partager avec les gens et là… je n’ai pas eu l’impression de partager mais plutôt de donner… sans trop recevoir…

Avez-vous échangé des e-mails avec votre apprenant (en dehors du forum) ? Jamais Comme je l’ai dit dans mon dossier, de manière hypocrite, on a dit qu’on le ferait. Mais

comme à la fin des vacances… les amitiés… Souhaitez-vous garder le contact avec votre apprenant ? Non Pourquoi ? Idem Souhaitez-vous rencontrer votre apprenant l’année prochaine ? Non Pourquoi ? Idem

Si Flora n’exprime aucun sentiment de proximité avec sa tutrice, Anaïs va plus loin encore en comparant cette relation avec celles qu’elle entretient avec ses autres apprenants : « beaucoup moins proche », « L’humain, la complicité, l’intérêt, l’implication sont moindre ». La tutrice utilise même le terme d’« inconnu » pour qualifier Joy. Ce positionnement trouve notamment ses origines dans les représentations de la tutrice concernant la communication à distance : « un contact virtuel ne constitue pas une relation pour moi »7. Cet énoncé signifie qu’elle nie l’émergence de relations à distance via les réseaux sociaux, y compris dans le cadre de sa propre expérience de tutorat.

Anaïs souligne le déséquilibre qu’elle a perçu dans la relation de tutorat (« je n’ai pas eu l’impression de partager mais plutôt de donner… sans trop recevoir… ») et dans le récit de soi (« Pourtant, je me suis livrée. Elle, moins en retour »). Elle pointe l’écart entre le contenu de ses messages, où elle s’engage à poursuivre les échanges avec son apprenante et à essayer de la rencontrer, et la réalité. La distance est associée à la notion d’hypocrisie. On se heurte ici aux limites des écrits réflexifs : Anaïs considère qu’elle n’a pas reçu suffisamment de la part de son apprenante, mais n’indique pas précisément ce que celle-ci aurait pu lui apporter. Les nombreux points de suspension manifestent le caractère évasif de ses réponses.

On observe au sein de ce groupe des écarts dans l’interprétation de ce qu’est une relation interpersonnelle proche. Selon Joy, l’âge et les possibilités de partage en constituent des facteurs décisifs. Pour le chercheur qui se situe dans le champ de l’analyse des interactions, la proximité se manifeste par un registre familier, l’usage du tutoiement, le récit de soi et les traces d’affection. Aux yeux d’Anaïs et de Flora, de telles interactions ne suffisent pas pour considérer que la relation est proche. Les représentations qu’elles associent aux interactions à distance prennent ici le dessus sur l’expérience vécue lors du projet. Leur expérience d’enseignante en présence a contribué à façonner chez elles des imaginaires excluant les dispositifs à distance. Ce phénomène conduit à un décalage important entre les résultats que l’on obtient en analysant les interactions et le discours des tutrices sur ces interactions.

7 Pour une analyse de l’influence des représentations concernant les interactions sur la perception du dispositif de télécollaboration par les tuteurs, voir C. Muller (2013).

dISCuSSIOn ET COnCLuSIOn

Si les outils numériques permettent de donner du sens à l’enseignement et à l’apprentissage des langues, ce sens ne correspond pas nécessairement à celui prévu initialement. Nous avons relevé au sein de trois groupes de tutorat des divergences dans l’interprétation des apprenants et des tuteurs. Les discours réflexifs présentent ainsi l’intérêt d’apporter un accès à d’autres éléments que les interactions en ligne.

L’interprétation des échanges par les participants est influencée par leurs représentations concernant les interactions à distance et les outils numériques. Dans ce cadre, il convient de prendre en considération la méfiance de certains vis-à-vis d’Internet. Les significations variées que chacun accorde à l’interaction, à la proximité, à un échange interpersonnel, à un investissement expliquent également des malentendus. L’on observe de même des approches différentes concernant le tutorat, la relation tutorale et les rôles des apprenants comme des tuteurs. Les discours des enseignantes organisatrices, l’expérience d’apprentissage et d’enseignement des participants, leurs imaginaires et leurs projets sont autant d’éléments qui influencent leurs attentes concernant le dispositif de télécollaboration.

L’émergence d’approches variées peut également s’expliquer par la complexité de la relation tutorale. Une certaine ambiguïté entoure le statut des participants à l’échange. Le fait que deux tuteurs soient mis en relation avec un apprenant, ce qui constitue un « luxe », n’est pas étranger aux difficultés de positionnement des participants. Une situation de formation en ligne avec des proportions un peu plus réalistes n’aurait probablement pas induit le même type de malentendus. Cette pluralité des interprétations chez les étudiants est à prendre en compte par les formateurs de formateurs qui mettraient en place des dispositifs comparables, dans la mesure où c’est ce que les tuteurs retiendront et c’est ce qui les encouragera ou non à utiliser les TICE.

De tels écarts entre les échanges et leur appréhension par les participants sont évidemment liés au fait que le discours sur le faire ou sur le dire ne peut jamais reproduire le faire ou le dire, mais en constitue nécessairement une interprétation. Parallèlement à la pluralité des interprétations observée chez les étudiants, il convient de souligner la pluralité potentielle des interprétations des chercheurs. Si nous avons relevé des écarts entre notre analyse des interactions et la perception des participants, cela ne signifie pas que d’autres chercheurs, s’inscrivant éventuellement dans une autre perspective, ne proposeraient pas une interprétation encore différente.

Cette étude manifeste par contraste les limites méthodologiques des écrits réflexifs qui n’offrent pas la possibilité de placer les acteurs face aux contradictions relevées dans l’analyse. Un prolongement possible de cette réflexion serait ainsi de confronter lors d’entretiens les apprenants et les tuteurs à ces décalages d’interprétation.

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