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recherche de Ranalli (2013) (Frédérique Freund
LES TECHnOLOgIES nuMéRIquES Au SERvICE dE L’EnSEIgnEMEnT ET dE LA RECHERCHE SuR LES STRATégIES d’APPREnTISSAgE En LAnguES. nOTE dE SynTHèSE à PARTIR dE LA RECHERCHE dE RAnALLI (2013)
Frédérique Freund
Professeur agrégé d’anglais Université de Savoie, dispositif LANSAD.
InTROduCTIOn
Comment aider les apprenants à prendre conscience des processus en jeu pour l’apprentissage de la langue ? Dans quelle mesure les technologies numériques peuvent-elles être mises à profit pour rendre cet apprentissage plus efficace ? Quelle part accorder aux contenus linguistiques et à l’entraînement méthodologique en autoformation ? Ces préoccupations se situent au cœur de la recherche rapportée dans l’article Online Strategy Instruction for Integrating Dictionary Skills and Language Awareness et menée par James M. Ranalli dans le cadre de sa thèse dirigée par Carol Chapelle et Volker Hegelheimer du département de linguistique appliquée à l’Iowa State University. La finalité est de déterminer l’efficacité d’un parcours d’autoformation en ligne que l’auteur a développé pour l’acquisition de stratégies d’apprentissage liées au lexique et à l’utilisation de dictionnaires en ligne. Bien qu’elle concerne spécifiquement l’apprentissage de l’anglais L2, la recherche apporte des perspectives susceptibles de concerner tout praticien et tout chercheur en didactique des langues intéressés par le potentiel des technologies numériques pour le développement de l’autonomie des apprenants, et plus particulièrement pour le développement des stratégies cognitives et métacognitives.
La présente note de synthèse s’appliquera en premier lieu à présenter un compte rendu de la démarche et des résultats observés dans la recherche de James M. Ranalli. Cette lecture sera ensuite mise en perspective dans une discussion concernant les apports des technologies numériques, d’abord d’un point de vue didactique pour l’enseignement des stratégies aux apprenants de L2, puis du point de vue de la recherche pour faciliter l’accès à la « boîte noire » de l’apprenant (Ellis, 1994, p. 295) et aux stratégies que celui-ci met en œuvre, en particulier dans un environnement d’apprentissage médiatisé par la technologie.
1. COMPTE-REndu dE LA RECHERCHE
Le contexte de la recherche est celui d’un cours d’expression écrite en anglais L2 pour étudiants étrangers dans une université américaine. Le constat de départ
s’appuie sur l’observation dans les productions écrites des apprenants d’erreurs lexicogrammaticales1 récurrentes. Ces erreurs concernent la combinatoire grammaticale, soit la structure syntaxique que contrôle une unité lexicale, qui se manifeste dans les phénomènes de collocation grammaticale, de complémentation verbale, et de transitivité. Par exemple, les apprenants écrivent spend a lot of time to learn, au lieu de learning, ou encore a good strategy of finding, au lieu de for finding.
Partant de ce constat, l’auteur a développé dans le cadre de sa recherche doctorale (Ranalli, 2012) un parcours d’autoformation en ligne appelé Virtual Vocabulary Trainer (désormais VVT). Ce parcours vise à faire acquérir aux apprenants une compétence mixte que l’auteur nomme strategic pattern knowledge et qu’il opérationnalise comme la capacité à utiliser les dictionnaires monolingues pour apprenants dans le but d’identifier et de corriger les erreurs lexicogrammaticales. Il s’agit d’une approche intégrée de l’enseignement des stratégies par laquelle l’acquisition de stratégies d’utilisation du dictionnaire est envisagée conjointement à la sensibilisation à la langue. Cette intégration est rendue cohérente par l’utilisation du modèle Pattern Grammar (Hunston & Francis, 1998, 2000), un modèle descriptif de la linguistique anglaise fondé sur l’analyse de corpus qui vise à établir des liens entre forme et sens en s’appuyant sur le concept de patterns (patrons ou combinaisons de mots). Selon l’auteur, une telle approche intégrée est d’autant plus justifiée que de nombreux dictionnaires monolingues pour apprenants accordent une place importante à ces patrons.
L’intention de la recherche publiée dans la revue Language Learning & Technology (qui constitue le chapitre 3 de la thèse de l’auteur2) est d’évaluer le parcours d’autoformation VVT en mesurant son efficacité réelle et perçue. Les questions que pose l’auteur sont les suivantes : le parcours d’autoformation permet-t-il aux apprenants de développer la compétence visée ? Comment les apprenants perçoivent-ils le parcours d’autoformation en termes de gains pour l’apprentissage ?
Afin de répondre aux questions de recherche, l’auteur a recours à une méthode expérimentale. Les deux groupes d’apprenants constitués, dont l’un suit le parcours VVT, sont soumis à une tâche en pré-test et post-test qui consiste à lire 10 phrases comportant chacune une erreur sur un patron lexical que les apprenants doivent identifier et corriger, avec ou sans l’aide d’un dictionnaire. La tâche est réalisée en ligne, ce qui permet à l’auteur d’enregistrer l’activité de recherche des apprenants à l’aide d’un logiciel de capture d’écran vidéo et d’observer les processus de réalisation de la tâche, qui sont ensuite codés et transformés en mesures quantitatives. Enfin,
1 Le terme « erreurs lexicogrammaticales » est emprunté à Anctil (2009) ; l’auteur, lui, parle d’erreurs liées à l’usage et au comportement syntaxique d’unités lexicales (« [a word’s] syntactic behavior »). 2 Cette thèse se présente sous la forme de thesis by publication ou article thesis qui, contrairement à la monographie, consiste en un ensemble d’articles de recherche publiés ou soumis à publication dans des revues à comité de lecture.
sont également recueillies les perceptions des apprenants à l’aide de deux questionnaires anonymes.
Les méthodes statistiques employées afin d’analyser le produit et les processus de la tâche permettent d’établir non seulement qu’il y a eu un effet significatif du parcours VVT sur le développement de la compétence stratégique, mais aussi que l’acquisition a eu lieu quelle que soit le niveau de vocabulaire des apprenants. L’analyse révèle d’autre part que les progrès observés chez les apprenants ayant suivi le parcours VVT sont attribuables à une meilleure exploitation des dictionnaires pour apprenants. Enfin, le questionnaire administré à l’issue de l’expérimentation montre qu’en moyenne, les avis des apprenants sont positifs et que, selon eux, le parcours VVT était globalement intéressant, stimulant et utile. La recherche valide donc l’hypothèse qu’il y a un potentiel à enseigner certaines stratégies d’apprentissage en L2 de manière intégrée et automatisée. Il convient cependant d’émettre deux réserves d’après l’auteur : d’abord, la période de formation était relativement longue (5 semaines) ; ensuite, cette formation se concentrait sur un seul type de stratégies, qui plus est un type de stratégies (celles liées à l’acquisition du lexique) dont on sait qu’elles sont plus faciles à enseigner explicitement.
Ranalli conclut en offrant des perspectives pour la recherche future, comme l’idée d’explorer une approche hybride qui tirerait avantage de la complémentarité des rôles entre technologie et enseignant. Il avance également la nécessité d’affiner les résultats par des études de cas. En effet, parmi les apprenants du groupe contrôle, certains ont été capables de développer la compétence visée sans entraînement explicite aux stratégies. Cette anomalie, qui renvoie au concept de « bon apprenant » en langues (Rubin, 1975), mérite d’être étudiée de manière plus approfondie3 .
Ainsi, le compte rendu qui vient d’être fait permet d’identifier deux apports essentiels de la recherche de Ranalli en lien avec les stratégies d’apprentissage et l’autoformation. Ces apports concernent le potentiel des technologies numériques d’une part pour l’enseignement des stratégies d’apprentissage, et d’autre part pour la recherche sur ces dernières. L’élargissement qui suit propose une brève discussion de ces deux points.
2. EnSEIgnEMEnT dES STRATégIES d’APPREnTISSAgE MédIATISé PAR LA TECHnOLOgIE
La recherche appliquée sur les stratégies d’apprentissage en L2, dans laquelle s’inscrit l’étude menée par Ranalli, met en œuvre les travaux théoriques, notamment les études descriptives sur le « bon apprenant » en langues, dans le but de nourrir les
3 Le chapitre 5 de la thèse de l’auteur (Ranalli, 2012, p. 133-176) porte précisément sur l’analyse de ces cas divergents.
pratiques pédagogiques (Chamot, 2004, p. 14). La finalité est orientée vers l’action : comme l’observe Degache (2000, p. 154), la notion de stratégie est rendue pertinente par le pragmatisme des travaux qui s’en emparent. Dès lors, les questions de recherche sur l’enseignement des stratégies se posent en termes de faisabilité, d’efficacité et de rentabilité : quels gains y a-t-il pour l’apprentissage ? Peut-on former les enseignants à cette pratique ? Y a-t-il transfert dans un autre contexte ? En somme, cela vaut-il la peine d’y consacrer le temps et l’énergie nécessaires ?
Ranalli résout en partie le dilemme en proposant de mettre à profit les plus-values fréquemment reconnues à l’autoformation, comme l’individualisation de l’apprentissage, la possibilité de travailler à son rythme, ou l’exposition augmentée à la langue (Reinders & White, 2010, cités par Ranalli, 2013, p. 76), afin d’automatiser la formation aux stratégies, c’est-à-dire de déléguer à l’environnement technopédagogique un rôle traditionnellement dévolu à l’enseignant. En plus d’apporter une solution à la contrainte temporelle, le recours à l’autoformation se justifie en ce qu’il rend possible une augmentation des occasions de pratique, condition nécessaire à l’acquisition de la compétence stratégique (DeKeyser, 2007, cité par Ranalli, 2013, p. 76), ainsi que l’émission de feedbacks immédiats et spécifiques. C’est donc un double pragmatisme qui sous-tend le développement d’une telle ressource : pragmatisme lié à l’efficacité supposée des stratégies pour le processus d’apprentissage et pragmatisme lié à l’autoformation comme solution aux contraintes du contexte.
Il est à noter que le parcours VVT développé ne prévoit pas de suivi pédagogique, pas plus qu’il n’inclut d’interactions avec l’enseignant (absent du dispositif) ou entre apprenants. En effet, la ressource est intégrée à un Learning Management System et consiste en une série de tutoriels vidéo et d’exercices d’application autocorrectifs prévus pour une utilisation en autoformation, a priori sans intervention d’un tuteur ni communication avec les pairs. Ces caractéristiques ne sont pas sans rappeler l’idée d’ordinateur tuteur4, qui, sortie du contexte de l’enseignement des stratégies, n’est pas nouvelle. En effet, l’enseignement programmé et les premières générations de didacticiels d’Enseignement Assisté par Ordinateur (désormais EAO) d’inspiration behavioriste firent leur apparition à la fin des années 60 et au début des années 70, et perdurent encore aujourd’hui au travers d’avatars parfois déguisés derrière un « habillage » innovant (Grosbois, 2012, p. 18). Dans une telle perspective, l’ordinateur est souvent envisagé comme un moyen de « se débarrasser des tâches les plus ingrates et les plus répétitives » (Mangenot, 2002, p. 146). Au minimum, il sert à pallier le manque de moyens consacrés à la formation en langues ; au mieux, il permet d’enrichir l’enseignement en présentiel grâce à des ressources qui visent des compétences parfois perçues comme non prioritaires, comme les stratégies d’apprentissage.
4 Les psychologues parlent, eux, « d’apprentissage par instruction » (Tricot et al., 1998, cités par Grosbois, 2012, p. 3), ce qui constitue un rapprochement terminologique intéressant avec le terme de Strategy Instruction utilisé en anglais.
Cependant, on aurait tort de penser que toute ressource d’EAO ou autoformative ne se préoccupe que de la modification des comportements des apprenants sans prendre en compte leurs processus mentaux, car, ainsi que le rappelle Demaizière (2007), les tutoriels n’interdisent pas d’« adopter une démarche inductive et une pédagogie interrogative, en essayant par exemple […] de conduire une conceptualisation ou une observation raisonnée de la langue ». De plus, « le travail individuel permis par l’EAO apporte […] de réels avantages en termes de temps de réflexion, l’ordinateur peut servir à faire de l’apprenant un être pensant sur son apprentissage » (Grosbois, 2012, p. 17-18). C’est évidemment cette dimension réflexive qui préoccupe l’enseignement des stratégies d’apprentissage puisqu’il s’agit de déterminer « comment susciter chez l’apprenant une démarche raisonnée d’apprentissage » (Degache, 2000, p. 154).
Ainsi, loin de souscrire à une logique d’enseignement transmissif, Ranalli inscrit sa recherche et la ressource qu’il a développées dans la théorie cognitive, prenant appui sur trois concepts utiles pour l’ingénierie pédagogique que sont la charge cognitive, les compétences cognitives complexes et l’apprentissage multimédia (Sweller et al., 1998 ; Van Merriënboer, 1997 ; Mayer, 2002, cités par Ranalli, 2012). Ceci permet de poser pour principe que pour que l’apprentissage de la compétence stratégique ait lieu, l’environnement technopédagogique doit faciliter le traitement de compétences récurrentes (utiliser des raccourcis clavier ou la fonction « chercher » du navigateur) et non-récurrentes (trouver la bonne acception du mot dans le dictionnaire), l’incorporation de connaissances spécifiques au domaine dans la mémoire à long terme (élaborer un modèle mental de la notion de patron lexical), et la libération de la mémoire de travail pendant la réalisation d’une tâche complexe (qui est décomposée en séquences de difficulté progressive). L’enseignement de la compétence stratégique est envisagé comme l’association d’activités conscientes (attention à l’input) et d’activités automatisées (manipulation) ; il encourage également l’acquisition et l’automatisation des stratégies en fixant des limites de temps aux différents exercices de manipulation et en imposant un accès à ces exercices à intervalles réguliers selon les principes de l’apprentissage distribué.
Par conséquent, le mode autoformatif d’enseignement n’est pas a priori incompatible d’une part avec le développement d’une démarche réflexive chez l’apprenant, et d’autre part avec la prise en compte des processus mentaux qui sous-tendent la construction du savoir. Il n’en reste pas moins qu’une de ses limites concerne la qualité de l’accompagnement qui peut être fournie par l’environnement technologique seul. C’est pourquoi, bien que le parcours VVT développé par Ranalli ne tienne pas compte en l’état de l’articulation avec le contenu du cours d’expression écrite en présentiel, l’auteur reconnait qu’il y aurait un gain à envisager une hybridation, notamment pour s’assurer que le transfert des stratégies a bien lieu au moment de la pratique contextualisée et que la compétence se maintient dans le temps par la pratique
régulière. Ceci permettrait sans doute de confirmer l’intuition de Chamot (2004, p. 19) concernant l’intégration de l’entraînement aux stratégies aux cours de langues qui, selon elle, est « probablement » souhaitable.
Enfin, et bien qu’il ne soit pas mentionné explicitement dans l’article de Ranalli, le concept qui se trouve au centre de ces questionnements et qui constitue la finalité doublement visée à la fois par l’enseignement des stratégies et par l’autoformation, c’est celui d’autonomie. Ainsi que le rappellent Duquette et Renié (1998, p. 239), « le concept d’autonomie, que ce soit en auto-apprentissage ou dans le cadre de l’enseignement à distance, s’associe à celui d’»apprendre à apprendre» et donc aux stratégies ». En effet, la nécessité d’entraîner les apprenants à utiliser les stratégies d’apprentissage, et en particulier les stratégies métacognitives, est d’autant plus prégnante dans un environnement d’apprentissage médiatisé par la technologie. Ce souci d’autonomisation est prioritaire dans les dispositifs dits « d’autoformation guidée » (Rivens Mompean & Eisenbeis, 2009), parfois établis autour de centres de ressources en langues et dans lesquels l’apprenant est plus ou moins libre, en fonction d’objectifs qu’il se fixe généralement avec l’aide d’un « conseiller »5, de choisir son parcours d’apprentissage à partir de ressources mises à sa disposition. La construction progressive de l’autonomie se réalise dans ce contexte par la réflexion critique et la conscientisation du processus d’apprentissage grâce à la régulation pédagogique, cette dernière pouvant se manifester par un guidage en amont (dans la sélection des ressources par exemple), dans l’accompagnement synchrone ou asynchrone, ou dans l’utilisation d’outils qui aident au développement de stratégies cognitives et métacognitives tels que le carnet de bord.
Quoi qu’il en soit, afin de pouvoir définir les aides et le guidage à mettre à disposition de l’apprenant en situation d’apprentissage médiatisé par la technologie, il parait indispensable avant toute chose d’observer les stratégies effectivement utilisées par les apprenants dans une telle situation. Il s’agit donc à présent de déterminer par un bref tour d’horizon dans quelle mesure les technologies numériques permettent de faire avancer la recherche sur les stratégies d’apprentissage dans le but d’informer en retour les pratiques pédagogiques.
2. APPORTS dES TECHnOLOgIES POuR LA RECHERCHE SuR LES STRATégIES d’APPREnTISSAgE
Une question se pose d’emblée : que faut-il observer précisément lorsqu’on observe les stratégies des apprenants ? Question qui en appelle immédiatement une autre : que peut-on observer ? Les technologies numériques peuvent-elles aider le chercheur à rationaliser ces dilemmes et à opérationnaliser le contenu de la fameuse « boîte noire » des apprenants en données observables ?
Si l’on convient avec Cohen (2010, p. 164) que « les stratégies d’apprentissage des langues sont les pensées et les comportements conscients ou semi-conscients utilisés par les apprenants dans le but explicite d’améliorer leur connaissance et leur compréhension d’une langue cible », il apparait que les données sont de deux ordres : d’une part les processus mentaux (les pensées), et d’autre part le produit de ces processus mentaux (les comportements). Dès lors, plusieurs méthodes et outils recourant à la technologie peuvent être utilisés pour saisir ces données. Nous en présentons ici quelques-uns.
Dans sa recherche, Ranalli examine l’interaction apprenant-tâche-ressource à l’aide du logiciel de capture d’écran vidéo Camtasia qui lui permet d’enregistrer l’activité des apprenants pendant la réalisation de la tâche à la fois dans la ressource créée à l’intérieur du LMS et dans les dictionnaires en ligne sur le web. L’avantage de cette méthode est qu’elle permet une observation fine, en temps réel et surtout non intrusive. Une démarche similaire est employée par Hamel (2013) pour analyser l’activité de recherche d’apprenants dans un prototype de dictionnaire de français L2. Le traitement des données issues de la capture d’écran vidéo est cependant plus détaillé que dans la recherche de Ranalli (qui ne mesure que le nombre et le type de ressources consultées) : sont ainsi relevés le nombre d’efforts (d’accès au dictionnaire, d’utilisation des fonctions de recherche et de consultation du dictionnaire), la durée d’accomplissement de la tâche, le type d’efforts (les fonctions du dictionnaire sollicitées), les chemins parcourus et les mots sollicités. Ce recueil permet de dresser des profils d’apprenants plus ou moins efficaces et plus ou moins efficients – les « bons apprenants » étant ici ceux qui empruntent le plus les chemins de recherche optimaux, c’est-à-dire les chemins envisagés par les concepteurs de la ressource comme les plus efficaces.
Les deux auteurs, Ranalli et Hamel, font référence à une autre méthode de recherche sur les stratégies recourant à la technologie : l’analyse oculométrique (eye-tracking ou eye-movement recording), bien connue des psycholinguistes qui étudient le développement du langage et plus récemment développée pour la recherche en acquisition en L2, en particulier pour observer les stratégies de lecture, le traitement de l’input auditif, l’acquisition du lexique ou les processus de compréhension en ligne (Roberts & Siyanova-Chanturia, 2013). La finalité de cette méthode est de comprendre les processus cognitifs qui sous-tendent l’acquisition en analysant les mouvements de l’œil. Ces mouvements peuvent se classer en deux catégories : les saccades et les fixations (Winke, Godfroid, & Gass, 2013). Ainsi, lorsqu’on analyse par exemple les stratégies de lecture des apprenants de L2, les fixations permettent d’identifier les zones du texte ou les items lexicaux qui font l’objet d’un traitement plus intensif, tandis que les saccades indiquent la façon dont les apprenants progressent dans le texte. Les retours en arrière (regressions), fréquents dans la lecture en L2, et les bonds en avant (skippings) peuvent signaler des difficultés de traitement et une compréhension insuffi-
sante (ibid., p. 215-216). Comme pour la capture d’écran vidéo, l’avantage de l’analyse oculométrique est qu’elle n’interrompt ni ne parasite l’activité de l’apprenant car elle peut être conduite de manière concomitante à la tâche.
Bien qu’utiles, ces méthodes ont leurs limites ; l’une d’elles est qu’elles ne permettent que l’observation des stratégies fonctionnelles, celles qui déclenchent une action ; les processus mentaux non observables, en particulier les stratégies métacognitives et affectives, ne sont pas immédiatement mises en évidence. Ceci explique que la verbalisation (ou think aloud, penser à voix haute) reste une méthode de prédilection dans la recherche sur les stratégies. Elle est adoptée par O’Bryan et Hegelheimer (2009) par exemple qui demandent aux apprenants de dire ce qu’ils font pendant une tâche de compréhension orale. L’avantage de cette méthode est que, contrairement aux récits rétrospectifs, elle donne accès au traitement de l’input en temps réel. Mais aussi et surtout elle permet, au travers du discours des apprenants, de mettre en évidence ce qui n’est pas manifeste pour l’observateur extérieur. D’autres méthodes encore associent verbalisations et observation directe, comme les tâches d’écriture collaborative à l’ordinateur (Oskoz & Elola, 2010, cités par Hamel, 2013) dont le principe est de faire travailler les apprenants ensemble sur un même ordinateur et de les faire réfléchir (à voix haute) sur le processus de réalisation de la tâche.
En somme, les méthodes de recherche sur les stratégies d’apprentissage recourant à la technologie offrent des avantages non négligeables : elles peuvent permettre de faciliter le recueil et la conservation de données volumineuses et/ou multimodales ; de rendre ce recueil plus écologique ; de rationaliser le traitement des données ; et d’observer ce que qui n’est pas directement visible par l’œil humain. Il n’en reste pas moins que, par la nature de l’objet observé, ces méthodes ne se suffisent pas à ellesmêmes. En conséquence, la meilleure façon d’augmenter la validité de la recherche est sans doute d’adopter une méthode mixte, comme nous y invitent Duquette et Renié (1998, p. 240) : « dans certains cas, une même étude cumule diverses méthodes et les résultats apportent des éclairages complémentaires. Chaque méthode a ses faiblesses et la triangulation des données peut aider à les pallier (Jamieson & Chapelle, 1987) ». D’ailleurs, une telle recommandation s’applique probablement à de nombreux objets de recherche en didactique des langues et non seulement à la recherche sur les stratégies d’apprentissage.
COnCLuSIOn
En conclusion, la recherche de Ranalli n’est pas sans limites, que l’auteur ne manque pas d’ailleurs de relever lui-même, comme la non-articulation avec le cours en présentiel, le manque d’attention apportée au transfert des compétences en production, ou l’absence d’étude longitudinale. Cependant, les apports sont riches et variés, en particulier sur le plan des implications pédagogiques. On retiendra ainsi
surtout la pertinence du recours à la notion de patrons pour l’acquisition du lexique et la correction des erreurs lexicogrammaticales, ainsi que le potentiel d’une forme automatisée d’enseignement des stratégies qui inclut une réflexion métalinguistique et prend en compte les principes cognitifs de traitement de l’information et de construction du savoir dans un environnement médiatisé. En tout état de cause, si les technologies numériques offrent la possibilité de développer en autonomie certaines compétences chez l’apprenant, dont les compétences stratégiques, il parait sage de garder en mémoire cette recommandation énoncée par Holec (1990) ici même il y a près de 25 ans : « Ce que l’apprenant fait ou fera des moyens ainsi mis à sa disposition lorsqu’il se définira des modalités d’apprentissage est entièrement de son ressort, de son domaine de décision. Nous n’avons pas, en particulier, à lui imposer d’utiliser les capacités que nous l’aurons aidé à acquérir ».
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