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Chapitre 1 // Contextualisation du réemploi en architecture

10. L’énergie grise est la quantité d’énergie nécessaire lors du cycle de vie d’un matériau ou d’un produit : la production, l’extraction, la transformation, la fabrication, le transport, la mise en œuvre, l’entretien puis pour finir le recyclage, à l’exception notable de l’utilisation. https://www. dictionnaireenvironnement.com/ energie_grise_ID5863. html

11. Selon la définition de ‘‘déchet’’ du dictionnaire de français Larousse.

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1.1 / DYNAMIQUE DU RÉEMPLOI : SA PLACE DANS LE CYCLE DE LA MATIÈRE

Nous avons une représentation très figée de la matière. Comme si cette dernière échappait à l’emprise du temps et du mouvement. Nous percevons la ville comme un amoncellement de matières inertes qui composent nos routes, nos mobiliers urbains ou nos bâtiments. Ne pourraiton pas cependant changer le regard sur la matière et les matériaux et les appréhender comme une composante en mouvement ? Nous parlons ici de matière en tant que ressource première, comme le bois ou la pierre, et les matériaux qui sont une transformation de cette matière première. Cette manipulation humaine passant de la matière au matériau évoque déjà une notion de mouvements largement entendu par tous (cf. figure 3 ci-contre). La durée de vie d’un matériau est jalonnée de mouvements depuis son extraction jusqu’à sa mise en œuvre. Cette mobilité ne s’arrête cependant pas là. En effet arrive ensuite l’obsolescence d’usage du bâtiment et/ou l’obsolescence technique des matériaux qui implique une démolition ou déconstruction. Enfin le matériau devient déchet et est de nouveau acheminé mais cette fois dans des déchèteries, centres de recyclage ou d’incinération. C’est donc l’intervention humaine qui provoque l’usure anticipée des matériaux mis en œuvre et donc de la matière. Dans un contexte de développement soutenable, et d’économie circulaire il semble pertinent de ne plus considérer les déchets comme des rebus mais comme des ressources.

On peut ainsi envisager un bâtiment ou une ville en tant que système, à l’intérieur duquel il est possible de voir combien de ressources et d’énergies y entrent et en sortent. Les ressources étant ici les matériaux de construction et l’énergie correspond à l’énergie grise 10

de ces matériaux. L’analyse de ce système repose sur l’étude de flux : on peut par exemple parler de flux de voitures pour la ville, de flux humain entre les quartiers et, en ce qui nous intéresse, de flux de matériaux à l’échelle du ou des bâtiments. De manière générale, la plupart en sortent comme des déchets car ils ne sont pas réutilisés ou récupérés, ils ne sont pas revalorisés. En effet, un matériau est considéré comme déchet dès lors que l’on estime qu’il n’a plus de valeur immédiate 11 . Or, si on redonne de la valeur à ce matériau en le réutilisant, par exemple, il n’est plus considéré comme un déchet mais bien, à nouveau, comme un matériau à part entière et on renouvelle ainsi son cycle de vie. En connectant des parties du système, on peut ainsi utiliser efficacement ces flux de déchets.

Ces connexions ne sont pas seulement des solutions durables, dans le sens de développement durable ou soutenable, elles offrent également des opportunités économiques, car créatrices d’emplois. Elles sont également des opportunités de projet en créant une ouverture vers de nouveaux gisements de matières premières pour la construction, les matériaux de récupérations, et vers de nouvelles manières de concevoir l’architecture.

C’est l’un des enjeux du réemploi : comment puiser dans les ressources matérielles d’un territoire pour permettre son renouvellement.

EXTRACTION MATIÈRE PREMIÈRE

TRANSFORMATION

CONDITIONNEMENT

MISE EN OEUVRE

RECYCLAGE

DÉCHET RÉEMPLOI

DÉCONSTRUCTION

12. Actlab est le laboratoire manifeste du réemploi de Bellastock, situé au cœur de la ZAC du futur Ecoquartier Fluvial de L’Île-SaintDenis (Plaine Commune).

13. REPAR, Réemploi comme passerelle entre architecture et industrie, 2012-2014. Étude réalisée pour le compte de l’ADEME par BELLASTOCK

1.2 / DE QUELS MATÉRIAUX PARLE-T-ON?

Quand on parle de réemploi on peut penser bien sûr aux objets récupérés et détournés comme des bouteilles en verre vide utilisées comme luminaire. Autant de transformations qui font pour la plupart appel à des objets du quotidien et s’appliquent plutôt au mobilier ou objets de décoration. Si cette pratique, parfois appelée upcycling existe depuis longtemps et permet à son échelle une revalorisation certaine des déchets ou du moins influe sur la diminution de production de déchets, nous proposons de l’étendre ici aux matériaux de construction.

Il nous paraît important à ce stade de relater l’expérience des trois projets choisis comme cas d’étude et portés par trois structures différentes : Superuse Studio, Bellastock et Rotor. Par l’analyse de ces cas d’étude, nous avons tenté de faire un inventaire des types de matériaux que l’on est susceptible de rencontrer lorsque l’on souhaite construire avec des matériaux de récupération et d’en préciser les différences. Nous les avons classés en 3 catégories :

- les matériaux issus du secteur des bâtiments - les matériaux issus de l’industrie - les matériaux présents in-situ

Les matériaux issus du secteur des bâtiments

Pour le bureau de la base de vie de l’Actlab 12 , l’association Bellastock s’est saisi des opportunités qui s’offraient à elle pour récupérer des matériaux. Ces opportunités ont été les immeubles voués à être démolis ou bien réhabilités : ces bâtiments sont à l’origine de leur travail sur le réemploi. C’est ainsi que l’association a pu récupérer des fenêtres déposées lors de la réhabilitation d’un immeuble de logements sociaux situé à proximité de leur site d’expérimentation 13

(cf. figure 4 ci-contre). Leur glanage leur a également permis de réaliser le bardage de leur bureau presque entièrement avec des dormants de portes récupérés sur d’autres chantiers (cf. figure 5 ci-contre). Quant aux plafonniers, ils ont été conçus à partir des tuyaux alimentant un système de sécurité anti-incendie (cf. figure 6 page suivante).

FIGURE 4 Stockage des fenêtre récupérées sur le chantier de l’immeuble de logements sociaux. source : Bellastock - Architecture et réemploi: Nouveau territoire d’économie circulaire

FIGURE 5 Façade du Bureau sur l’Actlab réalisée en dormants de portes source : Bellastock - Architecture et réemploi: Nouveau territoire d’économie circulaire

FIGURE 6 Réseaux d’extincteur automatique à eau. source : Bellastock - Architecture et réemploi: Nouveau territoire d’économie circulaire

FIGURE 7 Bois récuépéré sur bobine de fil electrique pour réaliser le bardage de la villa Welpeloo document MMZ

Quant à l’équipe de Superuse Studio, elle a conçu un bâtiment (villa Welpeloo) en intégrant 60% de matériaux d’occasion récupérés par l’agence. Leur méthode de glanage, développée dans le chapitre suivant, leur a permis de récolter un bon nombre de matériaux issus de la construction. On y retrouve des lames de parquet en bois, démontées sur des constructions alentours, sur les planchers et plafonds. La structure secondaire est quant à elle composée de bois d’œuvre d’occasion (second hand). Tous ces matériaux proviennent de différentes typologies de gisements : surplus de fournisseurs, dépose en réhabilitation lourde, déconstruction partielle ou bien démolition sélective. Ces matériaux issus de ces gisements finissent, de manière relativement systématique, dans des bennes puis sont ou non triés pour être ensuite recyclés, incinérés ou enfouis. Cela implique donc une anticipation de la part du maître d’ouvrage et/ou du maître d’œuvre afin que le glanage puis la collecte de matériaux débutent le plus tôt possible dans le projet.

Matériaux issus de l’industrie

La villa de l’agence Superuse Studio est aussi composée de matériaux issus de l’industrie. Le bardage est réalisé à partir du bois récupéré sur des bobines de câbles électriques trop abimés pour être réutilisés (cf. figure 7 cicontre). La structure principale en acier provient de machines abandonnées d’une usine de textile locale. Un monte charge récupéré pour le chantier a ensuite été incorporé à l’intérieur de la villa. La plupart des vitrages utilisés pour la construction de cette maison proviennent de chutes industrielles. S’agissant de ces chutes peut on parler de réemploi ? Ce sont en effet des chutes neuves, donc non utilisées. Est-ce de l’emploi premier plutôt que du réemploi ? On peut considérer que c’est du réemploi dans le sens où le producteur de cette chute neuve ne pourra rien en faire ou bien n’avait pas l’intention d’en faire autre chose que de la mettre au rebus. Utiliser cette chute dans la construction permet de prolonger le cycle de vie de ce fragment de matière. On peut donc assimiler l’utilisation de cette chute à du réemploi.

Les matériaux présents in-situ

Cette catégorie relève également de matériaux issus du secteur des bâtiments; cependant ils ont la particularité d’être réemployés sur le site même où ils ont été déposés, c’est à dire déconstruits méthodiquement. C’est le cas pour l’intervention de Rotor dans les futurs locaux de la Fondation Lafayette (cf. figure 8 page suivante). Leur intervention n’a pas pris en compte le

Combles

R+3

R+2

R+1

Rez-de-chaussée

Le faux plafond a été déposé soigneusement puis transformé en table.

Les lampes des bureaux sont devenues les luminaires de cuisine.

Les tablettes d’auditoire ont été utilisées pour fabriquer les meubles de cuisine ou des bureaux.

Les luminaires ont été déposés dans les salles de classe et réinstallés dans l’auditoire.

Les chaises récupérées du sous-sol ont été néttoyées et sont aujourd’hui autour de la grande table du 3 ème étage.

Sous-sol

FIGURE 8 Dépose, récupération et repositionnement des matériaux dans les futurs locaux de Lafayette Anticipation. document de Rotor / modifié MMZ

gros œuvre, dans un souci d’économie mais aussi car le bâtiment est destiné à être réhabilité en 2018 par l’agence OMA.

Le recours à des matériaux in-situ relève d’une intervention particulière sur l’édifice. On peut en effet les retrouver dans des projets de réhabilitation mais surtout dans des projets temporaires dont le budget est limité et nécessite une intervention minimale.

1.3 / QUELS SONT LES GISEMENTS DE MATÉRIAUX DE RÉCUPÉRATION ?

Un projet d’architecture peut se diviser en deux étapes : celle de la conception et celle de la construction. Si la première précède toujours la seconde, il arrive parfois qu’elles se croisent. Dans une construction impliquant des matériaux de réemploi, une nouvelle étape s’ajoute à ce schéma « classique » : l’approvisionnement. On sait construire avec des matériaux neufs on connaît leur disponibilité : aucune nécessité pour un maitre d’oeuvre d’avoir en stock des matériaux avant de concevoir un bâtiment. On conçoit le projet, on se procure les matériaux nécessaires et on les met en œuvre pour construire l’édifice. Dans une architecture de réemploi, c’est le gisement qui influe sur la forme du bâtiment et non le bâtiment qui conditionne les matériaux, c’est ce que Gilles Perraudin appelle la « conception par réaction » 14 .

Superuse Studio : une banque de matériaux

Selon Superuse Studio, la nature est un système cyclique et dynamique, caractérisé par la diversité et les interconnexions en constante évolution. En général, les processus se développent et rétrécissent, mais la diversité est toujours maintenue. En revanche, notre société est un système linéaire et rigide, caractérisé par l’homogénéité et le désir de réparer les liens existants plutôt que de les améliorer ou de les développer. Par conséquent, les processus parallèles prennent de l’ampleur et la diversité est minimisée. Cela conduit à d’énormes quantités de déchets et donc à un gaspillage de ressources. Les outils et méthodes qu’ils développent tendent à interconnecter les différents systèmes de la société en y incorporant les systèmes issus de la nature dans le but de transformer notre société actuelle en une société plus durable et à utiliser plus efficacement les ressources, l’énergie et la maind’œuvre, tout ceci afin d’utiliser de manière efficace les ressources et l’énergie

14. Gilles Perraudin - Conférence Matière, Matériaux, Réemploi - Café d’architecture désirable, 1er déc. 2015 au pavillon circulaire, Paris.

FIGURE 9 Carte de récolte, extrait d’un article en ligne datant de nov. 2015 https://www.biorama.eu/harvest-map/

FIGURE 10 Carte de récolte, consultée en nov. 2017 https://www.harvestmap.org/

qui sont malheureusement trop souvent gaspillées car « le développement durable consiste à prendre des raccourcis […] au sein des systèmes disponibles et d’utiliser les possibilités existantes de façon optimale » 15 .

Le travail de recherche que Superuse Studio effectue sur ses projets, ou simplement pour mettre à jour les données, alimente en permanence la plateforme d’échange ce qui en fait une carte de ressources (« Carte de Récolte ») qui évolue presque en temps réel. Par ailleurs, ce qui fait la force de cette Carte de Récolte, en plus de cette évolutivité (cf. figure 9 et 10 ci-contre), c’est son aspect participatif. En effet, des entreprises et des particuliers peuvent s’inscrire sur la plateforme et partager leur propre ressource de matériaux, des astuces ou des expériences liées à la récupération ou au réemploi de matériaux, et également trouver des ressources disponibles dans leur voisinage ou dans les environs d’un projet. Ainsi dans ce marché en ligne de matériaux de récupération, on peut aussi bien trouver de petites quantités de matériaux, disponibles ponctuellement, qu’un flux continu de chutes et résidus industriels.

Bellastock : la déconstruction comme gisement

Le postulat de la recherche de l’association Bellastock est que la filière réemploi peut s’adapter à la déconstruction classique que mettent en place la plupart des entrepreneurs face à la nécessaire disparition de bâtiments obsolètes 16 . Bellastock teste ainsi la filière réemploi au sein du chantier de déconstruction de l’entrepôt du Printemps et s’appuie sur les étapes habituelles du processus de déconstruction. Bellastock travaille avec la ville de Paris qui a de nombreux projets de démolition ou de réhabilitation. Grâce à leurs capacités d’expertises, ils sont sollicités pour établir des diagnostics de déconstruction, pour identifier les matériaux pouvant potentiellement être récupérés, réutilisés ou réemployés. Cette étape permet la constitution d’un gisement. A ce moment précis il n’y a pas forcément de projet de construction.

L’association travaille aussi sur des expérimentations d’aménagement et de mobilier urbain en collaboration avec des maîtres d’ouvrages. Bellastock effectue des diagnostics de démolition, et comment réutiliser/réemployer du béton sur place ou comment le transformer pour le réutiliser/réemployer sur un autre chantier. Leur source d’approvisionnement c’est la ville de Paris comme une mine urbaine, carrière de nouveaux matériaux. 15. Entretien avec Superuse Studios, in Choppin J., Delon N. Matière grise, éd. du Pavillon de l’Arsenal, 2014

16. REPAR, op. cit., p.21

17. Échange avec Michael Ghyoot du collectif Rotor.

18. Lafayette Anticipation est une Fondation d’entreprise Galeries Lafayette est une fondation d’intérêt général structurée autour de son activité de production et de soutien à la création dans son ensemble. Elle est un catalyseur qui offre aux artistes des moyens surmesure uniques pour produire, expérimenter, et exposer.

Rotor : anticiper la fonction future du lieu

Suite à leur installation Usus/Usures à la Biennale de Venise en 2010, le collectif Rotor à été contacté par François Quintin, directeur délégué de la Fondation Lafayette, qui leur a demandé de scénographier un évènement de deux jours qui devait se dérouler dans les espaces non réaffectés de la future Fondation. Après plusieurs visites, les membres du collectif n’étaient pas convaincus de la demande. Puis une évidence s’est imposé : « un grand bâtiment, à quelques pas du centre Pompidou, c’est un potentiel » 17

. Ils ont ainsi eu l’idée d’investir tout le bâtiment et de proposer une permanence dans les locaux jusqu’aux travaux de réhabilitation menés par l’Agence OMA pour 2018: cette permanence permettant d’anticiper sur la création d’un lieu d’art et de culture permettant l’ouverture de Lafayette Anticipation 18

dès 2013. Le gisement était devant eux, sous leurs pieds : le bâtiment lui même.

Les sources d’approvisionnement de matériaux des projets menés à partir de matériaux de récupération sont diverses. Bien qu’elles relèvent le plus souvent de l’opportunité, comme on a pu le voir avec Bellastock et Rotor, la recherche de gisement peut être la première étape d’un projet d’architecture à l’image de la démarche de Superuse Studio pour la villa Welpeloo.

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