L'Express - gastronomie française à l'Unesco

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CHAMPIONS de la table

Unesco : le sacre tricolore Ce que mangent les Français ? Le boom de la cuisine loisir

Enquête : Où en est le goût ?



Coupables de disette

Il y a d’abord eu la crise de la vache folle en 1999, puis plus récemment, les grippes porcine et aviaire. Un climat de 14 | 8 DECEMBRE 2010 | www.lexpress.fr

GASPILLAGE En moyenne, un Français jette 20 kilos de nourriture consommable par an.

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l’heure, prenons le temps de réfléchir à ce qu’il y a dans nos assiettes et aux conséquences que cela implique. Trop de goûts disparaissent dans une marée de produits standardisés ! » Défenseurs d’une alimentation « bonne », faites d’aliments frais, appétissants et de saison, les adeptes du mouvement Slow Food prônent également le recours à des méthodes de production « propres », respectueuses de l’environnement et de l’homme, et à un marché « juste », entre le prix payé par le consommateur et les revenus perçus par le producteur. « Chaque jour, une plante, un animal, une langue sont amenés à disparaître », déplore Pierre Josse. Il y a à peine dix ans, les Inuits se sont mis à manger quantité de pizzas surgelées, spaghettis et sodas. Résultat : l’obésité a grimpé en flèche. A mesure que les populations autochtones accèdent à l’hyperconsommation, ils délaissent des aliments pourtant sains et très nutritifs. De fait, ils s’exposent à « des désordres alimentaires tels que l’obésité, le diabète et l’hypertension », signale Barbara Burlingame, en charge des besoins nutritionnels au sein de la FAO, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture. Alors qu’en Thaïlande, près de la frontière birmane, les 661 habitants de la communauté Karen de Sanephong ont le choix entre 387 espèces vivrières, dont 208 variétés de légumes et 62 de fruits, nos régimes alimentaires d’Occidentaux se limitent eux à quatre grandes céréales : le blé, le riz, le maïs et le soja.

psychose probablement à l’origine d’une recrudescence réelle du nombre de végétariens. Les contrôles sanitaires se sont multipliés et les consommateurs boudent certains aliments. « Des poissons entiers comme la roussette se vendent moins bien, affirme Pierre Labbé, président de l’Union nationale de la poissonnerie française (UNPF). Les gens préfèrent des filets, plus communs, mais plus faciles à cuisiner. » « L’alimentation a été reléguée au second plan, derrière internet, le téléphone portable ou la voiture », déplore Vincent Marcilhac, président de l’association Géofood qui organise des dégustations de produits régionaux à destination des étudiants. A cause des choix économiques agricoles imposés aux pays du Sud, plus de 850 millions de personnes connaissent la faim permanente. « La plupart de ces pays prônent une agriculture intensive destinée à être exportée vers le Nord », précise Silvia Perez-Vitoria, économiste et sociologue. Du champs à l’assiette, le gâchis est énorme. Chaque Français jette en moyenne à la poubelle 20 kilos de nourriture par an. 

La gastronomie au sommet La France avait mis les petits plats dans les grands. Une stratégie payante pour une reconnaissance inédite de l’Unesco. Retour sur les ingrédients d’un succès.

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GROS Les Inuits le sont devenus en découvrant les pizzas surgelées et les sodas sucrés.

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n bouche, le champagne est un feu d’artifice le 28 février 2008, en plein Salon de l’agriculture, enpour le palais. Les bulles sont fines et pé- tre poignées de main et petite phrase à l’emporte-pièce tillantes, le breuvage réservé aux grandes oc- jetée à un visiteur revêche, il officialise la candidature casions. De celles pour lesquelles les meilleu- de la France. « Nous avons la meilleure gastronomie du res toques tricolores n’ont pas manqué de trinquer : le monde … enfin, de notre point de vue », lance-t-il alors. classement du « repas gastronomique français » au patrimoine culturel immatériel de l’humanité, le 16 novemLa mayonnaise monte bre, à Nairobi (Kenya). Une distinction inédite et « un Tout commence en 2006, « au cours d’une simple réupari un peu fou, reconnaît Francis Chevrier, directeur de nion, indique Kilien Stengel de l’Université tourangelle l’Institut européen d’histoire et des cultures de l’alimen- François Rabelais. Lorsque nous avons lu la convention tation (IEHCA), installé à Tours. Au de 2003, définissant la sauvegarde du début, personne n’y a vraiment cru. » Joël Robuchon patrimoine culturel immatériel comme Le chef de l’Etat en tête. Adepte du l’ensemble des pratiques sociales, riet Marc Veyrat jogging plus que de la tête de veau tuels et évènements festifs reconnus par ont soutenu tant chérie par son prédécesseur Jacun groupe ou une communauté. » Perçu la france ques Chirac, Nicolas Sarkozy en a comme trop luxueuse dans sa version surpris plus d’un. Souvenez-vous, truffes et foie gras, « l’art du bien man8 DECEMBRE 2010 | www.lexpress.fr | 3


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Société CONVIVIALITE Les Français aiment se retrouver autour d’une bonne table.

Le goût : une machine à formater Culturel, identitaire et reconnaissable entre mille, il tend à devenir partout le même. Dans les assiettes, hyperconsommation et mondialisation dictent désormais leur loi.

L ger et du bien boire » à la française est donc reconsidéré dans un sens plus large. Une série d’enquêtes et d’entretiens auprès des Français sont menées. Julia Csergo, historienne de l’alimentation à l’Université Lyon-II y découvre « une pépite » de la bouche d’une grand-mère de 67 ans : « La gastronomie, c’est à tout le monde, pourvu que chacun y mette un peu du sien. » Deux ans plus tard, la Mission française du patrimoine et des cultures alimentaires (Mfpca), nouvellement créée, se charge de remettre aux 24 experts du Comité de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco) un dossier complet avec photos et vidéos à l’appui. Petit plus qui a son importance : un album d’Astérix et Obélix accompagne la demande. L’affaire devient plus que sérieuse. En cas de victoire, le gouvernement s’engage à soutenir la création d’une Cité de la Gastronomie, d’une émission grand public entièrement consacrée à la cuisine, d’un pôle recherche ainsi qu’à valoriser l’apprentissage du goût en milieu scolaire. De Joël Robuchon à Guy Savoy en passant par Marc Veyrat et Olivier Roellinger, les soutiens étoilés se relient jusqu’à la ligne d’arrivée. Une course de fond qui a également vu récompenser la dentelle d’Alençon et le compagnonnage, « un moyen unique de transmettre des savoirs et savoir-faire 4 | 8 DECEMBRE 2010 | www.lexpress.fr

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COUP D’ENVOI Le 23 février 2008, au Salon de l’agriculture, à Paris, Nicolas Sarkozy déclare : « Nous avons la meilleure gastronomie du monde ».

a gastronomie est une affaire sérieuse, « collective et donc politique », affirme Olivier Assouly, professeur à l’Institut français de la mode. Attablés, hommes de pouvoir et grands industriels communiquent plus. Ils osent se livrer à quelques confidences et la négociation en est que plus facilitée. A Versailles, Louis XIV n’hésitera pas à arroser ses agapes de plats et préparations toujours plus luxuriants, reflet de sa puissance. Mais lorsque le menu n’est pas du goût d’un ancien président de la République, l’ambiance peut vite tourner au vinaigre. Jacques Chirac en a fait les frais en juillet 2005, au sommet du G8 organisé en Ecosse, lors d’un dîner avec la Reine Elisabeth. Après avoir discrètement plaisanté avec le Premier ministre britannique, Tony Blair, sur son désamour pour la gastronomie britannique, le Premier ministre japonais lui aurait lancé devant une tablée d’officiels : « Hey Jacques, excellente nourriture anglaise, n’estce pas ? » Sujet sur lequel le gourmand de l’Elysée n’a pas souhaité s’étaler. Dernièrement, c’est Nicolas Sarkozy qui a raccourci le temps des repas servis au palais présidentiel et mis son gouvernement au pain sec et à l’eau. Bilan : moins 14 kilos pour le ministre de l’Intérieur Brice Hortefeux, 35 pour le député David Douillet et 15 pour le président du Sénat Gérard Larcher.

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u poulet élevé en batterie, des tomates qui n’ont jamais connu la terre ou des biscuits à l’huile de palme. Bienvenue dans le cercle infernal du toujours moins cher et du plus très bon. A des années lumière des fourneaux traditionnels des grands restaurateurs. « La France est le premier pays d’Europe dépendant de la grande distribution », affirme Jean Lagoutte de l’UFC-Que choisir. Aujourd’hui, pour remplir son frigo, les familles passent donc inévitablement par la case supermarché. « Avant, les gens consommaient des produits bruts, explique Charles Pernin de l’association Consommateur logement cadre de vie (CLCV) et responsable du site lepointsurlatable.fr. Maintenant, les plats sont préparés avec des ingrédients ou des substances que le consommateur ne connaît malheureusement pas toujours. » Début décembre, une étude menée par l’association Générations futures a d’ailleurs révélé qu’en une journée, un enfant âgé d’une dizaine d’années avale plus de quatre-vingt substances chimiques au cours des repas. Pesticides, conservateurs, colorants, métaux lourds, bisphénol A, phtalates … forment « un cocktail de contaminants » potentiellement cancérigène, met en garde l’association. « Trop salé, trop sucré, trop gras », « mangez au moins cinq fruits et légumes par jour », et « trois produits laitiers ». Les recommandations officielles sont nombreuses et correspondent à une réelle tendance de la cuisine du bien-être et de la santé, « remise au goût du jour il y a une trentaine d’années, constate Pascal Creen, médecin des hôpitaux à Versailles. En 2001, a été crée le Plan national nutrition santé (PNNS), une politique de santé publique visant à améliorer la santé des Français en les informant sur

LOW COST Dans la grande distribution, le bas prix est devenu la règle pour produire toujours plus, au détriment parfois du goût.

les risques de maladies cardio-vasculaires, de cancers ou de diabète. Le Plan Obésité, lancé cette année, va également dans ce sens. ». Autre facteur déterminant dans l’appauvrissement gustatif : les prix. « Les chaînes d’hypermarchés installent volontairement une opacité des prix, estime Jean Lagoutte. Prenez par exemple des marrons entiers en conserve. J’achète deux produits identiques, même poids, même gamme, mais de marques différentes. Les boîtes sortent probablement de la même usine, seule l’étiquette change. Comment expliquer alors que le prix varie du simple au double ? »

Bon, propre et juste

Chaque jour Un enfant avale 80 substances chimiques

Le tout premier MacDonald’s italien devait ouvrir ses portes en 1989, place d’Espagne, à Rome. Avec plus de 30 000 signatures récoltées en à peine trois jours, le projet sera finalement abandonné. « Aussitôt, le « slow food » a été crée, en réaction au « fast-food », raconte Pierre Josse, président du convivium Slow Food Terroirs du Monde à Paris et rédacteur en chef du Guide du Routard. Nous mangeons et vivons à cent à 8 DECEMBRE 2010 | www.lexpress.fr | 13

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Pimenter la politique


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PRECISION Chaque geste doit être maîtrisé par l’élève-cuisinier.

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PROFESSEUR Patrick Terrien enseigne au Cordon Bleu depuis 1989.

EN CUISINE LES FILLES SONT DE PLUS EN PLUS NOMBREUSES

« Qui connaît les artichauts bretons, cultivés dans la plus belle région qui puisse exister ? demande non sans modestie Patrick Terrien, une étoile au Guide Michelin, célèbre pour avoir travaillé au côté de Joël Robuchon. Et le pissenlit, vous en avez déjà mangé ? » Pas de réponse. Alors pendant que sa souris d’agneau aux épices douces mijote « gentiment » dans sa cocotte, le chef explique que sa recette peut être refaite à la maison, « la dent-de-lion, l’autre nom de cette « salade » sauvage, pouvant très bien être remplacée par de la roquette, en fonction de la saison. » Un doux parfum de miel, cannelle et anis envahit soudain la pièce. La découverte de nouvelles saveurs pour ces futurs cordons-bleus venus de Singapour, du Japon ou encore des Etats-Unis. Toujours glissée dans la poche de leur veste, une grande cuillère ou une fourchette, « pour goûter les plats et développer son palais, explique la seule Italienne du groupe. Et puis aussi en dépannage, pour doser les ingrédients . » Détail inattendu et qui pourtant n’est pas des moindres, sur les bancs de cette école où les professeurs vous jugent et vous notent sur le goût et la présentation, les étudiantes sont plus que majoritaires. Et si les grands chefs de demain se cachaient en elles ? 

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Denrées rares

VINS Blanc, rouge, rosé ou pétillant, à chaque plat correspond un cru. liés aux métiers de la pierre, du bois, du métal, du cuir et des textiles », note l’Unesco.

Servie à point

« Ce diplôme mondial » est une chance à l’export. « Ça concerne 1,3 million d'emplois, toute l'industrie agroalimentaire de notre pays, de l'art de la table aux vins français », évalue Pierre Lellouche, secrétaire d'Etat au Commerce extérieur. Mais au-delà de l’ouverture et des perspectives de marché offertes, cuisiner est d’abord et avant tout « un phénomène à la mode et qui a toujours suivit la mode », estime Michel Guérard, chef étoilé des Prés d’Eugénie à Eugénie-lesBains, dans les Landes. Preuve en est, les dix ans du « Fooding » - contraction des mots anglais « food » (nourriture) et « feeling » (sentiment) -, un mouvement culinaire « pour l’amour du bel ordinaire et contre l’ennui à table ». « Au départ, on s'est amusé en voulant secouer la cuisine, explique Alexandre Cammas, l’un des créateurs du concept présent depuis 2000, à New York, Londres, Milan et Barcelone. Mais très vite, on a com-

TENDANCE « Aujourd’hui, cuisiner est très à la mode », constate Michel Guérard.

Le repas contribue à l’équilibre familial

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ses papilles : œuf en chocolat et son caviar, verrine mangue-passion arrosée de son écume noire, le tout agrémenté d’une sphère au lait en fusion. Le chef sort ses casseroles. Il demande à son second – une Japonaise elle aussi passée par Le Cordon Bleu – de lui apporter une bouteille de Malibu. « N’oubliez-pas de peser au gramme précis, rappelle à ses élèves Jean-François Deguignet en ajoutant à sa préparation quelques gouttes de rhum aux extraits de noix de coco. Nous faisons de la pâtisserie supérieure, pas de l’à peu près ! » « De toutes les qualités du cuisinier, la plus indispensable est l’exactitude », aurait sans doute préféré Brillat-Savarin, un magistrat gastronome réputé pour sa Psychologie du goût (1826) et ses Méditations de gastronomie transcendante. Alors que certains craignent de voir la gastronomie française fraîchement inscrite à l’Unesco, se figer dans la sauce, comme conservée à travers le temps, lui revendique « un enseignement en perpétuelle adaptation et évolution ». « Aujourd’hui, par exemple, je leur donne le tour de main pour obtenir du caviar de chocolat, explique Jean-François Deguignet, une maryse à la main, cette sorte de spatule qui permet de racler le fond d’un récipient. Le procédé est issu de la cuisine moléculaire, puisqu’il faut incorporer du chlorure de calcium dans de l’eau. En versant le chocolat goutte après goutte et en faisant tourner le bol, il y a une réaction chimique et de petites billes noires se forment. »

pris que l'on proposait un vrai espace de liberté pour les chefs. On va tout faire pour que cet élan pour la cuisine sincère, authentique et créative reste vivant et libre. » Ateliers, salons, téléfilms et émissions, livres de recettes, blogs … la cuisine s’invite partout et les Français ne résistent plus à l’envie de passer derrière les fourneaux. L’engouement est tel qu’en à peine un an, l’activité est devenue un véritable loisir pour 37% d’entre eux, selon une récente étude du site marmiton. org. Et même s’ils manquent parfois de temps pour mitonner de bons petits plats, le traditionnel repas en famille reste une institution pour une large majorité des Français (Périscope 2010 / Bord Bia). Etre réuni autour d’une table constitue une vraie occasion d’échange en famille, 8 DECEMBRE 2010 | www.lexpress.fr | 5


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Société APPRENTISSAGE Le goût s’acquiert et se développe dès l’enfance.

Apprentis Cordons-Bleus Ils forment l’élite des gourmets de demain et parlent un langage universel. Quelle est leur recette pour réussir ?

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’est d’abord dresser une jolie table : « il faut être assis, précise le Larousse cuisine. Accorder un soin tout particulier au pliage des serviettes, au chemin de table et aux multiples couverts. » Le couteau se place toujours à droite et les dents de la fourchette sur la nappe (en Angleterre, elles sont tournées vers le haut). A l’apéritif, les amuse-bouches sonnent comme « une mise en appétit », évoque-t-on dans le dossier déposé par la France. Se succèdent ensuite l’entrée, un ou plusieurs plats (en général une viande accompagnée de petits légumes), puis les fromages, dégustés du plus doux au plus fort, le dessert et enfin le café servi avec un armagnac ou un autre digestif. Un repas à la française qui n’en serait pas un sans vins, mariés religieusement avec chaque mets. 

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nos comportements alimentaires changent

pour partager les meilleurs moments de la journée, sans être dérangé par le téléphone ou sa messagerie électronique. « Dans un lieu comme le métro où les gens sont stressés et n’ont qu’une envie, sortir au plus vite, le bruit des casseroles et l’odeur de crêpes à la châtaigne par exemple redonnent une certaine humanité, un peu de chaleur », observe André Loutsch, pâtissier au Royal Monceau aux côtés de Pierre Hermé et participant à l’opération « Les grands chefs (re)descendent dans le métro », les 23, 24 et 25 novembre derniers.

Entre savant et populaire

Il y a le gâteau basque, l’aligot auvergnat, l’omelette de la mère Poulard, la bouillabaisse marseillaise … La liste des spécialités de notre terroir est longue. Chaque région en possède au moins une et chaque famille en tient sa propre recette, transmise parfois de génération en génération. Alors, parce que notre gastronomie ne saurait se résumer à la seule « haute cuisine », c’est tout un pan de la bonne chère populaire qui a été reconnu et protégé. « Les vins, au même titre que tous les produits de l’agriculture et de l’élevage, de la chasse et de la pêche [ont été pris en compte], explique le géographe et président de la Mfpca, JeanRobert Pitte. Sans oublier les techniques de production, de conservation, de mise en œuvre culinaire, les métiers d’arts liés à la table, les manières de consommer, d’en parler, d’écrire à leur sujet, les

Tradition et prestige tricolores

Vue de l’extérieure, la gastronomie en bleu blanc rouge se résume souvent par ces mets : du bon pain alvéolé, d’excel-

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Réussir un bon repas

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l’heure où certains en sont encore au café-croissant du matin, eux entament le dessert. « Bonjour chef ! », s’exclament en chœur la douzaine d’élèves de Jean-François Deguignet, ancien chef pâtissier à l’Hôtel-Intercontinental Paris. Pantalons pied de poule et vestes blanches marquées des insignes du Cordon Bleu, une prestigieuse école fondée en 1895, ils viennent des quatre coins du globe. « Plus de soixante-dix nationalités », recense Léa, interprète en langue anglaise. Mais qu’est-ce qui peut bien les pousser à venir ici, à Paris, pour coucher sur des assiettes de savoureux financiers parsemés d’éclats de pistaches ? « Un art de vivre et un savoir-faire à la française, lance avec le sourire Gabriela Jonquera. Les tartes aux fruits, les pains au chocolat, les p’tits choux, c’est la base de la pâtisserie qu’il faut absolument connaître pour ensuite être capable de créer ses propres recettes. » Originaire de São Paulo, la jeune femme a décidé de piocher dans ses économies pour s’offrir un semestre de cours intensifs – démonstrations et pratiques - dans « la meilleure école de cuisine au monde ». Par cycle de trois mois, professionnels ou simples amateurs peuvent ainsi apprendre à brider une volaille ou réussir une sauce à coup sûr. Tous arborent fièrement une croix de Malte suspendue à un large ruban bleu. Le symbole de la maison et de l’excellence culinaire, immortalisé en 1578, lors des spectaculaires banquets de l’Ordre des Chevaliers du Saint-Esprit.

EMBLÊME La croix de Malte bleue symbolise l’excellence culinaire.

la renommée de la cuisine française est mondiale

lents vins et des fromages AOC à foison. Une image qui se vérifie directement au sein de cette Tour de Babel culinaire : « Pour moi, la France c’est le champagne bien-sûr, mais aussi les huîtres, le pâté et surtout le roquefort ! », évoque Régina, une Allemande qui a choisi de troquer sa blouse de pharmacienne contre une toque et sa future propre adresse à Londres. « Je suis avocate de formation, tient à préciser Monica, jolie brune d’une trentaine d’années. A Alicante, en Espagne, les arts de la table se sont beaucoup développés. Mais le fast-food commence à prendre vraiment trop de place et il n’y en qu’en France que je retrouve des plats et des produits préparés à la fois avec simplicité, rigueur et créativité. » Il est 8h30, la « leçon » va commencer. Au programme, le chocolat dans tous ses états. Et il n’y a qu’à regarder l’intitulé d’un peu plus près pour réveiller 8 DECEMBRE 2010 | www.lexpress.fr | 11


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EXCES Dans Gargantua, Rabelais dépeint des banquets médiévaux particulièrement copieux. faire ici le parallèle avec la peinture. A la Renaissance, Giorgio Vasari fonde la première académie artistique d’Europe à Florence. Très vite, d’autres académies voient le jour et le fait de suivre un cursus, d’abord pour apprendre le dessin, puis à manier le pinceau devient la règle. La peinture est alors considérée comme un art avec ses propres codes. En cuisine, le phénomène est quasi-identique. Le savoir-manger et le savoir-être à table sont devenus un art à part entière lorsque des figures comme Antoine Carême ou Auguste Escoffier dans les années 1890, les ont professionnalisés. Que reste-t-il d’eux aujourd’hui ? La galantine et les plats en gelée pour le premier. Quant au second, surnommé « le Roi des cuisiniers et le Cuisinier des rois », il a travaillé aux côtés de César Ritz, le fondateur du palace Le Ritz. En réalité, le génie d’Auguste Escoffier a été de rationnaliser les tâches en mettant en place dans les cuisines, les brigades, l’actuel système de fonctionnement par équipes. Tous deux ont également livré 10 | 8 DECEMBRE 2010 | www.lexpress.fr

A Lire Dans

les cuisines de la République, Pascale Tournier et Stéphane Reynaud (Flammarion). Des

Fourchettes dans les Étoiles, Béatrix de l’Aulnoit et Philippe Alexandre (Fayard).

pratiques sociales, les rituels et les fêtes qui les mettent en scène. […] Cette relation particulière à la table développe de la sociabilité, du partage et tout simplement de l’amour de vivre », ajoute-t-il. Un modèle traditionnel et identitaire qui, en pratique, n’est plus systématiquement respecté : « Pour beaucoup de Français, le petit-déjeuner commence au domicile avec une boisson chaude et se termine en arrivant au bureau avec les collègues, constate Jean-Pierre Corbeau, socio-anthropologue de l’alimentation et de la consommation. Le repas du midi s’est simplifié avec deux plats. Quant au dîner, il reste sédentarisé. Mais le dessert peut se prendre un peu plus tard, devant la télévision ou chacun de son côté, sans pour autant que cela empêche de discuter ensemble. Il ne s’agit pas ici de grignotage, car toutes catégories sociales confondues, les prises d’alimentation se prennent à heure fixe. »

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leurs recettes dans des ouvrages en indiquant, première pour l’époque, le temps de cuisson ou encore les proportions à respecter. Un véritable vocabulaire que les grands chefs ont conservé … Pas seulement eux, car beaucoup d’expressions souvent très imagées sont rentrées et restées dans le langage courant. Prenez par exemple le terme « payer en espèces » qui voulait dire acheter en échange d’épices, une denrée considérée comme rare et chère avec la découverte du Nouveau-Monde. Aujourd’hui, c’est régler en pièces de monnaie. De même pour la fourchette, le couteau et la cuillère, connus sous le nom de « couverts ». Et bien au Moyen-âge, les plats servis étaient « recouverts » d’un linge pour qu’ils restent chauds, les pièces étant peu chauffées et les cuisines souvent éloignées de la salle de réception. Il s’agissait aussi de s’assurer que personne ne puisse incorporer de poison dans les mets servis. De nos jours, beaucoup de gens cherchent à « joindre les deux bouts », c’està-dire tenter de subsister, aussi bien d’un point de vue financier qu’alimentaire. A la Renaissance, Catherine de Médicis ramène d’Italie la fourchette, droite et à deux dents. Henri III commence alors à l’utiliser pour manger, mais tâche sa fraise. La serviette de table se généralise en même temps qu’est lancée la mode des collerettes. Pour éviter de se salir, les convives tentent tant bien que mal d’attacher le bout de tissu autour de leur cou. L’expression est née.

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METISSAGE Le couscous est le plat préféré des Français.

nombre de tables internationales. « Avec 166 spécialités reconnues par l’Union Européenne, l’Italie bat nettement la France qui n’a que 156 produits ! », proteste la Coldiretti, l’association des agriculteurs italiens. « Si la France a été pendant longtemps la championne incontestée de la gastronomie, il y a des années qu'elle a été détrônée en Grande-Bretagne, dénonce The Daily Telegraph. Les chefs français se considèrent trop souvent comme les pratiquants d'un grand art et n'aspirent à plaire à personne d'autre qu'aux mystérieux inspecteurs du Michelin. » Et si le sacre du « repas gastronomique français », taxé d’arrogance et d’orgueil national à l’étranger, avait ouvert la voie à une nouvelle forme de compétition ? Avec deux sérieux concurrents en lice : les cuisines japonaise et chinoise, classées respectivement cette année par le magazine américain Forbes, au premier et troisième rang mondial. 

Une dose de plaisir

Pour plus de neuf Français sur dix, le bonheur est dans l’assiette. D’après l’enquête Harris Interactive réalisée pour la Fondation Nestlé France et publiée le 17 novembre dernier, près de 69% y voient un bien-être partagé avec ses convives. « Se nourrir de plaisir, ce n’est pas seulement la sensation en bouche, avance Marie-Christine Clément, membre de l’Observatoire Cniel des habitudes alimentaires (Ocha). Les cinq sens sont en éveil et il y a un apprentissage des saveurs, de sa propre identité en somme. Je ne peux reconnaître le croquant, le poivré, le sucré ou l’astringent de cet aliment que si je l’ai déjà goûté. La madeleine de Proust en est la parfaite illustration. » Une éducation du palais indispensable pour 44% des Français, souligne le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc).

Soufflé contestataire

Plus gros mangeur de pizzas derrière les Etats-Unis (en moyenne 10 kg avalés par an et par personne), la France est aussi un des pays où l’on compte le plus de MacDonald’s et où le couscous, plat national, a détrôné la blanquette de veau et le pot-au-feu. Un cosmopolitisme et une industrialisation des assiettes qui irritent

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A BEST-SELLER Au Japon, la première édition du Guide Michelin, en 2007, s’est écoulée à plus de 150 000 exemplaires en à peine 24 heures. Un record.

vec un total de 266 récompenses suprêmes dont 14 adresses trois étoiles au Guide Michelin 2011, Tokyo détrône Paris et ses 10 établissements primés. « Il faut relativiser, tient toutefois à remettre dans son juste contexte Jean-Luc Naret, directeur des Guides Michelin. Il y a 160 000 restaurants rien qu’à Tokyo et 15 000 à Paris. Alors, en fin de compte, il devrait y avoir beaucoup plus de trois étoiles au Japon ! » Parmi les chefs triplement décorés, seuls deux proposent une carte française : le Japonais Shuzo Kishida et le Français Joël Robuchon, numéro un de l’Archipel avec ses sept étoiles. Pour la première fois, les villes de Yokohama et Kamakura, au sud de la mégalopole japonaise, figurent également au Guide Rouge.  8 DECEMBRE 2010 | www.lexpress.fr | 7


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« Des festins de rois pour témoins » Diplômée d’histoire de l’art et intervenante à Langue Onze Paris, une association pour étrangers désireux d’apprendre le parlé français via nos us et coutumes, Caroline Boulnois revisite les bonnes tables d’autrefois. Le

BIENSEANCE « L’effervescence humaniste installe un savoir-être à table », remarque Caroline Boulnois.

Manger rime-t-il forcément avec

plaisir et convivialité ? En tout cas, pas chez les Gaulois qui n’hésitent pas à s’entretuer pendant le déjeuner, les places des hommes étant attribuées en fonction de leur niveau de bravoure. Et contrairement à ce qui a pu être dessiné dans les albums d’Astérix et Obélix, les Celtes mangent à même le sol. Le chef du village occupe une place 8 | 8 DECEMBRE 2010 | www.lexpress.fr

AU MOYEN-âge manger est avant tout un spectacle

d’honneur et les femmes assurent le service. Plus tard, au Moyen-Âge, le repas se conçoit davantage comme un spectacle avec des troubadours, plutôt que comme un véritable moment de dégustation et de partage. La table est en « u », les hôtes mangent avec les doigts et s’essuient sur la nappe. La vaisselle existe, mais elle est exposée dans un dressoir, une sorte d’énorme vaisselier présenté aux invités pour signifier le degré de richesse de leur hôte. Hommes et femmes doivent alterner les places et porter un dais correspondant à leur rang. Les jours gras, le menu est faste avec de la viande de cerf, de cygne ou de paon, fades mais symboles d’immortalité et réservées aux grands seigneurs. Une fois cuite, la viande est réinjectée dans la peau de l’animal comme pour une farce. Le tout peut parfois être recouvert d’or. Il faut donner l’illusion que ce qui trône

sur la table est beau et vivant. En hiver, durant les jours maigres, les cuisses de grenouilles servent d’appoint. Avec l’effervescence humaniste, s’installe ensuite un savoir-être à table. Les couverts deviennent individuels, car on ne mange plus dans le même plat. Et avec l’arrivée des tables rondes, les convives sont davantage tournés les uns vers les autres. Des règles que nous avons gardées par la suite. D’où viennent la plupart de nos plats régionaux ? Ils sont le résultat d’une forte transmission orale ou d’une légende associée à un illustre personnage. Qui ne connaît pas Proust et sa célèbre madeleine. Et bien, en réalité, le petit gâteau a fait son entrée à la Cour de Louis XIV grâce à Voltaire, invité en Lorraine, dans la maison de campagne d’un des rois de Pologne. Il doit son nom à la cuisinière familiale,

GOURMANDISE Napoléon aurait perdu la bataille de Waterloo après avoir mangé trop de millefeuille, sa pâtisserie favorite.

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repas assis à des heures régulières a-t-il toujours existé ? Le modèle du petit-déjeuner, déjeuner et dîner tel que nous le pratiquons n’a pas de tout temps été la norme. Aujourd’hui, les Français sont perçus comme de gros mangeurs, en particulier avec la pause quatre-heures. Mais au Moyen-Âge, de l’expression inventée à juste titre par François Rabelais, les banquets étaient « pantagruéliques ». Dans les châteaux médiévaux, il n’y avait pas de mobilier de salle à manger. Alors à chaque fois que l’heure du dîner sonnait, il fallait dresser la table, au sens littéral du terme, avec des tréteaux et des planches en bois. Le service se faisait à la française, c’està-dire que les plats arrivaient tous en même temps. Il pouvait y avoir jusqu’à quatre passages, composés d’une quinzaine de mets chacun. Autant dire que les seigneurs avaient un gros appétit ! De nos jours, nous mangeons bien moins : une entrée, un plat chaud et un dessert, apportés les uns après les autres. C’est ce qui s’est appelé après la Révolution, le service à la russe.

Madeleine. En Angleterre, le millefeuille porte le nom de napoléon. La petite histoire veut que le 17 juin 1815, soit la veille de la bataille de Waterloo, l’Empereur en ait tellement mangé que le lendemain il n’a pas pu aller au front et a tout bonnement perdu le combat. Plus tard, Bonaparte aurait demandé à ses cuisiniers de façonner uniquement des pains longs et non plus ronds, faciles à glisser dans sa poche lorsque l’on est soldat. L’ancêtre de la baguette sans doute. Sauf qu’en y regardant de plus près, sur les représentations de l’armée napoléonienne, les uniformes n’ont pas de poches ! Comment s’est fait le passage de la cuisine à la gastronomie ? Le terme gastronomie est apparu lorsqu’il y a eu prise de conscience que la cuisine, ou les pratiques culinaires, pouvaient intégrer une identité culturelle, probablement au 18e siècle. Cela ne s’est pas fait du jour au lendemain. Mais il est certain que les grandes tables et les festins des rois constituent de précieux témoins de cette gastronomie. J’aime bien d’ailleurs

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Société

8 DECEMBRE 2010 | www.lexpress.fr | 9


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