ils changent le monde l’idée
« Allo maman resto » à la mode espagnole retrouvée veuve avec plus aucun de ses quatre enfants à la maison, se souvient Emilio. Plus rien à faire, pour elle qui a passé toute sa vie à s’occuper de son appartement et de sa famille. De quoi déprimer et se sentir inutile. En échange d’un salaire, nous lui avons donc proposé de cuisiner pour nous et de nous livrer plusieurs fois par semaine. Elle a tout de suite accepté et c’est comme ça qu’elle est devenue la première telemadre. Le nom nous est venu de Telepizza (une chaîne espagnole de livraison de pizzas, ndlr). » des lentilles dans le taxi
Une formule entrée-plat-dessert concoctée par une « telemadre » coûte environ 6 euros.
De l’autre côté des Pyrénées, c’est l’alternative aux sandwiches et aux déjeuners sur le pouce. Depuis plus de dix ans, mères au foyer, retraitées ou chômeuses préparent des repas pour les actifs qui ne peuvent cuisiner. Espagne
Océan Atlantique
Madrid
Mer Méditerranée
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juillet-août 2013
terra eco
«J
’adore préparer des plats végétariens, faire des gâteaux et des tartes. J’aimerais pouvoir aider ceux qui n’ont pas le temps de cuisiner, mais qui souhaitent manger équilibré, bon et pas cher. » Voici l’annonce de Yolanda, une « telemadre » (« télé-maman ») espagnole. De chez elle, à Madrid, sortent des petits plats pour étudiants et actifs pressés. « Lorsque tu travailles beaucoup, tu te nourris mal,
constate Emilio Alarcón. Avec le rythme de vie actuel, tu ne peux pas perdre des heures derrière les fourneaux ou à attendre que l’on te serve au restaurant. » Avec son frère, Alberto, et ses collègues et amis, Ciro et Eva, ce trentenaire est à l’origine du projet, émanation du collectif « Mmmm… », agitateur culturel d’idées alternatives et sociales. En 2002, les quatre salariés débordés disent stop aux sandwichs sur le pouce et à la malbouffe du midi. « Ma mère, Natí, s’est
mmmm...
Par Mathilde Bazin-RetoURs (à Madrid)
Au début, les repas transitent par taxi. Jusqu’au jour où les lentilles se renversent dans le coffre ! Boîtes plastiques hermétiques et sacs isothermes sont alors réquisitionnés. Un site Internet naît dans la foulée, afin que telemadres, « telehijos» et « telehijas » (fils et filles d’adoption) entrent facilement en contact. Ils s’appellent ou s’envoient des e-mails pour fixer le menu et le nombre de livraisons. Comptez environ 6 euros pour la formule entrée-plat-dessert. Une telemadre qui cuisine cinq jours par semaine pour deux personnes peut ainsi gagner jusqu’à 400 euros par mois. Du beurre dans les épinards pour ces femmes au foyer, retraitées ou sans emploi. L’argent n’est pourtant pas le cœur du concept. « Ce n’est pas un service de traiteur, juste un nouveau modèle social d’altruisme, insiste Emilio. Nous n’avons rien inventé, seulement essayé de formaliser quelque chose qui existe depuis toujours et qui n’avait pas de nom. La page Web ne nous rapporte rien et,
bien souvent, les gens s’arrangent directement entre eux. Mères, sœurs ou amies, ils changent de telemadre en fonction de leur travail et de leur lieu de résidence. Ce système se veut très flexible. » Une flexibilité qui a tout de suite plu à Juan Carlos Acebo, le tout premier telepadre d’Espagne : « Je ne cuisine pas de manière régulière pour Carmen et Alberto, mes deux telehijos. Je les livre directement et eux me redonnent en échange les plats lavés, pour qu’il n’y ait jamais de voyage à vide. » Installé près de Bilbao, ce Basque vient d’une région où la cuisine est une affaire d’hommes. Il raconte avoir découvert le concept dans un article en ligne qui promettait « dix idées pour gagner de l’argent sans sortir de chez soi ». Il a alors filé sur le forum : « Il n’y avait que des femmes ! », se souvient-il. Libres d’inventer leurs propres mets, les marmitons doivent néanmoins respecter quelques règles de base : ne pas recongeler un aliment décongelé et prendre notamment en compte les allergies de chacun. « Moi, je me suis adaptée à l’une de mes telehijas qui a une intolérance au gluten », explique ainsi Natí, la telemadre pionnière. Dans sa cuisine orange, elle cherche la recette des madeleines au citron. Le four est à bonne température et les blancs en neige
sont assez fermes. « Ma mère m’a appris à cuisiner, indique-t-elle, une spatule à la main. Je m’approvisionne en viande et en poisson au marché du coin et je fais le reste des courses dans mon quartier. » Mais bientôt, ces produits locaux, de saison et de qualité disparaîtront des sacs isothermes : après onze années, Natí a décidé de rendre son tablier. Son riz au lait et sa soupe d’épinards ne se dégusteront désormais plus qu’aux repas de famille ! Mais d’autres ont repris le flambeau, notamment en Amérique du Sud et aux Etats-Unis. la crise s’en mêle
Cependant, dans une Espagne minée par le chômage, le phénomène s’essouffle. « Les gens y pensent à deux fois avant de se payer des petits plats », reconnaît Juan Carlos Acebo. « Ils se privent de viande et de fruits pour de la nourriture de mauvaise qualité et un régime à base de pâtes et de riz », déplore de son côté une future telemadre, qui peine à trouver des bouches à nourrir. La crise coupera-t-elle l’appétit des telehijos ? — www.telemadre.com
Impact du projet 250 adhérents aujourd’hui Jusqu’à 400 euros par mois pour les « telemadres »
« Ce n’est pas un service de traiteur, juste un nouveau modèle social d’altruisme. » Emilio Alarcón, cocréateur des Telemadres
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