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LES PAPESSES DE LA MODE
Papesses de la mode, femmes de pouvoir, Elsa Schiaparelli et Gabrielle Chanel se sont livré une féroce rivalité durant les années 30. Profondément différentes, comment ont-elles été propulsées au sommet ?
Annie Esch
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Elles étaient diamétralement opposées. Quasiment en tous points. Et pourtant, Gabrielle Chanel et Elsa Schiaparelli ont alimenté la mode pendant plus de deux décennies, des potins aux garde-robes de la haute société. Cette rivalité légendaire va les pousser à se réinventer sans cesse et marquer ainsi l’histoire de la mode. Si aujourd’hui encore le nom de Chanel règne sur la haute couture et que Schiaparelli joue de discrétion, les deux créatrices étaient à leur époque les reines de la couture. Il s’avère que l’une a l’âme d’une artiste et que la seconde est une immense créatrice. Pendant un demi-siècle, elles vont se lancer dans une concurrence effrénée à coups de robes, matières, collaborations et défilés.
Elsa est exubérante, tout ce que Gabrielle n’est pas. Elle est couleur, ou plus précisément rose Shocking, nuance qu’elle a créée en 1937, alors que Chanel est le noir. Son style est excentrique alors que sa rivale est un modèle du classique intemporel. Et surtout, Elsa est aristocrate, ce que Gabrielle n’est pas mais a toujours voulu être. Il y a toutefois un point sur lequel elles se rejoignent : femmes révolutionnaires, elles ont de la suite dans les idées.
Deux femmes affirmées
À partir des années 1910, une jeune modiste, née dans la Loire et d'origine modeste, révolutionne la garde-robe féminine pour apporter aux femmes confort et liberté de mouvements. «Chanel était jeune, sportive, explique Emma Baxter-Wright, auteure du Petit Livre de Chanel et du Petit Livre de Schiaparelli. Elle voulait libérer les femmes des vêtements trop oppressants. Elle créait des tenues pour elle-même et ses créations étaient exactement ce que toutes les autres femmes voulaient, avant même de savoir qu’elles le voulaient. » En supprimant le corset, raccourcissant les jupes et détournant des matières confortables comme le jersey ou le tricot, elle réinvente les silhouettes avec des créations aux lignes épurées et une coupe à la garçonne. Sur cette période, on lui doit de nombreuses innovations stylistiques comme l’incontournable petite robe noire, couleur jusque-là exclusivement réservée au deuil, la marinière, ou encore le pantalon inspiré directement du vestiaire masculin. Nombre de ses créations ont été inspirées de sa jeunesse passée au sein d’un orphelinat, notamment son goût prononcé pour le noir et le blanc. Elsa Schiaparelli, quant à elle, est née à Rome, issue d’une famille noble. Son talent artistique inné (et un divorce) l’a fait débarquer à Paris en 1922 à l'âge de 31 ans, où elle découvre la mode. Bien plus fantasque que Chanel, elle livre ses interprétations personnelles de pièces iconiques. Quelques années plus tard, en utilisant le tricot si cher à Coco, elle invente un pull doté d’un nœud en trompe-l'œil et fait un tabac. « J’ai commencé à faire ces pulls qui sont devenus célèbres instantanément. Ils ont été achetés en Amérique, par Macy’s qui a commandé 40 pulls et 40 jupes. » raconte-t-elle.
Le classique vs l’exubérance
Leur conception de la mode ne pouvait être plus différente. Chanel avait un grand sens pratique. Pour elle, «rien n’est plus beau que la liberté du corps » Elle cherchait inlassablement à le sublimer d'élégance sans jamais l’entraver, et dénigrait tous les artifices. Elle a simplement mis à la mode ce qui, pour elle, était son idée personnelle de la liberté. À l’inverse, la mode de Schiap (comme ses amis la surnommaient), en revanche, était faite d'ostentation, d'irrévérence et de flair. Ses vêtements étaient des créations extravagantes et encombrantes, fortement influencées par l'art dadaïste du prêt-à-porter. Pionnière du sulfureux style garçonne, qui a fait sa fortune dans les années 1920-1930, la minimaliste Mademoiselle Coco n’avait pas vu le vent tourner au sein de la haute société qui ressentait alors le besoin de s'habiller de manière raffinée, féminine et luxueuse, notamment lors de ses fameux bals. C’est l’une des clés du succès de Schiaparelli. Les deux designers partageaient toutefois une fascination pour la liberté. Pour Chanel, la liberté avait un sens plus individuel et hédoniste, et ses vêtements confortables et faciles à porter le reflétaient. Elle était une femme qui savait clairement ce qu'elle voulait de sa vie, et les vêtements pouvaient devenir un outil pour affirmer son indépendance et son pouvoir. D'une certaine manière, les hommes ont également joué le même rôle : son choix d'être soutenue nous apparaît aujourd'hui comme le signe d'un manque d'autonomie, mais à l'époque, cela pouvait être un moyen d'assurer sa liberté hors mariage. Pour Schiaparelli, en revanche, la liberté était avant tout l'émancipation de toute forme d'autorité et de convention sociale : après avoir fui sa famille, puis un mariage arrangé et enfin un divorce, la créatrice de mode italienne était toujours à la recherche de "quelque chose d'autre". D'où sa fascination pour l'exotisme : ses vêtements incarnaient son aversion pour les règles et les coutumes de la haute société à laquelle elle avait toujours appartenu. Parmi ses "12 commandements pour une femme", qu'elle a rédigés pour accompagner son autobiographie Shocking Life, le premier est "Puisque les femmes ne se connaissent pas elles-mêmes, elles devraient essayer de le faire", et le dernier "Et elles devraient toujours payer leurs factures".
Le milieu artistique entre elles
Toutes les deux vont se disputer les artistes les plus importants de leur temps. Coco Chanel travaille avec Stravinski, Picasso, et se lie d’amitié avec Jean Cocteau. Ce dernier dessine, écrit sur elle et intègre ses costumes dans ses spectacles, mais imagine également des tenues avec sa rivale. De son côté, Elsa Schiaparelli fusionne ses créations avec le génie de l’artiste surréaliste Salvador Dali. Ils donnent naissance ensemble à des pièces hors norme, des objets d’art et de mode comme le chapeau-chaussure ou la robe à imprimé homards. Schiap conquiert aussi Hollywood en habillant des stars comme Joan Crawford ou Mae West. Tandis que les costumes conçus par Coco pour les productions hollywoodiennes n'ont jamais eu beaucoup de succès à cette époque, Mademoiselle Chanel peut toujours compter sur son coup de génie, son parfum N°5, qui assure sa suprématie. On se souviendra à jamais de l’icône Marilyn Monroe qui avouera lors d’une interview dormir seulement qu’avec quelques gouttes de Chanel N°5.
Un destin différent Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, Chanel décide de fermer sa maison de couture tandis qu'Elsa tente de poursuivre les collections avant de s’exiler vers les États-Unis. Après guerre, Coco Chanel parvient à relancer sa maison dès 1954 (la société avait été maintenue en vie grâce aux ventes du parfum N°5). À 71 ans, elle dénote du style New Look de Christian Dior qui cartonne et relance son indémodable sobriété féminine avec des icônes intemporelles comme le sac matelassé, les sandales à bouts noirs ou le tailleur en tweed. Aujourd’hui, Chanel est l’une des plus puissantes maisons de mode au monde.
Mademoiselle Coco meurt en 1971, Elsa Schiaparelli deux ans plus tard. Aussi opposées étaient-elles, ces deux grandes dames libres et visionnaires nous ont légué un héritage de taille : celui de s’habiller. Celui de s’imposer. Et celui de s’émanciper.