Terra Incognita : Alain Brion

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BRION Né en 1966, Alain Brion illustre autant pour la jeunesse que pour les adultes, passant sans encombre d’un ton merveilleux et enfantin à un fantastique étonnament sombre. Il commence à exposer ses travaux sur plexiglas à la Galerie de La Goutte d’Or en 1999, et sa carrière d’illustrateur prend un tournant radical lorsqu’il se tourne vers l’infographie et l’image de synthèse.

. . . Étonnement ... « Il y a quelque temps, j’ai eu une longue discussion avec Jean-Yves Kervevan. On parlait de ce qui était de l’art, de ce qui n’en était pas… Le fait est que je m’en moque un peu. En fait, je m’amuse autant à faire des boulots pour la publicité qu’à peindre pour mon plaisir. Je ne vais presque jamais dans les musées, alors peut-être qu’en fin de compte, l’art n’est pas quelque chose qui doit me passionner tant que ça… Bon, j’aime bien voir ce que font les autres peintres : en fait, c’est surtout lorsqu’un travail m’épate techniquement que je m’arrête devant… Peut-être que de passer de l’autre côté du miroir nous amène à perdre un peu ce genre d’émotion. Je ne peux pas dire que je ressente vraiment une émotion devant une toile. Mon moteur, c’est de m’épater moi-même. Et d’ailleurs, c’est la raison pour laquelle je pense que je ne ferai plus jamais de plexiglas : j’ai un peu fait le tour de la question et ça ne peut plus me surprendre. Maintenant, je retrouve l’étonnement avec l’informatique. Il y a un site américain où je mets mes nouvelles images et où les gens commentent. Leur interrogation, c’est de savoir comment c’est fait, ils veulent comprendre, ça les intrigue. Ce genre de petit jeu m’amuse, qu’on ne puisse pas identifier tout de suite comment c’est fait. Pour mon travail personnel, c’est presque indispensable que je me surprenne, c’est pour ça que je ne peux pas rester longtemps sur une même technique. En fait, le contenu ne m’intéresse pas tellement. Je m’intéresse plutôt à la matière, aux techniques, qu’aux sujets que je peins. C’est comme Cézanne, toute proportion gardée, qui peignait La Montagne Sainte Victoire : le sujet, finalement, a peu d’importance…»

Le Bourreau (1997) Huile sur papier lisse, 24,5x40 cm


Le Roi mort (1997) Huile sur papier lisse, 24,5x40 cm

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Swaamp (2001) Infographie

ENTRETIEN avec Alain Brion Dans ton travail, une même image peut avoir la vie longue : elle se transforme au fil de tes expérimentations techniques… Oui. C’est vrai, mais il y a un moment aussi où il faut mettre un point final. Si tu continues à écraser dessus, tu vas détruire l’image. Ce n’est pas seulement vrai en peinture traditionnelle, c’est vrai aussi sur ordinateur. Et le fait de poster mes images sur des galeries Internet met un terme au travail… Sinon, on peut être tenté de les retoucher sans arrêt. Une fois que c’est rendu visible par contre, tu n’as plus envie de revenir dessus, parce que des gens les ont vues telle quelles, les ont commentées… Mais ça m’arrive d’en remettre une couche parce qu’au bout d’un moment, je vois des défauts. Ça m’arrive quand même rarement. Sur plexiglas, ce n’était même pas la peine de penser aux retouches, parce que pour des raisons techniques, il fallait que ce soit fait en deux ou trois heures. Après, ça séchait, et plus rien ne pouvait accrocher sur la première surface. Sur ordinateur à l’inverse, il n’y a pas de problème pour revenir sur l’image. Que penses-tu du statut de l’original entre la peinture classique et l’infographie ? Je n’attache pas beaucoup d’importance à mes originaux en fait. Les plexiglas, c’est un peu différent parce que je les ai encadrés, je les ai exposés, donc j’y suis quand même attaché ; mais les illustrations traditionnelles, les originaux, je m’en moque. Maintenant, sur ordinateur, la question ne se pose pas… Pour nuancer quand même, des tableaux que j’aurais fait pour moi, c’est un peu différent. Je suis plus soigneux avec mon boulot personnel... Justement, peux-tu nous parler de ton point de vue sur le métier d’illustrateur ? Si c’est une commande, je n’ai pas d’état d’âme ; j’essaie de le faire le mieux possible, mais je n’ai pas d’acharnement à vouloir imposer une marque personnelle. Forcément, j’y mets un peu de moi quand même. Le dessin ou la peinture, malgré tout, que ce soit pour moi ou pour un éditeur, quel que soit le contexte, quand tu aimes dessiner, tu le fais de toute façon avec plaisir. Même dans les commandes, j’essaie un peu de m’épater, bien que ce soit moins crucial à mes yeux. Les illustrations par exemple, c’est fait pour être publié. Tu n’es pas là pour vendre ta sauce, tu es là pour vendre un autre produit. Ça fait une grosse différence avec le travail personnel.


C’est assez cohérent avec le fait que la culture des musées ne t’intéresse pas, avec le fait que tu n’éprouves aucune émotion particulière à rester des heures devant un original. En même temps, pour un tableau, un tableau ancien, j’ai une certaine affection. Mais mon affection porte sur l’objet. C’est peut-être plus un goût pour les antiquités, un respect pour son âge, que pour ce qui est représenté sur la peinture. Quelque chose qui a été peint il y a trois cents ans, ça me titille ; un truc qui a été peint il y a dix jours par je ne sais quel artiste hyper connu et hyper cher, ça ne me fait pas du tout le même effet. C’est une forme d’irrespect ? De respect pour autre chose ? Je ne mets pas la création artistique au dessus du reste. C’est aussi peut-être parce que je suis passé de l’autre côté du miroir. En faire moi-même, ça désacralise mon rapport à la création. D’autres peignent et n’ont pas pour autant le même discours que toi là-dessus. Oui, peut-être, c’est vrai. On ne doit pas avoir le même mode de pensée. Je me comparerais à un médecin qui voit le corps humain comme une machine, il le désacralise, le désérotise. Tu n’as jamais eu envie de faire un tirage d’une image faite sur ordinateur et de repeindre ensuite dessus avec de la peinture fraîche et tes pinceaux ? En ce moment, je suis en train de me demander comment transférer une infographie sur un support, pour ensuite la retoucher légèrement. Comment en faire un objet unique en quelque sorte... Pour donner un cachet d’original, la seule possibilité c’est de faire un grand tirage unique que tu signes, ou un tirage à nombre limité - comme pour les lithographies ou pour les photos. Après, est-ce qu’on détruit les négatifs des photos ou, dans mon cas le fichier de l’infographie, pour prouver que c’est un tirage limité ? Je ne sais pas. C’est Dali, je crois, qui a fait des tirages limités de lithographies, vendus au tarif du tirage limité, mais en fait diffusées bien plus: des choses comme cent tirages « n°20 ». En plus, il y avait plein de faux. De toute façon, je n’ai jamais trop vendu grand chose, donc ce n’est pas une grosse perte pour moi. Et se lancer dans le milieu de l’art pour vendre des toiles… « J’ai découvert l’imaginaire fantastique par le biais de la littérature. Un copain m’a Dans notre créneau un peu particulier, ça me semble fait découvrir la science-fiction à environ treize ans, puis j’ai embrayé sur du Jack compliqué. Mais il y en a qui ont des espoirs que ça Vance. Cela dit, depuis que je suis illustrateur, je suis peut-être moins attiré par change, que le marché de l’art nous soit accessible… cette littérature, je suis devenu plus exigeant. J’ai une préférence pour les romans Aux États-Unis, je pense que ce serait possible. Parce historiques et les livres d’histoire. Mes premières histoires pour enfants parlaient de qu’il y a un problème en Europe avec le marché de trolls et de lutins dans les bois. Or, je suis à moitié danois et je pense que ce n’est l’art, la distinction entre ce qui est de l’art et ce qui pas une coïncidence si j’ai pu rester attaché à ces créatures et ces univers. Je me n’en est pas. Frazetta, je pense, vend ses toiles très souviens aussi de la campagne, de ces promenades dans les bois qui ont peut-être pu bien et très cher aux États-Unis. m’amener à la fantasy. Sinon, côté science-fiction, j’ai beaucoup apprécié Dune de

... Rencontre avec l’Imaginaire ...

Franck Herbert, même si je trouve la suite relativement illisible. »

En même temps, en France, l’art conceptuel commence à décliner. Les galeristes commencent à regarder ailleurs… Heureusement. J’ai déjà eu des discussions assez houleuses avec des gens des Beaux-Arts, des conceptuels, sur ce sujet. Le problème, c’est qu’ils ont une théorie vraiment blindée… Ils ont tellement réfléchi là-dessus que c’est difficile d’arriver à les destabiliser avec des arguments qui font a priori « vieux con ». Et d’ailleurs, j’en arrive parfois à me demander si je n’ai pas tort. Là où leurs théories me dérangent, c’est qu’elles font excessivement référence à d’autres œuvres, à l’histoire de l’art... Ce qui fait que pour voir l’intérêt des œuvres conceptuelles, quand elles en ont un, ça nécessite tellement de références que si tu ne les connais pas, tu passes forcément à côté. C’est une forme d’élitisme qui pour moi est déjà stérile. À l’inverse, ce que j’aime bien dans ce que je fais - je vais faire un peu de narcissisme - donc ce que j’aime bien, c’est que les gens regardent et se demandent comment c’est fait, qu’ils n’aient pas besoin d’avoir un panneau explicatif derrière eux pour se faire une idée de ce qu’ils voient. Ils n’ont peut-être pas tous les éléments en main, mais ça ne les empêche pas d’apprécier ce qu’ils regardent. Cela dit, je suppose que l’art conceptuel est né d’une volonté d’essayer de créer de la nouveauté alors que tout a déjà été fait. Mais est-ce qu’il faut prétendre faire du neuf ? Beaucoup de tes dessins sont monochromes et, par ailleurs, tu es daltonien, est-ce que ça peut avoir un rapport ? Oui, c’est ça. C’était très compliqué d’avoir plusieurs couleurs sur plexiglas, de toute façon. Comme c’était fait en un geste, tu pouvais mélanger des couleurs au départ et avoir une zone un peu plus dans l’une ou l’autre des tonalités, mais c’était très compliqué d’avoir beaucoup de couleurs différentes.

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Deux couleurs, ce n’était déjà pas évident, trois, ce n’était même pas la peine d’y penser… Par ailleurs, en règle générale, je ne suis pas un très bon coloriste. Lorsque je travaille sur des images personnelles, elles sont très souvent monochromes. Cela dit, mon daltonisme n’est pas très prononcé, il y a des nuances énormes selon les personnes. Je distingue le rouge du vert, mais c’est sur la surface de la couleur que je ne distingue pas toujours, c’est-à-dire des points plus lumineux, des étoiles par exemple. Si on me dit : « tu vois, celle-là, elle est rouge, elle est bleue »… pour moi, elles sont toutes plus ou moins blanches. Je t’ai déjà entendu dire en regardant des tableaux d’autres peintres qu’ils devaient être daltoniens. Et en principe, tu dis ça face à des œuvres assez monochromes… Oui, parfois, chez des gens comme Jean-Yves Kervevan, qui font des choses très monochromes, qui travaillent beaucoup la matière, je retrouve la même chose que chez moi, et je me dis que c’est peut-être lié à la même singularité. Des peintres daltoniens, il doit y en avoir un certain nombre mais il faudrait voir si il y a toujours les mêmes points communs. Par exemple, les peintres qui travaillent beaucoup plus la matière que la couleur sont-ils plus souvent daltoniens ? ça peut être aussi une démarche très personnelle. Van Gogh, c’est sûr, n’était pas daltonien. Pour d’autres, même Rembrandt, on peut se poser la question, puisque ça reste souvent très marron et rouge. Mais à l’époque, il fallait compter aussi avec les problèmes de pigments. C’est pour ça qu’il n’y a pas beaucoup de bleu, tout simplement parce que ça coûtait trop cher.

“J L’Archère (1997) Huile sur papier lisse, 21x40 cm

e suis daltonien et donc plus sensible à la luminosité, aux effets d’éclairage et aux textures des tableaux, par exemple.

Dans tes livres pour enfants, tu réalises à la fois les illustrations et les histoires... Comment vis-tu le rapport texte/image ?

Ça a été très changeant. Au départ, je faisais vraiment les dessins d’abord… Comme je suis illustrateur de formation, je faisais un storyboard, je construisais l’histoire en image et le texte venait après. C’était juste une mise noir sur blanc de ce qui était d’abord dans ma tête, et juste après dans les dessins. Parce que le fond de l’histoire, tu peux le communiquer aussi bien en image que par l’écrit, c’est pareil, il n’y a pas de hiérarchie, il n’y a pas de supériorité des mots sur l’image ou vice-versa. Maintenant, j’ai tendance à faire les textes d’abord. Prends-tu le même plaisir à faire les illustrations et à écrire les textes ? Au début, c’était un vrai calvaire d’écrire. Aujourd’hui, ça va mieux. Je suppose que c’est une question d’entraînement, d’habitude. Avant, je n’aimais pas ça, mais pas du tout. Et me relire, c’était un enfer… Comme à l’école d’ailleurs, relire mes dissertations m’a toujours fait horreur. Peux-tu nous dire quelles sont tes principales références à tout niveau : picturales, musicales, cinématographiques, littéraires ? Avant tout, en peinture, depuis que je suis jeune, c’est Rembrandt qui m’a réellement touché. Étant daltonien, je me trouve donc plus sensible à la luminosité, aux effets d’éclairages et aux textures des tableaux. Pendant mon adolescence j’ai découvert Chris Foss, puis lorsque Dark Crystal est sorti, Brian Froud et son livre Faeries. Pour revenir aux classiques, outre Rembrandt, je pense aussi à Bosch, à Gustav Klimt voire Delacroix pour ce somptueux tableau, la Mort de Sardanapale. Côté cinéma, j’ai adoré les trois premiers films de Ridley Scott : Duellists, Alien et Blade Runner. Quand j’étais jeune, l’esthétique d’Excalibur m’a frappé, à tel point que j’en avais tiré un dessin en ombres chinoises. Loin du fantastique j’ai beaucoup d’affection pour Mission de Roland Joffé et Certains l’aiment chaud de Billy Wilder. D’un point de vue musical, je travaille toujours avec avec un fond sonore : en ce moment, Massive Attack et de la techno planante, parfois des bandes sons de nature ou la radio. J’aime aussi écouter de la musique classique, en particulier Mozart et Beethoven. En fait tout dépend de ce que je souhaite faire, quelque chose de speed si je me trouve dans quelque chose de violent, de la musique planante lorsqu’il s’agit d’un sujet plus calme.

Le Dogon (1998) Huile sur plexiglas retouchée, 23x45 cm


Bolero (1998) Huile sur plexiglas, retouché infographiquement, 40x60 cm

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Inside the Lair (2002) Infographie

... Le Génie de l’Aléatoire et l’informatique ... « Mon évolution technique vers l’informatique a eu lieu en l’an 2000. Auparavant j’avais juste touché à un ordinateur l’espace d’une journée ou deux. Très vite, j’ai abandonné la peinture pour ne plus faire que ça. Sous un logiciel de photomontage, j’arrive à retrouver les mêmes sensations qu’en peignant à l’huile sur plexiglas. Tu peins, tu sais vaguement ce que tu veux obtenir, mais tu ne contrôles pas totalement la technique du logiciel, alors ça génère plein d’accidents… Il y en a qui sont superbes et d’autres… En ce moment, je dessine des sortes de visages bizarroïdes et d’une certaine façon, ils se font tout seul. Sur plexiglas, enfin, pour certaines images, il se produisait la même chose, des sortes d’accidents que je n’avais pas totalement anticipés. On retrouve ça avec l’ordinateur : tu es sensé pouvoir reproduire à l’identique un même effet autant de fois que tu le veux, mais en fait non. Je suis content d’avoir trouvé cette sensation d’aléatoire en photomontage. Je me souviens d’une discussion avec un peintre traditionnel, qui me disait justement que les infographies n’étaient pas de l’art parce qu’on peut reproduire la même chose à l’infini, qu’on perdait en quelque sorte les moments de grâce, les accidents et donc que c’était trop parfait, trop lisse. Le génie des accidents n’a rien à voir avec le support, qu’il soit traditionnel ou sur ordinateur. Récemment, j’ai vraiment rejoint ce que je faisais à l’époque des plexiglas ou à l’huile. Travailler avec un système de calques, c’est semblable aux techniques de peinture à l’huile : on commence par réaliser des fonds, puis on rajoute les détails. Cela relève plus du geste du peintre que de celui du dessinateur en fin de compte. Ceci dit, il me semble que c’est une manière peu commune de travailler avec ce logiciel.»


L’Apprentie (1997) Huile sur papier lisse, 24,5x39 cm

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L’

idée de réaliser cet Atréïde m’est venue tandis que je lisais la prequel de Dune écrite par le fils de Franck Herbert.. Voilà comment j’ai procédé pour faire cette image : j’ai d’abord recherché une forme, juste une base, avec un certain éclairage. C’est avec le logiciel Poser que je fais mes recherches. Dans le cas de ce personnage, je lui ai rajouté un tee-shirt biscornu, qui est déformé au niveau des épaules. Ensuite, j’ai importé cette forme dans Photoshop pour la bidouiller à l’aide des filtres. Je n’ai pas fait de croquis. En fait, je n’en fais plus maintenant, j’attaque directement à l’écran sur l’ordinateur, ou alors il s’agit de pseudo-montages. Ici, j’ai donc utilisé une base en fond (je travaille sur fond noir) et j’ai empilé les fameuses couches. L’Atréïde a une stature complètement raide, engoncé dans son costume de toréador. Il s’agit d’une référence au père du futur Duc Leto (qui est mort lors d’une corrida spectaculaire). Il a aussi le regard voilé, perdu devant une bannière étoilée. Il incarne un peu l’esprit américain !

Leto Atreides travail préliminaire (Poser)


Leto Atreides (2001) Infographie

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Still une nouvelle de David Calvo d’après une image originale d’Alain Brion

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In that metallic sea of hair, Fragrance ! I come to drown despair Of wings in dark forgetfulness. No love… Love is self-known, aspires To heights unearthly. I ask less, Sleep born of satisfied desires. Aldous Huxley

e ne me souviens plus de son visage, est-ce possible d’oublier si vite un visage? Comme une jonction de synapses qui n’accepte plus de sceller ce qui autrefois était réel, elle s’efface, un moment fugitif dans le jardin, une lumière qui fond sur sa peau de lait. Avalée par le métal, elle se noie et mes mains n’ont plus la force de la ramener. Les yeux mi-clos, je la distingue à peine, elle oscille, mal définie, il fait trop chaud et je n’ai pas de lunettes. J’ai du mal à fixer sa réalité sur ma rétine, son image danse et penche, sa bretelle de robe glisse sur son épaule, suivant la courbe de son dos. Ses muscles ont la délicatesse de la porcelaine, chaque ligne dessinée au pinceau, soulignée d’un liseré noir. Certaines parties de son anatomie sont défor mées, comme tirées par le vide. Je voudrais approcher mes doigts, toucher sa matière, tâter, délimiter, comprendre comment derrière cette façade de chair fonctionne le réseau de ses veines, nerfs et artères, précieux mécanisme, dentelle intime, presque bleue. Je n’ai jamais envisagé la possibilité qu’on puisse me la prendre. Je ne sais pas comment ils ont compris ce que je lui avais fait, comment je l’avais fait. Ils m’obser vaient peut-être depuis longtemps, peut-être même depuis le début de mes recherches, quand je sculptais des for mes de polystyrène devant des amphithéâtres combles. Quand ils sont venus la chercher, après qu’elle ait finalement acquis cette existence chaude que le monde lui avait toujours refusée, que je lui avais rendue, ils n’ont pas éprouvé le besoin de m’emmener avec elle. Ils sont arrivés par la fenêtre, dans une pluie de verre sur le carrelage. Acculé dans le couloir, j’ai hurlé quand ils sont entrés, parce que je n’avais qu’elle, qu’elle était la seule chose qui m’avait jamais convaincu de mon existence, la seule preuve de ma réalité physique. Dans l’entrebâillement de la salle de bain, j’ai vu son poignet cassé, qui pendait en angle droit sur le rebord de la baignoire, ses ongles rongés sur la faïence, presque ceux d’un enfant. J’ai supplié, j’ai pleuré, j’ai mendié à genoux pour qu’on me la rende, pour qu’on la remette dans son bain, mais ils m’ont mis des coups de bottes, ils m’ont fait cracher mes plombages, le fil dentaire entre mes dents d’argent. Ça paraît si loin. Je n’ai plus la notion du temps, je crois que je suis presque mort. Depuis qu’elle est partie, les matins se suivent sans que je puisse les compter. J’ouvre les yeux avant le réveil, c’est une affaire de secondes, un déclic mécanique entraîne toujours un bulletin météo. Debout dans la cuisine sale, je fais chauffer du

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lait dans une casserole, toujours à feu doux, pour laisser frémir le liquide contre l’acier. Je remplis mon bol de céréales, un amas de pétales mouillés qui coagulent, et je finis par du jus d’orange - c’est plein de fer ces choses là. Je ne veux pas sortir, ça fait déjà longtemps que je ne sors plus, peut-être parce que le temps est affreux, peut-être que je n’ai pas envie de m’éloigner du bain, de son jus. J’erre dans la maison en attendant leur retour, car ils vont revenir pour moi, ils ne pourront pas comprendre comment tout cela fonctionne, il faudra qu’ils viennent me prendre moi aussi. Las d’aller et venir entre ma chambre et la cuisine, je finis toujours par ramper vers la salle de bain. La pièce est vide, il n’y a plus que la baignoire, et les dialyses suspendues qu’ils ont saccagées quand ils l’ont sortie du bain. Elle me disait qu’elle aimait voir tous ces fils pendre au-dessus d’elle, quand elle penchait la tête en arrière, ses cheveux en flaque sur le blanc. Elle aimait quand les fils s’entortillaient, tirant sur sa peau et ses veines, comme les ficelles d’une marionnette. Quand nous nous sommes rencontrés, elle n’avait pas l’air de s’intéresser à mes travaux, des réactions chimiques à la craie sur un tableau trop noir. Nos premières discussions se limitaient à de simples échanges de courtoisie, elle ne me regardait jamais dans les yeux, elle paraissait toujours intéressée par quelque chose derrière moi, mais en fait, elle ne regardait rien. Je faisais la conversation, quelquefois elle acquiesçait, et je réussissais à lui tirer quelques sourires, une attention diffuse qui me suffisait. Sa beauté me stupéfiait, ses manies de robot, des gestes d’enfant automatiques qui me laissaient sans défense. Quand un soir, sur un banc de pierre, en prenant ses mains, je lui ai demandé de partager ma vie, de me rejoindre dans la maison qu’un oncle m’avait laissée sur la côte, elle a secoué la tête, et s’est penchée vers moi, j’ai cru qu’elle voulait me prendre dans ses bras, alors je me suis penché aussi, j’ai senti sa chaleur et j’ai fer mé les yeux. Elle s’est approchée de mon oreille, et sa voix parfumée au réglisse a mur muré : “je n’existe pas”. Elle existait suffisamment pour moi, et je n’étais pas prêt à la partager avec qui que ce soit. En collant mon front sur le sien, je lui ai dit que j’étais capable de la rendre plus réelle. Elle est finalement venue ici partager ma vie, je pensais que nous pouvions nous en sortir, avoir cette existence tranquille à laquelle les gens nor maux aspirent dès qu’ils ont l’âge d’oublier la mort. Le sport, la vie de famille, les sorties avec le chien dans le parc derrière la maison, le jardinage, les jeux du soir, Scrabble ou lit, la banalité du quotidien. Je me souviens de toutes ces choses, de tous ces détails qui ont fini par la composer, et que j’ai fossilisés en elle, mais je ne me souviens pas de son visage, c’est juste son corps dans les draps que je conjure. Quand il faisait trop chaud dans la chambre pour s’entortiller sous les couvertures, elle se roulait en boule sur le côté et je ne voyais que sa nuque, qui se tordait aux oreilles pour finir en courbe pure sur sa mâchoire, dans une arabesque de mèches. Elle glissait dans le sommeil, sa respiration lourde, sa couette enflée comme un cœur de plumes d’oies, et je la réveillais toujours avant qu’elle ne bascule, je pouvais sentir l’instant, c’était facile de la secouer au bon moment. Je posais ma main sur sa jugulaire, pour sentir pulser son cœur, éprouver la chaleur de son amour, et je grinçais des dents, plombages sur plombages, presque un goût de mercure. Dans mon souvenir s’esquissent ses cernes profondes et ce sourire las qu’elle grimaçait quand je la serrais dans mes bras pour l’empêcher de plonger.


Toutes ses lotions sentaient la prune, et ses savons couleurs d’automne s’empilaient dans une ar moire trop petite, sans miroir. Elle se lavait debout, près du lavabo, avec un gant couleur de lait, les yeux clos. Pour la plus simple des tâches, elle fer mait les yeux, voir le monde était pour elle une insur montable épreuve, un acte imposé contre lequel elle ne pouvait rien faire, sauf se mutiler, mais elle n’a jamais voulu, elle avait trop peur de se faire mal. Incapable d’endurer la souffrance, elle restait coincée dans son corps, dans ses for mes adorables qu’elle abhorrait. Elle n’a jamais voulu accepter son reflet, elle disait qu’elle ne voulait pas voir les détails de son visage, les creux de son adolescence, les traces de lar mes sur le rimmel. Elle disait qu’elle ne voulait exister que dans sa tête, que l’avis des autres n’avait plus d’importance, que ses hanches n’étaient que des outils pour appâter la viande. Elle oubliait sa mortalité dans une goutte de parfum. Accoudé dans l’encadrement, je lui disais que ses dents étaient jaunes, et elle me lançait ce qui lui passait sous la main, parce que ses dents étaient si précieuses, des perles lumineuses, un émail aveuglant que j’adorais regarder mordiller le robinet, quand elle se penchait pour rincer le dentifrice. Elle traversait sa vie, ma vie, comme un fantôme, réagissant à son environnement par automatismes, des réflexes de sur vie conditionnés par des années de guérilla contre elle-même, des routines qui n’avaient quasiment plus rien de conscient. Elle se levait, se lavait, et bougeait tous les jours, mais elle n’a jamais réellement fait quelque chose de ses mains. Elle n’aimait pas bricoler, décorer, elle restait juste assise, comme un chat au soleil, et elle fumait ses cigarettes. Elle aimait sentir la fumée tourbillonner dans ses poumons, cette matière fluide qui l’emplissait, qui lui donnait sa consistance. Elle disait qu’une bouffée de fumée était pour elle la brique de son corps. J’ai cru que le tabac la sauverait, mais elle n’a jamais voulu acheter ses cigarettes. Quand j’ai vu mes paquets diminuer, j’ai commencé à en acheter pour elle, les laissant dans l’entrée, près des clés, pour qu’elle les trouve. Elle n’y touchait pas, elle continuait à me prendre les miennes, elle finissait toujours par trouver les cachettes que j’aménageais dans la maison, et mes paquets se vidaient. Quand j’ai cessé de fumer, parce que ma toux devenait trop grasse, elle m’a frappé, elle a gémi toute la nuit, en hurlant qu’elle ne pouvait plus me faire confiance, et qu’elle allait disparaître parce que je ne faisais rien pour la faire exister. Sa dépression n’a jamais cessé de grandir, comme une faille entre nous, que j’enjambais par amour. Avant que je ne la baigne, elle avait abandonné toute idée d’autodéter mination, elle brisait les miroirs de la maison et restait prostrée dans un coin du matelas, en tirant sur mes clopes. Elle ne réagissait plus aux caresses, à de simples paroles d’amour et d’attention. Elle se nourrissait à peine, et mes plateaux repas finissaient toujours contre la porte, éparpillés sur le seuil. En une semaine, elle a perdu cinq kilos, et si je ne l’avais pas portée jusqu’au bain, elle serait morte déshydratée, affamée, toute seule. Je devais faire quelque chose pour elle, je devais lui donner une vie, c’était la seule chose qui comptait après tout, car sans elle, je n’étais rien. L’idée de la remplir de matière solide est venue simplement, comme un dernier refuge avant l’échec de notre couple, du nœud que nous for mions, isolés du reste du monde, coupés de toute logique. Mon premier test, sur un petit rat n’a pas très bien marché, mais c’était peut-être parce qu’il était trop petit, et le plomb en

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fusion était trop lourd pour ses petites veines, alors j’ai essayé avec le chien. J’ai réduit la pauvre bête à sa plus simple expression, un tas de viande fumant, retourné sur le carrelage. Difficile de faire entrer le plomb dans un organisme avec une seringue, veines délicates ou pas, le verre a explosé, le plastique a fondu, un organisme est trop fragile pour supporter la pression. Il me fallait un dispositif plus sophistiqué si je voulais préser ver l’hôte. J’ai sorti les outils de mon labo, j’ai acheté quelques pièces au super marché, et c’est peut-être à ce moment qu’ils ont commencé à me suivre, parce que c’est une petite ville, et que je n’étais pas très discret, je n’ai jamais pensé à regarder derrière moi. Mon prototype était basé sur l’idée que la fusion de l’alliage et le chauffage de la préfor me d’infiltration doivent être faits séparément. En conséquence, l’appareil est divisé en deux parties : une chambre de fusion, où l’alliage est fondu sous vide, et une chambre d’injection, où le métal fondu est poussé dans l’hôte par une pression gazeuse. Les deux chambres sont isolées l’une de l’autre par une vanne haute pression. J’ai aussi produit des composites à matrice de magnésium et d’aluminium, renforcés par des fibres céramiques continues ou discontinues. J’ai appris chaque étape par cœur, pour perdre le moins de temps possible, pour qu’elle n’ait pas à attendre trop longtemps : je fais le vide dans les chambres de fusion et d’injection, le métal d’infiltration est fondu dans un creuset en graphite de la chambre supérieure par chauffage à haute fréquence. Lorsque les deux températures sont stables, je stoppe le réchauffage de l’hôte, et j’ouvre le doigt de graphite, per mettant au métal de couler. J’introduis ensuite de l’Argon, jusqu’à atteindre la pression désirée pour pousser le métal dans l’hôte. L’hôte est enfin refroidie par circulation d’air comprimé et après solidification, la pression de gaz est relâchée par vanne d’évacuation. C’était très simple, ça n’a pas pris longtemps pour tout mettre en place, la salle de bain était grande, et les murs blancs de tout mobilier. J’ai décidé de combiner le procédé avec une simple dialyse, que j’avais disposé dans la baignoire. Je n’avais pas besoin de mettre des entraves, je savais qu’elle ne se débattrait pas, si elle acceptait, elle le ferait sans avoir peur, il suffisait juste de faire tout cela sans qu’elle souffre, et peut-être que diluer des anesthésiants dans une eau traitée pourrait empêcher des gestes brusques. J’ai longtemps hésité avant de lui en parler, mais pour la première fois, elle discernait le motif derrière ma vie. Elle ne m’en parlait pas, mais je savais qu’elle me le reprochait, elle pensait peut-être que j’essayais de me comporter comme elle, que j’essayais de reproduire cette indifférence sublime derrière laquelle elle s’était murée. Elle ne voulait plus dor mir avec moi, elle disait que je lui faisais des secrets, et elle ne comprenait pas pourquoi elle ne pouvait plus se laver dans la baignoire. Je lui ai dis d’attendre, de me faire confiance. Tout mon être demandait sa présence, tout en moi hurlait, tournait et brûlait de la tirer, de la ramener, de lui coiffer les cheveux et de lui dire, tout doucement, qu’elle était la seule chose que j’avais jamais eu dans ma vie, et qu’elle n’existait pas, et que j’allais tout faire pour que nous soyons heureux, pour que nous puissions vivre sans le regard des autres, juste elle et moi, définis l’un pour l’autre, figés dans une bouffée de bonheur. Elle était dans sa chambre quand j’ai fini le prototype. Elle était assise sur une grande chaise d’osier, ses jambes repliées. Je savais que je n’avais plus le temps d’attendre, même si le stade encore très expérimental de l’appareil pouvait nous séparer à tout jamais, j’étais prêt à prendre tous les risques, attendre un peu plus


pouvait la faire glisser, toujours plus bas, mais je ne pouvais pas le faire sans elle, elle devait me dire oui, elle pouvait refuser, j’étais prêt. J’ai touché ses épaules nues, et je lui ai dit que c’était prêt, et qu’il fallait se baigner, je lui ai expliqué ce que je voulais faire, et dans ses yeux, j’ai vu s’allumer la fièvre. Elle m’a demandé si je l’avais déjà testé, je lui ai répondu que c’était encore expérimental, j’ai dit que le chien était mort parce que je n’avais pas pris le temps de prendre en compte tous les paramètres, et qu’il me fallait quelques tests avant que je puisse la plonger dans l’eau sans risquer de tout gâcher. Elle a secoué la tête, et elle a dit qu’elle ne voulait pas qu’un autre animal meure pour elle. Je lui ai dit qu’à moins de trouver un humain consentant, il n’y aurait pas d’autre essai. - Je veux pas que tu me fasses mal. - Pour toi, j’ai trempé mon amour dans le jus du métal. Je l’ai prise par la main, et je l’ai guidée jusqu’à la salle de bain. J’avais rempli la baignoire de fleurs, de parfums et de décoctions qu’elle aimait, j’avais pillé sa commode et vidé le tout dans la cuve, en faisant couler de l’eau chaude. J’avais laissé mariner quelques jours, installé une anode, une cathode, et la pièce toute entière sentait comme elle, comme sa peau, il ne manquait que ses fluides. Elle s’est glissée dans l’eau chaude et sombre, son corps blanc comme une porcelaine entre les câbles et les tubes, sous les fleurs. Elle s’est laissée couler, elle n’a laissé flotter que son visage, les yeux grands ouverts vers le plafond. Comment est-ce possible d’oublier si vite un visage ? Cernés d’eau, ovales comme une pierre précieuse érodée par le temps, ses traits sont comme des filaments qui me relient au passé, qui la ressuscitent en une fraction de seconde dans mon esprit. Mais je ne retrouve pas leur équilibre parfait, leur superbe architecture. Je ne comprends pas. Elle ne se débat pas, elle ne crie pas, mais elle sort ses mains de l’eau, et ses os se rompent aux poignets, et l’air se gorge d’une odeur chauffée à blanc, ça n’a pas de goût, c’est juste âcre, je la tourne et la retourne sur ma langue, je la gargarise au fond de ma gorge, comme un trop plein de crème ou de salive qui s’ag glutine, parce que j’ai trop peur d’avaler, un dernier instant suspendu, qui ne retombe jamais, et sur son bain je me suis penché pour l’étreindre. Avalée par la baignoire, elle me contemple une dernière fois, et dans le miroir de ses pupilles, c’est mon visage que je vois.

David Calvo Né en 1974, au milieu des îles blanches de Massilia, ce bout du monde, David Calvo est systématiquement arrêté dans les aéroports pour vérification d’identité. Quand il ne court pas le monde pour se cacher de « ceux qui lui veulent du mal », David Calvo écrit des livres, des nouvelles et des scénarii. Wonderful est son deuxième roman. On a dit de lui qu’il est hors normes, sans respect pour les codes et genres de la littérature. C’est vrai.

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