Tranquillement perdu dans un monde imaginaire, qu'elle ne fût pas ma surprise de voir passer devant moi un lapin blanc qui, tirant une montre gousset de sa poche, s'écria : “Oh, mon Dieu ! Je vais être en retard ! ". Ce qui me rappela que j'étais moi aussi en retard car j'avais quelques articles à rendre aux Chasseurs de Rêves. Je suivis donc le Lapin dans son terrier. Hélas, j'avais complètement oublié les Aventures d'Alice au Pays des Merveilles, et je tombai dans un gigantesque puits - mais si lentement que je pus voir une foule de choses. Je vis un Lewis CARROLL hilare et ses successeurs modernes, qui dansaient un gigantesque fandango. Je vis des designers de films et de jeux, affairés autour d’une table couverte de croquis. Enfin, je vis des anges, qui chantaient de leurs voix cristallines. Deux d'entre eux se détachèrent du groupe et m'emportèrent au loin... Le Farfadet Spatial
PMGL
c le ave L e lié u CN ub e p urs d u v Re onco c
S.Levallois
vé ou is r p w Ap r Le oll a p arr C
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Les A nges de
L a C ite Bibliographie Anges : Michel Serres. La légende des anges, (Fayard) Michel Serres. Hermès, 5 tomes, (Minuit) Cités : Cité de Verre, Paul Auster (Babel) Manhattan Transfer, John Dos Passos (Folio)
Cimes
eu de certitudes subsistent aujourd'hui à leur sujet. Nés avec l'Idée même de Dieu, “créateur du ciel et de la terre”, librement inspirés de croyances païennes, arrivés à maturité entre les pages enluminées des livres saints, leur image séduit l'œil et leurs paroles sont réputées d'or.
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Sur les terrasses désertes, à deux pas des nuages, entre les plaintes du vent et les klaxons lointains, des statues pétrifiées s'empressent de transmettre les messages des hommes qui s'affairent sur la terre. Paraboles, antennes dressées, ailes, couronnes, épées de métal aux sommets Nous les connaissons, savons leurs noms, nous clignotant rouge… blanc… rouge… blanc…, de souvenons de leurs actes ; ils nous sont si faminouvelles effigies au faîte de cathédrales moderliers qu'on en oublierait presque de constater nes, les anges des villes font encore office de l'évidence : ils se font rares… Rare de croiser un messagers : ils reçoivent et distribuent sans relâandrogyne aux ailes de colombe au détour d'une che les voix, les pleurs et les rires d'inconnus à rue, rare d'entendre un carillon au milieu de la inconnus, noyés dans la foule, transnuit, rare encore d'apercevoir une mettant sans distinction des mots auréole dominer les grises mines du d'amour ou des menaces de guerre… métro aux heures de pointe… Ils font Car l'ange d'aujourd'hui est total, prépartie de notre vie mais nous ne les sent à tous les niveaux, ouvert à tous, côtoyons pas, et l'on peut se demandisponible à tous moments : les prières der s'ils ont choisi le bon moment, la trouvent une réponse, au bout de la juste époque pour nous laisser à notre ligne, des “Allos ?” lointains, à toute sort. Mais nous ont-ils vraiment quitheure du jour et de la nuit. L'ange ne té, ou sommes nous juste incapables dort pas, il écoute, il ne nous ignore de les reconnaître, les Anges ? pas, il nous connaît, nous protège, gardien de nos secrets, confident jamais déçu, jamais pressant, toujours présent. Dans cette nouvelle Babylone où nous vivons, les critères ont chan Nos villes se sont gé. A leur suite, les anges de notre élevées sur les ruines de Babel. La imaginaire ont répondu au fantasme cité babylonienne est devenue un Goomi de la communication délivrée de ensemble de tours de verre et de piercontraintes de l'espace et du temps. Instantanéité, res qui, vues du sol, conversent avec les nuadistance abolie, ces nouveaux anges nous domiges… A leurs pieds , les rues charrient des nent du haut de leurs piédestaux citadins, détenhommes et des femmes de tous horizons, de teurs d'un pouvoir au delà de l'homme, instrutoutes langues, de toutes cultures qui se perdent ments d'un plan qui nous dépasse, véhicules du dans l'anonymat, mais se retrouvent dans un destin des hommes et des nations. seul et même langage : communication, échan-
Cités
Illustrations : Goomi Eikasia S.Levallois (fond)
ge, information… Une nouvelle mythologie se dessine, avec ses temples et ses icônes, ses démons et ses anges : “aggelos”, les messagers, ceux qui transmettent les bonnes nouvelles et les promesses de châtiments, les ambassadeurs du Ciel auprès des hommes.
Rues Territoire du bouche à oreille, des poignées de mains échangées, des baisers, des regards fur-
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réunies des passants, des haut-parleurs, des klaxons et des sirènes. Jamais elle ne se répète, se contredisant sans cesse, tantôt reine de l'ellipse, tantôt apôtre du détail , toujours d'accord, jamais contente, toujours raison, toujours tort. L'Ange de l'abîme, monstre à sept bouches parlant toutes les langues en une seule. Quel message caché n'entendons nous pas, dans le mensonge et l'erreur de cet ange qui évolue parmi nous, en nous ? Quelle histoire nous dit-on, quels signes, quelles prophéties ?
Hommes Nous pouvons lever les yeux vers les cimes, entendre la rumeur des rues, vivre dans ces cités où nous nous sentons chez nous, mais comment pourrions nous voir, écouter ces anges des villes qui nous entourent lorsque nous sommes encore incapables de nous comprendre nous même dans ce monde sans frontières de temps et d'espace que nous nous construisons à la va-vite, donnant naissance à une mythologie neuve où les anges ont leur place.
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tifs ou soutenus, la jungle qui s'anime au ras du sol semble palpiter d'une vie propre, avec ses cycles et ses soubresauts. Fiévreuse ou ensommeillée… Ici, un homme rit encore d'une histoire qu'on lui a racontée. Qui ? Il ne saurait le dire, il ne s'est d'ailleurs pas fait la remarque. Un speaker quelconque dans une vitrine, un passant bruyant ? Peu importe, il s'en va la répéter à d'autres qui, à leur tour, l'entendront sans l'écouter, la passeront sans jamais en connaître la source. La Rumeur se propage, loin des messages éthérés des cimes. Elle délie, elle fond plus qu'elle ne resserre les mailles de l'humanité, elle emmêle. La Rumeur… ange de la discorde, exilé des sommets nuageux des tours, précipité dans l'abîme des rues, bruit constant qui hurle le jour, chuchote la nuit, est la voix que l'on entend sans y prêter attention, en déambulant dans les allées. Une langue de Babel unique et multiple, sans timbre et sans exclamation, faite des haleines
Nemo
Eikasia
Ainsi Soit l’Ange Derrière une très belle couverture signée Sébastien Bermès, un excellent recueil de nouvelles sur les Anges, à découvrir d’urgence.
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Ainsi Soit l’Ange
Editions Oxymore contact@ oxymore.com www.oxymore.com
I nde
une nouve illustrée par
Sébastien Bermès
désir sincère de réparer les maux et soulager les torts. Je réitère mon sourire, avec juste assez d'espièglerie pour lui en soutirer un en retour. - Vas-tu me raconter ? Je lève mon visage vers le ciel, fermant à demi les yeux et je dis d'un ton mesuré : -Travailler sur terre, ce n'est pas comme ici. - Oh, Melki'el, je sais cela. Je reste un moment silencieux, pensif, puis je reprends : - Ils m'en ont donné une autre à protéger. Elle est jeune. Elle questionne et n'obtient pas de réponse. Personne en bas pour la guider, et elle ne croit pas au ciel. Je la suis jour après jour, je marche derrière elle dans les rues, je contemple de mes yeux qui ne cillent jamais ses élans et ses chutes. Elle est comme une chandelle allumée en plein jour. Je la suis. Constamment. Mon compagnon soupire : - Tu n'as jamais su garder tes distances. - Attends, ne veux-tu pas savoir ? Hier elle était debout dans cette rue, au passage clouté. Debout au milieu du carrefour, dans le froid de l'hiver. Des voitures devant, des voitures derrière. Le monde entier était en mouvement et elle seule immobile. Elle était recroquevillée dans son grand manteau noir, ses cheveux faisaient une trace claire sur son col, et le silence tournait autour d'elle. Elle pleurait. De ces sanglots longs, contenus, qui sont trop criants pour qu'on les ignore et assez discrets pour permettre aux passants de faire l'impasse. Elle pleurait. Je ne te dirai pas pourquoi, c'est un secret entre elle et le vide, mais elle pleurait. Là, dans la foule déferlante, écueil au milieu du reflux, mille fois
Raphaël se redresse et me regarde. Ses yeux sont du bleu le plus extraordinaire que j'aie vu hors du faîte du ciel. Je lui souris. - Tu es marqué, dit-il. Il a l'air inquiet, et peut-être un peu fatigué, comme le sont ceux qui sont obligés de redire cent fois la même chose. Il soupire : - Je ne peux rien faire pour toi. Tu sais que c'est indélébile. Tu le sais avant même de le faire, mais ça n'empêche rien. Il a l'air désolé, maintenant. Je l'ai toujours aimé, celui-ci, le guérisseur. Il y a en lui un
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elebile
elle de Léa Silhol r Sébastien Bermès
lie. D'un seul regard. Et ce regard, et cet instant… je ne puis te dire comme il a duré. Duré un instant infini tandis que la foule, et le monde, et les sphères, tournaient autour de nous. Infini, le temps d'un frôlement, et d'une douleur si vive que le temps lui-même, et tout ce qui fait de moi ce que je suis, a été aboli. La brûlure, la marque indélébile.
bousculée, mille fois atteinte, seule. Et pas seule: j'étais là, de l'autre côté de la rue, appuyé à un reverbère. Je la regardais. Je l'entendais penser. J'entendais dans sa tête approcher le grondement du camion sur la voie de gauche. Et j'ai senti sa résolution. Sa résolution incertaine et tremblante, de faire un pas en avant. Alors j'ai traversé. Raphaël secoue la tête, l'air découragé. - Que me juges-tu, toi toujours si prompt à guérir ? Nous faut-il les garder sans jamais leur tendre une main secourable ? Des arbitres alors, des compteurs de points ? Hé, quoi, des huissiers, qui viennent enlever les meubles une fois la dette trop lourde ? Oui, j'ai traversé, dans le mouvement de la foule, tel un bête mortel assujetti au petit bonhomme clignotant. Je suis passé près d'elle, et je l'ai frôlée. Comme un quidam, un étranger. Je l'ai frôlée, mais de mon aile. Alors même que je faisais cela, je sentais la brûlure, je sentais s'inscrire sur mes rémiges la marque inaltérable, et elle m'a vu. Oh, ne sursaute pas, ami Raphaël. Elle ne m'a pas vu moi, elle a vu un homme de sa sorte, de noir vêtu dans le blanc de l'hiver, aux longs cheveux noirs, à la peau de lait. Un visage d'aigle, des yeux d'hématite, un tatouage tribal sur la tempe… elle a vu ma différence, mais ne m'a pas vu moi. Elle n'a pas su que mes yeux ne voyaient que le noir et le blanc, le bien et le mal, n'a pas vu l'ombre de mes ailes, ni déchiffré dans mes encres le nom de Dieu. Elle n'a vu qu'un homme de sa race de glaise, mais avec la lumière pardessous, et qui la regardait. Son regard s'est accroché au mien pendant un instant, comme à une bouée. Elle m'a agrippé et m'a bu jusqu'à la
Vois, tu te tais, et je pourrais entendre ton cœur si tu en avais un. J'ai sur moi maintenant cette trace que rien ne peut défaire. La marque de celui qui touche l'humanité du bord de son aile, du coin de sa substance. Je l'ai sur moi, la trace de mortalité. Cinq fois, déjà… Un jour, je sais, la lumière de ma vie s'éteindra, emportée, consumée, par le feu qu'elle propage, l'argile du monde. Que sera ma fin ? Un murmure dans le néant, un souffle, et rien de plus. Une parenthèse rythmée par les regards de crainte et d'envie secrète des miens. Rythmée par les élans d'un cœur destiné à se taire. Qu'importe ? Lorsque je me suis retourné vers elle, sais-tu ? ses épaules s'étaient redressées, ses yeux relevés. Elle a avancé d'un pas, à nouveau à l'unisson avec le monde, elle a traversé la rue. Traversé l'Achéron. C'est mon pouvoir, c'est mon don, peut-être mon orgueil et ma chute, mais sans doute rien de plus qu'une syllabe dans le livre de Vie. Et il est juste, je te le dis, que ce pouvoir de les sauver nous le payions en prenant sur nous leur mal. Que ce don ne se fasse qu'au prix de la brûlure. Je suis ce que je suis, j'en porte les marques, et ces sceaux sont ce qu'ils doivent être lorsque brûlent les anges : indélébiles.
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Moi,
Ange Chasse à la Licorne (détail), Martin Schongauer, 1450-1491. DR
Un Ange, imprudent voyageur Qu'a tenté l'amour du difforme, Au fond d'un cauchemar énorme Se débattant comme un nageur, Et luttant, angoisses funèbres! Contre un gigantesque remous Qui va chantant comme les fous Et pirouettant dans les ténèbres; Charles Baudelaire “L'irrémédiable”
Un siècle nouveau commence. L'Aube du prochain millénaire éclaire l'humanité, et celle-ci remet au goût du jour l'existence des anges.
En effet, nous avons peuplé durant des lustres les écrits et croyances de l'Hindouisme : nous sommes ces Êtres Intermédiaires et Fabuleux, musiciens célestes (Gandharva), nymphes et naïades (Apsaras), Génies (Yakshî), ou bien démons et dragons (Asura et Nâga)...
Mon existence.
Mais on nous a forcé à nous travestir…
A travers la littérature, le cinéma, et les nouveaux loisirs (Jeux Vidéo, Jeux de Rôles) nous autres, Créatures Célestes, Supérieurs Invisibles, surgissons du monde imaginaire dans lequel nous étions engloutis, inaccessibles, impalpables, indicibles…
Tantôt Titans prométhéens, tantôt Chérubins auréolés ou Archanges ailés, tantôt monstrueux ou mystérieux, Djinns ou Génies, Anges Noirs et Funestes, nous avons été obligés de nous adapter aux pays, aux traditions, aux religions.
Pourtant nous partageons votre vie depuis la nuit des temps… Vitrail de l’Annonciation, Anonyme, Monastère de Taizé. DR
Tout commença le jour où Zoroastre promut au rang de Divinité Suprême et Unique Ahura Mazda, le Seigneur Sage. Six entités abstraites furent nommées pour le seconder : la Justesse, la Bonne Pensée, la Puissance, l'Application, l'Intégrité et l'Immortalité. Derrière ces "anges" se cachèrent les divinités du passé qui durent, pour résister aux transformations monothéistes que leur imposa la nouvelle religion, prendre le masque de ces Créatures Intermédiaires. On appelle d'ailleurs souvent "archanges" cette série d'entités qui est ainsi apparue... Comme eux, nous fûmes injustement chassés de notre piédestal divin, réduits au rang des serviteurs d'un Dieu Unique…
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Nous autres, anges, ne sommes donc que les divinités du passé surclassées par l'Une d'elle, Omnipotente et Unique. Nous sommes les perdants des guerres antédiluviennes. Nous sommes les déchus… Dans le christianisme, donc, Pseudo-Denys nous a classé, êtres intermédiaires, en neuf chœurs des anges (VIe siècle). Thomas d'Aquin publia lui aussi au XIIIe siècle un traité sur les anges. Pour mieux nous domestiquer. Et diviser pour mieux régner… Le premier ordre est celui des Conseillers, tous dédiés à la contemplation de l'Etre Suprême. Les Séraphins, "ceux qui brûlent", sont représentés avec six ailes et un bouclier sur lequel le mot sanctus est écrit trois fois ; ils sont entourés de flammes rouges pour symboliser leur amour intense de Dieu. Les Chérubins, "masse de connaissance, effusion de sagesse", bleus comme le ciel, avec quatre ailes, sont souvent entourés d'yeux ou de plumes de paons qui symbolisent leur intelligence pénétrante. Les Trônes, "porteurs de Dieu", sont les roues du char de Dieu,
Psaudier à l’usage de Bruges, manuscrit du milieu du XIIe s (DR)
À l'instar de ce qui s'est passé dans les autres religions, la Bible a donc peuplé les mondes supérieurs d'êtres invisibles, afin de sauvegarder la transcendance et l'omnipotence de Dieu face aux religions polythéistes du paganisme. On nous a présenté comme Ses "messagers". Ce fut une habile stratégie pour vider les dieux et les divinités populaires de toute autonomie. Et ceux qui ne se pliaient pas à cette supercherie, continuant de défendre leur statut d'être divin, furent condamnés à être de faux messagers, ou "démons". Les humains qui les vénéraient étaient des impies blasphématoires condamnés d'avance…
embrasées, ailées et parsemées d'yeux. Le deuxième ordre est celui des Gouverneurs. Les Dominations portent le sceptre et la couronne, des lances, des casques et des épées, symboles du pouvoir de Dieu. Les Vertus tiennent un livre ou transportent les instruments de la Passion, couronne d'épines, croix, lance. Les Puissances, protecteurs de l'humanité, portent des épées de flammes. Le troisième ordre est celui des Messagers qui exécutent les ordonnances de leurs supérieurs. Les Principautés, gardiens des souverains, portent des épées, des sceptres ou un lys, et sont vêtues en guerriers ou diacres. Les Archanges sont les seuls à porter des noms et des attributs spécifiques ; les plus connus sont Michel, Gabriel et Raphaël. Les Anges sont ainsi légions, ainsi que leurs représentations, selon la classification de tel ou tel théologien. Un Dieu entouré d'anges est à l'image d'un roi entouré de messagers, d'ambassadeurs qu'il mandate pour accomplir ses quatre volontés. L'ange dépend à proprement parler de l'agent personnel qui l'envoie. C'est pourquoi on nous a appelés "anges". Du latin angelus, calque du grec aggelos, qui signifie "envoyé", "messager", "émissaire". Et pourquoi pas "valet"… ? Mais plus tard, anges et démons deviennent des puissances inhérentes aux structures de chaque nation, puis de chaque personne… L'heure de la revanche avait sonné. C'est entre le XIVe et le XVIIe siècle que s'est répandu le culte des anges gardiens des nations. A partir du XVIIe siècle, et ce jusqu'au XIXe siècle, la dévotion des anges gardiens individuels connaît un engouement jamais atteint auparavant. Les anges d'antan, qui transmettaient de la part d'un Dieu transcendant un message constant et indubitable, ont cédé la place à des anges qui sont le reflet d'une soudaine hésitation religieuse face aux Lumières puis aux Sciences. On valorise plus volontiers la liberté de choix individuel. L'ange ne gravite plus autour de Dieu, mais autour de l'Homme…
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Coffre (détail), Ethiopie, style de Gandor , XVIIIe-IXIe s (DR)
On trouve depuis dans toutes les religions des croyances fort diverses concernant l'existence d'êtres invisibles autres que Dieu. Ces différentes entités ont toutefois toujours appartenu à la même tradition : le recensement logique des forces invisibles cachant souvent des luttes de préséance entre dieux rivaux. La théologie des anges est ainsi une machine à détruire l'influence des puissances surnaturelles concurrentes.
Illustration au centre Lorenzo Dicredi (détail), Sandro Botticelli, Musée des Offices à Florence, 1444-1510 (DR) Illustrations des marges Six ailes (détail), Musée d’Art de Catalogne, 1100 (DR)
On nous a connus personnages ailés et asexués de l'iconographie catholique. Les artistes ont adapté à la spiritualité d'aujourd'hui les traits par lesquels ils nous représentent à présent.
Ange - © Yslaire (DR)
© Yslaire (DR)
C'est d'abord l'archange Raphaël (ou "ange gardien"), qui a donné le ton : représenté vêtu d'un costume de pèlerin avec un bourdon, une gourde et une panetière, son attribut principal est le poisson ou le vase à remèdes. On le voit souvent en compagnie d'un jeune enfant. Cette représentation tire sa source de l'épisode de la Bible où Raphaël guide le jeune Tobie, dont il est le protecteur.
Nous sommes des anges d'une sensualité auparavant absente de toute représentation pieuse. Nous sommes souvent de beaux hommes et de belles femmes à la sexualité rayonnante.
La majorité des anges gardiens sont à présent sexués (les traits de l'ange sont féminins lorsqu'il protège une fillette et masculins lorsqu'il protège un garçon) ; nos attributs physiques divins nous sont rendus. Nous reprenons consistance…
Beaux comme des Dieux… Ces nouvelles images des anges reflètent les désirs des hommes et des femmes d'aujourd'hui. Nous sommes passés de l'ère des Poissons à l'ère du Verseau.
En cela, les artistes sont nos plus vaillants défenseurs. Le Raphaël du livre de Tobie, le Gabriel de l'Annonciation, l'archange Michel écrasant le dragon, les anges gardiens finissent par envahir toutes les peintures religieuses. Tout en restant fidèles à leur foi, les artistes parlent aussi le langage de la religion populaire, cette religion même qui fut écrasée au nom du monothéisme et qui justifia notre travestissement. Qui se cache sous les délicates silhouettes des anges de la peinture religieuse?
Nous sommes en l'An 2000. Chacun est aujourd'hui capable d'une spiritualité autonome, sans faire appel à l'autorité des églises et de leurs prêtres. L'homme se croit capable de choisir seul le Dieu qu'il va en fait vénérer. Sous couvert de spiritualité "New Age", de Liberté, et d'un sens profond des responsabilités, l'homme est revenu sans le savoir au polythéisme. Nous autres, Dieux travestis en Anges, reprenons notre place initiale.
Un réel messager de Dieu, le rêve fantasmatique de l'auteur, ou bien le Génie ou la Divinité du paganisme, disparue car déguisée en serviteur de l'Unique… ?
Enfin… Ghis
Sources de l'article :
photo Joël-Peter Witkin (DR)
"Les neuf Chœurs des Anges" , Marc Lorient, 1998, Ed. Bénédictines "Aux Neuf Chœurs des Armées Célestes - Prières et textes", 1998, Ed. Bénédictines André-Marie Gérard, "Dictionnaire de la Bible", Robert Laffont, collection Bouquins, 1989. Sites :
www.er.uqam.ca/nobel/r14310/index.html Ainsi que les travaux du Professeur André Couture, faculté de théologie et de sciences religieuses, Université Laval.
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Dessins : Jérôme Boulbès Scénario : Karen Guillorel
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REVEREND D PHOTOGRAPHE
“ Lorsque nous étions vraiment heureuses, il nous faisai
OU
LEWIS C
... DE L’AUTRE CO
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lice, l’inspiratrice du Pays des Merveilles, a participé comme de nombreuses petites filles d’Oxford à la fabrication d’une formidable collection de portraits. C’est en effet plus de sept cent scènettes que Lewis Carroll a immortalisées avec toute l’inventivité qui le caractérise. Il fait partie, à l’époque, de ceux qui considèrent la photographie comme un médium de plus pour l’expression de l’artiste et exploitent les qualités intrasèques du collodion sur verre pour ne rien imiter de ce qui existe déjà dans les arts visuels. La netteté, critère “photographique” par excellence, le cadrage, les subtilités du tirage... sont autant de moyens pour transformer le monde alentour et faire de la photographie un art à
part entière.Ainsi son oeuvre est un ensemble cohérent mué par une ambition novatrice en écho à son écriture. S’inspirant des photos de famille traditionnelles, il les détourne et en fait un outil créatif témoin de la fragilité de ses perceptions. Nous pénétrons alors dans un univers de sensations pour mieux percer à jour les états d’âme du photographe. En l’occurrence Lewis Carroll puise son énergie dans l’ambiguïté de ses obsessions et il est aisé d’entrevoir dans ses clichés son dépit amoureux, cette insatiable amitié pour les fillettes. La prise de vue restera malgré tout le seuil infranchissable de ses inclinations, la dernière étape de sa quête. Quête qui débute au hasard des promenades ou des invitations et qui suit toujours le
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DODGSON, OBSESSIONNEL
it poser et prenait des photos avant que notre gaieté fut passée.” Alice Liddell
U
CARROLL
OTE DU MIROIR même rituel : d’abord convaincre les parents de laisser poser leur fille, puis mettre celle-ci en confiance en l’entourant d’ une aura de contes. L’enfant peut alors - plus facilement qu’un adulte - se composer une apparence, portée par la fantaisie de Carroll. Elle se fait comédienne et trouve l’espace d’un instant un échappatoire créant ainsi une ambiance décalée propre à tous les visuels du révérend. Lewis Carroll, en fervent détracteur du flou artistique agrémente l’environnement imaginaire d’une pose immobile assez longue (environ 40 secondes), forme d’abstraction qui arrache le modèle un peu plus à la réalité. Le rêve, finalement, se concrétise par l’image, où Alice et les autres appo-
sent leur signature. Mais l’atmosphère se veut intime dans le studio situé au-dessus de son appartement de professeur à Christ Church : il propose des déguisements à ses petites amies et c’est une occasion pour lui de prolonger les jeux habituels et de leur conférer une plus grande perversité. Ainsi pris au piège de son désir lors de séances de déshabillage, Carroll sera entraîné à portraiturer ses modèles nus. Aucune trace toutefois ne subsiste de ces images qu’il s’est engagé à détruire. Au-delà de toutes considérations morales, il n’en reste donc pas moins que Lewis Carroll, par son travail et son activité forcenée, a contribué à l’intégration de la photographie aux Beaux Arts au même titre que Julia Cameron ou Gustave Le Gray. Le Farfadet Spatial photos : Lewis Carroll
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Lewis CARROLL et Charles Pre
mier prémi
sse : ce qui est comp
Deuxième prémisse : Conc
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la logique m'intrigue.
lusion : la logique n'e
st pas compré
rigu
e pas.
hensible.
notamment le Traité Elémentaire des Déterminants (Elementary Treatise on Determinants, 1867) et Euclide et ses Rivaux Modernes (Euclid and His Modern Rivals, 1879). De plus, cet homme très respectable sera ordonné clergyman en 1861 mais n'officiera pas, ni ne prêchera souvent. Si cette vie se résumait à cela, il n'y aurait pas de raison que nous en parlions dans les pages de Chasseurs de Rêves. Mais il se trouve que Lewis CARROLL, comme vous le savez déjà, ne s'est pas contenté d'étudier les mathématiques. Il fut aussi un des pionniers de l'art photographique dont vous pourrez par ailleurs admirer le travail dans les pages suivantes. Lewis CARROLL aimait les enfants (NDLR : ce qui était et est toujours assez mal vu). “Par une belle après-midi de juillet 1862 (il avait alors trente ans), il partit avec les trois filles du doyen de Christ Church, les petites Liddell, dont la seconde, sa préférée, s'appelait Alice. La chaleur était si forte qu'ils durent bientôt abandonner leur embarcation pour aller s'asseoir dans un pré, à l'ombre d'une meule de foin. Les fillettes lui demandèrent de leur raconter une histoire et c'est ainsi que commencèrent les Aventures d'Alice.” (Jacques Papy) Les Aventures d'Alice au Pays des Merveilles, l'un des livres pour enfants les plus populaires d'Angleterre, ont donc presque vu le jour par accident ! Les fillettes ayant particulièrement apprécié l'histoire qu'il avait inventée, Charles Ludwig DODGSON traduit du latin ses deux premier noms et en inverse l'ordre et c'est sous ce pseudonyme, Lewis CARROLL, qu'il publie, en 1865, Alice's Adventures in Wonderland, illustré PMGL
Ce petit exemple de logique a été écrit par le professeur Dogson. Mais qui est ce professeur de la Christ Church d'Oxford et de l'université d'Oxford et dont nous n'avons finalement que faire ? Il se trouve que Charles Lutwidge DODGSON est le pseudonyme de Lewis CARROLL. Oups ! Faites excuse : Lewis CARROLL est le pseudonyme de Charles Lutwidge DODGSON, qui écrivait d'ailleurs que " Mr Dogson ne reconnaît aucun rapport entre lui et les livres publiés sous un autre nom que le sien. " Cependant, la postérité aura retenu le nom de Lewis CARROLL. Appelons le donc ainsi.
Qui donc était Lewis CARROLL ?
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réhensible ne m
Il naît le 27 janvier 1832 à Darebury (Cheshire, Grande-Bretagne). Fils d'un clergyman de campagne, il est l'aîné d'une famille de onze enfants. S'il présente des prédispositions à l'écriture - il éditera son propre journal afin de divertir sa famille, il excelle surtout en mathématiques et obtient brillamment son diplôme à la Christ Church d'Oxford en 1854. Il sera professeur de mathématique dans cette université de 1854 à 1881 où ses recherches contribueront à développer la logique alors naissante. Il publiera d'ailleurs d'importants ouvrages sur les déterminants et la logique symbolique et
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Lutwidge DODGSON : à deux dans le même corps.
Il convient d'abord de déterminer ce qu'est la logique au sens des mathématiques modernes. Il s'agit d'un algèbre, c'est à dire de règles de calcul portant sur l'ensemble des propositions ; pour être plus clair, disons que la logique décrit un monde ou les propositions sont soit vraie soit fausse et formalise les moyens de déduire de ces propositions d'autres propositions. Cet algèbre a été développé par George BOOLE, qui avait pour objectif d'étudier les mécanismes de la pensée. Ce programme ne fut que très partiellement réalisé puisqu'il ne parvint qu'à développer que la logique binaire, ce qui était déjà en soi un travail gigantesque. Logique binaire car il n'y a que deux types de valeurs : vrai ou faux. Par exemple, la proposition : " l'éléphant est vert " ne peut-être que vraie ou fausse, selon que le pachyderme se soit roulé dans la boue ou dans l'herbe, dans l'algèbre de Boole - pour l'anecdote, sachez que l'on développe la logique floue, dans laquelle il peut exister un moyen terme entre vrai et faux et donc où les éléphants peuvent être " un peu vert " lorsque son dresseur est en train de le nettoyer. - Ce qui est intéressant pour nous, c'est que la logique montre que, en prenant un point de départ faux, on peut affirmer n'importe quoi (il est vrai que l'on pouvait en avoir l'intuition sans la logique) dans la mesure ou l'on effectue des opérations autorisées par l'algèbre de Boole. En voici un exemple célèbre. Suite à un cours de logique, un élève posa à son professeur la question suivante :
Bertrand Hée
Cet hommage d'André BRETON, chef de file des surréalistes, est intéressant car on peut voir en Lewis CARROLL l'un des précurseurs du surréalisme - on trouve d'ailleurs, dans un passage d'Alice au Pays des Merveilles (lorsque la souris raconte son histoire), une figure ressemblant fort aux calligrammes de Guillaume APOLLINAIRE. - En effet, son style se caractérise par un humour britannique certain mais surtout par le non-sens, les extravagances de langages et les rapprochements bizarres, qui sont autant de clefs pour résoudre l'équation réalitéabsurde. Mais une autre caractéristique de son style vient de Charles Ludwig DODGSON : il s'agit de la logique.
Lewis CARROLL et la logique. En effet, l'activité principale de Lewis CARROLL n'a pas manqué de déteindre sur ses publications, d'autant plus que les aventures d'Alice n'ont été en rien préméditées mais inventées au gré de la demande de trois jeunes filles. Tentons donc de nous aventurer dans cette partie méconnue des aventures d'Alice. Attention toutefois : bien que l'on ait souvent souligné l'importance de la logique dans les œuvres de Lewis CARROLL, il n'y a pas, à ma connaissance, d'étude sérieuse et poussée sur ce sujet.
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John Rebaud
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par Sir John TENNIEL, dont les dessins influenceront toutes les visions du livre. En 1871 sort la suite intitulée Through the Looking Glass (Alice de l'Autre Coté du Miroir) toujours illustré par TENNIEL. Le livre remporte le même succès que le premier opus. Finalement, il publiera encore en 1876 sous le nom de Lewis CARROLL un court poème épique, The Hunting of the Snark (La Chasse au Snark), puis le sentimental Sylvie and Bruno (1889) et ce sera tout. Pourtant, cela suffira à assurer sa célébrité. Le 14 janvier 1898 s'éteint à Guildford dans le Surrey celui dont André BRETON dira : " Tous ceux qui gardent le sens de la révolte reconnaîtront en Lewis CARROLL leur premier maître d'école buissonnière. "
PMGL
Lewis CARROLL
Quelques
livres
sur
Lewis
CARROLL, si vous avez
l'intention
d'approfondir
le
sujet : Sidney H. WILLIAMS : A Bibliography of the Writings
or
Lewis
CARROLL…, 1924 Henri PARISOT : Lewis CARROLL, 1952 Lewis CARROLL : The Diairies of Lewis CARROLL,
1953,
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volumes chez Richard Lancelyn GREEN John FISHER : The Magic of Lewis CARROLL, 1971 Derek HUSTON : Lewis CARROLL : An Illustrated Biography, 1976 Edward GUILLANO : Lewis
CARROLL
Observed, 1976 Anne CLARK : Lewis CARROLL : A Biography, 1979 H u m p h r e y CARPENTER : Secret Garden, 1985
& DODGSON comparer les aventures d'Alice aux Annales du Disque-Monde de Terry PRATCHETT. Chez ce dernier, les éléments se bousculent, amenant une accumulation de détails qui souvent ne réapparaissent pas d'un chapitre à l'autre. Au contraire, chez Lewis CARROLL, chaque élément est réexploité. Nous voici donc devant un univers inventé mais possédant sa propre logique. Et, comme on l'a vu, la logique lui permet d'affirmer n'importe quoi puisqu'il ne le fait pas n'importe comment. La logique se poursuit lorsque Alice s'écrie " vous n'êtes qu'un jeu de cartes. " Les jeux de cartes ne parlant pas, nous sommes donc arrivés à une absurdité. En raisonnant par l'absurde, le monde inventé est entièrement disqualifié et donc s'effondre littéralement - tandis qu'Alice s'éveille. On trouve d'autres exemples du même type dans la suite d'Alice, mais ce qu’il me semble intéressant de noter dans ce second tome est l'apparition d'un nouveau procédé : on sait que les premiers logiciens s'attachaient à décrire les mécanismes de la pensée et les jeux intellectuels - notamment les échecs - étaient évidemment pour eux un bon sujet d'étude (les échecs sont d'ailleurs maintenant abordés par l'intelligence artificielle, qui tente de reproduire les mécanismes de la pensée). Et justement, De l'Autre Côté du Miroir est structuré autour d'une partie d'échecs, toujours en poussant la logique jusqu'au bout : Alice, qui n'est au départ qu'un pion, devra devenir reine - on rejoint là le conte initiatique pour pouvoir prendre l'autre reine et gagner la partie et ainsi quitter le rêve. D'ailleurs, toutes les rencontres que fera Alice se ramèneront à des pièces et des coups d'échecs. Voilà pour un rapide tour d'horizon. Bien sûr, on ne peut pas expliquer les œuvres de Lewis CARROLL uniquement par le biais de la logique mais il semble certain que ses récits étaient imprégnés de ce qui formait le domaine de recherche de leur auteur.
" Monsieur, est-ce que, en admettant que 2=1, vous pouvez montrer que vous êtes le pape ? " Le professeur ne se démonta pas : " Moi et le pape sommes deux. Or, comme 2=1, nous ne sommes qu'un, donc je suis le pape… " Des fois, la logique c'est tellement beau qu'on en pleurerait. (Toujours pour l'anecdote, sachez d'ailleurs qu'il existe un ensemble ou 2=1). Ceci dit, la logique permit de mettre au point certains types de raisonnements et notamment le raisonnement par l'absurde. Ce raisonnement permet de démontrer une proposition en prenant son contraire (en fait pas tout à fait, mais ce n'est pas très important). En montrant que cette proposition contraire conduit à une absurdité (tel que, par exemple, " un éléphant vert est gris ") on montre qu'elle est fausse et donc que la proposition de départ est juste. Mais revenons-en à Lewis CARROLL car vous vous demandez peut-être quel est le rapport entre tout ceci et les aventures d'Alice. Pour bien comprendre, il convient de se situer dans l'époque, alors que Lewis CARROLL était précurseur des procédés littéraires qui y sont utilisés. Lewis CARROLL est donc assis à l'ombre d'une meule de foin et se prépare à inventer une histoire aux trois j e u nes filles qui sont avec lui et qui attendent d'ailleurs “beaucoup, beaucoup d'absurdités” (Lewis CARROLL). Il va donc partir de quelques postulats pour bâtir un monde : après avoir bu d'une potion notée BOIS-MOI et mangé d'un gâteau où il est écrit MANGE-MOI, Alice se mettra à grandir et à rapetisser (ce qu'elle fera tout au long de l'histoire), toutes les créatures parlent, il existe des créatures mythologiques voire des créatures dont on n'a jamais entendu parler et tout ce petit monde est dirigé par la dame de cœur. Et tout au long de l'histoire, ces quelques éléments seront exploités jusqu'au bout de leur logique, sans réellement en ajouter de nouveaux. Pour mieux s'en rendre compte, on peut
Le Farfadet Spatial
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So u r i r e Mo m r a t h du
“ Il était reveneure, les flictueux toves Sur l’allouinde gyraient et vriblaient ; Tout flivoreux vaguaient les borogroves Et les momraths bourniflaient ” Lorsque dans la pénombre elle se penchait sur mon lit, le reflet des lumières du couloir luisant sur ses grandes dents carrées, maman me chantait les Momraths en souriant. Au début, je me cachais sous les draps et maman pleurait parce que je ne voulais pas l'embrasser. Puis son sourire, ce long croissant strié d'épaisses quenottes proportionnelles, devint le trait particulier d'une mère pas comme les autres, qui fredonnait des berceuses avant de me coucher, me dorlotait et m'évoquait le souvenir d'un papa mort au combat avec la passion d'une femme qui plus jamais n'aimera. J'étais un garçon couvé ; nous vivions dans une petite maison à la campagne et je n'avais jamais vu la ville. Oui, jusqu'à mes douze ans, je crus que ma mère était normale. Quand je fus en âge de sortir, de plisser les yeux devant les néons, je plongeai brusquement dans une réalité à laquelle personne ne m'avait jamais habitué. Dans les magasins, la foule se bousculait pour
acheter en musique et en sourire. Oui, les sourires : comme celui de ma maman, que je retrouvais sur quelques visages au hasard de mes déplacements. Le soir, sous mes draps, je notais dans un carnet le nombre de sourires que j'avais croisé, mais je perdis rapidement le compte. Dans la Grande Ville, les sourires étaient plus nombreux. Dans chaque file, chaque ascenseur, chaque bus, des sourires, de grands rictus déformés qui se fendaient jusqu'aux oreilles. A la télé, les présentateurs avaient le Sourire, les invités aussi. Le Sourire était partout. A l'école, les élèves étaient souriants, trop à mon goût. Quand je les interrogeais, ils me regardaient comme ils l'auraient fait devant une bête curieuse, hagarde : “Quel sourire ? De quoi parles-tu ? Tu n'aurais pas trop mangé de chocolat hier soir ?”. Ce mur de sourires m'obligea à me replier, à ne plus chercher de réponses. Maman ne quittait plus son lit, lentement terrassée par une maladie que je ne comprenais pas. Jusqu'à la fin, elle garda
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M onmrath son sourire, comme figé dans l'espace et le temps. J'ai traversé mes années scolaires comme un fantôme. Nous n'avions plus beaucoup d'argent et mes vêtements s'usaient aux articulations. Je ne me souviens pas de grand chose de cette période, si ce n'est le goût des pains au beurre que je me tartinais le soir, attendant de retrouver le confort ouaté de mes draps propres et des rêves confus qui les peuplaient.
riaient, leurs visages entravés par le croissant lumineux de leur sourire démesuré. Pour la première fois, je me sentis en danger. Quittant toque et robe, je courus retrouver ma maison, pour y trouver ma mère endormie à jamais. Debout devant une pierre sans épitaphe, j'enterrai Maman dans le petit cimetière où jadis mon père avait été inhumé. Le prêtre récitait des prières en latin et mon regard errait de stèles en tombeaux. Des familles étaient là, bras croisés, sourires accrochés au visage comme des masques antiques. Je rentrai chez moi m'enfermer et restai des jours à fixer le plafond, terrassé par le chagrin. J'hallucinais : d'incroyables paysages se dessinaient sous mes yeux, glissant sur les murs comme les ombres d'un kaléidoscope. J'avais beau tendre la main, essayer de les toucher pour entrer en eux, mais toujours ils se dérobaient. La douleur fut remplacée par la curiosité. Je n'avais vu personne depuis plusieurs mois et déjà mon esprit faisait des boucles. En ouvrant les placards, je devinais les formes fugitives de créatures fantastiques effrayées par ma présence ; le soir, alors que je regardais le plafond s'effacer lentement, des sons hypno-
Ma mère mourut le jour où je reçus mon diplôme. Debout sur l'estrade, coiffé d'une toque noire, j'écoutais notre professeur de mathématiques qui, pour célébrer notre arrivée dans le monde réel, nous proposait un dernier problème à résoudre. "Lewis Carroll", nous énonça t-il, "révérend mathématicien, auteur d'Alice au Pays des Merveilles, a conçu plusieurs problèmes de mathématiques absurdes assez dérangeants sur lesquels j'aimerais que vous vous penchiez pendant les vacances. Carroll, de son vrai nom Dodgson, avait ce problème plein de poésie pour expliquer l'Infini aux élèves les plus retors : prenez un sourire, celui d'un chat par exemple, constitué de deux arcs de cercle, que vous dessinerez sur un bout de papier à l'aide d'une plume. Séparez le sourire en six lignes verticales, que vous noterez de un à six, de gauche à droite sur le premier arc, puis de six à un, toujours de gauche à droite, sur l'autre arc. Prenez le nombre 142, 857, que nous appellerons Sourire, et notez chaque chiffre dans une case, la virgule occupant celle du 2. Vous obtiendrez les combinaisons suivantes, 116 245 324 483 552 671. Ce sera le Momrath ou Mome-rath, plante du pays des Merveilles de qui Alice devait tirer ce mystère. " Rires dans l'amphithéâtre. " Multipliez le Sourire par 2, notez votre résultat. Puis multipliez le Sourire par 3 et ainsi de suite jusqu'à 6. Regardez tous vos résultats. Que constatezvous ? " Murmures dans l'auditoire. " Pour finir, multipliez le Sourire par 7. Et maintenant ? ". Pendant l'énoncé, une goutte de sueur glacée glissa dans mon dos. Devant leurs pupitres, les élèves, tout de noir vêtus,
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S mile tiques envahissaient ma chambre et m'enveloppaient dans un cocon sonore dont je ne sortais plus. La théïère me parlait, chuchotait des Twinkle, twinkle et me berçait. J'étais bien, c'était un monde où la logique n'existait pas, où toutes ces vérités que j'avais apprises fondaient sous la chaleur réconfortante d'une fantaisie sans issues. J'aurais pu m'y couler pour toujours, épouser ces paysages inconnus et dormir. Mais les illusions récurrentes d'allées d'ifs tordus, de forêts cubiques et d'animaux fantastiques se peuplaient doucement d'êtres humains déments. Au début, ils ne firent pas attention à moi et je les regardais se débattre sur les carreaux de ma salle de bain sans comprendre ce qu'ils disaient. Puis au fil des jours les mots commencèrent à faire sens et je pris peur. Leurs regards se tournaient vers moi, ils me montraient du doigt. Lentement, les murs parurent se détendre. Je dus résister à la tentation de tendre la main vers eux, de rejoindre cette frénésie de couleurs et de voix. Des chapeaux disproportionnés, de grandes robes aux motifs inconnus, des complets serrés à la coupe inconnue, du maquillage, des flamands roses et des labyrinthes dansaient sous mes yeux.
Inéluctablement, ils m'attiraient. Il n'y avait pas d'effort à faire, c'était très simple en vérité : il suffisait d'entrer dans le placard de la cuisine, de passer dans la télévision, s'enfoncer dans le matelas, couler dans la baignoire. Le voyage est long, pénible et psychédélique, forcément. Une fois là-bas, après les traditionnels moments de désappointement, où l'on se croit perdu en terre absurde, le destin reprend ses droits : vous avez été assez courageux pour venir jusqu'ici. Plus question d'en repartir. Bien des fois j'ai imaginé les fantastiques aventures que j'aurais pu vivre dans ce monde mouvant qui voulait m'engloutir, qui m'observait, patient comme peut l'être un fou devant un calendrier. Mais quelque chose me retenait, un inachèvement, un dernier caprice. Appelez ça méfiance, doute, ce que vous voulez, mais c'était l'évidence : on me cachait quelque chose. Mur ! Parle ! Tu ne me dis pas tout ! Et bang, je m'y cognais la tête, jusqu'à faire pisser le sang de mon front. Et plus question de sortir ; dehors, les Sourires attendaient. Je n'ai jamais quitté ma maison, la théïère m'en empêcha. Le loir qui y dormait, et que je n'avais jamais vu, me baillait dans ses moments de lucidité, les réponses à mes questions : “Le Pays des Merveilles t'a réservé une place, et tu y as un nom. Peut-être es-tu le sourire du Momrath… Mais il se fait tard et mes yeux se plissent. Twinkle, twinkle…”. Du fond de ma cuisine, rampant entre les casseroles et les journaux chiffonnés, je poussais les meubles, comblais les trous, réorganisais l'espace. Je n'avais plus rien à manger et je me nourissais de savon. Le goût importait peu. Quelquefois, on sonnait à la porte, écho lointain d'une cloche d'église sur la pelouse d'un parc bien entretenu que je fuyais en me recro-
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M onmrath quevillant sous le lit, au milieu des coussins et des baudruches. Il y faisait chaud et sombre, mes cycles se réduisaient aux filets de lumière dispensés par les volets et le halo des réverbères. Les palpitations du monde imaginaire qui avait parasité ma vie hantaient le petit appartement, alors que je restais tapi en attendant que le monde continue sans moi. Entre ses murs de porcelaine, le loir ronflait. Je dûs très vite me rendre à l'évidence : le Pays des Merveilles me voulait vivant. Il ne me laisserait pas mourir, ne m'abandonnerait jamais. Mais il me restait une dernière chance : 116 245 324 483 552 671, le mystère qui avait guidé mes pas jusqu'ici, le décompte
aléatoire de ma confusion. Je devais finir le problème. C'est la joue collée contre le sol de bois, la sueur baignant mon corps affaibli, que je compris que la solution devait résider entre la cinquième et la sixième dent du Sourire. La clé du Sourire est dans le Momrath ; le Sourire, les six premières places décimales du chiffre un-septième. Un esprit malade griffonna ces opérations sur papier journal, ces quelques chiffres jetés en pâture à mon regard. 142, 857 x2 = 285, 714 x3 = 428, 571 x4 = 571, 428 x5 = 714, 285 x6 = 857, 142
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Les mêmes combinaisons qui se répètent, la cavalcade infernale d'un voyageur poussé vers l'avant, une fresque qui défile, comme les images d'un vieux cinématographe. Lewis Carroll en perruque qui parle avec des fleurs, une petite fille en bleu chevauchant un dodo, un griffon et une tortue, un morse, un charpentier, des huîtres, une mer de larmes, des petites maisons colorées, des vallons verts et rebondis qui mènent aux forêts les plus sombres, les plus absurdes ; des bruits de fond, comme des pépiements, et des animaux vêtus de costumes, des tunnels perçant la terre, passages secrets vers les arbres les plus vieux, passant les douves du château de la Reine pour sortir par le trou d'un terrain de croquet. Puis les roses dégoulinantes, le bord de mer, le sable et la jungle. J'y étais presque. 142, 857 x7 = 999, 999
Entre le réel et le néant, voici la clé de deux dimensions et de la lente descente qui les relie, par le terrier du lapin blanc. Un-septième par sept, c'est 1. Mais ici, les six chiffres, fragments inachevés d'un nombre infini, verrouillent un peu plus l'énigme. … mathématiques absurdes assez dérangeants sur lesquels j'aimerai que vous vous penchiez pendant les vacances.
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Carroll, de son vrai nom Dodgson, avait ce problème plein de poésie pour expliquer l'Infini aux élèves les plus retors... Le Pays des Merveilles n'est qu'une terre de cocagne, où le terrier s'enfonce toujours plus loin sans jamais atteindre le soleil. Un Infini qu'on ne touche jamais, qui s'éclipse en une dégringolade de trompe-l'œil. Qui sait ce que Lewis Carroll a bien pu ramener de ses voyages au pays des Merveilles ? Peut-être les Sourires nous contaminent-ils tous les jours, peut-être suis-je l'un des rares à les voir ? Peut-être ce monde qui veut me prendre, m'emmener, fait-il vivre, dans la réalité un état d'extase folle. Les Sourires sont dehors, figés sur autant de victimes d'un pays merveilleux où jadis Lewis allait tenter de comprendre l'impossible. Je pouvais tendre la main et y aller, finir cette lutte démente, terminer cette existence linéaire et embrasser l'imposture. Mais non. J'ai fermé les yeux et j'ai dis que les Sourires ne m'auraient jamais. Depuis mon enfance, ils me bercent. Mais ils m'ont menti, ils m'ont trahi. Ma mère était là-bas tout ce temps et ça la tué. Après m'avoir endormi, ils me veulent tout entier. Ce ne sera pas si facile. Je suis sorti de ma cachette, entouré d'une mer de chiffres et d'encoches. J'ai réveillé le loir et je lui ai dis que j'avais fais mon choix. Il m'a répondu que tout se passerait bien, que j'avais suivi le chat du Cheshire et que j'avais remporté ma première victoire. Mais je savais que rien n'était joué.
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bouillie hallucinogène d'où je ne réussis à tirer que plus de terreur, de sueur, de marteau et de clous. A l'heure où j'écris ces lignes, le Sourire est partout. Je n'ai pas trouvé de solution. Peut-être n'y en a-t-il pas, peut-être me suis-je trompé, encore une fois. Hier soir, le Chapelier Fou a laissé une invitation sur ma table de nuit, pour le thé. Une place m'est réservée là-bas, et un nom. Car au Pays des Merveilles, nous avons tous un nom. Mais je n'y ai pas ma place. Je ne sais plus quoi faire. J'ai besoin d'aide. Aidez-moi, je vous en supplie, aidez-moi…. Car mon nom n'est pas Momrath Smile, et je n'irai jamais, jamais au Pays des Merveilles.
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Depuis, je me cache et j'attends. Je dois être un des derniers. Des Sourires dans la rue, le métro, la télévision, les photos. La ville est devenue un véritable enfer. Le loir est mon seul compagnon. Je ne l'ai jamais vu mais il me chante des chansons, ça me calme et me rappelle quand ma maman fredonnait des berceuses en tortillant mes boucles folles. Mais je suis seul. J'ai barricadé les entrées de ma maison avec les meubles les plus solides, les planches les plus épaisses. Marteau, clous, sueur et terreur, tout se mêle en une grande
une nouvelle de David Calvo Illustrations : Yerom
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J a n
Svankmajer
Réalisateur mais aussi dessinateur et sculpteur, Jan Svankmajer est reconnu pour l’univers très spécial qu’il a développé à travers ses travaux de cinéaste, un univers candide et noir où les objets s’animent et où les enfants avancent courageusement dans les ténèbres.
Petite biographie
très localisé dans l’espace. Ce sont souvent des intérieurs de maisons vétustes et sales, habités par des meubles bizarres, devenus difformes, Jan Svankmajer est né en 1934 en des objets inquiétants qui ont leur vie propre et Tchécoslovaquie. Après avoir étudié les arts qui prennent un malin plaisir à ne jamais servir dramatiques et les arts décoratifs, il réalise illuslà où le voudrait leur fonction d’origine. Par trations, collages et sculptures avant de s’adonner exemple, vous pouvez être sûr que portes et à la réalisation, une passion tiroirs restent obstinément ferqu’il rencontre au Lanterna més (Alice arrache d’ailleurs Magika Theatre à Prague. Jan toujours les poignées des Svankmajer est un auteur protiroirs). lifique et réalise de nombreux Jan Svankmajer est très porté courts-métrages (une dizaine) sur les créatures bizarroïdes, dés les années soixante, parmi mutations d’animaux empaillés lesquels la Cave, adapté du ou mâchoires dentues et autres Petit Chaperon Rouge, très crânes osseux. Le réalisateur représentatif de l’ensemble de propose une réflexion sur les l’œuvre du réalisateur à la fois textures, la manière de faire sur le plan thématique et sur le sentir le toucher par un biais plan visuel. Il est certain que uniquement visuel dans la gloJan Svankmajer porte une balité de son œuvre. L’accent grande considération à l’égard est en conséquence mis sur le de Edgar Allan Poe et de Lewis métal, le verre, le tissu, le bois, Carroll. Il adapte en effet deux la fourrure, l’os etc, le tout nouvelles de Poe : la Chute de composé avec la rigueur qu’on la Maison Usher en 1981, un connaît à Svankmajer. Notons court-métrage sans acteurs également une certaine prédiuniquement constitués de gros Jan Svankmajer à la caméra lection pour des matières orgaplans de l’intérieur d’une mainiques comme les tranches de son abandonnée, le montage et steack crues animées avec langueur (cela semla voix du narrateur constituant la dynamique de ble même une obsession puisque cette image est l’histoire et en 1983, The Pit, the Pendulum and présente dans nombre de ses films). Hope. Quant à Lewis Carroll, Jan Svankmajer lui voue une profonde admiration et adapte de fait Jabberwok, poème truffé de mots valises, en 1971 puis Alice, son premier long-métrage, en 1988. Sinon, sachez que Jan Svankmajer Tout cet univers très personnel de Jan “s’exporte” en Europe de l’ouest depuis les Svankmajer, on le retrouve dans l’adaptation années 1980 puisqu’il travaille en production non moins personnelle d’Alice au Pays des avec l’Angleterre et a réalisé pour MTV ou Merveilles qu’il a réalisée en 1988. Meat Loaf. Long-métrage en couleurs filmé dans une veine très contemplative, Alice a le chic, tout en retraçant avec exactitude l’histoire de la petite fille (les épisodes de la chute dans le puits, la chenille, la tea party du lièvre de Mars Jan Svankmajer se caractérise visuellement par et du Chapelier Toqué, et le procès avec la son utilisation systématique du mélange entre Reine de Cœur, tout y est), de recréer une acteurs réels et animation d’objets non vivants atmosphère propice aux trouvailles visuelles (le mouvement est réalisé en bougeant ou en en tout genre. Alice, lors de sa chute intermitransformant les objets à l’écran à chaque nable dans le terrier du lapin, a le loisir image). D’autre part, l’univers du réalisateur est
Alice en particulier
Un univers décalé et dérangeant
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rejamknavS d’observer le mobilier flottant doucement dans les airs tandis qu’elle-même est irrémédiablement attirée vers le bas. En cours de route, ouvrant avec curiosité les placards et autres garde-mangers, elle observe nombre d’objets insolites comme des pots de verre renfermant de la marmelade de boulons, de vis et de ferraille en tout genre. Dans la catégorie du délire total, imaginez des espèces de taupes qui creusent des tunnels dans le plancher et qui sont constituées de chaussettes rembourrées de sciure. D’ailleurs la sciure est l’occasion de plusieurs clins d’œil dans le film. Le lapin blanc est en effet un animal empaillé qui se remplume en avalant des assiettes de sciure, qu’il perd ensuite invariablement lors de ses périgrinations. Dans le monde de Alice, ce qui semble comestible est souvent dangereux, comme ces pains et ces fruits qui se protègent à l’aide d’une carapace de clous ou encore les fameux gâteaux “Mangez-moi”, qui sous leurs airs anodins provoquent de véritables catastrophes (déjà présentes dans le roman original, soit dit en passant). Jan Svankmajer profite également de l’occasion pour adresser un hommage au logicien qu’était Carroll. L’une des premières scènes montre Alice qui, alors qu’elle part à la poursuite du Lapin Blanc, doit passer par le tiroir d’une table de mathématicien avant de tomber dans le fameux puits. Si on ne connaissait pas la vie de Lewis Carroll, ce passage du rationnel menant au rêve pourrait sembler un paradoxe.
Alice se caractérise également par l’absence de dialogues, pourtant très présents dans l’œuvre de Carroll. En fait, les rares mots sortant de la bouche des protagonistes sont soulignés par une voix off décalée qui n’est autre que celle d’Alice. Les mises en abîme sont nombreuses tout comme les faux raccords visuels de lieux, tout à fait justifiés puisqu’ils sont l’apanage même du rêve, mais somme toute assez déstabilisants.
Miette
Quelques mots de Jan Svankmajer Jan Svankmajer aime à souligner que Lewis Carroll est l’un des précurseurs du surréalisme en se référant au travail de l’écrivain et à sa compréhension de la logique des rêves. “Alice est l’exemple même d’un rêve enfantin. Le monde imaginaire des enfants ne m’intéresse pas dans son ensemble, c’est un travail de psychologue. Dans un premier temps, c’est le dialogue avec ma propre enfance qui m’intéresse. Mon Alice La Chenille, vue par Svankmajer ne peut pas être une adaptation du roman de Carroll, c’est une interprétation “fermentée”de ma propre enfance avec toutes les obsessions et les anxiétés qui me sont propres”. A travers son film, Jan Svankmajer souhaite les hommes “attentifs une fois de plus à rêver” tout en rappelant que “notre civilisation contemporaine a rejeté cela à l’écart des décombres mélancoliques de nos psychés”. Selon lui, la dernière recherche fondamentale dans le domaine des sciences a été l’interprétation des rêves de Freud réalisée il y a un siècle. Mais le rêve et la réalité sont les “ vases communiquants de nos vies “ (André Breton) ! Le rêve, ce réservoir naturel de l’imagination est systématiquement rempli. “ L’absurdité, d’après Jan Svankmajer, trouve son siège à cet endroit ; cette absurdité est produite en quantité par notre système scientifique et rationnel. “A moins que nous commençions à raconter des contes de fée et des histoires de fantômes la nuit avant le coucher, ou à nous rémémorer nos rêves au réveil, il ne faut plus rien attendre de notre civilisation occidentale.” Propos datant du 13 août 1987
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Sur les traces du Alice au Pays
© Electronic Arts
Une Alice manga/trash/ tribale ? Eh oui, les jeux vidéo sont un univers impitoyable...
Parmi les films les plus récents et les plus remarqués, The Matrix glisse plusieurs références à Alice. Dès le début du film, sur les conseils d'un mystérieux interlocuteur informatique (Trinity), Neo se trouve forcé de “suivre le lapin blanc”...qui se trouve être un tatouage sur l'épaule d'une jeune femme. Ce petit jeu avec Neo est le début d'un voyage initiatique à travers lequel Morpheus et Trinity vont bouleverser la logique dans laquelle est ancrée Neo, son petit monde de tous les jours…normal, donc, qu'Alice soit une référence pour les frères Wachowski : “C’est vraiment un livre formidable. Alice pénètre dans
Miyasaki & Terry Gilliam Mon Voisin Totoro, le petit bijou bucolique et paisible d'Hayao Miyazaki, est lui aussi inspiré d'Alice, de façon plus subtile. Telle Alice tombant dans le puits, la petite Mei, à la poursuite des Totoro, découvre le gros Totoro en basculant dans un tunnel au creux d'un gros arbre. Là aussi, l'état de fatigue à mi chemin entre le sommeil et l'éveil permet à la magie de fonctionner. Quant au Totoro-Bus, sorte de chat-bus doté d'un nombre de pattes impressionnant et d'yeux qui font office de phares, il affiche en permanence un sourire qui rappelle beaucoup celui d'un certain chat…
Guillaume Sorel
Alice, le jeu vidéo © Electronic Arts
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un monde où tout est fou ; les gens lui donnent des choses et on lui dit “mange ça”, “bois ça”, et tout ce qu'elle ingère la fait changer d'une façon ou d'une autre. Et rien n'a de sens, rien ne semble logique. C'est ce qu'on a essayé de faire au début du film.” Le choix entre la pilule bleue et la pilule rouge (réminiscent des choix “gâteau/boisson” d'Alice) sera déterminant pour Neo. Peu après, les frères Wachowski poussent le parallèle jusqu'à faire passer Neo “à travers le miroir” : l'esprit de Neo prenant progressivement pied dans la vraie réalité, la consistance même du monde s'altère, d'où un effet de miroir et de décalage extrêmement perturbant...Plus tard, après avoir mangé les cookies de l'Oracle, Neo “grandira” spirituellement. Les réalisateurs prennent par ailleurs plaisir à piocher dans des sources très variées, à multiplier les melting-pot insolites et les références aux mythes et aux contes comme Le Magicien d'Oz (“Fasten your seatbelt, Dorothy, 'coz Kansas is going bye-bye…”).
e nombreux auteurs (réalisateurs, dessinateurs ou écrivains) ont marché sur les pas de Lewis Carroll, sans forcément livrer une adaptation ou une retranscription d'Alice… L'ambiance des livres, leur côté nonsensique ou même les personnages de Lewis Carroll font donc parfois une apparition - clin d'œil dans des œuvres assez éloignées. A défaut d'un panorama des adaptations d'Alice (difficile, vu leur nombre rien qu'au cinéma...), attardons-nous sur les références les plus réussies.
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Terry Gilliam, lui, choisit pour son premier film en solo de réaliser Jabberwocky, une fable médiévale satirique : “Lewis Caroll est toujours quelque part, sauf qu'il ne s'agit pas tant de Lewis Caroll que d'un certain esprit de “non-sense” - comme dans Brazil. Mais beaucoup de choses viennent de Lewis Caroll. On grandit en lisant ses livres, et on apprend à penser comme lui, alors quand il s'agit de faire Jabberwocky, oui, ça me plait…
Lapin Blanc... des Merveilles Mais Lewis Caroll n'est pas tout le temps derrière moi ! En fait, Jabberwocky était à michemin entre ce que je faisais avec les Monty Python et ce que je fais maintenant. J'ai tenté de m'éloigner de plus en plus des films des Monty Python, où nous devions tout le temps être drôles. Ce n'était que des blagues, des blagues et encore des blagues, et je me sentais limité - j'avais envie d'essayer l'aventure, la romance, la tragédie et tout le reste…”
Miyazaki
Merlin en l'occurrence (volume 8, page 18). Une aubaine pour Florence Magnin, illustratrice attitrée de ce cycle, qui adore Alice au Pays des Merveilles et compte bien sortir un porte-folio sur ce thème dans les années à venir. Le jeu vidéo n'est pas en reste puisque “American Mc Gee’s ALICE” sortira bientôt chez Electronic Arts…le plus surprenant étant qu'il s'agit d'un quake-like ! Les designs sont cependant très intéressants, alors pourquoi pas ? Les nostalgiques pourront toujours se rabattre sur le jeu d'aventure textuel sorti dans les années 80 (Wonderland, Magnetic Scrolls, cf www. lysator.liu.se/adventure).
L’adorable Totoro-Bus. Saviez-vous que dans la 1ère version de Princesse Mononoke, le héros avait l’apparence d’un Totoro ?
Florence Magnin (miniature)
Pour finir ce petit tour d'horizon, amateurs d'onirisme et de délires baroques, fouinez dans vos magasins préférés et dénichez Casus Belli n°68 et 69 (1992). Vous y trouverez une savoureuse épopée en 2 parties, les voyages de l'Astronome, illustrée par le talentueux Franck Dion, qui marche sur les traces de Lewis Carroll, Fred, Vance…Notre héros, le prince Mendhi, se trouve transporté sur une planète-chataîgne par un mystérieux Magicien. Il y rencontrera de Un Neferiald. Le design des vaisseaux du jeu nombreux personnages étranges, des col- Atlantis ou du manga Escaflowne est est étonnament proche de celui des Voyages de lectionneurs de bougeoirs ou d'oreillers, l’Astronorme. des Tuyauteurs qui vivent dans les canalisations... Humour absurde et péripéties rocambolesques, un vrai délice !
Alice en litterature...
Guybrush Franck Dion
Sites web : Bien plus qu’un simple site promo, www.whatisthematrix.com propose des planches originales de BD et des nouvelles (Sienkiewicz, Gaiman...) se déroulant dans l’univers du film. Plus surprenant encore : www.hackthematrix.com
Pour revenir à des références plus littéraires, les apparitions d'Alice ou des ses compagnons sont si nombreuses chez les romanciers qu'on se contentera d'en noter quelques unes, comme dans “Alimentaire, Mon cher Watson”, une excellente petite nouvelle du recueil “Sherlock Holmes en orbite”, qui met en scène le détective du 33 Baker Street à différentes époques. On y apprend que Holmes a eu l'occasion d'enquêter au Pays des Merveilles… Certains auteurs, comme Zelazny dans sa saga Ambre, font traverser Wonderland à leurs héros,
Le site d'Alice - le jeu http://alice.ea.com Bouquins : Sherlock Holmes en Orbite, anthologie de Mike Resnick (éditions L'Atalante). Casus Belli n°68 et 69 (si vous aimez, cherchez aussi les numéros consacrés à Jarandell...)
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Philemon " C'est le jour où l'âne Anatole ne m'a pas confondu avec un chardon qu'il me conta toute l'histoire du début des voyages de Philémon ©Fred, Dargaud
Philémon dans le monde des lettres. ". Voici les mots insolites que Fred prête à un hérisson anonyme pour nous inviter à découvrir un univers très proche de celui de Lewis Carroll.
Bibliographie des Philémon 1974 Simbabbad de Batbad Le Voyage de l'incrédule 1975 L'Ile des brigadiers 1976 L'Arche du "A" 1977 La Mémémoire 1978 Le Chat à neuf queues 1983 L'Enfer des Epouvantails 1986 Le Secret de Félicien Le Château suspendu L'Heure du second T 1987 Les Naufragés du "A" Le Piano sauvage Le Diable de peintre L'Ane en Atoll 1997 Philémon avant la lettre
vexé, a décidé en représailles d'arrêter la montre de l'impertinent à l'heure du thé ; le Chapelier se voit de fait contraint de boire le thé toute la journée - rien de plus normal ; il suffisait juste d'offenser le Temps.
Plus spécifiquement, on peut rapprocher l'esprit de Philémon de celui de Alice au Pays des Merveilles. Chacun des auteurs nous invite à entrer dans son univers par l'intermédiaire du héros qu'il met en scène : Philémon, comme Alice, nous représente et nous guide dans ce monde à travers leurs pérégrinations. C'est dans un cadre à peu près - voire tout à fait - banal que le lecteur fait la connaissance de nos jeunes héros : que ce soit dans l'après-midi calme d'un jardin anglais ou d'une campagne française, Alice et Philémon évoluent d'abord dans une atmosphère que nous connaissons bien (si l'on met quand même de côté le fait que l'âne de Philémon parle). Tout est paisible, lorsque tout à coup les protagonistes principaux se retrouvent plongés presque par hasard dans un monde parallèle, via un puits ou un terrier qui descend à pic sous terre : nous voilà dans un environnement qui n'a apparemment rien à voir avec celui dans lequel nous évoluons quotidiennement.
La première réaction ne peut être que l'étonnement ; mais il faut bien faire avec, et puisque c'est ainsi, Philémon et Alice ne vont pas passer leur temps à rester plantés les yeux grands ouverts : il va bien falloir avancer. C'est ainsi que naît l'absurde : tout est possible dans ce monde parallèle. De ce fait, ce qui nous paraît évident dans la vie de tous les jours ne l'est plus car les règles ont changé. Ainsi, la Reine de Cœur d'Alice veut faire couper la tête au chat du Cheshire : quoi de plus simple ? Seulement, ce chat n'a que sa tête, le reste du corps étant invisible. Problème : comment couper une tête qui apparaît seule -et de plus peut disparaître quand elle veut ? Pris à ce petit jeu, ce qui semblerait évident dans la réalité devient presque aberrant. Par exemple, chez Fred, les habitants d'un château suspendu par une corde (accrochée on ne sait où, mais le fait est que le bâtiment tient dans le vide) n'attendent que la venue du sauveur qui coupera la corde pour les libérer. Au moment où cet événement va survenir, le lecteur s'attend à une retombée extraordinaire. Mais, en toute logique terrestre, le château chute et coule dans la mer qui se trouvait en dessous.
La logique du rêve La pensée d'Alice et Philémon s'inscrit dans une logique comparable à la nôtre ; c'est pourquoi nos héros se heurtent tout au long de leurs aventures à des personnages qui raisonnent différemment. Résolument absurdes de prime abord, les univers de Fred et Carroll possèdent malgré tout une logique qui leur est propre. Ce qui nous semble dénué de sens constitue une évidence pour les habitants qui peuplent ces contrées, et vice versa. En fait, ces univers fonctionnent comme un rêve : les événements y surviennent sans raison apparente, mais après tout, pourquoi faudrait-il une explication ? Les animaux parlent, les bouteilles poussent dans les arbres, et après ? Suite à une parole déplacée du Chapelier, le Temps,
Philémon et son âne, ©Fred & Dargaud
Dans ce monde qui leur est étranger, Alice et Philémon se trouvent souvent perplexes face à des êtres aux réactions incompréhensibles, et essaient de comprendre tant bien que mal ce qui finalement n'a pas forcément d'explication. Tous deux se heurtent à des personnages qui refusent de les écouter, persistent dans le non-sens malgré les tentatives de nos
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au Pays des Merveilles
Philémon au procès, ©Fred & Dargaud
jeunes héros pour leur faire sans complexité ni demi-mesure, ils nous res"entendre raison". sembleraient beaucoup. La caricature permet Insaisissables, les habitants de de prendre la distance nécessaire pour s'amuser ces régions apparaissent, dispade ce genre de comportement, mais nous monraissent, se transforment, changent tre dans le même temps que cette critique nous brutalement de comportement de manière concerne directement : il existe des points inexplicable. Nous nous trouvons dans un communs (peu glorieux) entre ces personnages rêve, et dans un rêve tout est logique puisque et nous. posé comme tel. Face à ces comportements, Alice et Philémon, perpétuellement à la recherche d'une réponse à leurs interrogations, ne cessent de questionner leurs Les mondes créés par Fred et interlocuteurs. Lorsqu'ils daiCarroll apparaissent donc très gnent leur répondre, ces derproches (on pourrait aussi citer niers les prennent de haut, les les nombreux jeux de mots et rabaissent comme ferait un expressions décrites ou dessimauvais professeur face à un nées " littéralement "), mais ils élève qui ne comprend pas se démarquent l'un de l'autre "l'évidence".Alice et Philémon, par de multiples différences. persévérants et de bonne foi, Ainsi, on retrouve dans l'unitentent d'expliquer à leurs vers de Fred une critique de la interlocuteurs en quoi leur raisociété qui n'apparaît pas flasonnement n'a ni queue ni tête grante chez l'auteur d'Alice. - mais ces derniers, rejetant Cette critique n'est cependant toute mise en question partent, pas prépondérante dans en laissant nos héros ébahis. Philémon - même si elle y est Dès lors, l'échange est imposprésente ; on la cerne beauLe château suspendu dans le vide © Fred, Dargaud coup mieux dans L'histoire du sible… conteur électrique où le dessiLa critique comportementale nateur dénonce certaines facettes des médias. On peut rapprocher cet aspect de l'univers de Il est très facile de se rendre compte que ce Fred de celui de Swift dans Gulliver : la carimonde parallèle n'est en fait qu'une parodie de cature, plus que sur le comportement des gens celui dans lequel nous vivons. Tous les personproprement dit porte sur le fonctionnement, nages que nous y rencontrons sont des carical'infrastructure de nos sociétés occidentales. tures des gens que nous avons l'habitude de Ceci dit, on peut aussi remarquer des rapprocôtoyer. Leurs défauts sont tellement exagérés chements entre Gulliver et Alice : Alice, chanqu'ils nous paraissent à première vue sans geant continuellement de taille se retrouve aucun rapport avec nous. Ainsi, la Reine de inadaptée à son environnement ; Gulliver renCœur d'Alice ordonne qu'on coupe la tête à contre le même problème en abordant dans des quiconque lui déplaît ; fuyant systématiquemondes de géants ou de lilliputiens. ment la moindre difficulté, la Reine en vient Le Raton Charmeur toujours à la solution radicale. Mais en y regardant de plus près, on s'aperçoit que ces défauts sont les nôtres. Si ces personnages n'étaient pas
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Autres titres de FRED 1973 Hum Le Petit cirque Le fond de l'air est frais 1977 Ca va, ça vient 1978 Y'a plus de saison 1979 Le Manu Manu 1980 Cythère l'apprentie sorcière Magic Palace Hôtel 1982 Parade 1993 Le corbac aux baskets 1995 L'Histoire du conteur électrique 1997 Le Noir, la couleur et la vis 1999 La dernière image
Illustrations © Fred & Dargaud (encadrés et marges) Sir John Tenniel (illustration au centre)
... L’Hum
L’envers du décor
Il arrive qu'on découvre au détour d'un festival étiqueté underground quelques perles tout droit issues d'imaginations fertiles que le grand public n'aura jamais la possibilité de voir. Et pourtant, c'est parfois l'occasion de faire des parallèles thématiques qui ne relèvent en rien de l'exercice de style. Que ces films inconnus aient pu inspirer d'autres réalisateurs ou que seul le hasard soit à mettre en cause, la question se pose sans obtenir réellement de réponse. Le premier film de l'australien Alex Proyas (the Crow et Dark City), Spirits of the air, Gremlins in the clouds et les Habitants du cinéaste hollandais Axel Warmerdarm font partie de ces films peu connus à découvrir. C'est bien simple, à la première vision de ces films, une seule idée s'impose : les merveilles visuelles que peuvent être respectivement Arizona Dream de Emir Kusturika et Delicatessen de Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet ont-elles été (très) fortement influencées par ces films ? On peut aussi penser que seule une série de coïncidences a donné naissance à des films dont la proximité des thèmes et de certains personnages est troublante. Le premier film de Proyas est caractérisé par une ambiance post-apocalyptique. Dans une immensité désertique anonyme, un inventeur de génie semi paralysé passe des heures studieuses sur un rêve dément : il a l'espoir de quitter un jour sa morne solitude et de traverser le désert environnant sur une machine volante de son invention. Mais la maladie qui le ronge et la présence de sa sœur, qu'une piété exaspérante emmène toujours plus loin dans la folie, perturbent considérablement ses projets. Lorsqu'advient un nomade mystérieux épuisé par sa marche, notre inventeur arrive à le convaincre de rester auprès de lui pour l'aider à créer l'engin de ses rêves. Des séquences oniriques, il y en a à foison, tout comme les situations incongrues que l'on pouvait voir dans Arizona Dream. Il se dégage une même ambiance de folie et de drames sous jacents mais en plus allumé et sans intrigue amoureuse
approfondie. Dans une certaine mesure, Spirits of the air est peut-être plus posé et axé sur la contemplation servi par une image magnifique et une musique envoûtante et omniprésente. Passons aux Habitants : il existe une petite communauté perdue dans les campagnes Hollandaise dont les moeurs sont pour le moins bizarres. Parlons du facteur, un voyeur impénitent qui lit toutes les lettres du hameau et se repaît des vies des autres avec délectation sans pour autant apparaître forcément comme un mauvais bougre. A ses côtés un boucher (hum) lui, complètement allumé, prisonnier de son goût pour la chair et pris d'une frénésie incontrôlable dans sa boucherie. Bien d'autres personnages du même acabit viennent troubler l'existence déjà pénible de ce petit village : on y vénère la femme du boucher dont l'idéal d'ascétisme trouble les habitants. Ainsi, elle sera traitée en sainte martyre, et vivra dans la vitrine de son mari où se recueillent ses adeptes. Pire un musée ambulant de missionnaires colonialistes s'installe dans le village dans le but d'expliquer le mode de vie des "sauvages" d'Afrique. N'hésitant pas à exhiber un africain qu'ils ont fait esclave après l'avoir encagé pour son malheur, ils sont loin de se douter que les enfants du village se concertent pour délivrer le prisonnier. Voilà pour l'ambiance, l'intrigue étant essentiellement tournée vers le fameux facteur, le boucher, sa femme et son enfant. Curieux, non ? Les ressorts comiques n'ont cependant rien à voir avec Delicatessen où les délires visuels étaient omniprésents. Warmerdam axe son comique plus sur l'incongruité de situations hors normes et complètement décalées. Parlons un peu du film de Yann Minh, l'Expérience. Là, c'est un peu la cerise sur le gâteau, tant les coïncidences sont amusantes. Yann Minh, auteur multimédia du plus grand intérêt (écrivain,
meur du Temps... infographiste et vidéaste de talent), a réalisé un court-métrage tourné sur fond bleu racontant l'expérience d'un scientifique et de son assistant. Jusque là tout est (presque) normal; sauf que l'assistant est un clone du scientifique, et plus étonnant encore, l'acteur n'est autre que… Dominique Pinon ! La cité des enfants perdus n'est pas loin, non ? Pour les curieux, sachez que ce court-métrage est téléchargeable depuis le site web de Yann Minh que nous vous recommandons de savourer dans son intégralité par ailleurs. Alors la conclusion dans tout ça ? Déjà, la première idée qui puisse venir à l'esprit est un désir d'en savoir plus d'un point de vue chronologique. Sachez que Spirits in the clouds a été réalisé en 1989 tandis que Arizona Dream pointait le nez en 1992 sur nos écrans. D'autre part les Habitants est antérieur à Delicatessen. Cela dit, il serait réducteur de tomber dans un raisonnement du type “Kusturika et Caro & Jeunet ont joyeusement puisé
leur inspiration dans les films de Proyas et Warmerdam”. On serait plus tenté de croire à une série de coïncidences. De plus il serait maladroit de négliger le fait que certains films soient pensés et construits à une époque bien spécifique de notre histoire - ce qu'on appelle parfois l'humeur du temps en fait (jetez donc un coup d'œil à l'interview de Jean-Pierre Jeunet - il nous parle justement de ce phénomène). Et même si ces films devaient avoir été regardés par des cinéastes cinéphiles, il est indéniable que les films ont été digérés, mijotés et au final réinterprétés de telle manière que cette série de coïncidences n'a rien de gênant, bien au contraire puisqu'on est d'autant plus enclins à y découvrir des clins d'œil. Miette
Dans le cas du Cinquième Elément de Luc Besson, la donne d'origine est complètement différente. D'une part parce que le réalisateur n'a cessé de souligner le rôle prépondérant des Hommage en feedback de la part de Bilal à Mézières en référence au Cinquième élément : les taxis du Sommeil du dessinateurs de BD Mézières (Valérian) et monstre portent des plaques d’immatriculation au nom du Moebius (l'Incal) , d'autre part parce que le film créateur de Valérian ! est un hommage plein de clins d'œil à la vague Métal Hurlant qui rappelons-le a complètement changé l'horizon de la bande dessinée dans les années 70 et 80. Le film d'animation qui a été réalisé à partir de l'œuvre de ces dessinateurs de BD contient en particulier un court-métrage qui n'est pas sans rappeler de loin une partie de la trame du Cinquième Elément (en particulier la rencontre de Korben Dallas et Leeloo). Il s'agit du premier court sous la direction artistique de… Moebius, qui raconte l'histoire d'un taxidriver de New York qui " accepte " une course forcée avec une jeune femme étrange qui le met dans le pétrin. Cela dit ça ne va pas plus loin. Soulignons tout de même que le titre du sixième épisode de la saga de l'Incal est … la Cinquième essence ! (Essence, élément, c'est pas un peu synonyme, non ?)
Sites Web Alex proyas www.filmscourts.com/ people/ale-pro.asp (courts-métrages de Proyas) www.dsupern.net/ ~surface/sjohnson/ filmo.html (Site dévolu à Proyas) www.animalogic.com/ features/ proyas_interview.html (Interview de Proyas) Alex van Warmerdam www.attitudefilms. com/directors/ van_warmerdam/ A_warmerdam.html http://swix.ch/xenix/ ruechschau/april99/ 00008.html
M a r c
CARO
Que dire du parcours d’un artiste aussi discret, si ce n’est que l’on ne connaît qu’une partie infime de ses travaux. Une chose est sure, Marc Caro est un artiste “multimédia” qui expérimente dans nombre de domaines aussi différents que la bande dessinée, le cinéma, la publicité, l’illustration, la peinture, l’image de synthèse, le photo-montage, voire certains domaines du son... Rares sont les personnes qui peuvent se vanter de connaître l’entier de la production de l’acolyte de Jean-Pierre Jeunet. Parmi ce que Caro a bien voulu dévoiler au public, la majorité de ses travaux sont inaccessibles car introuvables, soit qu’ils soient en rupture de stock lorsqu’il s’agit d’édition, soit qu’il y ait nécessité d’organiser un festival pour assister à la projection de ses courts-métrages.
Bande dessinee
tions charmantes comme la lobotomie nasale à la chignolle, dont nous ne vous ferons pas la description. In Vitro est également un recueil de nouvelles, mais en couleurs cette fois (ce qui n’adoucit pas pour autant les thématiques par ailleurs). La lecture de In Vitro nous plonge dans un univers bizarroïde peuplé de créatures torturées semi humaines, semi mécanisées, toutes en proie à un monde incompréhenCommençons de fait par sible truffé de références aux lanle début, en tout cas, ce qu’on congages de programmation. Un petit naît des œuvres de jeunesse de exemple de retranscription en encart Caro. Le lecteur curieux aura repéré devrait vous éclairer sur la nature du à la belle époque de Métal Hurlant delirium du Sieur (c.f. fin de quelques planches de BD dans la l’article). Ce qui surprend à la leccélèbre revue. Son style est très difture de cet ouvrage, c’est à la fois férent d’une histoire à une autre. l’épaisseur du propos (qui a pourtant De la carte à gratter pour une hisl’apparence d’un n’importe quoi Portrait de Jeunet (à droite) et toire en forme d’horoscope, de la nihiliste et jem’enfoutiste), ainsi Marc Caro (sous le bras du préligne claire et des formes rondes qu’une tendance à s’enfoncer joycédent) par Eric Caro pour un récit court et désespéré eusement dans les méandres cruels dans lequel un individu tente de de l’absurde.Notons entre autres une quitter un système dictatorial à la nouvelle s’employant à décrire la 1984... Caro est scénariste de ses propres bandes mode vestimentaire qui consiste à ajuster non pas dessinées, mais il lui arrive de travailler avec Gilles les vêtements sur ceux qui les porteront, mais à Adrien (qui est d'ailleurs coscénariste de La Cité ajuster les gens eux-mêmes dans les expérimentades Enfants Perdus) tions de la haute couture. “Par contre, nous sommes déjà à même de manipuler la morphogénèse des Dans la même période sortent deux ouvragénérations futures... Car si le mutationnisme supges à petits tirages, TOT chez Terrain Vague et In pose l’action du hasard, le hasard ne joue pas d’une Vitro chez Hoëbeke. Inutile de souligner que seuls façon absolue en stylisme” ; Caro - In Vitro). les milieux underground de la bande dessinée connaissent leur existence à l’époque de la parution. De fait, aujourd’hui, ils sont quasi introuvables. TOT est un recueil de onze nouvelles à la carte à gratter qui porte déjà de manière embryonnaire certains des grands thèmes que l’ont retrouvera dans la Cité des Enfants Perdus et Delicatessen. Avertissons les âmes sensibles, TOT n’est pas un ouvrage à mettre dans toutes les mains ; violence implacable et folie permanente sont au programme trash de ce recueil Dans les coulisses de la cité des enfants perdus agrémenté de quelques illustra-
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Auteur multi-taches et que l’on retrouve l’un des symboles imaginé par Caro dans ses planches (il s’agit d’un triangle avec deux cercles, symbole que nous retrouvons également sur le véhicule des cyclopes dans la Cité). Tout juste si l’on n’était pas persuadé que Thomas Ott n’était ni plus ni moins Caro (mais non en fait, ce doit être un bel hommage au bonhomme, voilà tout). En terme de design, Marc Caro a dessiné pour des gens comme Jan Kounen (design de Vibroboy et le Dernier Chaperon Rouge), pour Christophe Gans (le fameux Némo hélas arrêté il y a peu - l’équipe de design comptait également le dessinateur de BD Thierry Ségur et le chef décorateur Jean Rabasse) et pour Jean-Pierre Jeunet (Marc Caro a dessiné la première série de portraits qui a influencé le casting de Alien 4 et a inauguré les directions stylistiques du film).
Le Dernier Chaperon Rouge de Jan Kounen
Nombreuses sont les prémisses de la Cité des Enfants Perdus dans l’oeuvre illustrée de Marc Caro. En fait, elles sont essentiellement visibles dans l’une des nouvelles du recueil TOT, Kill and let die, où nous retrouvons en vrac l’ambiance portuaire et le groupuscule inquiétant des cyclopes. Il y a d’ailleurs une...île des cyclopes dans laquelle un savant fou se livre à des expérimentations douteuses visant à créer une armée de surhommes à sa solde exempts de sens “donc” immortels. Rappelons que le gourou de la secte des cyclopes dans la Cité prône l’abolition des sens. Dans Kill and let die, les cyclopes portent déjà l’imperméable que l’on reconnaîtra dans la Cité des Enfants Perdus. Pour Delicatessen, dominé par un joyeux cannibalisme, on retrouve cette thématique dans Bunker impair et Passe (TOT), mais en nettement plus glauque. Sachez d’autre part, que l’une des nouvelles du recueil TOT a été adaptée au cinéma par JeanPierre Jeunet. Il s’agit de Pas de linceul pour Billy Brakko, dont le titre a été transformé en Pas de repos pour Billy Brakko. L’original a été passablement adouci par Jeunet. Notons que cet esprit noir et grinçant se retrouve dans Exit de Thomas Ott édité en petit format chez Delcourt (recueil de nouvelles BD), que la technique utilisée par T.Ott est la carte à gratter,
Pour le netsurfer avide d’informations : un site très documenté, http://www.chez.com/ jeunetcaro/
Design
La plupart des gens attentifs au cinéma d’avant-garde avaient déjà repéré ses œuvres cinématographiques, la plupart cosignées avec Jean-Pierre Jeunet. Ce sont les longs-métrages Delicatessen et la Cité des Enfants Perdus qui les consacrent respectivement en 1991 et 1994 comme des auteurs talentueux en marge du cinéma français. Mais bien avant de passer au long, les compères avaient signé la réalisation d’une pléïade de courts-métrages tous plus étranges les uns que les autres. Le Bunker de la Dernière Rafale est un film de 25 minutes en noir et blanc véritablement dérangeant qui dépeint l’attente insoutenable d’un groupe de miliciens enterrés sous un bloc de béton (d’où le titre). A noter que le film est servi par une bande-son assez stressante composée par Mac Caro (il concoctera plus tard certains sons pour Foutaises de Jean-Pierre Jeunet). Le Manège quant à lui plonge le spectateur dans une ambiance cruelle de conte enfantin. Par une nuit noire et glaciale, des adultes transis
Longs m e t r ag e s
Pas de Linceul pour Billy Brakko en résumé !
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Sound designer
Courts m e t r ag e s
matographique de la Chasse au Snark de Lewis Carroll. Il s’agit à l’origine d’un poème court relatant la traque de l’animal mythique qu’est le Snark par une équipe de chasseurs plutôt originaux. Caro en fait d’après ouï dire une adaptation très personnelle avec l’aide de trois scénaristes de talent parmi lesquels les noms de Carlo de Boutiny et Laurent Genefort ne vous seront peut-être pas étrangers. Carlo de Boutiny est le complice scénaristique de Jan Kounen sur Vibroboy ou le Dernier Chaperon Rouge. Quant à Laurent Genefort, il est l’un des rares romanciers français de science fiction à écrire du “Space Opéra” avec panache. Les rumeurs disent que le film serait un unique plan séquence et que les images de synthèse auraient la part belle et seraient pleinement justifiées par le visuel d’ensemble. L’esthétique du film est, croyeznous, à la fois magnifique et innovatrice. D’une certaine manière, il est peu surprenant que Caro s’attaque à l’œuvre Lewis Carrol. Il y a certainement des parentés entre les univers absurdes des deux artistes. Ce sont des univers cruels et déglingués qui se complaisent dans des logiques qui nous sont étrangères, mais dont personne ne doute à leur lecture.
de peur emmènent leurs enfants à un manège lugubre. Le propriétaire du manège offre aux enfants de monter sur les chevaux de bois. La musique accompagne ce tour de manège insolite tandis que l’homme agite le pompon devant les petites mains tendues par l’espoir. Un seul de ces enfants retourne parmi les siens tandis que les autres deviennent Couverture du recueil In Vitro esclaves du propriétaire du manège qui les fait travailler dans les entrailles dudit manège à faire tourner la baraque. Pas de repos pour Billy Brakko est un film métisse composé d’images réelles, d’illustrations et de cartoons et raconte l’histoire d’un espion qui apprend dans les journaux qu’il est mort.
Le cirque Conférence
Le cirque Conférence
I m ag e s d e sy n t h e s e
Côté images de synthèse, les affamés de nouvelles images auront eu l’occasion de voir KO kid, match de boxe peu banal dont les adversaires ont les têtes de Dominique Pinon (acteur fétiche de Caro et Jeunet) et Hadji Lazaro (chanteur imposant des Garçons Bouchers et Pigalle) et sont adulés par un public de gants de boxes robotisés. Il faut ajouter également ajouter Le Topologue et Maître Cube aux expérimentations en images de synthèse. Et récemment, Caro a dirigé un court-métrage fétichiste, Exercice of steel dont l’esthétique rappelle un peu le travail de Mondino sur la seconde publicité Jean-Paul Gaulthier. Ce film s’inscrit dans une série commandée par Canal + à l’occasion de la promotion des préservatifs à travers le genre porno pour laquelle François Ozon et Matthieu Kassovitz ont également oeuvré. Avant de commencer à préparer activement ses premiers longs-métrages, Marc Caro réalise tout seul des courts-métrages comme Le Cirque Conférence qui montre une succession surréaliste de numéros de cirque. Caro s’est également illustré dans un domaine tout autre en assumant la direction artistique du jeu vidéo adapté de la Cité des Enfants perdus. Mais si la qualité du travail de lumière et de décor était effectivement étonnante, le côté ludique était définitivement mis de côté. A l’heure actuelle, Caro travaille religieusement sur un projet qu’il dirige seul, à savoir ni plus ni moins l’adaptation ciné-
Alien 4, quelques designs de personnages
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Jeux Video
cyclope dans la cité des enfants perdus, un troglodyste dans Delicatessen et un soldat dans le Bunker de la dernière rafale. Dans le Dernier Chaperon Rouge, il n’hésite pas à endosser le costume néo-steampunk de la Bête, costume qu’il a dessiné pour son ami Jan Kounen. Pour finir, offronsnous un dernier petit clin d’œil visuel : observez bien la couverture de ToT, maintenant jetez un coup d’œil sur le générique du Bunker de la dernière rafale. Voilà de nouveau la patte inexorable de Caro. Bon, c’est un peu vache, vous n’avez pas forcément vu ou pu voir le Bunker. En fait, Caro souligne le regard des différents protagonistes à l’aide d’un triangle. C’est certes un petit détail mais qui mérite d’être remarqué.
“Sommes-nous humains” Les cyclopes à l’état embryonnaire
Le cyclope de Kill and Let Die
La mode selon Caro -In Vitro
Miette
Jusqu’à la Cité des enfants perdus, Caro semble indissociable de Jeunet. Alien 4 inaugure la rupture de leurs projets bicéphales. Chacun prend un chemin très personnel ce qui n’empêche nullement les collaborations à plus petite échelle, comme Alien 4 le montre. Les journalistes présentent invariablement Jeunet comme directeur d’acteurs et Caro comme directeur artistique, à tel point que les gens n’en finissent pas d’étiqueter Caro comme homme d’image dans la définition restrictive du terme. Espérons que le Snark sortira bientôt pour démontrer l’entier des qualités de Caro en matière de réalisation.
Il signor de misère - Extrait de In Vitro Goto du nord s’appelait soudainement... Gosub du sud s’appelait rapidement... Le signor itéracion, surnommé sous d’autres topiques “ indistinction “ habitait la costa del sol sol, centre du monde. Ailleurs, Kobol Kid préparait un drink pour quelqu’un, à l’heure qu’il est, nous ignorons toujours pour qui... Sur la plazza del plazma du signor, Goto et Gosub se rencontrèrent ( - Hello !- Hello !) Le signor les traita avec beaucoup de bienveillance (ma société est heureuse de vous offrir ces menus cadeaux) Les Basic brothers décidèrent donc de le récompenser de son bon accueil (- Quel personnage sympathique - Ya) ...
Vous êtes physionomiste, vous vous flattez d’être un fondu du cinéma, mais vous avez beau faire, impossible de mettre un visage sur le nom de Marc Caro. Il est vrai que l’homme hésite à se dévoiler devant les caméras et ne laisse voir au spectateur qu’une silhouette indistincte de sa personne, si possible en contre jour lors des rares interviews télévisées. Paradoxalement, Marc Caro joue de petits rôles dans ses films. Il sera un
Nous engageons vivement nos lecteurs à mourir avant de regarder les atrocités qui vont suivre... GTO&GSB se dirent : la créature a sept orifices pour voir, écouter, manger, respirer. Le signor Iteracion n’en a aucun... Nous allons lui en percer (cheune)... S’étant mis à l’œuvre, les deux frères lui en firent un par jour (Messieurs, gardons notre sang froid - Mais c’est pour votre bien !- Demain, on en fait un autre là - Encore un... Et c’est fini !) Au septième jour, le signor allait tellement mieux qu’il en mourut...
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I N T E R V I E W
Jean-Pierre A l’heure oùù votre regard se pose sur ces lignes, Jean-Pierre Jeunet tourne son nouveau long-métrage, Amélie des Abbesses, l’histoire d'une Anglaise habitant à Montmartre, un film bien loin des sécrétions acides alienoïdes ou du fantastique débridé que l’on connait du réalisateur... Pouvez-nous parler de votre prochain film ? C’est difficile d’en parler parce que c’est un peu nouveau et étrange. Ce n’est pas un film fantastique, c’est un film contemporain, mais je ne voulais pas faire un film sur le chômage. Il y aura malgré tout une partie imaginaire dans le sens du rêve, des séquences oniriques. Ce qu’il y a de marrant, c’est que j’ai commencé à l’écrire le premier jour de la coupe du monde, je tourne en mars 2000 et il sortira en mars 2001. C’est terrible !
Portrait deJean-Pierre Jeunet © Cyril Cavalié
C’est trop court ou trop long?
Trop long ! Cette fois-ci, la révolution numérique va nous permettre de travailler énormément en post-production ;
où on retrouve l’origine des cyclopes. C’est sans aucun doute une idée de Caro, oui...
Sur la colorimétrie du film par exemple ? Par exemple, et puis si un ciel nous plaît pas, on le remplace. Le métier de chef opérateur va beaucoup changer ! Vous allez de nouveau travailler avec des gueules ? Ca a toujours été un goût, moi j’ai toujours adoré les films d’après-guerre. Et il y avait des acteurs comme Carrette, Jouvet, Michel Simon ou Saturnin Fabre qui avaient des têtes ! Sur ce film je vais travailler avec une actrice talentueuse, vous savez Audrey Tautou qui joue dans Vénus Beauté, une petite brunette. Une vraie révélation ! Vous verrez, elle a beaucoup de talent ! Pour revenir sur votre prochain film, avez-vous travaillé avec un co-scénariste ? Oui, avec un scénariste qui s’appelle François Laurant. Cela s’est fait un peu par hasard. Après Delicatessen, j’ai reçu un script qu’il avait écrit. C’était vraiment par hasard : il a pris l’annuaire il a regardé à Caro, et il y avait trois Caro, tandis qu’à Jeunet... Je l’ai rappelé, il avait un message téléphonique très rigolo , je me suis dit : “ Tiens ! Ce mec a de l’imagination... “ Et voilà ! Dans le recueil de nouvelles dessiné par Caro, ToT, il y a une nouvelle, Kill and Let Die
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Et les troglodystes ? Egalement, peut-être... Ce qui est drôle, c’est que Tot, je l’ai acheté un jour à Los Angeles, comme ça dans le bac d’un libraire ! C’est un collector, quasi introuvable déjà en France ! Mais il y a aussi le livre du Bunker de la Dernière Rafale, vous savez. C’est le film en photos avec des textes inventés, les storyboards, tout. Nous avons découvert récemment un film, les Habitants de Alex van Warmerdam... Le hollandais ?
I N T E R V I E W
Oui, et nous avons vu des points communs entre ce film et Delicatessen. Et c’est quelque chose qui nous frappe, ce qu’on pourrait appeler l’humeur du temps d’une certaine manière... Une personne m’a effectivement prêté le film en me disant “ Tiens, regarde-le, ça ressemble à Delicatessen “. Je ne l’ai pas vu en entier, malheureusement. Mais il est sorti genre cinq ans après nous, non ? Non, il a été réalisé deux ans avant. Cela dit, ça ne change rien au propos, c’était juste pour savoir ce que vous pensiez de ces coïncidences ? De toutes façons, il y a toujours des choses dans l’air du temps, ça c’est sûr. Il y a pas longtemps, j’ai écrit un truc que j’ai retrouvé dans une pub américaine et... Il y a des trucs comme ça qui se passent. Les croisements, il y en a plein. Avez-vous vu des images de Sleepy Hollow de Tim Burton? Non, pas encore... (Liza Sullivan : ) J’en ai trouvé et je voulais te les montrer, certains détails des affiche font vraiment penser à la Cité des Enfants Perdus. Sur l’affiche, l’un des personnages a un accessoire placé devant l’œil, qui fait penser à un Optakon. Quand Nightmare Before Christmas est sorti, c’est drôle, mais on s’est aperçus qu’on avait vraiment des choses en commun avec Tim Burton, comme le Père Noël etc. Parlez-nous du scénario de Alien 4. Avez-vous participé à son écriture ? Déjà, ce scénario, qui était une commande, a été écrit par un
homme qui s’appelle Joss Whedon. Quand je suis arrivé sur le film, j’ai travaillé sur le storyboard pendant trois mois. Et je me suis accaparé chacune des scènes du film pour le sentir. Il y a certaines scènes que j’ai rajouté. Par exemple ? Par exemple, il y a la scène où le scientifique mime l’Alien. Et les soldats au début qui mâchent leurs chewing gums! Ca c’est plus de la mise en scène. Moi, ce que j’ai le plus gommé dans le scénario, c’est l’aspect action. Le film présente une relation Ripley-Call plutôt lesbienne. Comment les studios américains qui sont si puritains ontils géré ça ? Call... C’est marrant que tu parles de ça, parce que la première chose que m’a dit Sigourney c’est “je ne veux pas comme dans le film de Fincher, faire lesbienne” à cause de son crâne rasé, et tout ça... Mais c’est drôle, parce que la première scène qu’on a tourné, c’est la scène de la rencontre dans la cellule entre Ripley et Call venue la tuer, quand elle commence à lui caresser les joues et tout ça... Je vais la voir et je lui dis “ Là, tu m’as demandé de te prévenir , je te préviens, on est dedans”... “ Elle m’a dit “Ne t’inquiète pas, je maîtrise tout.“ Moi j’étais ravi, hein, mais à mon avis elle ne savait pas ce qu’elle faisait, là ! C’est une contradiction... Les studios m’ont vraiment poussé à aller dans le sens sexuel même si c’était plus entre Ripley et l’alien que Call et Ripley. Parlez-nous de ce rapport
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Alien/Ripley... Eh bien, un jour Sigourney fait la scène où l’alien l’emporte avec lui. On savait qu’il fallait aller plus loin encore que les épisodes précédents, et Sigourney m’y poussait. Alors ce jour-là, on fait la scène, mais on n’était pas allés plus loin. Alors je vais la voir et je lui dis. Et finalement on fait des scènes. Je lui propose de faire quitter les techniciens du plateau mais elle refuse. Et là on est vraiment allés plus loin ! On a fait des scènes que le monteur américain n’a pas voulu monter, ni le français, même moi je ne l’aurais pas fait. Il faut dire qu’à un moment, ça frisait le gag !
Christophe Molino
<Jeunet
Benoît Lamouche
Mais vous savez, au niveau de la censure, les américains sont puritains de manière très paradoxale. Ca ne les dérangeait pas, l’aspect sexuel avec la bête
GADGET www.cryo-interactive. com Jeu d’aventure d’Haruhiko Shono, sorti en 95 en France, qui a donné naissance à un livre d’illustrations (façon Myst) et à un film en images de synthèse. Shono a également travaillé sur un CD-Rom autour d’Alice au Pays des Merveilles (1991).
Alien, mais pour la Cité nous avons été interdits aux moins de quinze ans à cause de la gifle de One à Miette. Ils en ont fait une maladie ! Un autre détail, c’est celui de la mention des Autons, les robots construits par des robots, qui malheureusement est une idée qui tient sur un dialogue de quelques phrases. Est-ce que ça a été une idée qui dans le scénario original a été plus développée ? Non, mais j’ai fait des coupes parce que ça faisait vraiment démonstration. Et encore, l’acteur s’en tire assez bien avec sa réplique mais ça faisait vraiment démonstration. En fait, ça m’aurait plu de faire référence aux replicants de Blade Runner,
faire référence à un film dans un autre film, mais les studios n’ont pas voulu. On a trouvé le nouvel alien, disons, spécial, un peu bizarre... Oui, le nouvel alien n’a pas plu à certaines personnes, mais c’était nécessaire dans le scénario qu’il soit mi humain mi alien, sinon la fin n’était pas vraiment justifiée et intéressante. L’erreur, peut-être, ça a été ce nez qui bougeait, un peu mièvre, mais je voulais lui donner un aspect humain. Il faut voir également que les croquis originaux de Chris Hall, qui est un génie, n’ont pas été reproduits exactement en volume, et c’est là où je me suis fait avoir. Parce qu’à l’origine, il était plus filiforme au niveau des jambes. Mais il faut de la mécanique dans ce truc, et ça prend de la place ! Il y avait seize marionnettistes pour le manipuler au final ! Est-ce que vous vous intéressez au multimédia et aux jeux vidéo ? Par exemple, Caro s’est occupé de superviser le jeu de la Cité des Enfants Perdus. Lorsque j’ai terminé un film, je suis lessivé, je n’ai plus envie de travailler dessus. Déjà, en discuter... Un jour, j’ai acheté un jeu électronique, j’ai commencé à jouer et là, impossible de décrocher. Pendant un
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mois, j’ai pas arrêté d’y jouer. Je voulais gagner, pulvériser les high scores, j’y passais mes nuits, je ne travaillais plus ! C’est une drogue ! Mais je serais le premier à être drogué donc : top fini, okay... Et j’ai décroché. Vous ne pensez pas que ça peut ouvrir de nouvelles perspectives ? Le jeu ? C’est sûr que c’est en train de le faire.. Et avec la révolution du numérique... Prenez l’épisode I de Starwars. On dira ce qu’on voudra du scénario mais techniquement c’est incroyable. Et là c’est un univers d’effets spéciaux... Avec des acteurs dedans ! C’est ça, mais pourquoi pas. Le dernier Starwars est visuellement très beau... Est-ce que vous n’avez jamais pensé à travailler avec des peintres ou des illustrateurs fantastiques français comme Kervevan ou Jozelon, qui ont beaucoup de talent ? C’est-à-dire que là, j’ai plus envie d’aller vers des choses
Giorgio de Chirico DR
Oui, mais je suis le seul metteur en scène au monde à avoir travaillé plus d’une fois avec Darius Khonji. Pourquoi ? Il donne beaucoup mais il prend le temps qu’il faut et...c’est long ! Cette fois-ci je vais changer au niveau de l’image parce que Darius Khonji ne fera pas mon prochain film. Je lui ai proposé mais il n’a pas voulu.
contemporaines, quand même du côté de l’imaginaire, mais contemporaines. D’abord je n’aime pas tellement tellement le fantastique et la science-fiction. Alien, pour moi, ce n’est pas de la science fiction. Ca paraît paradoxal mais c’est une espèce de science fiction rétro, crade et ça j’aime bien. Les gars dans le futur, ils ne vont pas se combattre à coup de fusils lasers, et le public le sait. A ce sujet, comment a été accueilli le Bunker de la Dernière Rafale à sa sortie ? Très mal ! A l’époque, on était à la fin du mouvement baba cool et aux débuts du punk. On nous a traités de nazis ! Et c’est passé en première partie avec Eraserhead de David Lynch pendant six ans à une séance de minuit dans un petit cinoche de Paris. A la fin, ils ont arrêté parce qu’il n’y avait plus que les punks qui venaient et qui vomissaient dans la salle. Comment ça se passe avec le chef opérateur Darius Khondji ? C’est avec la Cité des enfants perdus que je me suis rendu compte à quel point la photographie comptait...
Parlons un peu des inspirations visuelles qui ont guidé l’image de vos films. On a remarqué par exemple que la couleur bleu était quasiment inexistante. Ca, c’est dû au fait que Darius travaille plus sur des couleurs plus chaudes et jaunes. Ses procédés chimiques enlèvent le bleu. Nous avons entendu dire que pour la Cité, vous aviez travaillé avec l’idée de retranscrire l’ambiance du peintre de Chirico ? C’est vrai, l’une de nos peintures de référence était une œuvre de Chirico. Caro souhaitait n’avoir que deux couleurs à l’écran dans la cité : le rouge et le vert. Nous travaillons avec plusieurs peintures ou photos de référence. Par exemple, pour Alien 4, j’ai le souvenir, comme ça, d’une photo de marteaupiqueur avec des traces de corrosion qui nous a inspirés pour toute l’image du film. Et sinon, vous savez, le livre de ce japonais, Gadget. Là encore, c’est marrant parce que lors de la promotion de Delicatessen au Japon, je me souviens que Caro l’avait acheté là-bas, il est fou de ce japonais. Et qu’est-ce que je vois sur le bureau des designers d’Alien 4 ? Gadget ! Comme quoi... Nous avons
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Darius Khondji et Jean-Pierre Jeunet sur le tournage d’Alien 4
Du bleu dans un film de Jeunet !
d’ailleurs extirpé dans ce bouquin des photos qui nous ont inspiré ces couloirs verts avec des petites taches de bleu. Je suis persuadé que les gens qui ont les mêmes affinités finissent par se rencontrer....
Interview réalisée à Roannes en décembre 1999 en présence de Liza Sullivan, assistante monteuse sur Alien 4
Sleepy Hollow de Tim Burton - un hommage à l’optakon ?
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Bébert le Touareg, une rencontre d'Anita Anita Bomba, © Cromwell
Si on m'appelle Bébert le Touareg c'est qu'en mousmés j'en connais un rayon. J'avais levé ces deux petites poulettes dans la file d'attente du Raimi Gigaplex où l'on passait un classique des années (of course, il s'agit de Dobermann). En ce temps là, on savait manier la Luma. Les ciné-clubs, c'est ma prédilection. On y trouve tout un tas de petites intellos qu'entendent rien à la chose et qui sont flattées dès qu'on fait mine de mordre à leurs conneries d'exégèses cinématographiques. Celles-là avec Bébert, elles ont un auditoire de première classe, j'peux vous dire qu'après l'avoir bassiné, elles lui collent au scaphandre. Moi, j'écoute comme personne.
On découvre Anita et sa cousine Aina-Liza en compagnie de Bébert et revêtus de scaphandres - les ciné-astéroïdes n'ont que peu de moyens et certainement pas ceux de s'offrir une atmosphère -Arletty est reléguée au rang de fossile depuis un bailquand je parlais d'atmosphère, c'était d'atmosphère artificielle.
Anita et Aina-Liza attendent Bébert à la porte de leur conapt, elles sont en tenues très très hard-core et se tiennent par les épaules. Elles l'accueillent en lui disant : - Pour le truc à trois on a réfléchi.
Après le film et le pot d'usage, elles avaient succombé et m'amenaient dans leur conapt. Y'avait un hic, c'étaient des antiques. Le truc à trois elles étaient pas branchées dessus. Alors j'ai proposé qu'on fasse ça à deux en prenant des tours de garde. Une semaine l'une, une semaine l'autre et... Elles ont entravé tout de suite, Bébert c'est un artiste. Une période de bonheur s'annonçait, les mômes n'étaient pas des manchotes. C'est en troisième semaine que tout s'est gâté. J'ai pris mes jambes à mon cou. Dès fois j'suis limité... heu... intellectuellement. Conclusion: Anita et Aina-Liza aimaient bien ce stratagème, la fidélité n'avait jamais été leur point fort G.
Bébert est en fuite, dialogue off du scénariste: Voici un récit gratiné, rien de surprenant quand on sait que " gratiné " est l'anagramme * de mon nom et " ciré " celle de mon prénom (ciré comme les tenues d'Anita et de sa cousine à la fin de cette histoire. Pour le mot " gratiné " je laisse aux addicts du chalumeau tout loisir de fantasmer). J'ajouterais que Bébert, de son plein gré, s'est refusé à se laisser pénétrer des cercles que Michel Ange aurait refusé de tracer sans se recouvrir chaque doigt d'une demi douzaine de préservatifs - lui si célèbre pour les tracer parfaitement à main levée. Quand j'ai une telle verve, j'ose quelque fois penser que je touche au génie, mais çà, c'est de la littérature et comme le disait Balzac " Leu génie Grandit ". Malheureusement pour lui je ne fricote pas avec les gens qui ont un accent aussi laid et mes influences littéraires se limitent à Frédéric Dard, dont le nom de famille fait très bien à l'endroit où Bébert en a vu une matérialisation plus que conséquente sur les combinaisons en latex d'Anita et Aina-Liza.
Eric Gratien
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* Le vert et le rouge sont des couleurs complémentaires, tout comme le jaune et le bleu etc...
Maaz repose sur une trame scénaristique un peu obscure dont la thématique principale est, vous l’aurez compris, la thématique du double, avec tous les effets de miroir, de mises en abîme et de distorsions de perspectives que nous pouvions espérer. Maaz, c’est une ambiance indéfinissable de steampunk décalé et élégant, avec une prédilection marquée pour l’expressionnisme allemand. Mais la plus grande spécificité de Maaz réside dans le fait que toutes les images sont de véritables peintures animées qui rendent le film singulièrement organique ; et ceci d’une manière qu’on n’aura pas vu auparavant, mettant en place une esthétique qui nous change un peu des éternelles resucées de l’œuvre de Giger. L’esprit de Maaz est assez proche du remarqué Au-delà de nos rêves de Vincent Ward, qui est d’ailleurs une référence du jeune réalisateur. Certaines séquences sont entièrement repeintes à la main, avec une persévérance et un résultat qui ont de quoi laisser pantois (n’oublions pas qu’une seconde est constituée de 24 images au cinéma et que le film dure huit minutes). C’est un réel bonheur de voir les murs vibrer et littéralement transpirer de couleurs qui se mélangent selon leurs complémentarités*, le tout baignant dans une atmosphère insolite de malaise onirique (un terme que l’on prête à David Lynch pourrait convenir à merveille: l’ “étrangeté inquiétante”)
Maaz @ Christian Volckman/Onyx
A l’heure actuelle, Christian Volckman travaille sur deux projets de longs métrages : un projet personnel sur lequel il reste discret (même si tout cela sent l’onirisme) et un polar futuriste urbain entièrement en capture de mouvement.
Quel est le parcours de Christian Volckman avant Maaz ? D’abord l’école de graphisme, l’ESAG qui l’accueille pendant près de cinq ans, puis quelques clips qui lui apportent la reconnaissance des professionnels : Le jardinier d’or de Charlélie Couture, Paris sur Mer de Love bizarre; puis advient le choix de sortir du cercle vicieux qui entraîne de nombreux jeunes réalisateurs dans les méandres du travail industriel et d’y rester sans accomplir leurs projets personnels ; c’est alors que Maaz, un projet que Volckman mijote depuis longtemps, refait surface concrètement. Notons également un court-métrage, Le cobaye que le réalisateur ne souhaite montrer que lorsqu’il aura eu le temps de le finaliser dans une meilleure résolution d’image. Il est évident que Maaz est une longue gestation : trois années pour être exact, pendant lesquelles Christian Volkman aidé de professionnels passionnés réalise les travaux préparatoire de graphisme, les recherches techniques, le tournage des acteurs en réel (lui-même joue le rôle titre) puis le marathon de la retouche numérique.
Maaz © Christian Volckman/Onyx
Format court, mais riche de sensations, Maaz déboulait il y a un an dans quelques temples privilégiés du cinéma, au détour de nombre de festivals (170 !). Ce film, réalisé par Christian Volckman, devait traverser de multiples contrées planétaires, raflant à la fois le respect de la profession audiovisuelle et les récompenses qui jalonnaient son tour du monde. Qu’est-ce que Maaz ? Pourquoi Maaz ? Drôle de titre, déjà : ...M...A...A...Z... Maaz, ce n’est pas seulement le nom de ce personnage qui arpente les méandres de sa conscience, Maaz est une déclinaison du mot anglais Maze (labyrinthe), une représentation de l’esprit du film en fait (Pour l’anecdote, Christian Volckman cite dans ses références cinématographiques le premier film de David Lynch, Eraser Head, dont la traduction française était... Labyrinth Man !).
Maaz © Christian Volckman/Onyx
un film de Christian Volckman
Afin de réaliser Maaz, Christian Volckman après plusieurs déconvenues crée Onyx Film avec son complice Aton Soumache. Côté références picturales et cinématographiques le jeune réalisateur aime souligner la place que tient le Cabinet du docteur Caligari ainsi que l’œuvre de Fritz Lang et de David Lynch (et entre autre le fameux Eraser Head cité plus haut) dans son affection. Côté graphisme, en pagaille, Dave Mac Kean et son père spirituel Sienkiewicz, mais aussi Miller et le créateur de Little Nemo dont il admire les films d’animation hélas perdus pour la majorité. Miette
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Cinema, BD et Design les vrais Magiciens de l’Image Bibliographie :
Hollywood wants you !
Il arrive également qu'Hollywood vienne nous chiper nos stars locales le temps d'un film Loisel a réalisé un rêve d'enfance en travaillant sur Mulan, de Disney, et Wendling a travaillé un temps aux studios Warner, notamment sur Excalibur. Quant à Matrix, c'est grâce aux storyboards hyper-détaillés de Steve Skroce et aux designs de Geof Darrow (là encore, un “grand ancien” de la BD américaine) que les frères Wachowski sont arrivés à convaincre la Warner de les soutenir - le script était si étrange pour les producteurs qu'ils avaient bien de la peine à le comprendre…et un beau dessin vaut souvent mieux qu'un discours. Alors, pourquoi des gens aussi doués que Florence Magnin ou Jean-Yves Kervevan, par exemple, ne travaillent-ils pas encore pour le cinéma ? D'autant qu'une bonne partie de la “jeune génération” est aussi douée pour la 2D que pour la 3D…Ecart de génération, préjugés envers la BD ou l'illustration ?
THE MATRIX - le livre du film -
sortie oct.2000
450 pages comprenant le script, mais surtout les storyboards et les designs du film avec les commentaires des artistes… H.R Giger's Film
Design Mon 5ème Elément (Mezière)
Matrix
Levallois
Ce qui est amusant - et très frustrant en même temps c'est le décalage qu'on peut constater entre la vague actuelle d'illustrateurs et la génération des auteurs que certains cinéastes ont choisi : un réalisateur étant considéré comme très jeune à 35 ans, dans ce métier, ses dessinateurs de référence sont forcément les pointures de l'époque de Métal Hurlant, et non la génération actuelle. Tout le monde sait, ainsi, que Besson a choisi Mezière et Moebius pour son 5ème Elément un choix qu'on peut par ailleurs applaudir dans la mesure où Mezière a été pillé par le cinéma à de nombreuses reprises de façon tout à fait officieuse. Il ne s'agit pas de nier l'immense talent de Moebius, mais il existe bon nombre de dessinateurs talentueux plus proches de nous. …Une remarque qu'il faut toutefois nuancer car de nombreux jeunes talents ont également participé au design du film, dans l'ombre de ces deux “stars”… Kounen, quand à lui, a fait appel à Stan & Vince pour le générique de Dobermann, et planche sur une adaptation ciné d'un
G/Darrow (Matrix)
Une nouvelle génération de réalisateurs a émergé ces dernières années : les Kounen, Besson, Caro & Jeunet, Gans, Jean-Michel Roux… Cette petite tribu, qui partage de nombreuses affinités, a la particularité d'utiliser à très bon escient les talents de dessinateurs de BD et/ou d'illustrateurs purs, pour donner un “look” inimitable à leurs films…
Blueberry - de nouveau Moebius / Jean Giraud… Jeunet bénéficiait de l'apport de Marc Caro sur ses films, lui-même directeur artistique de talent pour Christophe Gans sur son fascinant projet Nemo. Cette adaptation libre de Jules Verne, centrée sur le fameux capitaine, devait bénéficier de l'apport de Druillet, Vatine, Ségur, Rabasse...On chuchote que les premiers designs, variations insectoïdes autour du Nautilus, étaient magnifiques… hélas, le projet semble aujourd'hui enterré.
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En savoir plus sur ALDEUS www.chez.com/ aldeus Backstab n°19 Storyboards de Matrix (en haut) Steve Skroce Marges : Giger (croquis pour Species) Emmanuel Bazin (Aldeus)
De nouvelles façons de mettre le visuel au service du film Il faut chercher du côté des jeunes talents du cinéma pour enfin retrouver des noms comme Olivier Ledroit, Sandrine Gestin, Emmanuel Bazin... ALDEUS, un projet très ambitieux de longmétrage médiéval-fantastique dont le préfilm est actuellement en cours de production, a fait appel à de nombreux dessinateurs pour définir un visuel suffisamment éloigné de l'univers “heroic-fantasy classique” pour être intéressant. Tout comme chaque personnage de Starwars bénéficie d'un thème musical qui lui est propre, qui va s'entrelacer avec d'autres thèmes ou se décliner de différentes façons en fonction des événements, le visuel d'Aldeus sera “typé” par texture, par couleur… Les décors seront ainsi traités à la manière de “personnages”, chaque scène du film étant caractérisée par une lumière, des textures correspondant aux “acteurs” vivants ou non qui la peuplent. Julie, de l’Atelier Kaméléon, spécialisé dans les prothèses, maquillages et sculptures, en plein travail sur les armures d’Aldeus. Kaméléon, petit atelier indépendant, a notamment travaillé sur le Jeanne d’Arc de Besson.
Plusieurs types de designers
Sur les nombreux croquis préparatoires nécessaires, une bonne partie ne sera pas utilisée. Ici, 3 visions du même personnage d’Aldeus par 3 illustrateurs différents : Manu Bazin, Sandrine Gestin et Benji.
En fonction des goûts ou des compétences des designers, leur tâche peut varier : Il y a d'abord les storyboarders ou “boarders” (ceux qui construisent la maquette visuelle du film), qui travaillent les angles de caméra et la mise en scène de l'action. Le storyboard est assuré tantôt par une personne dédiée, tantôt par le réalisateur, tantôt par un des designers… Thierry Ségur a ainsi storyboardé Crying Freeman et Nemo pour Christophe Gans (assurant par ailleurs sur ce dernier un important travail de recherche).
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Les peintures de production sont moins nombreuses mais également fort utiles car elles vont aider à définir de façon plus aboutie les couleurs, l'ambiance de certaines scènes clef. C'est depuis Starwars que le grand public s'intéresse vraiment à ce travail et que certains illustrateurs - comme Ralph Mac Quarrie sont sortis de l'ombre.
Animatics : animation grossière destinée à donner une idée du montage d'une séquence. Elle peut se présenter sous plusieurs formes (maquettes, dessins, images de synthèse basse définition…)
Enfin et surtout, les recherches de personnages, de designs de vaisseaux, d'architectures… demandent d'innombrables croquis. C'est sur ces aspects que des gens comme Moebius, Mezière, Loisel…travaillent. Toujours dans ce domaine, on ne peut que saluer le talent de Jean Rabasse, spécialisé dans les architectures, qui a travaillé notamment sur Delicatessen (l'immeuble) mais surtout la Cité des Enfants Perdus (le Phare), et bon nombre de productions plus récentes (Astérix, Vidocq…). Le français Patrick Tatopoulos s'est également fait remarquer récemment. Son travail sur les blockbusters de Roland Emmerich (Stargate, Independence Day, Godzilla) n'est pas très intéressant (en dehors des masques égyptiens de Stargate), car fortement contraint par le réalisateur “alors là, tu me mets un bout d'Alien, plus un morceau d'Elephant Man...”). En revanche, ses croquis préparatoires pour Dark City d'Alex Proyas (fortement influencé, lui, par Caro & Jeunet) sont hallucinants. On citera aussi parmi les américains Bo Welch, qui a travaillé sur la plupart des Tim Burton, sur Wild Wild West (la tarentule, la ville du professeur…)…
ensemble de références bien précises (storyboard, annotations, photos de lieux de repérage, croquis préparatoires, peintures…). Cette Bible peut circuler parmi les acteurs et parmi les techniciens (chef opérateur, décorateurs…), qui ont ainsi une meilleure idée de ce qui les attend… Le travail effectué sur Aldeus est assez représentatif dans ce sens, puisqu'il a nécessité la création d'une bibliothèque de textures, de peintures, designs, photos, mais aussi animatics en 3D…qui circule sous forme numérique (CD-Rom). Enfin, rendons également hommage à d'autres travailleurs de l'ombre, les gens qui vont matérialiser les fantasmes des designers : accessoiristes, costumiers et décorateurs…
Lorsque le travail en amont est suffisamment important, cela permet au réalisateur de travailler avec une véritable “Bible”, à savoir un
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Giiger (Alien 3) : “Alien Bambi”
Le Dragon d’Aldeus, croqué par Olivier Ledroit et modélisé pour les images de synthèse
Giger (sculpture) design Alien 3 non utilisé
Un juste retour des choses devrait toutefois s'opérer avec le passage à la réalisation de Dave Mc Kean, dont ont attend avec impatience le premier long-métrage, [Neon].
ce n'est pas une mince affaire ! Certains “touche-à-tout” vont jusqu'à s'intéresser à tous les aspects de la création, ce qui demande des connaissances techniques non négligeables : outre les peintures pour l'Alien de Ridley Scott, Giger a aussi mis la main à la pâte pour la création du costume, des œufs…il a fourni des storyboards pour des séquences non utilisées d'Alien III, et fournit maintenant essentiellement des croquis pour les films sur lesquels il travaille.
Réalisateurs et Illustrateurs
Q ui
inspire qui? L'article sur “l'envers du décor” montre qu'il est difficile de savoir si des artistes se sont mutuellement influencés ou s'ils se sont saisi au même moment d'une idée, qui flottait dans l'air du temps ou dans l'inconscient collectif…Pour le célébre ChestBurster de Giger (le “foetus” alien qui émerge Bacon (détail) de la poitrine de son hôte), il est frappant de constater à quel point il est proche d'un tryptique de Bacon peint en 1944.
Certains réalisateurs très visuels, comme Terry Gilliam, adorent les illustrateurs mais font rarement appel à eux : “ Je ne sais pas comment travailler avec eux, c'est là le problème. Moi, je n'ai pas de problèmes pour transposer mes images à l'écran, alors parfois c'est plus facile de faire moi-même les dessins, parce que je sais ce qui est possible. Mais ce que fait Schuiten par exemple me fascine vraiment…Et puis, je ne travaille pas forcément avec les gens, mais…je leur pique leurs trucs ! (rires) Mais c'est vraiment ça, quand je vois quelque chose d'impressionnant je me dis "mmh, je pense que je peux reprendre ça de telle ou telle manière". Je fais comme tous les dessinateurs, on regarde ce que font les autres. Et c'est bien, c'est comme ça que ça doit se passer. On devrait s'inspirer mutuellement, et continuer à travailler ensemble.”
Designs de jeux
Tim Burton, quant à lui, fait preuve d'un goût très sûr puisque des projets d'affiche pour Sleepy Hollow ont été demandés entre autres à Brom et Dave Mc Kean…formidable illustrateur, souvent plagié, dont s'inspire nettement Kyle Cooper (responsable des génériques de Seven, L'Ile du Dr Moreau, Mimic, James Bond, Arlington Road…). Moebius
B D
Darrow
C i n e m a ,
De plus en plus, le monde des Designers pour le cinéma tend à se confondre avec celui des Designers de jeux. La complexité croissante des univers imaginés par les game designers, les progrès techniques effarants réalisés dans le monde du jeu vidéo, tout cela demande un travail préparatoire conséquent. Une première tendance a donc été d'aller chercher des designers du cinéma pour concevoir des univers cohérents. Kalisto fait ainsi appel à Hélène Giraud (fille de Moebius et directrice artistique du 5ème élément) et Patrick Garcia (storyboarder) pour étendre l'uni-
Un Sardaukar selon Moebius (design pour le film Dune de Jodorowski, qui n’a pas abouti). Vous avez dit S.M ?....
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e t
D e s i g n vers du film de Besson et créer un nouveau jeu, une course de taxis volants prévue pour fin 99. La “cellule Univers” de Kalisto est d’ailleurs réputée pour son travail minutieux dans la création d’environnements imaginaires à la fois beaux et cohérents.
d’un an, et requiert plusieurs centaines de dessins. L'industrie a également fait travailler Syd Mead (designer sur Blade Runner et 2001), ou même des illustrateurs traditionnels (Rodney Matthews, sur un shoot-them-up pour Psygnosis). Geoff Darrow travaille en ce moment sur un jeu vidéo pour une société américaine.Tatopoulos, quant à lui, travaille en étroite association avec le développeur français Polygon Studio et a créé avec eux une filiale dédiée aux effets spéciaux. Aussi bien les réalisateurs que les directeurs artistiques de jeux feraient donc bien de jeter un œil sur ce qui se fait chez le voisin…Les
Nicolas Bouvier (1906)
Peut-on parler de “french touch” ? En tout cas, les studios français ont des designers de talent, notamment chez Darkworks, la jeune société qui développe Alone in the Dark IV et 1906 (aventure steampunk, en stand-by pour l’instant). Nicolas Bouvier, leur lead designer, revendique la nécessité de “concepteurs visuels” avec un coup de crayon original en amont, même si les infographistes conservent une part de créativité non négligeable. Ils partent donc dans un contexte de “dessin pur”, avec plusieurs dessinateurs qui viennent de l’animation et de la BD. Ainsi, des gens comme Bajram, Fréon, Claire Wendling et Mathieu Lauffray, viennent travailler sur les projets Darkworks. Au final, un projet comme Alone in the Dark mobilise 3 à 4 designers visuels pendant plus
Ekllipse Une excellente revue, dispo depuis peu en kiosques, qui passe en revue aussi bien BD européennes que comics ou mangas. Le n°1 et le n°3 comportent des dossiers très intéressants sur les designers de jeux vidéo.
échanges seraient sans doute fructueux. Ce n'est pas un hasard si beaucoup d'illustrateurs et de gens travaillant maintenant dans le cinéma sont passés par “l'école CRYO” : s'y sont côtoyés Franck Dion, Stéphane Levallois, ou encore en illustration pure Bernard Bittler, Jean-Jacques Chaubin… On peut regretter que le recours systématique à la 3D “gomme” bien souvent les détails de certains designs - encore trop complexes pour être rendus parfaitement dans un jeu (le nombre de facettes d'un objet 3D restant limité). Mais les consoles nouvelle génération, ou des jeux comme Giants Kabuto laissent présager des univers dont le design n'a pas à rougir d’une comparaison avec le cinéma.
Le design d’un jeu impose des contraintes techniques aux dessinateurs, dont les illustrations sont ensuite modélisées en 3D par les infographistes.
Guybrush
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Livres : Game Designs secrets of the Sages chez Brady Games Sites web : Darkworks www.darkworks.com Gamasutra le repère des concepteurs de jeux www.gamasutra.com
Jean-Marie VIVES Peintre et Matte-painteur Derrière plusieurs écrans et une gigantesque palette graphique, Jean-Marie Vivès termine un travail de commande pour une pub. Des polaroids retouchés de nains de jardin traînent sur son bureau, un petit boulot pour le prochain film de Jean-Pierre Jeunet, “Amélie”... Issu en droite ligne des magiciens de l’image comme Méliès (on notera d’ailleurs le clin d’oeil au réalisateur sur un des Photo biographique clin-d’oeil de Vivès, versant des pots de peinture numériques sur son écran... “Il y a des gens qui m'ont demandé où j'avais acheté mon moniteur ! Souvent, les gens ne savent pas regarder, ils se laissent abuser et prennent l’image pour de l'argent comptant…”
Alien IV : quelques mattepaintings de Vivès
bateaux de la Cité des Enfants Perdus), Vivès joue avec nos perceptions et construit de délirants décors virtuels (“matte-paintings”) pour les plus grands réalisateurs : Kounen, Besson, Caro & Jeunet, Klapisch, Mondino....
“J’ai toujours été très influencé par les américains. C'est un pays d'illustrateurs, alors que nous on est un pays de littéraires. Ici, c'est considéré comme quelque chose pour les enfants. Je suis entré en école d'art à 14 ans, et j'étais parti pour faire de la pub, devenir directeur artistique. Et un jour je suis tombé sur une illustration d'un certain Dulac, un français exilé en Angleterre, qui a travaillé à la même époque qu'Arthur Rackham mais qui était un peu plus réaliste Rackham a un dessin plus nerveux. Et ça m'a décidé à partir dans l'illustration. J'ai donc travaillé pour Hachette, Gallimard, j'ai un tout petit peu touché à la pub.
Du matte-painting au numérique En 80, j’ai rencontré des gens à l'occasion d'une expo, qui voulaient faire un dessin animé. Ils m'ont présenté à une boite de cinéma, qui bossait avec Alain Resnais. Il voulait que je fasse du glass-painting. Je ne connaissais pas du tout, mais pour pouvoir bosser dans l'illustration, j'aurais dû partir aux Etats-Unis. Et ce qui me plaisait, c'est que ça rejoignait le cinéma et la peinture. J'ai donc bossé sur La vie est un roman,
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puis sur Bunker Palace Hotel avec Bilal, et sur Schéhérazade, de Philippe de Broca. Mais j'y passais ma vie : aux USA, il y a des équipes entières qui travaillent sur ce genre de truc, là j'étais tout seul.” A l’époque, le matte-painting est entièrement manuel, peint sur toile, et nécessite de très fastidieuses manipulations, puisqu’il faut le réaliser photogramme par photogramme, avec 4 étapes (filtre rouge, vert, bleu, transparent) pour chaque image du film ! “En 1990, j'ai dit “j'arrête, je peux plus” - et là j’ai rencontré un type qui travaillait sur Paintbox. Il voulait faire un court-métrage, et il m'a montré des images montées sur ordinateur : ça a fait tilt ! J'ai acheté mon 1er ordinateur en 1990, avec l'aide du grand-père, un Macintosh II FX, qui tournait à 40 Mhz avec 16 Mo de Ram et Photoshop 1.07. C'était la rolls à l’époque… En 1991, j'ai commencé à travailler sur un film, qui devait s'appeler Les Chevaliers de Louis VI le Gros… Tout le monde m'a dit : “tu es fou, tu as foutu de l'argent en l'air, le numérique, jamais ça marchera”, et quand il est sorti, le film s'appelait Les Visiteurs. En ce moment, je travaille sur G3 et
semble pas toujours exactement à ce que j'avais en tête. Pour que ce soit le cas, je vais utiliser une grande quantité de logiciels : travailler une image sous Photoshop, puis sur Painter, puis l'importer dans un logiciel 3D pour la remapper, la reprendre sous Photoshop pour la retravailler… jusqu'à ce que l'image “décolle” un peu, car la 3D a ce côté toujours un peu…plastique, un peu faux, synthétique.
G4. J'ai essayé les Silicon, mais c'est valable uniquement pour la 3D - et je fais essentiellement de l'image fixe. Etes-vous amené à modéliser en 3D pour vos décors, ou bien travaillezvous uniquement en 2 dimensions? Ca m'arrive, mais ce n'est pas mon truc. Certains des décors que j'ai l'occasion de faire sont ensuite ré-utilisés dans des logiciels 3D, mais par exemple, je ne ferai pas de plans où on entre dans les décors. Ce que je fais, c'est que j'essaie de travailler la 3D de façon différente. Les tableaux personnels qui sont sur les murs, là, c'est de la 3D à la base, et pas des photos retouchées comme on pourrait le croire. Celui-ci est d'ailleurs issu d'une mauvaise manipulation : un marbre vert qui est devenu rouge. Ca m'a fait penser à de la viande, et... voilà.
Justement, quelles sont les erreurs à ne pas commettre sur un matte-painting ? Quelles techniques utilisez-vous pour le rendre “vivant”? Je ne sais pas…Ca dépend beaucoup de la façon dont il a été tourné. Aux Etats-Unis, ce que j'aime bien, c'est ce côté “illustration pure” vers lequel ils n'hésitent pas à aller. Sur le Dracula de Coppola, par exemple, il y a des matte-paintings éblouissants, on voit que c'est du matte-painting mais on sent que c'est volontaire. Oui, tout le film a été tourné de façon un peu “rétro”, avec l'utilisation d'une caméra d'époque, de vieux effets optiques…
Oui. En France, on n'aime pas ça, il faut que ça ressemble à la réalité. Est-ce qu'il y a un important travail de coordination avec le chefopérateur sur les éclairages ? Oui, je pose beaucoup de questions. Dans Alien IV, par exemple, le plan de la passerelle, à la base il y a Wynona sur une petite passerelle avec un grand écran vert derrière et point final. Donc je suis obligé d'aller demander à Darius la façon dont il éclaire les décors. Sur la Cité, la lumière est beaucoup moins directive, le plateau était très souvent enfumé, il y avait une lumière très douce et on ne peut pas dire des problèmes d’éclairage spécifiques. Quelle est votre implication sur un film, le degré de votre présence sur les tournages ? Assez faible en pub, mais importante sur les longs-métrages. Le problème avec la pub c'est que ça va trop vite. Quand c'est un peu délicat, qu'il y a des incertitudes, le fait d'être sur place permet de dissiper les doutes. Et sur place, je peux récupérer les matières pour faire les raccords. Quand ce sont des plans sur lesquels je dois tout
Premiers pas dans l’illustration : J.M . Vivès a notamment illustré Les Patrouilleurs de l'an 4001, une des sagas de Philippe Ebly, fantastique écrivain pour enfants, dont les livres méritent d’être redécouverts même adulte. (Si vous n’avez jamais lu les Conquérants de l’Impossible ou les Voyageurs du Temps, vous avez loupé quelque chose...). Le traitement graphique, hyper-réaliste, était époustouflant pour ce genre de livres - souvent illustrés à la va-vite.
Il vous arrive de partir d'une intuition ou d'une mauvaise manipulation, ou bien vous avez une idée précise lorsque vous entamez une illustration numérique ? J'ai besoin d'avoir une ligne de conduite - en cours de route, s'il y a des accidents heureux, je m'en sers, mais il y a toujours une ligne directrice., même si l'image finale ne res-
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Pour en savoir plus : Computer Arts, décembre 1999 Site perso : www.imaginet.fr/ ~jmvives/ Filmographie partielle : * courts-métrages Babel (J.M. Roux), Le Dernier Petit Chaperon Rouge (Jan Kounen) * longs-métrages La Cité des Enfants Perdus Alien IV Peut-être Les Visiteurs La 9ème Porte
reconstruire, je fais quand même en sorte d'être là si c'est possible, parce que le metteur en scène va plus s'occuper de ses acteurs, de la réalisation…Et même s'il y a un directeur des effets spéciaux, il ne va pas forcément s'occuper des problèmes spécifiques du matte. Il y a la lumière, aussi, bien qu'aujourd'hui, le numérique permette de rattraper presque n'importe quoi. Dans Schéhérazade, je devais travailler sur un plan où il y avait des gens qui sculptaient de grandes têtes sur une falaise. Tel que ça devait être filmé, la montagne aurait jeté des ombres sur tous les figurants, j'aurais dû retoucher beaucoup de choses supplémentaires, donc j'ai demandé à changer l'axe.
Difficile de trouver des décors aussi rouillés et décrépits que dans la Cité des Enfants Perdus…
Que pensez-vous des nouvelles directions prises par des gens comme Christian Volckman, sur le court-métrage Maaz ? Il utilise le décor de façon très intéressante, on dirait des peintures animées... Il est venu me voir, à un moment, pour me demander des conseils. Je n'ai jamais vu son court-métrage terminé, il était en cours d'élaboration. A un moment donné, ce genre de productions coûtera moins cher et finira par se répandre.
Avez-vous déjà songé à passer à la réalisation de film ? On sent un univers, dans toutes vos peintures… Je ne suis pas un conteur d'histoires, je n'ai jamais travaillé en équipe, mais si j'avais une histoire propre, oui, ça me tenterait. Faire un truc de commande, par contre, non. J'ai des bouts de scénario, de courts-métrages, avec beaucoup d'images truquées. Mais je trouve l'image fixe beaucoup plus forte que l'image animée. Il y a des images fixes obsédantes, sur lesquelles on peut rester des heures. Des peintures de Bacon, par exemple… Un film, ça passe à une vitesse ! Il faut le revoir, se remettre en condition. Là, c'est juste un point de départ, et le spectateur va connecter son propre univers sur l'image qu'il voit. Il y a beaucoup de personnes qui ne regardent jamais dans ce coin de mon bureau, là où sont accrochés mes tableaux personnels. Ils n'aiment pas voir ça. Ils rentrent dans la pièce, ils jettent un œil et aussitôt ils détournent le regard. Ca les met mal à l'aise. Je déteste le vide, j'ai tendance à entasser les choses…ça perturbe un peu les gens, souvent. Sur La Cité..., je me suis lâché. Alien, c'était déjà plus “clean”. Souvent , les gens me
font enlever des choses. J'aime bien l'accumulation. Même dans ma pièce, sur mes murs, j'ai besoin de coller des trucs partout. Aujourd’hui, Jean-Marie Vivès voudrait pouvoir abandonner la pub pour revenir à la peinture , sans toutefois abandonner le cinéma : “Si je pouvais faire uniquement des galeries, je le ferais. Etre le seul maître à bord, sans problèmes de compétition, de rapports faussés. Il y a toujours des compromis dans un travail de commande. A un moment donné, on castre toutes ses envies pour rentrer dans le moule. Alors que quelqu'un comme Bacon a fait ce qu'il voulait faire. Maintenant, c'est la seule façon d'être. Même si j'aime ce que je fais, travailler sa propre image, sa propre matière, sortir ses tripes, c'est autre chose. Le problème, c'est d'en vivre. J'espère que ça reprendra, il y a un autre art qui est en train de naître du numérique…”
propos recueillis par Guybrush
Jean Rabasse, l’architecte du film,s’est servi comme référence de photos noir & blanc des bords de la Tamise en 1920-1930. Vivès, lui, a dû visiter de nombreux ports en Europe, prenant des photos un peu partout pour les textures, de la brique, de la rouille, du bois…
“Ca, c'est une image que j'ai fait pour Vogue, ils voulaient une image de Peut-être, mais c'était impossible, on était au tout début du tournage. Alors je leur ai proposé une version “New York” sur laquelle j'ai pu faire ce que je voulais. Peut-être était très clean, j’aurais bien aimé faire un truc plus tragique, moins lisse - c'est forcément une catastrophe le sable qui arrive dans Paris...”
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Il court tout le temps, tel le Lapin Blanc d'Alice ; et pour cause : ce touche à tout de talent mène de front de nombreux projets dans tous les domaines - BD, cinéma, pub, jeux vidéo, jeux de rôle… cences d'Egon Schiele, de Sienkiewicz, mais possédant une très forte personnalité… Son apprentissage se fait à l'Ecole Penninguen, sur les mêmes bancs que Sandrine Gestin (peintre et illustratrice pour Gründ, J'ai Lu…) et Thanneur (La Hyène, chez Soleil) une
belle promo, donc… S'il continue à fréquenter l'école maintenant, c'est pour y donner des cours de croquis. Il prépare actuellement un courtmétrage (en tant que réalisateur, cette
Le 2ème Monde : premiers croquis de Stéphane Levallois...Avant que Canal+ prenne peur et décide d’en faire un univers “propre sur soi”, identique au Paris de tous les jours.
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fois), qui utilisera le Flame, et mêlera acteurs réels et images de synthèse. Egalement dans les cartons, une série de trois albums couleurs chez les Humanos, et un clip pour les Rita Mitsouko. On vous le dit, le bougre est doué, et le moins qu'on puisse dire c'est qu'il ne se repose pas sur ses lauriers… Tu as débuté sur les 1 000 Merveilles de l'Univers pour le cinéma, en boards ? Oui. C'est le seul long sur lequel j'ai bossé. Mais en dehors je fais beaucoup de boards pour la pub, tous ceux d'Eric Coignoux par exemple. Il est super doué, c'est le type qui a fait les Acariens dans ElectroLux (l'aspirateur), la pub pour Bouygues avec les tigres blancs, des pubs anglaises (Alton Towers), celle pour la Renault Espace. J'ai fait le storyboard de la Xara Picasso (avec le robot qui peint la Xara sur une chaîne de montage). J'ai fait le board de Reebook pour Caro. Et un autre pour Bruno Aveillon. Il y a de plus en plus de réalisateurs qui font appel à des dessinateurs de BD pour les aider sur leurs storyboards… Oui…Jean-Pierre Jeunet m'a appelé il y a quelque temps. C'était marrant, j'avais sur mon répondeur un message : “Bonjour, je suis Jean-Pierre Jeunet, le réalisateur - j'ai vu vos boards qui traînaient chez Duboi, c'est très joli. Ce qui me plaît bien, ne le prenez pas mal, mais c'est votre côté gribouillis. C'est bien, les gribouillis, comme on voit pas bien ce que c'est, après, quand l'image est faite, il n'y a personne derrière pour vous faire chier et vous dire : "ouais, mais c'était différent…". Bref, contactezmoi si ça vous intéresse.” J'étais tout fou. Mais malheureusement, comme le film est auto-produit, pour des questions de budget, ça n'a pas
OBSCURA Excellent CD de la collection Shooting Star (qui édite les meilleurs musiques de jeux vidéo), Obscura est l'ancien titre des Légendes Souterraines, le CD-Rom vendu avec le 2ème Monde à l'époque. On y retrouve une envoûtante symphonie de Pierre Estève, proche des Cocteau Twins, mais surtout, Stéphane Levallois y complète l'univers graphique qu'il avait imaginé par de merveilleux croquis qu'on peut retrouver sur une plage CD-Rom très fouillée.
Kokochka - ©1999 ARS
Vous avez sans doute déjà croisé les croquis de cet adepte du noir et blanc torturé, sous une forme ou une autre : Stéphane Levallois a longtemps travaillé pour Cryo, sur divers jeux vidéo, et ses personnages hantaient les pages des scénarios de Casus Belli ancienne formule. En BD, une première double page parue dans Bo Doï confirmait son talent, avant la parution en février de Noé, chez Les Humanos, qui fait l'effet d'une petite tornade. Côté cinéma, il réalise également le storyboard des 1000 Merveilles de l'Univers (voir Chasseurs de Rêves n°3). Le monde étant décidément petit, il travaille sur les storyboards d'un très beau courtmétrage de Yann Minh (Haime), auteur/réalisateur évoqué dans l'Envers du Décor. Très proche des univers steampunk, Levallois se caractérise par un trait torturé et vif, des images cadrées comme au cinéma, qui aiment jouer sur les contrastes (nains et échassiers, gigantesques aéronefs emplissant l'écran…). Tatouages et bandelettes parsèment une œuvre hantée par des réminis-
Kokochka The Red Egg (1940) 63 x 76 cm
ges et c'est dommage. Je voulais faire un bouquin où tout repose sur la forme, la compréhension de l'image. La dernière gageure de ça, c'est l'aspect narratif. Il faut que le lecteur comprenne ce qui se passe et tu ne peux pas te rattraper sur le texte. Avec le muet, jouer sur des ellipses, c'est très difficile. J'ai des textes à la fin de chaque chapitre, des poèmes qui viennent en corrélation mais qui n'expliquent pas forcément ce que tu as vu ou ce que tu vas voir.
“Je pense que l'avenir de la BD est cinématographique”
pu se faire.
Egon Schiele (DR)
Dommage, c'est vrai que vous avez des univers qui collent bien. J'ai vu certains de tes vieux croquis, il y avait des personnages très proches des Cyclopes de La Cité des Enfants Perdus. Oui oui, c'était dans les Légendes Souterraines…Ca m'a marqué, quand j'ai vu La Cité…, j'ai fait de La Cité… pendant presque 2 ans.
Egon Schiele Self-Portrait Standing (1910) 55.8 x 36.9 cm Storyboards page de gauche : Les 1000 Merveilles de L’Univers (long-métrage de J.M. Roux) page de droite : Virus (jeu vidéo)
Tu as travaillé sur plein de médias différents, qu'est-ce qui te paraît le plus intéressant ? Ce qui m'intéresse c'est plutôt la création, donc plus la bande dessinée et le design en tant que production designer, pour le cinéma. C'est comme ça que je veux évoluer, aussi. Mon agent va bientôt partir aux Etats-Unis rencontrer Lucas, Tim Burton… J'aimerais aussi faire de la réalisation, des courts-métrages. Le board n'est pas hyper-intéressant en tant que tel, tu es le sténo-dactylo, le réal' a
des images en tête et tu vas les mettre sur le papier. Ca t'est déjà arrivé de modifier légèrement un scénario existant via tes boards ? Si tu veux, déjà, en board, tu es payé par image, donc tu ne peux pas te permettre de gonfler la note. Par contre, tu peux faire des propositions de cadrage. Maintenant, je commence à avoir pas mal de métier derrière moi, des boards, j'en fais depuis 7 ans -et la BD qui vient de sortir chez les Humanos, Noé, est le résultat de tout ça. C'est un peu un storyboard géant format cinémascope, muet. Des BD, j'en achète mais j'ai pas le temps de les lire. Donc je regarde les images. Noé, je l'ai un peu écrit pour les mecs comme moi, car à ce moment là autant faire une BD qui n'a pas de texte. Quand tu lis les BD, tu suis les bulles. Tu as la lecture du texte et celle des images, mais à un moment, tu es plus entraîné par la lecture du texte et tu passes très vite sur les images - à la limite, tu feuillettes les bandes dessinées sans vraiment regarder les ima-
Croquis travaux de recherche pour Légendes Souterraines et Obscura
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En terme de BD, je pense que l'avenir de la BD est cinématographique. Il faut arrêter la BD à grand-père où tous les personnages sont de profil dans une case. Vatine et Blanchard se battent sur ce terrain là. En même temps, c'est très classique ce qu'ils font dans leurs collections chez Delcourt. Oui, mais dans le cadrage, ils ont une recherche intéressante. Faire du storyboard et travailler avec des réalisateurs, c'est important. Ce n'est pas bien compliqué, c'est souvent des règles de base qu'il faut apprendre à maîtriser. Tu as toujours un décor et un acteur. Le problème, c'est : Où est-ce que tu vas mettre la caméra pour faire gagner le maximum de force à ton acteur et à ton décor ? Quasi tous mes personnages sont en contreplongée dans ma BD. Coignoux m'a appris à pousser les perspectives à fond, pour donner un maximum de pêche au dessin. En plus, tu aimes bien les contrastes, les personnages très longs et effilés… Ouais. En fait, il y a surtout deux influences : Bilal, d'abord, dont je me suis lassé. Et puis ensuite Egon Schiele, le rejeton terrible de Gustav Klimt. Il a peint des nanas prépubères, décharnées, saignant de partout, des trucs expressionnistes très torturés. C'est une baffe monstrueuse, et il a influencé plein de types : De Crecy chez les français, Kent Williams chez les américains… En classique, Ingres, c'est le maître. En torturé,
c'est Schiele pour moi. Kokochka aussi. J'ai eu deux chocs dans ma vie, une affiche de Kokochka dans un petit dictionnaire d'un mec qui s'ouvre le poumon avec le doigt, et puis les trois portraits bleus de Francis Bacon. Au niveau de tes méthodes de travail, tu “croques” beaucoup ? On a l'impression que tu te diriges de plus en plus vers une simplicité du trait, aller à l'essentiel Moi, je viens du croquis, je ne supporte pas de me faire chier sur une image très longtemps, ça m'ennuie. J'essaie de fuir le côté un peu laborieux. Je suis très rapide, c'est ce qui permet la cadence de Noé. Maintenant, je comprends qu'il y ait des personnes qui soient des obsédées du détail. Ca m'est arrivé, à une époque, de passer deux mois sur une peinture. Aujourd'hui, je passerai peut-être 3 heures sur une image. Du coup, dans la BD contemporaine, qu'est-ce qui t'attire ? Des gens comme Mc Kean, Bezian ? Tu sais, quand je faisais Noé et que j'allais à la FNAC, je ressortais la queue basse parce qu'il y a tant de petits jeunes qui fournissent une masse de travail énorme. Ca m'effrayait un peu. A côté de ça, je n'y trouve pas tellement mon compte. J'ai lu énormément de BD quand j'étais ado, peut-être trop.Aujourd'hui, je suis un peu barbouillé par toute cette couleur. Je viens en me disant “je vais acheter un album couleurs”, et au final je repars avec un Pierre LaPolice ou un Cornelius, des albums noir & blanc. Pierre LaPolice, ça me fascine. C'est bourré d'idées, c'est drôle, c'est complètement délirant, c'est sadique et c'est écrit comme des rédactions de gosses de 6ème.
Vraiment, c'est étonnant, il faut lire Pierre La Police ! Pour finir, quelle technique de dessin préféres-tu ? Mmmhh….en fait, ca dépend des périodes. Pendant 5-6 mois, une fois, je n'ai dessiné qu'au Bic, sur du papier layout, ce qui est génial parce que ça permet d'avoir des traits hyper-fins, comme de la gravure, de la pointe sèche. J'aime particulièrement la plume et l'encre - pas l'encre de chine, c'est de l'encre acrylique pour aérographe, de la PBO . C'est avec ça que j'ai fait Noé, et c'est génial car c'est plastique : même si tu transpires, quand tu reposes la main sur le dessin, tu n'abîmes rien. Par contre, ça sèche en 4 secondes, et
une fois que c'est sec c'est mort. C'est sans retour (rires). L'encre Waterman, que tu trouves en petits pots dans toutes les librairies, c'est génial aussi: tu as des noirs, des bleus, ça ne coûte pas très cher, et quand tu les coupes avec de l'eau tu obtiens plein de teintes différentes. Tu peux avoir du violet ou de l'ocre pour une même encre. Maintenant, je ne sais pas comment ça vieillit. Visiblement, mes dessins ont tendance à brunir. A mes élèves de croquis, je dis qu'il faut faire attention à ne pas se laisser piéger à faire des jolies matières et s'en tenir là. Il y a un côté pictural, un côté recherche, mais tu perds toute la force du dessin.
NOE
Guybrush (mars 2000)
une bd pas comme les autres Les Humanos, collection Tohu Bohu, 160 p., 79 F Formidable BD en noir & blanc, Noe est une histoire muette, traversée par un scaphandrier qui tire une gigantesque Arche et bâtie sur une série d’images fortes cadrées comme au cinéma...On y retrouve quelques thèmes proches d'Obscura, comme les Filles du Vent et leur orgue.
A découvrir dans la même famille :
Kent Williams (peintre américain) www.kentwilliams.com Yoshitaka Amano (illustrateur japonais, émule de Klimt) www.amanosworld.com Bill Sienkiewicz dessinateur de comics Elektra (Delcourt)
Pierre La Police
éditions Jean-Pierre Faur Les praticiens de l'infernal Les aventures de Fongor et les deux Thémistécles
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John Howe : interview coup de dessins a un but final (la publication) bien autre que le but initial. Là, on travaillait pour le film, on n’était pas à faire des jolis trucs faussement spontanés mais bien finis pour un livre ultérieur. Ceci dit, on a tous les deux fait quelques peintures plus détaillées pour certains environnements. (Minas Morgul, Bag End, Baraddur, Cirith Ungol...)
John Howe et Alan Lee, sans doute les deux plus talentueux illustrateurs de l’oeuvre de Tolkien, ont travaillé pendant plus d’un an sur le design du film tiré du Seigneur des Anneaux, dont le 1er épisode doit sortir en Noël 2001. Même si une bonne partie de ses travaux sera réalisée informatiquement (sous la houlette du directeur artistique Dan Hennah pour la 3D), la “griffe” de John Howe est d’ores et déjà visible sur les photos des cavaliers noirs et autres éléments dont les photos circulent clandestinement sur le web. Si Alan Lee, a déjà travaillé sur le film Erik le Viking, c’est le premier long-métrage de John, qui a bien voulu nous révéler quelques éléments de son travail.
vantes s'en chargaient en traduisant les dessins dans les contraintes imposées par les matériaux servant à la fabrication. En général, je travaille seul, et mes contacts avec les gens sont brefs et limités. Là, c'était intense. Je crois que j'ai plus parlé en un an qu'en dix années normales ! A quel point ce travail était-il différent de ton travail habituel ? A-t-il fallu par exemple que tu te poses plus de limites de “réalisme” par rapport à tes peintures habituelles ? (pour permettre aux costumiers ou aux accessoiristes de créer les objets) C’était très différent, étant donné que ce que nous faisions, Alan et moi, n'était qu'une étape, suivie de pas mal d'autres, sans parler du tournage. Par contre, injecter du “réalisme” dans mes dessins ne m’a pas demandé d’effort supplémentai- re, car les équipes sui-
As-tu essentiellement travaillé sur des peintures, ou s’agissait-il plutôt de produire des croquis ? C’était surtout des croquis, à raison de 10 heures par jour en moyenne. Travailler à proximité d'Alan etait aussi terriblement stimulant. Tout ce qu’on faisait devait servir le propos du film. Quand je vois des bouquins “the Art of the Making of je ne sais quoi...”, je me dis que le côté fignolé de beau-
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Comment tes créations ont-elle été rendues en 3D ? As-tu “mis la main à la pâte”, Travaillé avec les accessoiristes, les costumiers ? Autant que possible, oui, j’ai mis la main à la pâte. Pas beaucoup pour tout ce qui était digitalisé, mais sur les sculptures par exemple, oui. Le costume par contre, en dehors de ce qui était armes et armures, était un autre domaine et un autre département, bien que nous y ayions contribué parfois. J'ai aussi construit des maquettes, mais devant le travail des sculpteurs là-bas, je me suis bien gardé de trop m'y risquer... A propos de tes collaborateurs, justement…il y avait d'autres artistes que toi et Alan ? Oui, une grande équipe de gens très talentueux. Quand on sait que la Nouvelle Zélande ne compte que 3.5 millions de personnes, que Wellington n’est pas exactement une mégalopole, et que le tout est carrément de l'autre côté de la planète, c'est presque miraculeux ! Le Weta Workshop est une incroyable usine à effets spéciaux , et son chef, Richard Taylor est parmi les meilleurs. Il y avait une ambiance positive et constructive que j'ai rarement vue ailleurs.
Y a-t-il eu une “sectorisation” bien définie du travail entre toi et Alan Lee ? Par exemple, “John s'occupe de telle ou telle créature, Alan se concentre plus particulièrement sur les décors…”. Non, pas du tout. Ca s'est fait presque organiquement, il nous arrivait de traiter les mêmes sujets, mais on se les partageait selon les envies de chacun. Et par rapport à tes peintures qui existaient déjà, ou à celles d'Alan Lee, le design de certains personnages a-t-il beaucoup changé ? (par exemple le Balrog, Gollum… sont encore gardés secrets). Pour le boulot que nous avons fait, les dessins ou illustrations existantes avant le film servaient de point de départ, mais parfois nous sommes allés très loin, poussés par Peter dans les directions que nous n’aurions pas pris spontanément. Qu'est-ce qui t'a fait le plus plaisir en terme de rendu de ton travail ? Tu as un goût prononcé pour les armures, j'imagine que ça doit être chouette de voir des figurants revêtir ses créations… Je me réjouis de voir le Balrog et les créature volantes évoluer, et le travail des armuriers - dont aucun n'a quitté le sol néozélandais - est remarquable. Pourquoi t'a-t-on demandé de te rendre sur place, et pour combien de temps ? C'est impossible de bosser à distance. Il faut travailler avec et parmi les autres de l'équipe. La période n'était pas déterminée. Nous sommes revenus en Suisse pour la suite des études de notre fils (nous nous y sommes rendus en famille) mais Alan est toujours là-bas. A quoi ressemblait ton travail au quotidien ? Peter Jackson se montre-t-il dirigiste ? Très tôt le matin, je commencais vers 6h30, afin de rentrer à la maison pas trop tard. La journée se déroulait sutout en dessin, mais au
fur et à mesure que les miniatures et accessoires prenaient forme, nous passions de plus en plus de temps dans les ateliers de réalisation. Peter Jackson a le don de reconnaître le travail fourni mais aussi de faire comprendre qu'on n'y est pas encore quand ça ne lui plait pas. Il n'oublie jamais rien, et il arrive à motiver les gens à revenir à la charge quand quelque chose ne lui convient pas encore. Oui, il est dirigiste dans le sens où il doit tout voir, mais en dehors de ça il demande à être surpris, enchanté, ravi par le boulot que l'on lui propose. Les gens se donnent 15 fois plus de mal à lui plaire que s'il contrôlait tout et étouffait toute créativité.
Boromir, Gandalf, et les Hobbits...
Et pour finir, la question que tout le monde se pose : les images qu'on trouve sur le site web officiel, s'agit-il de peintures ou de photos retouchées ? Ce sont des prises de vue faites pour une brochure et ensuite bricolées sous Photoshop. Arwen et Aragorn à Rivendell, par exemple, ce sont deux personnes avec des costumes insérées dans une photo de paysage. Le pont est celui d'une des miniatures. La lumière et la brume sont ajoutées sous Photoshop. propos recueillis par Guybrush en mars 2000
S
La pré-bande-annonce du film et quelques rares photos “clandestines” sont les seules images qui circulent actuellement...
EIGNEUR DES ANNEAUX :
LE
FI L M
Belles images de John Howe : agenda (1995) et calendriers Tolkien (1991, 1996, 2000) Visions des Terres du Milieu (collectif) Avec Anne Mc Caffrey : Dragons (chez Casterman). Et de nombreuses illustrations, notamment les couvertures de livres dont vous êtes le héros. Le site officiel du film : www.thelordoftherings.net Le site officieux : www.theonering.net (tous les scoops)
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M e rci
CR E D I TS Cou vertu r e Vincent Froissard
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C o u v ’
Sara Tillier (Sara)
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Jérôme Collet (Yerom)
investis dans ce numéro, Jacques Baudou, Yann Minh, Cyril Cavalié, Johan Scipion, Laurent Bramardi, Présence d’Esprits, Metropolitan Films, et tous ceux qui nous ont soutenu - ils se reconnaitront. Beaucoup de nuits blanches ont été consacrées à ce numéro, on espère qu’il vous a plu... Pour les acharnés qui nous suivent, voici la liste de nos productions :
Toute notre reconnaissance et notre amitié à Nicolas Gaume et à l’équipe de Kalisto, Laurence Pisichio et le CNL, ainsi que Joël d’Autographe. Nous voulons aussi remercier les nombreux dessinateurs et auteurs qui se sont
Rédac’chefs
Mickaël Ivorra (Guybrush) Karen Guillorel (Miette)
Maquette
Miette / Guybrush / Chloé / John / Florence
Rédact eurs
NO
S
RE T U A
PRODU
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CTIONS...
Art Fantastique Reproductions 50x70 cm
tirages limités, numérotés et signés
Yann Boulet (Nemo) / David Calvo / Yoann Le Bars (le Farfadet spatial) / Cécile Blanc (Raton Charmeur) / Eric Gratien / Mickaël Ivorra (Guybrush) / Karen Guillorel (Miette) / Léa Silhol
Illustrations originales Sébastien Bermès / Jérôme Boulbès / Jérôme Collet (Yerom) / Cromwell / PierreMarie Grille-Liou (PMGL) / Bertrand Hée / Benoit Lamouche / Marc Lopes (Eikasia) / Christophe Molino / Séverine Pineaux / John Rebaud (John)/ Guillaume Sorel / Sara Tillier (Sara)
Credit Iconographie Francis Bacon / Emmanuel Bazin / Nicolas Bouvier / Cyril Cavalié / Chirico / Marc Caro / Lewis Carrol / Dargaud/ Franck Dion / Fred / Goomi (François Launet) / John Howe / Kokochka / Mathieu Lauffray / Olivier Ledroi t / Stéphane Levallois / Florence Magnin / Sandrine Gestin / Yann Minh / Miyazaki / Egon Schiele / Jan Svankmajer / Jean-Marie Vivès / Witkin / Yslaire Photos : Maaz, Cité, Alien, Sleepy Hollow, Le Seigneur des Anneaux
Infos diverses ISSN 1276-4345 / dépôt légal à parution Distribution BD : MAKASSAR (01-42-58-35-53)
à ...
CROMWELL SOREL LIDWINE
Précédents numéros
n°3 : Terry Gilliam, Univers Décalés n°4 : Films d’animation, Abysses, Cyberpunk...
site web : www.chasseursdereves.com