Marc Lopes
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ikasia
Marc Lopes
EIKASI A Eikasia livre tout tout d’abord, dans les pages du prozine Chasseurs de Rêves, une interprétation personnelle des univers de Dan Simmons (avec le « Gritche ») et les portraits retouchés de plusieurs grands réalisateurs (Terry Gilliam, Jan Kounen…), avant d’être repéré par des éditeurs perspicaces comme « J’ai Lu ». Proche du courant artistique de Dave McKean (qu’il n’a découvert que bien plus tard), ce jeune infographiste fait partie des nouveaux talents à surveiller...
PARCOURS « Je voulais être dessinateur quand j'étais tout petit, quand j'avais trois-quatre ans et que je commençais à gribouiller. Pendant le collège j’ai beaucoup moins dessiné, un petit passage à vide peut-être dû aux jeux vidéos. J’étais plus souvent devant ma console qu’à travailler ou à dessiner... Je faisais un peu d’origami aussi. J’inondais la maison et la cour d’école avec mes origami. Au lycée, il y a eu deux-trois rencontres intéressantes qui m’ont fait reprendre goût au graphisme et à l’illustration, au travers de l'image de synthèse. Il y a eu tout d’abord Sophie et Céline, des amies de ma sœur qui étudiaient dans des domaines artistiques, et puis un stage en entreprise dans une boîte de design, de création de sites et d'images de synthèse. Dans cette société, qui s’appelait Z77, j'ai vu des gens qui travaillaient et qui gagnaient leur vie avec leur art. ça a été un déclic parce que je suis issu d’une famille de salariés, et pour moi la seule façon de gagner sa vie c'était huit heures par jour au bureau, « métro-boulot-dodo ». C’est vrai que voir des gens qui restaient au boulot jusqu’à 23 heures pour faire des choses qu’ils aimaient et finir un travail, ça n’existait pas pour moi, c’était un monde totalement inconnu... En ce qui concerne l’infographie, j’ai débuté par 3D Studio 3, je ne faisais que de l'image de synthèse et je touchais très peu, voire pas du tout au graphisme 2D. À l’époque, j’utilisais Paint Shop Pro et j’ai justement découvert Photoshop chez Z77. C'était la version 3.5, et depuis je ne l’ai plus lâché. Avec 3DS, pour rendre une seule image il me fallait vingt minutes de temps de calcul - je me suis dit : “Bon, je n’ai pas que ça à faire !”. Comme Photoshop avait l’air intéressant, avec son système de calques, j’ai commencé à bidouiller avec - c’est donc un peu venu par hasard. C’était juste des expérimentations, une sorte de jeu au début. »
Algernon (2001) Infographie
@nge (2000) Infographie
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J
e suis mon propre modèle pour la plupart de mes images, tout simplement parce que je n’ai pas d’autre modèle sous la main. C’est très narcissique, en tout cas on peut le penser, mais quand je travaille à deux heures du matin il n’y a personne d'autre pour être pris en photo. C'est vrai que j'ai parfois fait appel à d'autres modèles, des copains, mais ce n’est pas évident : il faut aller chez eux, transporter tout le matériel, faire les photos, ça prend facilement tout l'après-midi. C'est pratique d'être son propre modèle mais il y a des petites contraintes - par exemple ce n’est pas évident de se cadrer et de se prendre en photo en même temps. J'ai investi dans une télécommande bien pratique, mais je ne peux pas photographier ma main. Ce qui me manque le plus, c’est un modèle féminin.
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Le Foyer et la Salamandre (1999) Infographie
ENTRETIEN avec Eikasia En parallèle de tes couvertures de livres, tu étais encore étudiant en biologie. Est-ce que ca t’apporte quelque chose vis-à-vis de ton parcours graphique ? Oui, un peu. C'est vrai que la Fac, ce n’est pas loin du Muséum d'Histoire Naturelle, et je vais parfois me balader dans les galeries du musée - c’est vraiment un lieu que j'adore. Cette ambiance naturaliste xixe siècle, les gens qui se battaient pour découvrir comment marchait la vie... J'ai commencé par des études de médecine, mais ce que je cherchais vraiment c'était l’aspect médecine expérimentale, le côté « recherches » : découvrir des choses, savoir comment ça marche, des trucs de gosse quoi. Quand j'étais petit, je démontais tout. J'ai charcuté une poupée de ma sœur pour prendre le moteur qu'il y avait dans le visage et qui la faisait parler. J'y suis allé au cutter et j'ai découpé un gros carré que j'ai soulevé comme une trappe. J’ai fait la même chose avec la calculatrice de mon père, mes voitures télécommandées... La biologie, c’est un peu cet état d’esprit d’ailleurs. C'est satisfaisant de comprendre ce qui t'entoure dans le moindre détail. Un de mes professeurs, en particulier, donne l’impression qu’il arrive à tout comprendre, tout en restant très humble il a compris que ce savoir est quelque chose de précieux. Est-ce que ça t'arrive souvent d'avoir un cheminement en tête et de t'apercevoir que tu pars dans une direction opposée ? Pour Le Foyer et la Salamandre, oui. J'avais commencé une autre image mais qui ne me satisfaisait pas. Pour des illustrations de commande aussi, mais c'est plus par contrainte, parce que ça ne satisfaisait pas l'éditeur. Pour Algernon, j'avais commencé une image qui me plaisait beaucoup mais même moi je me suis rendu compte que l'image ne collait plus au bouquin. J'avais fait quelque chose d'un peu trop gore. J’étais parti sur quelque chose qui mêlait une tête humaine et une tête de souris, un cerveau à vif avec des appareillages dessus. Le livre est très sentimental - c’est le journal intime d'un débile qui devient intelligent puis qui redevient simple d'esprit. J’avais donc fait une couverture qui ne collait pas du tout. Je m'en suis rendu compte après avoir lu le
bouquin mais j'avais déjà commencé l'illustration. il faut donc toujours lire le livre avant de faire une illustration - c'est la morale de l’histoire ! Justement, lorsqu’on te commande une image, est-ce que tu proposes un aperçu, ou plusieurs pistes à l’éditeur ? Les illustrateurs traditionnels ont plus de facilités pour proposer des croquis… Je ne propose pas de croquis parce que ça ne donnerait pas une bonne idée de l'image finale, il y aurait trop de décalage entre le croquis et l'image finie. Je travaille plus rapidement qu'un peintre traditionnel puisque j'ai nettement moins de contraintes - je fais donc une première version de l’image et je la présente à l’éditeur. Les détails ne sont pas finalisés, toutes les textures ne sont peut-être pas présentes, mais globalement il y a la composition de l'image. Après, tout dépend aussi pour qui tu travailles, les demandes peuvent être différentes. Tu parlais de différence entre la peinture classique et l'infographie, est-ce que tu penses qu’il y a une différence dans la manière de faire, dans la manière même de penser une image ? J'ai l'impression que l'infographie est une sorte de raccourci, de « triche » par rapport à la peinture classique. Quand je discute avec des peintres « traditionnels », j’ai l'impression d'avoir quelque chose qui manque techniquement… de ne pas être à la hauteur. C'est comme si tu comparais quelqu’un qui a fait de la musique classique, qui a quinze ans de conservatoire, à quelqu’un qui fait de la pop et qui sait jouer trois accords de guitare. Par exemple les gars de Nirvana faisaient trois accords, c'était super efficace, ça se vendait à des millions d'exemplaires. À côté de ça il y a des guitaristes classiques qui ont une technique hallucinante, mais qui font des choses complètement différentes. Tu peux dire que Nirvana a choisi la facilité efficace et que les autres restent dans leur complexité, en étant peut-être moins créatifs. Je ne sais pas, il y a plein de paramètres qui jouent, mais j'ai l'impression qu'il me manque quelque chose par rapport à Jean-Yves Kervevan, Sandrine Gestin, tous les illustrateurs classiques. Même Alain Brion qui fait de l'infographie a des années d'écoles d'art derrière lui. Un petit complexe d'infériorité ? Oui, clairement. Mais c'est vrai que je n'ai pas autant de technique qu'eux d'un point de vue dessin traditionnel. Je vais essayer d'y remédier… J'ai l'impression que ça me manque. Parfois, quand j'ai envie de faire certaines chose, je suis limité par le fait que je ne sais pas dessiner suffisamment bien, comme Sandrine, Jean-Yves ou d'autres.
Omale (2001) Infographie
... CHAIRS & METAL ... J’aime les figures urbaines un peu sombres, un peu gothiques. Et puis tout ce qui est alliages de chair et de métal, même si c’est déjà la marque de fabrique de plein d'autres gens, comme Cronenberg ou Giger, ça me fascine. Même quand je dessine, quand je gribouille des corps ou des choses comme ça, il y a toujours des prolongements un peu mécaniques, comme des outils.
Tu travailles les couleurs et les éclairages essentiellement sur l’ordinateur ? Le problème c'est qu’une photo avec un éclairage très précis demande beaucoup plus de temps et de moyens ; et comme c'est moi qui suis le modèle je ne peux pas régler l'éclairage en même temps. Je n’ai qu’un ou deux spots et je bricole avec. C'est vrai qu'en modifiant l’image sous Photoshop tu peux quasiment tout contrôler - sans que ce soit aussi précis que de vrais éclairages, mais ça ne se voit pas quand c'est du photomontage. Sur l’image Pandémonium par exemple, il y a quand même pas mal de différence entre l'éclairage initial et l'éclairage final. Pour arriver à cela, tu utilises des calques d'éclairage : tu places un calque spécial tout en haut de la pile, puis tu crées à l'aérographe des zones d'éclairages spécifiques avec les modes « densité plus » et « densité moins», ou avec « incrustation » par exemple. Ces effets s'appliquent sur tous les autres calques et permettent d’éclairer ou de foncer certaines parties de l’image - comme des zones d'ombre ou de lumière. Plusieurs modes peuvent être utilisés en fonction du type de lumière que tu veux rendre, suivant qu’on veuille obtenir un rendu très saturé ou simplement éclaircir un peu. Visiblement c'est le monde de l'image en général qui t'attire. En ce moment, tu fais de l'infographie 2D mais est-ce qu'il y a d'autres choses qui t’intéressent, sur lesquelles tu voudrais travailler ? Je voudrais continuer à travailler dans le visuel parce que c'est un truc qui me plaît bien et que je maîtrise un petit peu. Maintenant, tu ne peux pas raconter grand chose par l'illustration. Ce n’est pas toi qui racontes, c'est le livre. Quand tu illustres, tu fais une image qui véhicule une idée mais pas toute une histoire. Bosch était très fort pour ça. Oui, justement, il y a des gens comme Bosch mais tu as vu la taille des images qu'il a fait ? Faire une fresque énorme ça pourrait être intéressant, mais aujourd'hui tu n'as pas les moyens de diffuser une chose pareille, ce n'est pas le support idéal. Pour raconter quelque chose visuellement, il n'y a pas trente-six mille solutions. Il y en a deux ou trois. La BD, un livre avec des images et du texte, ça me plairait beaucoup. Comme les graphic novels, ces BD américaines ? Une graphic novel ou une BD, ça me plairait bien. Maintenant, savoir si c'est faisable, si j'en suis capable, c’est autre chose.
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Orbitor (2001) Infographie
Il faudrait que je trouve la forme qui me plaît et qui me correspond... Je n'ai pas envie de faire du Goscinny, du Hergé, ou même du Bilal. J'aimerais bien faire quelque chose de spécial et en même temps raconter une histoire. Que ce soit lisible, narratif et visuel. Ce n'est pas facile de trouver le juste milieu. Ça demande une certaine réflexion et du travail - et puis peut-être que je devrais ne pas m'y mettre tout seul pour une première fois. Au niveau du scénario ? Oui mais aussi graphiquement. J'en discutais l'autre jour avec un illustrateur, Benjamin Carré,qui a peu près la même envie que moi et la même idée, c'est-à-dire mélanger photos et dessins… Peut-être à deux, pourquoi pas ? Ça pourrait être intéressant. Pourquoi pas tout seul non plus, ceci dit. Je n'aime pas trop travailler en binôme, ce n’est pas facile. Tout dépend de ta façon de travailler, mais une division scénariste/ dessinateur est peut-être plus simple. On te soumet un scénario, tu travailles dessus, tu échanges. En plus il est nécessaire que le courant passe, c'est assez compliqué. Mais il faut que le travail soit au rendez-vous, il faut que ce soit assez assidu. Et l'image animée, pourquoi pas ? Mais ça demande sûrement encore plus de travail et déjà une expérience. Je ne sais pas, en fait. J'ai des envies d'images animées mais savoir si j'en suis capable, aussi… Il faut s’en donner les moyens. L'image animée me plairait peut-être encore plus que la BD mais je ne vois pas ça pour tout de suite en tout cas. Raconter quelque chose avec des images qui bougent, c'est bien. Avec du son aussi derrière… Du cinéma, en fait ! Mais je voudrais rester dans le registre de ce que je fais avec les images fixes. As-tu des références hors du domaine fantastique ? Des choses qui te touchent ? Il y a Orson Welles. Ça fait partie des choses, que ce soit un film, une musique, une BD, qui te don-
Fée (1999) Infographie
page de droite : Klimt (2000) Infographie
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Vis-à-vis de tes premières images, qui avaient des compositions peut-être plus simples, comment vois-tu ton évolution graphique ? Au début, j'utilisais assez fréquemment des calligraphies pour donner de la texture à l'image. C'est une technique très simple qui donnait tout de suite un cachet à l'image. Aujourd’hui, j’ai moins tendance à les utiliser, ou bien de façon beaucoup plus discrète. La limitation matérielle joue aussi : j'avais juste un scanner, pas d'appareil photo numérique, et un ordinateur pas très puissant. Avec un 486 DX2 66 et 16 Mo de Ram, tu ne pouvais simplement pas faire de grandes images...
our moi, l’ordinateur est un outil comme un autre, ça ne me paraît pas être une barrière. Il faut juste le taper deux trois fois et réinstaller les trucs tous les quinze jours parce que ç’est un PC...
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nent envie de te mettre à créer quelque chose. Je trouve que ce sentiment est important. Orson Welles fait partie des gens qui me donnent envie de faire du cinéma. C'est pareil avec Caro et Jeunet : après avoir vu La Cité des Enfants Perdus et Delicatessen, je me suis dit : « Il faut que je fasse ça, c'est pas possible mais il faut que je le fasse ». C'est hallucinant de se dire que Citizen Kane était le premier film d’Orson Welles, qu'il avait vingtquatre ans quand il l'a fait. Même aujourd'hui c'est tellement beau, tellement fort que tu te demandes comment c'est possible. Des gens comme lui n'existeront plus, je pense. C'est comme Corto Maltese, c'est un personnage qui ne peut pas vivre dans le monde occidental actuel. Orson Welles, c'est pareil. Un gosse qui à deux ans savait lire et écrire, qui à trois ans jouait des pièces shakespeariennes et les connaissait pas cœur, qui a ensuite fait le tour du monde avec son père, le tour de l'Europe à pied à douze ans, tout seul, qui a dû monter son propre théâtre à dix-sept, dix-huit ans... À vingt ans il faisait de la radio, à vingtquatre il réalisait son premier film. À notre âge, il avait vécu tout ce que tu ferais sûrement dans une vie. Bon, peut-être pas, on fera sûrement encore plein de choses merveilleuses. En tout cas c'est un personnage de bouquins.
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... PANDEMONIUM ...
ette image a été réalisée pour un livre qui s'appelle Pandémonium, de Johan Heliot. C'est du steampunk XIXème siècle. Il y a un personnage, un prince un peu décadent à la tête de tout un pandémonium, avec un corps de démon un peu lubrique. Il est fait plus ou moins de rouages et de mécanismes. C'est une sorte de robot, une espèce de grand androïde plein de rouages un peu dorés enfin c'est comme ça que je le voyais. Je ne sais pas si c'est vraiment dit comme ça dans le livre, mais quand tu lis un bouquin tu te fais ta propre idée du personnage : un prince décadent fait de rouages. Je suis parti sur cette idée pour l’illustration, et je l'ai réalisée assez rapidement. J’ai fait la prise de vue le matin, et j’ai envoyé à l’éditeur la première composition le soir même. L’arrière-plan est une photo de Notre-Dame que j'ai prise la semaine d'avant. Plusieurs éléments, comme le chapeau, la moustache ou les favoris, sont dessinés sous Photoshop. Je leur rajoute ensuite un peu de texture.
” ... TEXTURES ... « Tout peut servir de texture, la moindre chose. Maintenant, avec un appareil photo numérique, tu peux prendre des photos de tout et n'importe quoi : du sol, des murs, des crépis... Un truc qui paraît anodin, un tissu par exemple, peut donner une texture intéressante, grâce à sa matière et à son grain. Si tu ne mets pas de texture sur une image créée par ordinateur, c'est tout de suite trop lisse. La première photo utilisée pour Pandémonium, par exemple, est très lisse. J’ai simplement repeint le corps, notamment pour avoir l’effet des côtes saillantes… Une de mes textures préférées est en fait une vieille charentaise. C'est venu par hasard, je ne sais même pas pourquoi je l'ai scannée… C'est une vieille charentaise toute usée, une pantoufle de mon père qui doit avoir vingt-cinq ans. Je l'ai scannée il y a déjà pas mal de temps, et ça me sert de texture de base que je réutilise quasiment tout le temps parce qu'elle est très efficace, elle donne une sorte de “signature picturale”. Elle a ce petit rendu un peu granuleux que j'aime beaucoup. Par endroits, elle est tellement usée qu’on a l'impression qu'elle est brûlée. Il y a des petites taches que je réutilise régulièrement. »
Pandemonium (2001) Infographie
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TECHNIQUES
o u ti ls
de
p r edi lec ti on
« Je n'utilise pas trop les filtres “artistiques” de Photoshop (esthétiques, esquisse...) - même s'ils sont très efficaces, on les voit trop, sauf si c’est appliqué sur une toute petite partie de l’image. Ce que j'utilise surtout, ce sont les calques, tout simplement. En peinture à l'huile ou à l'acrylique, tu as un dessin global sur lequel tu peins, tandis que sous Photoshop on travaille sur plusieurs couches de dessins - des calques que l’on superpose. À l'aérographe, tu peux te permettre de faire des pseudos-calques, de travailler sur plusieurs couches différentes. Sur ordinateur, c'est un peu pareil. J’utilise fréquemment les outils aérographe, gomme, et doigt pour redessiner sur l’image. Au bout d’un moment, l’utilisation des outils devient instinctive, le cheminement est connu. C’est une technique qui vient progressivement. »
JM Roux (1999) Infographie
Le Gritche
hi s toi re
d ' un e
im age
« Un des seuls souvenirs que j'aie de cette image, qui représente un personnage du roman Hypérion, c’est d’y avoir passé énormément de temps, avec un ordinateur qui ramait monstrueusement à l’époque. Aujourd’hui, j'ai vraiment une démarche de création quasi “normalisée”, je m'impose des étapes dans ce que je fais, mais à l'époque c'était du “free-style”, je ne me souviens pas de la démarche que j’ai pu suivre. Le fond de l’image est constitué d’un peu de peinture, avec plusieurs textures, dont une corne, un bout de crâne et puis pas mal d'éléments métalliques : des couteaux, des ciseaux, des clés de bricolage... Dans les motifs latéraux il y a des motifs tirés de sculptures ethniques. Pour les dents, j’ai aussi utilisé un peigne tribal. »
Le Gritche (1999) Infographie
La Lumière des Morts (2002) Infographie
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Concerto pour silence et tempêtes une nouvelle de Yann Boulet d’après une image originale d’Eikasia
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l n’a pas crié. La première pensée qui se glissa au travers de l'étau de souffrances qui la tenait fut pour son enfant. Elle sentait les contractions quitter peu à peu les muscles de sa nuque, de son dos, s'effacer doucement dans le feu qui rongeait son ventre las. Mais elle ne voulut pas s'abandonner à la vague de soulagement qui la submergeait. Pour rien au monde : son enfant n'avait pas crié. Les suées alternaient sur son front, brûlantes et glacées. Elle gardait les yeux fer més, les paupières encore incapables de se séparer, tentant de mettre de l'ordre dans l'explosion de sentiments, de crainte et d'enthousiasme qui menaçait soudain de la perdre. Il n'a pas crié. La sage femme tenait le bébé, petite pelote de peau fripée, entre ses mains luisantes. Elle le sentait respirer, percevait les battements de son cœur minuscule, le voyait s'agiter dans son nouvel élément, mais il ne criait pas. Ses g rands yeux noirs, dépour vus de cils, se déplaçaient à droite et à gauche, découvrant le monde auquel il appartenait désor mais. Une épine glacée traversa son dos. Elle se retint de laisser couler les pleurs qui remplissaient ses yeux comme elle comprenait soudain l'importance du moment qu'elle vivait. Toutes deux se signèrent discrètement, de ce signe que l'on faisait sous cape, loin du regard des prêtres et de leurs disciples. Son origine remontait bien au delà de toute mémoire, mais elles y avait trouvé un certain réconfort, un certain espoir. Et aujourd'hui cet espoir était un vœu sur le point d'être accordé. Ce credo qu'elles avaient embrassé, ce message qu'elles portaient disaient à tous que viendrait le jour où un enfant né de père inconnu retiendrait son cri de nourrisson en voyant le jour et serait l'instr ument du bouleversement qu'ils espéraient. Elles n'osaient encore croire à ce qui se produisait. Elles étaient ces hérétiques, elles et beaucoup d'autres encore qui attendaient cet enfant comme le Messie, qui attendaient, enfin, que le vent se taise. *** « Et que ceux qui commirent le péché, et le commettront encore soient punis. Que leurs enfants soient punis pour le crime de leurs aînés car la liberté qui leur fut donnée, d'un revers de main leur sera reprise. Ainsi Dieu dit, lors que les
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hommes étaient encore souillés du sang de leurs frères. Ainsi Dieu dit, et sa parole fut entendue de tous, des sur vivants avec leurs glaives et leurs lances brillantes, des mourants, qui mordaient la poussière, des femmes et des enfants, des vieillards et des nouveaux-nés. Et telle était sa colère lorsqu'il parla, que sa voix couvrit la terre entière et qu'elle se répondit en échos qui jamais ne devaient s'éteindre… Amet! » Et un chœur de voix répondit : « Amet ! » A ces mots, frère Ilhem, dissimulé entre les ombres des tentures de pourpre qui couvraient les murs du chœur, tira à lui une corde de soie qui se perdait dans les voûtes, et le vent s'engouffra dans toute la nef. Les grandes fenêtres aux vitraux transparents baillèrent, les grilles enchâssées de verre s'ouvrirent en un seul mouvement et dans les majestueux rayons de soleil qui tombaient des murs, les rideaux et les tentures se gonflèrent comme des voiles. La cathédrale s'emplit alors du grand mur mure du vent chaud. Le mur mure devint un long gémissement qui gagnait en intensité et, une bourrasque balayant la foule, un hurlement explosa d'un coup sous les hautes arches. Alors seulement les premières notes du final commencèrent à résonner dans les violents courants d'air d'où les orgues prenaient leur inspiration. « Entendons la voix de Dieu ! » lança le prêtre pour couvrir le vent et la musique naissante. Un accord plein résonna, et ce fut comme si l'on avait soudainement refer mé toutes les baies de la nef : le vent tomba d'un coup, aspiré par les soufflets béants des orgues, et la foule commença à quitter les rangs de bancs qui quadrillaient le pavé de l'édifice. La marche des orgues accompagna le bon peuple vers la place et le vent qui la balayait en tous sens. Quand le dernier fidèle eut quitté l'enceinte, on coupa les arrivées d'air des instr uments et l'on fer ma toutes les fenêtres et les ventaux. Le calme s'abattit dans l'Eglise comme un soudain voile de plomb. La chaleur n'arrangeait rien et le pas de l'évêque se fit pesant alors qu'il descendait les marches de la chaire où il avait fait son office une nouvelle fois. Frère Ilhem le rejoignit sur le pavé, tendit les bras et récupéra l'étole que l'évêque enlevait déjà. Entrant dans la sacristie, il se débarrassa de son aube en poussant un g rognement. Depuis la r umeur de la naissance de l'enfant-prodige, ses nuits n'étaient plus que de courts moments de repos pour des heures d'insomnie. Dix ans déjà qu'il se dressait à chaque ser mon contre cette hérésie et la crédulité des fidèles. Heureux les simples d'esprits lorsqu'ils ne se four voient pas… Lorsqu'il sortit de l'église, il eut la surprise de voir la place noire de monde. À cette heure, en général, chacun partageait chez soi le repas du dimanche, à l'abri des hurlements du vent et de la tempête. Pourtant, la foule se tenait au bas des marches, compacte, excitée. Traversant la mêlée, un palanquin à bras couvert d'un drap de soie brodée s'avançait, flanqué de bonzes du Mont Seul, avec leur robes safran et leur tête rasée, leurs tatouages br uns sur le front. Au passage du cortège, les gens s'écartaient, et l'évêque put voir dans leur regard et leurs mains tendues une fer veur qu'il ne par venait plus à susciter chez ses propres fidèles. Après un détour au centre de la place, le palanquin passa au pied des marches de l'église, et l'évêque put alors jeter un regard à l'intérieur par l'entrebâillement des tentures laissées au vent. Il vit un jeune garçon nu, tête rasée et portant des
tatouages sur le visage et le front. Il fut d'abord surpris par l'apparence du jeune corps. Il était étrangement for mé, comme si ses os croissaient de façon anarchique sous sa peau, et des épines souples jaillissaient de ses épaules et de son dos, oscillant avec chaque souffle de vent et faisant résonner un chapelet de notes derière elles. Ses longs bras reposaient croisés sur ses genoux, ses mains posées sur un rectangle de brocart tissé d'or et de soie. Un r uban safran noué sur ses yeux et ses oreilles, il semblait ne rien voir, ne rien entendre des visages et des cris qui se pressaient autour de sa litière. Concentré, il laissait courir ses doigts sur le tissu : de longues tiges d'os et de peau, souples, rapides, précises. On disait qu'ils l'avaient pris à la naissance, qu'ils l'avaient rendu sourd, qu'ils l'avaient isolé en haut d'une tour ouverte aux quatre vents, on disait qu'il parlait la langue de Dieu, ne connaissant pas celle des hommes : la langue du vent. On disait beaucoup sur cet enfant, mais une chose était sûre : il émanait de lui une sorte de paix intérieure qui se déversait dans la foule. Même le vent semblait s'apaiser à son passage. Une seconde, il cr ut distinguer une deuxième silhouette dans le palanquin, une jeune fille, peut-être, mais un bonze rabattit alors le voile que le vent avait soulevé et l'apparition s'évanouit. La litière continua sa route et fut bientôt hors de vue. La foule se dispersa dans les r ues qui partaient de la place, laissant l'évêque seul avec ses pensées sur les marches de son église de pierre, de métal et de verre. *** Le palanquin était revenu de son long voyage. Le moine Lo regardait les bonzes s'affairer autour et le jeune homme en descendre. Il fallait prendre toutes les précautions lors de tels déplacements. Les os de son squelette étaient si fragiles… Le moindre choc aurait suffi à les briser, et ce seraient de longues années de préparation, de longs siècles d'attente qui seraient réduits en poussière. Le moine Lo savait bien quelle chance et quel fardeau lui incombaient maintenant depuis vingt ans. Eduquer ce jeune Messie tel que les textes le prescrivaient demandait une rigueur folle, une patience incroyable et une attention sans cesse en éveil. Il fallait être bien certain que rien ni personne ne viendrait troubler cet être saint, conser vé dans la perfection originelle. Il était sourd de naissance, car Dieu l'avait voulu ainsi, mais il était interdit de prononcer le moindre mot en sa présence. Il devait n'entendre que le vent, ne chanter que le vent. La maladie qui le frappait était un signe : des os de verre pour le fils du vent. Aussi partait-il régulièrement pour de longues marches loin du Mont Seul, afin d'aller à la rencontre de tous les vents qui soufflaient sur ce monde. Le moine Lo s'accorda un soupir de soulagement : le Messie en avait enfin ter miné avec ces absences. Il avait tout assimilé désor mais, ses os avaient grandi sous la constante voix de vents de tous les horizons, ceux qui desséchaient la terre comme ceux qui jetaient un manteau glacé là où ils soufflaient. Partout où il était passé, le vent avait imprimé à son corps si sensible une for me maintenant complète. Les tiges de cristal qui prenaient naissance dans son dos avaient fait leur office, transmettant les vibrations du moindre souffle à ses os. Et il était resté par-
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fait. La tradition suivait son cours. Le moine Lo se signa et vit que le Messie était entré dans le temple. En sécurité. Alors sortit du palanquin une jeune femme br une, les cheveux retenus en chignon sur la nuque. Ses yeux légèrement bridés semblaient las du voyage, et ses jambes courbatues. Elle portait une simple robe de soie safran, sans aucun bijou. Elle allait pieds nus. Elle s'approcha du moine Lo, le salua avec la révérence due à son rang et attendit qu'il prenne la parole. « Il me semble prêt, maintenant, dit-il. Il peut se mettre à travailler. » La jeune fille, les mains croisées sur sa robe, inclina la tête. « Ce dernier voyage l'a épuisé. Je pense qu'il n'aspire qu'à retrouver son environnement familier. Pourquoi ne pas attendre que quelques jours passent ? » « Il faut qu'il exprime tout ce qu'il a à dire. C'est nécessaire, et sa mémoire est fraîche. Le jour de Nun approche, il faut qu'il soit prêt. De plus je le crois plus fort que tu ne le penses. » Il la congédia d'un signe de main et s'enfer ma dans ses pensées. La fille recula d'un pas mais alors qu'elle allait se détourner, elle fixa le moine dans les yeux, avec un regard presque complice et dit : « Il faut le raser tous les jours maintenant. » Le moine Lo sourit, et la jeune fille entra dans le temple pour s'occuper de ce Messie qui partageait sa vie depuis sa plus tendre enfance. Elle monta quatre à quatre les marches qui menaient à la chambre haute où le garçon vivait et s'arrêta, le souffle court, devant la porte étroite. Elle n'aimait pas le savoir seul, même un instant. Le zèle des bonzes qui se relevaient à inter valles réguliers pour le sur veiller à chaque heure du jour et de la nuit n'était jamais parvenu à lui faire oublier son inquiétude familière. Elle la tenait vigilante à chaque instant, et il n'était pas rare qu'elle se lève au beau milieu de la nuit pour aller veiller sur son sommeil. Simplement pour être là. Quand l'enfant était ar rivé au temple, nour risson, elle n'avait que quelques jours elle aussi. On l'avait alors éduquée dans le seul rôle de lui tenir compagnie, de s'occuper de lui dans les plus menus détails de sa vie quotidienne. Elle faisait partie de son univers depuis toujours. Dans quelques jours maintenant, ce serait pour lui l'heure de réaliser la prophétie : sa vocation touchait à son ter me mais elle ne pouvait imaginer ce qu'il adviendrait de tout ceci. Si les textes disaient vrai, le vent cesserait de souffler si fort. Les hommes pourraient à nouveau circuler librement de ville en ville, cultiver la terre, croître et se multiplier. Le monde changerait de visage. Balayées la crainte de la tempête, la plainte incessante du vent. Tant d'espoirs reposaient entre les mains, de ce jeune homme si fragile ! Lorsqu'elle ouvrit la porte, elle le vit, assis à sa place habituelle, au clavier du grand orgue qui trônait au centre de la pièce circulaire. Partout, les murs étaient percés de fenêtres sans carreaux ni volets, grandes ouvertes sur le ciel tout autour. Au loin, elle voyait la cime du Mont Seul, posé bien droit au milieu du désert interdit avec son éternelle couleur de cendre blanche. La montagne sainte où devait avoir lieu le Miracle. Elle eut un frisson et son regard revint au jeune homme assis là. Un sourire d'enfant s'était posé sur ses lèvres : il l'avait reconnue. Alors ses mains se mirent en mouvement sur les touches d'ivoire et de bois du grand instr u-
ment. Le vent décr ut dans la pièce et une suite de notes étranges se déroulèrent autour d'eux. Le garçon était penché en avant, entièrement pris par son jeu. Il n'avait jamais su parler, ne connaissait rien des codes de la musique, des gammes et des tons : on l'avait laissé dans cette pièce, seul avec cet orgue magnifique, et il avait appris au fil des jours et des nuits à s'exprimer à travers lui. Le vent l'alimentait, il allait chercher ses notes dans les bour rasques et les brises qui s'eng ouffraient en tous sens dans la pièce. Le garçon entama alors une mélodie simple, et la jeune fille sentit sa mémoire s'ouvrir. Un flot d'images et de souvenirs déferla en elle. Il lui parlait de ses voyages consécutifs, évoquait des paysages et des sentiments qu'elle croyait lui être étrangers. Ce garçon sourd, aux yeux bandés, possédait le don d'un regard pur sur toutes choses. Et sans raison, elle se mit à pleurer. Le musicien sentit son trouble et s'arrêta de jouer. Il poussa un long gémissement de peur et d'incompréhension comme elle tentait de reprendre le contrôle d'elle même. Puis il se remit à jouer, un air si chargé de confiance et d'espoir que ses lar mes se tarirent d'elles-mêmes pour faire place à un enthousiasme sans limite. Oui, il était prêt. *** Le jour de Nun était venu. Au monastère du Mont Seul, la quiétude et le calme avaient fait place à une effer vescence fébrile. Ce jour marquerait le début d'une ère nouvelle, libérée du joug de la tempête. Les cérémonies et les fêtes duraient depuis plusieurs jours déjà et une foule incroyable de pèlerins venus des quatre horizons remplissait les cours et les allées des temples. Certains étaient partis avec plusieurs mois d'avance : les routes, ces sillons sommairement protégés des terribles tempêtes qui souff laient perpétuellement entre les cités, étaient dang ereuses et parfois impraticables. Les caravanes étaient maintenant au repos, et le moindre espace disponible, jardins et cours, était envahi par les tentes, les installations bigarrées de la foule. La dévotion et la foi qui s'exprimaient tout autour étaient tout simplement incroyables. Le moine Lo cr u même reconnaître, dans le four millement des silhouettes qui prenaient le chemin du mont Seul pour assister au Miracle, les habits de pourpre et de noir de prêtres et de fidèles de l'Eglise. Le ciel était limpide, le vent vigoureux et sonore, ce serait un beau jour pour tout recommencer. Dans la sommaire intimité de sa tente légère, l'évêque priait. Malgré toutes ces années passées à prêcher la parole de Dieu, il voulait croire à cet espoir qui avait grandi en lui depuis ce jour si lointain déjà où il avait croisé la route de celui qu'ils appelaient Messie. Il avait vieilli. Ses cheveux étaient tombés, sa peau épousait maintenant les contours de son visage anguleux, ses jambes avaient souffert de le porter sur de si nombreuses lieues depuis son diocèse. Aujourd'hui, il n'avait pas eu la force d'entamer la longue marche vers le mont Seul. Il n'avait pas pu se résoudre à affronter le vent qui r ugissait si fort sur ces terres. Il se contenterait de reg arder de loin, par delà la plaine, le Miracle qui, lui disait-on, devait se produire.
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A l'heure dite, ses prières ter minées, il sor tit dans la cour vide de monde, devant sa tente, seul, et attendit. La vieille femme couvrait son visage d'un voile pour se protéger de la poussière que le vent et la multitude autour d'elle soulevaient. La foule sentait la sueur et l'excitation, le vent balayait tout avec une violence incroyable. Certains pleuraient, d'autres chantaient, leur voix couvertes par le hurlement des bourrasques. Mais elle restait silencieuse, droite comme une vigie, scr utant le mont Seul qui s'élevait devant elle. C'était une éminence d'un blanc laiteux, très haute et creusée de milliers d'ouvertures irrégulières dans ses flancs. De si près, la montagne ressemblait à un gigantesque entassement de pierres aux for mes étranges, soudées les unes aux autres par le temps. Dans son ventre et dans son cœur, elle sentait un vide béant, laissé là des années auparavant quand son fils était né, ce jour où tout avait recommencé pour elle. Elle ne l'avait pas revu depuis, mais elle avait pensé à lui chaque jour. Chaque minute qu'elle avait vécu, elle lui avait envoyé tout son amour et toute sa confiance. Aujourd'hui, elle était venu le remercier et lui dire qu'elle l'aimait, quand bien même elle ne pourrait l'approcher. Etre là suffisait, et le moment était venu. On l'emmena au petit jour, les yeux bandés, nu, dans un palanquin dont il ne reconnaissait ni l'odeur ni le contact. Il sentait la présence de la jeune fille, tout près, qui l'accompagnait dans ce dernier voyage. Mais surtout, il sentait le vent, au plus profond de lui même, qui résonnait dans ses os, le pressait, lui donnait sa force. Le vent lui parlait, le rassurait, commandait déjà ses doigts pour qu'ils jouent des notes qu'il ne connaissait pas. Il commença à pianoter sur le rectangle de tissu qui couvrait ses genoux. Le palanquin s'était ar rêté. On l'avait descendu et il marchait à présent au milieu d'une foule silencieuse dont il percevait les respirations, les craintes et les espoirs. Autour de lui tomba alors la fraîcheur de l'ombre et la clameur du vent devint le mugissement infernal de courants d'airs s'eng ouffrant dans un édifice creux. Tous ses membres furent pris de tremblements qu'il ne par venait pas à contrôler. Ses os vibraient avec violence, résonnaient en lui et guidaient chacun de ses gestes. Il fut assis par des mains familières, ses doigts rencontrèrent les touches d'un grand clavier qui s'étalait devant lui, et il sut quel était son rôle. Mais les mains qui l'avaient guidées ne s'éloignèrent pas. Il les sentit remonter le long de son dos, passer entre les épines de ver res qui jaillissaient de son corps, et le tremblement qui l'oppressait dispar u. Une note s'éleva alors de lui, une résonance qui le faisait vibrer tout entier. Enfin, les doigts si délicats qui ne l'avaient pas quittés défirent le nœud qui retenait le bandeau sur ses yeux, et il put voir. La jeune fille se tenait à ses côtés. Elle se sentit belle, délicate, et le sang r ugit dans ses oreilles. Elle lui souriait, sans rien dire. Il eut soudain envie de lui offrir le meilleur de lui même, et il se mit à jouer. D'abord, rien ne se produisit. Dehors, les gens tendaient l'oreille, silencieux.
Le vent ne cessait de g ronder. Puis, tout doucement, il leur sembla que quelque chose advenait. Note après note, le hurlement déchirant changeait de tonalité. Il s'estompait, comme si l'on fer mait une par une les fenêtres d'une pièce aux mesures du ciel. La poussière, emportée très haut, se suspendit un instant en l'air, puis commença à affluer vers la montagne en longs lambeaux d'ocres et de car mins. Elle s'eng ouffrait maintenant dans les innombrables cavités de ses flancs, accompagnant les souffles de la tempête. Le vent s'éteignait. Souffle après souffle, il retournait au silence, au calme, à la quiétude. Certains pleuraient, mais la plupart restaient totalement silencieux. Il avait fallut moins d'une heure pour qu'un calme parfait s'abatte sur le désert. Seule une douce brise soufflait encore, mais elle ne portait plus sa colère. Une multitude de sons inconnus s'élevèrent alors dans la foule : le frottement des pieds sur le sol, le froissement des tissus, le babil des enfants dans les bras de leurs parents… Cela avait eu lieu, c'était arrivé. Ils n'en croyaient pas leurs sens. Une femme, aux premiers rangs, le visage encore couvert d'un carré de tissus, s'évanouit dans les bras de son voisin, emportée par l'éclatement du silence. Un prêtre, au seuil d'une tente solitaire, renia sa foi et rit pendant qu'il pleurait. Un vieux moine, sa tâche accomplie, s'allongea dans sa litière, et se dit qu'il pouvait mourir. *** Le monde avait changé. Plus rien n'était comme avant. Les gens circulèrent librement hors des cités, entreprirent de cultiver des ter res vierges. Les hommes partirent à la découverte des vastes paysages d'un monde qu'ils n'avaient jamais fait que traverser, et les seigneurs des villes s'approprièrent les terres sans autre for me de procès. Certains s'entendirent et d'autres non. Il y eu alors des colères et des frères devinrent ennemis. Ils levèrent de grandes ar mées et partirent s'entretuer au milieu des champs et des désolations. À chaque bataille, on élevait un bûcher où étaient entassés les corps, sans distinction, et bientôt l'on vit apparaître un peu partout de g rands monticules d'os entremêlés, d'un blanc laiteux, où la brise du printemps, s'y engouffrant, poussait de longs gémissements.
Yann Boulet Après avoir publié quelques nouvelles dans le prozine Chasseurs de Rêves, Yann Boulet étudie le théâtre et les lettres modernes mais n’écrit que sporadiquement. Dans le cadre de jeux de rôle grandeur nature, il se met à élaborer ses propres costumes, et en vient rapidement à se passionner pour la maîtrise du cuir et du tissu... avec l’espoir de travailler pour le cinéma. Quand il n’est pas en retard, ce touche à tout de talent gratte également la guitare pour un groupe de «rock-psychédélique».
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