Mirages n°6

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« One apple a day keeps the doctor away » Cette célèbre sentence anglaise faisant l’apologie des pommes pourrait être détournée : oui, oublions les pommes, funestes fruits du péché et de la compote sans sucre, et gambadons dans les prairies du rêve et de la création... Remplaçons le fruit par un dessin : one drawing a day keeps the doctor away, un dessin par jour éloigne le docteur. Si nous avons (honteusement) piqué cette trouvaille au duo d’artistes Mrzyk & Moriceau, on doit reconnaître qu’il s’applique tout particulièrement bien à Emmanuelle Ly, la jeune artiste que vous avez pu découvrir en couverture de ce sixième numéro. S’imposant de produire un dessin par jour, cette illustratrice nous inspire bien des résolutions pour 2014 : au diable régimes sans alcool et sans cigarette, au diable la santé physique, tous nos efforts iront dans les sorties au théâtre, les expositions, les dîners délicieux, les voyages et la contemplation... En somme, une année Mirages haute en couleurs et en découvertes ! Marcher trente minutes par jour, oui, mais le nez en l’air, les yeux dans le ciel, le cœur alerte aux rencontres, les oreilles curieuses ! Cinq fruits et légumes par jour, oui, mais préparés avec soin, bien présentés, dégustés dans les meilleurs endroits du monde ! La vie esthétique nécessite bien des efforts, mais des efforts délicieux. Mangez la vie, rendez la belle, et surtout, aimez et soyez libres. Quoi, vous souriez avec amertume devant tant de légèreté ? Eh bien, parions que vous serez les premiers surpris de toutes les bonnes choses que vous apportera 2014 ! Et les premières bonnes choses que nous puissions vous offrir se trouvent dans ce sixième numéro de Mirages, où vous découvrirez une sélection d’artistes, d’expositions et d’événements pour bien passer l’hiver. Alors, nous vous souhaitons une bonne lecture et bien sûr, une bonne année 2014...

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dessin Uli Knörzer


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ALLEX PRAGER PHOTOGRAPHE GLAMOUR

Alex Prager. Derrière ce nom androgyne qui claque comme un coup de feu se cache une jeune photographe talentueuse, exposée dans les plus prestigieux musées d’art contemporain. Ses images emballent les journalistes qui les comparent à celles d’Hitchcock ou de David Lynch. Bien souvent truffées de personnages et notamment de femmes, ses photographies empruntent leurs perruques, faux ongles et vrais chapeaux aux friperies les plus branchées de l’ouest américain. Le résultat est une imagerie réjouissante, colorée et mystérieuse dont on ne se lasse pas... Portrait. Face in the Crowd, jusqu’au 9 mars à la Corcoran Gallery of Art de Washington par Maïlys Celeux-Lanval 4


page de gauche : Crowd #11 (Cedar and Broad Street), 2013 ci-dessus : Crowd #5 (Washington Square West), 2013 ci-contre : Crowd #4 (New Haven), 2013

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Sous une épaisse frange de midinette des années 60, le joli visage d’Alex Prager séduit. Très souriante, cette jeune artiste conte une histoire étonnante : à 14 ans, sous l’impulsion de l’ennui et d’un violent chagrin d’amour – explique-t-elle en riant à un journal français –, elle arrête l’école et se rend en Suisse pour travailler dans un magasin de couteaux. (Elle a le goût du romanesque !) Grâce à ses gains de jeune travailleuse, elle voyage en Europe puis revient 6

aux Etats-Unis où sa drôle de vie continue, bancale. De petits boulots en premières expériences, elle finit par croiser sa destinée en étant éblouie par une photographie de William Eggleston. Alex Prager sera photographe. Elle achète du matériel vintage, enchaîne les premiers essais, les premières mises en scène. Le succès suit, elle reçoit de nombreux prix, participe aux revues les plus prestigieuses et est exposée dans plusieurs panthéons de l’art, comme le FOAM d’Amsterdam, le MoMA de New York, et actuellement, la

Corcoran Gallery de Washington. Si ses photographies sont bien souvent associées au cinéma, c’est sans doute parce qu’elle présente des situations bien précises, qui semblent avoir un «avant» passionnant et un «après»... relativement inquiétant. Une maison en flammes, des hommes le nez en l’air qui regardent une femme perchée sur un pylône électrique (Compulsion, 2012), une jeune brune aux lèvres rouges dans une voiture qui regarde d’un air affolé vers l’extérieur


Crowd #3

(Pelican Beach), 2013

(Week-end, 2010)... On ne sait pas ce qui se passe et c’est bien ce qui excite le désir. Tout comme chez Hitchcock, les femmes sont séduisantes, apprêtées, et au cœur d’un mystère. À nous d’imaginer, semble dire Alex Prager. Ses scènes de foules sont particulièrement réussies. Elle sublime l’anecdotique en le multipliant : tous ces hommes et toutes ces femmes racontent leurs histoires, ils vivent leur vie sous nos yeux. Pourtant, l’intranquillité est toujours là : sur ces scènes, on

retrouve toujours la même femme blonde qui regarde ailleurs, toujours au-dessus des autres, intriguée. Mais que se passe-t-il ? Mystère... Comme c’est excitant ! Dans son atelier de Los Angeles (où elle est née en 1979), Alex Prager collectionne les accessoires chinés en friperies, les vêtements, les faux ongles, les perruques, les chapeaux... comme dans des coulisses. Presque femme de théâtre – la mise en scène étant le maître mot de son œuvre –, elle est costumière, décoratrice et

réalisatrice ; elle repère toujours de véritables paysages pour en faire ses décors mais elle utilise le logiciel Photoshop pour retoucher ses images, ajouter des accessoires, créer parfois de A à Z les situations. Il n’y a pas de place pour le hasard. Tout comme ses modèles, ses photographies sont tirées à quatre épingles, et c’est ce qui crée leur glamour. Glamour à mort, comme dit l’autre... En tout cas, on est tombé amoureux. www.alexprager.com 7


Serge Poliakoff La force de la ligne brute

L’abstraction ? C’est, selon Serge Poliakoff (1900-1969), la « capacité à réfléchir l’énigme de la visibilité »… Pour mieux comprendre ces quelques mots, immergeons-nous dans cette conception à la russe que nous offre cet artiste incontournable, immergeons-nous dans un kaléidoscope teinté de mystère.

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Treizième enfant d’une fratrie de quatorze petits Poliakoff, il est fasciné par les icônes qu’il découvre à l’église où sa mère l’emmène tous les jours. Inscrit à l’école de dessin de Moscou, il est aussi guitariste et va de cabaret en cabaret, de ville en ville, jusqu’à ce qu’il atterrisse à Paris, où il s’essaiera à la poésie. Ce n’est qu’après un voyage à Londres dans les années 30 – où il a été fasciné par les couleurs lumineuses des sarcophages égyptiens –, qu’il se débarrasse de son académisme pour remettre en question l’art de son temps. C’est en artiste complet qu’il revisite la peinture. Son art vise à révéler la pureté de la ligne, de la forme et de la couleur, pour faire éclater la matière, pour donner vie à la toile. Forme, ligne, couleur reflètent une suite d’interrogations visuelles sur la matière, sur ce qu’elle est et ce qu’elle doit être. Cette dernière constitue en ellemême une des grandes thématiques qu’ont exploré et tenté de dépasser les artistes du XXème siècle. Comme tous les artistes de l’abstraction, Poliakoff explore les relations entre la ligne et la surface, le fond et la forme, la couleur et la lumière. Ses œuvres, qui révèlent une unité formelle au premier abord, dissimulent en réalité de multiples interrogations et mystères qui se traduisent en une multiplicité de solutions picturales. Les couleurs concentrées, la vibration de la matière, tout comme l’agencement des formes, offrent des compositions énergiques et vivantes d’une grande singularité, révélant toute la sensibilité et la

spiritualité du peintre. C’est la découpe de formes géométriques aux couleurs vives qui frappe le spectateur quand il pénètre dans les salles du musée d’Art moderne. Au loin, couleurs et formes s’harmonisent dans un effet chaotique contre les murs vierges. Serge Poliakoff surprend, tant par sa maîtrise de la couleur, étalant des pigments bruts sur la toile comme le faisaient les Égyptiens, que par son évolution qui s’oriente vers une abstraction des plus ultimes, vers une toile épurée aux couleurs simplifiées qui font ressortir deux à trois formes seulement. L’exposition retrace ce parcours, conçu comme un cheminement s’organisant en plusieurs séquences autour d’œuvres-clés, de ses années de recherches à la période de l’après-guerre – lorsqu’il appartient à l’avant-garde de la peinture abstraite, expose dans divers salons, attire l’attention de Kandinsky –, jusqu’à ses dernières peintures les plus épurées, à la fin des années 60. C’est surtout la salle abritant ses « toiles silencieuses » qui surprend : dans la pénombre, les toiles sont dévoilées par un système d’éclairage tamisé en plongée qui redonne la matérialité à la toile, son épaisseur, sa densité. Les couleurs vivent et dansent au rythme des découpes et transcrivent par là-même le mystère de leur existence. « Le plus important dans l’art, ce sont l’espace, les proportions et le rythme » disait Poliakoff. Après ses débuts dans l’avantgarde abstraite, Poliakoff travaille une peinture silencieuse et vivante, suite à l’éducation qu’il a reçue à Londres et à Paris dans des établissements réputés comme l’académie Frochot et la Grande Chaumière, s’imprégnant de l’art de Rembrandt et de

Serge Poliakoff, Le rêve des formes au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, jusqu’au 23 février 2014: par Valentine Bonneau

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Cézanne. Sa rencontre en 1937 avec Kandinsky et le couple Delaunay s’avère décisive en ce qui concerne l’abstraction et surtout la couleur. Ils organisent des réunions hebdomadaires où l’on réfléchit au « simultanéisme » issu des théories du contraste simultané des couleurs élaborées par Chevreul. Ses toiles regorgent de vitalité, elles respirent la couleur et la joie mues par une musique silencieuse qui rappellent ses traditions de guitariste tsigane. C’est une symphonie en couleurs, un poème coloré que nous offre Poliakoff. Ce dernier rédigeait également des poèmes dont certains sont montrés dans de grands carnets dans la dernière salle du musée. Dessin et couleur se disputent, révélant l’esprit mathématique de leur créateur ; son approche réfléchie de la géométrie lui permet de dégager les « grandes lignes » de ses compositions abstraites et de camper ses constructions de formes colorées sur de solides bases qu’il appellait lui-même « canons », selon la définition grecque du mot qui signifie « règle ». La ligne, le trait ne sont pas noirs ; ils empiètent sur l’espace coloré, le coupent, puis se fondent dans la toile. Ils ne délimitent plus la forme, ne sont pas assujettis à la simple fonction de contour mais participent désormais à cette dichotomie. Ses œuvres pourraient être perçues comme une seule et même peinture qui se voit répétée à l’infini. C’est en cela que son œuvre est spirituelle ; son enfance russe a été marquée par sa contemplation des icônes et des vitraux dans les églises. Son travail sur la couleur et la ligne le rapproche ainsi de l’art du vitrail. Poliakoff entretient d’autres liens avec les arts décoratifs, en pratiquant sur plusieurs supports comme le tissu ou la céramique, œuvres que l’on peut apercevoir dans la dernière salle de l’exposition.

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Entre 1955 et 1969, après des années de recherche au sein de l’avant-garde de la peinture abstraite, Poliakoff s’assagit. On peut apercevoir des effets de sfumato, rappelant les peintures de Turner, dans des toiles bichromes (Espace Orangé, 1948), voire même monochromes où l’artiste travaille en camaïeu, comme dans sa composition intitulée Rose et lie de vin (1958) ou encore Diptyque (1961). Le langage figuratif de Poliakoff se renouvelle dans une abstraction qui, dès les années 1950, prend une structure qui fait acte de leitmotiv. On peut observer un écartèlement des formes et l’apparition d’une ligne médiane autour de laquelle s’articule le reste de la composition. Néanmoins, on retrouve toujours cette dualité entre structure et couleur. Composition abstraite (Forme) (1968) chatouille l’imagination et peut rappeler une pomme aux angles aigus dont le pédoncule serait rentré à l’intérieur de la chair croustillante. La fente bleue nous hypnotise ; elle est au centre de la composition, et bien qu’elle détruise l’unité de la forme ovale, elle structure néanmoins la toile, oriente notre regard et nous fascine. Trois couleurs, trois formes. Une entité. S’il nous faut retenir une seule chose, ce serait que Poliakoff ne cherche pas à donner la vie sur la toile, mais dans la toile. Pour Dominique Gagneux, conservatrice du musée d’art moderne de Paris, l’œuvre de Poliakoff n’est pas une image. C’est avant tout une présence ; une présence que la matière, la forme et la couleur rendent d’autant plus visible pour le spectateur qui sent la toile vivre de l’intérieur et ne voit plus de simples formes géométriques colorées sur une toile. Forme, matière, couleur. Intemporalité et contemporanéité définissent l’art de Poliakoff. C’est désormais le tableau qui parle à la place du peintre.


Page précédente : Composition abstraite, jaune et noir (1952) Ci-dessus : Espace orangé (1948) Ci-contre : Forme (1968)

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DAVID LYNCH

Les petites histoires d’un grand réalisateur

Head #15

Dieu est grand, et David Lynch l’est également. À l’image de Dennis Hopper, cet homme de cinéma est aussi peintre et photographe. On avait vu ses dessins, toiles et photographies exposés à la Fondation Cartier en 2007 sous le titre The Air is on Fire – exposition qui a fait l’objet d’une très belle édition de ses « works on paper » chez Steidl. Aujourd’hui, la Maison Européenne de la Photographie l’accueille en ses murs. Sous le titre de Small Stories sont regroupés des clichés en noir et blanc exécutés spécialement pour l’exposition. Si on dit qu’au cinéma comme en psychanalyse, tout ce qui ne peut se dire se pleure, il semblerait que la photographie puisse parfois le capturer. Pour cela, il faut avoir le génie du réalisateur de Mulholland Drive.

Small Stories, jusqu’au 16 mars 2014 à la Maison Européenne de la Photographie, Paris par Bénédicte Gattère 12


L’homme est également designer et musicien, yogi convaincu et prophète en d’autres pays : il revient toujours de longs voyages intérieurs. C’est ensuite pour mieux livrer ce qu’il a vu au spectateur. Ce dernier n’aura alors pas besoin de s’aventurer si loin dans les forêts de l’inconscient, l’artiste, en éclaireur, l’aura fait pour lui. Toutefois,

Head #1, 2, 3…). Sa photographie nous emmène là où on ne veut pas aller, quelque part entre l’univers d’Edgar Allan Poe et les paysages de Sarah Moon. Car à chaque fois, un détail perturbant vient se glisser dans l’image. Un lapin au regard malicieux – et inquiétant pourtant – est accroupi au bord

Interior #11

c’est à lui de se laisser guider en terres inquiétantes, étranges et séduisantes ; d’accepter de s’y aventurer les yeux écarquillés. Exposés sur des cimaises rouge foncé, ses clichés paraissent savamment composés, à la manière des plus grands tableaux de maître. Ils empruntent des thèmes et un vocabulaire plastique propres aux Surréalistes. Le cinéaste a ainsi choisi de réaliser des variations autour de chambres closes (Interior #1, 2, 3…), de fenêtres donnant non sur l’extérieur mais plongeant à l’intérieur de pièces vides (Window #1, 2, 3…), de têtes sans visages, reflets d’une identité de l’Homme insaisissable (série

même : « il est quasi-impossible de ne pas voir une sorte d’histoire émerger d’une image fixe […] je trouve que c’est un phénomène magnifique ». Par conséquent, il nous raconte, inlassable, les petites histoires fantomatiques des lieux déserts, des lits défaits, des âmes mortes. A celles qui ont laissé des messages sans réponse,

Interior #1 © David Lynch, courtesy Galerie Item, Paris

de la photographie, les routes mènent à des paysages renversés, les échelles des immeubles mènent au ciel… Trouble et fantastique, son univers conduit aux confins de la conscience. Son travail torturé a un empire sur nos sentiments les plus enfouis. Le danger rôde, la peur est palpable de découvrir au fond du lac, en s’approchant du bord, le visage de la fille fantasmée, fermé à tout jamais. Les secrets qu’il emporte, les paysages sous ses paupières muettes, seul l’artiste semble les connaître. Il les retranscrit, prend un médium puis un autre, comme ici la photographie. Il le dit lui-

David Lynch envoie un signe, un message à décrypter en retour. Pour cela, il faut alors accepter de faire travailler son imaginaire, de se laisser emporter au-delà du sens commun et des images lisses et toutes faites. Quitte à ne pas y trouver ce que vous attendiez, – aucun tirage gélatinoargentique ne ressemble à la vie fragile qu’il capte sur pellicule –, vous repartirez sans nul doute l’esprit habité, le cœur un peu dérangé… Avec le sentiment que les histoires les plus captivantes se logent déjà dans votre inconscient. www.mep-fr.org 13


SHARON JONES De la taule à la soul

Atypique, ainsi pourrait-on qualifier le parcours de la charismatique Sharon Jones, ancienne surveillante de prison puis convoyeuse de fond. Aujourd’hui, la diva de la soul nous gratifie d’un dernier album, Give the people what they want. par Victor Miget

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Il y a quelque chose de survitaminé chez Sharon Jones, quelque chose qui vous colle des fourmis au fond des godasses et vous donne envie de sauter. Sa voix, sans doute… d’abord. Une voix qui en rappelle d’autres, celles de grandes dames comme Aretha Franklin. Une voix que l’on aurait pu ne pas entendre. Il a fallu, en effet, attendre qu’elle quitte ses geôles – la diva de la soul fut gardienne de prison –, puis son camion blindé – elle fut convoyeuse de fonds ! Sharon Jones se fera donc connaître sur le tard. Mais là, hors de question de se contenter d’inutiles trophées au côté d’artistes destinés à finir aux oubliettes ou de servir les portefeuilles des maisons de disques. Sharon Jones joue juste sa musique et se fait, à l’occasion, quelques brillants coups de pub. Par exemple, la première partie de Prince au Stade de France, en 2011, avec son groupe The Dap-King. Rien que ça ! Ou, plus récemment, une brève apparition dans le Loup de Wall Street de Martin Scorsese où ils interprètent Goldfinger, titre éponyme du film du célèbre agent secret britannique. Belle promotion pour leur dernier album, Give the people what they want. Habitués des tournées en France, Sharon Jones and The Dap-King enchaînent petites scènes parisiennes et festivals. Leur formation ne jouit pas d’une grande notoriété et ils n’ont pas le succès de ceux qui donnèrent à la soul et à la funk leurs lettres de noblesse dans les années 60 et 70… Leur son n’en est pas moins un brillant hommage au capital musical afro-américain. Flirtant avec la soul, la funk, le jazz, le rhythm and blues et bien

d’autres styles encore, le groupe frappe juste à chaque coup. Jonglant sans problème avec des titres énergiques comme He said I can ou plus apaisés comme Give it back. À la tête de son propre label créé avec son bassiste Gabriel Roth, Sharon Jones nous offre une musique qui n’appartient qu’à elle et échappe à tout code actuel, même si elle puise son inspiration dans des styles musicaux qui ont fait mouche. Autre atout de taille, ses musiciens, The Dap-King. Présents sur pas moins de six titres de l’album Back to black de Amy Winehouse, ils apportent une force réelle. Et quand cette puissance technique s’accompagne d’une présence scénique infernale, leur musique prend une dimension tout autre. Aucun risque que le public regarde sa montre lors de leurs prestations ! Sans compter que l’humour est aussi au rendez-vous, le groupe ne loupant jamais l’occasion de faire, entre deux morceaux, une promotion volontairement maladroite de leurs produits dérivés. Et là, on atteint le burlesque. Et bien sûr, il y a Sharon Jones, son charisme, sa joie énergique qui offre un show décoiffant, malgré sa cinquantaine bien entamée. Avec elle, l’univers de la soul a une nouvelle corde à son arc. Cette formation a redoré le blason d’une musique trop souvent oubliée ou caricaturée. La recette est simple : une diva de la soul, des musiciens hors pair, de l’énergie à revendre, de l’humour à foison. Vous obtenez une musique accomplie, qui nous ravit aussi bien en studio qu’en concert. Seul regret ? Ne pas les avoir découverts plus tôt.

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Le monde à l’envers Une image poétique de l’éloignement, de Lewis Carroll à Wong Kar Wai

par Marc Senet

Les images s’impriment sur notre rétine à l’envers et notre cerveau les renverse. Au XIXème siècle, des scientifiques ont mis ce phénomène en avant par l’expérience. Après de longues heures, peut-être des jours, des semaines, à porter des lunettes plaçant le sol au plafond et le ciel en bas, mal à l’aise, au bord de l’évanouissement, notre cerveau, soudain, retourne à nouveau l’image pour rétablir l’équilibre logique imposé par la gravité, les pieds à terre. On s’habitue finalement à vivre à l’envers. Une fois les lunettes enlevées, il faudra un certain temps pour que tout retourne à 16

la normale. Depuis 1994, l’artiste Carsten Höller a réemployé ce procédé avec ses Upsidedown Goggles. Nos habitudes kinesthésiques et proprioceptives mises à mal, nous découvrons dans l’inconfort l’importance de notre cerveau dans la vision. Focalisons-nous uniquement sur le malaise provoqué par l’inversion de l’image. Il nous est impossible d’estimer les distances, de ne pas confondre le haut et le bas, de nous sentir parfaitement à l’aise alors que nous nous tenons debout. Les actions les plus quotidiennes deviennent difficiles, on perd un temps considérable

à faire et à refaire les choses les plus habituelles. Le banal perd son évidence. Un paysage qu’on a vu et revu sans jamais regarder se teinte d’étrangeté. C’est dans l’intensité de cette expérience organique que naît la poésie de Wong Kar Wai dans quelques secondes d’Happy Together, un film de 1997. Lai YiuFai et Ho Po-Wing sont amants. Ils ont quitté Hong Kong pour l’Argentine depuis un moment. Après une dispute, Lai se retrouve seul. Coincé en Argentine où, insomniaque, il travaille de nuit dans un abattoir, il pense à Hong-Kong. « Je me suis remis à l’heure d’Hong Kong » constate-t-il. « Je ne peux


dessin Uli Knörzer

toujours pas dormir, partagé entre deux endroits du monde. Hong Kong est à l’opposé de l’Argentine. Je me demande à quoi ressemble Hong Kong à l’envers ? » Cette interrogation est suivie de plusieurs vues d’Hong Kong filmées depuis une voiture en marche dont on entend l’autoradio. Le sens de l’image est inversé. Au lieu de se lever, imposants et narcissiques, les buildings pendent comme de vieux stalactites. Nous sommes comme attiré par le macadam de la route qui sert de plafond. Si le cerveau contrôle notre sens du haut et du bas, de la profondeur, de l’équilibre, bref

de l’espace, il n’est pas dit qu’un choc émotionnel ne nous mette pas assez mal à l’aise pour que ce sens soit perturbé. S’imaginer le monde aux antipodes comme l’envers du notre, c’est frissonner face à l’inconnu, envisager un univers entièrement différent, qu’on ne comprendrait pas, qu’on ne comprendrait plus, c’est fantasmer avec une certaine crainte ce qui est absent, différent, étranger. L’étrangeté de cette image crée un trouble qui fait écho au mal du pays que ressent Lai alors que Ho lui a fait comprendre qu’il voulait récupérer son passeport pour

quitter l’Argentine. La distance qui le sépare du pays natal n’a d’égale que celle qui le sépare de son amant. Par un procédé d’une grande simplicité, Wong Kar Wai nous fait partager l’émotion de son personnage. Au moment où Alice entre au pays des merveilles, quittant la réalité pour tomber dans le rêve, chutant si lentement qu’elle se demande si la chute ne s’arrêtera jamais, elle en vient à s’imaginer parcourir des kilomètres sous la terre : « Je me demande si je vais traverser la terre ! Comme ça fera drôle de sortir chez des gens qui marchent la tête en bas ! » 17


Christian Bobin La poétique de l’ineffable

par Pierre Poligone

« On a inventé le travail salarié pour ne pas penser à ce qui fait souffrir, pour qu’il y ait, revenant tous les jours, ces heures où ne pas penser à soi, à la solitude, à Dieu, à l’autre, pour ne pas penser à tout ce qu’on devine insoluble, déchirant. » Ce sont justement ces thèmes qui constituent le cœur de l’œuvre de Christian Bobin. Celui-ci s’intéresse à ces instants de grâce qui traversent notre quotidien sans même que leur existence nous effleure l’esprit. Il développe une mystique de l’inespéré et chacun de ses recueils, à michemin entre le poème narratif et le psaume, nous fait pénétrer dans un monde de signes régi par la foi. Cependant, Bobin nous épargne les bondieuseries et les images d’Épinal, il préfère les personnages à vif et les situations d’une banalité proprement tragique. Le message humaniste se déploie au fil des pages, toujours accompagné d’une insaisissable mélancolie. Son écriture fragmentaire d’inspiration pascalienne met le lecteur face à la misère humaine, source de grandeur. « L’écriture, c’est une façon d’échapper à cette misère, une variation de la solitude au même titre que l’amour ou le jeu – un principe d’insoumission, 18

une vertu d’enfance. » Et celle-ci se révèle lumineuse. Bobin écrit sur des choses simples, des choses sur lesquelles on ne s’arrête pas. Or, son écriture révèle ces sujets insignifiants qui se retrouvent chargés d’une force mythique, pour ne pas dire mystique. « À la question toujours encombrante : qu’est-ce que tu écris en ce moment, je réponds que j’écris sur des fleurs et qu’un autre jour, je choisirai un sujet encore plus mince, plus humble si possible. Une tasse de café noir. Les aventures d’une feuille de cerisier. Je regarde leur tremblement sous les ailes du temps qui passe. Elles ont une manière rayonnante d’être sans défense. » Ses livres sont, à proprement parler, apocalyptiques. Ils lèvent le voile de l’ordinaire et une pureté se dégage de son entreprise. Avec lui, la gaieté naît du minuscule et de l’imprévisible. Son écriture entend nous délivrer de la tyrannie du visible et s’échine à déchirer le voile de maya afin de nous faire basculer dans la contemplation de l’invisible. Ces phrases peuvent paraître abstraites, verbeuses ou

encore inconséquentes, pourtant il suffit juste de lire quelques lignes pour sentir son cœur s’emballer. « Dieu n’est peut-être qu’une affaire de sensibilité, la plus fine de nos racines nerveuses, un fil d’or d’un millième de millimètre. Chez certains, il est coupé, chez d’autres il vibre à tout. » Bobin ne succombe pas au prosélytisme agaçant d’un fanatique convaincu. Il se situe à la lisière et tente de traduire l’indicible et l’émerveillement devant la subtilité d’un mouvement qui le dépasse. Pour autant, il ne prêche pas et évite de passer pour un illuminé. Il se défie d’ailleurs de cette image par cette phrase : « Je parle si souvent de Dieu qu’on va finir par croire que je le connais ». Pourtant, c’est un poète convaincu au service de son art. « Un jour

nous comprendrons que la poésie n’était pas un genre littéraire mal vieilli mais une affaire vitale, la dernière chance de respirer dans le bloc du réel. » Bobin touche du doigt une hypothèse : la littérature comme médecine de l’âme, un moyen d’apaiser nos angoisses et de nous trancher la gorge dans l’espoir de la résurrection. Trois coups de cœur : L’Inespérée, Un Assassin blanc comme neige et La Dame blanche (Gallimard)


On peut rire de tout mais pas pour n’importe quelle raison, tel pourrait être l’adage de l’humoriste Tig Notaro. Pas pour n’importe quelle raison, la raison la plus forte étant celle de nous aider à vivre. Et l’humour qui répond le plus à cet impératif est l’humour noir, la critique socio-philosophique, l’ironie.

Son style laconique ressemble parfois à des petites chansons. Des chansons très drôles, des haïkus, qui dessinent par petites touches la couleur de l’air pour Tig Notaro, les impressions précises dans lesquelles chacun pourra se retrouver et surtout s’enrichir, penser, et rire du pire. Comme la grande Billie Holliday dans sa musique, qui laissait les pauses faire s’épanouir la valeur intrinsèque de chaque note, de chaque accord, et en un suspense poétique préparer le suivant, Tig Notaro parle peu et permet à chaque phrase d’infuser avant d’enchaîner avec la suite, ou la chute. Comme le dit sa collègue Sarah Silverman, “she gets the most amount of laughs with the least amount of words” (elle obtient le plus de rires en en disant le moins possible). En effet, écouter, regarder Tig Notaro c’est entendre la précision même dans l’humour, le ton de la voix, le rythme, l’expression du visage, tout est parfaitement maîtrisé pour recréer l’émotion, l’observation d’ellemême et de ses contemporains. Son humour souligne toujours le pire, décrit le désespoir, la vanité de l’existence, les inombrables questions que peut se poser l’être humain face à la vie. L’injustice, les insultes, la douleur, la bêtise, la

Tig Notaro

Ce qui ne te tue pas... te fera rire ? par Alice Pirotte dessins Emmanuelle Ly

peur. Et on rit. On rit franchement. En découvrant Notaro, nous avons eu l’impression de l’avoir attendue, de l’avoir cherchée pendant un certain temps, et tout d’un coup, nous avions trouvé cette voix, nonchalante mais précise, lucide, mais qui parlait de compassion, de condition humaine, au travers des petites choses de la vie. D’exemples précis. D’histoires hallucinantes et insignifiantes à la fois. Et elle parle tellement bien de ces choses terribles que, oui, on en redemande, on veut que quelqu’un nous dise encore comment l’on se sent dans la solitude de notre peau, et on veut en rire. Le show qui l’a rendue célèbre et qui ressort de tout ce qu’elle fait comme un point culminant, une profession de foi, est celui qu’elle a fait en 2012 alors qu’elle venait d’apprendre qu’elle avait le cancer, après avoir perdu sa mère et avoir traversé une maladie grave... Elle a décidé de monter sur scène de nouveau, de raconter tout ça dans les détails les plus crus et d’en faire rire les gens. Et c’est ce qu’elle a fait. Pendant une demie-heure. Ce qui rend ce show si incroyable c’est qu’il met en lumière tout le pouvoir cathartique du rire et l’importance qu’il y a de parler des tabous et de la douleur. Sa façon si juste de le faire propulse chacun de

ses spectacles au rang d’œuvre d’art. Et pour une autre raison également : la réflexion qu’elle provoque sur ce qu’elle fait elle-même. Sur la démarche qui l’amène à venir parler aux gens, et aux auditeurs de se déplacer pour pouvoir rire. La façon dont les gens font du stand-up. Il suffit de voir sa façon de conjuguer un discours mesuré au millimètre près et sa façon d’intégrer le public, la respiration que cela apporte et sa façon d’assumer ce rapport, sans essayer de l’outrepasser, c’est à dire de se mettre dans une position de dialogue amical ou de professorat. Avec humilité, Tig Notaro vient pour délivrer un témoignage, une petite observation, une vision des choses et pour faire rire, pour soulager, soigner un peu, dialoguer par les émotions. Se mettre à nu et demander un petit strip-tease de l’âme de ses auditeurs en échange. La compassion est sans doute au coeur de sa démarche ; la douleur partagée. Et ici, la douleur des uns et des autres se rejoint par le rire. Pour regarder son spectacle sur le cancer : www.thisamericanlife.org/radioarchives/episode/476/whatdoesnt-kill-you 19


Shorty Killiktee, Sans titre (Deux caribous), 1990, serpentine, andouiller de caribou Š Christine Guest 20


L’art contemporain inuit au musée des Beaux-Arts de Montréal Si vous allez à Montréal en hiver et que vous n’êtes ni adeptes de glissades sur trottoir verglacé ni du jeu « qui-gèlera-le-plus-vite », vous trouverez assez vite refuge au très charmant musée des BeauxArts sur la rue Sherbrooke. Sachant que chaque musée local a sa spécialité, ici, au pays du froid et des passants emmitouflés, on se rue sur l’art inuit. par Maïlys Celeux-Lanval Ceux qui ne connaissent pas cet art remarquable auront au moins en tête le cliché des habitants d’igloos, cachés au fond d’épais manteaux, sous d’épaisses capuches, avec les joues rouges et les yeux en amandes. En deux mots, pour être un peu plus scientifique, ceux que l’on appelle les Inuits sont des autochtones installés dans les régions arctiques de l’Amérique du Nord. Avant toute chose, il faut savoir que les sculptures de l’art inuit sont si modestes et délicates qu’il est impossible de ne pas être touché en plein cœur. Le choc peut être brutal face à une telle candeur (est-ce le mot ?), une telle simplicité. Pour accéder au département de cet art du Grand Nord, il faut aller tout au fond, tout en haut du musée, dans une petite pièce tamisée... Et c’est alors que, dans le silence religieux de la salle peu fréquentée, un miracle se produit. Les animaux et les scènes quotidiennes se déploient dans une sélection de sculptures de petite taille et de dessins ; s’y trouvent des figures fantastiques, comme cette sirène qui a des têtes de chiens dans le dos, des moments narratifs, comme le sauvetage d’un inuit tombé dans l’eau, ou encore de simples figures animales, dont la forme minimaliste est complétée de gravures

sophistiquant le portrait. Des ours, des caribous, des oiseaux… ce bestiaire n’est pas sans rappeler une certaine imagerie enfantine. Toutefois, la poésie mêlée d’étrangeté de certaines sculptures évoque d’avantage les motifs fantastiques de Hayao Miyazaki que de simples contes pour enfants : on pense aux créatures fantomatiques du Voyage de Chihiro, à la magie de Mon Voisin Totoro… Certaines créatures sont à la limite du monstrueux, illustrations de peurs et de mythes ancestraux. Aussi, assez curieusement, les motifs inuits correspondent tout à fait à l’imagerie du tatouage, à la fois romantique et mystérieux… On se prend à rêver d’un couple de caribous au creux du dos ou d’un oiseau aux ailes déployées sur le bras. Pourquoi pas ? L’art inuit est en accord total avec la nature : il n’est que respect et humilité face à celle qui le traite pourtant si durement, avec son frimas, ses prédateurs, ses conditions de vie incertaines. C’est peut-être ce qui le rend si touchant… Cette simplicité : la faune, la flore, le quotidien. Comme une invitation à regarder ce qui se passe autour de nous avec des yeux neufs, pour y faire renaître l’inspiration. 21


LUXURiA SUPERBIA pétales vidéoludiques et arcs-en-ciel érotiques Venez faire plaisir et vous faire plaisir... dans un jeu vidéo. Luxuria Superbia est, selon ses créateurs, un voyage du terrestre vers le spirituel, de l’immanent vers le transcendant, du carré au rond, du simple vers l’infini, et ce par le biais de la sexualité, du plaisir. Notre capacité au jeu et à la joie, notre sensibilité à la beauté ne serait-elle pas la porte d’accès à quelque chose qui nous dépasse, ou en tout cas qui nous échappe ? par Alice Pirotte

Le studio Tale of Tales, composé d’Auriea Harvey et Michaël Samyn, un couple – ce qui tombe plutôt bien pour ce jeu en particulier –, en est convaincu. Le tandem s’est démarqué depuis le début des années 2000 avec des jeux refusant la facilité, tendant toujours vers l’expérimentation du jeu vidéo et de ses possibilités en tant que médium artistique, faisant de l’ordinateur et des tablettes portables de véritables portes d’accès à une sensibilité latente. Souvent taxés de “non-jeux”, une appellation censée être insultante mais qui, finalement, colle plutôt bien au projet du studio Tale of Tales, les expériences vidéoludiques créées permettent de contourner les écueils des jeux plus grand public (parfois très beaux certes, mais dont la réalisation n’a jamais été entièrement remise en question pour la mettre au service du sujet concerné). Leur plus grand succès à ce jour reste The Path, un jeu sur la transgression qui repose sur le pari de la faculté du joueur à refuser cette simple injonction “stay on the path” et à aller explorer la forêt alentour (le jeu est bien plus vaste, et ses interprétations et résonances sont innombrables)... Une véritable profession de foi pour des programmeurs qui cherchent en permanence à détourner les conventions du style quête-butrécompense ou “prends ceci mais pas cela”. Partant d’un principe plutôt délirant – Luxuria 22

Superbia est un jeu où on caresse des fleurs pour leur faire plaisir en touchant leurs bourgeons, plaisir matérialisé par des couleurs qui s’expandent et de joyeux petits items qui apparaissent, des soupirs et des chantonnements –, on se retrouve pris dans une expérience particulièrement réjouissante et plaisante, malléable selon les envies du joueur. C’est d’ailleurs un jeu nécessitant une écoute au casque ; la superbe musique, composée par Walter Hus, propulse le jeu un cran au-dessus dans la qualité et l’émerveillement. Les magnifiques mandalas-kaléidoscopes que vous provoquez dépendent de vous pour prendre leur pied, et vous le font savoir par le biais de petites phrases poétiques et, parfois, humoristiques qui vous encouragent à continuer. Chaque niveau du jeu est un univers différent qui attend que votre sensibilité vienne détecter ses nuances, que vous y projetiez votre créativité ; un jour, vous pouvez avoir envie de prendre votre temps, ou d’y mettre tous les doigts, d’être attentif ou observateur, presque en état de méditation... Parfois vous ressentirez avec plus d’intensité la musique, les couleurs, les petits items qui apparaissent, les phrases, le rythme... Car Luxuria Superbia est un jeu auquel on rejoue de temps en temps, et là, vraiment, pour le


plaisir. Les vagues colorées qui entourent et enveloppent l’écran ont clairement atteint leur but. La poésie parfois naïve du jeu, alliée à une dimension plus profonde et qui attend vraiment votre expérience, votre œil et vos doigts, qui attend que vous chevauchiez ces trous tout sauf noirs, offre une intense rééducation de notre notion de plaisir. L’écran est ici une machine à images, créées par et pour des humains, petite projection de désirs qui ne fonctionne qu’avec vous. Ce jeu propose quelque chose qui manque cruellement en ces temps de beauté stérile et stéréotypée : une rééducation de notre joie esthétique, de notre rapport à faire monter le plaisir, chez nous et chez l’autre. Il revendique l’expérience plutôt que la consommation, le fait de méditer, de savourer pour soi-même les images plutôt que de les subir ou les phagocyter en permanence. Le rapport plus ou moins direct à la relation sexuelle est ici également exploré : on voit de nombreux parallèles possibles entre le gameplay (le ressenti du joueur) et l’acte sexuel, et notamment, évidemment, le cunnilingus – que la référence à la fleur rend plutôt transparent. Il est question ici en effet de toucher, titiller, varier le rythme (de plus en plus vite après un début pour mettre en place le plaisir), ne pas aller trop vite (la seule façon de perdre dans ce jeu), ne pas se focaliser

sur un seul endroit, être attentif à tout... Les pétales seront plus vite stimulés au fur et à mesure qu’on approche du sacro-saint orgasme, ici représenté par une explosion de graines... Luxuria Superbia, qui s’éloigne des tabous et du péché (luxure et orgueil, les péchés vidéoludiques) ou qui les assume, fait un travail généralement trop peu représenté en opposant une nouvelle exploration du désir aux deux seuls possibilités actuelles : le sexe romantique, déconnecté de la réalité dans la plupart des cas, et le sexe violent, voire destructeur, difficile à contourner. Le jeu propose une imagerie positive voire révolutionnaire, et demandeuse de créativité et d’interaction : le joli, le beau, le paisible, la jubilation, le transcendant (car il est très clair dans ce jeu que cette expérience est une expérience érotique si vous le voulez bien). Le divertissement et l’interaction sont ici prétexte au voyage, à l’ouverture, à la communication, voire à la communion... avec les images ? Avec les concepteurs de ces images ? Avec le médium ? Et bien sûr, comment dire du mal d’un jeu qui met au cœur de ses thématiques l’orgasme féminin (par le cunnilingus) ? L’interaction dans Luxuria Superbia prend une nouvelle dimension. Elle devient vertu suprême, elle devient don, elle devient abandon. 23


Clark, jeunesse, crudité Kids, de Larry Clark (1995) : scène première

Nos écrans le permettent : faire fi, jouer même, des frontières, des espaces et des temps. Et si, au hasard de ce terrain de jeu sans limite, nous goûtions l’atmosphère propre au New York des années 90 ? Transportons-nous dans l’intimité d’une maison, d’une chambre, d’un lit. Un ours en peluche monte la garde de ce lit de kid authentique, sur lequel s’affrontèrent avec verve l’enfance et l’adolescence. Tourné en 1995, Kids est un film réalisé par Larry Clark, photographe et cinéaste américain, dont l’œuvre explore tout particulièrement les mondes de l’adolescence. D’allure quasi documentaire, ce film texture grain, caméra portée, fut imaginé par un jeune scénariste (19 ans à l’époque) dont le nom fait aujourd’hui autorité : Harmony Korine. Ce futur ponte du cinéma indépendant - qui écrivit et réalisa notamment Gummo (1997) et Spring Breakers (2013) - est également l’auteur de la première scène du premier film de Clark ; une scène relatant la première expérience sexuelle d’une gamine de douze ans, amadouée par un adolescent : Telly. En raison de sa remarquable densité sensorielle, de son esthétique lisse et pénétrante, de l’objet douloureux qu’elle traite, cette scène mérite d’être vue, re-vue : qu’on s’y immerge. par Astrid Campion 24


Telly – figure explosive, star visqueuse de l’écran – est incarné par Leo Fitzpatrick ; Larry Clark l’aurait recruté pour son film après l’avoir vu faire du skateboard à Washington Square. Alors que le futur kid essayait de réaliser plusieurs figures avec sa planche – échouait –, Leo usait déjà de son charisme pour maudire avec violence et vulgarité les cieux osant le détourner de ses performances. Cette impétuosité séduisit le cinéaste, qui l’entraîna dans son projet pour finalement le former à un sport nouveau, poétique : la défloraison. Il se trouve en effet que le jeune premier de Kids possède un goût particulier pour le sexe de jeunes premières… vierges. Dès la première seconde, Larry Clark confronte son spectateur à une scène que l’on pourrait qualifier de carnivore : en sueur et en cadence, deux gamins se mangent la bouche. Avec une assurance troublante, Telly est en train d’attaquer. Il prend son temps, s‘applique. Avec « casual cruelty and empty pleasure » (une cruauté informelle et un plaisir vide), pour reprendre le mot de la célèbre journaliste Janet Maslin, il savoure la première bouchée de sa proie. Sa proie, c’est un « little baby », dont il se moquera lors de la scène suivante – emprunt d’une certaine affection cependant – avec son acolyte Casper. Assis sur le perron de la maison du crime, Casper patiente tranquillement, pendant que Telly agit dans une chambre de fille à l’étage. Il ignore ce que le cinéaste impose à son spectateur : une pelle gluante, humide, rosée même, qui semble n’en pas finir. Invisible et sonore dans un premier temps, cette pelle énorme, telle un poulpe, se rétracte et se détend. Lorsqu’elle s’impose dans le champ, nous, les auditeurs-voyeurs, sommes à la fois fascinés et révulsés par cette gymnastique de muscles faciaux. Immergés dans des chairs beiges, rouges, transparentes, fusionnées par d’oppressants gros plans, nous partageons sans le vouloir l’intimité malsaine de deux têtes enfantines en quête de professionnalisme. Telly et sa nymphe semblent en effet très sérieux, leur prestation très

travaillée : ils essaient de ne plus jouer aux grands, mais d’en être. « They’re living in the moment not thinking about anything beyond that and that’s what I wanted to catch. And I wanted the viewer to feel like you’re there with them, you can be there fucking, smoking dope, having sex, you can be there in the movie and have it all too. » déclare en 1996 Larry Clark à Michael Cohen, pour Art Commotion. (Ils vivent dans l’instant, ne pensant à rien d’autre que ça, c’est ce que je voulais retranscrire. Et je voulais que le spectateur ait l’impression d’être avec eux, tu peux être là en train de baiser, fumer de la drogue, faire l’amour, tu peux être dans le film et faire la même chose.) Avec superbe, Telly feint dans cette première scène ce qu’il écorche : l’amour. Après cette apnée d’embrassade, le réalisateur accorde à ses personnages (et à ses spectateurs) un dialogue pour respirer. « Do you care about me ? » demande la gamine avec naïveté ; et Telly de répondre avec insistance : « Of course I do. » Bien sûr que Telly tient à elle, son « little baby », puisqu’il « wanna fuck this little baby » (dit-il dès la scène suivante). Le sang du « little baby » aux joues carmin circule, tandis qu’un corps anguleux, reptilien, profondément agressif, vient meurtrir son vagin (on découvre par ailleurs plus tard dans le film que Telly est porteur du virus du SIDA). Clark nous présente une scène de sexe entre deux gamins. La gamine serre les dents. Elle mordra l’oreiller. Le gamin, en quête de « pure pleasure » lui fait l’amour, ou plutôt, lui fait mal. Paradoxe d’une union organique par laquelle Telly rompt sa promesse : celle que cela ne ferait pas mal. Qu’est-ce que cela ? Qu’est-ce qui fait mal ? Cela c’est l’amour, le sexe, la fréquente incommunicabilité des deux, des deux sexes. Clark nous impose, totalitaire, la crudité d’un réel dérangeant ; il en est très conscient : «We don’t want to see how these kids really are. » (On ne veut pas voir ce que sont réellement ces adolescents.) 25


ULi Knörzer En regardant un dessin, nous pouvons imaginer qu’avant toute chose, il y avait une feuille blanche. L’artiste a posé la mine de son crayon sur cette étendue vierge et l’a investie… C’est ici que la magie commence, car l’art du dessin permet de ménager cette étendue blanche en cultivant l’art de l’inachevé, ou de la transparence, de la légèreté. Uli Knörzer est un dessinateur berlinois bluffant. Non seulement sa technique est excellente – est-il même besoin de le dire ? – mais il a l’art de faire émerger de la blancheur des corps et des visages, parfois étranges, parfois comme sortis de son quotidien, portrait d’amis ou de passants. Avec finesse et application, il esquisse la

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réprésentation de toute une génération barbue, percée, tatouée – hipster dira-t-on. Précis, Uli Knörzer est particulièrement dans l’air du temps, du moins l’air du temps berlinois-brooklyner aux attributs bien reconnaissables : ses personnages portent barbe, côtés du crâne rasés, tatouage dans le cou, écarteurs aux lobes d’oreilles. Ils ont souvent l’air un peu fatigué, comme sortant d’une soirée (en route pour un brunch ?) ou revenant d’une nuit passée à taguer les murs de la ville, écouteurs dans les oreilles. Il ne limite pas à cela puisqu’il s’aventure parfois dans un certain lyrisme poétique et aérien qui nous séduit tout particulièrement. Cheveux dans le vent, corps en apesanteur, homme tenant d’une seule main une tête

de veau… On ne se demande pas pourquoi, on apprécie simplement la grande légèreté que son crayon apporte à ses sujets. Rien ne semble peser, rien ne semble avoir d’importance. On est séduit ! Au fil des pages de ce numéro, vous retrouverez quelques uns de ses travaux qui relèvent de ce lyrisme ; toutefois nous ne saurions que trop vous recommander d’aller regarder ses dessins en couleurs : avec une grande subtilité, il colore un visage de vert, il teinte une main de violet, ajoute un légère touche de jaune sur une tempe, souligne des yeux de rouge… www.uliknoerzer.com


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Yoann Vrignaud Quand on a débarqué à la remise du Prix Icart à l’Espace Pierre Cardin, la première chose qu’on a remarqué – avant les bières – était un pan de mur entièrement recouvert des dessins amusants de Yoann Vrignaud. L’attroupement devant ce mur était remarquable : chacun prenait garde à ne pas en louper un, tout le monde riait et faisait des commentaires. Cachée dans la foule, sa mère veillait au grain et au succès de son fils... Qui a bien évidemment remporté le prix du public. Alors que nous

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commencions à nous affoler en chuchotant « mon dieu, il faut qu’on en parle dans Mirages, où est-il », sa mère nous a tout de suite interpellés pour nous montrer son petit artiste d’amour. Bref, pour être un peu plus précis, disons que Yoann a 24 ans, qu’il vit et travaille à Paris, qu’au dos de sa carte il est écrit « Il faut qu’on parle » et qu’il nous fait beaucoup rire avec ces dessins-blagues. Quand on l’interroge au sujet de ses projets futurs et passés, il réplique – après avoir évoqué quelques expos – « mon plus grand projet

c’est de savoir qui va remporter les Reines du shopping cette semaine quoi... » (renseignements pris, c’est une émission de télé présentée par une grande folle à boucles d’oreilles). Bon bah, il ne vous reste qu’une chose à faire : continuer à découvrir son œuvre sur son blog, et bien sûr, regarder la finale des Reines du shopping ! PS : un fan-club pour sa mère serait en cours de création. yoannvrignaud.tumblr.com


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Emmanuelle Ly Nous avions adoré son travail et lui avons donné carte blanche pour faire notre couverture : Emmanuelle Ly mérite d’être présentée. Vivant et travaillant à Lyon, elle s’astreint à faire un dessin par jour, pour ensuite tous les réunir dans un projet global appelé DAILY SKETCH CROSSING (D*S*C). Sous la forme d’un blog tout simple où le visiteur embrasse d’un seul coup d’œil une belle quantité de dessins, son projet est l’assemblage de milliers d’inspirations : personnages – inconnus ou célèbres –, scènes

de films, affiches, animaux, objets... Tout de noir et blanc, son univers séduit... Et son histoire plus encore. Elle explique qu’elle s’est inspirée du principe du book crossing, c’est-à-dire la libre circulation des livres dans la nature. Non, il ne s’agit de livres à pattes qui font des pique-niques à la campagne, mais plutôt de joyeux lecteurs qui déposent des livres dans certains endroits pour que quelqu’un les retrouve, les lise, et fasse à son tour circuler les livres qu’il aime. Lorsqu’elle était aux Beaux-Arts de Dijon,

Mercredi 11 décembre 2013 J’ai les pupilles tellement dilatées qu’on dirait que j’ai fait un fond d’œil. Biglouche !

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elle a commencé à faire la même chose avec ses dessins, les distribuant dans des boîtes aux lettres, des salles d’attente, dans la rue... Puis, agrandissant l’échelle de son projet d’une ville au monde entier, elle a commencé un blog : désormais, elle distribue chaque jour un dessin à toute la toile, donc, potentiellement, à beaucoup beaucoup d’internautes. Elle nous présente ici 4 dessins, 4 journées, 4 inspirations. dailysketchcrossing.tumblr.com


Vendredi 4 octobre 2013 Les espaces et les sentiments. Un lointain si proche.

Samedi 28 décembre 2013 Tu crois le tenir, il t’évite. Tu crois l’éviter, il te tient.

Lundi 21 janvier 2013 La vie c’est comme une cigarette.

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Le club échangiste « Par moi l’on va dans la cité de douleur, Par moi l’on va dans le tourment éternel, Par moi l’on va parmi la race perdue. » Dante Alighieri, La Comédie, Chant III. À la moitié du chemin de notre vie, le jour s’en allait et les airs embrunis ôtaient les êtres animés sur la terre, je me retrouvai par une sylve obscure, je m’apprêtais à soutenir la guerre, je vins en un lieu muet de lumières. Comment y entrais-je, ne sais redire, comme l’éboulement qui a frappé, comme à l’appel du désir, des colombes. Dans le Marais finit, qu’on nomme Styx, c’est le lieu le plus bas, le plus obscur. Cerbère, fauve cruel et différent, il a des yeux rouges, la barbe grasse noircie, le ventre large et des mains griffues. Et lui à moi, en personne avisée : « Prends garde d’entrer et à quoi tu te fies ». Il releva la tête en soupirant, d’où vient jusque là-haut un souffle infecte. Lors il se mut, et je suivis ses pas. Il me fit entrer dans les secrètes choses. En ce lieu nous nous trouvâmes descendus, tout entier de pierre et de couleur ferreuse et une lumière vermeille en jaillit. Où que je me tourne, où que je regarde, langues mélangées, horribles jargons, paroles de douleur, accents de colère, voix hautes et floues et battements de mains faisaient un tumulte qui roule sans fin. « Nous sommes venus au lieu où je t’ai dit ». Puis vient la luxurieuse Cléopâtre, éternelle, maudite, froide et compacte. J’étais parmi ceux qui sont en suspens quand dame m’appela, bienheureuse et belle, me baisa sur la bouche tout tremblant. Je levai les yeux et vis ses épaules. Va donc, apporte-lui tes mots éloquents. Muses, haute pensée, ici aidez-moi ! Amour me poussa, lui qui me fait parler : « Ton fidèle à présent a besoin de toi » Ses yeux brillaient davantage que l’étoile et elle se mit, douce et calme à me dire, d’une voix angélique en son parler : « Donc, qu’y a-t-il ? Pourquoi t’arrêter encore ? Pourquoi garder au cœur tant de lâcheté ? Pourquoi n’astu décision ni franchise ? De cette crainte afin que tu t’affranchisses, sache pourquoi je vins, et ce qu’on me dit, au premier instant où j’eus mal pour toi. Es-tu rassasié de ces richesses pour lesquelles tu n’as pas craint de séduire ? Tu connaîtras combien pèse cet art, le jeu des magiques tromperies. Ô bannis du ciel, engeance méprisable, à jamais sans le bien de l’intellect ! Et je veux que tu tiennes pour certain, ô toi qui viens à l’hôtel des douleurs, par-là jamais ne passe une âme bonne ! » Et là, à cause de l’horrible outrance, je défaillis ainsi qu’homme mourant. Alors commencent les notes douloureuses. Je vis des gens embourbés dans cette fange, tous nus, avec un aspect déformé, se déchirant par lambeaux à belles dents, portant dans le cœur les fumées d’acide. Hélas, que de plaies je vis en leurs membres, 32


ainsi qu’on voit les lutteurs nus et oints, la cité de Bacchus mise en esclavage. Je vis des gens plongés dans des excréments. Ceux qui par discorde ont chargé leur âme, par les yeux leur jaillissait la douleur. Et comme j’allais entre eux regardant, je vis Brutus, celui qui chassa Tarquin, Lucrèce, Julie, Marcia, et Cornélie, tout dénudé et tout écorché qu’il aille, sa queue de tout son long fouettait dans le vide, tordant vers le haut la venimeuse fourche. J’en vis une autre, rouge comme le sang, elle s’était mise, je crois, à genoux, regardant autour de moi, comme animée du désir de voir qu’un autre me suivait. Et quand nous fûmes auprès d’elle, je trouvai mon seigneur qui était hissé déjà sur la croupe du rude animal. Mais chacun d’abord avait tiré la langue : la grand-putain qui jamais ne détourne était baisé par un aussi bel amant. Il tourna sa queue où était sa poitrine d’un tel élan que rien ne la retint, l’accrocha par sa chevelure visqueuse : « Considérez quelle est votre semence ». Ainsi vis-je la septième décharge. Il la laissa là, enceinte et seulette et lui, il avait fait de son cul trompette. Et aussitôt tous les diables s’avancèrent. Tout à son art elle fut avec ses serfs. Et moi, qui m’étais tendu à regarder, j’entendais partout s’élever des plaintes, et ne voyais personne qui pût les faire ; c’est pourquoi tout éperdu je m’arrêtai. L’apercevant dans le site désert, je vis assis un peu plus loin sur le sable, le célèbre Attila, fléau de la terre. Entre les jambes lui pendait la tripaille : « Mon fils dans l’enceinte de ces roches, par l’autre manière on oublie cet amour. » Ainsi m’écriai-je, face levée : « Tu es mon guide, mon seigneur et mon maître ! » Je me rapprochai de toute ma personne, contre mon guide, sans détourner les yeux. Je dis : « qu’est-ce là que j’entends, ô mon maître ? » car ses paroles me semblèrent ivres, je dis : « De tout mon cœur, je vous en prie ; et si vous voulez qu’avec vous je m’essaye, je le ferai s’il plait à qui j’accompagne ». À peine ses pieds touchèrent le lit, mon guide tout à coup me prit dans ses bras, et quand il m’eut tout entier sur sa poitrine, remonta par où il était descendu. Mais une plainte me frappa aux oreilles : « Ho, Rougeoyant, plante-lui tes grands ongles dans le cuir du dos, qu’on le voit écorché ! » Je mis tant de foi à ce glorieux office, que j’y perdis le sommeil et mes forces. Je dis alors : « Maître, fais si tu le peux. » Mon maître dit : « Plus ne se dressera. » À ces mots, mon guide à grand pas s’éloigna, là, désirant fuir le commerce des hommes, et je quittai aussi ces accablés suivant les chères traces de ses pas.

par Marc Senet

(Ce texte reprend les vers de la traduction de « L’enfer » dans La Comédie de Dante par Jean-Charles Vegliante aux éditions Gallimard, mais dans un ordre différent, leur conférant un sens nouveau.) 33


À découvrir... une des plus belles expositions de l’hiver, celle du photographe Henri Cartier-Bresson au Centre Pompidou, jusqu’au


9 juin 2014. Ici, Rue de Vaugirard , mai 1968 Š Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos, courtesy Fondation Henri Cartier-Bresson


ISSN 2268-1760 imprimé à Paris sur papier recyclé deux euros couverture Emmanuelle Ly quatrième de couverture Yoann Vrignaud

MIRAGES n°6 hiver 2014

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directrice de la publication Maïlys Celeux-Lanval rédacteurs Valentine Bonneau, Astrid Campion, Maïlys Celeux-Lanval, Bénédicte Gattère, Victor Miget, Alice Pirotte, Pierre Poligone, Marc Senet artistes Uli Knörzer, Emmanuelle Ly, Yoann Vrignaud Merci à Sylvain Azzi et Sarah Beno 36

Exposition Mirages te fait l’amour #4 au bistrot Chez Toi ou Chez Moi, 3 rue du Général Renault, Paris 11ème Vernissage mercredi 26 février 2014


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