Mirages n°8

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Laura Olivieri 2


“La suite de l’exposition concerne l’industrie aéronautique, établie à Saint-Nazaire pour pallier le creux dans la production de navires. Mademoiselle ne s’intéresse pas du tout aux avions, et se dirige donc vers la sortie lorsqu’elle heurte un visiteur solitaire. Elle avait distraitement enregistré sa présence un peu plus tôt, silhouette de trois quarts dos penchée sur une vitrine, déportée vers la droite en un contrapposto méditatif. Comme elle tente de se dégager, son nez se retrouve dans un col de chemise. Oh pardon. Non c’est moi. Désolé vraiment je. À force d’amabilités, on ne s’en sort pas. Elle se hasarde à gauche, se cogne à l’homme qui ébauche un mouvement dans le même sens, puis à droite et c’est le même cinéma. Enfin elle se redresse pour lui administrer l’un de ses regards de méduse dont elle a le secret, quand elle plonge et s’égare dans son visage présenté en plan très rapproché, puis immédiatement renonce à ce projet. À l’irritation succède une avalanche d’émotions contradictoires. Elle se libère, esquisse un sourire sous sa capuche, se rappelle cette capuche et l’ôte, secoue les cheveux, répète Pardon, je suis désolée, je suis si maladroite et puis je n’ai pas mes lunettes et sans mes lunettes je ne vois rien. Ne vous excusez pas, c’est moi c’est moi. Elle voudrait enchaîner, mais on n’a pas toujours à l’esprit le mot juste, celui qui transformerait l’instant en minute historique. En vérité, lui non plus ne dit rien, et l’instant est trop bref pour décider s’il aurait voulu, s’il a cherché comme elle à dire quelque chose et ne l’a pas trouvé. Elle devine pourtant, selon son désir à elle, qu’il aurait aimé s’attarder. C’est un réconfort trop mince. Mademoiselle quitte l’exposition extrêmement dépitée.” Julia Deck, Le Triangle d’hiver , Les Éditions de Minuit, 2014

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par Maïlys Celeux-Lanval, Valentine Bonneau et Chloé Kervio

AGENDA de l’automne 4

ART

Tania Mouraud au Mac/Val Du 19 septembre 2014 au 15 janvier 2015 Place de la Libération, Vitry-sur-Seine

Inoubliable. Jamais on n’aura eu autant envie d’inciter les gens à sortir de Paris pour aller au Mac/Val, voir la spectaculaire installation vidéo de Tania Mouraud. Bon, passons les grands panneaux installés sur et dans le musée, sur lesquels Tania a inscrit des messages dans une écriture quasiment illisible car étirée à l’extrême. Le principal prend place dans l’espace des expositions temporaires : Tania Mouraud a décidé de n’y présenter qu’une seule œuvre. Les 1300 mètres carrés d’espace sont plongés dans le noir, seulement éclairés par trois immenses écrans vidéo qui diffusent en continu des images de destruction d’une rare violence. Le son qui accompagne l’image envahit le cerveau du spectateur et broie ses pensées. On est pris en otage… et complètement fasciné. Sur les écrans, les images montrent une usine sans homme où des machines détruisent et déchirent sans cesse des livres. Des livres ! Oui, Tania Mouraud présente la destruction de ces objets intouchables que l’on dote si souvent d’une âme, d’une chair, d’une sensualité. Parmi les couvertures, on reconnaît bien souvent un ouvrage lu, aimé, sur le point de partir au pilon. Quelle souffrance ! Et quelle puissance ! Tania Mouraud présente un spectacle captivant : elle nous a expliqué que tout son travail de montage et sur la bande-son a consisté à montrer une usine déshumanisée ; il s’agissait de couper tous les ouvriers au montage et de créer un bruit assourdissant, pour accentuer l’idée de destruction (alors qu’il n’y a en réalité pas tant de bruit dans l’usine où elle a tourné ces images). On en ressort complètement secoué. M. C.-L.


THÉÂTRE

Et pendant ce temps, Simone veille Du 18 septembre à la fin du mois de décembre 2014 À la Comédie Bastille, 5 Rue Nicolas Appert, Paris 11ème

Le XXème siècle a entendu la voix des femmes. Simone Weil, Simone de Beauvoir, militantes des années 70, elles furent nombreuses à s’exprimer haut et fort pour faire évoluer les droits des femmes. Et pendant ce temps, Simone Veille raconte l’histoire de de ces combats à travers trois femmes qui bavardent sur un banc. Elles incarnent tout d’abord des femmes des années 50, puis leurs filles des années 70, leurs petites-filles des années 90, pour enfin arriver à la génération de 2014. Karina Marimon, Hélène Serres et Vanina Sicurani discutent et sont toutes différentes, l’une popote, l’une militante, l’autre passive, et leurs filles héritent (ou pas) de leur caractère, qui évolue au fil des années au contact de la progression de la société. Un quatrième personnage, incarné par l’actrice Bonbon, rappelle avec drôlerie les grandes étapes (et les grandes aberrations machistes) de l’histoire du combat pour l’égalité hommes/femmes. Elle intervient dans leur discussion comme une piqûre de rappel et fait rimer contrepèterie et information. On s’amuse beaucoup dans cette pièce comique : les comédiennes sont très vives et naturelles, le discours est clair et ludique, les blagues s’enchaînent. Le rire agit ici comme le révélateur du ridicule, le ridicule du machisme et des inégalités. Un excellent spectacle ! M. C.-L.

LITTÉRATURE

Le Triangle d’hiver, Julia Deck Les Éditions de Minuit, 2014 175 pages, 14 euros

Tout le monde avait remarqué Julia Deck et son premier livre, Viviane Elisabeth Fauville (paru en 2013 aux Éditions de Minuit) ; un an plus tard, la revoilà, toujours aussi puissante et mystérieuse, avec Le Triangle d’hiver. Après avoir raconté l’histoire d’une femme quadragénaire qui tue son psy, Julia Deck décrit la trajectoire de Mademoiselle, ou plutôt de Bérénice Beaurivage, qui a emprunté son nom au personnage d’Arielle Dombasle dans un film d’Éric Rohmer. Elle se fait passer pour une romancière et, sans bagage, s’accroche à la vie d’un homme, devient son parasite. Elle dort et dîne à ses frais, et peine de plus en plus à le convaincre de son personnage. L’écriture de Julia Deck est précise et froide. Elle décrit les décors comme des toiles cubistes et nous invite dans l’étrange esprit de Mademoiselle : on la suit dans ses balades, dans ses absences, mais elle ne se révèle jamais complètement. On lui suppose une profondeur, ou au contraire un vide abyssal… Malgré - ou grâce à - l’absence totale d’empathie du lecteur pour ce personnage pervers, le livre est passionnant. Sa séduction agit par la suggestion, par l’étrangeté. Le monde que décrit Julia Deck, souvent sinistre, parfois sordide, ne semble être qu’une évocation vague du monde que nous connaissons. Certains détails font mouche, comme la description des bars lounge où des trentenaires passent leurs soirées à se séduire, et pourtant ses descriptions semblent lointaines et étrangères. On ne saurait décrire l’effet exact de l’écriture de Julia Deck. Aucun doute en tout cas sur le fait que cette jeune écrivaine nous livre l’un des plus beaux livres de la rentrée littéraire. M. C.-L. 5


THÉÂTRE

Chambre froide

Du 3 septembre à la fin du mois de décembre 2014 Théâtre de la Pépinière, 7 Rue Louis le Grand, Paris 2ème

Trois femmes dans une cuisine au décor blanc aseptisé sont réunies pour un dîner entre amis. Chambre froide, écrit par Michele Lowe et mis en scène par Sally Micaleff, est une œuvre créée, dirigée et représentée par des femmes au théâtre de la Pépinière. Nicky, Debra et Molly évoquent leurs soucis, leurs désirs, leurs peurs. Nicky (Valérie Karsenti), éditrice de renom, femme indépendante et mère d’un nouveau-né, invite Molly (Anne Charrier), belle et naïve jeune femme qui rêve d’être maman, ainsi que Debra (Pascale Arbillot), à la personnalité effacée, admirative de son mari. Ces trois femmes bafouées, humiliées, trompées, abusées par leurs maris (qui jouent au golf dans le salon) vont se transformer en Érinyes, déesses vengeresses, lorsque ces derniers s’enferment par accident dans la chambre froide. Il s’agit désormais de se mettre d’accord sur ce qu’il convient de faire. Puis, une pointe d’humour digne d’une comédie brulesque : les héroïnes se dévoilent, une par une, au sens propre comme au figuré. Elles se déshabillent pour permettre l’introspection. Mais qu’est-ce qui pousse ces trois amies à se déshabiller ? Pour Nicky, c’est le devoir. Son bébé vomit son dîner et elle doit alors se changer ; femme autoritaire et sûre d’elle, elle accomplit son devoir de femme indépendante. C’est précisément par souci d’indépendance qu’elle hésitera à sauver son mari qui, s’il survit, obtiendra d’elle qu’elle abandonne son travail, sa position sociale, son autonomie financière. Pour Molly, bien que ce soit ici encore le bébé qui la pousse à ôter son chemisier, ce n’est pas pour les mêmes raisons. Car elle s’est ruée dans la chambre du bébé par besoin, par amour. C’est ce manque qui la pousse à se confier aux autres. Quant à Debra, il faut lui faire violence pour qu’elle se livre. Seule, fidèle à des concepts archaïques et misogynes, elle est incapable d’agir ou de penser pour et par elle-même. L’humour noir ponctué de la légèreté des phrases de Molly ou de l’incompréhension chronique de Debra, soutien fidèle de son mari et de la gent masculine, vire au drame. On atteint le climax de la pièce. Lorsque le coup de feu éclate après le grondement du tonnerre, le public sursaute. Pari réussi ; l’arme déchire le silence de la folie qui semble germer dans l’esprit de Nicky à force de contenance. Puis vient l’heure du vote. Le jeu des comédiennes est remarquable. C’est une ribambelle d’émotions à laquelle assiste le spectateur : un tableau vivant de la honte, de la peur, du désir inassouvi. L’originalité de cette performance est de montrer les coulisses de la femme d’aujourd’hui, femme active, épouse et mère à la fois ; originalité dans l’exacerbation de l’hystérie, du cynisme, qui ravira celles soucieuses d’assouvir un certain désir caché de castration. La complicité des trois femmes, amies de longue date dans la vie, porte ce huis clos à son summum. 6

L’origine américaine de la pièce ne se fait pas oublier : les mots ‘in/out’ sont inscrits au feutre noir dans la cuisine. C’est amusant que le cœur du foyer, la cuisine, attachée par une habitude malheureuse à la sphère féminine, soit ici le lieu du crime, de la machination, qu’elle soit au service d’une justice vengeresse. Après tout, quoi de plus normal ? La cuisine, à laquelle on associe chaleur, féminité et convivialité, devient l’instrument de la femme et lui sert au mieux. A l’opposé, la chambre froide convient tout particulièrement bien à l’homme. Sally Micaleff, comédienne, scénariste et metteure en scène, aime surtout traduire des pièces anglaises et les adapter pour la France. La mise en scène est majestueuse et raconte l’histoire des métamorphoses. En effet, c’est dans une harmonie blanche qu’entrent nos héroïnes qui, peu à peu, font tâches dans ce décor (qui, à première vue, semble être l’image de la perfection). Puis, telle une femme, la cuisine est usée, violentée : on y casse des assiettes, on y renverse des tabourets, on y fait rouler des balles de golf, on y fait bouger les meubles pour bloquer la porte et empêcher l’homme d’entrer, on y tire au révolver… Ce décor réaliste et épuré, tout comme la femme, change, est meurtri, se protège… Il est alors impossible d’y voir autre chose que l’allégorie de la femme. Le spectateur assiste à une mise en scène quasi brechtienne. Lorsque, avant de répondre aux inspecteurs, nos trois comédiennes se retournent, une tringle apparaît dans l’obscurité bleutée, tringle sur laquelle sont suspendus des manteaux noirs qu’elles enfilent lentement avant de nous faire face. On peut se dire : quoi de plus banal qu’une binarité blanc/noir, gentil/méchant, vie/mort, début/fin… Le fait est que ce n’est pas le recours aux clichés qui importe, mais la façon dont ces derniers sont traités. Chambre froide le fait avec audace et succès. V. B.


ART

L’art d’en rire

Exposition semi-permanente Futuroscope, Avenue René Monory, Chasseneuil-du-Poitou

« L’art d’en rire ». Par ce titre simple et efficace, le Futuroscope de Poitiers annonce l’arrivée de nouvelles œuvres de Land Art aussi drôles qu’intelligentes en son domaine. Situé à quelques kilomètres de Paris, le parc a réussi le mariage impossible entre l’ambition technologique et le respect de la nature. Il a été conçu comme une vitrine sur le monde où les attractions cohabitent en harmonie et en art avec le monde des arbres, des feuilles, du sol et des cieux. On y entend en concurrence les exclamations joyeuses des visiteurs et les piaillements d’oiseaux. Si l’on tend l’oreille un peu plus, on perçoit la musique de fond que le parc diffuse par petites touches, comme une fragrance. On est enrobé de sons, de douceur et d’odeurs. La vue est pleinement satisfaite par l’architecture des attractions et des bâtiments. Ces derniers s’élèvent par ici comme des montagnes de verre au milieu de la verdure, par là comme des tuyaux d’orgue qui ne sont pas sans rappeler les chutes d’eau islandaises d’orgues basaltiques. On a adoré parcourir le domaine de bout en bout et tester tout ce qu’il propose. Les Lapins Crétins sont les invités exceptionnels de cette année. Toute une attraction leur est réservée. Nul besoin de faire la fine bouche ou de regarder ceci comme une régression, ils illustrent à la perfection le thème « l’art d’en rire ». On

s’esclaffe en regardant les peintures célèbres trafiquées par les Lapins. On gigote sur les sièges propulsés à toute vitesse devant des écrans monstrueux. Devant l’ingéniosité des tableaux proposés, on hoche la tête d’approbation en levant les sourcils et baissant les coins de la bouche. Mais l’attraction du site ne réside pas uniquement dans ses infrastructures à proprement dit, tout le parc est un plaisir. Le Land Art a pris possession de l’espace vert. La liberté de création accompagne la libre pousse des plantes. Dans chaque pas qui nous sépare d’une attraction à une autre, une surprise nous attend. Voici nos coups de cœur. Régis Poisson et Sophie Prestigiacomo ont présenté leurs pièces de Land Art avec un sourire en coin. À observer Un repos bien mérité, on ne peut que remarquer les points communs entre créateurs et créations. Ils font preuve d’un goût certain pour les facéties en décidant de mettre en scène les arbres sous une forme humanoïde. Une grande caisse blanche entoure le tronc. Sur ce caisson dont la couleur artificielle tranche avec le brun naturel, est posée une paire de jambes. Un pantalon d’écorce habille les membres, puis révèle en sa fin, deux petons nus. Sans doute l’arbre aura-t-il ôté ses chaussures pour mieux sentir l’herbe lui chatouiller les orteils. Plus 7


à gauche :

Régis Poisson & Sophie Prestigiacomo à droite :

Cat Sirot

loin, un arbuste encore en culotte courte a gardé ses chaussures. Ses pieds n’effleurent même pas le sol. Régis et Sophie ont disséminé leurs œuvres un peu partout dans le Futuroscope sur le modèle d’un jeu de piste pour le visiteur. A l’entrée vous en trouverez deux presque face à face ; plus loin, un arbre est assis à même le sol, les jambes écartées. À vous de tous les retrouver ! Les deux artistes délivrent les arbres de leur éternelle position statique. Forcés de plonger loin sous la terre pour se tenir debout contre le vent, la pluie et les indélicatesses quotidiennes, ils se voient offrir un bref répit : s’asseoir juste un instant, laisser les jambes à l’air voire même bronzer un peu à travers les feuillages. Plus que l’illustration de leur sens de l’humour, les installations des deux artistes révèlent leur tendresse pour le monde naturel. Le travestissement de l’invisible en caricature humaine met en lumière ce qu’on pourrait négliger par habitude. Ils projettent sur la toile naturelle des états d’âme humains pour révéler la part de vie silencieuse qui nous entoure et la rendre plus intelligible. Libre à vous d’aller tripoter ces membres nouvellement mis à jour : ces sculptures s’offrent à votre curiosité et à tous vos sens. La blague prend du mordant dans Faire ou ne pas faire de Cat Sirot. Si l’aspect drôlatique est ce qui frappe en premier, l’interprétation de la sculpture par l’artiste elle-même a de quoi faire réfléchir. Le naïf animal s’est enfoncé la tête si profondément dans le sol et a creusé si loin, qu’elle en sort de l’autre côté pour contempler son propre derrière. Faite de bronze, 8

la sculpture arbore une surface foisonnante de plumes. L’aspect duveteux de l’animal est rendu par la maîtrise de la sculptrice. Plutôt que d’avoir laissé un bronze lisse, elle a travaillé la matière jusqu’à obtenir les infimes variations d’un éventail de plumes. Le rendu naturaliste du corps tranche avec la tête exagérée qui surgit du sol. Les yeux exorbités et le bec grand ouvert par la surprise, voire même l’horreur de contempler son anus, amusent. Quelle ironie que de voir une autruche « faire l’autruche », c’est-à-dire s’enfoncer la tête dans le sol pour fuir un problème ou un ennemi, et finalement se retrouver au point de départ - ou plutôt au point d’arrivée. L’artiste a voulu son œuvre comme une critique. À force de nier l’évidence et de ne pas affronter les conséquences de nos actes, particulièrement en ce qui concerne l’environnement et le rapport de l’homme à la nature, nous nous retrouverons nécessairement au même point : « dans la m… ». Pour éviter le ridicule de l’autruche, il faut œuvrer à entretenir notre environnement et non plus fuir les problèmes que l’homme a créés. L’autruche de Cat Sirot est une sculpture mi-ironique mi-enseignante, comme une fable de bronze à usage de tous. L’artiste explique elle-même que la volonté de passer au Land Art émerge d’un désir de citoyenne du monde, prête à monter au créneau pour défendre la nature avec les armes dont elle dispose. Il faut faire prendre conscience que la terre est belle, riche et qu’il faut agir si l’on ne veut pas bientôt se retrouver enseveli sous nos erreurs et n’avoir rien d’autre à regarder que notre propre fin, au sens littéral comme figuré.


Francis Beninca

Pour son Octopus Gigantis, Francis Beninca a eu envie de s’intéresser à un matériau bas et laid, le fer à béton, pour en faire une œuvre grande et belle. On voit cette grosse pieuvre qui surgit du sol pour envahir le Futuroscope avec tous ses tentacules. Elle s’extirpe du sol avec ses bras propulsés en avant qui saisissent des mottes pour se tirer hors de terre. Cet animal impromptu semble tout à la fois étonné de sa propre audace et par ce nouvel environnement. Passé ce premier effort pour naître à l’air libre, l’Octopus Gigantis avance à tâtons. Avec un de ses bras, elle pénètre le gazon, soupèse l’herbe et émerge de l’autre côté. Avec un autre tentacule, elle dérange les amoureux du banc public en l’attrapant comme un jouet. Il n’y a plus d’eau, plus de poissons, plus de silence. Le céphalopode a perdu sa substance mais l’essence de son être est exposée aux quatre vents. Le fer à béton est lui aussi mis sous la lumière. Lui, qui d’ordinaire sert de structure cachée aux bâtiments, est enfin révélé. L’air la traverse de part en part là où l’eau glissait sur sa surface. Les curieux visiteurs lui tournent autour pour la photographier avec des « oh » et des « ah » quand les poissons s’enfuyaient à son approche. En dépit de la puissance évidente liée à sa taille démesurée, la pieuvre fait preuve de timidité lorsqu’elle découvre ce qui l’entoure. Ses dimensions font paraître le minuscule encore plus petit, et c’est avec une infinie délicatesse qu’elle se glisse au milieu des hommes. Le sculpteur illustre l’idée de la pieuvre non par une image de pieuvre posée au milieu de tout, mais par la représentation de son déplacement tentaculaire avec l’exposition du squelette du

mouvement. A chaque observation on lui découvre un nouveau tentacule qui étreint une parcelle de terre pour l’éprouver. Ses extrémités jouent au chat et à la souris avec notre regard : par ici sous terre, par là loin en l’air, encore ici enroulée sur elle-même, et ailleurs posée à même le sol. Le sculpteur a transformé le travail difficile et dangereux de Vulcain en une œuvre douce et fine. Il faut s’imaginer le travail de forgeron où le fer est battu, tordu, supplicié au milieu du feu, de l’étincelle et de la force du créateur. Puis, il faut admirer le résultat du mélange de force et de sensualité du toucher : une œuvre qui toujours se dérobe à nos regards et qui pourtant s’impose à la vue de tous. Sa couleur rouge vif tranche avec le vert alentour sans pour autant passer pour déplacée. L’artiste explique avoir vu par avance : il veut que sa sculpture se fasse tuteur et écrin de la verdure à venir. Comme son œuvre plonge et s’enroule entre les mottes de terre, il veut laisser les branches et les feuilles venir s’emparer de son œuvre et s’y développer. L’intrusion devient amicale et l’art de Beninca se met au service de la nature. Nous avons aimé toutes les œuvres exposées, mais nous ne voudrions pas vous gâcher la surprise d’une explosion de plastique, de cochons équilibristes, ou de découvrir ce qui se cache derrière le titre mignonet de Patapon III. Avant que l’hiver ne soit totalement installé, courrez vite visiter le premier parc d’attraction à la française et vous délecter de ses œuvres, ses attractions et de son parc surprenant. C. K. 9


à gauche :

Marcel Duchamp, Dulcinée , 1911 à droite :

Marcel Duchamp, La Mariée mise à nu par ses célibataires même , 1915-23

ART

Marcel Duchamp, la peinture même Du 24 septembre 2014 au 5 janvier 2015 Au Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, Paris 4ème

Le Louvre a sa Joconde, le Centre Pompidou sa Fontaine. L’urinoir retourné de Marcel Duchamp est l’œuvre la plus emblématique de sa carrière, l’exemple même de ses propos les plus virulents sur le statut de l’œuvre d’art, l’arme qui a fendu la toile peinte d’un grand coup de poignard : oui, en somme, la preuve ultime de l’assassinat de la peinture par l’artiste. Du moins, c’est tel que le public français le voit. Marcel Duchamp a beaucoup peint et dessiné, mais l’ensemble de cet œuvre peint est exposé aux Etats-Unis. En effet, l’artiste a fait une donation à la famille Arensberg, qui a elle-même tout légué au musée de Philadelphie en 1951 ; et comme ce qui est loin des yeux est loin du cœur, nous avons trop tendance à ne voir en Marcel Duchamp qu’une partie que ce qu’il est réellement, en oubliant ses essais en peinture. Le Centre Pompidou propose de mieux connaître la partie peinte de l’œuvre de Duchamp en explorant son univers 10

mental et visuel. Dans l’exposition, beaucoup de ses dessins et peintures bien évidemment, mais aussi des œuvres et découvertes de ses contemporains, ainsi que des œuvres anciennes qui ont marqué son imaginaire. De la caricature aux calculs mathématiques, Duchamp a puisé ses ressources visuelles et réflexives dans de nombreux domaines, pour finalement réaliser une œuvre majeure : Le Grand verre, La Mariée mise à nue par ses célibataires, même. Tout le but de l’exposition est de mener pas à pas à la compréhension de cette œuvre. Placée à la toute fin du parcours, elle en est l’apothéose et la justification. Elle est exposée dans les conditions exactes dictées par l’artiste dans ses notes, entourée des éléments qu’il suggérait, dans un univers sonore, visuel et littéraire bien particulier. L’exposition est à l’image de cette œuvre : complexe et très riche.


Tout comme la première grande exposition consacrée à Marcel Duchamp en 1977 (qui a d’ailleurs inauguré le Centre Pompidou, liant l’artiste au musée à jamais), Marcel Duchamp, la peinture même s’articule autour de ses sources d’inspiration, en huit temps. Tout d’abord, on découvre le « climat érotique », où l’on apprend que Marcel Duchamp a été caricaturiste et a travaillé sur le thème du voyeurisme, tel qu’il a déjà été abordé par Manet. Il explique que « tout est à base de climat érotique sans se donner beaucoup de peine. (…) Cela remplace, si vous voulez, ce que d’autres écoles appellent symbolisme, romantisme. Cela pourrait être, pour ainsi dire, un autre « isme ». (…) L’érotisme était un thème, et même plutôt un « isme », qui était la base de tout ce que je faisais au moment du « Grand Verre ». Cela m’évitait d’être obligé de rentrer dans des théories déjà existantes, esthétiques ou autres. » On découvre alors le thème de la mariée, dont les traditions grivoises sont abondamment moquées par les caricaturistes. Puis, une partie de l’exposition est consacrée aux nus peints par Duchamp, avec notamment trois peintures allégoriques. Ces trois œuvres montrent sa tentative de se détacher de la peinture réaliste pour se concentrer sur la possibilité d’une peinture différente d’une « simple expérience visuelle ». Il n’illustre pas un thème mais en invente un. On sent alors que Marcel Duchamp bouillonne, que ses envies de changer la représentation picturale le guident vers de nouvelles réflexions sur l’œuvre d’art en général. C’est là la grande qualité de l’exposition : faire comprendre au visiteur la richesse de ses réflexions, de ses différentes pistes, en somme ce qui a fait de lui le plus grand iconoclaste conceptuel du XXème siècle. On regarde ensuite quelques unes de ses toiles qui veulent « déthéoriser le cubisme » : en inscrivant par exemple le titre de l’œuvre sur la toile, il amène une pointe d’ironie à l’image, ce qui a été fortement désapprouvé par les cubistes. Au milieu des réflexions, deux magnifiques toiles, la Sonate et Portrait (Dulcinée), toutes deux de 1911. Duchamp expérimente le cubisme sur des scènes intimes, de famille : les formes sont

douces, comme évanescentes, les couleurs très claires. L’influence de Cézanne est sensible dans l’absence de rigueur, de formes géométriques dures, dans l’application de la peinture tout en camaïeux délicats. Ces deux grandes toiles forment deux très beaux essais et montrent l’élégance de Duchamp, dont les formes s’allongent verticalement : on retrouve cela dans les célèbres toiles Jeune homme triste dans un train (1911-12) ou Nu descendant un escalier n°1 (1911), n°2 (1912). Puis le visiteur explore la fascination bien connue de Duchamp pour les machines : le monde moderne l’impressionne, une hélice d’avion lui inspire des commentaires passionnés, les mathématiques l’inspirent esthétiquement : « le mouvement de la forme dans un temps donné nous fait entrer fatalement dans la géométrie et les mathématiques ; c’est la même chose que lorsqu’on construit une machine. » Il y a dans ses réflexions une constante concernant le mécanisme de l’œuvre d’art, son fonctionnement, ses effets. Marcel Duchamp est à la fois mystérieux et merveilleusement poétique, comme par exemple quand il explique que « la Mariée à sa base est un moteur. Mais avant d’être un moteur qui transmet sa puissance timide – elle est cette puissance timide même. Cette puissance timide est une sorte d’automobiline, essence d’amour, qui, distribuée aux cylindres bien faibles, à la portée des étincelles de la vie constante, sert à l’épanouissement de cette vierge arrivée au terme de son désir. (Ici le désir-rouage tiendra une plus petite place que dans la machine-célibataire. Il est seulement la ficelle qui entoure le bouquet). » Une telle citation achève de nous perdre et de nous séduire, pour enfin nous mener au Grand Verre, œuvre de l’esprit plutôt que de l’œil. On sort de Marcel Duchamp, la peinture même rêveur et pensif : Duchamp est un stimulateur d’idées, qui modifie notre vision de l’œuvre d’art en la complexifiant. Mille influences tissent son œuvre, de la technique à la tradition en passant par le hasard poétique… Cela est très bien raconté par cette exposition d’une qualité remarquable, à découvrir au plus vite. M. C.-L. 11


par Bénédicte Gattère, Charlotte Viguié, Astrid Campion, Mathias Daffos

RÉFLEXIONS esthétiques 12

Un nageur à La Piscine, variation en blanc

Le Nageur , Julia Huteau La Piscine, Musée d’Art et d’Industrie André-Diligent 23, rue de l’Espérance, Roubaix

La Piscine de Roubaix, reconvertie en musée depuis 2001, offre désormais matière à s’abîmer dans la contemplation du blanc des chairs… non plus celles derrière lesquelles bat le sang des vivants dans le tumulte des retours au vestiaire, mais celles, de marbre, des femmes qui restent en mémoire de l’amour, par la métamorphose de l’art. Désormais, ce sont les Diane et autres déesses de marbre qui exposent leurs corps le long du bassin principal. Le spectateur passe et repasse sur ses bords, admirant également les athlètes, héros de l’époque hygiéniste à laquelle a été édifiée la piscine d’Albert Baert, en 1932. Seulement il y a parmi eux, en bout de course, sous la grande verrière du rez-dechaussée, un curieux petit sportif. Miniaturisé, évoluant parmi les acquisitions récentes du musée, un « nageur », celui de la sculptrice Julia Huteau, retient l’attention. Il charme et intrigue. Il pourrait pourtant tout à fait passer inaperçu car après avoir franchi l’imposant portique en porcelaine de Sèvres d’Alexandre Sandier, le spectateur regarde le monde avec emphase, cherche encore des yeux le spectaculaire, le grandiose, et pourrait-on dire, le tape-à-l’œil, ce qui titille la pupille... Retentit en outre à cet endroit du musée, le son claironnant d’immenses hallalis figurés dans des décors de chasse du XIXème siècle. Mais au milieu de ces sculptures, un petit personnage oblige le spectateur à se pencher afin de mieux discerner ce qui se joue au milieu de ce carré de céramique blanche… C’est qu’il semble agité d’une forme étrange. Si le spectateur se penche encore, encore un peu, et encore un peu plus, le voilà nez-à-nez avec un corps saisi en plein effort. À peine discernable, il se fond, en mouvement et en matière, dans une eau blanche de porcelaine. Seul le bras, qui symbolise et représente le mouvement du nageur, se détache clairement de la surface. Il gicle de l’eau et attrape le regard. Voilà qu’apparaît ensuite, surgissant sous nos yeux, la


tête du garçon portant bonnet de bain et lunettes. Il se fond avec la mer de porcelaine… comment savoir à première vue, avant de découvrir le titre, si ce n’est pas un aviateur luttant pour sa survie dans l’océan lisse du Pacifique, victime de raids ennemis ? Un dernier effort reste à fournir ; l’énergie concentrée du personnage fait exister une ligne d’arrivée que lui seul aperçoit, au bout de son geste. Dans le soleil qui illumine les verrières en fin d’aprèsmidi, ce petit nageur valeureux souffle, et brasse tout le courant qu’il peut. Les formes épurées de cette sculpture - épurées jusqu’à la ligne esquissée, jusqu’au dessin en 3D - évoquent immanquablement l’Art déco. L’esthétique à laquelle se rattache le lieu est ici subtilement rappelée et en même temps parfaitement renouvelée par Julia Huteau. Et si le crawl est la nouvelle nage à la mode dans les années 1920-1930, alors nous pouvons imaginer qu’il s’agit d’un habitué des bains municipaux à l’origine du lieu, ressuscité par une artiste contemporaine. Cette dernière renouvelle également l’esthétique des bas-reliefs historiés, dont elle parvient à s’éloigner grâce à l’esprit ultra-épuré de l’œuvre. Figé pour l’éternité par la magie de la sculpture, notre nageur reste quant à lui imperturbable. Il réalise la prouesse de ne jamais se laisser distraire par les marées de visiteur, ce brave petit nageur de musée, le dernier encore à réellement faire des longueurs à la Piscine de Roubaix. Le soir, certainement, et la nuit peut-être, la surface de la porcelaine se mue en couverture, et peuton imaginer le petit nageur se reposer, enveloppé de

draps blancs, fondu dans la matière qui semble ellemême mouvante, ombrée afin de figurer le sillon de l’eau perturbée. Mais les gardiens reviennent chaque matin et pour ne pas décevoir les visiteurs, il reprend son crawl, adopte la pose, en personnage discret, et cependant quasi-emblématique du musée. Le propre de l’art est de saisir le monde qui nous glisse entre les doigts, et ainsi une mer devient la surface d’un carré que l’on peut prendre entre ses mains. L’art retient ce qui est en péril, ce qui peut brusquement finir, il rend le mouvement lisible ; par une contradiction merveilleuse l’arrête et renverse le sablier du temps. Un mouvement vif, qui ne dure en réalité qu’une demi-seconde devient une ligne ondulante tracée dans l’éternité de surfaces cuites et moulées, que ce soit de bronze, de plâtre, ou de céramique. Lorsque le musée fêtera sa vingtième année, dans dix ans, le petit nageur esquissera encore, son mouvement pour toujours inachevé. Alors après avoir contemplé les céramiques de Picasso et les poissons de Niki de Saint-Phalle, heureux échoués de couleur qui illuminent les vitrines du premier étage, nous ne pouvons que vous conseiller de vous laisser aller à la contemplation de l’infime, à saisir ce qu’il y a d’éphémère dans les rencontres avec ces personnages sculptés, qui paraissent inchangés et qui pourtant vivent de vies rêvées ; ils évoluent dans les univers des artistes qui les font naître et revêtent autant de formes, endossent autant d’histoires qu’il y a d’imaginations de passage. B. G. 13


Quand le souvenir perd la mémoire Lois Lowry, Le Passeur Éditions L’école des loisirs 222 pages, 8 euros

Mirages est partenaire du blog littéraire Zone-critique.com , dans lequel est paru cet article en octobre 2014.

Tandis que de l’autre côté de l’Atlantique, Hollywood s’approprie et adapte – librement – ses plus grands bestsellers, nous vous proposons, à l’occasion de la sortie de The Giver, de retourner aux origines du film, à savoir l’humble et merveilleuse fable pour enfants de Lois Lowry, Le Passeur. Ce livre était probablement dans une des nombreuses listes de lecture qu’on vous a distribuées au collège. Et si le hasard vous a fait chanceux, vous l’avez choisi, lu, et vous savez alors qu’Hollywood n’a pas tout compris. En effet, Le Passeur n’a rien de commun avec Hunger Games, Divergent, et toutes ces sagas pour adolescents que l’industrie du cinéma a tournées en blockbusters bourrés d’action, d’amour, et de messages politiques dilués pour n’être que légèrement contestataires et porteurs de réflexion. Chez Lois Lowry, pas de révolution, de guerre civile ou de grande fresque politique. Ses romans pour enfants nous invitent toujours dans une communauté humaine restreinte, dans laquelle les déambulations de ses héros, jeunes personnages empreints de simplicité, futurs élus d’un changement à venir, permettent la découverte d’une société originale et dérangeante. L’auteure invite à s’interroger sur notre propre monde par la création de valeurs et d’un vocabulaire spécifique, et bouscule chez nous certitudes sociales et habitudes. Dans Le Passeur, on atterrit en douceur au sein d’une Communauté aux codes bien particuliers. Du reste du monde, on ne saura rien, si ce n’est qu’il est apparemment ordonné de manière semblable. Le héros, Jonas, évolue en toute innocence dans cette Communauté, entre l’école, où il retrouve quelques amis, ses activités, sérieusement encadrées par la Communauté, et sa famille, composée de 14


ses deux parents et de sa petite sœur. Rien de nouveau sous le soleil, ce monde semble même paradisiaque. Ici point de famine, de chômage, de souffrance : la Communauté ordonne à la perfection la vie de chacun de ses protégés. Mais la description de cette société plonge progressivement le lecteur dans un malaise qui contaminera, par la suite, le héros : dans cette société, l’individualisme et le libre-arbitre ont complètement disparu, sacrifices nécessaires de la paix sociale. Si vous souhaitez un conjoint, il faudra le demander à une Commission spéciale qui étudiera qui, de tous les citoyens, vous conviendra le mieux pour une vie à deux. Il en va de même pour les enfants, sagement limités à deux (un de chaque sexe) par foyer. Étrangement, la douleur, la souffrance morale, la tristesse, la mort, la maladie sont absentes du quotidien. Il y a des retraités bien sûr, et quelques maladies dont on ne parle pas ou si peu : les personnes n’étant pas ou plus aptes à servir la Communauté sont, au terme d’une cérémonie joyeuse, « élargies », mais faites comme tout le monde, ne cherchez pas à savoir ce que cela peut bien vouloir dire. Dans la Communauté, pas d’erreur possible : vous vous intégrerez, on vous intégrera, ou c’est l’élargissement. « Jonas haussa les épaules. Cela ne l’inquiétait pas. Comment quelqu’un pourrait-il ne pas s’intégrer ? La Communauté était si méticuleusement réglée, les choix étaient pris avec tant de soin ! » On comprendra aisément que la société a eu du mal, à la publication du livre en 1993, à accepter le récit comme une histoire pour enfants. L’annihilation totale de l’individualisme, fer de lance de la culture outreatlantique, le tabou dérangeant de la mort et de la maladie, bien trop inspiré des réflexions sur l’eugénisme, la politique familiale au sein de la Communauté, qui rappelle trop facilement les travaux de Malthus sur la démographie galopante et les politiques familiales de l’enfant unique pratiquées notamment en Chine (sans compter la présence banalisée des mères porteuses, unique outil de fécondité dans le roman), tout ici est pensé pour questionner notre monde, ses choix faits et à venir face aux futures problématiques éthiques. Soudain, pour Jonas comme pour nous, tout s’éclaire. Lors de la cérémonie des douze ans où chaque enfant se voit attribuer sa fonction future au sein de la Communauté, le héros apprend qu’il ne deviendra

ni infirmier auprès des enfants ou personnes âgées, ni fonctionnaire, ni ouvrier, mais le futur et unique Dépositaire de la Mémoire. Ce titre, mystérieux mais terriblement évocateur, dit bien ce qu’il est : Jonas rencontre son prédécesseur, vieil homme fatigué, qui détient en lui, dans son esprit et son corps, tous les souvenirs du monde. Au cours de sa formation, Jonas va découvrir le monde au sens large, permettant ainsi au lecteur sidéré de saisir l’étendue de ce qui est et ce qui n’est pas dans cette Communauté. La plume de Lois Lowry emmène avec précision et poésie le héros et le lecteur dans un voyage des sens : la sensation d’une descente en luge, d’une balade en forêt, le goût des aliments, mais aussi le souvenir douloureux d’un bras cassé, de la faim, de la guerre. Déchiré, Jonas voudrait pouvoir choisir, décider s’il vaut mieux vivre dans ce monde stérilisé et fade qu’est le sien, sans la douleur et la solitude, ou dans ce monde des souvenirs, si dense et entier. C’est la découverte de l’amour qui perdra complètement le héros. Un simple souvenir d’une soirée de Noël, au coin de feu, de l’ouverture des cadeaux par des enfants surexcités, couvés par le regard bienveillant de leurs parents et de leurs grands-parents. Jonas comprend alors qu’il ne lui est plus possible de vivre en paix dans cette société, lui qui sait et connaît plus. Assommé par la solitude, la tristesse, avide d’amour et de sensations, mais entouré de pantins auto-satisfaits avec lesquels il ne pourra rien partager de tel, Jonas fera le choix d’un sacrifice, climax d’un altruisme qu’il a découvert dans toute sa dimension émotionnelle, celui de libérer sa Communauté de son aveuglement. Libérer le souvenir, refaire de cette Mémoire un objet public, universel, l’outil d’une solidarité jusque-là factice car réglementée. En voyant la bande-annonce de The Giver, nous avons donc eu un pincement au cœur. Ce teen movie grandiloquent et politisé va bien au-delà de la portée beaucoup plus humble du livre sur lequel il se base. C’est en réalité une réflexion personnelle, diversifiée et complexe, que Le Passeur cherche à provoquer. En refermant l’ouvrage, c’est un sentiment de chance, toute personnelle mais universellement partagée, qui emplit le lecteur : on dit merci à l’amour, à la souffrance, on remercie l’autre d’exister, tout entier qu’il est. On remercie le monde d’être ce qu’il est : ce chaos de sensations et de déchirures, d’interactions humaines, politiques. On remercie le souvenir enfin, source inépuisable de bonheur et essence même de l’Homme. C. V. 15


Coup de projecteur :

le Slow Design On n’y prête pas assez attention. Une conception alternative du design, récemment exposée à l’Institut Suédois, le Slow Design, tend à se faire moins discrète sur la scène contemporaine… Avec curiosité et enthousiasme, Mirages vous propose un zoom sur cette tendance à la fois éthique et esthétique! Cette approche du design gagne depuis quelque temps en visibilité : elle s’est élaborée à la fin des années 80, précisément en 1986, avec le Slow Food movement, réaction à la culture du fast food, à la fast life, au consumérisme excessif, à l’homogénéisation culturelle, aux techniques d’agriculture nuisibles, aux ingrédients malsains… Ses membres aspirent à éduquer le public et agir pour l’agriculture et la nutrition biologiques, saines et responsables, ainsi qu’à favoriser la consommation d’ingrédients locaux. Au fil des années, le mouvement Slow a investi d’autres domaines comme le voyage, le shopping, et plus récemment le design. L’approche du Slow Design se distingue de la haute technologie, du diktat de l’innovation et du profit actuels en ce qu’elle a pour but principal le bien-être des individus, de la société et de l’environnement naturel. Le Slow Design, considéré comme l’étape faisant suite au développement du design durable, tend vers une approche holistique du design qui, s’il prend en considération une large gamme de facteurs matériels et sociaux, prend surtout en compte les impacts à court et long terme du design. Ainsi, le terme « Slow Design », fixé en 2002 par le designer et théoricien Alistair Fuad-Luke dans son manifeste Slow Design - un paradigme pour un mode de vie durable ? renvoie davantage à l’approche et au souhait du designer qu’à l’objet du design. Le produit n’est pas la finalité de cette conception du design : c’est le type de rapport au monde qu’il implique qui est au cœur de la réflexion. D’autres activistes majeurs de ce mouvement, Meredith et Eric Storm, définissent ainsi le concept : « Le Slow Design est une approche démocratique et holistique visant à créer des solutions sur-mesure pour le bien-être à long terme de l’humanité et de la planète ». Carolyn Strauss, pionnière du Slow Design et fondatrice du slowLab, lorsqu’elle mit en place son projet, eut pour premier mot celui-ci : l’idée était de « croître… lentement ! ». L’idée n’a commencé à germer dans l’imagination du public que très récemment. Cependant, dans l’atmosphère actuelle qui tend à se défaire de l’excès de consumérisme et réévalue les priorités, le Slow Design est en mesure de se développer. Les activistes du Slow movement tendent à dissiper cette obsession contemporaine et aliénante de l’homme pour la vitesse, la productivité et le mythe du progrès, et aspirent à favoriser notre prise de conscience de brefs instants de vie, et à renforcer notre intérêt pour l’observation de la création, des évolutions, de l’origine des choses, de ce qui 16


les constitue. Pour ce faire, les designers adeptes du mouvement tendront par exemple à faire participer les clients au processus de conception, à mettre l’accent sur la provenance, l’histoire, la composition des matériaux, et surtout, à privilégier le local, l’adaptation, le sur-mesure, la combinatoire qui adhère au lieu pour lequel le design est engagé. Parmi les designers pionniers, on pourra citer Julia Lohmann, Ramia Mazé, Monika Hoinkis, Simon Heijdens, Martin Ruiz de Azua… Nous aimons tout particulièrement le travail de Monika Hoinkis, designer berlinoise qui s’attache aux modalités selon lesquelles nous « vivons avec les choses ». Monika Hoinkis explore la notion d’intimité et l’interdépendance des objets et de leur environnement. Dans sa série Living with things (2005), les objets conçus ne fonctionnent que par une relation réciproque avec l’utilisateur : par exemple, une radio qui ne fonctionne que lorsqu’elle est très proche de la chaleur d’un corps. Ces objets, non dissimulés derrière une esthétique accessoire, affichent clairement leur fonction afin de déployer toute leur potentialité, défiant ceux qui les utilisent, et les poussant à poser un nouveau regard sur leur propre vie et les possibles similaires « dépendances symbiotiques » qu’elle agence. Autre exemple. Julia Lohmann, une designer allemande venue se former et travailler à Londres, sonde notre attitude envers les matières animales et l’animal lui-même. Celle-ci estime que reconnaitre les origines d’un produit est la première étape nécessaire vers des choix plus informés et éthiques de consommation. Ses Cow Benches de cuir, sculptés à la main en 2005, chacun de nom et forme différents, font office de memento mori des vaches mortes pour le cuir dont ils sont issus. Simon Heijdens, designer hollandais, questionne quant à lui des expériences perceptuelles et émotionnelles que seule la matérialité des produits est à même de rendre. Il estime que le design, à l’instar de la nature, doit délivrer un « continuum d’expressions à travers le temps ». Avec son projet Broken White (2004), il se concentre sur l’évolution de la céramique à travers le temps, imagine et met en place la révélation progressive des traces visibles des relations des objets avec leurs utilisateurs. Simon Heijdens axe sa recherche sur l’expérience du quotidien : une façon de redonner une valeur précieuse aux objets. Tout comme le mouvement global Slow, le Slow Design a vocation à prendre de l’importance sur la scène design contemporaine européenne. Pourquoi pas même à en passer les frontières : géographiques, par sa diffusion à l’international, mais également disciplinaires ! Bien sûr, le Slow Design s’occupe d’objets, d’environnements… mais c’est principalement à l’éveil de nos consciences du monde qu’il s’attache. A. C.

à gauche :

Simon Heijdens à droite :

Julia Lohmann 17


Performance d’Aurore Le Duc I like to watch

à la Galerie 59, Paris 1er dans le cadre du Crisis Performance Festival Michaud VS Queen B Choregraphie tirée du clip Single Ladies (Put the ring on it) , Beyoncé (2009) Texte : L’art à l’état gazeux, Essai sur le triomphe de l’esthétique , Yves Michaud (2004)

Près de l’hôtel de ville, dans l’agitation de la rue de Rivoli, se trouve un espace dédié à l’art vivant : le 59. Ancien squat d’artistes, né au cœur d’un tumulte lié à l’illégalité de l’occupation du lieu, le 59 a finalement été racheté par la mairie de Paris et est devenu aujourd’hui un espace gratuit et dédié à la création : ateliers d’artistes, arts plastiques, installations, danse, chant, mime, performances. L’idée est bel et bien celle de la générosité : l’œuvre est faite sur place, à chaud, spécialement pour le public, presque sans intermédiaire. Mirages a assisté aux performances du Crisis Performance Festival présentées à la galerie 59 du 8 au 22 septembre 2014 : nous avons souhaité nous arrêter sur le travail d’une artiste hors norme, Aurore Le Duc. 18


Mirages : Tout en déclamant le texte L’art à l’état gazeux de Yves Michaud tu danses la chorégraphie du clip de Single Ladies de Beyoncé, un mélange provocateur, impertinent, burlesque et interpellant... Pourquoi choisir une telle confrontation ? Aurore Le Duc : Je viens d’un milieu très modeste. J’ai donc été exposée depuis mon enfance à une culture dite « populaire ». De par mon travail d’artiste, j’ai accédé à une culture « classique », théorique, incarnant une certaine légitimité intellectuelle. Disons que mon parcours et ma culture représentent une corrélation entre ces deux éléments. Ce passage de l’œuvre de Michaud traite des nouveaux medias de transmission de la culture : le cinéma, les ordinateurs, les jeux vidéos, les écrans de télévisions. Michaud dépeint la manière dont les spectateurs deviennent actifs devant leurs écrans et comment, grâce à ces nouvelles technologies, ils deviennent à leur tour des créateurs, intégrés à l’image/écran. Le texte traite également des images reproduites et des nouveaux standards culturels liés à ces technologies. Le clip de Single Ladies de Beyoncé pose les mêmes questions que le texte de Michaud. À la sortie de cette chanson, en 2009, Beyoncé demanda à ses fans de reproduire chez eux, devant leurs écrans, la chorégraphie de son nouveau clip. Ce fut l’un des prémices du marketing interactif. Ce concours mimétique fut suivi par des milliers de personnes à travers le monde, qui inondèrent Youtube de vidéos les montrant dansant dans leurs foyers ! Le clip et la figure de la chanteuse en body devinrent des mêmes, images reproduites et déclinées en masse sur internet. Bien que ces matériaux soient issus de strates culturelles différentes, ils m’évoquent les mêmes enjeux. J’aime l’idée que certaines vérités anthropologiques, certains savoirs, se retrouvent à des niveaux si différents. Mirages : Finalement ton travail semble renvoyer à la pratique du mashup en ce qu’il implique une réappropriation de la culture par le biais de zapping. Mais cette définition récente dans la pratique artistique

semble encore informelle. Qu’est-ce que cette pratique t’évoques et comment situes-tu ton travail par rapport au mashup ? Aurore Le Duc : Je pense qu’il faut que je parte de la genèse du projet afin de répondre à cette question. Il y a deux ans, lors de ma dernière année aux Beaux-Arts, j’ai été amenée à écrire un mémoire de fin d’études. Celui-ci, (sobrement) intitulé Aurore Le Duc, une fille modèle (disons que j’ai beaucoup d’autodérision) rassemblait plusieurs chapitres, le plus souvent autobiographiques et ayant à trait à mon apprentissage de la culture. Un de ces chapitres, nommé I like to watch, abordait la tension entre ces deux pôles de savoir. Il évoquait l’importance qu’avait eue la télévision dans mon éducation artistique. J’y raconte, entre autres, comment Freddie Mercury m’a fait découvrir la modernité russe et comment Tupac Shakur m’a sensibilisée à la peinture de vanité.
On peut dire que j’aime pratiquer les grands écarts culturels. J’y explique aussi comment la télévision fut, pour moi, un vecteur performatif, dans le sens où elle me donna, lorsque j’étais enfant, les premières images que j’ai imitées, rejouées. Les images télévisuelles sont à l’origine de mes premières « performances ». Mirages : Et peux-tu nous en dire plus quant à cette fascination qu’a suscité la télévision, dans l’idée de zapping ? Aurore Le Duc : J’ai eu une télévision dans ma chambre à l’âge de 4 ans. J’ai appris et assimilé à travers ce média sans le savoir. Je pense que la télévision peut être un outil d’apprentissage de la culture à condition de savoir comment l’utiliser. Cet écran, lieu où les figures se meuvent et que l’on peut contrôler avec sa télécommande, a été comme un livre d’images fugitives. C’est l’endroit où tout se mélange, où plusieurs types d’images très différentes cohabitent presque simultanément. Sur la même surface peuvent vibrer quasiment en même temps un clip de rap et des 19


images de guerres, ainsi que des bimbos d’émissions de téléréalités. Il y a quelque chose de fascinant dans ce rapport au temps, et de grisant aussi, puisque que celui qui détient la télécommande détient aussi le pouvoir. Serge Daney disait, dans Le Salaire du zappeur : « Zapper, c’est venir après le monteur et avant le mot fin ». On retrouve aussi cela dans l’art du mashup : faire un morceau de musique, une vidéo ou tout autre œuvre en compilant plusieurs sources. C’est assez semblable au sample, puisque les motifs utilisés sont sortis de leurs contexte et couplé à d’autres matériaux. Et évidemment, la parodie est au cœur de ce processus de création, puisque que l’art du mashup, comme on peut le voir sur internet, mélange des genres d’œuvres très différents. Des travaux composites, hybrides sont alors créés. C’est un peu comme le « beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » de Lautréamont. Très étrange. Souvent drôle. Toujours un peu dérangeant. Mirages : Ce côté mimétique de ta performance, cette manière de reproduire consciencieusement et méticuleusement un geste appris représente en un sens ton rapport à la création. Mais cela implique aussi une part de hasard, puisque la reproduction ne peut être identique à l’originale, laissant parfois place au comique. Aurore Le Duc : Dans la performance I like to watch, là aussi, un effet comique est présent car une dichotomie se crée entre le texte très savant de Michaud et la chorégraphie très sexy de Beyoncé. Mais je ne veux ridiculiser aucun de ces matériaux. Ils sont égaux pour moi, aucun ne doit prendre le pas sur l’autre. Aussi, de par l’énergie, le médium utilisé (mon corps), et le temps resserré de cette prestation, on bascule dans quelque chose de parfois assez absurde. Les

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temporalités d’un texte philosophique et d’un clip de R’n’B sont déjà très différentes. Un discours intellectuel déclamé lors d’une telle performance implique une perte, un étiolement du discours originel. Le fait que le texte se perde dans mon souffle au fur et à mesure de la performance un peu trop sportive (au vu de mes capacités pulmonaires) est aussi un ressort comique assez efficace. Et évidemment, je suis loin d’avoir le physique ou le talent de danseuse de Beyoncé, donc là aussi, on peut dire que ça s’étiole. Ce qui m’intéresse c’est le côté accidentel, abîmé, le fait que mon souffle ne suive pas. C’est là où je me situe vraiment, en tant qu’artiste plasticienne. C’est ici qu’intervient ma création propre. Ce qui m’intéresse aussi, lorsque je reproduis une forme, en performance ou dans d’autres médiums, c’est la perte que ça implique, l’idée du « presque ». J’aime que l’on me dise que ça ressemble presque à l’original. J’ai cet amour de « l’à peu près ». Mirages : Cet aspect mimétique, en rapport au travail, évoque également le travail à la chaîne présent dans tes précédents travaux. Y a-t-il un lien avec cette performance ? Aurore Le Duc : L’idée de la reproduction, et surtout du travail un peu mécanique que cela implique, est présente dans ma pratique. Je suis une fille d’ouvrier, j’ai travaillé aux usines Renault, sur les chaînes. Toute la culture que l’on m’a transmise passe par la notion de travail. Evidemment, cela a été déterminant dans tous les aspects de ma vie, et pas seulement d’un point de vue économique. Je me suis très vite rendu compte que je ne savais pas créer de formes originales. Je n’ai que très peu d’imagination. Mais par contre, je suis très forte pour imiter les choses, les travailler, les reproduire. J’aime assez l’idée du travail laborieux. Je l’aime encore plus quand il est totalement vain. Photographies et propos recueillis par M. D.


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Music Festival Barbara Dupin & Claire Zaniolo

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Ephemeral Burning Parade Noémie Devime Noémie Devime a été invitée à nourrir l’oeuvre Flamme Éternelle de Thomas Hirschhorn. Sa Parade éphémère inflammable a été présentée au Palais de Tokyo à Paris, le 22 juin 2014. Les vêtements sont en crinoline en crin de nylon blanc cassé, avec insertion d’allumettes ignifugées dans la maille. La photographie est de François Hecquet. On y aperçoit les mannequins Anne Verhague au premier plan et Manuel Wetzel au deuxième plan.

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DĂŠcoupages de papier autour de ma lampe Ikea Laura Olivieri

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Dans les carnets de Laura Olivieri

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La Tour Saint-Jacques Évanescente flamme dentelée D’une église ancienne à Paris Oriflamme aux confins des fleuves Sébastopol et Rivoli Fleuves mouvants argentés Fleuves murmurant dans la ville Elle se dresse Elle s’élance I ...Majuscule Érection insensée Brodée de chimères Psalmodiant le nom de Nicolas Flamel l’alchimiste De celui de sa dame Pernelle Depuis si longtemps Veillant sur Paris Étrange tour silencieuse Si haute Si solitaire Une nuit passant près de là Nerval s’y assoupit À JAMAIS Et le fleuve des arbres Et le fleuve des passants Continuent de la côtoyer sans fin... Maya Lanval octobre 2014

illustration

Laura Olivieri 30


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Une place mélancolique À Grenoble, près de la gare, la place Saint-Bruno est au centre d’un quartier populaire. L’église occupe un coin de cette longue place, presque une esplanade. Elle est imposante et étrange. La place elle-même est étrange avec ses immeubles de toutes époques et certains sont étonnants, comme cet immeuble massif au crépi vert olive ou cet hôtel particulier noirâtre et rococo entouré de poubelles. Pour moitié, elle sert de parking qui se transforme trois fois par semaine en un grand marché où l’on trouve de tout. Pour le reste, elle est occupée par un vaste square rectangulaire, dégagé et agréable avec les beaux platanes de son pourtour. Au printemps, il accueille diverses manifestations festives. L’animation et le pittoresque de la place Saint-Bruno sont renforcés par ses cafés et ses restaurants très fréquentés et quelques boutiques anciennes. Mais cette place bigarrée n’est jamais gaie. Elle garde toujours un je-ne-sais-quoi de mélancolique et reste cafardeuse même durant la grande kermesse de juin. Lors de la dernière kermesse, mon attention fut attiré par un couple, un père et sa fille de douze ou treize ans, qui faisait le tour du square avec une régularité étonnante dans l’agitation ambiante. Ils étaient tous les deux grands, maigres, dégingandés et d’une blondeur tirant sur le roux. Blafards, ils marchaient très lentement. Ils ne semblaient guère intéressés par les files d’étals qu’ils traversaient et ne s’arrêtaient ni ne se baissaient jamais. Ils étaient correctement habillés, la fillette portant une robe à fleurs terne et démodée. Mais leur maintien et leur attitude évoquaient la misère. Malgré leur désintérêt pour la fête, ils reprenaient inlassablement leur tour de square. Collés l’un à l’autre, ils semblaient se tenir par la main, mais ce n’était pas le cas. Rien ne les arrachait à leur déambulation triste et leur regard morne se perdait dans le vide. Cependant, le père regardait parfois les étals d’un air distrait. Soudain, il s’arrêta et se pencha au-dessus d’un tréteau. Vivement, il se retourna vers sa fille en souriant et lui désigna un objet du doigt. Mais elle ne sembla pas entendre son père, ne se retourna pas et n’interrompit pas sa marche somnambulique. Son père n’insista pas et reprit sa position à ses côtés. Gilles Celeux

photographie

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Claire Zaniolo


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Je crois que l’art est la seule forme d’activité par laquelle l’homme en tant que tel se manifeste comme véritable individu. Par elle seule il peut dépasser le stade animal parce que l’art est un débouché sur des régions où ne dominent ni le temps, ni l’espace. Pourtant j’attirais l’attention des gens sur le fait que l’art est un mirage. Un mirage exactement comme dans le désert, l’oasis qui apparaît. C’est très beau jusqu’au moment où l’on crève de soif évidemment. Mais on ne crève pas de soif dans le domaine de l’art. Le mirage est solide. Marcel Duchamp


Mirages n°8 Automne 2014 ISSN 2268-1760 Imprimé à Paris sur papier recyclé Deux euros Soirée de lancement le jeudi 6 novembre 2014 au bar Chez Toi ou Chez moi 3 rue du Général Renault, Paris 11ème Lisez Mirages en couleurs sur issuu.com/miragesfanzine Aimez Mirages sur facebook.com/miragesfanzineartistique Suivez Mirages sur miragesfanzine.tumblr.com Écrivez-nous à miragescontact@gmail.com Directrice de la publication : Maïlys Celeux-Lanval Couverture : Laura Olivieri Artistes : Laura Olivieri, Claire Zaniolo, Noémie Devime Rédacteurs, auteurs : Valentine Bonneau, Astrid Campion, Gilles Celeux, Maïlys Celeux-Lanval, Mathias Daffos, Bénédicte Gattère, Chloé Kervio, Maya Lanval, Charlotte Viguié Pour la petite histoire : M Le Magazine du Monde a consacré son numéro 161 à François Hollande. Ce dernier s’est confié sur divers sujets, dont celui des journalistes : lorsqu’il est sur le perron de l’Élysée, attendant l’arrivée d’un chef d’État, il explique qu’il ne peut baisser le regard sous peine d’être photographié et qualifié d’homme abattu. Alors, il fixe un point en face de lui, en l’occurence le panneau “À vendre” de la boutique en face de l’Élysée. Quelques jours plus tard, il sourit en constatant que le panneau a disparu : c’est bon signe pour l’économie nationale semble-t-il suggérer. Le 4 novembre 2014, je repense à cette histoire en passant en vélo devant l’Élysée. Curieuse, je regarde la fameuse boutique : en lieu et place du panneau “À vendre”, une pin-up en dentelle noire annonce l’ouverture prochaine d’une boutique de lingerie. Espérons que ce réjouissant tableau, pile dans la ligne de mire du Président, lui donnera la force de redresser la barre..!


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