MIXTE
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DISOBEDIENCE
PARIS
N°25
fashion
issue
spring / summer
2020
Photographies retouchĂŠes
Photographies retouchĂŠes
MIXTE N°25
ÉDITRICE ET DIRECTRICE DE LA PUBLICATION Tiziana Humler-Ravera DIRECTEUR ÉDITORIAL ET DIRECTEUR DE CRÉATION Christian Ravera & Guy Guglieri
RÉDACTEUR EN CHEF M ODE RÉDACTEUR EN CHEF MAGAZINE MODE STYLISTES
PHOTOGRAPHES
MAGAZINE CONTRIBUTEURS
PHOTOGRAPHES
SECRÉTARIAT DE RÉDACTION PRODUCTRICE ASSISTANTE DU RÉDACTEUR EN CHEF M ODE CHEF DE STUDIO GRAPHISME
PUBLISHING - ADVERTISING - BRAND CONTENT PUBLISHER DIRECTEUR DE CRÉATION RESPONSABLE DU DÉVELOPPEMENT PRINT ET DIGITAL AD MINISTRATION RESPONSABLE AD MINISTRATIVE CO M PTABILITÉ FOURNISSEURS CONSEIL, DISTRIBUTION FRANCE ET INTERNATIONAL
PHOTOGRAVURE IM PRESSION LOGO ET TYPOGRAPHIE PUBLIÉ PAR SIÈGE SOCIAL PRÉSIDENT-DIRECTEUR GÉNÉRAL DIRECTRICE GÉNÉRALE DIRECTEUR GÉNÉRAL ADJOINT DÉPÔT LÉGAL
Franck Benhamou Antoine Leclerc-Mougne
Alice Lefons, Mélanie Huynh, Christopher Maul, Bill Mullen, Gabriella Norberg, Sam Ranger Matthew Brookes, Thomas Cooksey, Toby Coulson, Greg Lin Jiajie, Cameron Postforoosh, Tung Walsh
Pierre d’Almeida, Ariel Kenig, Marie Kock, Daniel Hiltgen, Yelena Moskovitch, Olivier Pellerin, Joy Pinto, Marta Represa, Théo Ribeton, Manon Renault, Olivia Sorrel-Dejerine Johnny Kangasniemi, Bojana Tatarska, James Weston
Corinne Soubigou Marjorie van Hoegaerden Audrey Le Pladec Fred Auniac Bérengère Marcé, Maycec, Salomé Socroun
Patrick-Antoine Hanzo / patrick@patrickhanzo.com Bertrand Bras / bertrand.bras@mixtemagazine.com Arthur Houzé/ arthur.houze@mixtemagazine.com
Émilie Demeyer / comptabilite@anaisconcept.com Denise Tusseau / denise.tusseau@sfr.fr KD Presse / Eric Namont / Alexandre Baret / 14, rue des Messageries / 75010 Paris / +33 (0)1 42 46 02 20 Vous pouvez commander les anciens numéros de Mixte sur www.kdpresse.com WANDS / 75007 Paris / +33 (0)1 53 80 88 40 ETIC Graphic - Groupe AGIR Graphic “Intervalle” dessinés par Les Graphiquants
SAS MIXTE ÉDITIONS 22, rue Saint-Augustin / 75002 Paris / +33 (0)1 83 95 42 08 Christian Ravera Tiziana Humler-Ravera Guy Guglieri À parution. Enregistré sous le numéro 533.384.418.00018 ISBN n° 978-2-9539978-7-3 / ISSN n° 1299-9180
Tous droits de reproduction réservés. Toute reproduction totale ou partielle est interdite sans l’accord de l’éditeur. Mixte n’est pas responsable des textes, photos et illustrations publiés, qui engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.
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www.mixtemagazine.com @ mixtemagazine @ mixte_archive
HONG
KONG
AU
CHILI,
EN
PASSANT
PAR
LE
LIBAN,
L’ITALIE,
LES ÉTATS-UNIS ET LA FRANCE, LES APPELS À SE RÉVOLTER CONTRE LES ABUS ET LES INJUSTICES SE SONT MULTIPLIÉS ; HISTOIRE DE NOUS RAPPELER QUE DÉSOBÉIR N’EST PAS L’APANAGE D’UN ADO CAPRICIEUX EN PLEINE CRISE EXISTENTIELLE, MAIS BIEN UNE ACTION NÉCESSAIRE À L’AMÉLIORATION DE NOTRE CONDITION. LA DÉSOBÉISSANCE, C’EST COLIN
KAEPERNICK
QUI
S’AGENOUILLE
PENDANT
QUE
RÉSONNE
L’HYMNE AMÉRICAIN LORS DES MATCHS DE LA NFL POUR PROTESTER CONTRE LES VIOLENCES POLICIÈRES ENVERS LES AFRO-AMÉRICAINS. LA DÉSOBÉISSANCE, C’EST CAROLA RACKETE, COMMANDANTE ACTIVISTE ALLEMANDE DU BATEAU SEA-WATCH 3, ARRÊTÉE PAR LE GOUVERNEMENT ITALIEN À LAMPEDUSA POUR AVOIR SAUVÉ DES MIGRANTS AU BORD DE LA NOYADE EN PLEINE MÉDITERRANÉE. LA DÉSOBÉISSANCE, C’EST
ÉDITO
DISOBEDIENCE
DE
MEGAN RAPINOE, CAPITAINE QUEER DE L’ÉQUIPE FÉMININE AMÉRICAINE DE FOOTBALL, QUI, APRÈS SA VICTOIRE EN COUPE DU MONDE, REFUSE L’INVITATION DE DONALD TRUMP À LA MAISON BLANCHE. DU COMBAT POUR LE CLIMAT DE GRETA THUNBERG JUSQU’À LA LUTTE CONTRE LA SÉROPHOBIE ET LES NORMES DE GENRE CHEZ JONATHAN VAN NESS, CE QUI POURRAIT ÊTRE VU COMME UNE RÉBELLION N’EST EN RÉALITÉ QU’UN DEVOIR. COMME LE DISAIT OSCAR WILDE : “AUX YEUX DE QUICONQUE
A LU L’HISTOIRE, LA DÉSOBÉISSANCE EST LA VERTU ORIGINELLE DE L’HOMME. LA DÉSOBÉISSANCE A PERMIS LE PROGRÈS”. CAR QU’EST-CE QUE
DÉSOBÉIR SINON CHERCHER, INNOVER, INTERROGER ET TRANSGRESSER, À L’IMAGE DE LA SÉRIE MODE “TRINITY” RÉALISÉE POUR CE NUMÉRO PAR LE PHOTOGRAPHE MATTHEW BROOKES DANS LAQUELLE DES NONNES À L’ALLURE BDSM ARPENTENT LES RUES BONDÉES DE NEW YORK ? RIEN D’AUDACIEUX N’EXISTERAIT SANS LA DÉSOBÉISSANCE, ENCORE MOINS LA TRANSMISSION DES VALEURS D’INSURRECTION ENTRE GÉNÉRATIONS RACONTÉE ICI PAR L’AUTEURE MARIE KOCK DANS UNE NOUVELLE INSPIRÉE DE NOTRE SÉRIE MODE “THE NEIGHBOURHOOD” PHOTOGRAPHIÉE PAR TOBY COULSON. MIXTE : DISOBEDIENCE DRESSE AINSI UNE LISTE DE POINTS DE REPÈRE EN S’INTÉRESSANT AUX LANCEURS D’ALERTE DANS LE MILIEU DE LA MODE, AU VÉGANISME NAISSANT DANS L’INDUSTRIE DU VÊTEMENT, AUX VLOGUEUSES BEAUTÉ DEVENUES MILITANTES D’UN NOUVEAU GENRE OU AU COMBAT DES DESIGNERS CONTRE LA SURVEILLANCE D’ÉTAT ET LA RECONNAISSANCE FACIALE ; LE TOUT COMPLÉTÉ PAR LES PARCOURS INSPIRANTS DE PERSONNALITÉS COMME LA CHANTEUSE LOUS AND THE YAKUZA, QUI S’EST BATTUE POUR SORTIR DE LA RUE AVANT DE PERCER DANS LA MUSIQUE, LE CHORÉGRAPHE CHRISTIAN YAV, DONT LE LANGAGE CORPOREL SE PARE D’UNE DIMENSION QUASI-POLITIQUE, AINSI
QUE
LA
PHOTOGRAPHE
LISA
DER
WEDUWE,
À
L’ORIGINE
DU
PREMIER MUSÉE DÉDIÉ AUX CONTRE-CULTURES ET À L’INSOUMISSION DE LA JEUNESSE. SANS OUBLIER LE PLASTICIEN JULIEN CREUZET ET SON ART MÊLANT POÉTIQUE ET POLITIQUE OU ENCORE LA COMÉDIENNE ET CHANTEUSE SOKO, DE RETOUR À LA MUSIQUE APRÈS CINQ ANS D’ABSENCE. AUTANT DE PROFILS QUI INCARNENT À LEUR FAÇON LA REMISE EN CAUSE DES RÈGLES ÉTABLIES, ET QUI NOUS FONT NOUS DIRE QU’EN 2020, ON NE VA PAS ÊTRE DÉSOLÉ DE DÉSOBÉIR. ANTOINE LECLERC-MOUGNE
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P H OTO : TH O M AS CO O KS EY. R ÉALISATIO N : FR AN CK B EN HA M O U. M A N N EQ UIN : I M ARI K AR A NJA @ I M G M OD ELS PARIS . CASTIN G : CO RIN N E LISCIA @ CO CO CASTIN G . COIFFU R E : OLIVIER LEBRU N @ CALL MY AG ENT. M AQ UILLA G E : YAN N B O USSAND LARCH ER @ CALL MY AG ENT. BLO US E, JU P E ET CEINTU R E EN CR ÊP E TECH NIQ U E PLISSÉ I M P RI M É, COLLA NT, ESCARPIN S ET B O U CLES D’O R EILLES BALE N CIA G A .
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PHOTO : MATTHEW BROOKES. RÉALISATION : BILL MULLEN. MANNEQUINS : DIPTI SHARMA @ ELITE MODELS, HANNAH ELYSE @ FUSION MODELS NYC. CASTING : ED WARD KIM @ THE EDIT DESK. COIFFURE : CLAUDIO BELIZARIO. MAQUILLAGE : AYAMI NISHIMURA @ STATEMENT ARTISTS. VESTE MIU MIU, MANTEAU PRADA, MOCASSINS ROGER VIVIER, BODYS ET BAS DAW NAMATRIX, BANDEAUX, COIFFES ET GANTS HOUSE OF HARLOT, COLLIERS BRITT BOLTON.
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P H OTO : TU N G W ALS H . R ÉALISATIO N : M ÉLANIE H UYN H . M A N N EQ UIN : SAR AH BR A N N O N @ O UI M ANAG EM ENT. CASTIN G : CO RIN N E LISCIA @ CO CO CASTIN G . COIFFU R E : C H RISTO P H HAS E N B EIN @ O P E N TALE NT. M A Q UILLA G E : G R EG O RIS @ CALLISTE PARIS . R O B E ET CHAP EAU C HA N EL .
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P H O T O : C A M E R O N POSTFOROOSH. R É A L I S A T I O N : CHRISTOPHER MAUL. MAN N EQUIN : MAGGIE MAURER @ IM G LO ND O N. CASTING : TASHA TONGPREECHA. COIFFURE : JOSH KNIGHT @ CAREN. MAQUILLAGE : JENNY COOMBS @ STREETERS. MANUCURE : SYLVIE MACMILLAN @ M+A. ROBE GUCCI, BIJOUX DE BRAS KENZO, BOTTES GIANVITO ROSSI.
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P H OTO : G R EG LIN JIAJIE. R ÉALISATIO N : SA M R A N G ER . M A N N EQ UIN : ELIZA K ALLM A N N @ W O M EN PARIS CASTIN G : N EILL S EETO . M A Q UILLA G E : M EL ARTER @ CLM . COIFFU R E : D A NI EL M ARTIN @ BRYA NT ARTISTS . CH EM IS E ET JU P E LO E W E , B O B D E M ARIN N ATI O N AL TH EATR E C O STU M E H I R E .
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SUMMER
P H O T O : T O B Y COULSON. R É A L I S A T I O N : ALICE LEFONS. TALENT ET MANNEQUIN : MAVIS HYDE ET SORAYA MCGINLEY. CASTING : MIRO RAYNOV. COIFFEUR : JOHNNIE BILES @ D+V MANAGEMENT. MAQUILLAGE : LINDA ANDERSSON. ROBE VERSACE, SANDALES CHANEL, BOUCLES D’OREILLES ET COLLIER CARTIER, COLLANT FALKE. MANTEAU L O U I S V U I T T O N .
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MAGAZINE
SOMMAIRE SPRING / SUMMER 2020 120
34
GETTING LOUS Lous and the Yakuza, nouvel enchantement de la scène musicale francophone.
48
EN SON GLAM ET CONSCIENCE Germanier : la vraie mode écoresponsable.
54
LA FACE CACHÉE DE LA MODE Quand les designers combattent la reconnaissance faciale.
62
OVER THE RAINBOW Thebbe Magugu, le créateur prodige de Johannesburg.
140
66
L’ALARME À L’ŒIL Enquête : les lanceurs d’alerte de la mode.
70 70
KISS MY GRASS L’avènement de la mode écosexuelle ?
80
UN ANIMAL POUR UN BIEN Le militant végan et anti-spéciste Joshua Katcher s’engage pour une mode éthique.
112
84 132
DANSE DE CARACTÈRE Christian Yav ou la politique corporelle.
96 90
ON M’DÉVISAGE, ON M’ENVISAGE Le visage, nouveau terrain de jeu de toutes les métamorphoses.
96
SOKO SO GOOD L’artiste est de retour avec son nouvel album Feel Feelings.
48
106
LES SHOES DE LA VIE Le talent aiguille d’Abraham Ortuño.
112
AGATHE ROUSSELLE A TROIS MAISONS… L’actrice aux multiples casquettes.
116
L’AVIS EST BELLE Le tuto beauté : nouvel outil militant.
34 120
BANDE À PART Alexis Langlois, réalisateur d’un nouveau genre.
132
“DANS L’HISTOIRE DE L’ART, IL Y A DES OUBLIS À RÉPARER” Conversation avec Julien Creuzet, artiste plasticien.
140
FOR THE LOVE OF YOU(TH) Portfolio : une histoire de la jeunesse et de ses contre-cultures.
© DR
152
ET C’EST LE TEMPS QUI COUD… Le futur de la mode se conjugue au passé recomposé.
27
SOMMAIRE SPRING / SUMMER 2020 156
216
264 174
MODE 242
156
NO PHOTO par Thomas Cooksey
174
THE NEIGHBOURHOOD par Toby Coulson Texte : Marie Kock
194
MASQUERADE par Tung Walsh
194 216
TRINITY par Matthew Brookes Texte : Daniel Hiltgen
242
FIERCE par Cameron Postforoosh
264
THE WHISHING SPELL par Greg Lin Jiajie
30
280
REMERCIEMENTS
281
IN ENGLISH
T H É O R I B ETO N
Théo Ribeton est journaliste culture aux Inrockuptibles où il chronique l’actualité du cinéma et du stand-up. Il est également l’auteur de l’essai V comme Vegan, paru aux éditions Nova en 2017. Théo a réalisé pour ce numéro les interviews de l’artiste plasticien Julien Creuzet (p. 132), de l’actrice, photographe et mannequin Agathe Rousselle (p. 112) ainsi que celui du réalisateur Alexis Langlois (p. 120).
C A M E R O N P O S TF O R O O S H
MARIE KOCK
Né à Seattle dans l’Oregon, le photographe Cameron Postforoosh vit aujourd’hui sur la Côte Est des ÉtatsUnis, à New York. Il décline son travail sur l’image en différents formats et pour divers médias, à la fois en studio et en extérieur, toujours avec cette lumière si particulière devenue sa signature. On est fans de sa série mode “Fierce”, où sous son objectif la mannequin Maggie Maurer retrouve presque son instinct animal (p. 242).
32
Diplômée de l’École supérieure de journalisme de Lille, Marie Kock est rédactrice en chef société au magazine Stylist et auteure de Yoga, une histoire-monde (éd. La découverte, 2019). Elle a imaginé pour Mixte une nouvelle inspirée de la série mode “The Neighbourhood” réalisée par le photographe Toby Coulson. Une façon pour elle de traiter, sous la forme d’une fiction, de la transmission entre générations des valeurs d’insoumission et de désobéissance (p. 192).
M ÉLANIE H UYN H
Ex-bras droit de Carine Roitfeld chez Vogue Paris, Mélanie Huynh s’est lancée il y a quelques années en tant que styliste et consultante freelance auprès de prestigieux magazines et marques internationales. En septembre 2019, elle a fondé Holidermie, sa propre marque de cosmétiques et de compléments alimentaires basée sur une approche holistique de la beauté. Pour ce numéro de Mixte, elle a habillé la chanteuse Lous and The Yakuza (p. 34) et réalisé la série mode “Masquerade” photographiée par Tung Walsh (p. 194).
© Loreleï Buser Suero ; DR
CONTRIBUTEURS
P I E R R E D’A L M E ID A
Passé par BuzzFeed France, Le Figaro et France Tv Info, Pierre d’Almeida écrit aujourd’hui pour le magazine Stylist. Diplômé de l’école de journalisme de Sciences Po, il s’intéresse principalement aux transformations de la culture Internet et à la notion de célébrité en ligne. Pour ce numéro, il a réalisé le portrait du jeune designer sud-africain Thebe Magugu, ainsi qu’une enquête sur la politisation du contenu des tutoriels beauté sur Youtube, devenus de véritables tribunes militantes.
A U D R E Y LE P L A D E C
O LI V I A S O R R E L D EJ E R I N E
Depuis un an, Audrey Le Pladec assiste Franck Benhamou, rédacteur en chef mode de Mixte. Audrey a déjà mené à bien plusieurs projets en tant que styliste, notamment pour les magazines Duel ou SKP. Celle qui réalise des illustrations et collages poétiques à ses heures perdues a habillé dans ce numéro la chanteuse Soko (p. 96) ainsi que le réalisateur Alexis Langlois et toute sa bande d’actrices (p. 120).
Diplômée d’un master en journalisme de la Northwestern University (Illinois), Olivia a commencé sa carrière à la BBC à Londres, puis a collaboré avec l’AFP et RFI Paris. Ex-rédactrice en chef du Bonbon print, cette Franco-Américaine travaille désormais en freelance pour des publications telles Grazia, Glamour, Antidote ou Néon. Pour Mixte, elle a interviewé l’écrivain et militant végan Joshua Katcher, auteur de Fashion Animals (p. 80). JO H N NY KAN GASNIE M I
Le photographe Johnny Kangasniemi est connu pour la qualité cinématographique et quasi-poétique de son image. Diplômé de l’Université des Arts créatifs de Londres, il vit à Stockholm et a déjà collaboré pour plusieurs marques et médias comme H&M, Wonderland, DKNY, Elle France et & Other Stories. Aussi à l’aise avec l’image fixe que lorsqu’elle est animée, il a réalisé pour Mixte les portraits du réalisateur Alexis Langlois (p. 120) et de sa bande d’actrices, ainsi que les photos et vidéos du chorégraphe Christian Yav (p. 84).
C H R I S TO P H E R M A U L
G R E G LI N J I AJ I E
Journaliste et styliste, Christopher Maul est basé à Londres. Cet ancien élève du Central Saint Martins College est également diplômé en droit. Christopher travaille aujourd’hui pour des titres comme Vogue et Numéro, et a déjà habillé de nombreuses personnalités telles que Naomi Campbell, Monica Bellucci et Poppy Delevingne. On lui doit dans ce numéro “Disobedience“, le stylisme de la très féline série mode “Fierce” (p. 242).
Photographe chinois basé à Londres, Greg Lin Jiajie est connu pour son approche intime de l’image. Des séries mode haut de gamme aux campagnes publicitaires sophistiquées, en passant par le documentaire et les autoportraits avec son frère jumeau, le travail de Greg fait preuve d’un grand sens de la narration, comme il le prouve ici avec “The Wishing Spell”, une série mode où la jeune mannequin semble envoûtée par un étrange sortilège amoureux (p. 264).
M A R TA R E P R E S A
La journaliste d’origine espagnole Marta Represa est aujourd’hui basée à Paris. Spécialiste de la mode, elle écrit régulièrement pour plusieurs titres internationaux, dont Wallpaper, Dazed & Confused, AnOther Magazine, Nowfashion ou System. En France, elle a régulièrement collaboré avec Vogue, Grazia et Les Échos. Pour ce numéro de Mixte dédié à la désobéissance, Maria a réalisé une grande enquête sur les lanceurs d’alerte dans l’industrie très controversée de la mode.
33
getting
LO US
LA CHANTEUSE LOUS PROMET AVEC SES YAKUZA DE REBATTRE LES
CARTES
DE
LA
CHANSON
R&B
DE
2020.
CETTE
JEUNE AFRO-BELGE, QUE LA VIE N’A JUSQU’À PRÉSENT PAS SA 34
ÉPARGNÉE, PLACE
DANS
A
SU LE
CONQUÉRIR PAYSAGE
PROPOS RECUEILLIS PAR OLIVIER PELLERIN. PHOTOS BOJANA TATARSKA. RÉALISATION MÉLANIE HUYNH.
DE
MUSICAL
HAUTE
LUTTE
FRANCOPHONE.
B AG UE S “ P A N T H È R E ” EN OR J AU NE , G R E N A T S T S A VORITES E T ON Y X , B A G U E S “ J USTE U N CL O U ” E N O R J A UNE E T DI A M A N T S C A R T I ER, BIJOU D E NE Z P E R S O N N E L .
L’enfance de Marie-Pierra Kakoma a oscillé entre Europe et Belgique. Née au Congo, elle rejoint à 5 ans sa mère rwandaise et sa petite sœur exilées politiques en Belgique. Lorsqu’elle a 9 ans, sa famille se réunit au Rwanda, à peine remis du génocide. La fillette, éveillée, dont les deux parents sont médecins, trouve alors refuge dans le savoir. À 15 ans, Lous et sa sœur retournent seules en Belgique poursuivre leurs études. Là, la musique la happe corps et âme, au point d’abandonner la fac à 18 ans quitte à ce que ses parents lui coupent les vivres. Si tout semble se liguer contre elle (Lous ira jusqu’à dormir quatre mois dans la rue), elle garde son cap contre vents et marées, comme le lui conseille Damso, la star belge du rap. Aujourd’hui dénommée Lous (soul en verlan), armée des fraternités bruxelloises indéfectibles de ceux qu’elle nomme ses Yakuza, forte de plus de 300 concerts et de sept EP précurseurs désormais cachés, elle s’attaque au monde en dévoilant Gore, un premier album à venir au printemps, produit par El Guincho, le producteur espagnol qui a transformé le flamenco en or R&B avec Rosalia. Dès son premier single “Dilemme”, dont le clip aux chorégraphies racées entre cités ensoleillées et décors au classicisme majestueux rafle vite plusieurs millions de vues, Lous donne le ton : sens de la mélodie infaillible et sincérité intense, dans un titre aérien où elle scande “Si je pouvais je vivrais seule, loin de mes chaînes et des gens que j’aime”. Car cette solitaire grégaire chante sur Gore ses contradictions, mais aussi ses émotions fortes et ses blessures, jusqu’à l’agression sexuelle. Sur une musique dont les syncopes dépouillent élégamment trap et bass music, Lous illumine de sa voix claire un écrin propre aux confidences et aux pas de danse lascifs. Rencontre avec une magnifique jeune femme au débit mitraillette et aux francs éclats de rire, déterminée à accéder au succès qui lui semble promis.
MIXTE. La soul que Lous épelle à l’envers, c’est la musique ?
LOUS. C’est d’abord une référence à la spiritualité. Je suis quelqu’un de très spirituel. Même si c’est aussi par rapport à la musique soul (âme en anglais, nldr), qui a été appelée comme
36
ça parce que c’est ce qu’elle est, spirituelle, et que j’en ai énormément écouté en grandissant.
le chorégraphe Kevin Bago est ivoirien. Avoir réuni autant de cultures et d’énergies différentes sur un même projet est l’une de mes plus grandes fiertés.
M. Pourquoi avoir ajouté à ton pseudo le mot Yakuza, terme qui désigne des mafieux japonais ? L. Yakuza signifie “perdant” en japonais. Avec un peu d’ironie, je fais le parallèle entre les gens qui travaillent avec moi et qu’on qualifie de gangsters en raison de leur physique, parce qu’ils sont noirs, et la mafia. C’est une manière d’associer mon groupe, organisé ici en France et en Belgique, avec le Japon dont je suis passionnée. Les yakuzas sont un peu les scélérats de la société. Lous and the Yakuza, c’est moi et les scélérats, moi et les marges, moi et tous les gens dont la société ne veut pas. Les yakuzas ont par ailleurs une forte conception de la loyauté, tout comme mes amis ainsi que tous les gens avec qui je travaille. C’est important pour moi d’établir des relations de confiance et d’intensité. C’est aussi un choix d’utiliser un nom de groupe comme pseudo, même si je suis soliste, parce que sans mes Yakuza, je ne suis rien du tout. C’est une manière de mettre dans la lumière ceux qui sont dans l’ombre.
M. Comment s’articule la création entre Lous et les Yakuza ? L. Je suis auteure, compositrice, interprète. J’ai fait tout mon album toute seule. Et sur scène, j’ai deux choristes, un batteur, un claviériste. En studio, je travaille avec trois producteurs : El Guincho, Mems et Ponko. El Guincho est le réalisateur et Ponko (qui fait des prods pour Hamza, Damso ou SCH, ndlr) et Mems (également pour Damso et des artistes internationaux, ndlr) sont producteurs sur certains morceaux. Quels que soient leurs rapports, ce sont deux proches de Bruxelles. Je voulais absolument une touche belge dans mon projet. Ils comprennent la façon dont on parle à Bruxelles, son argot, le respect mutuel très important qu’il y a au sein de cette scène… la Bruxelles vibe ! Mais le projet dans son ensemble est très international. El Guincho est un Espagnol né aux Canaries, Ponko vient d’Europe de l’Est, Mems est un Français originaire du Congo, la réalisatrice Wendy Morgan est chilienne,
M . Entre Paris et Bruxelles, comment l’Espagnol El Guincho s’est-il finalement imposé ? L. Au début, on m’a proposé de travailler avec des producteurs français. Mais il fallait envoyer un a capella à des gens sans même les rencontrer, pour qu’ils me fassent une prod et que peut-être, inch allah, j’aime bien. Ça n’arrivera jamais de la vie ! Jamais tu n’auras ma propriété intellectuelle entre tes mains pour en faire ce que bon te semble sans ma direction ! Il a fallu que ce soit un producteur international de renom qui ait la simplicité de me dire juste : “J’aime bien, viens à Barcelone”. El Guincho est très influencé par la culture américaine, comme les relations fortes qui ont pu exister entre Dr. Dre et Eminem ou entre Timbaland et Aaliyah. Ce qu’El Guincho et Rosalia ont fait, c’est extraordinaire ! C’est la culture de développer quelque chose. Ça se fait aussi en France, il suffit de voir ce qu’a produit Tristan Salvati pour Angèle ou Louane. Simplement dans mon style, je n’ai pas trouvé quelqu’un qui sache allier chanson française et sonorités trap, africaines, cap-verdiennes. À la base, mon album était un peu indigeste tellement il recelait d’influences. Il fallait quelqu’un qui ait toutes ces notions pour pouvoir matérialiser ça en quelque chose d’unique. Moi je veux avoir mon son. Ce qui m’a toujours éblouie chez Stromae, par exemple, c’est que quand tu l’écoutes, tu sais instantanément que c’est lui. J’espère qu’un jour on dira : “Ça fait un peu Lous, ça, non ?” Le pari, c’est de définir musicalement ce que tu es, ce que tu fais, qui tu es…
M . Qui de toi ou d’El Guincho a contacté l’autre ?
L. Je suivais Rosalia et j’ai découvert son travail avec El Guincho dès le teaser de Malamente. Immédiatement, je l’ai envoyé à mon éditeur, en lui disant : “C’est avec lui que je veux travailler”. J’ai été étonnée par la rapidité de sa réponse. Parce que quand tu le connais, tu te demandes même s’il a le temps de dormir. On est un peu pareils, lui et moi, on est passionnés, on s’envoie des
R OB E E N O R G A N Z A I MP R I M É F E N D I , C O LLIER “ PA N T H È R E ” E N O R J AU N E , G R E N A T S T S AVORITE ET ONYX, CRÉOLES “ JU S T E U N C L O U ” EN OR JAUNE CARTIER.
RO B E E N L A I N E ET SOIE ET BO T T E S E N C U I R VELOURS GUCCI, BA G U E S “ P A N T H ÈRE” EN OR JAUNE, GR E N A T S T S A V O RITES ET ONYX, BA G U E “ P A N T H È RE” EN OR JAUNE, ÉM E R A U D E S , O N Y X ET DIAMANTS, BAGUE “P A N T H È R E ” E N OR JAUNE, LAQUE NO I R E , G R E N A T S TSAVORITES ET ONYX, BA G U E S “ J U S T E UN CLOU” EN OR JA U N E E T D I A M ANTS ET JONC “JUSTE UN C L O U ” E N O R JAUNE CARTIER.
R O B E E N S A T I N B A L E N C I A G A, C O L L I E R E T C R É O L E S “ J U S TE UN CLOU” E N O R J A U N E , B A G U E S “ P ANTHÈRE” EN OR J A U N E , G R E N A T S T S A V O R I TES ET ONYX, B A G U E “ P A N T H È R E ” E N O R JAUNE, É M E R A U D E S , O N Y X E T D I A MANTS, BAGUE “ P A N T H È R E ” E N O R J A U N E , LAQUE NOIRE, G R E N A T S T S A V O R I T E S E T O NYX, BAGUES “ J U S T E U N C L O U ” E N O R J AUNE ET D I A M A N T S E T J O N C “ J U S T E UN CLOU” EN O R J A U N E C A R T I E R , B I J O UX D E N E Z E T D E D E N T S P E R S ONNELS.
messages à 2 heures du matin. C’est quelqu’un d’extraordinaire. On y allait pour deux morceaux, on a fini par faire tout l’album. Ça n’a pas pris beaucoup de temps parce que 80 % des compositions et 100 % des textes et mélodies étaient déjà prêts.
M. Comment se déroule ton travail de composition ? L. J’invente d’abord les textes, puis la mélodie. J’écris toutes mes chansons d’un bloc, très vite. Je pense à plein de sujets en même temps, je suis accro à Wikipedia, aux encyclopédies (j’en demande à chaque anniversaire depuis que je suis toute petite), j’adore m’instruire. Et puis, j’incorpore tout ça dans ma musique. Ça relève à la fois de l’illumination et d’une très longue réflexion. Dès que j’ai le texte, la mélodie sort toute seule et elle me reste en tête. J’enregistre toujours plein de petits mémos dans mon téléphone, mais finalement je ne les écoute jamais, je n’en ai pas besoin. J’ai commencé le piano l’année dernière, avant je jouais un peu de guitare, mais surtout je plaquais des accords à la voix. Sur trois morceaux de l’album, Ponko et El Guincho m’ont envoyé un son, et le texte est venu directement à partir de là. C’est le cas de “Tout est gore”, par exemple. M. Tu joues aussi beaucoup ta musique en live et acoustique. C’est important pour toi ? L. Énormément ! Parce que la scène, c’est le moment où on se concentre sur les paroles. En tant qu’auteure, c’est la meilleure partie de ta vie ! J’ai fait récemment de superbes sessions acoustiques dans des pays non francophones, au Danemark, en Italie… L’intention est plus forte que la barrière de la langue. Et puis avec le français, on touche toute l’Afrique. M. Quel est ton rapport à l’Afrique justement ?
L. C’est la maison ! Même si je me sens bien partout. Le pays de ma maman, le Rwanda, celui de mon papa, le Congo. Au Rwanda, quand je descends de l’avion, je me retrouve chez moi dès que j’ai posé le pied sur le tarmac. Avec des gens qui me ressemblent, il n’y a plus de jugement.
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M. Pourtant, quand tu étais adolescente, ça ne te convenait pas ? L. C’est vrai. Ça me soûlait, parce que l’accès à l’art n’était pas aussi simple qu’en Europe. Même si mon enfance n’a été faite que d’allégresse. C’est mon arrivée au Rwanda, à 9 ans, qui a été compliquée, quand j’ai compris le génocide. Il y avait des enfants amputés dans la rue, c’était horrible. Et comme j’étais une petite fille qui visualisait tout, j’ai fait des cauchemars pendant les quatre années qui ont suivi. Aujourd’hui, le Rwanda a beaucoup évolué, mais à l’époque il n’y avait rien, je n’avais que mon cerveau. Je passais ma vie à écrire, je volais les carnets de ma mère qui est médecin. J’y écrivais des chansons, des règles de jeux auxquels j’obligeais ma sœur à jouer. Ça développe une créativité et une discipline hors du commun. À 12 ans, j’écrivais des livres au rythme de dix pages par jour. J’en faisais un objectif quotidien. J’élaborais aussi des mangas, ça a été important pour moi. Je dessinais toutes les planches. Et chaque soir, je faisais relire l’ensemble depuis le début à ma sœur, qui était trop contente. M. Par la suite, en Europe, tu as vécu des choses très dures. Comment as-tu fait pour tenir le coup loin de ta famille ? L. J’aime beaucoup ma famille, mais je suis une solitaire. Ce n’est pas ça qui m’affectait, parce qu’on a l’habitude d’être séparés par les voyages, les allers-retours. Je me sentais extrêmement seule, pas seulement parce que ma famille ne me comprenait pas, mais parce que je pensais que personne ne me comprenait. C’est le syndrome de tout adolescent. Ce qu’on appelait mon “échec”, je le voyais simplement comme mon processus de vie. À mon sens, je ne faisais pas d’erreur, je voulais juste faire de la musique. Je regardais les biographies des grands artistes, Prince, David Bowie, Bob Marley, James Brown, Otis Redding, Aretha Franklin… Ça n’a été facile pour personne. Donc quand j’ai eu 18 ans et que j’ai décidé d’être chanteuse, j’ai compris que soit la vie allait être rose – et je n’y croyais qu’à moitié – soit elle allait être hardcore, et j’étais prête. Et ça a été bien plus hardcore que ce que je pensais. Mais j’avais une force de résilience extraordinaire.
Aujourd’hui, à 23 ans, je ne suis même pas sûre d’avoir la même force. Enfin, je dis ça parce que maintenant tout va bien… Mais en cas de drame, je sais que mon cerveau se met dans un mode que je pourrais reconnaître entre mille. Une puissance me dit : “Maintenant tu n’as plus que toi sur qui compter, donc aide-toi et le ciel t’aidera”. Je suis très croyante, et même si je ne comprenais pas Dieu au départ, un jour j’ai lu dans la Bible que les plus grands combats arrivent aux meilleurs soldats. Cette phrase m’a apaisé l’esprit de manière extraordinaire. Je pense que tout est écrit. Mes potes et moi on est tous chrétiens, mais version 2.0, on vit notre foi très loin de la manière dont nos parents la vivent.
M . Quand on vit un christianisme 2.0 en se revendiquant des yakuzas comme des scélérats, c’est facile d’exprimer une société violente avec des mots violents, voire grossiers comme le fait souvent le rap, et de concilier ça avec son rapport à la Bible ? L. Non, c’est très difficile. Il y a beaucoup d’interrogations, pas mal d’enseignements que je ne comprends pas encore. Mes parents sont tous les deux médecins, mon père a fait dix-sept ans d’études universitaires, et quand j’étais petite, je ne comprenais pas pourquoi il avait adopté la religion que les colons nous ont imposée. Lui qui est la personne la plus cultivée que je connaisse, me répondait : “C’est la foi”. Au début de l’adolescence, j’étais contre la religion. Puis vers 14 ans, je m’y suis intéressée et j’ai tout testé, le Coran, la Torah, le bouddhisme… Et je n’ai rien trouvé de faux. Tout m’a paru vérité. Mais la vérité s’adapte aux besoins des gens.
M . As-tu ressenti à un certain moment le besoin de prendre de la distance par rapport à une certaine bourgeoisie que ta famille incarnait ? L. Oui et non, parce que ce n’était pas une mauvaise bourgeoisie. Mes parents ont souffert d’un syndrome générationnel. Est-ce qu’on peut en vouloir aux gens d’être nés comme ils sont nés ? Non, il faut travailler pour parvenir à se comprendre. La preuve en est qu’aujourd’hui, ils comprennent extrêmement bien ce que je fais. Il y
a cinq ans, ils auraient crié au satanisme devant mon clip “Tout est gore” où une montagne de sang coule derrière moi ! Aujourd’hui, ils comprennent mes références aux films d’horreur comme Shining ou à “Thriller” de Michael Jackson. Ça a nécessité un milliard de conversations. C’est beau, les parents qui acceptent de changer. Les miens sont extraordinaires. Ma mère voulait tellement que j’aille à l’université, au vu de mes excellentes mentions en physique et en latin. Elle pensait qu’être artiste n’était qu’un hobby, que ce n’était pas sérieux. M. Mais toutes les querelles d’adolescence ne mènent pas à la rue à 18 ans… L. Tu es à la rue quand tu n’as plus de quoi payer ton loyer. Mes parents ne l’ont pas su à l’époque. Ils ne l’auraient pas supporté. Et je ne leur ai rien dit par fierté. Ils m’ont inculqué l’ambition, la justice, la réussite. C’est pour ça qu’ils n’ont appris que j’avais dormi dans la rue que des années plus tard, par hasard. Je n’aurais jamais voulu leur faire vivre ça, ça aurait fait trop mal à ma mère.
M. Qu’as-tu appris de ton passage dans la rue ? L. L’amour. Encore plus d’amour. Le partage, la loyauté. Sur les bouches des égouts où se réunissaient les SDF, je chantais pour eux et ils me respectaient. Il a fallu que j’arrive dans la plus grande misère pour que des gens me disent : “Chante, ça nous fait du bien”, et que je me rappelle que c’était un plaisir. Je me suis rendu compte que la musique était devenue un combat, alors qu’au départ c’était une passion. Parce que pendant toutes ces années, “c’était la haine” comme on dit à Bruxelles, c’est-à-dire que j’ai appris dans la bagarre. Et là, on voulait enfin m’écouter. Je pouvais délivrer un message en me délivrant. Mon ambition est de propager mon message à un maximum de personnes. Parce que c’est ça mon problème, j’ai un besoin irrépressible de m’exprimer. J’imagine toujours le pire en la matière. Je me demande jusqu’où je pourrais communiquer si je perdais la vue, ou la parole… Tant qu’il y a du mouvement, je peux m’exprimer. Mais si un jour je suis inerte… Oh mon Dieu, débranchez la machine !
M . En parlant de mouvement, il y a beaucoup de chorégraphies dans tes clips… L. C’est l’héritage du bled ! On danse à toute occasion. On est à deux doigts de danser aux enterrements, là-bas. Ça permet d’extérioriser. Mais je ne suis pas danseuse professionnelle, je connais plus les danses traditionnelles et le hip-hop. Kevin Bago était d’abord danseur dans “Dilemme”, puis il est devenu mon chorégraphe. M . L’univers de tes clips est très soigné, avec de beaux décors, des costumes classiques… On ne peut s’empêcher de penser à Beyoncé et Jay-Z au Louvre, par exemple. Tourner dans ces conditions, c’est aussi marquer une évolution dans l’empowerment Noir ? L. Tout dépend qui tu veux toucher. L’image redirige tout de suite vers un public. Mon image, c’est ce que je veux que les gens pensent de moi, à travers des mouvements, des émotions. La réalisatrice, Wendy Morgan, est une Chilienne de Montréal qui vient de déménager à Paris. Je suis aussi contente de l’avoir trouvée qu’El Guincho. Ils me guident, c’est mon équipe artistique. Si El Guincho me disait de changer tout mon couplet, je le ferais. Et il n’y a peut-être que deux personnes qui ont ce pouvoir sur moi. Il m’a dit une chose très importante : “Toi et moi, on ne va pas travailler pour nos egos ni celui des beatmakers, on va œuvrer pour le morceau.” C’est pareil avec Wendy, on travaille pour le visuel. Ça change toute une dynamique. Ce qu’on écrit ensemble, c’est la fraternité noire sous d’autres formes, dans de beaux endroits, hors de la violence, des Noirs qui s’amusent, qui sont très beaux. On montre la grandeur des Noirs, alors qu’on a l’habitude de les représenter en gangsters. Moi je veux donner un nouveau sens aux mots “gangster” et “yakuza”. Un peu comme “négro” : aujourd’hui tu dis ça à ton meilleur pote. Je me réattribue les termes.
M . Et quel rapport entretiens-tu avec la mode, toi qui as fait du mannequinat ? L. Ce n’était que du mannequinat photo, pour l’argent. Mais depuis “Dilemme”, je n’ai plus du tout le temps. J’adore la mode, mais je déteste son
industrie. C’est la même chose avec la musique. On dirait que tout le monde s’est mis d’accord pour se dire : “On va être faux et c’est pas grave”. Moi je suis là où la passion est. Dans tout ce que je fais, je veux qu’on travaille pour l’œuvre d’art. Je valide tout le stylisme des clips, tous les plans même. Dans tous les domaines, je dis exactement ce que je veux. Jusqu’à la colorimétrie, le placement des lumières, etc. La mode m’a au moins appris ça, à me présenter sous mon meilleur jour. Même si nous, les Congolais, on a l’habitude des photos et du style. Les Congolais et la mode, c’est l’abus total – les sapeurs viennent de chez nous ! On aime bien paraître, mais pas négativement. Au bled, quand il faut s’habiller et que tu arbores ton meilleur style, tout le monde te félicite, alors qu’en Europe, on te demande ce qu’il se passe. L’habit fait bien le moine, ici !
M . Tu allais même jusqu’à détourner ton uniforme scolaire, paraît-il. L. C’est vrai ! Mais à chaque fois, à l’école, ils me faisaient changer : “C’est trop court !”, “On avait dit bleu marine !” Malgré tout, j’arrivais à tordre les règles. J’arrive toujours à imposer ma vision. Dans la musique, il faut procéder tout le temps de cette manière. Si je pouvais, je ferais des morceaux de quinze minutes, à la Koffi Olomidé. Quand je crée des chansons de trois minutes, c’est pour avoir un format digeste correspondant à la musique actuelle. C’est comme ça que les gens consomment, et il faut toujours savoir trouver le bon compromis. Mais je ne me sens jamais bridée. J’ai la chance d’avoir un label incroyable. M . Comment aimerais-tu qu’on classe ta musique ?
L. La musique de la vérité ! Chez Virgin Radio, ils ont dit que j’avais un style trop urbain et chez Skyrock que j’étais trop variété. Voilà où j’en suis : entre Dalida et Kaaris, entre Edith Piaf et Booba, entre Damso et Juliette Armanet ! Je ne choisis aucun style, j’adore le métal, le reggae, la musique classique. Beatus Vir de Vivaldi est une des compositions les plus belles au monde. Ça me vient de ma famille… Je ne comprends pas d’ailleurs comment ils ont pu s’étonner un jour que je sois aussi extravagante !
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R O B E E N S A T I N B ALENCIAGA, C O L L I E R E T C R É O LES “JUSTE UN CLOU” E N O R J A U N E C A R TIER, BIJOUX D E N E Z E T D E D E NTS PERSONNELS.
R O B E E N S A T I N E T S A NDALES EN SATIN E T P L U M E S B A L E N C I A G A, COLLIER “ J U S T E U N C L O U ” E N OR JAUNE CARTIER. P A G E D E D R O I T E : C O L L IER “JUSTE UN CLOU” E N O R JA U N E C A RTI E R , BIJ O U D E N EZ P E R S O N N EL. M AQ UILLAG E : AU R O R E GIBRIEN @ BRYANT ARTISTS. COIFFU R E : SH U H EI NISHIM U R A @ O PEN TALENT PARIS. M AN U CU R E : ISAB ELLE VALENTIN @ O PEN TALENT PARIS. DIGITECH : ED O UARD M ALFETTES @ IM AG’IN PARIS. ASSISTANT PH OTO G RAPH E : TH O M AS RIGAD E. ASSISTANTE STYLISTE : M AN O N HVEJSEL SAR R O N .
EN SON
EN SEULEMENT DEUX ANS, LA MARQUE GERMANIER EST DEVENUE LEADER D’UNE MODE GLAMOUR, DURABLE ET RESPONSABLE.
GLAM
SON DESIGNER KEVIN GERMANIER, DONT LES CRÉATIONS EXTRAVAGANTES ONT DÉJÀ SUBJUGUÉ DE NOMBREUSES STARS, COMPTE BIEN
ET
RÉALISATION ET PROPOS RECUEILLIS PAR ANTOINE LECLERC-MOUGNE. PORTRAIT ET PHOTOS JAMES WESTON.
RÉVOLUTIONNER À SA MANIÈRE LE CONCEPT D’ÉCO-FASHION : À COUPS DE DÉCHETS TEXTILES PIMPÉS DE STRASS ET DE CRISTAUX.
CONSCIENCE
BODY EN POLYESTER, VELOURS ET JERSEY RECYCLÉS, COLLANT EN JERSEY PEINT À LA MAIN, MULES EN TISSU RECYCLÉ ET BROCHE DE FIN DE SÉRIE, ACCESSOIRES DE CHEVEUX EN MATIÈRES RECYCLÉES.
Si on devait définir la femme Germanier, ce serait sûrement la version millennial d’une Sailor Moon glamour, woke et connectée, à mi-chemin entre la guerrière féminine et la militante disco écologiste. Kevin Germanier, créateur suisse de 27 ans basé à Paris, s’efforce depuis maintenant deux ans de nous présenter cette nouvelle figure étincelante à travers une esthétique haute en couleur et des pièces de prêt-àporter haut de gamme créées à partir de déchets textiles. En quelques saisons, le designer s’est imposé comme une référence dans la jeune garde créative parisienne, mais aussi comme l’un des chefs de file d’une mode plus responsable et éthique, principalement confectionnée à la main avec une production contrôlée, sans pour autant mettre l’esthétique et la fantaisie de côté. Après être passé par la HEAD (la Haute École d’art et de design de Genève), Kevin a poursuivi ses études à la Central Saint Martins de Londres. En 2015, il remporte l’Ecodesign Award, la seule compétition
ROBE E N C H U T E S D E P O L Y E S T E R E T C Y C L I S T E E N F I L D E C O T O N ET LUREX.
internationale de mode durable et éthique. Un prix qui lui donne notamment l’opportunité de dessiner la première collection écoresponsable pour la marque de luxe chinoise Shanghai Tang et par la suite d’être engagé au pôle maroquinerie de Louis Vuitton. Mais tout ça, c’était avant qu’il ne se décide à lancer son propre label. Une excellente décision, puisqu’en seulement quelques saisons, Germanier a déjà habillé les plus grandes pop stars de la planète tout en étant nommé finaliste du prix de l’Andam 2018 et demi-finaliste du prix LVMH 2019. De quoi faire germer dans la tête des gens l’idée d’une mode “ecoconscious” aux frontières de la couture.
”TOUTES CES COULEURS, CES STRASS, CES SEQUINS, CES CRISTAUX… ÇA PEUT ÊTRE PERÇU COMME TAPE À L’ŒIL, MAIS MOI J’AIME BIEN DIRE QUE C’EST DU GLAMOUR SANS CONCESSION.”
MIXTE. Germanier a deux ans. Quel regard portes-tu sur ton parcours ?
KEVIN GERMANIER. Tout s’est enchaîné tellement vite. J’ai l’impression d’avoir déjà vécu 25 ans de carrière. Je ne réalise pas encore. Au départ, on a commencé à deux. Aujourd’hui, l’équipe s’est agrandie, avec par exemple douze tricoteuses dans le canton de Valais en Suisse ainsi que douze autres à Shanghai, un bureau de presse, des projets de collaboration… C’est assez étrange car, avant de lancer Germanier, je m’étais toujours dit que je ne créerais pas ma propre marque tant que je n’aurais pas une situation stable. Au final, les choses se sont faites de façon organique. J’ai eu la chance de rencontrer Alexandre Capelli, responsable de la branche Environnement chez LVMH, lors de la présentation de ma collection de fin d’études à la Central Saint Martins. Il m’a suggéré de présenter mes créations à la Fashion Week, chose à laquelle je n’avais absolument pas songé. À l’époque, j’aurais plutôt opté pour une présentation de mes pièces sous la forme d’une exposition. Alexandre m’a donc sponsorisé, et c’est là que j’ai rencontré le journaliste Loïc Prigent, qui à son tour m’a parlé de Guillaume Delacroix, fondateur et directeur du bureau de presse DLX avec qui je travaille désormais. On a lancé la présentation un matin à 10 heures. À 10 h 30, Natalie Kingman, directrice des achats de Matches Fashion, voyait la collection. À 11 heures, on m’appe-
lait pour me dire que j’avais tout vendu. Là, je me suis dit : “Oh, mon Dieu ! Qu’est-ce que je vais faire ?” Ça m’a tout de suite mis dans la réalité de la confection et de la production. C’est vraiment là que tout a démarré. La beauté de Germanier, c’est justement de n’avoir jamais forcé les choses. Disons qu’on a une bonne étoile au-dessus de nous.
M. Ressens-tu une pression en tant que jeune créateur indépendant, propriétaire de ta propre marque, dans le business ultra-concurrentiel de l’industrie de la mode ? K. G. C’est difficile, et je ne conseillerais à personne de lancer sa marque. En ce qui me concerne, j’ai eu la chance de rencontrer les bonnes personnes au bon moment. Et elles sont toujours là derrière moi pour m’aider. Pas seulement sur le plan esthétique, mais sur le plan business, production, et vente aussi. Je suis chanceux également d’être entouré de gens qui me portent, que ce soit mes collègues, mes employés, ma famille, mes partenaires. Sans eux, Germanier n’existerait pas. Et puis, il faut dire aussi qu’il y avait une brèche et une place à prendre dans le marché quand je me suis lan-
cé. Personne à l’époque ne faisait de robes glamour, colorées, scintillantes et éthiques. Et même encore aujourd’hui, je suis le seul à faire ça. Germanier reste une marque de niche.
M. Tu viens de mentionner tes créations voyantes, très colorées. D’où te vient cette esthétique extravagante ? K. G. Quand j’étais à la Central Saint Martins, on m’a souvent dit que j’étais coincé ou control freak. Tous mes projets étaient en noir ou en gris ; je ne prenais pas de risques de ce côté-là. Tout a changé juste avant d’effectuer mon second stage chez Louis Vuitton. Alors que j’étais encore stagiaire chez Shanghai Tang à Hong Kong, j’ai trouvé un stock de perles colorées. Je les ai rapportées avec moi à Paris avec l’idée d’en faire quelque chose. Je me suis dit qu’à ce stade j’étais encore autorisé à expérimenter et à faire des erreurs. Du coup, j’ai développé une nouvelle technique et commencé à créer quelques jupes avec ces perles collées dans du silicone. J’aime le challenge, et ne pas avoir de regret fait partie de ma philosophie. C’est en travaillant spontanément ces perles que j’ai découvert ma capacité à mixer les couleurs. C’est aujourd’hui l’un des codes de la maison. Tous ces coloris, ces strass, ces sequins, ces cristaux… Je pense que ça a aussi à voir avec mon amour pour le manga Sailor Moon et l’univers de la K-Pop, par exemple. Ça peut être perçu comme tape à l’œil, mais moi j’aime bien dire que c’est du glamour sans concession. Un glamour clinquant totalement assumé. M. Et le côté durable ? K. G. C’est une forme de contrainte avec laquelle j’ai appris à créer depuis le début. Quand je suis arrivé à Londres, le coût de la vie et l’école étaient très chers. Mes parents m’ont demandé de me financer moi-même. À ce momentlà, je me souviens avoir été énervé et m’être senti frustré car je ne savais pas comment j’allais faire. Je suis donc parti d’un budget zéro. C’est comme ça que j’ai commencé à utiliser mes draps pour créer des prototypes ; puis je suis allé dans les boutiques vintage
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et les stocks de tissus pour trouver des matières premières. Et c’est ainsi que je fonctionne désormais. Je suis beaucoup plus créatif dans la contrainte. Quand je démarre une collection, je ne sais jamais à quoi elle va ressembler. Elle se crée au fur et à mesure, en fonction des déchets textiles que je trouve.
Maintenant, ils nous connaissent et nous mettent de côté des chutes qui font plusieurs mètres de long. Il faut se rendre compte qu’avec ça, on peut faire des dizaines d’exemplaires d’un vêtement. Il y a aussi des marques comme David Koma qui nous envoient des stocks de tissus et de matières dont ils n’ont plus besoin. C’est également ce qu’il s’est passé avec Christian Louboutin, avec qui j’ai fait une collaboration en septembre 2018, ou encore avec Swarovski, avec qui je travaille depuis quatre saisons. Ils me donnent accès à leur green stock où ils gardent tous les cristaux qu’ils n’utilisent pas, mais qu’ils ne veulent pas non plus jeter ni brûler. Je trouve ça super beau qu’une marque n’ait pas peur de dire qu’elle a des déchets et qu’au lieu de les mettre à la poubelle, elle préfère les partager avec une autre. C’est smart.
M. Quel est ton processus créatif ? Combien de pièces produis-tu par collection ? K. G. C’est simple, en récupérant mes déchets textiles, je sais exactement le nombre de pièces que je vais pouvoir produire : dix, quinze, vingt, trente au maximum. Par exemple, lorsque Matches Fashion a acheté ma collection, ils voulaient l’une des pièces en vingtcinq exemplaires. Je leur ai dit que ça n’était pas possible car avec ce que j’avais comme matière, je ne pouvais en faire que douze. Notre production se limite à nos ressources. Je n’achèterais jamais en plus pour produire davantage. Et ça, c’est un principe que l’acheteur doit comprendre. Je pense qu’on peut refuser tant qu’on explique pourquoi. C’est une nouvelle façon plus raisonnable de produire et d’acheter. C’est ça, la beauté de Germanier : on trouve et on crée dans la contrainte, dans les limites. Honnêtement, si on me demandait de produire 250 jupes, je ne crois pas que je pourrais dormir tranquille.
M. Où trouves-tu les déchets textiles et les chutes de tissus ? K. G. Je les récupère dans des stocks. Aujourd’hui, les gens connaissent la marque et se proposent de me procurer les déchets. Je me fournis notamment au Marché Saint-Pierre à Paris.
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M.
Rareté de la pièce, travail fait à la main, échelle de production réduite, écoresponsabilité... Dirais-tu que ta marque correspond à une nouvelle forme de couture, au sens noble du terme ? K. G. Le mot couture est vraiment à prendre avec des pincettes. Il y a énormément de codes et de conditions à respecter pour relever de la Couture. Par exemple, il faut que tout soit produit et fabriqué en France. Et est-ce qu’on est couture à ce point ? Non. En revanche, si au niveau esthétique, on me dit que ça semble être de la Couture, c’est pour moi le plus beau des compliments. Ça prouve qu’on arrive à produire des pièces de qualité à partir de déchets.
que je peux comprendre – car je l’ai vécu –, c’est la peur en tant que jeune créateur de ne pas pouvoir répondre à la demande des acheteurs. Le système fait qu’on doit produire toujours plus. En ce qui me concerne, ça mettrait mon message et mon positionnement en péril. Donc je m’y refuse. Cela dit, je n’utilise jamais le mot éthique ou responsable comme un outil marketing. Ce n’est jamais “brandé” de la sorte. Malheureusement, aujourd’hui, on est dans un tel surusage du vocabulaire écologique qu’on ne sait plus vraiment à quoi ça correspond. Je ne suis pas dupe. Je sais que ce ne sont pas les infos sur la fabrication d’une pièce qui intéressent les gens en premier lieu. Et encore moins quand ils découvrent la création sur Instagram. Je dois d’abord les attirer avec un visuel et un produit forts. Ensuite, s’ils aiment la création, ils liront la légende, se renseigneront sur la marque et son processus de fabrication. Je crois d’ailleurs que plus on parlera de mode écoresponsable comme quelque chose d’exceptionnel moins ça risque de se normaliser.
M. À l’heure ou la mode est pointée du doigt pour son empreinte écologique, ton approche responsable ne devraitelle pas être le créneau de toute nouvelle marque qui se lance ? K. G. J’ai envie de répondre par l’affirmative, évidemment. Mais ce
M. La mode se doit-elle d’être engagée et de porter forcément un message ?
K. G. Il me semble, oui, car on ne peut plus ignorer la prise de conscience des consommateurs. La nouvelle génération et les millennials sont beaucoup plus
“NOTRE PRODUCTION SE LIMITE À NOS RESSOURCES, LES DÉCHETS TEXTILES. C’EST ÇA, LA BEAUTÉ DE GERMANIER : ON TROUVE ET ON CRÉE DANS LA CONTRAINTE.”
engagés et instruits sur le sujet. Il y a quelques années, on avait des tribus vestimentaires comme le grunge, l’emogoth ou le hip-hop. Aujourd’hui, on a par exemple les Vsco girls (qui tirent leur nom de VSCO, une application de retouche et de partage de photos ressemblant à Instagram, ndlr). Ces filles montrent qu’elles se soucient réellement de l’environnement. Leur mantra, c’est “Save the Turtles”. Ça peut nous faire marrer, mais si on regarde un peu plus précisément, leur délire c’est de posséder une gourde plutôt qu’une bouteille d’eau en plastique, de porter du denim vintage, etc. C’est un vrai parti pris. Même ma cousine, qui n’a que 18 ans, regarde les étiquettes des vêtements qu’elle achète. On n’avait pas cette consciencelà il y a encore quelques années.
R O B E E N CRISTAUX SVAROWSKI RECYC L É S E T E N S E Q U I N S D É S T O C K É S , S E R R E - TÊTE EN FILS DE CRISTAL FI N D E S É R I E T R E S S É S . MANNEQUIN : BEAUDIN E D R E V E L . C O I F F U R E : Y O A N N G E L A S .
M. Tu habilles aujourd’hui beaucoup de personnalités de l’industrie musicale – Björk, Beyoncé, Rihanna, la star de K-Pop Sunmi… Quel est ton rapport à la musique, à la mode et à la pop culture ? K. G. Je crée tout en écoutant de la musique. J’adore ça. J’écoute autant du classique que de la K-pop. Les projets pour des artistes musicaux sont effectivement ceux que je préfère, car mon équipe et moi avons ainsi la chance de voir nos créations bouger avec l’artiste, prendre vie et se retrouver dans un univers bien particulier, que ce soit dans un clip ou un concert. C’est ce qui s’est passé avec Björk, qu’on a habillée pour le festival We Love Green en 2018. Ce fut une expérience incroyable ! Rien qu’en y pensant, j’en ai encore des frissons. Voir Bjork débarquer sur scène dans l’une de mes tenues pour subjuguer la foule et leur en mettre plein les yeux, c’est probablement ce qui me touche le plus. C’est formidable de voir comment les gens réagissent au vêtement. Ça peut paraître futile, mais si je fais de la mode, c’est pour donner du rêve aux gens, pour les éblouir. www.kevingermanier.com
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LA FACE CACHÉE DE LA M OD E TEXTE ANTOINE LECLERC-MOUGNE.
© Lisette Appeldorn, DR
IN CO G NITO , BIJ O U D E VISA G E E N LAITO N D’E W A N O W AK . PA G E D E G A U C H E : D R AP ED , 2017, D E LA P H OTO G R AP H E LIS ET TE A P P E LD O R N .
AFIN DE PROTÉGER NOTRE IDENTITÉ ET NOTRE ANONYMAT, LA MODE S’EST MIS EN TÊTE DE CONTRER LA RECONNAISSANCE FACIALE AVEC CE QU’ELLE SAIT FAIRE DE MIEUX : DE LA SAPE. 55
D R IP, 2017, D E LI S ET TE A P P E LD O R N .
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© Lisette Appeldorn
Au début des années 2000, quand vous avez vu Tom Cruise dans une scène de Minority Report entrer dans un magasin Gap et se faire scanner les yeux pour valider son identité et pouvoir ensuite procéder à ses achats, vous avez sûrement cru à une dystopie aussi improbable que celle décrite dans les séries Black Mirror ou Years and Years. Et pourtant, ce scénario n’est déjà plus de la science-fiction. Aujourd’hui, l’utilisation de la reconnaissance faciale dans notre quotidien est devenue aussi commune que les mauvaises blagues de boomer faites par Laurent Ruquier sur le plateau d’ONPC. Que vous le vouliez ou non, votre visage relève maintenant du domaine public. Dans une interview au Monde en juillet 2018, la critique d’art Marion Zilio, auteure de Faceworld, le visage au xxie siècle (éd. PUF, 2018) alertait déjà : “Le visage ne nous appartient plus : il est la propriété de plates-formes capitalistes”. Bingo cow-boy ! La reconnaissance faciale est aujourd’hui commercialisée par les GAFAM en tant que dispositif de sécurité ou comme simple outil de validation d’identité. Pour rappel, Apple se sert déjà de notre visage pour déverrouiller l’iPhone, et Facebook nous tague automatiquement sur les photos que nous postons sans qu’on n’ait rien demandé (en août dernier, la cour d’appel de San Francisco avait d’ailleurs condamné le réseau social pour avoir illégalement collecté et stocké des données biométriques de millions de ses utilisateurs sans leur consentement). Mais ça, ce n’est rien comparé à Amazon qui a annoncé l’été dernier que sa technologie controversée de reconnaissance faciale baptisée Rekognition était désormais capable de déceler huit émotions faciales humaines comme la
joie, la tristesse, la colère, la surprise, le dégoût, la quiétude, la confusion et la peur… Pas étonnant donc que la reconnaissance faciale soit devenue le joujou préféré d’organismes d’État et de gouvernements qui ont fait de la surveillance leur nouveau dada. Selon l’étude “The perpetual line-up - Unregulated police face recognition in America”, réalisée en octobre 2016 par des chercheurs du Center On Privacy and Technology de Georgetown (USA), plus de la moitié des visages des adultes états-uniens sont enregistrés dans les bases de données de la police. En Europe, c’est la France qui devrait être l’un des premiers pays à utiliser la reconnaissance faciale pour proposer une identité numérique sécurisée à ses citoyens via son programme d’identification “Alicem” ; une initiative jugée prématurée et qui inquiète certains sur les enjeux de protection de données qu’elle soulève, surtout au vu de leur utilisation par les forces de l’ordre lors des marches de protestations à Hong Kong. Comme le rapportait le New York Times dans une enquête publiée en juillet 2019, les autorités du territoire autonome avaient interdit aux manifestants d’être masqués pour pouvoir les reconnaître plus facilement. Résultat, les “dissidents politiques” ont (r)usé d’ingéniosité en portant des masques médicaux, en se cachant avec leurs cheveux ou tout simplement en maquillant leur visage. Des stratégies de camouflage semblables à celles mises en place par The Dazzle Club. Lors de la Fashion Week londonienne Femme en septembre 2019, ce collectif, né du projet CV Dazzle créé par l’artiste berlinois Adam Harvey en 2010, a organisé son propre défilé en annexe du calendrier officiel en
faisant marcher, dans les rues de la ville, des personnes le visage bariolé de rayures bleues, rouges et noires. Le but ? Qu’elles deviennent invisibles aux yeux des caméras de vidéosurveillance de la capitale britannique, les couleurs criardes et les teintes foncées étant connues pour entraver les perfomances de ces appareils. Car pour beaucoup d’activistes, ces systèmes de surveillance, s’ils sont d’abord pensés et créés pour traquer les crimes et les délits, peuvent aussi être un moyen de réduire les droits liés à la vie privée et à l’intimité. Heureusement, en guise de réponse, des universitaires et activistes commencent à concevoir des accessoires et vêtements destinés à fausser les appareils de reconnaissance faciale, comme des bijoux de tête transformant l’apparence du visage sur un écran ou des habits aux formes trompeuses capables “d’éblouir” une intelligence artificielle et de l’empêcher de comprendre ce qu’elle observe. Et si la mode, qu’on prenait jusqu’ici pour une écervelée apolitique obsédée par son apparence, était en fait notre meilleure alliée pour faire face à la reconnaissance faciale et aux systèmes de surveillance ?
PASSER EN MODE WARNING En début d’année, alors que les grèves et les manifestations contre la réforme des retraites voulue par Emmanuel Macron faisaient toujours rage dans la capitale française, l’industrie du textile y organisait une énième fashion week. Mais entre deux défilés et événements tout ce qu’il y a de plus classiques, Prada a ouvert les 19 et 20 janvier son Prada Mode, une sorte de club itinérant éphémère dédié à la culture et à l’art contemporain. Pour cette édition pari-
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“LA M ODE SERT À EXPRIM ER U NE PERSO N NALITÉ, QUE TOUT LE M O NDE PEUT ENSUITE INTERPRÉTER. IL EST N ORMAL QU’ELLE DEVIEN NE LE M EILLEUR OUTIL POUR RÉPO NDRE AUX SYSTÈM ES DE RECO N NAISSANCE.” R O B E ET VISI È R E C O LLECTI O N I P/P R IVA CY N I C O LE S C H E LLE R .
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sienne, la marque italienne avait choisi d’inviter la chercheuse australienne Kate Crawford, professeure à l’Université de New York et spécialiste de l’intelligence artificielle, ainsi que l’artiste américain Trevor Paglen – dont le travail porte sur la surveillance de masse – afin d’offrir aux invités présents une expérience culturelle d’un nouveau genre. Kate et Trevor, qui sont tous deux à l’origine de Training Humans, une exposition sur les images utilisées pour former les intelligences artificielles présentée jusqu’au 24 février 2020 à la Fondazione Prada de Milan, avaient réalisé pour l’occasion une installation intitulée Making Faces composée de projets artistiques questionnant et dénonçant la collecte de données personnelles, la surveillance et la reconnaissance faciale qui ont cours actuellement. “C’est une thématique vibrante de nos sociétés, explique Trevor Paglen. Nous avons souhaité l’étudier sur une échelle large, celle de l’Histoire, de ses origines au sein des mouvements fascistes et autoritaires, jusqu’à ses applications mobiles actuelles.” Difficile à croire, mais les concepts liés à la surveillance ne datent pas de l’ère Internet. Pour preuve, les demandes de brevet, manuels de phrénologie, outils de mesures et autres photographies du passé présentés au sein d’une mini-exposition retraçant l’histoire de la capture et de l’analyse des images ainsi que celle des systèmes de reconnaissance faciale du xix e siècle à nos jours. Bref, Big Brother encore bien plus vieux qu’Amanda Lear, et Prada n’est pas la seule maison de mode à vouloir nous avertir de sa prise de pouvoir. Alors que le retailer en ligne Adversarial Fashion propose des tee-shirts, jupes et autres vêtements imprimés de fausses plaques d’immatriculation (récupérées dans les données des caméras de circulation) dans le but
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d’injecter du “junk data” dans les systèmes utilisés pour surveiller et traquer les civils, et que le designer chicagoan Scott Urban a développé des lunettes de soleil capables de bloquer les appareils de surveillance à infrarouges, la jeune stylicienne polonaise Ewa Nowak a remporté en septembre dernier le prix Mazda du Design Festival de Lodz
conférences en mode à l’Université Ryerson dans l’État d’Ontario, au Canada. Répandre ses croyances en utilisant son apparence est quelque chose qui existe depuis très longtemps dans l’histoire de la mode et de l’humanité. L’exemple le plus frappant reste sans doute l’épisode de la guerre du Péloponnèse opposant Sparte à
pour son brillant projet Incognito : un bijou de visage en laiton (deux ronds recouvrant les pommettes, une pièce parcourant le front dans sa hauteur, des branches s’ajustant derrière les oreilles) qui, une fois porté, nous rend notre anonymat en empêchant toute reconnaissance faciale par les caméras. Afin de créer et perfectionner son projet, Ewa explique avoir travaillé avec le programme DeepFace développé par Facebook, réseau neuronal mis au point par la firme californienne, capable de déterminer si deux visages photographiés appartiennent à la même personne avec une précision supérieure à 97 %. “Notre vie privée dans l’espace public a complètement changé ces dernières années avec la reconnaissance faciale. Pour moi, il s’agit plus d’une oppression que d’une commodité, nous confie la designer. C’est pour ça que j’ai décidé de créer Incognito comme un bijou capable de nous protéger et de nous cacher. Car la mode n’est pas faite que pour s’exprimer, elle peut aussi être un véritable manifeste.”
Athènes au
LOOK DE RÉSISTANCE À y regarder d’un peu plus près, la mode a toujours permis de véhiculer une opinion pour éveiller les consciences, en faisant notamment passer un message par le vêtement. “La mode est très efficace. Vous avez quelque chose à dire, il suffit de le porter et les gens vous voient, analyse Henry Navarro Delgado, maître de
siècle avant J.-C. À l’intérieur même d’Athènes, une faction favorable à l’ennemi avait choisi d’arborer le style vestimentaire classique des Spartiates pour signaler ses penchants politiques.” Aujourd’hui, cette technique de la contestation par le vêtement a traversé les époques et fait de nouveaux adeptes, à l’image des féministes américaines. Pour combattre les lois anti-avortement aux États-Unis, ces dernières se sont mises à manifester en portant le costume emblématique de la série de science-fiction dystopique The Handmaid’s Tale (adaptée du roman du même nom écrit par Margaret Atwood) dans laquelle la religion domine la politique au sein d’un régime totalitaire où les femmes sont dévalorisées jusqu’à l’asservissement. Sans oublier le look signature des Black Panthers (cuir noir, bottes de combat et béret) repris et modernisé par les manifestants antifa ces dernières années. “La mode sert à exprimer une personnalité, que tout le monde peut ensuite interpréter. L’idée même du design est basée sur l’identité, tout comme les systèmes de surveillance qui sont justement programmés pour déceler les identités. Il est donc normal que [le vêtement] devienne probablement le meilleur outil pour répondre aux systèmes de reconnaissance”, indique Nicole Scheller. Cette jeune créatrice allemande est à l’origine d’IP/Privacy, une collection (robes, vestes, sweat-shirts) conçue pour échapper à la reconnaissance ve
AUJOURD’HUI, LA TECHNIQUE DE LA CONTESTATION PAR LE VÊTEMENT A TRAVERSÉ LES ÉPOQUES ET FAIT DE NOUVEAUX ADEPTES.
faciale. Une direction créative qu’elle a prise depuis sa lecture du roman 1984 de George Orwell. Totalement investie dans sa création, Nicole teste ses pièces sur Simple CV, un logiciel open-source, mis à disposition par l’artiste berlinois Adam Harvey dans le cadre de son projet CV Dazzle. Celui-ci permet de vérifier la fiabilité de ses vêtements anti-surveillance qui ont été conçus avec des motifs et des formes détectés comme des éléments anormaux par l’intelligence artificielle, empêchant ainsi le porteur d’être identifié comme un être humain. L’impact de ces initiatives, qui pour l’instant ressemblent plus à des projets artistiques mineurs qu’à de véritables collections de prêt-à-porter accessibles au plus grand nombre, ne devrait pourtant pas être négligé. Selon un rapport de la société d’études MarketsandMarkets publié en novembre 2019, le marché global de la reconnaissance faciale, aujourd’hui estimé à 3,2 milliards de dollars, devrait atteindre 7 milliards en 2024. D’ici là, on aura sûrement bien fait d’investir dans un sweat-shirt invisibilisant. “Pour le moment, c’est très difficile d’être identifié si on porte, par exemple, des vêtements très amples qui vont déformer une silhouette et brouiller la possibilité de deviner le sexe ou le poids”, ajoute Nicole. Mais contrer la reconnaissance faciale risque de vite “équivaloir à combattre une chimère”, comme le reconnaît la créatrice, tant les technologies de systèmes de surveillance évoluent rapidement, risquant à leur tour de rendre obsolète tout projet mis en place pour les contrecarrer.
PILE OU FACE Préparez-vous donc à être connu comme le loup blanc (du moins d’un point de vue administratif et commercial) car votre anonymat risque en effet
de ne plus durer trop longtemps, peu importent les couches de maquillage que vous vous mettrez sur le visage (désolé, Christina Aguilera) ou les vêtements que vous porterez. “Si des designers ont pu créer des vêtements et accessoires capables de contrer la reconnaissance faciale, c’est parce que les technologies liées à celle-ci com-
environ 200 dollars. Le but de Selvaggio, outre le fait de protéger les usagers des caméras, était d’être vu à une multitude d’endroits différents au même moment. Une façon pour lui de bousiller les systèmes de reconnaissance et de mettre en lumière les défaillances d’une telle technologie. Problème, son visage ainsi mis à la disposition de tous a été utilisé
portent encore de nombreuses failles, nous précise Thomas Solignac, cofondateur de Golem.ai, entreprise spécialiste de l’automatisation des métiers grâce à l’intelligence artificielle. Certes, les I.A. d’aujourd’hui sont encore très sensibles aux variations d’angle de prise de vue du visage, à la couleur de peau notamment, ainsi qu’aux variations des éléments qui le composent, comme le maquillage, les accessoires ou le changement de coupe de cheveux. Mais cela ne va pas durer. Dans le futur, il sera de plus en plus difficile de contourner la reconnaissance faciale”. Ajoutez à cela l’hypothèse que les outils conçus contre ces systèmes ne soient pas utilisés à bon escient et vous aurez droit au combo parfait d’une société chaotique sur le point de perdre la face. Ce qui est déjà probablement en train d’arriver. Quelque temps après avoir imaginé un maquillage anti-reconnaissance, le Russe Grigory Bakunov a décidé de suspendre son projet après s’être rendu compte qu’il pouvait servir à des personnes mal intentionnées, comme des voleurs ou des terroristes. “Il y a une trop grande probabilité que notre service soit utilisé à d’autres fins”, précisait-il sur son blog en juillet 2017. Une mise en garde que Leonardo Selvaggio aurait dû prendre en compte. Sans le vouloir, cet artiste américain a sacrifié sa propre identité. En 2014, il crée un masque en 3D reprenant les traits exacts de son visage. Un objet que quiconque pouvait acheter en ligne pour
pour commettre des crimes et Selvaggio a dû mettre la clé sous la porte. Une histoire qui n’est pas sans rappeler celle de Conrad Zdzierak. En 2010, cet immigré blanc polonais a reconnu être coupable de six vols dans l’État de l’Ohio aux USA, crimes pour lesquels il avait porté le masque d’un homme noir afin de passer inaperçu – une stratégie qui avait mené la police à arrêter la mauvaise personne en se basant sur des images de caméras de vidéosurveillance avant de se rendre compte du subterfuge. Selon l’instigateur, l’intention du projet était de prouver qu’aucune technologie conçue pour arrêter les criminels n’était infaillible. Objectif atteint. En attendant qu’on se recouvre tous la face dans une société qui préfère déjà parler de vidéoprotection plutôt que de vidéosurveillance (ah, le pouvoir des mots…), la photographe néerlandaise Lisette Appeldorn a déjà imaginé à travers son travail sur les émotions humaines, l’allure absurde et presque comique que pourrait prendre la lutte contre la reconnaissance faciale à coups de masques disproportionnés ou de vêtements fantasques. “J’aime l’idée de créer comme une créature, une sorte d’illusion de l’être humain, explique l’artiste. Si je mets un masque devant un visage et qu’on n’aperçoit finalement que la forme d’une tête humaine, comment peut-on l’appeler ? Qu’est-ce que cela devient ?” Bonne question. En voici une autre. Et si on faisait face à tout ça pour de bon ?
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OVER THE R A I N B O W EN SEPTEMBRE DERNIER, THEBE MAGUGU ÉTAIT LE PREMIER
DESIGNER AFRICAIN À RECEVOIR LE PRIX LVMH. LE CRÉATEUR DE 27 ANS BASÉ À JOHANNESBURG SEMBLE BIEN DÉCIDÉ À NE PAS PRENDRE LA GROSSE TÊTE ET À FAIRE CROÎTRE SA MARQUE DEPUIS SON PAYS NATAL.
© Travys Owen pour Thebe Magugu
TEXTE PIERRE D’ALMEIDA.
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la forme d’une installation appelée Dawning, le créateur mélangeait éléments traditionnels sud-africains et coupes contemporaines. Car si Thebe Magugu aime à citer Louis Vuitton, Givenchy et Dior comme ses inspirations – interviewé par la chaîne TV Northern Cape News Network, il expliquait avoir passé des heures à regarder les défilés de ces maisons (LVMH, évidemment) sur Fashion TV étant enfant –, son travail n’en est pas moins résolument africain (en février 2019, il lançait en parallèle Faculty Press, une zine créée pour célébrer les “esprits brillants” de la scène artistique sud-africaine). Depuis son fournisseur de tissus jusqu’à l’atelier qui fabrique ses plissés en passant par les deux usines respectivement chargées de la réalisation des pièces de tailleur et des vêtements souples, tout se passe encore à Johannesburg – ce qui peut parfois poser des problèmes. En mai 2019, le créateur confiait à Vogue Business que répondre à ses commandes pouvait être difficile : “Avant même de pouvoir accepter, je dois appeler et demander ‘Est-ce que vous avez cinquante mètres de ça ?’ Et on me dit souvent non. Je dois donc changer de plans et de tissus pour pouvoir créer ma collection.” Si bien que l’aide que Thebe attend du prix LVMH, au-delà des 300 000 euros et de l’année de mentorat offerts par l’un des plus gros groupes de mode au monde, est avant tout logistique : “Je ne vais pas mentir, il y a des challenges en termes d’infrastructure et de système, expliquait-il au moment de recevoir son prix. Mais la promesse est là. Il y a tellement de talent dans le pays. Ma mission en tant que designer est de montrer au monde que tout le cycle de production peut être réalisé depuis le pays. C’est très facile d’importer en Afrique du Sud, mais exporter ses créations est plus compliqué. [LVMH] sait faire en sorte qu’un produit arrive là où il doit être.” Première étape sur le chemin d’une plus grande reconnaissance du travail des artisans de JoBurg : son partenariat avec l’entreprise Verisium, qui intègre une micro-puce à chaque élément de la collection Prosopography, afin que l’acheteur puisse ensuite découvrir via une application les étapes de fabrication de la pièce, les photos des artisans qui y ont participé, et l’histoire de Jean, Ruth, Elizabeth, Tertia, Jean et Helen.
© Portrait Rich Mnisi
Johannesburg, le 19 mai 1955. Jean Sinclair, Ruth Foley, Elizabeth McLaren, Tertia Pybus, Jean Bosazza et Helen Newton-Thompson se retrouvent pour prendre le thé. À l’ordre du jour, un projet de réforme parlementaire qui permettrait au National Party d’augmenter son nombre de sénateurs et, à terme, de modifier la constitution sud-africaine. Résolues à combattre cette prise de pouvoir, les six femmes montent la Women’s Defence of the Constitution League. Un mouvement qui prendra plus tard le nom de Black Sash en référence aux écharpes noires qu’elles arborent lors de manifestations (signifiant ainsi leur deuil des droits constitutionnels retirés aux Noirs et aux métis du pays en vertu de cette modification), et qui deviendra, jusqu’à son abolition en 1994, une puissante force d’opposition à l’apartheid. Soixante-quatre ans plus tard, c’est de l’action de ces femmes blanches que le designer sudafricain noir Thebe Magugu, né moins d’un an avant l’abolition, s’inspire pour créer Prosopography, sa collection Printemps-Été 2020, récompensée au mois de septembre 2019 du prix LVMH. Depuis la création de sa marque en 2016, Thebe, qui a étudié le design et la photographie de mode à la LISOF Fashion Design School de Johannesburg, a toujours insufflé une dimension éducative à son travail, en donnant à chacune de ses collections le nom d’un cours susceptible d’être enseigné à l’université (la prosopographie est l’étude comparative des biographies de membres d’un groupe social et historique afin d’en faire émerger les caractéristiques communes). Geology, pour le Printemps-Été 2017, était empreinte de références à la pêche et à la randonnée, puisant dans le mal-être personnel du jeune créateur, son besoin d’espace et son envie d’échapper à la ville et à son quotidien. Les imprimés de la collection AutomneHiver 2018 Home Economics (nom des enseignements universitaires de “vie domestique” historiquement réservés aux femmes) exploraient la condition féminine et la misogynie en Afrique du Sud aujourd’hui, tandis que les tons vifs des manteaux, des robes et des tailleurs faisaient référence aux couleurs des bouteilles de produits ménagers. Dans African Studies, sa ligne PrintempsÉté 2019, présentée à Londres sous
UR DE URNISSE O ANT F E L EN PASS UIS P S E É D S S , I G L R LES P NESBU ES. À JOHAN ABRIQUE F E S S SOUPL I S T U A N Q P E M R P H Y, E E E S T I Ê L OPOGRA T V ATE TOUT E ’ L N P R O S - ÉTÉ 2 0 2 0 . S O R I À T U C ’ E E U L PS COL JUSQ TAILL P R I N TE M TISSUS LISENT A É R I U NES Q EUX USI D S E L PAR
L’ALARME À L’ŒIL #METOO, PANAMA PAPERS, NSA, IMPEACHMENT…
LES ANNÉES 2010 AURONT VÉCU AU RYTHME DE SCANDALES POLITIQUES ET SOCIÉTAUX RÉVÉLÉS PAR LES LANCEURS D’ALERTE. UN PHÉNOMÈNE AUQUEL L’INDUSTRIE DE LA MODE, CONNUE POUR SES ABUS DE POUVOIR, N’A PAS ÉCHAPPÉ. 66
TEXTE MARTA REPRESA.
© Dan Kitwood—Getty Images
C H R ISTOPHER W Y L IE, 28 ANS, L A N CEUR D’ALERTE C A N ADIEN À L ’ O RIGINE DU S C A NDALE FACEB O O K-CAMBRIDGE A N A LYTICA.
Fin novembre 2018, un dénommé Christopher Wylie était invité à s’exprimer sur la scène de l’événement BoF Voices, conférence mode organisée chaque année par le site Business of Fashion. Ni designer ni mannequin ni influenceur, ce jeune millennial fringuant (lunettes, chevelure fluo, vêtements flashy) ne vous dit peut-être rien, il est pourtant à l’origine de la révélation de l’affaire Facebook-Cambridge Analytica, l’un des plus gros scandales de vols de données personnelles de ces dernières années. Mais pourquoi un lanceur d’alerte spécialisé dans la tech se mettrait-il à parler chiffons ? Simplement parce que la société britannique d’analyses de data Cambridge Analytica – pour laquelle Christopher Wylie travaillait en tant que directeur de recherche – a été sollicitée en 2016 par l’équipe de Donald Trump qui cherchait à convaincre de possibles futurs électeurs de voter pour l’homme d’affaires. Résultat, la firme s’est (notamment) appuyée sur les marques de mode “likées” par les utilisateurs Facebook afin de mieux cerner leur profil psychologique et ainsi construire des algorithmes qui les feraient basculer pour le candidat républicain. Une démonstration détaillée point par point par le lanceur d’alerte, prouvant ainsi à son auditoire le lien jusqu’ici insoupçonné entre nos choix vestimentaires et nos choix politiques. “En l’écoutant parler, je me souviens d’abord m’être demandé quel pouvait être le rapport entre mode et politique. C’est vraiment sa façon de voir les choses et de les partager qui m’a intrigué chez lui”, nous confie Imran Amed, fondateur du site Business of Fashion, qui a invité Christopher Wylie à participer à sa conférence. Aujourd’hui, la présence du jeune homme sur scène est plus qu’une simple anecdote : elle symbolise un mouvement contestataire de plus en plus présent dans la mode, incarné par des lanceurs d’alerte (“whistleblowers” en anglais) à mi-chemin entre style et politique. En témoigne le nouveau job de Christopher Wylie qui, fort de son expertise dans la data mode, a été recruté par H&M en février 2019 en tant que consultant et directeur des recherches. À l’annonce de sa nomination, Ulrika Isaksson, porte-parole du géant suédois de la fast fashion,
confiait à Bloomberg : “Christopher devra principalement aider H&M à mieux comprendre ses clients, ses produits et le marché en général, mais il devra également soutenir le travail éthique et durable de l’intelligence artificielle”. Le lanceur d’alerte, égérie mode d’un nouveau genre ? En 2018, c’est le magazine Dazed & Confused qui avait interviewé Shahmir Sanni, excréateur de mode ayant lancé l’alerte sur les irrégularités budgétaires de Vote Leave, la campagne pro-Brexit. Le magazine britannique avait aussi choisi de mettre en couverture de son numéro Printemps 2019 Chelsea Manning, ex-analyste militaire de l’armée américaine et lanceuse d’alerte qui avait transmis à WikiLeaks des documents sur la guerre d’Afghanistan. Si tous ces whistleblowers politiques passionnés de style ont en commun d’avoir été adoubés par ceux qui font les tendances, le milieu de la mode lui-même a vu naître dans ses rangs des lanceurs d’alerte prêts à tirer la sonnette d’alarme et à dénoncer les travers d’une industrie aux pratiques douteuses trop souvent restées impunies.
CUISINE INTERNE Depuis trois ans, la mode, comme d’autres industries du divertissement, n’est plus étrangère aux nombreux scandales révélés par ses propres acteurs et doit faire face à une remise en question de son fonctionnement. Fin juillet 2019, Virginia Roberts Giuffre se confiait à la journaliste Julie K. Brown du Miami Herald sur les viols que lui a fait subir le milliardaire Jeffrey Epstein, un proche de Leslie Wesner (propriétaire de Victoria’s Secret) qui a plus tard été également accusé, en voulant s’immiscer dans le processus de sélection des mannequins de la marque de lingerie, d’avoir agressé sexuellement le model Alicia Arden en 1997. Une affaire révélée par le Time qui aurait provoqué, entre autres, l’annulation pure et simple du célèbre défilé l’année dernière. Quelques mois plus tôt, début 2018, plusieurs mannequins révélaient aux journalistes Vanessa Friedman, Matthew Schneier et Jacob Bernstein du New York Times, le harcèlement sexuel pratiqué par les photographes Bruce Weber, Mario Testino et Greg Kadel.
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a pendant très longtemps été dominé par une élite suivant le plus stricte des codes d’omertà, né des relations particulières qu’entretiennent les différents acteurs du milieu et nourri par elles.
N OUVELLE GÉNÉRATION Idem au Boston Globe, où les journalistes Jenn Abelson et Sacha Pfeiffer avaient recueilli les témoignages de nombreux modèles concernant les agressions sexuelles supposées du styliste Karl Templer. Bref, les langues se délient enfin avec des témoignages et des enquêtes pris au sérieux. Cela n’a pas toujours été le cas, comme tient à le rappeler Julie Zerbo, avocate et fondatrice du site The Fashion Law : “Pendant très longtemps, les gens du milieu de la mode n’ont pas parlé, par peur des représailles. D’un côté, marques et grands médias incluent souvent des clauses d’arbitrage confidentiel, de non divulgation et de non dénigrement dans leurs contrats. De l’autre, l’envoi de mises en demeure est devenu de plus en plus systématique. L’inégalité entre les individus et les entreprises et les conglomérats est énorme, ce qui peut vite décourager les potentiels lanceurs d’alerte.” La mode est aussi un microcosme unique, très différent des autres industries. Articulé par un système de pouvoir d’une complexité comparable seulement à la Cour de Versailles, il
LE MILIEU DE LA MODE A VU NAÎTRE DANS SES RANGS DES LANCEURS D’ALERTE PRÊTS À DÉNONCER DES PRATIQUES DOUTEUSES TROP SOUVENT RESTÉES IMPUNIES.
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“Contrairement au cinéma ou à la politique, les acteurs de la mode passent leur vie ensemble. Créateurs, RP, journalistes et photographes dînent ensemble, partent en vacances ensemble… Du coup, les limites sont floues”, analyse Dana Thomas, reporter américaine basée à Paris, connue pour son travail au sein du Washington Post et auteure de Fashionopolis, qui sera publié en version française aux éditions De Boeck Supérieur en mai prochain. Elle ajoute : “Stylistes et rédacteurs dans les magazines de mode ont aussi des rôles de consultants pour certaines marques. Et puis, il y a le poids et la pression des annonceurs. Tout cela favorise la multiplication des conflits d’intérêts. Jusquelà, si des gens en position de pouvoir étaient au courant d’abus, ils ne réagissaient pas. Pire, ils en devenaient complices”. L’exemple le plus frappant reste sans doute celui de Terry Richardson. En 1995, Ingrid Sischy publiait dans The New Yorker un portrait au vitriol du photographe. À l’époque, personne n’ignorait sa réputation de harceleur. Et pourtant, il a fallu attendre encore 22 ans pour que Condé Nast cesse de travailler avec lui. Aujourd’hui, en plein contexte de la normalisation de la libération de la parole, la donne est en train de changer : “Les gens parlent de plus en plus, même lorsqu’ils ont conscience des conséquences”, estime Julie Zerbo. Cette éloquence inédite est souvent délivrée avec la voix d’une génération entrée sur un marché du travail déboussolé après la crise financière de 2008. Exclus des privilèges et de la sécurité financière de leurs aînés, sensibilisés aux questions de société (racisme, sexisme, harcèlement) les millennials ont finalement craqué et voulu dévoiler les injustices de la profession. “Pour ces nouveaux venus, il ne s’agit plus de mode avec un M majuscule. Simplement d’une industrie dont les comportements inacceptables doivent être dénoncés”, résume Dana Thomas. Pour ce faire, ces nouveaux lanceurs d’alerte ont donc parlé à la presse, mais ont surtout établi leur propre système de watchdogging (surveillance accrue) en se servant des réseaux sociaux. Le
pionnier ? Diet Prada, fondé par Tony Liu et Lindsey Schuyler – qui débutaient leur compte Instagram en décembre 2014 avec deux images de manteaux similaires signés Raf Simons et Prada – et qui, en moins de quatre ans, est devenu le pire des cauchemars de l’establishment, non seulement avec ses accusations de copies, mais aussi en relayant des histoires d’abus, de harcèlement ou d’appropriation culturelle.
LA FIN DU SILENCE ? D’autres ont aussi pris le chemin des lanceurs d’alerte de la mode. Le compte anonyme Instagram Shit Model Management, dédié à l’origine aux mèmes sur la vie des mannequins, a fini par faire part des histoires les plus sordides de l’industrie. Pareil pour la mannequin Cameron Russell : en l’espace de quelques mois, elle est devenue, aussi bien sur internet qu’IRL, une référence en matière d’alertes et d’activisme. Alors qu’elle s’est fait une spécialité d’afficher sur son profil les témoignages glaçants de victimes anonymes de la mode, elle avait déjà évoqué en 2013 les problèmes liés à l’industrie du vêtement en participant à l’une des fameuses conférences Ted Talk. La vidéo de son discours intitulé “L’apparence ne fait pas tout. Faites-moi confiance, je suis mannequin” dépasse désormais les 15 millions de vues sur Youtube. De son côté, le directeur de casting James Scully a dénoncé sur Instagram les demandes de certaines marques qui exigent qu’on ne leur présente pas de mannequins noirs, mais aussi les pratiques intolérables de ses confrères Maida Boina et Rami Fernandes. Dans un post Instagram publié fin février 2017, il raconte comment ces deux derniers auraient “fait attendre 150 filles dans les escaliers en leur disant qu’il fallait qu’elles y restent trois heures et qu’elles ne pouvaient pas partir”. Dans son post, Scully ajoute, après avoir qualifié les accusés
de “serial abusers” : “Comme à leur habitude (Maida et Rami) sont partis déjeuner et ont éteint les lumières dans les escaliers (…) ; les filles ne pouvaient s’éclairer qu’avec leur portable. Ce n’était pas seulement sadique et cruel, mais dangereux. Plusieurs des filles avec qui j’en ai parlé ont été traumatisées”. Évidemment, cette nouvelle méthode d’alerte n’est pas approuvée par tout le monde et peut même comporter des risques. “Les réseaux sociaux sont bien plus immédiats que la presse traditionnelle, et touchent davantage de monde. C’est une épée à double tranchant, décrypte Julie Zerbo. Certes, Instagram, Twitter et les autres plateformes incitent les gens à parler, mais la parole, qui est souvent mise entre les mains de gens sans expérience et qui, de surcroît, passe par le filtre du profil personnel, exige un narratif plus émotionnel que factuel. Il y manque l’armée de fact-checkers, de rédacteurs, d’éditeurs et de conseil légal d’un journal”. Un cocktail parfois dangereux qui peut engendrer erreurs, fausses accusations, intimidations de la part d’un tiers et, à terme, la décrédibilisation du mouvement. Voilà pourquoi aujourd’hui les comptes offrant une plateforme aux lanceurs d’alertes de toutes sortes se mettent eux-mêmes en garde et tentent de justifier leurs pratiques.
MACHINE ARRIÈRE “Nos sources sont nos abonnés. Nous essayons toujours de vérifier leurs infos, et si quelque chose a l’air louche, nous ne publions pas”, explique le collectif anonyme derrière Estée Laundry, l’équivalent beauté de Diet Prada qui, en janvier dernier, reconsidérait ses méthodes après avoir publié des infos personnelles sur Brandon Truaxe, fondateur de la marque de cosmétiques Deciem, décédé depuis peu. “C’était une grosse erreur de notre part, admet le collectif. À ce jour, nous n’avons plus jamais partagé d’infos personnelles sur notre compte.” Diet Prada s’est déjà retrouvé dans des situations similaires, publiant parfois des disputes personnelles avec des créateurs comme Stefano Gabbana. Le duo (qui n’a pas répondu à nos demandes d’interview) a aussi été controversé à cause de ses liens professionnels avec des marques comme Prada ou Gucci qui annoncent sur son compte en période de Fashion Week. “Il est ici question de savoir si on veut reproduire ou pas
les erreurs de l’establishment qu’on s’est efforcé de dénoncer… Et puis les méchancetés à un niveau personnel, ce n’est vraiment pas cool”, concède Dana Thomas. Au-delà des quelques erreurs et défaillances d’un antisystème justicier encore balbutiant, la loi du silence et les menaces semblent avoir encore le pouvoir de fermer la bouche des lanceurs d’alerte. Six jours après avoir publié une blacklist avec plus de 300 noms de professionnels problématiques de l’industrie, le mannequin anonyme derrière le compte @shitmodelMgmt se sentait obligé de l’effacer : “J’ai eu droit non seulement à un chantage d’action en justice, mais aussi carrément à des menaces physiques contre ma personne et ma famille. J’ai eu peur”. Un témoignage alarmant, mais malheureusement peu étonnant, dans une industrie qui continue de voir dans les lanceurs d’alerte un frein au business. “Rien n’a changé, reconnaît Dana Thomas avec franchise. Et rien ne changera tant que ces générations ne quitteront pas les positions de pouvoir”. Le journaliste et ex-mannequin Edward Siddons l’expliquait à la perfection dans un op-ed publié sur Dazed en janvier 2018 : “Se focaliser sur quelques individus, c’est passer à côté du problème. La raison pour laquelle il y a autant d’abus est que la mode a créé un sous-prolétariat qui fait marcher le système, mais qui est réduit au silence et à un état de précarité constante. […] Pour que les choses changent, il faut que les faiseurs de rois disparaissent et que le pouvoir soit redistribué. Le processus ne va pas être agréable.” Tenir l’industrie pour responsable et créer un réseau pour donner une voix à ceux qui ne l’ont jamais eue n’est peut-être qu’un début, mais cela conduira à une organisation. C’est une révolte ? Non, Sire, c’est une révolution.
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K I MY G R A TEXTE DANIEL HILTGEN.
ET SI LA MODE ÉTAIT FAIRE SON COMING-
OUT ÉCOSEXUEL ? RETOUR SUR LES NOUVELLES PRÉOCCUPATIONS ET INITIATIVES ÉCOLOGIQUES D’UNE INDUSTRIE QUI FANTASME UN RAPPORT TORRIDE, PASSIONNÉ ET PLUS RESPECTUEUX AVEC LA NATURE. 70
© Ecosexual Bathhouse Pinup Poster_Photo by Matt Sav for Pony Express
SUR LE POINT DE
S S A S S
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1. BAIN DE JOUISSANCE En Australie, alors que le pays a passé le début d’année dans les flammes, nous alertant encore un peu plus sur les conséquences du changement climatique, Pony Express, collectif d’artistes composé de Loren Kronemyer et Ian Sinclair, s’évertue à faire la promo de l’écosexualité dans notre société. Son projet artistique Ecosexual Bathhouse, qui mêle mode, art et installations, et propose d’expérimenter les premiers émois écosexuels, est né d’une réflexion du duo qui s’est demandé à quoi pourrait ressembler un espace dédié aux plaisirs écosexuels. “Pour l’Ecosexual Bathhouse, nous avons combiné des éléments du fétichisme et de l’histoire queer avec des pratiques sexuelles liées à la biodiversité, racontent Loren et Ian. Pour cela, nous avons interviewé un certain nombre d’écosexuels revendiquant leur orientation et leurs fantasmes, puis nous avons transposé leurs réponses sous forme d’installations dans un sauna gay. Les fantasmes racontés par les intéressés ont alors pris la forme d’un
“LES PRÉFÉRENCES SEXUELLES DE L’HUMAIN ONT TOUJOURS ÉVOLUÉ EN FONCTION DES ENTITÉS AUTOUR DE LUI. NOTRE SEXUALITÉ EST INEXTRICABLEMENT LIÉE AUX FACTEURS ENVIRONNEMENTAUX.”
© Christopher Kane / Matt Sav for Pony Express Ecosexual Bathhouse
La mode, la nature et le sexe, c’est comme un banal plan à trois : au début, l’un se sent délaissé et mis de côté, l’autre a l’impression de monopoliser la situation et le troisième se retrouve coincé entre les deux. Mais passé le moment de “génance” et d’adaptation, le tout peut se transformer en un trio aussi harmonieux que les Destiny’s Child. La preuve avec la collection Printemps-Été 2020 de Christopher Kane. Lors de la dernière Fashion Week femme de Londres, le designer britannique a présenté une ligne baptisée Ecosex et avait même précisé son intention en définissant les écosexuels comme des personnes qui “adorent la planète, aiment faire l’amour avec elle, sont des naturistes, n’ont pas besoin de vêtements, veulent juste des fleurs, de la beauté, de la nature, du vent et de la spiritualité”. Le terme “ecosex” fait évidemment référence à une tendance et à un mode de vie qui pénètre de plus en plus notre société et particulièrement le milieu de la mode ces dernières saisons. Sans tomber dans les extrêmes d’une pratique qui voudrait que les gens s’accouplent avec des arbres, la collection de Kane nous invite certainement à faire une pause et à nous interroger sur tout ce qu’on pourrait vraiment entreprendre quand il s’agit d’aimer (littéralement) la Terre. Dans The Ecosex Manifesto, les auteures Annie Sprinkle et Beth Stephens décrivent toutes les variations de ce que peut être l’écosexualité : une identité sexuelle, une forme d’activisme, une sensualité ou un art. Mais par-dessus tout, l’écosexualité est d’abord une façon de traiter la Terre avec amour et respect. Un statement qui prend d’autant plus de sens à une période où l’impact écologique de la mode est vivement critiqué et où les marques s’efforcent de changer la donne comme elles le peuvent. Pour rappel, l’industrie du vêtement est responsable de 10 % des émissions de gaz à effet de serre de la planète, soit plus que l’empreinte carbone des vols internationaux et des transports maritimes réunis, quand produire un jean nécessite par exemple l’utilisation d’environ 7 500 litres d’eau. Des faits alarmants, qui suscitent chez beaucoup d’acteurs I’envie d’un profond changement. Heureusement, les initiatives pour nous transformer en écosexuels épanouis se multiplient déjà. La preuve par sept.
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compost glory hole, d’une chambre à pollinisation, ou encore d’une table de massages tectoniques”. Un travail qu’ils présentent depuis à travers le monde pour démontrer que l’essence même de l’écosexualité précède largement le mouvement climatique contemporain. “Les préférences sexuelles de l’humain ont toujours évolué en fonction des entités autour de lui. Notre sexualité est inextricablement liée aux facteurs environnementaux qui déterminent ce qu’on désire.” Prenez-en de la graine.
© Matt Sav for Pony Express Ecosexual Bathhouse
2. SE FAIRE UN TREE-SOME En mars 2018, Chanel avait suscité beaucoup de réactions de la part d’associations écologistes après avoir réalisé, pour le défilé de sa collection Prêtà-Porter Automne-Hiver 2018-2019, un décor automnal composé de véritables arbres coupés pour l’occasion. Afin de calmer le jeu et de rétablir la vérité, la maison française avait précisé dans un communiqué qu’il s’agissait “de chênes et de peupliers en provenance d’une forêt française du Perche, acquis dans le cadre d’un plan de coupe autorisé (...)”. Et d’ajouter : “Lors de l’acquisition des arbres, Chanel s’est engagé à replanter une parcelle de 100 nouveaux chênes au sein de la forêt”. Une mise au point et une initiative qui ont donné des idées à certains. Pour son dernier show Printemps-Été 2020, Dior, qui avait reconstitué avec l’atelier Cocolo un arboretum de 160 arbres de 60 espèces différentes à l’hippodrome de Longchamp, avait tout de suite spécifié s’être engagé à replanter les arbres dans le cadre de projets durables, les troncs du décor arborant une étiquette #Plantingforthefuture. Une façon pour la créatrice Maria Grazia Chiuri d’alerter sur l’époque anthropocène dans laquelle nous nous trouvons actuellement : une ère géologique où les activités humaines modifient en profondeur les cycles chimiques et biologiques de la planète, entraînant une augmentation de l’effet de serre, l’acidification des océans, la disparition des animaux et des végétaux…
désir sexuel, nous confie le designer. Être écosexuel, pour moi, ça peut être aussi simple que de s’allonger dans l’herbe ou regarder la mer. Que ce soit de manière physique ou métaphorique, je crois que c’est un concept auquel on peut tous s’identifier.” Histoire de nous convertir à ce nouveau désir, mais aussi de nous rappeler que les merveilles de la nature ne nous sont pas acquises, le créateur a proposé des robes et des teeshirts à message on ne peut plus explicites qui sonnent comme des injonctions au plaisir naturel comme “ecosex”, “sleep with the stars” (couchez avec les étoiles) ou encore “make love with the wind” (faites l’amour avec le vent). “D’une certaine façon, l’écosexualité est un moyen moins effrayant et moins anxiogène de parler d’écologie. Si avec cette collection j’arrive à faire que les gens pensent aux enjeux de l’environnement, c’est une bonne chose”.
4. LE PREMIER GANG BANK DE L’HISTOIRE Inédit dans l’histoire de la mode et du capital : en souscrivant en novembre 2019 un prêt de 49 millions d’euros au groupe Crédit Agricole, dont les intérêts varient en fonction du respect des objectifs sociaux et environnementaux prédéfinis, Prada est devenue la première marque de luxe à lier ses intérêts financiers à la question écologique. Pour profiter d’un taux d’intérêt stable, voire moins élevé, et de délais de remboursement plus favorables sur cinq ans, la marque italienne devra atteindre trois objectifs : obtenir pour ses boutiques physiques une certification or ou platine, selon le système d’évaluation du bâtiment écologique Leadership en matière de conception énergétique et environnementale (LEED) – qui respecte des charges précises en ce qui concerne le design et la construction des bâtiments ainsi que le management des ressources et des déchets –, prodiguer des heures de formation aux employés et éliminer progressivement le nylon vierge d’ici 2021. Allez hop, au bouleau !
3. AUTANT EN ORGASME LE VENT
5. INITIATION AU SM
Il y a quelques années, Christopher Kane a découvert par ses lectures le mouvement écosexuel. Un thème qu’il a choisi de développer dans sa collection baptisée Ecosex. “J’ai rapidement été intrigué par cet amour profond pour la nature, aussi inné que n’importe quel
Si vous n’avez toujours pas été initié au SM (sustainability movement), direction l’Institut français de la mode. En novembre dernier, l’école parisienne a inauguré en collaboration avec le groupe de luxe Kering sa “Chaire Sustainability” ayant pour objectif de
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© Christopher Kane / Dior / Matt Sav for Pony Express
“ÊTRE ÉCOSEXUEL, ÇA PEUT ÊTRE S’ALLONGER DANS L’HERBE OU REGARDER LA MER. DE MANIÈRE PHYSIQUE OU MÉTAPHORIQUE. C’EST UN CONCEPT AUQUEL ON PEUT TOUS S’IDENTIFIER.”
créer un pôle de recherche et d’enseignement de haut niveau dans le secteur de la mode, en intégrant l’ensemble des aspects du développement durable et de la responsabilité sociétale des entreprises. Dans un communiqué, l’IFM précisait : “Les travaux de recherche de la Chaire incluront l’encadrement de doctorants sur des thèses universitaires, la contribution à des publications scientifiques et la participation à des colloques en relation avec le programme et les problématiques de la Chaire. Des modules de formation dédiés à
la mode responsable (prêt-à-porter, chaussures, maroquinerie, accessoires et joaillerie) seront développés pour les cursus allant du CAP au Bac+5 en création, management, et savoir-faire ainsi que pour la formation continue aux entreprises. Une pédagogie active permettra d’aborder le développement durable à travers les aspects environnementaux, sociaux et sociétaux relatifs aux modèles économiques, aux processus d’approvisionnement et de fabrication, aux innovations, aux matières, aux consommateurs…”
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© Matt Sav for Pony Express Ecosexual Bathhouse, © Christopher Kane.
6. CARBONE À TIRER En septembre 2019, Gabriela Hearst a innové en prenant l’initiative du premier défilé neutre en carbone. Avec deux partenaires, EcoAct et Bureau Betak, elle a analysé ses émissions de carbone liées à l’événement : consommation d’énergie, transport, cuisine, production de déchets… Elle les a ensuite compensées par un don au projet Hifadhi-Livelihoods au Kenya, qui fournit des cuisinières nécessitant moins de bois et n’émettant pas de gaz nocifs. Forte de ce succès, la maison newyorkaise a fait des adeptes, dont Burberry et Gucci, qui à leur tour ont
produit des défilés avec zéro émission de carbone. Via son PDG Marco Bizzarri, la marque Gucci avait expliqué comment elle comptait y parvenir : en utilisant par exemple du bois recyclé et du papier certifié par le Forest Stewardship Council pour la réalisation du décor et les invitations au défilé. Le tout en compensant les émissions de voyage des 1 000 invités et 900 travailleurs, y compris les mannequins, le personnel de production et les employés de Gucci, par l’investissement dans des projets respectueux de l’environnement. Dans la même veine, Diesel a annoncé début janvier le lancement d’une nouvelle stratégie baptisée “For Responsible Living”, établie en collaboration avec la société de conseil en communication et développement durable Eco-Age. En s’appuyant sur sa philosophie et sa vision positive et alternative, Diesel s’est formellement engagé à mettre en œuvre une stratégie commerciale responsable et respectueuse de l’homme et de l’environnement.
7. SUÈDE À GROSSES GOUTTES Fini les défilés ! L’été dernier, Stockholm a été la première ville au monde à supprimer tout bonnement et simplement sa fashion week dans un souci de cohérence écologique, mais aussi pour dénoncer la pollution massive générée par l’industrie du textile. Afin de proposer une alternative, le Swedish Fashion Council compte lancer cette année une nouvelle plateforme web à but non lucratif baptisée Fashion X. Cette dernière sera créée en open source pour permettre de partager les ressources entre participants et améliorer la transformation et la transition écologique de l’industrie. Jennie Rosén, la présidente du conseil, a d’ailleurs précisé : “S’éloigner du modèle traditionnel a été une décision difficile, mais très réfléchie. Il est nécessaire de laisser le passé là où il est et de stimuler le développement d’une plateforme qui serait appropriée pour la mode d’aujourd’hui. L’industrie suédoise du textile est en pleine expansion, il est donc crucial d’encourager le développement de marques qui façonneront respectueusement le monde de demain. De cette façon, nous pourrons nous adapter aux nouvelles demandes, atteindre des objectifs écologiques et instaurer de nouveaux modèles de développement durable au sein de cette industrie.”
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© Alexi Lubomirski
UN ANIMAL POUR UN BIEN
PROPOS RECUEILLIS PAR OLIVIA SORREL-DEJERINE.
PRÉCURSEUR DE LA MODE VÉGANE ET ÉTHIQUE, JOSHUA KATCHER PUBLIE UN LIVRE POIGNANT SUR L’EXPLOITATION ANIMALE DANS L’INDUSTRIE DU VÊTEMENT ET SON IMPACT ÉCOLOGIQUE DÉSASTREUX. RENCONTRE AVEC UN VÉRITABLE ACTEUR DU CHANGEMENT DANS LE MILIEU DE LA CRÉATION.
Végan depuis vingt-deux ans, Joshua Katcher n’en est pas à son coup d’essai en matière d’activisme pour la cause animale. Après avoir créé le premier site web sur le style de vie éthique pour hommes, The Discerning Brute, en 2008, il lançait en 2010 la première marque de mode masculine, végane et éthique, Brave GentleMan, et a récemment cofondé une fromagerie végétalienne. Ex-professeur à la Parsons School à Paris, conférencier un peu partout dans le monde, et lobbyiste aux USA, Joshua Katcher milite sur tous les fronts. En publiant Fashion Animals, il tente une nouvelle fois d’alerter sur les méfaits d’une industrie bien plus cruelle qu’il n’y paraît. Fruit d’un véritable travail de recherches et de collecte d’archives, cette étude minutieusement documentée et illustrée explique le règne des matières animales dans le monde de la mode, notre incroyable déconnexion des chaînes d’approvisionnement, et met ainsi en lumière l’abîme qui sépare le fantasme véhiculé par la mode de sa réalité de production. Une façon de nous inviter à désobéir aux règles classiques et aux standards imposés de confection et de production, en dépit de notre intérêt grandissant pour une mode durable et éthique.
MIXTE. Vous êtes végan depuis 22 ans. Quel a été le déclencheur ? JOSHUA KATCHER. J’ai commencé à m’intéresser à la provenance de ma nourriture dans les années 90, lorsque le club auquel j’appartenais au lycée a acheté un hectare de forêt tropicale pour la protéger. On a plus tard appris qu’elle avait été brûlée, probablement il-
légalement, et vidée pour des pâturages. Je me souviens avoir été absolument déconcerté en comprenant que de précieuses forêts étaient détruites pour faire des burgers de mauvaise qualité. Chez moi, l’idée d’un monde plus empathique et plus juste fait tout simplement sens, et c’est quelque chose pour quoi on devrait se battre et travailler quelles que soient nos compétences. Les animaux veulent vivre, comme vous et moi. On continue de sous-estimer leurs facultés à avoir une vie sociale et intérieure comme leur capacité à souffrir. Je vois la mode durable comme une façon de créer et d’exprimer une identité visuelle qui corrèle la beauté d’un vêtement ou d’un accessoire avec la beauté de sa fabrication.
M. Comment vous êtes-vous lancé dans la mode éthique ?
J. K. J’ai commencé à écrire sur la mode en 2008 avec mon blog The Discerning Brute, précurseur en matière de style de vie végane pour hommes. Puis j’ai réalisé ma première collection de souliers en 2010 pour combler un vide dans le marché. Je cherchais des chaussures d’homme à la fois belles, élégantes et classiques et je n’en trouvais pas qui soient en plus véganes, alors j’ai décidé de les faire. Ce qui m’a motivé à rester dans la mode et à développer ma marque, c’est ce que l’industrie fait aux animaux. L’ampleur et l’histoire sont inimaginables : on parle de milliards d’individus confinés, emprisonnés, transformés et tués chaque année, d’extinction d’espèces, de campagnes d’extermination et de scandales sociopolitiques. Et cette réalité est intentionnellement cachée
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“ON PLACE LES MATIÈRES ANIMALES SUR UN PIÉDESTAL, COMME UN GAGE DE QUALITÉ ET DE LUXE, ALORS QU’IL EXISTE DE PLUS EN PLUS D’ALTERNATIVES CRUELTY FREE, BIEN SUPÉRIEURES.”
derrière du marketing et des relations presse soignés focalisés sur l’esthétique. Lorsque j’étais professeur adjoint à la Parsons School, j’ai passé environ cinq ans à faire des recherches et à écrire mon premier livre, Fashion Animals, qui traite de la façon et des raisons pour lesquelles les animaux ont été exploités dans la mode, mais aussi des systèmes et idéologies qui font que les gens continuent à participer et à financer cette cruauté et cette violence invisibles.
M. Votre implication a commencé il y a déjà plus de dix ans. Pourquoi les gens prennent-ils encore si peu conscience du problème, selon vous ? J. K. Je ne pense pas que les gens soient indifférents aux animaux (la plupart considèrent les “aimer”). C’est surtout qu’ils n’ont aucune idée de la manière dont un vêtement – comme un manteau en fourrure ou un pull en laine – est fait et de ce qu’il requiert. Je pense que lorsque les gens, qui de manière générale sont tournés vers la compassion, découvrent les actes cruels qui sont perpétrés à une échelle aussi importante, cela provoque un changement d’attitude. Aujourd’hui, la véritable cruauté est intentionnellement cachée alors qu’elle est au centre de la transformation des êtres vivants en matières premières pour la mode. Ce point n’est jamais utilisé comme argument de vente. L’angoisse, la douleur, la peur et la lutte des animaux qui se débattent pour ne pas être maîtrisés et tués, c’est une histoire qui est mise de côté par le marketing. Des pratiques abjectes – comme l’électrocution anale des renards ou le gonflement des ser-
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pents jusqu’à la mort avec un compresseur d’air ou un tuyau d’arrosage pour le business de leur peau – sont considérées comme normales dans cette industrie, même si elles ne seront jamais mises en avant dans une publicité.
M. En 2010, vous avez lancé Brave GentleMan. Quels sont les challenges principaux quand on est une marque de mode végan et éthique ? J. K. Il y a un intérêt croissant pour la mode végane. Une récente étude menée par Lyst, analysant les préférences et les comportements d’environ 80 millions de consommateurs sur une période d’un an, a montré que l’attrait pour la mode durable et végane est en plein essor. Le désir pour une marque comme la mienne est donc présent, mais les challenges pour un petit label sont le manque de ressources (humaines et financières) et le fait d’être un outsider potentiellement vu par les gens du milieu comme menaçant pour le statu quo. Le défi est aussi de combattre l’idée selon laquelle les matières véganes sont bas de gamme ou de mauvaise qualité. On a tendance à placer les matières animales sur un piédestal, à en faire un modèle de qualité et de luxe, alors qu’il y a de plus en plus d’innovations et d’alternatives cruelty free qui leur sont bien supérieures, tant au niveau des performances que de la durabilité.
M. Vous qualifiez vos clients de “citoyens investisseurs”. Pourquoi est-ce si important de changer la manière dont les consommateurs se voient ? J. K . Je n’aime vraiment pas le terme “consommateur”, que j’assimile à un
réceptacle passif. Pour moi, acheter de la mode est un acte de citoyen investisseur. Les citoyens sont actifs et participent au façonnement de procédés et de structures. Nous mettons notre argent dans des systèmes que l’on souhaite voir prospérer. Donc si nous achetons des vêtements bas de gamme fabriqués avec des matériaux cruels et toxiques, c’est exactement ce qui continuera à nous être proposé.
M. Pourquoi est-ce si difficile pour les marques de s’éloigner des matières d’origine animale ? J. K. C’est un problème complexe, à l’intersection de la psychologie et de l’Histoire. En plus des croyances enracinées à propos du droit du genre humain sur les corps d’animaux, il y a des perceptions qui découlent des lois somptuaires sur les fourrures et les peaux exotiques, venant de l’époque du Moyen-Âge et de la Renaissance, où seulement les plus puissants et les plus riches les possédaient. Au fil du temps, certaines matières animales sont devenues synonymes de succès et de pouvoir. Et puis, il y a également une longue histoire d’humains utilisant les matières animales pour survivre dans les climats rudes. Les gens avancent souvent cet argument pour justifier leur désir de continuer à porter des matières animales. À terme, la raison pour laquelle il est si compliqué pour autant de marques et de designers de ne plus utiliser de matières d’origine animale pour leurs productions est une incapacité à s’imaginer vivre dans un monde où les bêtes ne sont pas considérées comme des objets.
M. Quelles sont les technologies actuelles et futures pour éviter les matières d’origines animales ? J. K. Ce sont ce que j’appelle les matières “circumfaunal”. En d’autres termes, ce qui permet de contourner l’utilisation d’animaux. C’est ainsi que l’entreprise FUROID™ fait actuellement pousser des fourrures et de la laine dans un laboratoire sans qu’aucun animal ne soit introduit dans le processus. À Paris, Ecopel™ est en train de créer des fourrures du futur à partir de plastique extirpé des océans et KOBA™ utilise de son côté de l’huile de coco et de maïs pour fabriquer des fourrures. Aux USA, Bolt Threads™ synthétise un Microsilk™ à base de protéines de soie sans utiliser ni araignées ni vers. Dans le New Jersey, Modern Meadow perfectionne son cuir bio-imprimé Zoa™ – un cuir cultivé en laboratoire à partir de levure. Un peu partout dans le monde, des entreprises telles que Provenance, Geltor, AMSilk, Spiber et Vitro Labs travaillent toutes sur une technologie de protéine de fibres bio en utilisant des systèmes émergents comme l’agriculture cellulaire et la bio fabrication.
M. Quelle est la solution pour accélérer le changement selon vous ?
J. K. Incitations, opportunités et données. Nous devons encourager l’utilisation de matières éthiques émergentes. Nous avons besoin de subventions, de prix décernés et de programmes pour glorifier les étudiants et les jeunes designers qui veulent utiliser des matières durables et cruelty free. Il faut que les gardiens de la culture mode accueillent cette lame de fond de petites marques en difficulté qui utilisent ces nouvelles technologies et les aident à accéder à de meilleures ressources. Nous avons besoin de systèmes qui puissent aider les marques établies à passer aux matières supérieures et de davantage de données sur les impacts de ces matières.
M. Vous suggérez que la culture de la masculinité favoriserait la cruauté et empêcherait la mode durable de s’imposer. J. K. Absolument. Mon prochain livre traitera d’ailleurs de cette question. À un niveau systémique, de nombreux prin-
cipes de la masculinité mainstream font obstacle à un monde plus compatissant et durable. L’empathie, la gentillesse, s’occuper d’animaux, des écosystèmes, d’autrui, et même de sa propre santé, ce sont des choses qui ont traditionnellement été assimilées aux faux stéréotypes de la sentimentalité féminine et de la faiblesse. La mode est aussi populairement considérée comme une activité féminine, et par conséquent peu sérieuse. Donc dans le contexte d’une culture patriarcale qui récompense la masculinité dominante, la mode durable et éthique est souvent ignorée, du retail shop aux bureaux des législateurs. Notre culture a tendance à excuser, célébrer et récompenser diverses formes de brutalité, à ridiculiser, à couvrir de honte et à punir la gentillesse et la compassion. Chez beaucoup de personnes encore, la nourriture et la mode véganes sont perçues comme un sacrifice de pouvoir et de plaisir.
M. Que pensez-vous de l’implication des marques françaises dans la mode durable ? J. K. La France joue un rôle historique et important dans la perception de ce qui est désirable dans la mode. Voilà pourquoi c’est si excitant de voir des entreprises françaises comme KOBA émerger. Il y a des boutiques de mode végane fantastiques comme Manifest011, et bien sûr, certaines des grandes marques de luxe qui s’engagent à passer outre la fourrure et les peaux exotiques. Le monde a besoin des Français pour aider à donner l’exemple et rendre la mode éthique cool et attrayante. M. Quel est votre objectif avec Fashion Animals ?
J. K. Mon but est de déconstruire certains fantasmes concernant notre amour des animaux au sein d’une société qui systématiquement torture et tue des millions d’entre eux chaque année pour la mode, ainsi que notre déconnexion quasi totale des chaînes d’approvisionnement. Selon moi, certaines images et publicités dans lesquelles des animaux vivants sont utilisés pour promouvoir des créations faites à partir de matières animales (des agneaux pour vendre de la laine, des chiens pour mettre en avant
de la fourrure…) révèlent un désir impossible et un mythe qui remontent très loin concernant la façon dont l’humain se voit et se considère parmi les autres êtres vivants sur Terre.
M. Votre ouvrage se base sur un nombre important d’archives. Pourquoi était-il essentiel de construire votre travail sur ces images et ces représentations d’animaux ? J. K. C’était une manière imparable de prouver l’existence des idéologies que je tente de mettre en lumière. Beaucoup d’images illustrent cette contradiction entre les animaux morts que nous portons et les bêtes que nous disons aimer. De plus, les gens qui ont grand besoin de lire ce livre sont ceux qui travaillent dans les industries créatives comme la mode, or un ouvrage très visuel est beaucoup plus attrayant pour des gens visuellement orientés.
M. Qu’avez-vous découvert au cours de vos recherches ? Avez-vous été surpris ? J. K. Cela m’a permis de me rendre compte du nombre incroyable d’espèces animales qui ont été mises en voie d’extinction à cause des tendances de la mode. Jusque-là, je ne voyais pas totalement le rôle que la méchanceté romancée joue dans le marché du luxe, la psychologie de la magie contagieuse (adopter les caractéristiques des animaux que l’on trouve attirants via nos propres egos en portant leurs cadavres) ou l’expression du pouvoir royal, impérial raconté à travers l’affichage de matières animales exotiques. Je ne comprenais pas non plus à quel point la mise à mort de serpents pour l’exploitation de leur peau est cruelle et choquante. J’ai été également choqué de découvrir des publicités anglaises au tournant du xx e siècle pour les chaussures véganes et les fausses fourrures cataloguées “hygiéniques” ou “humanitaires”, et de constater qu’il existait même une “ligue des vêtements humains” à l’époque. Il se trouve que la volonté d’une garde-robe cruelty free n’est pas si nouvelle ! Fashion Animals , éd. Vegan Publishers www.bravegentleman.com www.thediscerningbrute.com
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DANSE DE CARACTÈRE NOUVELLE ÉTOILE DE LA DANSE CONTEMPORAINE,
LE CHORÉGRAPHE ET DANSEUR BELGE CHRISTIAN YAV A SU DONNER EN SEULEMENT QUELQUES ANNÉES UNE DIMENSION QUASI-POLITIQUE AU LANGAGE CORPOREL. PROPOS RECUEILLIS PAR ANTOINE LECLERC-MOUGNE. PHOTOS JOHNNY KANGASNIEMI. RÉALISATION GABRIELLA NORBERG.
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M A N T E A U E N C O T O N B R O D É E T P A N TALON DE SMOKING E N C O T O N G I V E NCHY, FOULARD PERSONNEL.
Un soir chez lui, à Bruxelles, alors qu’il est âgé de 5 ans, Christian Yav saute un peu partout, fait des bonds dans tous les sens et se met soudainement à faire la roue avec une dextérité bluffante. Si bien que ses parents adoptifs, tout juste témoins du talent brut de leur fils, lui suggèrent de se mettre à la gymnastique. Quelques années plus tard, Christian enchaîne avec la gymnastique rythmique puis acrobatique avant de se convertir définitivement aux entrechats à l’âge de 16 ans. Après quelques années de cours de danse plutôt “commerciale”, en 2010, c’est le déclic. Christian assiste à une représentation du Sacre du Printemps par Maurice Béjart : quand il voit cet homme traverser la scène en diagonale avec de grandes ailes dans le dos, il découvre une autre façon de bouger et de s’exprimer. Et comprend à ce moment précis que la danse contemporaine et lui ne se lâcheront plus : “J’ai toujours eu cette faim pour la danse, nous confiet-il. J’ai toujours su que c’était fait pour moi”. En quelques années, Christian enchaîne les cours, les concours et les études en programme accéléré à l’Université des Arts d’Amsterdam, jusqu’à s’imposer, dans différentes compagnies et en solo, comme la nouvelle figure montante de la danse contemporaine en Belgique et aux Pays-Bas. La force de Yav ? Avoir intégré dans sa danse, dans ses chorégraphies et dans ses mouvements – tantôt syncopés, disloqués, saccadés, tantôt arrondis, fluides, presque parfois élastiques – des propos interrogeant les notions d’identité, d’intersectionnalité et d’inclusivité. Une singularité qui lui a déjà permis de montrer ses créations à l’international dans des lieux aussi prestigieux que le Palais de Tokyo, de remporter plusieurs prix de danse majeurs ou encore de poser et/ou défiler pour diverses marques de mode et magazines (Hercules, Dazed & Confused, Bass Couture, Bottega Veneta). Alors qu’il vient de participer au vidéo clip du single “Noir” de la chanteuse française Yseult, une autre artiste américaine de renommée internationale (dont on ne peut malheureusement pas divulguer le nom pour le moment) a également récemment fait appel à lui.
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MIXTE. À quel moment as-tu su que la danse ferait intimement partie de ta vie ? CHRISTIAN YAV. Si l’on parle d’un point de vue professionnel, je crois que tout s’est déclenché quand j’ai participé au télé-crochet So You Think You Can Dance, en 2011. Depuis tout petit, je regardais la version américaine de l’émission. J’en étais fan. En 2009, une adaptation néerlandophone a été lancée en Belgique et aux Pays-Bas. J’ai dû attendre deux ans pour y participer car il fallait avoir 18 ans. Je suis finalement arrivé dans le top 14. C’est là que j’ai vraiment pris la danse au sérieux, si je puis dire. Pendant le tournage, j’ai rencontré plusieurs danseurs qui étaient déjà à l’université. Certains sont devenus des amis, qui m’ont ensuite présenté aux bonnes personnes et je suis entré directement en deuxième année d’un programme accéléré à l’Université des Arts d’Amsterdam où j’ai pu commencer à créer mes propres performances, seul ou avec d’autres étudiants. On se nourrissait les uns les autres, ce qui était nouveau pour moi. M . Qu’est-ce que te procure la danse que tu ne trouves pas ailleurs ?
C. Y. Quand je danse, je me libère le
“LA DANSE A LE POUVOIR DE BRISER LES BARRIÈRES ET DE DÉCONSTRUIRE LES PRÉJUGÉS. ELLE PERMET D’ENTAMER UNE CONVERSATION PLUS SAINE SUR DES QUESTIONS DE SOCIÉTÉ.”
corps et l’esprit, je me retrouve avec moi-même. Ça me permet de sortir de la réalité, de m’enfermer un peu dans ma bulle quand j’en ai besoin. Avec les années, je pense avoir trouvé mon propre langage corporel. Celui qui me correspond, qui est devenu comme une signature et me permet aujourd’hui de me montrer tel que je suis, aussi authentique et honnête que possible. Quand je suis arrivé à l’université et que je dansais du matin au soir, même si je n’étais ni dans ma ville ni dans mon pays natal, c’était la première fois que je me sentais autant chez moi. J’ai profité d’un environnement favorable où j’ai pu commencer à développer mon propre art et m’épanouir, surtout à partir du moment où je me suis lancé en freelance, en 2016, après avoir travaillé quelques années pour une compagnie de danse.
M . C’est à cette période que tu as créé ton premier show, They/Them (2018), dont tu viens de finir la tournée internationale et pour lequel tu as été récompensé aux Pays-Bas du prix Leo Spreksel Award et du BNG Bank Dance Price. Peux-tu nous en dire un peu plus ? C. Y. They/Them est comme une traduction physique, entre gestes féminins
T E E - S H I R T E N C O T O N A N N D E MEULEMEESTER, P A N T A L O N E N C O T O N B R O D É A M I R I , C OLLIER P A N T H È R E ” E N DIAMANTS CARTIER.
V ESTE E N SATI N D E S O I E B R O D É E ET PA N TALO N E N C OTO N I M P R I M É D R I E S VA N N OTE N , B OT TI N ES E N C U I R G U C C I , C O LLI E R E N M ÉTAL , C EI N TU R E E N C U I R À B O U CLE E N M ÉTAL S A I N T L A U R E N T PA R A N T H O N Y VA C C A R E LLO , B O U CLES D’O R EILLES P E R S O N N ELLES . MAQ UILLAG E : AN NA SADAM O RI. ASSISTANT LU MIÈRE : LAU RENT CH O UARD . OPERATEU R DIGITAL : JOAN NA HUTTN ER LEM O NIE.
et masculins, des émotions provoquées par le racisme, la queerphobie et la masculinité toxique. J’ai créé ce show avec Sedrig Verwoert, un ami danseur rencontré lors de l’émission So You Think You Can Dance. En tant que Noirs et personnes racisées tous les deux, il nous était devenu nécessaire de proposer un travail qui nous ressemble vraiment. À travers nos mouvements et notre chorégraphie, on a voulu faire part de notre condition et de la complexité de notre identité, qui est indéniablement marquée par l’intersectionnalité. They/Them a aussi été une façon d’offrir un autre type de représentation qui donne une vision différente du monde de la danse. En général, c’est un milieu qui reste majoritairement blanc, et les danseurs noirs ont très peu de modèles auxquels s’identifier ou de références qui leur correspondent. Peut-être qu’avec cette performance, Sedrig et moi avons enfin apporté un autre type de récit auquel une partie de la jeune génération peut s’identifier à son tour. J’ai compris avec ce projet, qui a suscité beaucoup de réactions et d’interrogations, que la danse a le pouvoir de briser les barrières et de déconstruire les préjugés ; elle permet d’entamer une conversation plus saine sur des questions de société.
M. Tu viens de parler d’intersectionnalité. Quand t’es-tu familiarisé avec ce terme ? C. Y. J’ai découvert le concept d’intersectionnalité en octobre 2017, après avoir été invité à participer à un colloque sur l’esthétisme noir dans la danse et le ballet, lors du Black Achievement Month (événement néerlandais annuel dédié aux Black Achievers dans le but d’attirer l’attention du public sur la contribution de personnalités noires dans la société néerlandaise, ndlr). À partir de ce moment-là, j’ai voulu en savoir plus. Je me suis donc renseigné et instruit sur le sujet en diversifiant mes lectures et mes sources. Ce qui m’a permis de comprendre d’où viennent beaucoup de problématiques actuelles. Au final, aujourd’hui, l’intersectionnalité est devenue un élément central de mon travail.
M. They/Them est aussi en partie une œuvre contre la queerphobie. Te définis-tu comme une personne queer ? C. Y. Absolument. Je m’identifie comme étant queer, que ce soit dans mon rapport au genre ou à la sexualité : j’aime les gens d’une manière
générale, j’aime les êtres humains. Pouvoir mettre des noms aujourd’hui sur différentes formes de sexualité et de genre, c’est quelque chose de très bien mais, paradoxalement, ça continue de nourrir une société qui s’obstine à vouloir tout définir et tout étiqueter. Qu’on le veuille ou non, on continue de mettre les gens dans des boîtes. C’est pourquoi j’apprécie particulièrement le terme queer qui reste assez large, ouvert et libre d’interprétation et dans lequel beaucoup de personnes peuvent s’intégrer quels que soient leur genre, leur identité ou leur sexualité.
M . Quel regard portes-tu sur l’acceptation de l’identité queer aujourd’hui ?
C. Y. Il y a évidemment encore énormément de travail à fournir. Et peutêtre encore davantage maintenant que la visibilité queer augmente. Parce que ces dernières années, on a vu de plus en plus de personnes queer représentées dans les médias et dans la culture, c’est un fait, mais au final les vraies problématiques et les véritables enjeux n’étaient traités qu’en surface. C’est le même schéma avec les personnes racisées. En revanche, ce qui est plus fort je crois aujourd’hui, c’est que les minorités – même si je n’aime pas ce terme, ont pris possession de leur propre récit. Elles savent pourquoi elles sont là, ce qu’elles ont à faire, à partager, à raconter.
M . Qu’as-tu justement voulu raconter avec N****Swan, ton autre projet réalisé en 2018, qui avait été présenté au musée Boijmans van Beuningen de Rotterdam ? C. Y. Le musée nous a contactés, Sedrig et moi. L’équipe cherchait à l’époque à produire des performances autour d’une grande exposition de peintures de Rubens qu’ils accueillaient. Avec Sedrig, on a finalement décidé de danser et de créer quelque chose autour de La Reconnaissance de Philopoemen car on avait été marqués par le grand cygne blanc qui est représenté sur ce tableau. En le voyant, on a fait le lien avec le chanteur Blood Orange et son album Negro Swan (“cygne noir” en français, ndlr) qui venait de sortir. Cet album est une ode à l’humanité, mais surtout une hymne aux personnes noires, à leur beauté, à leur esthétique. C’est précisément ce qu’on a voulu transmettre à travers cette performance, qui a pris place devant le tableau en question. Mais c’était aussi une façon pour nous
de transformer le musée en un lieu plus inclusif et de montrer le corps noir dans un espace où il n’a pas l’habitude de se mouvoir ni de s’exprimer. La preuve, c’est qu’il y avait à peu près 40 toiles de Rubens exposées, et parmi elles, une seule représentait un homme noir. Et alors que dans les légendes des autres tableaux tout était nommé, aussi bien les humains et les fruits que les animaux, l’homme noir lui, qui prenait pourtant quasiment toute la place, n’était pas mentionné…
M . En 2018, tu as également dansé pour la vidéo de la campagne de prévention de Aidsfonds, association de lutte contre le sida. Dirais-tu que tu es un activiste ? C. Y. Est-ce que je suis activiste parce que dans ma danse je soulève des questions autour de l’identité, de l’acceptation queer, du genre, de l’inclusivité et de la diversité ? Je l’ignore. C’est un terme que je n’utilise pas trop pour me définir. Mais si être activiste c’est simplement s’éduquer, s’instruire, transmettre puis se battre pour ses propres droits et les défendre, alors oui, j’imagine que je le suis.
M . Vers quels thèmes se tourneront tes futurs projets ?
C. Y. Je suis déjà en train de travailler sur ma prochaine œuvre, qui s’appellera Zygote. Je ne sais pas encore si ce sera une performance sur scène ou alors si elle prendra la forme d’une vidéo. Quoi qu’il en soit, je vais pouvoir, en tant qu’enfant adopté, parler de mes racines et de ma connexion avec ma famille biologique. Zygote, c’est la cellule œuf résultant de la réunion de deux gamètes après fécondation. Le début de la vie. J’imagine probablement créer des mouvements pour représenter mon père d’un côté, puis d’autres dans un second temps pour incarner ma mère, le tout sur la musique de l’album Zygoat de Burt Alcantara. La fusion de ces deux ensembles de mouvements, ce sera moi. Je vois véritablement ce prochain projet comme une renaissance, une seconde naissance qui va me permettre de redéfinir mes valeurs, mes normes et mon identité. www.christianyav.com
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ON M’
CHIRURGIE, IMPLANTS, PROTHÈSES, MAQUILLAGE 3D… EN L’ESPACE DE QUELQUES SAISONS, LE VISAGE EST DEVENU LE TERRAIN DE JEU DE TOUTES LES MÉTAMORPHOSES. UNE FAÇON DE DÉSOBÉIR AUX DIKTATS DE BEAUTÉ POUR IMPOSER DE NOUVELLES FORMES D’ESTHÉTIQUE, PARFOIS À LA LIMITE DU FREAK SHOW.
TEXTE JOY PINTO. PHOTOS ALEX JOHN BECK.
’DÉVISAGE ON M’ENVISAGE
Bella Hadid a beau être l’un des top models du moment, elle peut aussi se targuer d’avoir un point commun avec Léonard de Vinci. À l’image du polymate italien de la Renaissance, Bella est une championne du nombre d’or. Pour le croire, il suffit de regarder son visage, qui, selon la science, se rapproche de la perfection. En octobre 2019, le chirurgien esthétique de renom Julian De Silva a démontré, en utilisant la formule du Golden Ratio of Beauty Phi – équation basée sur le nombre d’or venant des Grecs Anciens –, que la mannequin serait scientifiquement et de manière très objective la plus belle femme du monde, avec un taux de perfection avoisinant 94% en ce qui concerne les proportions et la symétrie de son visage. C’est sympa tout ça, mais dans l’équation, le docteur a probablement oublié le facteur chirurgie esthétique. Peu importe, ce qui avant était encore un tabou est aujourd’hui assumé voire revendiqué, surtout à l’heure des selfies, des filtres Instagram et de la retouche (provisoire ou permanente) facile. Pour être la plus belle, il ne faut désormais pas moins qu’être parfaite. “C’est une quête d’idéal dans un monde qui n’en a plus beaucoup. Parce qu’on ne peut pas empêcher l’Australie de brûler ni sauver la planète pour ses enfants, on s’acharne sur ce que l’on peut maîtriser, cette perfection atteignable à grand renfort d’abdos-fessiers
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ou de bistouri. Enfin, il suffit de ‘faire’ pour atteindre la ‘perfection’”, éclaire Marie Robert, philosophe, auteure de Kant tu ne sais plus quoi faire il reste la philo (éd. J’ai Lu, 2018) et du compte Instagram à succès @philosophyissexy. Dans ces conditions, qu’y a-t-il de plus efficace pour mesurer la beauté qu’un calcul autrefois destiné à évaluer celle d’un visage sur un tableau ? Un écran en chasse un autre, et aujourd’hui, cette perfection millimétrée est plus accessible que jamais, au point que la transformation prend des allures de métamorphose à la frontière du transhumanisme.
AVEC OU SANS FILTRE Aidée par un bon chirurgien, Kylie Jenner a subi au fil des années autant de ravalements de façade que le bâtiment de la Samaritaine. Résultat, elle a effacé son banal visage d’adolescente américaine pour le transformer en œuvre d’art 3D reprenant tous les critères de la beauté 2020. Les essentiels : “un petit nez fin, une pommette bombée, un œil lifté, une grosse bouche et surtout, surtout, une symétrie parfaite. C’est ce qui marche le mieux sur les écrans, en plus d’être ultra-facile à retoucher”, explique la maquilleuse Carole Colombani. C’est-à-dire ce que fournit un filtre Instagram ou Snapchat en un claquement de doigts. Pas étonnant que les jeunes succombent. Alors que l’impact des filtres sur le moral s’est révélé tellement problématique qu’il a été surnommé “Dysmorphie Snapchat”, Instagram a sévi et a promis fin 2019 de censurer prochainement tout ce qui serait associé à de la chirurgie esthétique. Trop tard ? En Chine, nombreuses sont les jeunes femmes qui se pointent chez le chirurgien avec un selfie filtré, désireuses de paraître elles-mêmes en mieux. Car si le marché de l’esthétique a doublé entre 2014 et 2018, c’est bien grâce aux jeunes, qui sont de plus en plus nombreux à se ruer chez le “chir”, même si l’Asie et les ÉtatsUnis portent bien plus ce marché que le Vieux Continent. “Les filles qu’on a vu grandir, comme Kylie Jenner, n’ont pas pu nier qu’elles étaient plus ou moins retouchées et ont instauré le fait que se transformer, parfois complètement, était acceptable, normal, voire un peu cool”, relève Alexandra Jubé du bureau de tendance éponyme. Même écho chez Carole Colombani :
“C’est comme si l’œil était corrompu. Il recherche la beauté dans la symétrie, et des volumes qui n’existent même pas dans la nature”. Un concept sur lequel est basée une grande partie du travail d’Alex John Beck. En 2013, le photographe de mode britannique dévoilait sa série Both Sides Of : des portraits de gens dont les deux moitiés du visage ont été doublées symétriquement, offrant ainsi deux portraits, pourtant issus de la même personne, complètement différents l’un de l’autre. Une façon de souligner visuellement la tournure absurde de notre perception de soi et de notre obsession pour les “bonnes” proportions faciales. Une tendance que l’artiste a continué d’analyser cette année avec un nouveau projet photographique interrogeant les standards de beauté, pour lequel il a demandé à ses modèles d’annoter eux-mêmes leur portrait en signalant toutes les retouches et changements qu’ils aimeraient apporter à leur visage. Sans surprise, les clichés ont fini complètement gribouillés et raturés. Si, ici, il ne se s’agit que de quelques traits de crayons, en Corée du Sud, en revanche, ces modifications passent le stade de la simple annotation sur image et sont littéralement appliquées sur le visage par des opérations chirurgicales dans un pays où le bistouri est devenu monnaie courante.
“CETTE GÉNÉRATION SE MOQUE DES RÈGLES. LA CARACTÉRISTIQUE PRINCIPALE, C’EST CETTE LIBERTÉ D’EXPRESSION DONT LES JEUNES NE S’EXCUSENT JAMAIS.” N OUVEAUX RITUELS Comme souvent, dans l’Hexagone, la tendance est modérée par la raison. “Oui, les réseaux sociaux influencent, mais ils poussent plus les gens à prendre soin d’eux avec une alimentation saine, davantage de sport ou de soin de la peau, bref à montrer une image positive d’eux-mêmes, qu’à se ruer dans mon cabinet”, commente Oren Marco, chirurgien esthétique, auteur de l’Instagram à succès @docteurbeauty. Peutêtre également parce que refaire son visage n’est pas une opération aussi simple qu’elle en a l’air. “Les réseaux sociaux ont sans doute démocratisé la consultation chez le chirurgien esthétique, mais n’influencent pas jusqu’au passage à l’acte. Même si parfois les jeunes femmes ne pensent pas aux implications de leurs demandes et à l’avenir de leur visage de prime abord, il suffit de leur expliquer qu’elles vont se détériorer pour qu’elles reconsidèrent le besoin de se faire refaire le regard à 25 ans”, se réjouit-il. D’autant que les alternatives au bistouri sont légion : “On ne fait plus de la lipo, on fait de la cryolipolyse, pas de lifting, mais du botox. Dans nos sociétés de l’instantanéité, on n’a pas envie de méthodes invasives qui demandent un temps de
récupération”, avance Alexandra Jubé. D’ailleurs, ces méthodes “soft” sont parfaitement assumées par toutes : la question n’est plus de savoir si on fait quelque chose, mais quoi. “Autrefois, la magie et la religion accompagnaient chaque étape de nos vies. Aujourd’hui, la plupart des rituels ont disparu, d’où ce besoin d’inventer nos propres routines initiatiques. En étant acteur de sa propre vie, avec son propre arsenal de techniques personnelles, on a l’impression d’avoir une prise sur sa vie. Objectif, combattre la principale angoisse existentielle : celle de mourir”, analyse Marie Robert. Dommage que ce combat implique autant d’injonctions et de violence envers son état naturel.
PRISE DANS LES FARDS Pour celles et ceux qui n’ont pas les moyens de se rendre chez le médecin esthétique ou qui flippent tout simplement de passer sur le billard, il reste le make-up, largement plébiscité et maîtrisé par la génération Z. “C’est la blogueuse Nikkie de Jager, qui, la première, a osé se transformer radicalement devant la caméra. En travaillant sur la moitié de son visage seulement, elle a démontré dans sa vidéo de 2015, The Power of Makeup, à quel point le maquillage permettait de se métamorphoser intégralement”, explique Carole Colombani. Aujourd’hui à la tête d’un empire digital de 12 millions d’abonnés, la Hollandaise réinventait à coups de fards son visage ordinaire en œuvre d’art en tous points parfaite. Une prouesse maintes fois copiée et égalée par de très jeunes femmes qui manient les pinceaux avec une expertise presque professionnelle, grâce aux tutos donc, mais aussi aux matières et aux pigments toujours plus performants. “Tout s’est démocratisé ! Plus besoin de courir les magasins de drag-queen pour trouver les bons fauxcils ou de détourner son fard à paupières taupe pour faire un contouring impeccable. Il suffit d’avoir envie !” s’enthousiasme la maquilleuse. Alors ce désir de perfection qui pouvait sembler absurde prend un nouveau sens. Nul besoin d’être née avec les irrésistibles dents du bonheur de Vanessa Paradis ou le grain de beauté de Cindy Crawford pour faire la différence. “Quand on étudie l’histoire de la splendeur, on apprend qu’à chaque époque, il fallait correspondre à tel ou tel canon. À la naissance, la beauté était figée et pré-
destinée dans l’injustice la plus totale. À ce côté inné complètement insupportable, cette codification génétique, on substitue désormais l’action. Une forme de libération”, rappelle Marie Robert. Au passage, les codes s’emmêlent, le vrai et le faux se confondent. Kylie Jenner n’est plus un vilain petit canard, mais un magnifique cygne leader dans la mare des transformations esthétiques. Quand Kim Kardashian, maintes fois retouchée, se la joue, elle, chantre du naturel en posant sans maquillage. Mieux, les sœurs qui auraient été autrefois (il y a à peine dix ans) rangées sans appel dans la case bimbo sans cervelle se révèlent être de très fines businesswomen, venant confirmer qu’il n’est plus nécessaire de se déguiser en mec et faire mine d’en avoir une bonne paire pour prendre le pouvoir. Malheureusement, cette hyperféminité peut malgré elle devenir un diktat de plus…
PHYSIQUE MILITANT Complètement à contre-courant de cette envie de perfection, une poignée de maquilleurs et des milliers de jeunes de la génération Z utilisent le maquillage comme un moyen d’expression de leurs émotions, souvent à coups de créations extravagantes et démesurées. Eux aussi se transforment, mais cette fois pour faire jaillir aux yeux de tous ce qu’ils ressentent au plus profond de leur être. L’incarnation de cette tendance ? La série Euphoria et ses looks devenus cultes : de l’œil en technicolor encadré de strass à la larme de paillettes ou à la full face nacrée, tous reflets des états d’âme des personnages. L’inspiration de la maquilleuse du show, Doniella Davy ? Les ados eux-mêmes ! “Cette
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BOTH SIDES OF , 2 0 1 3
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L’INSOUTENABLE LÉGÈRETÉ DE L’ÊTRE
génération se moque des règles. La caractéristique principale, c’est cette liberté d’expression dont les jeunes ne s’excusent jamais. Bien sûr, il y a eu des décennies de super make-up avant eux, mais ils ont redéfini quel type de maquillage pouvait être utilisé au quotidien. Pas juste à un concert, sur une scène ou un podium de défilé, mais n’importe où, n’importe quand. Oui à l’ombre à paupières vert néon pour aller chez l’épicier. Oui aux yeux pailletés pour l’école. Leur esprit, c’est de challenger et de dépasser sans cesse ce qui est devenu normal. Et si le maquillage permet cela, c’est parce qu’il est accessible à tous”, confie-t-elle. Ces looks, assez spectaculaires, sont aussi le contre-pied du maquillage embellissant, séduisant, girly. “La revendication d’une féminité qui n’est pas indexée sur les codes du masculin”, résume Alexandra Jubé. Dans la foulée du mouvement MeToo, mais aussi de tous les courants du Body Positivisme et des revendications genderless, les looks s’émancipent. “Les vieux carcans d’autrefois disparaissent. Victoria’s Secret et ses anges standardisés, adulés il y a encore trois ans, sont complètement décriés aujourd’hui. Les physiques différents et les looks les plus personnels sont désormais célébrés sur Instagram”, remarque Noémie Voyer, tendanceuse et directrice artistique à l’agence LIBERTE. Alexandra Jubé confirme : “Depuis que tous ceux qui étaient critiqués pour leur physique ou leur apparence se sont élevés pour dénoncer leur stigmatisation, les gens n’ont plus le choix : ils sont devenus bienveillants. Alors, on ose beaucoup plus”, poursuit Alexandra Jubé. Devant cette audience apaisée, on peut clamer sans complexes qu’on est fier de sa différence, qu’elle s’exprime par de l’acné, un gros nez ou un mono sourcil.
La génération Z ne s’embarrasse pas non plus des codes préétablis. Quand les ados des années 90 devaient choisir entre rock et rap, les moins de 20 ans déclarent désormais écouter jusqu’à cinq styles de musiques différents, selon une étude menée par Sweety High, un groupe de média américain. “Grâce à internet, l’ouverture culturelle de cette génération est immense. De ce fait, chacun joue beaucoup plus avec son identité”, renchérit Alexandra Jubé. À chacun – car la tendance est mixte ! – de se raconter un jour dandy, le lendemain clown triste, le troisième jour licorne… “C’est comme si se la jouer Bowie devenait accessible à tous et sans aucune autre limite que la créativité. Chaque look devient une expérience libératrice et intéressante, mais aussi amusante. L’humour joue un rôle clé dans ces transformations, comme lorsque l’on se déguisait enfant”, s’enthousiasme Marie Robert. Dans un monde inconsistant, qui s’embrase en un instant et où la célébrité apparaît et disparaît aussi vite qu’un drop Supreme, on ne cherche plus à appartenir à quelque chose, à s’ancrer, mais plutôt à papillonner sans relâche en quête de légèreté. Aux fards traditionnels, plus utiles pour se faire un œil de biche ou une bouche sensuelle qu’un total look Emo, ces as de la métamorphose préfèrent les outils des marques digitales natives comme Glossier Play, la petite sœur très pailletée de Glossier, Milk ou It Cosmetics qui chargent sur les pigments, déclinent des strass arcen-ciel et des effets holographiques. “Il suffit de regarder Euphoria pour un résumé des codes du moment, tous inscrits dans un univers très onirique : la tendance licorne à la sauce adulte, les cristaux mystiques, le style néo-sorcière…”, résume Carole Colombani. Même si les jeunes ont de tout temps utilisé les fards pour s’exprimer, cette nouvelle génération pousse le curseur créatif un cran plus loin, d’abord avec le placement des produits : “Leur maquillage, c’est moins un eye-liner, un gloss, un contouring qu’un tableau poétique sans aucune structure connue”, poursuit la maquilleuse. Mais aussi avec des effets de matières jamais vus. Les paillettes, bien sûr, sont largement utilisées, tout comme les strass et des textures empruntées au monde du spectacle, qui deviennent désormais très mainstream,
comme les gels permettant des looks en 3D. Le volume fait des émules, sur le visage mais aussi dans le nail art que l’on croyait mort et qui revient plus fort que jamais avec des ongles parés de perles, de strass et d’anneaux.
DYSTOPIE ET RELIGION Dans cette quête, peut-être infinie, de métamorphose, une poignée de makeup artists se démarquent en délaissant les fards classiques au profit de matières plus organiques comme les radis, les pétales de fleurs ou les herbes. @thundergirl_xtal fascine, notamment avec ses cils en rainures de champignons ou sa langue fraise. Tandis que certaines explorent des univers oniriques, d’autres repoussent les frontières du glauque comme @uglyworldwide, une Américaine aux quelque 500 k d’abonnés Instagram qui n’hésite pas à se grimer en héroïnomane en pleine descente ou en alien version 2020. Des monstres qui ont justement le vent en poupe depuis que l’utilisation du gel pour créer des volumes s’est démocratisée, jusqu’au podium de Balenciaga, grâce au maquilleur pro des effets spéciaux Alexis Kinebanyan. Pour le défilé Printemps-Été 2020 de la maison espagnole, ce dernier a sculpté des pommettes, des fronts et des lèvres hors norme aux mannequins du show. Quant au collectif Fecal Matter (matière fécale), il décline, en plus d’un nom très évocateur, des looks franchement inquiétants à grand renfort de crânes XXL et d’yeux révulsés. “Il y a une forte tendance à des visions futuristes du monde dystopiques, un peu comme dans les années 90 avec Blade Runner ou Bienvenue à Gattaca”, analyse Carole Colombani. Qui dit actualité sordide dit futur terrifiant ? “Oui, et avec ces looks façon transhumanisme, c’est comme si l’on dépassait la notion même de réalité et que, via une métamorphose, on accédait au divin. Dieu est mort, alors on l’a remplacé !” conclut Marie Robert.
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SOKO S O GOOD PROPOS RECUEILLIS PAR ARIEL KENIG. PHOTOS BOJANA TATARSKA. RÉALISATION AUDREY LE PLADEC.
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LA CHANTEUSE ET COMÉDIENNE SOKO REVIENT À LA MUSIQUE AVEC UN TROISIÈME ALBUM ROMANTIQUE ET RÉFLEXIF OÙ ELLE DIT (ENFIN) ACCEPTER SES ÉMOTIONS. UN ARC-EN-CIEL DE SENTIMENTS ET DE VALEURS LGBT À PRENDRE EN ENTIER. CH E M I S E E N P O P E L I N E D E C O T O N E T J U P E E N D E N T E L L E B L A NCHES VALENTINO.
P O L O E N JERSEY DE COTON LO UI S VU I T T O N , P A N T A L ON DE JO GG IN G E N L A I N E E T JERSEY GUCCI.
Installée dans le quartier de Silver Lake à Los Angeles depuis une douzaine d’années, Soko, née à Bordeaux en 1984, en a maintenant chopé l’accent, les préoccupations et les codes. Elle se déplace en voiture hybride et fréquente le farmers market. Elle y passe des castings et multiplie les babies parties LGBT. Exit les rôles d’adolescentes qui lui ont fait traverser le cinéma de Xavier Giannoli et de Virginie Despentes, Soko tourne aujourd’hui entre l’Europe et les États-Unis et ne choisit que des rôles marquants : une patiente hystérique traitée par le professeur Charcot dans Augustine d’Alice Winocour ou la pionnière américaine de la danse moderne Loïe Fuller dans La Danseuse de Stéphanie Di Giusto. Excellant dans ce dosage complexe que l’époque chérit, avec ce qu’il faut de glamour mode et de selfies random, Soko a joué le jeu d’une histoire publique avec Kristen Stewart et s’est récemment livrée au récit détaillé de son accouchement pour le très branché magazine Garage. Égérie warholienne ou post-grunge ? Si treize années se sont (déjà) écoulées depuis son premier succès sur MySpace (I’ll Kill Her), Soko n’a cessé de se construire une place à part dans l’industrie du cinéma et de la musique. Son nouvel album, Feel Feelings, porte l’empreinte de sa voix nouvellement grave et, du fait de son équipe de production new-yorkaise, se teinte d’accents du groupe MGMT. À 34 ans, la mère du petit Indigo déclare jouir du moment présent et des émotions spontanées, endossant avec bonheur les couleurs rainbow d’une parentalité LGBT. Les tournages de ses deux prochains films terminés (Little Fish de Chad Hartigan et Mayday de Karen Cinorre), sa vie de chanteuse reprend le dessus, cinq ans après son dernier opus, My Dreams Dictate My Reality. Et presque dix après “I Thought I Was An Alien”, qui l’avait solidement installée parmi les songwriters rock & folk intimistes à suivre, décrochant au passage une place dans le top 10 du billboard américain.
MIXTE. Avoir un enfant a-t-il changé les plans de ce nouvel album, Feel feelings ?
SOKO. Je suis tombée enceinte vers la fin du mix… Tout était donc déjà écrit et enregistré. Il y a juste une phrase que j’ai changée, à la fin de “Now What?”,
pour faire correspondre le texte à la réalité de ce que je vis. Et, une fois l’album fini, j’ai ajouté les premiers battements de cœur d’Indigo à l’échographie. C’est un album de passage. Il se termine sur une nouvelle page à écrire.
M. Comment envisages-tu ton statut de parent LGBTQI+ ? S. Heureusement, je n’ai jamais souffert du regard des autres et de ce que les gens pensent. J’ai toujours été très à l’aise dans mes pompes par rapport à mon orientation sexuelle. Je n’ai pas vraiment eu à faire de coming out, y compris dans ma famille. Quant à avoir un enfant, j’ai toujours eu envie de le faire avec un pote. Et toujours su que je serais une single mom et que je fonderais une famille non conventionnelle. Il se trouve que je suis avec ma meilleure amie Stella depuis un an. On élève cet enfant ensemble… Tout est fluide. Indigo l’appellera comme il le souhaitera. M. C’était difficile de sortir un album qui témoigne de ta vie d’avant ? S. Pendant que j’étais enceinte, et proche de l’accouchement, je n’arrivais plus à me connecter à la musique. J’étais dans une autre dimension. Or le titre de l’album était très important : “Feel feelings” (ressentir des émotions, ndlr)… La vie est comme un arc-enciel de sentiments, où chaque couleur compte. Quand j’ai eu l’impression de ne plus comprendre cet album et que j’étais un peu perdue, je me suis aperçue que Feel feelings était précisément là pour me rappeler que toutes les émotions sont les bienvenues pour avancer. M. Cette gestion des émotions dont tu parles, on la retrouve dans la chanson “Quiet Storm” qui évoque un abus dont tu déclares avoir été victime. As-tu quelque chose à dire sur le sujet ? S. C’était ma première relation. Une relation très abusive. Il prenait beaucoup de drogues et j’avais l’impression que tout était normal… Tout ce qu’il ne faut pas faire dans une relation de ce genre. J’ai mis longtemps à me débarrasser de ça. Puis, à 25 ans, il m’est arrivé un truc vraiment pas bien sur un tournage. Une histoire qui m’est revenue avec le témoignage d’Adèle Haenel. À l’époque, j’avais dénoncé les faits sur
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J E A N E N D E N I M B L E U I M P R I M É “ T OILE DE JOUY”, COLLIER “D I O R A N I M A L S ” E N P E R L E S D E R É S I N E , CRISTAL NOIR ET DORÉ ANTIQUE DIOR, BAGUES EN L A I T O N E T C R I S T A U X B L A N C S E T B O U C L E S D ’ O R E I L L E S E N ARGENT GUCCI, C H E V A L I È R E S “ M É D U S A ” E N A R G E N T , C H E V A L I È R E “ E C L IPSE” EN A R G E N T E T N A C R E B L A N C H E T A N T D ’ A V E N I R , T E E - S H I R T P ERSONNEL.
Facebook sans donner de nom. Et l’on m’a mise sous silence en me demandant de faire des excuses publiques. Je suis passée pour la pire des personnes… On ne m’a ni protégée ni écoutée ni entendue. Je n’ai pas reçu de bravo pour avoir parlé et ça n’a pas ouvert de dialogue… Ce qui est pour moi le plus important maintenant, ce n’est pas de le dénoncer lui, mais de dénoncer le silence qu’il y a eu autour. Aujourd’hui, j’ai acquis beaucoup de stabilité. Et je veux la protéger.
venait de mixer l’album. J’habitais chez Sean Lennon à New York, qui était à ce moment-là très pris. Je cherchais des gens avec qui enregistrer. Patrick m’a tout de suite répondu : “OK, on commence la semaine prochaine…” Alors que je n’avais quasiment pas de chansons, à peine cinq… Il n’en reste qu’une seule aujourd’hui sur l’album. J’ai écrit tout le reste en studio, ce qui était absolument nouveau pour moi.
M. Comment s’est formé le reste de M. Cette stabilité s’est d’autant plus concrétisée quand tu es devenue mère… S. Absolument. Indigo est arrivé comme un bébé magique, pour me dire quelque chose entre le soleil et la pluie, à savoir accepter, apprécier et apprendre de toutes mes émotions. Sans chercher à ressentir de la honte, ni de la culpabilité. J’essaie vraiment de développer avec lui une relation de confiance. Je l’élève selon la méthode RIE (Resources For Infant Educarers, méthode plus connue sous le nom de “respectful parenting”, ndlr), qui aide à débloquer l’autonomie des enfants et leur indépendance en évitant qu’ils aillent sans cesse chercher la validation auprès de tiers. Au lieu de lui demander : “Pourquoi tu pleures ?”, on essaie de l’accompagner dans ce qu’il ressent. On ne pas dit pas non pour dire non ; on lui explique pourquoi…
M. Tu as le sentiment de réparer quelque chose ? S. Je reconnecte évidemment avec beaucoup de choses de mon enfance. Et je n’arrive toujours pas à croire que ma mère ait porté quatre enfants et qu’elle en ait élevé six ! Forcément, elle n’a pas pu s’occuper de tout le monde de la même manière. Elle disait souvent : “C’est non parce que j’ai dit non !” Mais je la comprends mieux aujourd’hui. J’ai plus de gratitude. Avoir un enfant m’a rapproché de ma famille. M. Comment est arrivée ta collaboration avec le producteur Patrick Wimberly, ex du groupe Chairlift qui a depuis travaillé avec Solange, Dev Hynes ou MGMT ? S. Je l’ai rencontré via Andrew VanWyngarden de MGMT, dont Patrick
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l’équipe ? S. J’ai pas mal collaboré avec James Richardson, le guitariste de MGMT. J’ai écrit plusieurs chansons avec lui, comme “Replaceable Heads” ou la prod’ de “Blasphemie”. Simon O’Connor, qui est aujourd’hui aussi MGMT, a fait plein de basses sur l’album, et Patrick plein de claviers. Sean participait pour des guitares… Des potes de passage à New York venaient jouer sur deux ou trois morceaux. Ce fut la meilleure expérience studio de ma vie. Ça a pris beaucoup de temps parce qu’on était heureux de faire de la musique ensemble, avec Patrick. C’était la première fois que j’étais complètement à l’aise avec mon langage musical. Aujourd’hui, je n’ai plus le syndrome de l’imposteur. Avant, j’avais l’impression de devoir me prouver plein de choses. Là, je me disais : “OK, c’est bon, je l’ai déjà fait”, en m’appuyant sur les compétences de chacun pour exécuter ce que j’avais de plus sophistiqué en tête. J’écris parfois des arrangements très compliqués ! C’était très gratifiant de voir quelqu’un les jouer.
M. L’album frappe notamment par la place qu’y occupe ta voix, qui embrasse différentes attitudes, différents registres, et laisse une véritable impression de liberté. Comment s’est déroulé ce travail ? Est-il né d’une volonté particulière dans ton envie d’apparaître, de te montrer ? S. Bizarrement, j’ai voulu aller chercher ma voix la plus grave et la plus androgyne. J’ai changé mille fois la tonalité de mes chansons pour aller au plus grave possible. J’ai voulu moins chanter comme une fille.
M. Qu’as-tu changé dans ta manière de faire de la musique ? S. Mes précédents albums cherchaient à résoudre des conflits passés. Feel Feelings est sur le moment présent. Il cherche à casser des habitudes, comme sur “Remplaceable Heads”, qui parle de mon addiction aux mêmes schémas de relations, au fantasme, de cette manie que j’avais à tomber sur les mêmes profils, avec l’impression de toujours sortir avec la même personne. Cet album accepte davantage mes origines, d’où je viens. Cela se voit non seulement dans les thèmes que j’aborde, mais aussi dans la gestion de mon accent, par exemple, auquel je fais moins attention. J’avais envie de me sentir comme Gainsbourg. J’avais envie de sons à la Air. D’un retour aux sources. D’un album plus cohérent dans son entièreté, plus concentré. M. Tu as d’ailleurs écrit ta première chanson en français, dans laquelle tu parles de ton ex, Sasha… S. En effet. On habitait à Paris quand on était ensemble. On s’est séparées et je suis restée un moment toute seule dans l’appartement. Cette chanson parle de ce moment où tu regardes le plafond et que l’autre n’est pas là… La scène étant à Paris, le français m’est venu spontanément. M. Tu t’es fait connaître sur MySpace en 2007 et nous sommes en 2020. Quel regard portes-tu sur le temps qui passe, et notamment sur cette dernière décennie qui a profondément changé l’industrie musicale ? S. C’est fou… J’écoute tellement de musiques sur Spotify… Hier, on regardait un film avec Stella, et la B.O. était tellement bien que je n’arrêtais pas de shazamer. Avant, on était obligé de rester jusqu’à la toute fin du générique pour repérer un titre. Nos moyens de consommation sont devenus tellement immédiats… C’est de l’hyper luxe. Tout est à portée de main. M. Tu es née en France, tu vis aux ÉtatsUnis, ton père était russo-polonais et ta mère d’origine italienne. Le retour aux sources dont tu parles est forcément composite…
S. Récemment, j’ai fait l’un de ces fameux tests ADN. Je n’ai que 9 % de français et 50 % d’origines ashkénazes… Tout ça ne veut pas dire grandchose, même si ce mélange me parle : nous sommes tous issus d’un grand melting-pot. C’est peut-être pour ça que j’ai besoin de voyager et que je n’ai pas de grands sentiments patriotiques.
M. Le thème de notre numéro est la “désobéissance”. Considères-tu que la Californie, où tu vis, est en désobéissance par rapport au reste des ÉtatsUnis ? Au reste du monde ? S. Sans aucun doute. La Californie est en rupture. C’est un état progressif, très en avance. Quand je rentre en France, je suis toujours étonnée qu’il y ait encore des préjugés ou des sarcasmes sur le fait d’être végan ou d’arrêter de manger des burgers. Même si on y admire Greta Thunberg, la France est beaucoup trop timide dans ses démarches vis-à-vis de l’état de la planète. En Californie, c’est notre préoccupation principale. Ici, on te demande si tu as un sac avant de t’en proposer un. Et ce n’est qu’un exemple parmi tous les gestes devenus des réflexes. M. Comment résoudre les contradictions qui existent entre l’usage de la voiture à Los Angeles, des tournages à l’autre bout du monde et des préoccupations écologiques ? S. J’essaie de faire des efforts dans tout ce que j’entreprends. Je conduis une voiture hybride et je condense au maximum mes déplacements dans mon emploi du temps. Je viens par exemple d’enchaîner un tournage en Croatie avec la promo pour l’album, que j’aurais aussi bien pu faire plus tard à Paris. Étant maman, il faut dire que cela s’accorde à de nouveaux besoins de stabilité. J’ai vécu douze ans avec des valises ! Et aussi, pour cet album, j’ai décidé qu’on n’éditerait pas de CD pour ne pas utiliser de plastique. Feel Feelings (label Because), sortie prévue en mars.
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BLO U S E- C O R S ET E N D E N I M D E C OTO N BL A N C À S U R PI Q Û R ES N O I R ES G A U C H È R E , C O LLI E R E N M ÉTAL ET A N N E A U X E N A R G E N T G U C C I . PA G E D E D R O ITE : J E A N E N D E N I M BLE U I M P R I M É “ T O I L E D E J OUY”, C O LLI E R “D I O R A N I M ALS” E N P E R LES D E R ÉSI N E , C R ISTAL N O I R ET D O R É A N TI Q U E D I O R , D E R BI ES E N C U I R N O I R D R . M A R TE N S , B O U CLES D’O R EILLES E N A R G E N T G U C C I , C H A U S S ET TES E N N YLO N BL A N C W O LD F O R D , TE E-S H I RT P E R S O N N EL . COIFFU R E : PIER R E D E SAINT SEVER . M AQ UILLAG E : M ASSA E ITO @ ATO M O M ANAG EM ENT. ASSISTANT PH OTO G RAPH E : R OD OLPH E B U CH E. ASSISTANT STYLISTE : PIER R E B O U R G EOIS. O PÉRATEU R DIGITAL : ED O UARD M ALFETTES @ IM AG’IN PARIS.
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IL EXISTE
LES SHOES DE LA VIE
UN POINT COMMUN ENTRE BRITNEY
SPEARS, LA MODE GENDERLESS ET
LE POWER-DRESSING : ABRAHAM ORTUÑO.
CE JEUNE DESIGNER ESPAGNOL INSTALLÉ À PARIS VIENT
DE LANCER ABRA, SA MARQUE DE
CHAUSSURES QUI
COMPTE BIEN NOUS FAIRE PRENDRE NOTRE PIED.
TEXTE ANTOINE LECLERC-MOUGNE. PORTRAIT JAMES WESTON.
© Nordine Makhloufi ; Noel Quintela pour Abra
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© Nordine Makhloufi ; Noel Quintela pour Abra
“Un truc qui m’a toujours rendu fou, c’est de voir les hommes porter des talons hauts.” En septembre dernier, quand Abraham Ortuño présente la première collection Printemps-Été 2020 de sa marque de chaussures et d’accessoires Abra lors de la Fashion Week parisienne, ses amis hommes venus soutenir ce tout nouveau projet sont gentiment invités à enfiler une paire de talons hauts et à faire le tour du showroom comme s’ils participaient à la fatidique épreuve des “high heels” dans Project Runway. Un défilé d’un nouveau genre immortalisé par Abraham lui-même sur les stories de son compte Instagram qui compte déjà quelques dizaines de milliers d’abonnés. Soit une jolie façon de faire la promo d’Abra qui se veut être une marque de chaussures minimales, intemporelles et sophistiquées, aux formes racées, pensées et conçues pour tout le monde, peu importe le sexe, le genre ou la pointure. “Les hommes en talons, c’est une sorte d’obsession pour moi, reconnaît le créateur. Je me suis nourri de cette imagerie durant toute mon enfance et mon adolescence. Je me souviens encore des séries mode d’Helmut Newton publiées dans les grands magazines de l’époque où la subversion pour les garçons très virils, c’était d’être perché sur douze centimètres. Il y a aussi peut-être quelque chose de l’ordre de la perversion qui me plaît là-dedans, comme une sorte de fétiche où les rôles liés au genre – le pouvoir, la soumission, la domination – sont finalement inversés.” Pas étonnant donc, que sa première campagne réalisée par le photographe Nordine Makhloufi mette en scène des
jambes masculines poilues dans des bottines et des escarpins qu’on verrait normalement sur des silhouettes féminines. Chez Abra, le brouillement des normes de genre est complet. Il suffit de voir les autres visuels de sa marque pour le comprendre. Quand ce sont les femmes qui portent ses modèles, elles sont affublées de costumes-cravates qui mettent à l’amende tous les traders de Wall Street. “J’ai toujours aimé la figure de la femme forte habillée en costume, grande et élancée, à l’image de Uma Thurman ou Angelina Jolie”, précise Abraham. Parmi les autres références et idoles de ce fan de techno hardcore (il arpente souvent les festivals de ce genre musical pour se libérer et relâcher la pression), on peut citer les pop stars des années 90 et 2000, telle Britney Spears ou Pamela Anderson. Comme un coup du destin, cette dernière s’est d’ailleurs retrouvée à porter ses créations lors d’un shooting pour le Vogue Espagne, photographiée par Carlijn Jacobs. Dans cet éditorial, la pin-up végane de Malibu pose, telle une future présidente des États-Unis, habillée d’un tailleur gris et du modèle d’escarpins Concorde de couleur rose créé par Abraham. Un look cohérent jusqu’au bout des ongles (de pied). Si une icône comme Pamela s’est déjà retrouvée à porter du Abra, c’est parce que le monde de la mode a décidé de suivre le designer dans ce projet les yeux fermés. Avec une seule collection à son actif, Abraham Ortuño peut se targuer de vendre ses chaussures et ses sacs dans les meilleurs points de vente du monde : Dover Street Market à Londres, Opening Ceremony à New York et Los Angeles, et enfin Elevastore et L’Insane, deux des nouveaux concept-stores les plus branchés de la capitale française. Un succès fulgurant qui n’effraie pas le jeune créateur : “Je sais que beaucoup de gens de mon entourage et du milieu de la mode attendaient que je me lance. J’ai la chance d’avoir énormément de soutien et d’aide de leur part, sûrement parce que je connais mon métier et que j’ai déjà une grande expérience”. En quelques années, Abraham s’est forgé un carnet d’adresses en béton qui lui fait tout simplement confiance. Normal, vu son parcours. Avant de lancer sa propre marque, il avait déjà collaboré avec les plus grandes maisons de luxe comme Bottega Veneta, Jil Sander, Margiela, Ami, J.W. Anderson…
Une shortlist qui vient confirmer sa légitimité dans le monde de la pompe. Car Abraham est littéralement né dans les shoes. À Elche en Espagne, dans les années 80, pour être précis. Si ce nom de ville ne vous dit pas grand-chose, sachez qu’Elche est à la chaussure ce que Paris Hilton est à la téléréalité : une institution. C’est dans cette région que la majeure partie de l’industrie du soulier est implantée (usines, manufactures, ateliers, tanneurs). Enfant, Abraham voit ses oncles et tantes travailler dans ce domaine. Il s’amuse des journées entières à enfiler des paires de chaussures qui traînent ici et là. À l’époque, il passe aussi le plus clair de son temps à dessiner des mangas jusqu’à ce que ses parents lui suggèrent de mettre à profit ce coup de crayon acéré pour quelque chose de plus concret : ce sera donc pour lui le point de départ de sa carrière dans l’industrie de la chaussure. À 17 ans, Abraham quitte le lycée et part à Barcelone pour commencer à faire son trou dans le milieu de la mode. Il connaît, comme tout bon novice qui se respecte, des moments dignes du Diable s’habille en Prada : “Je courais partout, je portais des sacs, je livrais des fringues et faisais des sessions shopping en
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Abraham Ortuño présentera sa prochaine collection à la Fashion Week de Paris du 27 février au 4 mars. www.abra.paris / @abra_now
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© Nordine Makhloufi ; Noel Quintela pour Abra
tant qu’assistant”. Après avoir travaillé pendant trois ans pour un designer de chaussures, Abraham se rend à Paris pour entamer une année d’étude en Master à l’Institut français de la mode (IFM). C’est là qu’il rencontre Simon Porte Jacquemus, futur enfant terrible du prêt-à-porter parisien, avec qui il va collaborer pendant plusieurs saisons et ainsi commencer à développer son propre style en solo. À partir de là, les plus grandes marques commencent à faire appel à lui, à l’image de Kenzo, Givenchy, Coperni ou Paco Rabanne. Jusqu’à ce qu’il se décide enfin, aux alentours de Noël 2018, alors qu’il est en vacances à Tokyo, à lancer sa griffe. “J’ai toujours voulu avoir ma propre marque, mais c’est difficile de convaincre une usine de produire des modèles quand on n’a pas assez d’expérience ou un grand nom derrière soi. Depuis que j’ai fait tout ce parcours, j’ai plus d’argent à investir et de temps à consacrer à ce projet. Ça s’est tout simplement fait au bon moment.” Maintenant qu’Abra est installée, avec ses chaussures en cuir made in Spain dont les prix varient entre 200 et 400 euros (un tarif très raisonnable au vu de la qualité et du circuit court du produit qui favorise les artisans locaux), Abraham peut enfin revivre les meilleurs souvenirs de son enfance : “Tout ce qui est lié à ma marque, c’est ma vie. Créer Abra, c’était aussi pour moi la possibilité de revivre les émotions que j’ai connues quand j’étais petit et que j’allais enfiler en douce les escarpins de ma mère dans son placard. Tu sais, cette sensation qu’un petit garçon peut avoir quand il met des chaussures trop grandes. Normalement, si un homme essaie des chaussures de femme, elles seront sûrement trop petites pour lui. Avec Abra, ce n’est plus le cas”. Abraham compte bien développer ses modèles et la saison prochaine son propre site de e-commerce, histoire qu’on soit tous perchés un peu plus haut.
AGATHE ROUSSELLE A TROIS MAISONS... PROPOS RECUEILLIS PAR THÉO RIBETON.
CINÉMA, PHOTOGRAPHIE, MODE : L’ARTISTE FRANÇAISE DISTILLE DEPUIS PLUSIEURS ANNÉES SA VISION CRÉATIVE AVEC JUSTESSE ET COHÉRENCE. EN 2020, C’EST AVEC SON PREMIER GRAND RÔLE AU CINÉMA QU’ELLE NOUS MONTRERA UNE FOIS DE PLUS TOUTE L’ÉTENDUE DE SON TALENT.
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© Eleonore Wismes
Vous l’avez déjà probablement aperçue, avec ses cheveux courts et son visage androgyne, défilant pour les marques Vetements, Koché, Wanda Nylon ou Neith Nyer. Mais il vous faudra attendre encore un petit moment pour découvrir Agathe Rousselle sur grand écran. Pas un plan de Titane, son tout premier long métrage dont elle tient le premier rôle féminin aux côtés de Vincent Lindon, n’a encore été filmé au moment où nous écrivons ces lignes. Ce qu’on sait, avant le tournage prévu en avril prochain, c’est que le projet est une nouvelle variation “body horror” mêlant série de meurtres macabres, réapparition mystérieuse d’enfants portés disparus et Salon de l’auto (elle y joue une hôtesse et “victime désignée”, ce qui nous laisse soupçonner qu’elle ne se laissera pas faire). Le tout orchestré par Julia Ducournau, la réalisatrice du hit le plus récent et le plus dévastateur du genre, Grave (2017). En attendant d’en apprendre davantage sur ce film, évidemment encore très secret à un stade si prématuré de sa gestation, on a déjà eu envie d’en savoir plus sur son interprète. Parce qu’Agathe Rousselle sort non pas de l’anonymat, mais précisément du contraire. À 28 ans, celle qui se définit comme no gender semble avoir déjà vécu neuf vies et marqué de sa patte tous les domaines artistiques par lesquels elle est passée. Que ce soit dans le journalisme – en tant que fondatrice du fanzine Peach et rédactrice en chef du magazine web General Pop –, la photographie – elle a shooté plusieurs campagnes et de l’éditorial –, la création de mode avec sa marque Cheeky Boom, le théâtre ou le mannequinat. Il ne lui manquait plus que le cinéma : une autre nouvelle vie qu’elle était impatiente de commencer.
M. Et la photographie ? A. R. Je pratique depuis l’adolescence, mais je me suis mise à l’exercer professionnellement à un moment – où je faisais par ailleurs quatre mille autres choses à la fois, dont entraîner des gens à courir pour Adidas. J’avais quelques clients, qui m’ont permis d’en vivre un peu, mais c’était forcément limité car je ne shoote qu’en argentique. C’est ce que j’aime faire. Je n’ai même pas d’appareil numérique de toute façon.
M. Comment a démarré ton expérience d’actrice ?
A. R. C’est tout le truc de ce métier : si tu n’as pas de réalisateur, tu n’es pas actrice. On peut peindre, écrire ou faire de la musique toute seule, mais pas jouer. Je me suis donc efforcée de rester active avec les projets des potes, les publicités, les courts métrages de l’école La Fémis. En 2017, j’ai joué dans un court qui a pas mal tourné en ligne, Looking For The Self de Thibault Della Gaspera.
M. D’où est venue ton envie première de jouer ? A. R. Avoir envie de jouer et vouloir être actrice sont deux choses différentes, à mon avis. On veut être actrice pour être au centre de l’attention. Il y a un truc apparenté à l’enfance… Petite, je faisais des spectacles à longueur de journée, j’adorais ça. L’envie de jouer vient de chocs plus tardifs. Chez moi
c’est arrivé au moment où, adolescente, j’ai découvert les films d’Arnaud Desplechin, alors que j’étais à fond dans le théâtre et qu’il y avait tout ce texte très cérébral que j’avais envie de dire. À cette même époque, j’étais très Nouvelle Vague. Plus tard, j’ai eu l’impression que j’étais passée à des répertoires plus proches du corps. Des films qui se passaient un peu de mots. Grave de Julia Ducournau, quelque part, c’est ça.
M. Qui est ton actrice modèle ? A. R. Cate Blanchett, sans hésitation, pour un tas de raisons. Elle est capable de jouer tous les genres, dans tous les sens du terme. Elle dégage une grande puissance…
M. Tu es plutôt tirée du côté du cinéma américain ?
A. R. C’est vrai que, d’instinct, je ne regarde pas tant de trucs français que ça, même si j’aime beaucoup les derniers Dupieux, par exemple (Le Daim). Par ailleurs, c’est sûr que si Titane me permettait de travailler aux États-Unis, j’en serais plus que ravie. Il n’en est pas encore du tout question, bien sûr, et il y a beaucoup de gens intéressants en France avec qui j’ai envie de travailler… Et puis, je croise déjà les doigts ne serait-ce que pour continuer à travailler tout court. Mais je me surprends quand même parfois à rêver un peu. Les Américains que je connais sont très fans de Grave, qui est limite plus connu là-bas qu’ici.
M. Comment s’est passée ta rencontre avec Julia Ducournau ? A. R. C’était à une audition, ce qui est en soi très particulier, puisqu’on n’était pas du tout d’égale à égale à ce moment-là. Elle est très impressionnante, c’est une femme puissante. Déjà elle est immense, et puis elle va très vite intellectuellement, elle est précise. Mais aussi, bizarrement, très enveloppante. Lors de la dernière audition, il était prévu qu’on ait un temps de discussion toutes les deux. J’avais écrit une lettre, que je m’étais d’abord mis en tête de lui donner, et que finalement je lui ai dite. Ça l’a beaucoup touchée. © Eleonore Wismes
MIXTE. Entre la mode, le cinéma, la photographie, la presse, tu as eu et as encore beaucoup d’activités. Peux-tu nous résumer ton parcours ? AGATHE ROUSSELLE. Adolescente, je voulais être comédienne, mais je n’ai pas eu beaucoup de soutien parental. J’ai donc fait ce qu’on préférait que je fasse : une prépa littéraire – dont je me suis fait virer. Chaque fois que j’ai pu,
j’ai toujours fait du théâtre, au lycée ou en parallèle de mes études. Et après ça, j’ai fait le Conservatoire du 20 e arrondissement de Paris, qui ne s’est pas très bien passé, notamment à cause d’un professeur qui ne m’aimait pas trop. J’ai arrêté avant la fin de la deuxième année et j’ai créé une marque de broderie, Cheeky Boom. Elle a bien marché pendant deux ans, pendant lesquels j’ai aussi fait du mannequinat. Après quoi j’ai travaillé curieusement dans la presse, en relançant General Pop pour l’agence BETC. Lorsque ça s’est terminé, une directrice de casting m’a trouvée et m’a proposé de faire des auditions. J’en ai passé quatre, et j’ai eu le rôle du film de Julia Ducournau.
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M. Ces dernières années, on a vu apparaître sur des tournages américains des personnes chargés de maintenir un “safe space” sur le plateau et de superviser les scènes à risques pour l’intégrité des actrices, qu’il s’agisse de violence ou d’intimité sexuelle. Estce une question qui se pose pour un film comme Titane ? A. R. C’est un rôle très dense, et j’ai tout de suite senti que Julia Ducournau prenait en charge ce genre de questions avec beaucoup de responsabilité. Elle m’a d’emblée dit que pour certaines scènes on ne serait pas plus de quatre sur le plateau ; que si quelque chose n’allait pas on arrêterait tout de suite, etc. Grave allait déjà loin, Titane je crois encore plus. À la lecture du scénario, elle m’a dit qu’il y aurait des choses éprouvantes à jouer, mais aussi que je serais protégée. Surtout, c’est une réalisatrice qui est entourée d’énormément de femmes, ce qui pour moi est très rassurant. Il y a un environnement bienveillant.
M. Que penses-tu du mythe selon lequel les films extrêmes se font forcément dans la torture ? A. R. C’est n’importe quoi de penser ça, évidemment. Je ne pense pas qu’il faille torturer qui que ce soit. Chacun a ses limites. Mais après, n’oublions pas qu’être acteur, ça implique d’utiliser tout ce qu’on est pour faire passer quelque chose. Il faut y aller à fond. Ce film va être fatigant, je le sais, je ne veux pas me défiler.
M. Il y a quelques années, tu as lancé un trimestriel, Peach, qui n’existe plus désormais. Quelle était l’idée fondatrice ? A. R. Mettre en avant le mieux possible le travail d’artistes féminines. On s’est d’ailleurs arrêté parce qu’avec le manque de temps et d’argent, on le faisait un peu moins bien, et je trouve que le dernier numéro ne rendait pas idéalement justice à leur boulot. Je suis très attachée au premier, grâce auquel j’ai découvert beaucoup d’artistes, que je suis encore, comme la graphiste et illustratrice Clara Gaget.
Je suis contente de ne pas avoir grandi avec internet, mais ça ne me donne pas du tout la même vision du monde que les millennials – ni que nos parents, qui d’ailleurs utilisent davantage Facebook que nous. Je ne suis pas née avec la conscience du féminisme que donnent aujourd’hui les réseaux sociaux aux gamines de 20 ans, par exemple. On s’y met tard et c’est un peu flottant.
M. Aujourd’hui, si Peach existait, qui y aurait-il dedans ? A. R. Il y aurait les artistes talentueuses qui m’entourent. Et j’aurais envie de faire un numéro uniquement avec les femmes qui sont autour de moi. Il y aurait Rebecca Baby, la voix du groupe Lulu Van Trapp, qui écrit et dessine en plus d’être une chanteuse exceptionnelle. Il y aurait Eleonore Wismes, qui fait des photographies magnifiques agrémentées d’aquarelle. Je mettrais aussi en avant Jesse Daubertes, anciennement connu sous le nom de Jessica, un illustrateur transgenre qui travaille au sein du duo Fortifem, principalement dans l’imagerie metal.
M. Qui fait aujourd’hui ce travail de mise en avant d’artistes féminines, selon toi ? A. R. Beaucoup de podcasts, j’ai l’impression. J’écoute La Poudre, Kiffe ta race et Les Couilles sur la table, ce que la Terre entière devrait faire à mon avis, et aussi Transferts sur d’autres questions. Si on faisait encore aujourd’hui ce travail, je pense que ce serait sous la forme d’un podcast. En tout cas, des supports qui ne mettent en avant que des femmes, j’ai l’impression qu’il y en a plein, même sur Instagram avec Les Glorieuses.
M. Le premier numéro de Peach avait pour thème la “blank generation”. C’est quoi ? A. R. J’ai l’impression que ma génération, qui a aujourd’hui autour de 30 ans, s’est retrouvée schématiquement entre une génération qui a connu le plein-emploi et l’insouciance écologique, et une nouvelle aujourd’hui très politisée et ultra-consciente. Entre les deux, on se retrouve à un endroit bâtard, “blank” (vide en français, ndlr).
M. Tu as beaucoup œuvré dans la mode, que ce soit comme créatrice, mannequin, photographe. Quel est ton rapport à elle aujourd’hui ? A. R. Je trouve que c’est un milieu passionnant, assez drôle. Il y a beaucoup de gens très intéressants et cultivés qui y travaillent, parce que pour être styliste ou photographe, il faut avoir lu, il faut avoir vu des films, avoir voyagé. Le souci que ça me pose aujourd’hui, c’est que c’est un secteur extrêmement polluant. On y fait des choses magnifiques, c’est clair, mais je pense qu’à notre époque il y aurait moyen de réaliser des collections et des défilés avec des dépenses énergétiques bien moindres, sans faire appel à des mannequins des quatre coins du monde. Par ailleurs, je n’achète plus d’habits neufs depuis trois ans. Juste une paire de chaussures de temps en temps, et de préférence pas en cuir. De nombreuses marques de luxe abandonnent aujourd’hui la fourrure, ce qui est une bonne mesure, même si ça arrive très tard. Il y a beaucoup de choses à repenser…
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L’AVIS EST BELLE À L’HEURE OÙ NOS SOCIÉTÉS SE GARGARISENT DE TWEETS ET DE VIDÉOS D’INFLUENCEURS ET YOUTUBEURS, ÉCHANGER C’EST RÉSISTER. EN TÉMOIGNE LE TUTO DE MAQUILLAGE QUI S’EST TRANSFORMÉ EN OUTIL MILITANT SUR INTERNET. TEXTE PIERRE D’ALMEIDA.
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Si de l’application Tik Tok vous ne connaissez que les vidéos d’ados désœuvrés, qui recréent depuis leurs chambres des superproductions hollywoodiennes avec un drap et trois bouts de scotch, vous aurez certainement du mal à imaginer qu’on puisse être banni de la plateforme en raison de ses idées. D’après Feroza Aziz, c’est pourtant ce qui est arrivé. Fin novembre, l’adolescente américaine publie sur l’appli une vidéo qui devient virale : un tutoriel sur la meilleure façon de se recourber les cils, qui se transforme au bout de quelques secondes en un message de sensibilisation à la situation de la communauté ouïghour en Chine, persécutée par le pouvoir central et soumise à la torture dans des camps d’enfermement. Alors que la vidéo tourne à plein régime sur toutes les plateformes où elle est republiée, Feroza se voit bloquer l’accès à son compte. L’explication de Tik Tok : une “erreur de modération”. L’appli aurait procédé au même moment à un nettoyage de comptes sensibles. Et parce qu’elle avait publié une vidéo satirique dans laquelle figurait une image de Ben Laden un peu plus tôt dans le mois – sur un compte différent, mais depuis le même téléphone –, Feroza devait “sauter”. Coïncidence ? Tik Tok appartient au géant chinois de la tech, ByteDance, et est depuis des mois soupçonné de mener une politique de censure agressive envers ses utilisateurs, dans le but de protéger les intérêts de Pékin. L’affaire vous semble anecdotique ? Elle est en fait révélatrice d’une tendance plus globale à l’œuvre sur internet : la transformation des vidéos de maquillage en tribune politique, et représente donc une menace potentielle pour le pouvoir établi.
LET’S GET POLITICAL Clémentine Boucher avait “un boulot mal payé et des horaires dégueulasses dans l’industrie du service” avant de se lancer sur YouTube. “Je regardais des tutos beauté pendant mes pauses pour passer le temps, raconte-t-elle. Je me souviens d’une vidéo qui expliquait comment se débarrasser des cernes sous les yeux. Quand j’ai vu ça, je me suis dit que le seul moyen de me débarrasser des miens, c’était d’abolir le travail.” Aujourd’hui, Clémentine, actrice française basée à Londres, professe ses idées sur la chaîne Combabe Clem (contraction des mots “comrade” – camarade en anglais – et “babe”, un
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moyen parmi tant d’autres de rendre le socialisme plus attrayant) en même temps qu’elle dispense ses astuces make-up. Le résultat : une vidéo dans laquelle elle réalise un dégradé d’ocre et d’orange sur les yeux d’un ami en même temps qu’elle discute avec lui des liens inextricables entre capitalisme et dépression ; un tuto qui enjoint à une grève du paiement des loyers en même temps qu’il invite à appliquer du bronzer ou encore une vidéo manucure qui traite à la fois de top coat et de marketing de l’empowerment. Son idée : se servir de la supposée incompatibilité entre maquillage et sujets politiques pour transformer le tutoriel en outil militant. “Faire du maquillage, dont personne ne pense vraiment qu’il peut être (en tout cas tel qu’il est présenté sur les chaînes de beauté mainstream) quelque chose de politique, c’est divertissant parce que c’est inattendu. Mais en réalité, plus je le fais, plus je me rends compte que le format du tutoriel se prête à la diffusion d’idées politiques.” Et pour cause : depuis l’explosion du format, d’autres avant Clementine se sont essayé à l’exercice de sa politicisation. En 2013, le Feminist Makeup Tutorial de Taylor Smith expliquait comment réaliser un trait d’eye-liner “si pointu qu’il pourrait tuer un homme” et faisait la promo d’une teinte de rouge à lèvres appelée Smash The Patriarchy n°2 (fracasser le patriarcat, en anglais). Trois ans plus tard, l’actrice philippino-américaine Tess Paras appliquait tout autour de ses yeux un anticernes ultra-clair du nom de Veiled White Supremacy et conseillait de maquiller ses lèvres “jusqu’à ce qu’elles ressemblent à un anus gercé” dans un Make Your Face Great Again Tutorial visant à la transformer en Donald Trump. En 2018, la youtubeuse Sailor J dénonçait de son côté dans son T&P makeup look l’inaction des responsables politiques américains face à la violence par arme à feu aux ÉtatsUnis et leur propension à envoyer leurs “pensées et prières” à chaque fusillade plutôt que de prendre de vraies décisions pour empêcher qu’elles aient lieu.
MESSAGES CODÉS Mais si les tendances make-up comme le cut crease, la glass skin et le produit Trophy Wife Life de chez Fenty Beauty sont relativement récents, l’introduction du discours politique dans un contenu supposément frivole ne date pas d’hier.
Pour Crystal Abidin, anthropologue des cultures web et auteure de Microcelebrity Around The Globe : Approaches To Cultures of Internet Fame (Emerald, 2018), “ces youtubeuses s’inspirent d’une pratique qui existait déjà dans les forums de femmes, sur lesquels des internautes dissimulaient des messages secrets dans des publications visibles de tous, pour se protéger d’agresseurs potentiels. Un exemple connu est celui de femmes qui discutent de recettes de cuisine ou d’éducation, mais lorsqu’on lit entre les lignes, on se rend compte qu’elles parlent entre elles de violence conjugale”. D’après la chercheuse, en faisant passer la longueur des messages postés sur son site de 140 à 280 caractères en 2017, Twitter aurait également contribué à une expansion du militantisme féminin sous couvert de frivolité : “Les premières lignes d’un tweet peuvent jouer des stéréotypes pour encourager les hommes à passer leur chemin, tandis que les suivantes abordent un sujet plus politique”. Dans la même veine, Caitlin Walton de Norvell beauty tweetait en septembre dernier le message suivant : “Du coup, quel genre de primer est-ce que vous utilisez lorsque vous mettez votre fond de teint ? – Ok les filles, maintenant que les hommes sont partis, quand est-ce qu’on va avoir un gouvernement paritaire”. Mais pour Sarah Banet-Weiser, responsable du département Médias et Communications à la London School of Economics et spécialiste de la représentation du genre dans les médias, c’est aussi parce que le maquillage (la façon dont il est censé être porté, qui n’a pas le droit d’en mettre, qui ne devrait surtout pas être vu sans, etc.) est intrinsèquement politique que le tuto est devenu un outil militant : “Tôt dans l’univers en ligne, les tutoriels maquillage étaient un moyen pour des femmes (principalement) d’être visibles dans un milieu dont elles étaient souvent exclues. Les barrières à l’entrée relativement basses sur les réseaux sociaux leur ont donné des opportunités qu’elles n’avaient pas ailleurs. Et en réaction à de grands changements culturels à travers le monde, les réseaux sociaux en eux-mêmes sont aussi devenus plus politiques. Les créateurs répondent à ces changements ; et parce que leur focus est la visibilité, le visage, c’est logique qu’ils s’attellent à d’autres problèmes culturels qui ont trait à la visibilité : la provenance ethnique, la sexualité et le colorisme, par
exemple”. À cet égard, la youtubeuse afro-américaine Jackie Aina publiait sur sa chaîne il y a deux ans “I Don’t See Color – A Makeup Tutorial”, une vidéo filmée en noir et blanc dans laquelle elle utilisait le maquillage pour démonter la rhétorique selon laquelle certaines personnes “ne feraient pas attention à la couleur de la peau”. En plein milieu de la vidéo, au moment où le tuto passait en couleurs, on se rendait compte qu’elle avait utilisé un anticernes trop clair, un crayon à sourcils trop rouge et un rouge à lèvres trop violet, prouvant ainsi que les couleurs ont bel et bien leur importance, et que les ignorer reviendrait à ignorer la réalité du racisme.
NIQUE LE SYSTÈME (MAIS PAS TROP) Nouvelle coqueluche de la gauche américaine, Alexandria Ocasio-Cortez est passionnée de skincare et adore le maquillage. Au lendemain d’un débat parlementaire diffusé à la télé en juin 2018, la représentante démocrate du 14 e district de New York donnait sur Twitter la référence du rouge à lèvres qu’elle portait la veille, et qui lui avait été “demandée à de nombreuses reprises” (un Stay All Day de la marque Stila en teinte Beso). Dans Knock Down the House, documentaire qui suit la campagne électorale de quatre candidates démocrates au Congrès américain et sorti sur Netflix en mai 2019, elle était filmée en pleine séance de baking (une technique empruntée aux drag-queens, qui vise à “cuire” son anticernes avec de la poudre afin de le faire tenir plus longtemps). En janvier 2018, alors encore en campagne, elle détaillait dans sa story Instagram les étapes de sa routine soin (“un mélange entre K-beauty et consensus scientifique”). Dans les slides suivants, elle recommandait à un internaute “pas intéressé par les routines beauté” une liste de ses orateurs préférés (“Martin Luther King, Bobby Kennedy, Lincoln, Dolores Huerta, Angela Davis ou encore Shakespeare”), prouvant ainsi – à qui ne le savait pas déjà – que se soucier de son apparence et s’intéresser à la politique ne sont pas forcément incompatibles. Mais quid du discours selon lequel le maquillage ne serait rien de plus que le bras pailleté du patriarcat, et qu’en faire la promotion serait 1/ en contradiction avec toute volonté de dénonciation du capitalisme et 2/ l’acte anti-féministe
suprême ? Pour Combabe Clem, la réalité est plus complexe : “Il est indéniable que l’industrie de la beauté est abusive, du processus de production aux standards qu’elle met en place et aux idées qu’elle vend. C’est pour ça que sur ma chaîne, je ne mentionne jamais les marques que j’utilise, et que je n’encourage personne à acheter quoi que ce soit. Mais pour moi le maquillage n’est pas intrinsèquement patriarcal ou capitaliste. Je pense que la beauté a aussi été utilisée pour donner du pouvoir à certaines personnes, comme les femmes trans ou non-blanches qui se sont battues pour changer les normes sociales en utilisant le maquillage (à travers les campagnes #UnfairAndLovely ou #LesPrincessesOntDesPoils…)”. Pour Sarah Banet-Weiser, la question de la radicalité d’un tutorial make-up ne se pose en fait pas vraiment : “Je pense que chacun de nous porte en lui l’héritage du patriarcat parce que nous vivons dans une société patriarcale. Évidemment que la consommation de produits de grandes marques soutient le capitalisme – c’est une commodité qui existe grâce au capitalisme. Par ailleurs, le tutoriel en lui-même ne devrait pas être notre seule façon de comprendre la politique – c’est ce qui dépasse le tutoriel qui a du potentiel politique. Les tutos se concentrent sur le consommateur individuel, et on doit dépasser l’individuel et passer au collectif pour que le changement social arrive vraiment. Le tuto beauté socialiste est un début de politisation, pas une fin en soi”.
CAN(’T) RELATE Mais de la même façon que les marques sont en général frileuses à l’idée de prendre parti (sauf exception, coucou Michel et Augustin), les youtubeurs professionnels – qui ont fait de leur capacité à être “relatable” et proche de leurs abonné(e)s une source de revenus réguliers – ont-ils intérêt à se positionner politiquement ? À risquer le désaveu d’une partie de leur public en se montrant un chouïa investi ? Oui, nous dit Crystal Abidin, pour qui la jouer safe ne serait plus aujourd’hui la meilleure des stratégies. “Le web est peuplé de gens, appartenant à la génération Z, qui ont grandi sur un internet façonné par la culture woke, la cancel culture et la call-out culture. Il y a une sorte de mouvement générationnel qui consiste à être le plus politique possible, même si la façon dont est pratiquée cette
conscience politique n’est pas forcément efficace (se repose sur des modes, des hashtags, des passions du moment, etc)”. Être un influenceur ou une youtubeuse beauté qui n’a d’avis sur rien et cherche à plaire à tout le monde aurait donc cessé de marcher. Pour Sarah Banet-Weiser, “les réseaux sociaux permettent une forme de reach différent de celui de la télévision – pour qui plaire au plus grand nombre est essentiel – et beaucoup de gens regardent des créateurs dont les opinions politiques reflètent les leurs. Néanmoins, il y a toujours un impératif d’accumuler des nombres dans cette économie de l’attention : des likes, des followers, etc. Ce qui pourrait vouloir dire que les influenceurs beauté qui ont le plus de succès sont les plus acceptables pour un large public”. Le compromis idéal des créateurs de contenu en quête de sens mais qui tiennent à leurs likes : la défense de causes relativement consensuelles comme la protection de la planète ou des animaux. “Si vous voulez raviver la flamme de votre présence en ligne, cultiver une niche, vous intéresser à une nouvelle cause sociale peut être un tournant dans votre carrière et un moyen de vous attirer un nouveau public, explique Crystal Abidin. Ça peut être vu comme quelque chose d’hypocrite, mais ça fait partie du branding politique.” En France, la youtubeuse EnjoyPhoenix (près de 4 millions d’abonnés) – autrefois coutumière des tutos traditionnels et des vidéos HAUL (dans lesquelles elle présentait ses achats émanant d’enseignes de fast fashion) – est depuis quelques années particulièrement investie dans la sensibilisation aux modes de consommation responsables. Recettes de produits ménagers maison, achats “anti-Black Friday” effectués en friperies et vidéo “Faut-il arrêter de prendre l’avion ?” – du contenu sensiblement moins dangereux pour sa marque qu’une vidéo “15 raisons de participer au mouvement de grève générale”.
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EN TROIS COURTS MÉTRAGES, ALEXIS LANGLOIS S’EST IMPOSÉ DANS LE CINÉMA QUEER FRANÇAIS, AVEC UNE TROUPE D’ACTRICES RENVERSANTES ET UN APPÉTIT DE COMÉDIE QUI POURRAIT BIEN CHANGER LA DONNE DU FILM
BANDE À PART PROPOS RECUEILLIS PAR THÉO RIBETON. PHOTOS JOHNNY KANGASNIEMI. RÉALISATION AUDREY LE PLADEC.
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D’AUTEUR.
D E G AUCH E À D RO ITE , NAËL LE : TRENC H E N VEL OUR S E T CU I R V E RNI IMP R I M É L É O P A R D M U G L E R , J E A N E N C O T O N NOIR À SURPIQÛRES BLANCHES AMI, B ODY PER SO NNE L. A LE XIS : V EST E EN JEA N NOI R À SU R PIQ Û RES BLA N CHE S A M I , S W E A T , J E A N E T C H A U S S U R E S PERSONNELLES. DUSTIN : ROBE TAILLEUR BRODÉE DE SEQUINS N OIR S, C EIN TUR E E N CUIR NOI R ET COL LANT EN NYL O N N O IR S AIN T LA U RE N T P A R A N T H O N Y V A C C A R E L L O . R A Y A : DÉBARDEUR EN ACIER ET ALUMINIUM OMUT, P ANT ALON E N C OT ON NOI R BAL MAI N, BA GUE P ERS ONNE L LE. NA N A B E NAM E R : V E S T E E N C U I R N O I R G A U C H È R E , B ODY EN COTON NOIR OFF-WHITE, JEAN BLANC “AALIYAH” WEEKDAY.
DUS TIN : RO BE EN CR ÊPE ET SOIE BR ODÉE VER SACE, CUI S SAR D ES “ DYS M ORP H I A ” E N V E L O U R S I M P R I M É R O M B A U T , COL LIE R E N PAL LAD IUM E T CRI STA UX SW ARO VSKI JUS TIN E CL E NQU E T, COL L AN T F A L K E .
Il faut sans doute remonter jusqu’aux premiers films d’Alain Guiraudie pour trouver un cinéaste français ayant, dès ses courts métrages, connu une notoriété comparable à celle qui vient de tomber sur Alexis Langlois. En effet, à la suite de son prix en 2019 au Festival international du film indépendant de Bordeaux (FIFIB), cet auteur de comédies queer a démontré un pouvoir d’attraction foudroyant, relayé par un florilège de médias, jusqu’à une diffusion improvisée dans les cinémas Mk2 où son dernier film a fait salle comble pendant une semaine – chose complètement inédite pour une œuvre n’excédant pas la demi-heure et n’ayant évidemment pas eu le temps de faire campagne. Le jeune réalisateur se fait remarquer là où il passe car ses films font s’écarquiller les yeux, souvent dès le pitch, voire dès le titre : il y a d’abord eu Fanfreluches et idées noires, un huis clos dans un véritable after avec budget drogue inclus, puis À ton âge le chagrin c’est vite passé, un teen movie de rupture tourné façon comédie musicale, et enfin son dernier opus De la terreur, mes sœurs !, un “revenge movie trans” dans lequel une bande de jeunes femmes fantasment des expéditions punitives sur la France cisgenre. La frénésie autour de ce dernier est toujours là et le constat demeure : Alexis Langlois n’a même pas encore réalisé de long métrage qu’il dispose presque déjà d’une fan base, sans doute partagée avec quelques grands frères du cinéma queer français, comme Yann Gonzalez, réalisateur d’Un couteau dans le cœur. Alexis se distingue avec deux principales forces : la troupe (il travaille toujours avec la même bande), et quelque chose qui est presque devenu un gros mot dans le cinéma d’auteur – la comédie. Dans cet entretien, le jeune réalisateur a partagé sa vision franche et sans concessions de l’industrie cinématographique française et a même ramené devant l’objectif toute sa bande d’actrices : la Dj Nana Benamer, figure des nuits queer parisiennes, l’actrice Naelle Dariya aperçue dans 120 battements par minute et les mannequins Raya Martigny et Dustin Muchuvitz, nouvelles sensations des catwalks parisiens.
MIXTE. Comment en es-tu venu à faire des films ?
ALEXIS LANGLOIS. Ça a commencé à l’adolescence. Avec ma sœur (Justine Langlois, qui apparaît dans tous ses films, ndlr), on s’amusait à faire des films, ou plus exactement je la filmais. Cette habitude est ensuite devenue celle d’une bande de copains. Mais plus on progressait, plus c’est moi qui réalisais tout le temps. Ce groupe-là a fini par partir étudier à Paris, notamment le cinéma. Je suis allé à Paris-VIII, que beaucoup d’étudiants choisissent pour faire de la pratique et pas seulement de la théorie, et ensuite aux Beaux-Arts.
M. Est-ce que tu dirais que ton désir vient de l’envie de fabriquer des œuvres finies, ou simplement du plaisir de tourner, de faire un film pour jouer ? A. L. C’est plutôt pour le plaisir de tourner, effectivement. Une sorte de jeu adolescent. J’écrivais beaucoup, mais jamais de scénario : je préférais penser à des idées de plan, de scène, mais pas dialoguées, pas vraiment écrites. Et puis, on se connaissait bien et on savait ce qui plaisait aux uns et aux autres. Je n’ai pas écrit de scénario pendant très longtemps, parce que l’écriture me semblait laborieuse et que j’avais simplement envie de tourner. En fait, le premier film que j’ai vraiment écrit, c’est De la terreur... Les précédents étaient plutôt mus par des situations : Fanfreluches et idées noires pour filmer un after et s’amuser avec l’enfermement des gens, façon L’Ange exterminateur ; À ton âge le chagrin c’est vite passé est venu de l’envie de faire une comédie musicale, en variant autour du chagrin amoureux d’une fille. À chaque fois, il s’agissait de varier autour d’une situation et de trouver des idées de séquences à partir d’elle, pas de faire défiler un récit. Le problème en France, c’est que si on a de l’argent, on peut tourner rapidement, mais que si on n’en a pas, il faut convaincre et on ne peut le faire qu’avec un scénario.
M. Plusieurs réalisateurs déplorent la trop grande importance du scénario dans les commissions d’accès au financement, et arguent qu’il sied à un cer-
“LE PROBLÈME EN FRANCE, C’EST QUE SI ON N’A PAS D’ARGENT, IL FAUT CONVAINCRE, ET ON NE PEUT LE FAIRE QU’AVEC UN SCÉNARIO.” 123
NA ËL LE : T REN CH EN VE LOURS ET CUIR VER N I I M PRI M É L É OP A R D M U G L E R , J E A N E N C O T O N N O I R À SURPIQÛRES BLANCHES AMI.
ALE XIS : VE STE EN J EAN NO IR À SUR PIQÛR ES BLANC HE S A M I, SWE A T, JEA N E T C E I N T U R E P E R S O N N E L S .
tain type de cinéma mais ne donne pas un bon aperçu du leur. Tu pourrais dire ça de ton cinéma ? A. L. Maintenant, c’est un peu biaisé parce que j’ai réalisé des films, et ceux qui les ont vus savent ce que je veux faire. Aujourd’hui, mon problème n’est plus tellement celui-là car mon scénario était plutôt bien, ce n’était pas un sous-produit du film. Mais au-delà, il y a une notion de goût qui fait rempart. Ce ton, ce genre, cette manière de faire de la comédie potache ne convient pas. Au CNC, on nous a demandé trois fois de réécrire. Et quoi que tu fasses, tu te rends compte que ça ne collera pas. Il suffit de voir la liste de ce qui est défendu… Il y a une ligne éditoriale, c’est comme ça. Il faut que ce soit ancré dans le réel, et puis il faut que ce soit un peu chétif, que ça se passe sur un été, ce genre de choses. Le goût, c’est compliqué quand on est à la tête d’une commission. Il y a une meuf qui nous a donné comme retour : “Ce n’est pas mon humour”. Bon, bah très bien, donc on n’a pas le droit d’exister si on n’a pas ton humour ? C’est un peu con, non ?
“JE N’AI PAS ENVIE DE FAIRE TOUT UN TRAVAIL SUR LA DISTRIBUTION DES RÔLES. LES RENCONTRES QUE J’AI PU FAIRE ONT ÉTÉ DES COUPS DE FOUDRE COMME ON PEUT EN AVOIR EN CASTING.” 126
M. Que penses-tu de la nouvelle commission créée spécifiquement pour défendre les films de genre ? A. L. Déjà, désolé de bitcher, mais je trouve que les premiers cinéastes à en bénéficier, comme Noémie Lvovsky ou Serge Bozon, ne respirent pas la relève et les jeunes cinéastes. Ils sont très bons, mais j’ai l’impression qu’ils auraient aussi bien pu postuler ailleurs pour obtenir de l’aide. Ensuite, je trouve bizarre qu’on suppose que les commissions classiques ne puissent pas ellesmêmes soutenir des films de genre. Il y a une manière de parquer et un certain aveu de faiblesse sur les autres commissions. Ça profitera peut-être au cinéma de genre, j’attends de voir. M. Comment s’est constituée la troupe d’actrices avec laquelle tu travailles ? A. L. C’est une petite partie de l’adolescence qui est toujours là : Charlotte, qui apparaît dans De la terreur... Antoine, dans À ton âge... Et bien sûr, ma sœur Justine. Nana Benamer, je l’ai rencontrée à l’école, aux Beaux-Arts.
Naelle Dariya, Raya Martigny et Dustin Muchuvitz, on s’est connu(e)s à force de se croiser en soirées à Paris.
M. C’est ton entourage permanent, audelà de ton cinéma ? A. L. Ça dépend, certaines sont plutôt des copines de sorties, comme Raya et Dustin, et d’autres sont des amies plus intimes, plus proches, comme Nana qui contribue au scénario, fait la musique, a un regard sur le montage, etc. M. Qu’est-ce que le principe de la troupe t’apporte ?
A. L. C’est absolument naturel, en fait. C’est un tout, et simplement une manière de passer du temps ensemble. C’est ma pratique, ma façon de vivre. Je n’ai pas envie de faire tout un travail sur la distribution des rôles. Les rencontres que j’ai pu faire ont été des coups de foudre comme on peut en avoir en casting. La première fois que j’ai vu Raya en soirée, ça a été un choc : je mesure 1,60 mètre, elle fait 2 mètres, ça a réveillé un imaginaire de cinéma, et puis elle est drôle. Je rencontre des gens que j’ai envie de filmer. Je ne sais pas si ce sera toujours le cas, notamment parce que j’ai envie de faire des trucs de plus en plus cartoonesques et je pense à des corps que je n’ai pas sous la main. Mais la rencontre et l’envie de filmer, ça va ensemble. Et puis, connaître les gens permet de mieux travailler avec eux aussi.
M. Et l’impulsion de création, elle est collective aussi ? A. L. Non, ça par contre, c’est moi. Enfin, concernant De la terreur… c’est compliqué de dire que c’est moi puisque tout vient d’elles et de ma fascination pour elles.
M. Tu te sens investi du rôle de Pygmalion ? A. L. Pygmalion, non, parce que je pense qu’elles n’ont pas besoin de moi – certaines ont une carrière dans la mode, par exemple. J’ai une envie de les mettre en scène qui n’est pas forcément le regard que d’autres portent sur elles. Mais je ne les façonne pas, ce sont elles qui m’inspirent. “Muses” conviendrait peut-être mieux, même si c’est con comme mot…
M. Pourquoi est-ce que la troupe a une telle importance dans le cinéma queer ? A. L. C’est une réalité, autant chez John Waters que chez Pedro Almodóvar, Schroeter ou Fassbinder – qu’on peut qualifier de queer, même si lui n’aurait sûrement pas aimé ce mot. Il y a une envie sans doute autour du groupe, parce qu’on est lié par un parcours différent, qu’on a traversé des trucs pas forcément très fun. C’est une manière de rassembler les freaks, même si je sais que certains n’aiment pas ce mot – moi je l’adore.
M. Ce sont tes cinéastes de référence ? A. L. Non, pas à la base. J’ai commencé à faire des films avec ma seule envie d’en faire, sans vraiment chercher à les imiter. Ils m’ont intéressé quelques années plus tard, quand ça a été une évidence de reconnaître ce que j’avais en commun avec eux. J’ai découvert Schroeter à 24 ans seulement. Je n’aimais pas Waters à la base, ce qui est hyper bizarre à dire aujourd’hui…
M. Ta jeunesse n’a pas été cinéphile ? A. L. Pas par mon milieu en tout cas : je regardais ce qu’il y avait à la télé. Je faisais du théâtre. Aujourd’hui, je crois beaucoup à la transmission de la culture alternative à l’intérieur même des soirées alternatives. Car c’est là que j’ai entendu parler pour la première fois de Gregg Araki ou de John Waters. Après, j’ai quand même fait du rattrapage. Quand je suis arrivé à Paris, j’allais au cinéma deux fois par jour, je voyais plein de choses. Mais je fais davantage partie de ceux qui revoient les films adorés obsessionnellement que de ceux qui veulent tout voir, avoir tout vu.
M. Comment tes films ont-ils été soutenus – ou non – par les festivals ? A. L. Le festival qui a été très important pour moi, c’est Côté court, à Pantin. C’est lui qui a pris Fanfreluches et idées noires et À ton âge le chagrin c’est vite passé. Même le précédent, Je vous réserve tous mes baisers, que j’avais fait aux Beaux-Arts, y est passé en sélection expérimentale. Et puis bien sûr, donc, le FIFIB avec De la terreur, mes sœurs ! Mais globalement, je ne me sens pas
toujours très aimé, on essuie beaucoup de refus – même là encore, après la petite folie autour de De la terreur… on a beaucoup de refus pour les festivals internationaux. J’avais un petit espoir sur Berlin, sur Rotterdam… Parfois on sait qu’on est aimé par une partie du comité de sélection, mais sans unanimité, et ça coince. À d’autres moments, quand je vois ce qui est produit, je me dis qu’il y a un côté trop cheap, que mes films sont peut-être trop bricolés.
M. Trop cheap ou peut-être justement pas assez : les comités de sélection n’ont pas l’habitude de voir des films avec des effets spéciaux, des séquences animées, etc. A. L. Ah, tu crois ? M. Ils se disent peut-être que c’est pour la télé, par exemple. A. L. Ah, c’est marrant – d’autant plus que France 2 a pris les deux derniers. Au FIFIB, on m’a beaucoup dit que ça faisait penser à des trucs de youtubeurs ! Je ne l’ai pas très bien pris, au départ. Mais après, j’ai compris ce qu’ils voulaient dire, et je crois que c’est dans le sens de l’artisanat, et aussi dans le fait de ne pas attendre la réponse de tel ou tel guichet de financement pour tourner. Sur YouTube, ils y vont et puis voilà. Peut-être que les festivals ne sont pas si importants… M. Quel est l’avenir de la diffusion de De la terreur… ?
A. L. Il y a des choses qui se préparent… Mais la seule qui soit sûre pour l’instant, c’est que De la terreur, mes sœurs ! passera à la Cinémathèque française en avril prochain, dans le cadre d’une Carte blanche qui m’est laissée et où on me demande, en plus, de projeter des films que j’aime. J’adore, parce que tout le monde s’attend à ce que je montre du Gregg Araki ou du John Waters, or je vais pas du tout faire ça. Ça m’amuse. Je vais sûrement proposer The Girl Can’t Help It, un film qui se passe dans le milieu de la musique, où un gros producteur – un peu à la Weinstein – a une nouvelle “meuf” jouée par Jayne Mansfield, et demande à un compositeur de lui ap-
prendre à chanter ; sauf que la fille ne sait pas du tout chanter. C’est très cartoon, très gag.
M. Il y a un principe qui revient beaucoup dans le cinéma LGBTQI+ mais qui est complètement absent du tien, c’est le récit de soi. Dans ton discours de remerciement au FIFIB, tu racontais même que ça t’était reproché en commission, où on te demandait souvent de raconter ton coming out, si possible de manière larmoyante, etc. A. L. Beaucoup de cinéastes font très bien ça, le récit de soi, et je n’ai rien en général contre ça. Chantal Akerman a fait des autoportraits magnifiques. Mais je sais que je n’ai pas envie de faire ça. La question même d’appartenir à un cinéma LGBTQI+ n’existait même pas dans les films précédents, ça ne m’avait pas effleuré l’esprit. Un peu plus sur celui-ci, évidemment – et comme ces quatre filles racontaient leur histoire, on pouvait relier ça aux personnes trans qui se découvrent, donc à Girl de Lukas Dhont, par exemple. Et pour le coup, le projet était de prendre le contre-pied, de ne surtout pas raconter la transition, la découverte : le film les met en scène comme des stars. Quelque part, je crois que c’était aussi le cas du précédent, ma comédie musicale. M. La comédie musicale, c’est un genre important pour toi ? A. L. Oui, j’adore ça et j’aimerais en refaire, mais c’est hyper difficile. Il y a eu un article adorable sur moi dans Les Inrocks, où la journaliste parlait du film et disait que c’était “approximatif”. J’adore, parce que c’est affectueux, et c’est vrai que c’était approximatif, mais ça ne cherchait pas du tout à l’être… Même si j’ai fait le choix de tenter de le réaliser avec des acteurs et des actrices qui n’étaient pas danseurs professionnels, bien sûr ! D’ailleurs, ça a été très dur, les chorés… La prochaine fois, j’essaierai peut-être avec des pros. M. La dimension artisanale, “cheap”, de ton cinéma, tu la renies ? Tu ne revendiques pas le lo-fi ? A. L. Je crois que je suis tiraillé entre les deux. Bien sûr que je trouve ça
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RA YA : ROB E-B USTIE R E N SOI E I MPRIM É E M O SCH I NO, ES C ARP I N S E N L U R E X CH RI STI AN LOUBO UTI N, BO UCLES D’ OREI L LES EN U RÉT H ANE E T M É T A L A R G E N T É V A N E S S A S C H I N D LER, GA NT S E N L YCRA LA BAGAG ERI E, CO LLAN T FA L KE.
N A N A : V ESTE E N C U I R N O I R G A U C H È R E , B O D Y E N C OTO N O F F- W H ITE , J E A N BL A N C “A ALIYA H” W E E KD AY, C EI N TU R E E N C U I R N O I R B E R LUTI . TALE NTS : ALEXIS L A N G LOIS , N A ELLE D A RIYA , N A N A B E N A M E R , D U STI N M U C H U VITZ, R AYA M A RTIG N Y. C OIFF U R E : A N N E-S O P HI E B EGTR U P @ O P E N TALE NT PA RIS AV EC LES P R O D U ITS O RIB E , ASSISTA NT : THI E R RY D E G R AV E . M A Q U ILL A G E : CA R O LI N E F E N O U IL @ B RYA NT A RTISTS . D IG ITEC H : TH O M AS JA N SS O N . ASSISTA NT P H OTO : L A U R E NT C H O U A RD . ASSISTA NTE STYLISTE : LU CILLE FO U R N Y.
“AUJOURD’HUI, JE CROIS BEAUCOUP À LA TRANSMISSION DE LA CULTURE ALTERNATIVE À L’INTÉRIEUR MÊME DES SOIRÉES ALTERNATIVES.”
drôle, le côté cheap de mon bout de dessin animé dans Fanfreluches… Et là, tout faire en studio pour De la terreur…, c’était une manière de faire maison de poupée et carton-pâte. Et je ne voudrais surtout pas que le rendu soit trop léché. Mais ce n’est pas pour autant que la direction artistique n’est pas choisie avec soin.
M. La clé, c’est peut-être que tu n’es pas ironique, tu ne te moques pas de ce que tu es en train de faire. A. L. Ah non, j’adore vraiment ça ! Il n’y a pas de mauvais second degré, de cynisme. Là, je vais faire un truc avec des monstres, et je vais être assez ambitieux sur les masques, je veux qu’ils soient vraiment beaux. Bon après, je dis ça, mes références c’est Buffy… Mais il faut savoir jouer sur les deux tableaux, un côté camp un peu mal fait et un soin précis du beau, à d’autres endroits. Pour essayer de relier les deux, je crois que ce que j’aime, c’est qu’on sente l’artifice, qu’on sente le faux. J’aime les farces et attrapes.
M. C’est quoi, ton film de monstres ? A. L. C’est une parodie de tout ce qui s’est passé pendant l’écriture de De la terreur… C’est une réalisatrice paranoïaque qui vit dans un dix mètres carrés, écrit un film et reçoit les retours des commissions. Elle entre dans un délire où elle est persuadée que les financeurs sont une communauté secrète de démons… et en fait, ce sont vraiment des démons. Les retours “teubés” que j’ai reçus étaient un matériau tellement génial pour faire des personnages de grands méchants, que j’ai eu envie de les utiliser. Pas d’une manière aigrie. Rageuse, oui, mais drôle aussi. Donc j’ai tout mis de côté, et j’ai un florilège… C’est ma sœur, Justine, qui jouera le rôle. Je préfère toujours filmer les filles, il n’y a que des filles dedans. Et là, pour le coup, c’est un récit de soi ! “Carte blanche à Alexis Langlois” à la Cinémathèque française, Paris, le 27 avril. www.cinematheque.fr
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“D A N S L’HISTOIRE
DE
L’ART,
IL
A
OUBLIS
DES
À
Y
RÉPARER” PROPOS RECUEILLIS PAR THÉO RIBETON. PORTRAIT JAMES WESTON.
À 33 ANS, JULIEN CREUZET EST UNE DES NOUVELLES FIGURES DE LA SCÈNE PLASTICIENNE, DEPUIS SES DEUX PREMIÈRES EXPOS EN SOLO EN 2018 À LA FONDATION RICARD ET À BÉTONSALON. EXPOSÉES À LA FIAC ET LA FRIEZE DE LONDRES, SES ŒUVRES, CHARGÉES UNE QUI
VISION N’EST
PENSÉE 132
D’HISTOIRE RICHE PAS
SANS
OCCIDENTALE
COLONIALE,
ET
COMPOSITE
CONFRONTER À
LEUR
PROPOSENT DU
L’ART
MONDE ET
LA
ETHNOCENTRISME.
© Courtesy the artist/High Art, Paris
Artiste plasticien mais aussi poète, vidéaste ou encore sculpteur, Julien Creuzet est né en 1986 au Blanc-Mesnil, mais c’est en Martinique qu’il a grandi avant de revenir, jeune adulte, étudier dans les écoles d’art métropolitaines. Révélation encore émergente et bientôt incontournable de la relève artistique, il pratique un art hétérogène et réflexif dont les pièces ne sont certes pas systématiquement grandes, mais presque toujours immersives (parfois littéralement : il pratique la VR). Elles nous invitent à les habiter pour disséquer et éprouver en elles l’héritage colonial, en convoquant l’histoire des hommes et celle des arts à travers leurs rebuts – ici une pièce d’avion, là un tableau orientaliste, plus loin un bout de basket, des filets de chantier ou du riz répandu au sol – auxquelles se mêlent quelques inspirations de démiurge – des poèmes, des chansons, aux textes toujours frappants. Comme sa parole à la fois choisie, précise, est très libre et proliférante. Car écouter Julien Creuzet, c’est suivre un chemin de pensées et d’inspirations dont on ne connaît jamais la destination. Comme dit la formule, “l’important, c’est le voyage”.
MIXTE. Quelques secondes à peine après notre rencontre, ici au musée d’Art moderne, tu m’as demandé où je vivais et où j’avais grandi. Les lieux ont une importance particulière ? Est-ce qu’ils constituent les personnes ? JULIEN CREUZET. Bien sûr que les lieux disent beaucoup sur ce que sont les gens. Ils vont les dépeindre, ou d’ailleurs les peindre. Ils nous marquent, nous habitent, nous accompagnent dans nos gestes, nos attitudes, notre pensée, notre relation au monde, notre qualité d’individu et le rapport que l’on a avec les autres. Évidemment, si tu as grandi dans le sud-ouest de la métropole, et moi dans la Caraïbe, il y a des ajustements sur ce que nous sommes – pas en tant qu’humain avec une peau, une tête, des cheveux, des poils, un sexe, mais plutôt sur des subtilités culturelles. M. Quels lieux t’habitent, et comment ? J. C. Il y a ce début de poème d’Aimé
© James Weston
Césaire qui dit : “J’habite une blessure irrémédiable”. J’adore. C’est tellement
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puissant. Je pense que mon émotion est caribéenne. En même temps, elle est profondément urbaine, dans le sens où j’ai beaucoup d’affection pour le bouillonnement des grandes villes, l’agitation, la diversité, la poussière, les détritus. Mais attention, je ne fais pas d’opposition entre caribéen et urbain : à la Martinique, il y a tout cela, une densité urbaine, des HLM, des supermarchés, des grands axes routiers qui jouxtent les champs de canne et de banane.
M. Comment naît une de tes œuvres ? J. C. Elle apparaît au moment où il y a une surprise. Ce que j’appelle la surprise, c’est le moment où l’œuvre n’est plus uniquement l’envie, le premier dessin, le croquis, l’intuition de départ, mais l’instant où quelque chose m’échappe. Là arrive alors une forme qui peut prendre différents aspects : une sculpture, une installation, une poésie, une vidéo…
M. On a associé à tes œuvres des in-
© Courtesy the artist/High Art, Paris
EN ARRIÈREPLAN : LA PLUIE N’EST PLUS LA PLUIE (. . . ) (DETAIL), METAL, PLASTIC, FABRIC, STRING, ELECTRICAL WIRING, MESH, PAPER, ET (EN HAUT) REFLEKSYON PÈDI NAN GLAS LA (. . . ) (DETAIL), METAL, PLASTIC, FABRIC, STRING, NETTING, RICE, WOOD STATUETTE, ELECTRICAL WIRING, EXPO ALLIED CHEMICAL AND DYE HIGH ART, PARIS 2019. À GAUCHE : DEEP, DEPTH, BODY, FLOW, WOOD, BOTTLE, WATER, SEAWATER, FORK, MAGNET, CABLE, JEANS, PLASTIC, HYDRANGEA, METAL, FABRIC, RICE, SHOE, BIENNALE DE LYON 2017.
terprétations très ciblées, des commentaires précis sur des sujets comme l’histoire commerciale du maïs. Est-ce dans ta démarche de produire un discours, un art interprétable, ou est-ce quelque chose qu’on t’appose ? J. C. Tu parles d’une œuvre qui s’appelle Maïs chaud Marlboro (une installation VR qui croise des motifs liés aux origines méso-américaines du maïs et les vendeurs de rues de Barbès à Paris, ndlr). Évidemment, il y a toute une histoire derrière la façon dont ces produits arrivent à nous, qui m’intéresse beaucoup : c’est quoi l’histoire du tabac ? C’est quoi l’histoire du maïs ? Par quels moyens sont-ils arrivés à faire partie de notre quotidien, etc. Projeter l’imaginaire de cette histoire, partir du point d’origine d’un végétal jusqu’à sa transformation et son usage, déployer ce grand éventail, c’est quelque chose que je trouve intéressant. Je convoque l’imaginaire des uns et des autres.
M. Ces questions d’histoire et de migrations, de personnes ou de matériaux, sont-elles au centre de ton œuvre ? J. C. Précisément, le mot que je n’ai pas employé, c’est “migration”. C’est toi qui le dis et qui projettes une vision
de ma pratique, ce qui me semble important à soulever. On a parlé d’une certaine idée de la culture, de géographies différentes, mais pas de la migration. J’ai évoqué le déplacement de produits, d’aliments, mais la migration, c’est déjà une anticipation de mon travail. On peut bien sûr en débattre ! Je ne refuse pas le mot, loin de là, mais on m’en parle beaucoup, et je pense que c’est lié au fait que je suis racisé. C’est comme si je parlais de la migration malgré moi.
M. Un autre terme t’a été plusieurs fois associé, c’est “décolonial”. Peux-tu nous en dire plus ? Qu’est-ce que l’art décolonial ? J. C. Encore une catégorie ! Cela vient des gens qui pensent par le prisme académique et qui créent une nouvelle case. On entend aussi souvent “post-colonial”, comme s’il y avait un après possible à l’histoire coloniale… Décoloniser, ça veut dire décharger, disséquer, décortiquer tout ce qui, dans notre culture, notre langage, a été colonisé. C’est comprendre ce qu’est un individu racisé, et que quelque chose a été transmis – par le sang, par la culture, par d’autres moyens encore. Aujourd’hui, il y a des populations qui sont plus sujettes que d’autres à des maladies cardiovasculaires ou à des diabètes, parce que leur alimentation a complètement changé en moins de 200 ou 300 ans. Il faut savoir qu’il y a eu des bouleversements, des rencontres forcées, violentes, dominantes. Et je parle là de santé physique, mais cela peut aussi être mental. Décoloniser, c’est admettre qu’il y a des populations et des individus qui ont besoin de s’émanciper, de retrouver de la liberté.
M. Est-ce que la reconsidération des œuvres du passé fait partie des missions de la décolonisation de l’art et des esprits ? Que penses-tu, par exemple, des débats sur le corps indigène chez Gauguin ? J. C. C’est un exemple intéressant. Aujourd’hui, les États-Uniens se posent la question : doit-on montrer les œuvres de Gauguin ? Est-ce que ce n’était pas un pédophile raciste, d’un white male
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“MON ÉMOTION EST À LA FOIS CARIBÉENNE ET PROFONDÉMENT URBAINE. J’AI BEAUCOUP D’AFFECTION POUR LE BOUILLONNEMENT DES GRANDES VILLES, LA POUSSIÈRE, LA DIVERSITÉ, LES DÉTRITUS.”
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V U E S DE L ’ E X P OSITION ALLIED CHEMICAL AND DYE , HIGH ART, P A R I S 2019. À G A U C HE : ILS ONT FAIT DU MAL À CŒUR / ILS ONT FAIT DU MAL À MON CORPS (. . . ), METAL, P L A S T IC, FABRIC, S T R I N G, NETTING, R I C E , DRIED COTTON P L A N T S, SEA SHELL, D R I E D GOURD, E L E C T RICAL WIRING, POURQUOI NOS CHEMINS / SE SONT CROISÉS (. . . ), METAL, P L A S T I C, FABRIC, S T R I N G , FEATHER, E L E C T R ICAL W I R I N G , ET FROM THE LAND OF OUR FATHERS (. . . ), METAL, P L A S T I C, MESH, F A B R I C , STRING, E L E C T R ICAL WIRING. C I - D E S SOUS : REFLEKSYON PÈDI NAN GLAS LA ( . . . ) (DETAIL), M E T A L , PLASTIC, F A B R I C , STRING, N E T T I N G, RICE, W O O D S TATUETTE, E L E C T R ICAL WIRING. À D R O I TE : RED DEVIL (. . . ), METAL, P L A S T I C, FABRIC, S T R I N G , ELECTRICAL W I R I N G , MESH, W O R K E R ’S GLOVE. E N B A S : MON CORPS CARCASSE (. . . ) ( S T I L L ), HD VIDEO W I T H S OUND 7’37”.
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ayant décidé d’abuser de jeunes filles et d’exotisme ? Dans les monuments parisiens, les choses à requestionner sont nombreuses également : la place de la Concorde, les lions comme symboles royaux, ou ne serait-ce que la place de l’or, qui est partout dans l’art hexagonal sans jamais avoir été produit dans des sols purement français. On ne manque pas de choses à requestionner – y compris la restitution des œuvres à l’Afrique. On nous dit qu’il faut des infrastructures, des musées. Mais ces œuvres n’étaient pas non plus faites pour être pérennisées : elles avaient des fonctions, des usages sociaux, que l’on ne pratique voire ne connaît plus. La pérennité des œuvres d’art est purement occidentale.
M. Ces questionnements multiples, leur trouves-tu des réponses ? Sur la restitution des œuvres, par exemple ? J. C. Si on veut y répondre, je crois qu’il faut d’abord qu’on se demande ce qu’est une œuvre d’art aujourd’hui. Quand on considère l’état économique, climatique, humanitaire du monde, fautil construire des musées qui coûtent de l’argent, prennent beaucoup de place en stockage, sans parler de la spéculation du marché de l’art ? Est-ce qu’il
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VUES DE L’EXPOSITION ALLIED CHEMICAL AND DYE , HIGH ART, PARIS 2019. À GAUCHE : THE VICIOUS SNAKE (. . . ), METAL, PLASTIC, FABRIC, LACE, CAN, STRING, ELECTRICAL WIRING, SNAKE SKIN. CI-DESSOUS : MON CORPS CARCASSE (. . . ) (STILL), HD VIDEO WITH SOUND 7’37”. À DROITE : POURQUOI NOS CHEMINS / SE SONT CROISÉS (. . . ), METAL, PLASTIC, FABRIC, STRING, FEATHER, ELECTRICAL WIRING.
“JE CROIS QU’IL Y A UN NOUVEAU FORMAT MUSÉAL À INVENTER, QUE LES COLLECTIONS D’ART QUI ONT MARQUÉ L’HISTOIRE ET SONT NOURRIES DU PILLAGE, DU VOL OU DE LA DUPERIE DOIVENT ÊTRE REMISES EN QUESTION.”
n’y a pas là une forme d’indécence ? Je crois qu’il y a un nouveau format muséal à inventer, que les collections d’art qui ont marqué l’Histoire et sont nourries du pillage, du vol ou de la duperie, doivent être remises en question. Il faudrait trouver de nouvelles modalités muséales. C’est peut-être une pensée utopique, mais un musée du monde, pourquoi pas itinérant, avec une collection à l’échelle internationale et qui voyagerait sans cesse, ce serait intéressant.
M. L’art est trop centralisé ? J. C. Je pense qu’il n’y a pas un seul mais plusieurs arts. Ici, au musée d’Art moderne, il y a un type d’art, qui correspond à une époque, à un point de vue, à une idée de la beauté, du goût. Or dans l’histoire de l’art, il y a des oublis à réparer, des manques à combler, des lacunes à renforcer.
J. C. Pour te répondre, je vais te lire les paroles de ma vidéo, devant laquelle nous sommes assis ici : “Ça roule, ça va, on fait aller, on fait semblant. Il n’y a rien, puis il y a l’élan qui précède les mots. Nous voilà au début, juste après la jungle détruite. Ils nous ont coupé les troncs, déraciné les souches, cassé les tas de planches avec leurs tracteurs. Tu crois que l’homme n’a plus de cœur, qu’il chante à tue-tête la déchéance de l’autre. C’est plus compliqué que ça, il suffit de regarder le vingt-heures pour comprendre que c’est un terrible mélange, que l’amour ne suffit pas à faire des métis. Quels métis ? La distance est là, et les horizons ont des rides sur son visage d’ouvrier. Il a construit des édifices tard dans la nuit. Il a pioché le goudron, remué le ciment, il a balayé la poussière rouge de son village, il a fui la vie pour les horizons brumeux, il a remonté le vent froid du Nord pour être une merde, un déchet de l’Histoire et vous dites : “la démocratie”. Mais cet homme-étron qui rêve de la paix est la rumeur de l’étrange. Il est là parce qu’il a eu le passé à ses trousses, il est chez toi et il mendie, assis, le corps criblé. Il agite son gobelet et il nous montre sa fuite en exhibant son passeport dans ton pays qui n’a plus de présent, dans ton état qui n’est plus un pays, ton pays qui est devenu une zone industrielle, ton argent qui n’a plus de valeur. Quelle différence il y a entre lui et toi ? J’ai été digéré il y a un peu plus longtemps et c’est cela mon intégration : être une longue digestion douloureuse. Dis-moi, comment ça va ? Dis-moi, est-ce que ça ira ?”
M. Es-tu satisfait des conditions dans lesquelles il t’est permis de travailler en tant qu’artiste en France aujourd’hui ? J. C. De nos jours, en France, il est possible en venant de diverses classes sociales, d’économies différentes, d’intégrer une école des Beaux-Arts pour y recevoir un enseignement de niveau master 2, pour très peu d’argent me semblet-il. Alors que, dans les écoles américaines, il y a des semestres qui coûtent 18 000 dollars, c’est énorme, et il faut y rester trois ans, cinq ans ! En France, on n’en est pas là, il y a quand même de quoi se réjouir. Il nous est permis de recevoir une éducation. N’oublions tout de même pas, par exemple, qu’aujourd’hui, alors que nous sommes assis au musée en train de philosopher, il y a des gens qui manifestent dehors… Je ne peux pas te répondre en ignorant cette colère-là.
M. Est-ce que la “blessure irrémé-
M. À un moment, dans J’veux du soleil !,
J. C. À partir du moment où elle existe
son documentaire sur les Gilets jaunes, François Ruffin circule dans une de ces zones grises faites de hangars commerciaux et de ronds-points. Il soulève alors l’idée que les classes moyennes et prolétaires qui se sont révoltées ont été condamnées à cette laideur, privées de l’accès au sublime et au beau, contrairement aux élites parisiennes. Est-ce un scandale d’être privé du beau ?
chez un individu, elle est présente à vie. C’est en tout cas mon interprétation de ce qu’est une blessure mentale, génétique, identitaire. Mais il y a la faculté de reconstruire, de réfléchir, de faire l’amour. Peut-être que les individus de demain auront davantage de chance. Peut-être qu’alors la blessure se réduira.
diable” peut guérir ?
© Courtesy the artist/High Art
www.juliencreuzet.com
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F O R T H E L O V E O F YOU(TH) TEXTE ANTOINE LECLERC-MOUGNE.
À LONDRES, LE MUSEUM OF YOUTH CULTURE, TOUT PREMIER MUSÉE DE LA PHOTOGRAPHIE DÉDIÉ À LA JEUNESSE, A OUVERT SES PORTES. SA COFONDATRICE LISA DER WEDUWE NOUS
GRO UP OF M EN I N A CAF E , U K, 20 0 0 S , B Y R E B E C C A L E W I S .
RACONTE, PORTFOLIO À L’APPUI, LA GENÈSE DE CE PROJET QUI, À TRAVERS DES MILLIERS D’IMAGES D’ARCHIVES, A CHOISI DE RENDRE HOMMAGE AUX DIFFÉRENTES CONTRECULTURES MODES, SOCIALES ET MUSICALES.
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GIR LFRIE ND IN YEL L OW F RED PE R R Y T - S H I R T I N F R O N T O F T V . L O N D ON, UK, 1981, BY MARK CHARNOCK.
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BAR RY BR AI N W I TH A BO O MBO X , H I G H W Y C O M B E , U K , 1 9 8 0 S , B Y G A V I N WATSON.
Un punk aux cheveux blonds peroxydés qui sourit toutes dents dehors, des mods ultra-sapés présentant leurs meilleurs accessoires, des b-boys qui posent fièrement devant leur voiture au pied d’une tour de leur cité ou des clubs kids gays en pleine soirée à Ibiza : les images du Youth Club Archive sont un véritable trésor visuel, témoin des différentes sous-cultures apparues depuis les années 60 jusqu’à nos jours. Passionnée par la riche histoire des mouvements undergound au RoyaumeUni, la photographe Lisa Der Weduwe s’est spécialisée dans la photographie documentaire et sociale après avoir débarqué à Londres au début des années 2010 pour suivre des études à l’Université de Westminster. Lisa, qui a elle-même fait partie de la jeunesse Emo durant son adolescence, a rassemblé depuis 2015 une collection de photographies digitales et physiques qu’elle présente aujourd’hui sur internet et bientôt au sein d’un véritable musée. Ces derniers mois, le Youth Club Archive, le collectif derrière le projet, a lancé une campagne de crowdfunding dans le but de réunir suffisamment d’argent pour ouvrir le premier Museum of Youth Culture : un lieu qui offrirait enfin aux contre-cultures qui ont marqué notre temps la place qu’elles méritent.
MIXTE. Comment est né le projet du Museum of Youth Culture ? LISA DER WEDUWE. L’idée d’un musée de la photo dédié à la jeunesse a pu prendre forme grâce au Youth Club Archive de Londres, qui, au cours des deux dernières décennies, a connu plusieurs métamorphoses. Tout a commencé par l’archivage du magazine culte de la contre-culture des années 1990, Sleazenation – un titre créé par notre directeur et fondateur Jon Winstead – qui s’est efforcé de documenter la scène rave avant d’élargir son champ à d’autres mouvements. Jon était toujours à la recherche de photos se concentrant sur la jeunesse et il s’est vite rendu compte que personne n’avait encore commencé à préserver cette histoire. Alors il a fondé le PYMCA (Photographic Youth Music and Culture Archive) en 1997, une sorte de bibliothèque d’images, qui pendant près de 20 ans a rassemblé plus de 200 photographes et créatifs qui avaient tous documenté cette culture de la jeunesse. M. Quand avez-vous rejoint le projet d’archives de Jon ?
L. D. W. En 2015, ses archives comprenaient une collection incroyable de plus de 70 000 photographies. C’était donc le moment d’envisager quelque chose de plus grand. J’ai rejoint le projet à ce moment-là, peu de temps après que nous soyons devenus une association à but non lucratif – désormais dénommée Youth Club Archive – dans le but d’ouvrir un jour le Museum of Youth Culture. Depuis, notre mission a été de préserver, célébrer et raconter cette histoire inouïe et de défendre la créativité et l’ingéniosité des jeunes à travers l’expression d’eux-mêmes. Nous croyons que la culture de la jeunesse a besoin de son propre espace dédié à toute cette forme spécifique d’héritage, un lieu à propos des jeunes et pour les jeunes.
M. Comment qualifieriez-vous le lien qu’entretient le Royaume-Uni avec les cultures underground ? L. D. W. Le Royaume-Uni a indéniablement une riche histoire liée aux contre-cultures et mouvements underground qui ont inspiré toutes les formes de jeunesse à travers le monde. Je crois que le sens de la rébellion et le combat du système ont toujours fait partie de
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la construction sociale du pays. Le fait que ces mouvements liés à la jeunesse aient pu naître et se développer montre une grande tolérance de la part de la société britannique, que nous devrions embrasser et célébrer.
M. Quels sont les futurs projets du Museum of Youth Culture ?
L. D. W. Nous allons ouvrir le premier musée physique d’ici 2023, même si personnellement je crois qu’il sera inauguré bien avant. Les gens ont vraiment compris la nécessité d’un tel espace. Notre intérêt pour l’année à venir est de développer encore plus le projet et d’y associer le plus de gens possible. Notre autre grand projet est Grown Up In Britain, qui consistera à demander aux gens de nous soumettre leurs propres photographies racontant l’histoire de leur jeunesse. Ces images d’eux, de leurs parents, de leurs grands-parents, feront partie intégrante du Museum of Youth Culture. Pour cela, nous voyagerons dans tout le Royaume-Uni et travaillerons avec de nombreux partenaires pour récolter le plus d’images possible et inviter le plus grand nombre de gens à participer. www.museumofyouthculture.com
CI-C ONT RE : N O TTI N G H I LL C ARN I V A L , L O N D O N , U K , 2 0 0 0 S , B Y B A B Y CAKES ROMEO. EN HAUT : TEENAGERS IN L OND ON B A CK S TRE E T, LON D ON , U K , 1 9 8 1 , B Y M A R K C H A R N O C K .
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PAR SLOE, SY M OND AND KEL L Y O N T H E P I E R , H I W Y C O M B E , U K , 1 9 8 0 S , BY GAVIN WATSON.
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MAR K LAU GH ING , U K , 1 980 S , B Y G A V I N W A T S O N .
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YOU NG MA N REL A XIN G ON A R E CL I N E R N E X T T O A P O O L A T A H O T E L , BY REBECCA LEWIS.
© DR
DEM ON BO YZ , L OND O N, UK, 19 8 0S, B Y N O R M S K I .
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CLU BBERS H ANG OUT BAC K STA G E B E F O R E A F A S H I O N S H O W A T F L E S H , THE GAY NIG HT AT T HE H ACI E NDA , M A NCH E S T E R , B Y P E T E R W A L S H
ET C’EST LE TEMPS QUI COUD... Texte Manon Renault.
AUTO-CITATIONS, INSPIRATIONS TIRÉES DE LEUR PROPRE HISTOIRE, HOMMAGES PERSONNELS À RÉPÉTITION, RÉÉDITIONS ET
RECYCLAGES
DE
LEURS
PIÈCES
EMBLÉMATIQUES
OU
EXPLOITATION DE LEURS ARCHIVES : LES MARQUES DE LUXE SEMBLENT TOUTES JOUER LA CARTE DU PASSÉ POUR MIEUX ASSURER LEUR AVENIR DANS LE MONDE ULTRA-CONCURRENTIEL DE LA SAPE. ET SI LE FUTUR DE LA MODE N’ÉTAIT QU’UNE BONNE VIEILLE RECETTE ASSAISONNÉE À LA SAUCE D’AUJOURD’HUI ? 152
Été 2000. Inspiré par un cliché d’Helmut Newton datant de 1976, John Galliano crée le Saddle bag pour Dior. Dixneuf ans plus tard, le sac resté intact se retrouve grâce à Maria Grazia Chiuri sur le catwalk de la collection Automne-Hiver 2018-2019. Simplement renforcé d’une fine couche de métal, il est de nouveau aperçu au bras de Kim Kardashian, venue assister au défilé Pre-Fall 2020 de Dior Homme lors du Art Basel de Miami en décembre dernier. Conclusion : le Saddle Bag a beau être sorti il y a presque 50 ans, il est devenu tout aussi emblématique de notre époque que la star de télé-réalité. Et sa réédition vient sans doute questionner la créativité dans l’industrie de la mode, comme si la notion de nouveauté avait perdu son sens premier. “Les premières maisons de coutures françaises ont aujourd’hui plus d’un siècle d’histoire. Souvent il n’y a pas d’héritiers dans la famille, contrairement à l’Italie. C’est alors au groupe de gérer la question de l’héritage (ici LVMH) et donc du passé pour inventer le futur de la marque. Dans les années 90, il y avait un vrai mouvement créatif : on ne faisait pas du passé de manière littérale. Qu’en est-il des créateurs actuels ?”, s’interroge David Zajtmann, docteur en Sciences de la gestion et professeur à l’Institut français de la mode. Aujourd’hui, la déclinaison des accessoires et pièces ADN est devenue routinière voire attendue. On ne compte désormais plus les revivals des mocassins chez Gucci, des sacs Baguette chez Fendi et autres Bowling chez Prada, qui cet hiver étaient immaculés et accompagnés d’une paire de Superstars Adidas – autre intemporel – en édition limitée. Ou comment faire du neuf avec du vieux.
DEVENIR INTEM POREL Sans forcément revisiter les succès d’une maison réalisés par un ancien directeur artistique, de nombreux designers se rendent maintenant hommage à euxmêmes, #egotrip. Fin septembre 2019, lors de la Fashion Week de Milan, Versace a de nouveau affolé internet
en faisant défiler Jennifer Lopez avec la même robe “jungle” en soie verte qu’elle avait portée lors de la cérémonie des Grammy Awards en 2000. Une dégaine si emblématique qu’elle avait provoqué la création du moteur de recherche Google Images, insufflée par l’envie insatiable des internautes de revoir la tenue au décolleté plongeant. Finies les éternelles références à son frère Gianni, Donatella Versace nous rappelle désormais son propre succès et son sens des affaires en décidant de tuer le frère. De son côté, Marc Jacobs a proposé en 2018 pour sa capsule Marc Jacobs Redux, 26 “nouvelles pièces” qui ne sont ni plus ni moins que les répliques de sa collection grunge de 1993 pour Perry Ellis – entrée dans la légende comme le scandale à l’origine de son renvoi de la maison new-yorkaise. Pour en faire la promo, il a shooté Gigi Hadid, moue boudeuse posant en nuisette fleurie, à peine fardée, le cheveu habillement froissé, faisait ainsi volontairement référence à une Kate Moss désabusée en couverture du magazine The Face au début des années 1990. Pour Alexandre Samson, conservateur et commissaire d’exposition au Palais Galliera, c’est surtout une façon pour les designers de marquer leur territoire : “Rappeler au monde un succès, un buzz ou un scandale, c’est économiquement très intéressant. Donatella Versace et Marc Jacobs ne sont pas les premiers à avoir eu recours à ce geste d’auto-citation et cela est souvent bien plus prosaïque qu’il n’y paraît. En 1994, Martin Margiela rééditait des pièces que les clientes regrettaient d’avoir manquées. Dans le cas de Prada, la répétition a permis de redévelopper et redéployer des pièces phare qui ont par la suite forgé la signature de Miuccia Prada”. À l’heure où la mode tend à se montrer plus écolo, plus responsable et inclusive, l’auto-recyclage des égéries et des scandales, mais aussi du concept même d’Histoire, vient questionner l’ordre du temps et de la vitesse dans une industrie qui tente de satisfaire des consommateurs de plus en plus impatients, tout en s’efforçant, à l’heure des réseaux sociaux, de les abreuver constamment de nouveautés.
ENTRER AU PANTHÉON DE LA M ODE “Parler du passé ne se fait plus au hasard : c’est un véritable choix, ajoute David Zajtmann. Aujourd’hui, les directeurs des grandes maisons possèdent des connaissances de plus en plus précises et fines du passé et engagent des travaux sur la conservation des archives. Ce mouvement tend depuis dix ans à se systématiser.” Et pour cause, les rétrospectives gagnent du terrain, attirant toujours plus de curieux : 700 000 visiteurs pour Christian Dior Designer of Dreams – une histoire de la maison Dior, de 1947 à nos jours. “La plupart des rétrospectives de maisons de couture en France mettent encore en scène un temps linéaire, remarque Marco Pecorari, directeur du master Fashion Studies à la Parsons School Paris. Le matériel promotionnel est un lieu crucial où les histoires ont été écrites et réécrites. En ce sens, il est possible de tracer une trajectoire du milieu du xviii e siècle à nos jours afin de refléter un discours sur l’histoire de l’industrie de la mode par elle-même.” Touché ! L’exemple emblématique de cette tactique reste sans doute l’exposition The Historical Fashion. Fashion and art in the 1980, organisée par Harold Koda et Richard Martin au Costume Institute en 1990. À l’époque, les deux conservateurs mettaient en place un projet qui explorait les intersections entre mode et art et qui interrogeait déjà le concept de temps et de répétition, notamment avec l’exemple de La Chemise à la reine, tableau d’Élisabeth Vigée Le Brun réalisé en 1783 sur lequel Marie-Antoinette arborait l’équivalent d’une nuisette pour l’époque, suscitant une controverse du même ressort historique que le corset aux seins coniques de Madonna créé par Jean Paul Gaultier pour la tournée de l’artiste, Blond Ambition Tour, en 1990. Une preuve de plus, s’il en fallait, que dans le monde de la mode les dialogues entre les époques se mettent en scène et viennent nourrir un historicisme qui lui est propre.
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LA CHEMISE À LA REINE, TABLEAU D’ÉLISABETH VIGÉE LE BRUN RÉALISÉ EN 1783 SUR LEQUEL MARIE-ANTOINETTE ARBORAIT L’ÉQUIVALENT D’UNE NUISETTE POUR L’ÉPOQUE, AVAIT
SUSCITÉ
UNE
CONTROVERSE
DU
MÊME
RESSORT
HISTORIQUE QUE LE CORSET AUX SEINS CONIQUES DE MADONNA CRÉÉ PAR JEAN PAUL GAULTIER POUR LA TOURNÉE DE L’ARTISTE, BLOND AMBITION TOUR, EN 1990. UNE PREUVE DE PLUS, S’IL EN FALLAIT, QUE DANS LE MONDE DE LA MODE LES DIALOGUES ENTRE LES ÉPOQUES SE METTENT EN SCÈNE ET VIENNENT NOURRIR UN HISTORICISME QUI LUI EST PROPRE.
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RALENTIR LE TEM PS ? Cet historicisme du vêtement est au cœur même du thème de la prochaine exposition mode du Metropolitan Museum de New York. Pour fêter ses 150 ans, l’institution devenue des plus célèbres pour son MET Gala et son tapis rouge pavé de stars, propose de “réimaginer la chronologie continue et fragmentée de la mode”, comme l’indique Andrew Bolton le conservateur du musée, inspiré par le film Orlando adapté du roman de Virginia Wolf, dans lequel l’actrice Tilda Swinton entre dans un labyrinthe vêtue d’une robe française du xviii e siècle pour en ressortir avec une robe anglaise du xix e siècle : “Il n’y a pas de début, de milieu ni de fin. C’est un entre-deux. Pour moi, la mode c’est exactement la même chose. C’est le présent.” Une conception du temps qu’Andrew Bolton a en commun avec Walter Benjamin, essayiste et philosophe de la première moitié du xx e siècle qu’Emilie Hammen et Benjamin Simmenauer, professeurs à l’Institut français de la mode, évoquent dans leur ouvrage Les Grands Textes de la mode (éd. IFM - Regard, 2017) : “La citation est un moyen par lequel la simple succession des événements est dépassée, on accède à ce que Walter Benjamin appelle la transhistoricité. Dans la modernité artistique, la pratique de la citation devient consciente et délibérée. L’histoire chez Walter Benjamin est le produit d’un allerretour entre l’époque à laquelle l’histoire s’écrit et les époques qu’elle écrit.” En mode, le passé a définitivement intégré le présent. Et l’idée même de penser le passé est ce qui définit le présent de la mode. Ainsi le Metropolitan Museum s’appuie sur un intellectualisme (perceptible par les référents convoqués tels que le philosophe Bergson et, les années précédentes, Susan Sontag ou le penseur de l’orientalisme Edward Saïd) tout en mettant en scène un tapis rouge de stars qui affole les éphémères flashs dont les clichés ressuscitent ensuite sur la Toile : Zendaya en Cendrillon, ou Katy Perry en robe chandelier ne demandaient que peu
de retouches pour devenir les bases de mèmes internet, permettant à la mode de créer son histoire tout en marquant son époque et en jouant sur la notion d’éphémère et d’instantané. “La mode a toujours été fascinée par l’éphémère en tant que force de production et de consommations économiques, mais aussi en tant que pratique de représentations – puisque la mode a également célébré l’éphémère en tant que valeur culturelle”, analyse Marco Pecorari. En octobre 2019, Rick Owens transformait le Centre Pompidou en rave party et donnait toute sa grandeur à la dimension à la fois éphémère et intemporelle de la mode. Une tribu d’artistes vêtus de la dernière collection s’adonnait à des performances devant des tableaux d’Yves Klein ou de Miró, bien encastrés au mur. Mobilité du vêtement et immobilité des œuvres picturales se jouaient dans cette vitrine artistique proposée dans le cadre de la FIAC.
MÉM OIRE DIGITALE Cette glorification du passé a même atteint la sphère internet, permettant à tous les fans de mode de participer à ce grand récit fashion collectif et historique. Sur Instagram, le compte @unforgettable-runway d’Ilius Ahmed repêche les archives pré-internet des maisons de mode et travaille désormais avec des acteurs du luxe, obligeant ainsi les marques à repenser la valorisation de leurs propres archives et à les curater pour les réseaux sociaux, Instagram en tête. Figure de proue de cette mouvance, Virgil Abloh a par exemple fait sa propre rétrospective l’été dernier au musée d’art contemporain de Chicago où il montrait, au sein de son expo Virgil Abloh : Figures of Speech, des vidéos inédites, des meubles designés pour IKEA aujourd’hui sold-out, ou le tutu qui l’inspira pour créer la tenue de Serena Williams pour l’US Open 2018 – soit autant de moments qui permettent
d’alimenter l’espace de consommation d’une “mode-image” propre à Instagram, mais aussi de donner la sensation d’une histoire forte et fournie alors que le créateur officie seulement depuis quelques saisons, ce qui ne l’empêche pas d’avoir plusieurs dizaines de collaborations à son actif. “Nous sommes dans l’instantanéité et la rapidité. Cela impacte les rythmes de création et de la mode en général. Ce n’est plus l’ère de la réflexion, mais celle de la réaction, et tout le monde pense avoir voix au chapitre, s’exclame Alexandre Samson. Cela donne des choses intéressantes, mais aussi des désastres. La question des inspirations et la recherche des origines sont problématiques et virent à un jeu dangereux souvent contre-productif.” En Mars 2019, dans une interview accordée au New Yorker, Virgil Abloh réagissait aux critiques de Diet Prada, compte mode Instagram qui traque la copie et la fausse auto-citation chez les géants du luxe. Mis sur le banc des accusés, Abloh s’était alors défendu en citant son plus fidèle avocat : Marcel Duchamp, l’inventeur du ready-made. “C’est le présupposé légal qui valide ce que je fais”, expliquait le créateur qui avait alors intitulé sa collection Automne-Hiver 2018-2019 “Nothing New” (à juste titre). “L’univers créatif de Marcel Duchamp invite à décliner les principales sources d’inspirations, qu’elles soient picturales, littéraires, verbales… ou qu’elles consistent tout simplement à des reprises internes, des auto-citations”, écrit Françoise Le Penven dans la revue Études. Dans un monde numérique qui ne cesse de remixer et de répéter à vitesse grand V les codes existants, peut-on vraiment blâmer les créateurs de s’auto-citer et de partager et référencer leur propre histoire dans le but de réinventer la mode ? N’en parlons plus. C’est déjà du passé.
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KESIA : CHEMIS E E N L U R E X M I S S O N I , B O D Y E N D E N T E L L E C H A N T E L L E , PANTALO N E N G A B A R D I N E D E C O T O N A L A Ï A , M O C A S S I N S E N N U B U C K M IU MIU, BOUCLES D’OREILLES EN MÉT A L E T S T R A S S C H A N E L , C H O C K E R E N S T R A S S ET CEINT U R E E N S T R A S S E T S U É D I N E A L E S S A N D R A R I C H , P E N D E N T IF PERSONNEL. FREDDIE : V E S T E E T J U P E E N S A T I N D U C H E S S E E T S A N D A L E S E N S ATIN E T S T R A S S C H A N E L , T E E - S H I R T E N J E R S E Y C H RISTOPHER KANE, LUNETTES DE S O L E I L , C O L L A N T F A L K E E T B O U C L E S D ’ O R E I L L E S P E R S O N N E LLES.
PHOTOS TOBY COULSON. RÉALISATION ALICE LEFONS.
THE NEIGHBOURHOOD
OLIVIA : C H E M I S E E N S O I E E T D É B A R D E U R E N M A I L L E E T S E Q U I N S LO U I S V U IT TO N , PANTALON EN POL Y E S T E R L A C O S TE , M O C A S S I N S E N C U I R V I VI E N N E W E S TW O O D . MARIAN : T R E N C H - C O A T E N C O T O N M A T E L A S S É I M P R I M É J W A N D E R S O N , C H A U S S U R E S E N C U I R A G L , L U N E T T E S D E S O L E I L E N A C É TATE LO U I S V U IT TO N , BOUCLES D’OREILLES EN M É T A L E T S T R A S S C H A N E L , S A C E N C U I R LO N G C H A M P.
H A N N A H : R O B E E N S O I E J A C Q U A R D DIOR, BOTTES EN DAIM GUCCI, CHEMISIER CENCI VINTAGE. ROSAL I N D : M A N T E A U E N S O I E T U S S A H J A C Q U A R D D I O R , R O B E E N COTON MSGM, P A N T A L O N E N P O L Y E S T E R L A C O S T E , C H A U S S U R E S EN CUIR AGL.
N A USIKA : MANTEAU EN SATIN IM P R I M É C H R I S TO P H E R K A N E , C H E M I S E EN COTON B OT TE R , PULL-DÉB A R D E U R E T P A N T A L O N E N L A I N E A C N E S TU D I O S , CHAUSSURES EN CUIR A G L . C A L I : CHEMISE EN VISCOSE ET ÉC H A R P E C E N C I V I N T A G E , J U P E E N L A I N E E T B O T T E S E N CUIR CÉLINE PAR HEDI SLIM A N E , B O U C L E S D ’ O R E I L L E S “ S E R P E N T B O H È M E ” E N O R SERTI DE TURQUOISES ET PAV É D E D I A M A N T S B O U C H E R O N .
M A V I S : R O B E À S E Q U I N S E T C O L R O U L É EN LUREX VERSACE, SAND A L E S E N D A I M À C R I S T A U X C H A N E L , B O U C L E S D ’ O R E I L L E S E T C O L L I E R E N O R , C O R A IL E T D I A M A N T C A R T I E R , C O L L A N T F A L K E , L U N E T T E S P E R S O NNELLES. SORA Y A : M A N T E A U E N B R O C A R T E T C H E M I S E E N C O T O N L O U I S V U ITTON, BOTTES PERSONNELLES.
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ARTHUR : COS T U M E E N O R G A N Z A M A I S O N M A R G I E L A , C H E M I S E E N P O P E L INE DE COTON DRIES VAN NOTE N , B A S K E T S E N C U I R H O G A N , C H A P E A U D E P A I L L E C É L I N E PAR HEDI SLIMANE. B R U C E : C H E M I S E , V E S T E E T P A N T A L O N E N C U I R P A U L S MITH, FOULARD EN SOIE CÉLIN E P A R H E D I S L I M A N E , M O C A S S I N S E N C U I R L A C O S T E .
ESLE Y : R O B E E T P A N T A L O N E N P O L Y E S T E R , S A C E N C O T O N PLEATS PLEASE ISSEY MIY A K E , S A N D A L E S E N C U I R C A M P E R , C O L L A N T F A L K E , B I J O U X PERSONNELS. LAV I N I A : T U N I Q U E E T P A N T A L O N E N O R G A N Z A D E S O I E , CEINTURE EN CORDE FORTE F O R T E , B O D Y E N T U L L E S C H I A P A R E L L I , M U L E S E N C U I R A GL, BAGUE “PERROQUET” EN OR BLANC S E R T I D ’ U N E A I G U E - M A R I N E T A I L L E P O I R E , S A P H I R S B L EUS ET JAUNES, TSAVORITES ET DIAM A N T S B O U C H E R O N , C H A U S S E T T E S F A L K E , B R A C E L E T P E R S O N N EL.
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TALENTS ET MANNEQUINS : KESIA ET FREIA MAGNER, OLIVIA BELGRAVE-RUSE, MARIAN RUSE ET LAVINIA LOFTUS-CHEEK @ MILK, ELSEY XAVIER ET SORAYA MCGINLEY @ CDIRECTN, MAVIS HYDE, KHARRIS ET GOD WIN UBIARO, CALI WHITE @ 777, NAUSIKA KATSARMA, HANNAH GUIDARD , ROSALIND BARNEY ET MEGAN LYONS @ PRM, KATHLEEN LYONS, ARTHUR LAIDLAW @ MILK ET BRUCE LAIDLAW, CASPER HEDLEY CHATFIELD, LOUIS JASPER CHATFIELD, AND BRENDA CHATFIELD, MEG AND MANON COULSON. COIFFEUR : JOHNNIE BILES @ D+V MANAGEMENT. MAQUILLAGE : LINDA ANDERSSON AVEC LES PRODUITS M.A.C COSMETICS. CASTING : MIRO RAYNOV. SET DESIGN : CLARISSE D’ARCIMOLES. ASSISTANT PHOTOGRAPHE : ED PHILLIPS. ASSISTANTE STYLISTE : MAAME COOMSON. ASSISTANTES MAQUILLEUSE : LOUISE LINDER ET QUELLE BESTER.
JOURNALISTE ET AUTEURE, MARIE KOCK A IMAGINÉ UNE NOUVELLE INSPIRÉE DE LA SÉRIE MODE “THE NEIGHBOURHOOD” RÉALISÉE PAR LE PHOTOGRAPHE TOBY COULSON POUR MIXTE. LE RÉCIT D’UN QUARTIER IDÉAL OÙ LE SENS DE LA DÉSOBÉISSANCE SE TRANSMETTRAIT, DE GÉNÉRATION EN GÉNÉRATION, PAR LE VÊTEMENT. TEXTE MARIE KOCK.
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C’était le crissement des pneus sur le gravier qui l’avait réveillée. 3h52 du matin, ça ne pouvait être que son camion. Le cœur battant, Pauline s’était glissée hors du lit pour se faufiler derrière les rideaux à peine entrouverts, mais suffisamment pour avoir une vue correcte sur la rue pavillonnaire. Bon ben, c’était encore une fois pas la peine de frôler la crise cardiaque : la livraison n’était toujours pas pour elle mais pour une de ses voisines, qu’elle n’aimait pas en plus. C’est elle qui, à l’aurore, trouverait sur son perron le petit paquet enveloppé de papier de soie, avec les compliments de Mama Rosa inscrits en lettres déliées sur la carte en papier 450 g. C’est elle qui rentrerait tout auréolée de la joie d’être adoubée, accueillie, reconnue. C’est elle encore qui se pavanerait toute la matinée dans la chemise d’un autre temps choisie pour elle, s’arrêtant tous les deux mètres pour recevoir les félicitations de la communauté. Franchement, c’était injuste. Pourquoi les autres et jamais elle ? Quand la distribution avait démarré, Pauline avait été patiente. Son tour viendrait, elle en était sûre. Mais cela
faisait maintenant trois ans, sept mois et deux jours que les chemises étaient distribuées, au compte-gouttes mais de façon régulière, sans qu’elle n’ait jamais reçu le moindre bout de tissu. Qu’est-ce qu’elle faisait de travers ? Quand Mama Rosa avait donné sa première chemise, elle n’était alors que Rosa et les filles qu’elle croisait à l’épicerie, au café, à l’arrêt de bus, n’étaient pas encore “ses” filles. Ces dernières ne connaissaient même pas son nom. Rosa était la gentille vieille dame qui faisait partie du décor, celle qui souriait tout le temps, celle qui tenait la porte, celle qui laissait toujours un pourboire, celle qui faisait un brin de causette avec les commerçants et les adolescentes qui s’ennuyaient à l’arrêt de bus. On la voyait comme une femme qui avait toujours été une vieille dame, accro à la mise en plis et résignée aux journées où il ne se passait plus grandchose. Personne ne faisait l’effort de voir dans son visage calme et ridé les couches superposées d’une vie entière. Les boulots de merde enchaînés pour se payer une indépendance, qui n’avait rien de séduisant à l’époque. Ses mains abîmées d’avoir repoussé celles que les autres laissaient traîner partout. D’avoir conduit des bus clandestins direction la Belgique. D’avoir porté les pancartes avec les 343 salopes contre le coup d’État Pinochet, contre le Front national. D’avoir cuisiné et fait des lits propres et doux pour ceux que le monde préférait ne pas voir franchir ses portes. Ses yeux avaient vu le pire et le meilleur, et quand ils avaient commencé à fatiguer à force de s’ouvrir
THE NEIGHBOURHOOD
sur le chaos qui ne semblait jamais faire de trêve, Rosa avait décidé de se retirer dans cette petite banlieue pavillonnaire, loin des combats et proche de la forêt. “J’arrête”, se répétait-elle tous les matins devant sa glace, quand l’envie de manifester la prenait comme un besoin de tabac. Sauf qu’un matin, elle avait trouvé une jeune fille roulée en boule sur son perron, les vêtements déchirés, les yeux plus tristes que ne le seraient jamais ceux de Mama Rosa. La vieille dame avait fait ce qu’elle savait faire de mieux : se taire, laisser l’autre reprendre son souffle, l’entourer des attentions qu’on réserve aux frères et aux sœurs qu’on ne connaît pas encore. Et déclencher les hostilités. C’est pour l’aider à franchir la porte du commissariat que la vieille dame s’était séparée de sa première chemise, celle qu’elle avait portée pour son premier convoi belge. C’est à ce moment-là que Mama Rosa s’était mise à vider ses placards pour réunir ses chemises de combat en une pile bien droite. Pour identifier les rebelles qui s’ignoraient, les insoumises du quotidien, les insurgées du réel, Mama Rosa se fiait
à ce qu’elle entendait dans la queue du supermarché, sur les bancs du square, dans la salle d’attente du médecin. Toutes ces femmes qui avaient l’âge des filles ou même des petites-filles qu’elle n’avait jamais eues, qui se sentaient inadaptées dans un monde dont elles ne comprenaient pas les règles, qui avaient honte de leur colère diffuse. Au départ, Mama Rosa ne signait pas ses envois. Elle racontait seulement, en une ligne, la révolte à laquelle avait participé la chemise. Mama Rosa n’avait pas besoin de retour, elle se contentait de la fierté anonyme et quasi maternelle de voir ses chemises portées par des femmes qui redressaient les épaules. Mais la banlieue pavillonnaire eut vite fait de frémir de l’histoire la plus excitante depuis l’ouverture du multiplex. Il ne fallut pas longtemps au voisinage pour dresser la liste des bénéficiaires, remonter jusqu’à la première chemise et baptiser leur Bonne Samaritaine Mama Rosa. Une fois identifiée, la matriarche s’était résignée à apposer sa signature au bas de ses messages. D’un côté, elle était touchée d’avoir été reconnue comme une Mater Familias, pas très orthodoxe certes mais Mater Familias quand même. Mais de l’autre, elle n’était pas aussi sûre d’apprécier sa célébrité de quartier, les regards pleins d’attente, les gestes empressés pour lui porter ses courses ou lui filer la meilleure place dans le bus, et les sourires appuyés des jeunes femmes qu’elle croisait désormais. Et elle avait beau avoir resserré ses critères de sélection, elle commençait surtout à être à court de chemises.
3h53. Après le passage du camion, Pauline n’avait pas pu se rendormir. Jusqu’à 5 heures, elle avait observé le plafond, de 5 à 6, elle avait fixé son café en fumant des clopes, de 6 à 7 elle avait bloqué sur la fuite du robinet de sa baignoire en laissant l’eau refroidir. Mais à 8 heures, elle était habillée, les niveaux d’adrénaline refaits, et déterminée à aller tambouriner à la porte de Mama Rosa. Qui lui ouvrit évidemment l’air affable, comme si l’arrivée de l’inconnue n’était pas aussi hostile qu’une descente du FBI. “Je vous préviens, Mama Rosa, je ne suis pas là pour beurrer les tartines. J’ai attendu pendant des mois, j’ai toujours été gentille, souriante, j’ai essayé du mieux que j’ai pu de ne pas être jalouse, envieuse, d’être comme celles qui ont eu grâce à vos yeux, mais j’ai bien réfléchi, et vos histoires de chemises, c’est de la merde. Vous créez de la compétition entre nous, vous nous obligez à vous plaire, et on est là, comme des imbéciles, à attendre d’être vues, élues, sauvées par je ne sais laquelle de vos interventions divines. Non merci, je ne veux pas de gâteau et pas de café non plus. Ce que je veux, c’est vous dire que je n’ai pas besoin de vous, ni de personne, ni d’un foutu bout de tissu pour comprendre que je ne souhaite pas être une favorite et que je suis déjà une version complète de moi-même.” Mama Rosa reposa son bout de cake, se servit une nouvelle tasse de thé, laissa son visage mémorial se fendre d’un sourire satisfait et lui prit la main : “Chère enfant, il semblerait bien que vous ayez gagné ma dernière chemise. Vous la voulez maintenant ? Sinon je peux vous la faire livrer cette nuit”.
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M A S Q U E RADE PHOTOS TUNG WALSH. RÉALISATION MÉLANIE HUYNH.
R O B E E N O R G A N Z A E T C H A P E A U E N F E U T R E E T G R O S - G R A I N CHANEL.
TEE-SHIR T E N C R Ê P E D E S O I E E T R O B E E N S O I E C H L O É , MUL E S E N C U I R A M I N A M U A D D I , C R É O L E S E N A R G E N T R H O D I É STATEMENT. P A G E D E D R O I T E : T U N I Q U E E N S O I E E T T U L L E , BRASSIÈR E E T C E I N T U R E E N S O I E , B R O C H E E N L A I T O N E T M O C A S S INS EN CUIR L O U I S V U I T T O N , B O U C L E S D ’ O R E I L L E S E N V E R M E I L E T B A G U E E N V E R M E I L E T A R G E N T C H A R L O T T E C H ESNAIS.
RO BE E N R É S I L L E V O I LETTE BRODÉE DIOR, MULES E N P V C A M I N A M U A D D I , CRÉOLES EN ARGENT RH O D I É E T B A G U E S E N A R G E N T R H O D I É E T D I A M A N T S S T A T E M E NT.
R O B E E N C R Ê P E D E S O I E , E S C A RPINS EN C U I R E T S A C E N C U I R E T T O I L E MONOGRAMMÉE GUCCI, COLLIER ET BAGUES EN OR, D I A M A N T S E T P E R L E S D E L F I N A D E LETTREZ.
CARDIGAN ET CHEMISE EN L U R E X , D É B A R D E U R E N C O T O N , J U P E E N D E N T E L L E IMPRIMÉE MISSO N I , C H E V A L I È R E S E N O R R O S E E T B L A N C À D I A M A N T S , E T BAGUE EN OR ET DIAMANTS DAVID YUR M A N , E S C A R P I N S E N C U I R V E R N I M A N O L O B L A H N I K .
PULL-BODY EN MAILLE D O D O B A R O R , R O B E E N V I S C O S E F O R T E F O R T E , M U L E S E N CUIR NAPPA ET LUNETTES DE SOLEI L E N A C É T A T E B O T T E G A V E N E T A , C H E V A L I È R E S E N O R R O SE ET BLANC À DIAMANTS, BAGUE EN OR E T D I A M A N T S D A V I D Y U R M A N .
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RO B E E N T U L L E B RODÉ DE PAILLETTES ET CRIS T A U X , C A R D I G A N E N T U L L E ET CRISTAUX GIORGIO ARM A N I , M U L E S E N P V C A M I N A M U A D D I .
ROBE E N C O T O N P R A D A , B R A C E L E T S E N O R P O L I L E G R A M M E , B R A C E L E T E T B A G U E S E N O R , D I A M A N T S E T P E R L E S D E L FINA DELETTREZ.
CORS E T E N S O I E E T G R O S - G R A I N O L I V I E R T H E Y S K E N S , J U P E E N ORGANZA DE SOIE ET CEINTURE EN C U I R H E R M È S , E S C A R P I N S E N S A T I N G I A N V I T O R O S S I , C R É O L E S E T B A G U E S E N A R G E N T R H O D I É E T D I A M A N T S S T A T EMENT.
MA N TE AU E N S O I E E T L A INE ISSEY MIYAKE, ROBE EN V O I L E E T B A L L E R I N E S E N C U I R M I U MIU, COLLIER ET BAGUES EN O R , D I A M A N T S E T P ER L E S D E L F I N A DELETTREZ, LUNETTES DE SOL E I L E N M É T A L A L E X A N D E R M C Q U E E N . P A G E DE DROITE : ROBE EN GEORGETT E D E S O I E B R O D É E A L T U Z A R R A , BRACELET ET BOUCLE D’OREI L L E EN ARGENT RHODIÉ E T D I A M A N T S S T A T E M E N T . M A N N EQ UIN : SAR AH BR A N N O N @ O UI M A N A G E M E NT. CASTIN G : CO RIN N E LISCIA . COIFFU R E : C H RISTO P H HAS E N B EIN @ O P E N TALE NT. M A Q UILLA G E : G R EG O RIS @ CALLISTE PARIS . O P ÉR ATEU R DIGITAL : O LIVER N E W M A N . ASSISTA NT P H OTO G R AP H E : D AVID FA N FA NI. ASSISTA NTE STYLISTE : M A N O N HVEJS EL SAR R O N .
PHOTOS MATTHEW BROOKES. RÉALISATION BILL MULLEN. R O B E E N C O T O N N O I R B R O D É , M O C A S S I N S E N C U I R D E VEAU CRÈME L O E W E , B A S E N L A T E X N O I R D A W N A M A T R I X , C A G O U LE ET GANTS E N L A T E X N O I R , C O I F F E D E N O N N E E N L A T E X N O I R E T B L A N C HOUSE OF H A R L O T , C O L L I E R P E N D E N T I F E N M É T A L A R G E N T É S L I M BARRETT.
TR I NI TY
HANNAH : CAMISOLE EN LAINE NOIRE, SOUTIEN-GORGE EN TULLE NOIR ET MANCHES EN SOIE NOIRE, DÉBARDEUR EN JERSEY BLANC, JUPE LONGUE EN SOIE NOIRE PLISSÉE À VOLANTS EN CUIR ET CHAUSSURES EN CUIR NOIR VERA WANG, COLLIER EN MÉTAL SLIM BARRETT , COIFFE DE NONNE ET GANTS EN LATEX NOIRS HOUSE OF HARLOT , BAS EN LATEX NOIR DAWNAMATRIX. NYA : VESTE DE COSTUME ET JUPE LONGUE EN LAINE NOIRE, CHAUSSURES EN CUIR NOIR VERA WANG, COLLIER EN MÉTAL SLIM BARRETT, COIFFE DE NONNE ET GANTS EN LATEX NOIR HOUSE OF HARLOT. DIPTI : ROBE FENDUE EN FAILLE DE SOIE NOIRE, VESTE DE COSTUME EN LAINE NOIRE ET CHAUSSURES EN CUIR NOIR VERA WANG, COLLIER EN MÉTAL SLIM BARRETT , COIFFE DE NONNE ET GANTS EN LATEX NOIR HOUSE OF HARLOT , BAS EN LATEX NOIR DAWNAMATRIX.
CHEMISE ET JUPE E N C OTON NOIR IMPRIMÉ POIS BLANCS DRIES V A N NOTEN, CAGOULE ET G A N TS EN LATEX BLANC, COIFFE DE NONNE EN L ATEX BLANC ET NOIR HOUSE OF HARLOT, C O L L IER EN MÉTAL SLIM BARRETT.
HA NN A H : R O B E E N SO IE N O I R E G U C C I , MO CA S S I N S E N C U I R VE RN I N O I R À B O U C LE EN M É T A L D O R É R O G ER VI VI E R , C O I F F E E T GA NT S E N L A T E X B L ANC ET N O I R H O U S E O F HA RL O T , C O L L I E R EN LA IT O N B R I T T B O L T ON, BA S E N L A T E X B L A N C DA WN A M A T R I X . NY A : R O B E E N S O I E NO IR E G U C C I , CO IF F E E T G A N T S EN L A T E X N O I R E T BL AN C H O U S E O F HA RL O T , B A S E N L ATEX NO IR D A W N A M A T R I X , MO CA S S I N S E N C U I R VE RN I N O I R À B O U C LE EN M É T A L D O R É R O G ER VI VI E R , C O L L I E R EN LA IT O N B R I T T B O L T ON. PA GE D E D R O I T E : RO BE , C H E M I S E ET C H A P E A U À VO IL E T T E E N C O T O N BL AN C M A I S O N MA RG I E L A , C E I N T U RE ET P E N D E N T I F E N MÉ TA L A R G E N T É S L I M BA RR E T T , C O I F F E ET GA NT S E N L A T E X H O USE OF H A R L O T .
H A N N A H : I M P E R MÉABLE E N P O L Y E S T E R NOIR, C H E M I S E E N COTON B L A N C E T C H A U SSURES D E B O X E NOIRES E N N Y L O N E T GOMME L O N G C H A M P , C O IFFE ET G A N T S E N L A T E X NOIR H O U S E O F HARLOT, C O L L I E R E N B O ULES DE V E R R E S L I M B ARRETT, B A S E N L A T E X NOIR D A W N A MATRIX. D I P T I : C O M B I -SHORT E N P O L Y E S T E R NOIR, C H E M I S E E N COTON B L A N C , C H A U S S URES DE B O X E N O I R E S E N NYLON E T G O M M E , C E INTURE E N C U I R NOIR L O N G C H A M P , C O I FFE ET G A N T S E N L A T E X NOIR H O U S E O F HARLOT, C O L L I E R E N B O ULES DE V E R R E S L I M B ARRETT, B A S E N LATEX N O I R D A W N AMATRIX, P O R T E - J A R RETELLE C H ANTELLE.
ROBE-CAPE EN É L ASTHANNE NOIR ET C U ISSARDES EN CUIR N A PPA STRETCH NOIR B ALENCIAGA, BAVOIR, B A NDEAU ET GANTS EN L A TEX NOIR HOUSE OF H ARLOT, COLLIER EN M É TAL SLIM BARRETT. PAGE DE DROITE : ROBE EN POPELINE DE COTON BLANC LANVIN, CORSET, GANTS ET BANDEAU E N LATEX NOIR HOUSE OF HARLOT, COIFFE EN GAZE DE COTON BLANC HEATHER HUEY, COLLIER EN MÉTAL ET CRISTAL BRITT BOLTON.
RO B E E N C O T O N TE C H N I Q U E N O I R BO T T E G A V E N E T A , BO D Y E N L A T E X BLANC DA W N A M A T R I X , G A NTS ET C O I F F E E N L ATEX BL A N C H O U S E O F HA R L O T , C O L L I E R EN MÉ T A L P L U T O N I A BLUE.
R OB E N O I R E E N C UI R A S Y M É T R I Q U E À B RO D E R I E S D E R AP HI A E T C H A U S S U RES E N CU I R N O I R J I L S AN DE R , F O U L A R D E N L IN N O I R H E A T H E R H UE Y, B A N D E A U E T G AN TS E N L A T E X N O IR H OU SE O F H A R L O T , C OL LI E R E N M É T A L E T CR I S T A L B R I T T B OL TO N , B A S E N L A TEX N OI R D A W N A M A T R I X . P AG E D E D R O I T E : N YA : R O B E E N C O T O N B LA NC F O R T E F O R T E , C OI FF E E N L A T E X N OIR E T BL A N C E T G A N T S EN L AT EX B L A N C H O U S E OF H AR LO T , C O L L I E R E N L AI TO N B R I T T B O L T ON, B AS E N L A T E X N O I R D AW NA M A T R I X . D IP TI : C H E M I S E E T J UP E- P O R T E F E U I L L E EN C OT ON B L A N C F O R T E F OR TE , C O I F F E E N L AT EX B L A N C E T N O IR, B AV OI R E T G A N T S E N L AT EX B L A N C H O U S E OF H AR LO T , C O L L I E R E N L AI TO N B R I T T B O L T ON, B AS E N L A T E X N O I R D AW NA M A T R I X . H AN NA H : C H E M I S E E T JU P E E N C O T O N F OR TE F O R T E , C O I F F E E N LA T E X B L A N C E T N OI R E T G A N T S E N L AT EX B L A N C H O U S E OF H AR LO T , C O L L I E R E N L AI TO N B R I T T B O L T ON.
R OB E E N T R I C O T À V OL AN T S E N M A I L L E F IL ET , C E I N T U R E E N C UI R À B O U C L E M É T AL A LE XA N D E R M C Q U E E N , C OI FF E E T G A N T S E N LA T E X H O U S E O F H AR LO T , C O L L I E R E N CR I S T A L B R I T T B OL TO N . P AG E D E D R O I T E : R OB E E N S O I E B L A N CHE À B RO C H E E N M É T A L N OI R E T B L A N C L O U IS V UI TT O N , , B O D Y E T B AS E N L A T E X N O I R D AW NA M A T R I X , B A N D E AU E T GA N T S E N L A T E X N OI R S L I M B A R R E T T , C OL LI E R P E N D E N T I F EN M ÉT AL S L I M B A R R E T T.
H A N N AH : GILET EN S O I E ET PANTALON E N C O TON NOIRS ANN D E MEULEMEESTER, B A S K E T S EN NÉOPRÈNE NOIR ET BLANC C H R I S T I A N LOUBOUTIN, C O I F F E ET GANTS EN L A T E X N OIR, BANDEAU E N LATEX BLANC H O U SE OF HARLOT, C O L L I E R PENDENTIF EN M É T A L S LIM BARRETT. D I P T I : DÉBARDEUR E T JUPE EN SOIE N O I RE, DÉBARDEUR E N C OTON NOIR ANN D E MEULMEESTER, B A S K E T S EN NÉOPRÈNE NOIR ET BLANC C H R I S T I A N LOUBOUTIN, C O I F F E ET GANTS EN L A T E X N OIR, BANDEAU E N LATEX BLANC H O U SE OF HARLOT, C O L L I E R PENDENTIF EN M É T A L S LIM BARRETT, P O R T E-JARRETELLE C H ANTELLE, BAS EN LATEX NOIR DAWNAMATRIX.
HANNAH : VESTE EN G A BARDINE DE SOIE ÉCRUE MIU MIU, B O D Y ET BAS EN LATEX NOIR DAWNAMATRIX, M O CASSINS EN CUIR V E R N I NOIR À BOUCLE E N M ÉTAL DORÉ ROGER VIVIER, BANDEAU EN LATEX BLANC, C O I FFE ET GANTS EN L A T E X NOIR HOUSE OF H A RLOT, COLLIER EN M É T AL BRITT BOLTON. D IPTI : MANTEAU EN COTON NOIR PRADA, B O D Y EN LATEX BLANC ET BAS EN LATEX NOIR DAWNAMATRIX, M O CASSINS EN CUIR V E R N I NOIR À BOUCLE E N M ÉTAL DORÉ ROGER VIVIER, BANDEAU EN LATEX BLANC, C O I FFE ET GANTS EN L A T E X NOIR HOUSE OF H A RLOT, COLLIER EN M É T AL BRITT BOLTON.
CAMISOLE ET JUPE EN SOIE BLANCHE, P ANTALON EN LAINE N OIRE ET SOUTIENGORGE EN MACRAMÉ B EIGE JW ANDERSON, B A NDEAU ET GANTS EN L A TEX NOIR HOUSE OF H ARLOT, COLLIER EN M É T AL BRITT BOLTON, B A SKETS EN NÉOPRÈNE BLANC CHRISTIAN LOUBOUTIN. PAGE DE GAUCHE : CHEMISIER EN G EORGETTE DE SOIE L AVÉE NOIRE, MINIS HORT ET CEINTURE E N CUIR NOIR SAINT L A URENT PAR ANTHONY V A C CARELLO, BANDEAU E T GANTS EN LATEX NOIR HOUSE OF H ARLOT, COLLIER EN MÉTAL ET CRISTAL BRITT BOLTON.
RO B E - B U S T I E R E N OR G A N Z A G R I S B RODÉ DE S T R A S S E M P O RIO AR M A N I , C O I F F E , BA V O I R E T G A N T S EN LA T E X N O I R H O U SE OF HA R L O T , C O L L I E R EN MÉ T A L S L I M B A R RETT. PA G E D E D R O I T E : ROBE EN G E O R G E T T E D E SOIE CR È M E C H L O É , B O DY ET BA S E N L A T E X N OIR DA W N A M A T R I X , M A RY JA N E E N C U I R B LANC MA I S O N M A R G I E L A, CO I F F E E T G A N T S EN LA T E X B L A N C H O USE OF HA R L O T , C O L L I E R EN MÉ T A L B R I T T B O LTON.
R O B E E N P O P ELINE DE C O T O N E T S A NDALES EN C O R D E V A L E N TINO, COLLIER E N M É T A L B R ITT BOLTON, C O I F F E E T G ANTS EN LATEX H O U S E O F H A RLOT, BAS E N L A T E X D A WNAMATRIX. MANNEQUINS : DIPTI SHARMA ET NYA GATBEL @ ELITEMODELS, HANNAH ELYSE @ FUSION MODELS NYC. COIFFURE : CLAUDIO BELIZARIO. MAQUILLAGE : AYAMI NISHIMURA @ STATEMENT ARTISTS. ASSISTANT COIFFEUR : KARL PAYTON. MANUCURE : BERNADETTE THOMPSON. ASSISTANTES MAQUILLEUSE : TA MING CHEN ET DANIELLE WILLIAMS. OPÉRATEUR DIGITAL : PHILIPP PAULUS. ASSISTANT PHOTOGRAPHE : TEDDY. ASSISTANTS STYLISTE : SEAN NGUYEN, SIDNEY MUNCH ET UMI JIANG. CASTING : EDWARD KIM @ THE EDIT DESK. RÉGISSEUR : MICHAEL DICARLO.
TR I NI TY DÉTOURNER L’IMAGERIE RELIGIEUSE ET INTERROGER NOTRE RAPPORT AU DIVIN ET À LA CHRÉTIENTÉ EST PROBABLEMENT L’UNE DES PREMIÈRES FORMES DE DÉSOBÉISSANCE ADOPTÉES PAR LA POP CULTURE. ALORS QUE LE PHOTOGRAPHE MATTHEW BROOKES ET LE STYLISTE BILL MULLEN ONT IMAGINÉ POUR MIXTE UNE SÉRIE MODE DANS LAQUELLE DES NONNES À L’ALLURE BDSM DÉAMBULENT DANS LES RUES BONDÉES DE NEW YORK, RETOUR EN DATES SUR LES ŒUVRES LES PLUS MARQUANTES DE L’HISTOIRE QUI ONT FLIRTÉ AVEC LE BLASPHÈME.
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TEXTE DANIEL HILTGEN.
1988 DEAL DE LA TENTATION
1930 DE L’OR SURRÉEL En pleine période de Grande Dépression, le réalisateur espagnol Louis Buñuel sort son long métrage L’Âge d’Or, dans lequel un évêque est défenestré et où l’on voit le Christ sortir d’une orgie. Qualifié dès sa sortie d’anticlérical et d’antibourgeois, le film aux images choc sera interdit pendant plusieurs années et considéré comme l’une des premières œuvres majeures du courant artistique surréaliste.
1966 JÉSUS SUPERSTAR Dans une interview au Evening Standard du 4 mars 1966, John Lennon, alors membre du groupe The Beatles, exprime ses positions sur l’évolution du christianisme, expliquant que la religion dans les années 1960, et plus particulièrement au Royaume-Uni, n’a plus la même importance dans la vie des gens qu’auparavant, notant au passage : “Aujourd’hui, nous sommes plus populaires que Jésus”. Ces propos vont provoquer une vive polémique : aux USA, particulièrement dans les États conservateurs et religieux du Sud, les disques du groupe sont brûlés en public par des foules d’anciens fans. Dans plusieurs pays de forte culture chrétienne (Mexique, Afrique du Sud), les chansons des Beatles sont interdites de diffusion radiophonique.
1979 W HERE IS BRIAN ? À la fin des années 1970, le collectif humoristique anglais des Monty Python sort le très controversé Monty Python : La Vie de Brian, parodie potache de la vie de Jésus. Dès sa sortie en salles, les critiques fusent. L’association Festival of Light tente d’empêcher le visa d’exploitation, sans succès. Mais le film sera interdit dans certaines municipalités anglaises, en Italie jusqu’en 1990 et en Norvège jusqu’en 1987.
Fin des années 80, Martin Scorsese réalise La Dernière Tentation du Christ, qui “ose” avancer que Jésus aurait aspiré à une vie d’homme. L’œuvre sera même à l’origine de l’attentat du cinéma SaintMichel à Paris : un incendie criminel, dans la nuit du 22 au 23 octobre 1988, déclenché par un groupe intégriste catholique, rattaché à l’église SaintNicolas-du-Chardonnet, qui voulait protester contre la projection du film.
1989 PRIÈRE DE NE PAS TOUCHER En pleine acmée mondiale de célébrité, Madonna provoque son premier scandale majeur lié à la religion. Dans le clip de son tube mythique “Like A Prayer”, elle porte sur ses mains les stigmates du Christ, embrasse la statue d’un Jésus noir et mime l’orgasme en plein milieu d’une église, aux chants d’une chorale gospel. Une façon de s’attaquer au puritanisme, au racisme, au Ku Klux Klan et aux abus policiers envers les Noirs (pointant du doigt des siècles de discriminations raciales). Scandalisées par les paroles ambiguës du morceau et par les images ouvertement érotiques de son clip, les communautés chrétiennes du monde entier hurlent au blasphème. Le pape Jean Paul II appellera même à bannir la chanson des ondes italiennes.
1991 KISS QUE C’EST QUE ÇA ? L’amour est-il plus fort que la religion ? En 1991, le photographe italien Oliviero Toscani connu pour ses publicités choc réalisées pour la marque Benetton récidivait avec Kissing-nun, une photo montrant une nonne embrassant un curé. Scandale en Italie et en France. 17 ans plus tard, en 2008, les affiches de l’exposition Controverses à la BnF de Paris, qui reprennent la création de Toscani, sont arrachées dans le métro parisien.
1999 RIEN DE NEUF Avant le passage au millénaire, Maurizio Cattelan créait son œuvre intitulée La Nona Ora : une sculpture représentant le pape Jean-Paul II allongé au sol, écrasé par une météorite, entouré d’éclats de verre dispersés sur un tapis rouge. Le titre fait référence à l’heure de la mort du Christ sur la Croix, la neuvième heure selon la théologie chrétienne. Notamment exposée à la Zacheta National Gallery of Art de Varsovie (Pologne) pays d’origine du pape canonisé, l’œuvre a failli être vandalisée par un homme politique polonais “au nom de la dignité du Saint-Père” obligeant la directrice du musée, Anda Rottenberg, à démissionner en 2001.
2011 PISSE AND LOVE Jésus est amour, mais ça dépend des jours. En 2011, l’artiste Andres Serrano expose à Avignon Immersion (Piss Christ), une photographie de 1987 qui montre un crucifix plongé dans de l’urine. Blasphème ultime pour les catholiques intégristes qui vandaliseront l’œuvre avec un marteau et un tournevis en criant “Vive Dieu !”. Pour l’artiste américain, sa création “n’est en rien blasphématoire. Elle condamne simplement ceux qui abusent de l’enseignement du Christ pour leurs propres fins ignobles”.
2020 N ON NE OF YOUR BUSINESS Et si une prochaine polémique liée à une œuvre jugée blasphématoire émergeait cette année ? C’est sans doute ce qui risque d’arriver avec la sortie du film Benedetta de Paul Verhoeven dans lequel l’actrice française Virginie Efira incarne la nonne lesbienne Benedetta Carlini, qui fut emprisonnée pendant près de 40 ans par l’Église à cause de son homosexualité. Il se murmure déjà que Benedetta pourrait être présenté au Festival de Cannes. Bref, tous les ingrédients nécessaires à une bonne recette scandaleuse, comme l’industrie du cinéma sait en faire.
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PHOTOS CAMERON POSTFOROOSH. RÉALISATION CHRISTOPHER MAUL.
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T EE-SH IRT EN M AIL LE IM PRI MÉE KAK I À M OTI F ZÈ BR E B L E U M A R I N E S A L L Y L A P O I N T E , J UPE-SACOCHE EN SOIE NOIRE AND REA S KRO N THA L ER F OR V IVI E NN E W E S T W O O D , S A C E N C U I R E T P O I LS IMPRIMÉ ZÈBRE TOD’S, BOTTES EN CUIR PYTHON SAINT LAURENT P AR AN THO NY VA CCA REL L O, BOU C LES D’O R EI L L E S N O I R E S E N C O T O N E T N Y L O N I SSEY MIYAKE, SHORT PERSONNEL.
RO BE -BU S TIE R EN CRÊ P E G E O R G E T T E E T B O T T E S E N C U I R P Y T H O N SAINT LAURENT PAR ANTHONY VACCARELLO.
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DISOBEDIENCE
EDITOR’S LETTER
FRO M
A MOVING LANGUAGE NEW STAR OF CONTEMPORARY DANCE, BELGIAN CHOREOGRAPHER AND DANCER CHRISTIAN YAV HAS IN ONLY A FEW YEARS TIME GIVEN A QUASI-POLITICAL DIMENSION TO BODY LANGUAGE. TEXT ANTOINE LECLERC-MOUGNE. PHOTO JOHNNY KANGASNIEMI. RÉALISATION GABRIELLA NORBERG.
One evening at his home in Brussels, five-year old Christian Yav begins jumping about in every direction, doing cartwheels with unbelievable dexterity out of thin air. Witnessing their son’s raw talent, his adoptive parents propose that he take up gymnastics. A few years later, Christian moves on to rhythmic gymnastics and then acrobatics, before finally dedicating himself to entrechats at the age of 16. After a few years of rather “commercial” dance classes, in 2010, comes a break-through moment: Christian goes to a performance of Le Sacre du Printemps by Maurice Béjart: seeing this man cross the stage diagonally with big wings on his back, he witnesses a whole new way of moving and expressing oneself. At that very moment, he knows that he and contemporary dance are forever bound: “I’ve always had this hunger for dance,” he confides. “I’ve always known that it was made for me.” Within a few years, Christian takes a series of courses, competitive exams and accelerated studies at the University of the Arts in Amsterdam until he establishes himself as the new rising star of contemporary dance in Belgium and the Netherlands, both solo and in companies. Yav’s strength? Being able to integrate into his dance, choreography and movements – sometimes syncopated, dislocated, jerky, sometimes rounded, fluid, almost elastic – statements that question notions of identity, intersectionality and inclusiveness. A singularity that has already enabled him to show his creations internationally in such prestigious venues as the Palais de Tokyo, to win several major dance awards and to pose and/or walk the runway for various fashion brands and magazines (Hercules, Dazed & Confused, Bass Couture, Bottega Veneta). He recently took part in the music video for the French singer Yseult’s single “Noir”, when already another internationally renowned American artist (whose name we unfortunately can’t divulge at the moment) has called on him for a collaboration.
MIXTE. At what point did you know that dancing would be an inseparable part of your life? CHRISTIAN YAV. From a professional point of view, I think it all started when I participated in the TV show So You Think You Can Dance in 2011. Ever since I was a kid, I would watch the
American version of the show. I was a total fan. In 2009, a Dutch-language version was released in Belgium and the Netherlands. I had to wait two years to participate, because you had to be 18 years old. In the end, I made it into the top 14. That’s when I really started to take dancing seriously, if I can pinpoint a moment. During the filming, I met several dancers who were already at university and I became friends with some of them. They introduced me to the right people and I went straight into the second year of an accelerated program at the University of the Arts in Amsterdam where I was able to start creating my own performances, both alone and with other students. We were creatively feeding each other, which was new to me.
M . What do you get out of dancing that you can’t get anywhere else?
C. Y. When I dance, I free my body and mind, I connect with myself. It allows me to get out of reality, to take shelter in my own bubble when I need to. Over the years, I think I’ve found my own body language. One that corresponds to me, that has become like a signature and that today allows me to show myself as I am, as authentically and honestly as possible. When I arrived at the university and would dance from morning to night, even though I was neither in my home town nor in my native country, it was the first time I felt so completely at home. I was able to take advantage of an encouraging environment where I could start developing my own art and blossom, especially from the moment I started freelancing in 2016, after having worked for a dance company for a few years.
M . It was during this period that you created your first show, They/Them (2018), which you have just finished touring internationally and for which you were awarded the Leo Spreksel Award and the BNG Bank Dance Price in the Netherlands. Can you tell us more about it? C. Y. They/Them is like a physical translation, between female and male gestures, of emotions incited by racism, queerphobia and toxic masculinity. I created this show with Sedrig Verwoert, a dancer friend I met on the show So You Think You Can Dance. As people of colour who are discriminated against
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daily, we both felt it necessary to offer a work that really resembled us. Through our movements and choreography, we wanted to convey our condition and the complexity of our identity, which is undeniably marked by intersectionality. They/Them was also a way of offering another type of representation that gives a different vision of the world of dance. In general, it is a milieu that remains predominantly White, and Black dancers have very few models to identify with or references that correspond to them. Perhaps with this performance, Sedrig and I have finally brought another type of narrative with which part of the younger generation can identify in turn. With this project, which has garnered a large amount of reaction and introspection, I understood that dance has the power to break down barriers and deconstruct prejudices; it enables a healthier conversation about social issues.
of the current problems come from. In the end, today, intersectionality has become a central element of my work.
M. They/Them is also partly a work against queerphobia. Would you define yourself as queer? C. Y. Absolutely. I identify as a queer person, whether it’s in my relationship to gender or sexuality: I love people in general, I love human beings. To be able to put names to different forms of sexuality and gender today is a very good thing but, paradoxically, it continues to feed a society that insists on defining and labelling everything. Whether we like it or not, we continue to put people in boxes. That’s why I particularly appreciate the term “queer”, which remains fairly broad, open and free to interpretation and into which many people can fit regardless of their gender, identity or sexuality.
M. How do you view the acceptance of M.
You were just talking about intersectionality. When did you first become familiar with this term? C. Y. I discovered the concept of intersectionality in October 2017, after being invited to participate in a symposium on Black aesthetics in dance and ballet, during Black Achievement Month (an annual Dutch event dedicated to Black Achievers, aiming to give attention to the contribution of Black figures in Dutch society, editor’s note). From then on, I wanted to know more. So I read and educated myself on the subject by diversifying my reading and source materials. This allowed me to understand where many
queer identity today?
C. Y. There is obviously still a lot of work to be done. And perhaps even more so now that queer visibility is increasing. In recent years, we have seen more and more queer people represented in the media and in culture, that’s a fact, but in the end the real issues and the real stakes are only being dealt with on the surface. It’s the same pattern with racism. On the other hand, I think what’s particularly strong today is that minorities – although I don’t like this term – have taken possession of their own narrative. They know why they are here, what they have to do, what they have to share, what they have to say.
M. What exactly did you want to
“DANCE HAS THE POWER TO BREAK DOWN BARRIERS AND DECONSTRUCT PREJUDICES; IT ENABLES A HEALTHIER CONVERSATION ABOUT SOCIAL ISSUES.”
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talk about with your other project in 2018 called N****Swan, which was presented at the Boijmans van Beuningen Museum in Rotterdam? C. Y. The museum had reached out to Sedrig and me. At the time, the team was looking to produce performances around a large exhibition of Rubens’ paintings that they were hosting. With Sedrig, we finally decided to dance and create something around The Recognition of Philopoemen, because the great white swan that’s represented in this painting left a great impression on us. When we saw it, we made the connection with the singer Blood Orange and his album
Negro Swan which had just come out. The album is an ode to humanity, but above all it’s a hymn to Black people, to their beauty and aesthetics. That’s precisely what we wanted to convey through this performance, which took place in front of the painting in question. But it was also a way for us to transform the museum into a more inclusive place and to show the Black body in a space where it is not used to moving or expressing itself. The proof is that there were about 40 paintings by Rubens on display, and of these, only one depicted a Black man. And what’s more, in the legends of the other paintings everyone and everything is cited, humans, animals, fruits, and yet the Black man, who was central in this painting, was not named...
M . In 2018, you also danced for the Aidsfonds, an association fighting AIDS, in their prevention campaign video. Would you say that you are an activist? C. Y. Am I an activist because I bring up issues around identity, queer acceptance, gender, inclusivity and diversity in my dance? I don’t know. It’s a term I don’t use too much to define myself. But if being an activist is simply about educating oneself, learning, transmitting and then fighting for and defending your own rights, then yes, I guess I am.
M . What themes do your future projects focus on?
C. Y. I’m already working on my next creation, which will be called Zygote. I don’t know yet if it will be a stage performance or if it will take the form of a video. In either case, I will have the possibility to talk about my roots and my connection with my biological family as an adopted child. Zygote is the egg cell resulting from the union of two gametes after fertilization. The beginning of life. I can see creating movements to represent my father on one side, and in a second phase, others to represent my mother, all to the music of Burt Alcantara’s album Zygoat. The fusion of these two sets of movements will be me. I really see this next project as a rebirth, a second birth that will allow me to redefine my values, my standards and my identity. www.christianyav.com
THE EVIL OF ANIMALS AS GOODS PIONEER OF ETHICAL VEGAN MEN’S FASHION, JOSHUA KATCHER HAS PUBLISHED A POIGNANT BOOK ON ANIMAL EXPLOITATION IN THE CLOTHING INDUSTRY AND ITS DISASTROUS ECOLOGICAL IMPACT. A CONVERSATION WITH A TRUE
© Alexi Lubomirski
INSTIGATOR OF CHANGE IN THE
Vegan since the age of twenty-two, Joshua Katcher is no stranger to animal activism. After creating the first ethical lifestyle website for men, The Discerning Brute, in 2008, he launched the first men’s vegan, ethical fashion brand, Brave GentleMan, in 2010, and recently co-founded a vegan cheese factory. Former professor at the Parsons School in Paris, lecturer around the world, and lobbyist in the U.S., Joshua Katcher is active on all fronts. With his new book, Fashion Animals, he is once again trying to alert people to the evils of an industry that is much more cruel than it appears. The fruit of veritable research and archival work, this meticulously documented and illustrated examination explains the reign of animal materials in the fashion world and our astounding disconnection from supply chains, shedding light on the chasm between the fantasy constructed and conveyed by the fashion industry and the reality of production. Joshua Katcher extends a sort of invitation to disobey the classic rules and standards imposed by the manufacturing and production of the fashion industry despite our own growing interest in sustainable and ethical fashion.
MIXTE. You’ve been vegan since you were 22 years old. What brought about this initial change? JOSHUA KATCHER. I first became interested in where my food came from in the 90s, when the club I belonged to in high school bought a hectare of rainforest to protect it. We later learned that it had been burned, probably illegally, and cleared for pasture. I remember being absolutely bewildered when I realized that precious forests were being destroyed to make some poor quality burgers. For me, the idea of a more empathetic and just world simply makes sense, and it is something we should fight for and work for no matter our domain. Animals want to live, just like you and me. Their ability to have a social and inner life is still underestimated, as is their ability to suffer. I see sustainable fashion as a way to create and express a visual identity that correlates the beauty of a garment or accessory with the beauty of its production.
FASHION INDUSTRY.
M . How did you get into ethical fashion? J. K. I started writing about fashion
TEXT OLIVIA SORREL-DEJERINE.
in 2008 with my blog The Discerning Brute, a pioneer in the vegan lifestyle
for men. Then I made my first shoe collection in 2010 to fill a gap in the market. I was looking for men’s shoes that were beautiful, elegant and classic, and I couldn’t find any that were also vegan, so I decided to make them. What motivated me to stay in fashion and develop my brand is what the industry does to animals. The scale and history are unimaginable: we talk about billions of individuals confined, imprisoned, manipulated and killed every year, species extinction, extermination campaigns and sociopolitical scandals. And this reality is intentionally hidden behind carefully constructed marketing and press relations focused on aesthetics. When I was an assistant professor at the Parsons School, I spent about five years researching and writing my first book, Fashion Animals, about how and why animals have been exploited in fashion, but also about the systems and ideologies that keep people participating in and financing this invisible cruelty and violence.
M . Your involvement began over ten years ago. Why do you think people are still so unaware of the problem? J. K. I don’t think people are indifferent to animals (most people would say that they “love” them). It’s mostly because they have no idea how a piece of clothing – like a fur coat or a wool sweater – is made and what it requires. I think that when people who are generally compassionate find out about cruel acts that are perpetrated on such a large scale, it causes a change in attitude. Today, real cruelty is deliberately concealed, even though it is at the very centre of transforming living beings into raw materials for fashion. This is never used as a selling point. The anguish, pain, fear and strife of animals struggling against being controlled and killed is a story that is avoided by marketing. Abject practices – such as the anal electrocution of foxes or the swelling of snakes to death, either way with an air compressor or a garden hose both used for the sale of their skins – are considered normal in this industry, though they would never be highlighted in an advertisement. M . In 2010, you launched Brave GentleMan. What are the main challenges when you are a fashion brand that is vegan and ethical?
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J. K. There is a growing interest in vegan fashion. A recent study conducted by Lyst, analyzing the preferences and behaviours of approximately 80 million consumers over a one-year period, showed that the appeal of sustainable, vegan fashion is growing. The desire for a brand like mine is therefore present, but the challenges for a small label are the lack of resources (human and financial) and in being an outsider, you are potentially seen as a threat to the status quo. Another challenge is combating the idea that vegan materials are cheap or of poor quality. There is a tendency to put animal materials on a pedestal, to make them a model of quality and luxury, meanwhile there are more and more innovations and cruelty-free alternatives that are far superior to them, both in terms of performance and durability.
M. You refer to your clients as “citizen investors”. Why is it so important to change the way consumers see themselves? J. K. I really don’t like the term “consumer”, which I equate with being a passive receptacle. For me, buying fashion is an act of investment as a citizen. Citizens are active and participate in shaping procedures and structures. We put our money into systems that we want to see prosper. So if we buy low-end clothing made of cruel and toxic materials, that’s exactly what will be continued to be offered to us.
M. Why is it so difficult for brands to move away from materials originating from animals? J. K. It’s a complex problem that is situated at the intersection of psychology and history. In addition to the deep-rooted beliefs about the rights of mankind over animal bodies, there are perceptions deriving from sumptuary laws on exotic furs and skins from the Middle Ages and the Renaissance, where only the most powerful and wealthy possessed them. Over time, certain animal materials became synonymous with success and power. There is also a long history of humans using animal materials to survive in harsh climates. People often use this argument to justify their desire to continue wearing these materials. Ultimately, the reason why it is so complicated for so many brands and designers to stop using animal materials
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for their products is an inability to imagine living in a world where animals are not considered objects.
M . What are some of the current and future technologies to avoid using animal-derived materials? J. K. These are what I call “circumfaunal” materials. In other words, that which makes it possible to circumvent the use of animals. For example, the company FUROID™ is currently growing furs and wool in a laboratory without any animals being introduced into the process. In Paris, Ecopel™ is developing the furs of the future from plastic extracted from the oceans, and KOBA™ uses coconut oil and corn to make furs. In the USA, Bolt Threads™ synthesizes a Microsilk™ from silk proteins without using spiders or worms. In New Jersey, Modern Meadow is perfecting its bio-printed leather Zoa™ – a leather grown in a laboratory from yeast. Around the world, companies such as Provenance, Geltor, AMSilk, Spiber and Vitro Labs are all working on bio-fibre protein technology using emerging systems such as cell farming and biomanufacturing.
M . What do you think is the solution to speed up the change?
J. K. Incentives, opportunities and data. We need to encourage the use of emerging ethical materials. We need grants, awards and programs to praise students and young designers who want to use sustainable and cruelty-free materials. The guardians of fashion culture need to welcome this wave of small, struggling brands that use these new technologies and help them access better resources. We need systems that can help established brands make the transition to superior materials and more data on the impacts of these materials.
M . You suggest that the culture of masculinity is promoting cruelty and preventing sustainable fashion from taking hold. J. K. Absolutely. My next book will deal with this issue. At a systemic level, many of the principles of mainstream masculinity stand in the way of a more compassionate and sustainable world. Empathy, kindness, caring for animals, ecosystems, other people, even one’s own health, are things
that have traditionally been equated with false stereotypes of female sentimentality and weakness. Fashion is also popularly regarded as a feminine activity, and therefore not a serious one. So in the context of a patriarchal culture that rewards dominant masculinity, sustainable and ethical fashion is often ignored, from the retail shop to the legislator’s office. Our culture tends to excuse, celebrate and reward various forms of brutality, and to ridicule, shame and punish kindness and compassion. For many people still, vegan food and fashion are seen as a sacrifice of power and pleasure.
M. What do you think of the involvement of French brands in sustainable fashion? J. K. France plays a significant historical role in the perception of what is desirable in fashion. That’s why it’s so exciting to see French companies like KOBA emerging. There are fantastic vegan fashion boutiques like Manifest011, and of course some of the big luxury brands that are committing to going off fur and exotic skins. The world needs the French to help set an example and make ethical fashion cool and appealing.
such as fashion, and a very visual book is much more appealing to visually oriented people.
M . What did you find out as you went along in your research? Were you surprised? J. K. I realized just how many incredible animal species have been put on the brink of extinction because of fashion trends. Until then, I didn’t fully see the role that romanticized malice played in the luxury market, the psychology of a certain contagious magic (adopting the characteristics of animals that we find attractive via our own egos by wearing their corpses) or the expression of royal, imperial power narrated through the display of exotic animal materials. Nor did I understand how cruel and appalling the killing of snakes for the exploitation of their skins is. I was also shocked to discover English advertisements at the turn of the 20th century for vegan shoes and fake furs labelled “hygienic” or “humanitarian”, and to find that there was even a “human clothing league” at the time. It turns out that the desire for a cruelty-free wardrobe is not so new!
M. What is your goal with Fashion Animals?
J. K. My goal is to deconstruct certain fantasies about our love of animals in a society that systematically tortures and kills millions of animals every year for fashion, as well as our near total disconnection from supply chains. In my opinion, certain images and advertisements in which live animals are used to promote designs made of animal materials (lambs to sell wool, dogs to show off fur...) reveal an impossible desire and a myth that goes back a long way in terms of how humans see and consider themselves among other living beings on Earth.
M. Your book is based on a large number of archives. Why was it essential to build your work on these images and representations of animals? J. K. It was an irrefutable way of proving the existence of the ideologies I’m trying to bring to light. Many images illustrate this contradiction between the dead animals we wear and the animals we say we love. Moreover, the people who really need to read this book are those who work in creative industries
“THERE IS A TENDENCY TO PUT ANIMAL MATERIALS ON A PEDESTAL, TO MAKE THEM A MODEL OF QUALITY AND LUXURY, MEANWHILE THERE ARE MORE AND MORE INNOVATIONS AND CRUELTY-FREE ALTERNATIVES THAT ARE FAR SUPERIOR TO THEM.”
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AT A TIME WHEN OUR SOCIETY IS FULL OF TWEETS AND VIDEOS OF INFLUENCERS AND YOUTUBERS, BLOGGING AND VLOGGING HAS TRANSFORMED AS A FORM OF RESISTANCE. THE PROOF: A MAKEUP TUTORIAL THAT HAS BECOME A MILITANT TOOL ON THE INTERNET. TEXT PIERRE D’ALMEIDA.
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viewer to use bronzer or a manicure video that deals with both top coat and the marketing of empowerment. Her idea: to use the supposed incompatibility between make-up and political subjects to transform the tutorial into an activist tool. “Doing make-up, which nobody really thinks can be something political (at least as it is presented on mainstream beauty channels), is entertaining because it’s unexpected. But in fact, the more I do it, the more I realize that the format of the tutorial lends itself to the dissemination of political ideas.” And with good reason: since the explosion of the format, others before Clementine have tried to politicize it. In 2013, Taylor Smith’s Feminist Makeup Tutorial explained how to make an eyeliner line “so sharp it could kill a man” and promoted a lipstick shade called Smash The Patriarchy No 2. Three years later, Filipino-American actress Tess Paras applied an ultra-pale under-eye concealer all around her eyes called Veiled White Supremacy and advised viewers to make up their lips “until they look like a chapped anus” in a Make Your Face Great Again Tutorial aimed at turning her into Donald Trump. In 2018, in her T&P make up look video, the youtube artist Sailor J denounced the inaction of American politicians in the face of gun violence in the United States and their propensity to send their “thoughts and prayers” after each shooting rather than take any real action to prevent them from taking place.
LET’S GET POLITICAL
But if make-up trends such as the cut crease, glass skin and the Trophy Wife Life product from Fenty Beauty are relatively recent, the introduction of political discourse into supposedly frivolous content is not new. For Crystal Abidin, anthropologist of web cultures and author of Microcelebrity Around The Globe: Approaches To Cultures of Internet Fame (Emerald, 2018), “these youtube women are taking after a practice that has already existed in women’s forums, where internet users hid secret messages in public posts visible to all to protect themselves from potential aggressors. A well-known example is that of women discussing recipes for cooking or education, but when you read between the lines, you realize that they are talking to each other about domestic violence.” According to the researcher, by increasing the length of messages posted on their site from 140 to 280 characters in 2017, Twitter has also contributed to an
CODED MESSAGES Clementine Boucher had “a bad paying job and awful hours in the service industry” before she started on YouTube. “I watched beauty tutorials during my breaks to pass the time,” she says. “I remember a video that explained how to get rid of under-eye dark circles. When I saw that, I figured the only way to get rid of mine was to get rid of my job.” Today, Clementine, a French actress based in London, professes her ideas on the Combabe Clem channel (a contraction of the words “comrade” and “babe”, one of many ways of making socialism more attractive) at the same time as she gives her make-up tips. The result: a video in which she applies gradient shades of ochre and orange on the eyelids of a friend while discussing with him the inextricable links between capitalism and depression; a tutorial that calls for a rent payment strike while inviting the
© DR
THE BEAUTY AND THE FIST
If all you know about the app Tik Tok is a stream of videos of idle teenagers recreating Hollywood blockbusters from their bedrooms with a sheet and three pieces of tape, you’ll certainly find it hard to imagine being banned from the platform because of one’s ideas. According to Feroza Aziz, that’s what happened. At the end of November, the American teenager put up a video on the app that went viral: a tutorial on how to curl your eyelashes, which after a few seconds turned into a message of awareness about the situation of the Uighur in China, a community persecuted by the central government and subjected to torture in detention camps. Though the video is up and running on all the platforms where it has been reposted, Feroza is blocked from accessing her account. Tik Tok’s explanation: “a moderation error”. The app claims that it was doing a clean of accounts with sensitive content at that moment. And because she had posted a satirical video featuring a picture of Bin Laden earlier in the month – on a different account, but from the same phone – Feroza had to go. Coincidence? Tik Tok belongs to the Chinese tech giant, ByteDance, and has for months been suspected of pursuing an aggressive censorship policy towards its users in order to protect Beijing’s interests. Seem anecdotal to you? It is actually indicative of a more global trend at work on the internet: make-up videos turning into a political forum that are posing a potential threat to the established power.
expansion of women’s activism under the guise of frivolity: “The first lines of a tweet can play on stereotypes to encourage men to disregard the tweet, while the following ones bring up a more political subject”. For example, last September Caitlin Walton of Norvell beauty tweeted the following message: “So what kind of primer do you use when you put on your foundation? – Okay, girls, now that the men are gone, when are we going to have a parity government?” But for Sarah Banet-Weiser, Head of Media and Communications at the London School of Economics and a specialist in gender portrayal in the media, it’s also because make-up (how it’s supposed to be worn, who’s not allowed to wear it, who shouldn’t be seen without it, etc.) is intrinsically political that tutorials have become a militant tool: “Early in the online world, make-up tutorials were a way for (mainly) women to be visible in an environment from which they were often excluded. The relatively low barriers of entry onto social networks gave them opportunities they didn’t have elsewhere. And in response to major cultural changes around the world, social networks themselves have also become more political. Creators are responding to these changes; and because their focus is visibility and face, it makes sense that they address other cultural issues that relate to visibility: ethnicity, sexuality and colourism, for example”. In this vein, the African-American youtube artist Jackie Aina posted a video on her channel two years ago called I Don’t See Color-A Makeup Tutorial, filmed in black and white in which she used makeup to dismantle the rhetoric that some people “don’t pay attention to skin colour”. In the middle of the video the tutorial moves to colour, and it becomes clear that she has used too light a shade of concealer, too red of an eyebrow pencil and an overly purple tone of lipstick, proving that colour does matter, and that ignoring it would amount to ignoring the reality of racism.
FUCK THE SYSTEM (KIND OF) The new darling of the American left, Alexandria Ocasio-Cortez is passionate about skincare and loves make-up. The day after a parliamentary debate broadcast on TV in June 2018, the Democratic representative of the 14th district of New York tweeted the reference of the lipstick she had worn the day before which had been “requested many times” (a Stay All Day from Stila in the shade
of Beso). In Knock Down the House, a documentary that follows the electoral campaign of the four Democratic candidates for US Congress released on Netflix in May 2019, she was filmed in the middle of a baking session (a technique borrowed from drag queens, which aims to “bake” concealer with powder to make it last longer). In January 2018, while still in the field, she detailed the steps of her skincare routine in her Instagram story (“a mix between K-beauty and scientific consensus”). In the following slides, she also recommended a list of her favourite speakers (“Martin Luther King, Bobby Kennedy, Lincoln, Dolores Huerta, Angela Davis, Shakespeare”) to an Internet user “not interested in beauty routines”, thus proving – to those who didn’t already know it – that caring about one’s appearance and being interested in politics are not necessarily incompatible. But what about the discourse according to which make-up is nothing more than the glittering arm of the patriarchy, and that promoting it would be 1/ in contradiction with any desire to denounce capitalism and 2/ a supremely anti-feminist act? For Combabe Clem, the reality is more complex: “It is undeniable that the beauty industry is abusive, from the production process to the standards it sets and the ideas it sells. That’s why on my channel, I never mention the brands I use, and I don’t encourage anyone to buy anything. But for me, make-up is not intrinsically patriarchal or capitalist. I think that beauty has also been used to empower people, such as trans or non-white women who have fought to change social norms through the use of makeup (via online awareness campaigns such as #UnfairAndLovely or #PrincessesOntOfHair)”. For Sarah Banet-Weiser, the question of the radicality of a make-up tutorial does not really come up: “I think each of us carries the legacy of the patriarchy within us because we live in a patriarchal society. Of course the consumption of major brand products supports capitalism – it’s a commodity that exists because of capitalism. On the other hand, the tutorial itself should not be our only way of understanding politics – it’s what goes beyond the tutorial that has political potential. Tutorials focus on the individual consumer, and we need to move into the collective for social change to really happen. The socialist beauty tutorial is a beginning of politicization, not an end in itself”.
CAN(‘T) RELATE But in the same way that brands are generally reluctant to take sides, do professional youtubers – who have made their ability to be “relatable” and close to their subscribers a source of regular income – have an interest in taking a political stand? To risk the disavowal of part of their audience by showing themselves to be a bit invested? Yes, says Crystal Abidin, for whom playing it safe would no longer be the best strategy today. “The web is populated by people belonging to the Z generation who grew up on an Internet shaped by woke, cancel and callout culture. There is a kind of generational movement to be as political as possible, even if the way in which this political awareness is practiced is not necessarily effective (based on trends, hashtags, fads of the moment, etc.).” To be an influencer or a youtube beauty who has no opinion on anything and tries to please everyone doesn’t work anymore. For Sarah BanetWeiser, “Social networks allow a different form of reach than television – for whom appealing to the greatest number is essential – and many people watch creators whose political opinions reflect their own. Nevertheless, there is always an imperative to accumulate numbers in this attention economy: likes, followers, etc. Which could mean that the most successful beauty influencers are the most acceptable to a wider audience.” The ideal compromise for content creators in search of meaning but who care about their likes: to take up a relatively consensual cause such as the protection of the planet or animals. “If you want to rekindle the flame of your online presence, cultivate a niche, getting interested in a new social cause can be a turning point in your career and a way to attract a new audience,” says Crystal Abidin. “It may be seen as something hypocritical, but it’s part of political branding.” In France, the youtuber EnjoyPhoenix (nearly 4 million subscribers) – once known for her traditional tutorials and HAUL videos (in which she showcased her purchases from fast-fashion brands) – has for several years now been particularly involved in raising awareness about responsible consumption patterns. Recipes for homemade household products, “anti-Black Friday” purchases made in second-hand shops and the video “Should we stop taking air travel?” – is all content significantly less dangerous for her brand than a video like “15 reasons to participate in the general strike movement”.
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LAST SEPTEMBER, THEBE MAGUGU WAS THE FIRST AFRICAN DESIGNER TO RECEIVE THE LVMH PRIZE. THE 27-YEAR-OLD DESIGNER BASED IN JOHANNESBURG SEEMS DETERMINED NOT TO LET IT GO TO HIS HEAD AND TO CONTINUE TO GROW HIS BRAND WITHIN HIS NATIVE COUNTRY. TEXT PIERRE D’ALMEIDA.
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FABRIC SUPPLIER, ATELIER, FACTORIES: EVERYTHING STILL HAPPENS IN JOHANNESBURG.
Northern Cape News Network, he explained how he spent hours watching the fashion shows of these houses (LVMH, of course) on Fashion TV as a child - his work is nonetheless resolutely African (in February 2019, he also launched Faculty Press, a zine created to celebrate “the brilliant minds of the South African artistic scene”). From his fabric supplier to the atelier that makes his pleats to the two factories that produce his tailoring and soft clothing, everything still happens in Johannesburg – which can sometimes be problematic. In May 2019, the designer told Vogue Business how difficult it can be to meet his orders: “Before I can even accept, I have to call and ask, ‘Do you have fifty yards of this?’ And I’m often told no. So I’m forced to change my designs and fabrics to be able to create my collection.” The support Thebe expects from the LVMH Prize, beyond the 300,000 euros and a year of mentoring from one of the world’s largest fashion groups, is above all logistical: “I’m not going to lie, there are challenges in terms of infrastructure and the system,” he explained at the reception of the prize. “But the promise is there. There is so much talent in my country. My mission as a designer is to show the world that the whole production cycle can be done inside the country. It’s very easy to import to South Africa, but exporting your designs is more complicated. LVMH knows how to get a product where it needs to go.” The first step on the road to the greater recognition of the work of JoBurg’s craftspeople is its partnership with the company Verisium, which integrates a microchip into each item in the Prosopography collection, so that the buyer can then discover, via an application, the stages of manufacturing of the piece, photos of the craftspeople who took part in it, and of course the story of Jean, Ruth, Elizabeth, Tertia, Jean and Helen.
© Travys Owen pour Thebe Magugu
OVER THE RAINBOW
Johannesburg, May 19, 1955. Jean Sinclair, Ruth Foley, Elizabeth McLaren, Tertia Pybus, Jean Bosazza and Helen Newton-Thompson meet for tea. On the agenda, a parliamentary reform bill that would allow the National Party to increase its number of senators and eventually amend the South African constitution. Determined to fight this takeover, these six women set up the Women’s Defence of the Constitution League. This movement would later become known as the Black Sash, in reference to the black scarves they wore during demonstrations (signifying their mourning of the constitutional rights taken away from black and mixed-race South Africans under the amendment). All the way until its abolition, these women remained a powerful force in opposition to apartheid. Sixty-four years later, it is the work of these white women that inspired black South African designer Thebe Magugu, born less than a year before the abolishment of apartheid, to create Prosopography, his Spring-Summer 2020 collection, which won the LVMH Prize in September. Since the creation of his brand in 2016, Thebe, who studied design and fashion photography at LISOF Fashion Design School in Johannesburg,has always taken inspiration for his work from education itself, giving each of his collections the names of courses taught at university (“prosopography” is the comparative study of the biographies of members of a social and historical group in order to bring out their common characteristics). Geology, for Spring-Summer 2017, was imbued with references to fishing and hiking, drawing on the young creator’s personal unease, his need for space and his desire to escape the city and his daily life. The prints in the Autumn-Winter 2018 Home Economics collection (the course dedicated to “domestic life”, historically geared towards women) explored the feminine condition and misogyny in South Africa today, along with bright tones for coats, dresses and suits alluding to the colours of household product containers. In African Studies, his Spring-Summer 2019 line presented in London as an installation called Dawning, the designer mixed traditional South African elements with contemporary cuts. While Thebe Magugu cites Louis Vuitton, Givenchy and Dior as his inspirations – in an interview with the
WHICH WAY THE WHISTLE BLOWS #METOO, PANAMA PAPERS, NSA, IMPEACHMENT... THIS PAST DECADE HAS PACED ITSELF AT THE RHYTHM OF POLITICAL AND SOCIETAL SCANDALS EXPOSED BY WHISTLEBLOWERS. A PHENOMENON TO WHICH THE FASHION © Dan Kitwood—Getty Images
INDUSTRY, KNOWN FOR ITS ABUSES OF POWER, IS NO EXCEPTION. TEXT MARTA REPRESA.
At the end of November 2018, a man named Christopher Wylie was invited to speak at the BoF Voices event, a fashion conference organised each year by the Business of Fashion website. Neither a designer, model or influencer, this trendy young millennial (glasses, neon hair, flashy clothes) may not ring a bell, but he is nevertheless behind the revelation of the FacebookCambridge Analytica affair, one of the biggest personal data theft scandals of recent years. But why would a techsavvy whistleblower start talking about clothes? Simply because the British data analysis company Cambridge Analytica – for which Christopher Wylie worked as a research director – was approached in 2016 by Donald Trump’s team seeking to convince potential future voters to vote for the businessman. As a result, the firm relied (among other things) on fashion brands “liked” by Facebook users in order to better understand their psychological profile and thus build algorithms that would tip them over to the Republican candidate. A detailed point-by-point demonstration by the whistleblower to his audience confirmed the previously unsuspected link between our clothing choices and our political choices. “As I listened to him speak, I remember firstly wondering what the relationship between fashion and politics could be. It was really his way of looking at things and sharing them that intrigued me,” says Imran Amed, founder of the Business of Fashion website, who invited Christopher Wylie to participate in his conference. Today, the young man’s presence on stage is more than just an anecdote: it symbolises a protest movement that is increasingly present in fashion, personified by whistleblowers who are somewhere in between style and politics. A good example of this is Christopher Wylie’s new job, who as an expert in data fashion, was recruited by H&M in February 2019 as a consultant and research director. At the announcement of his appointment, Ulrika Isaksson, spokeswoman for the Swedish fast fashion giant, told Bloomberg: “Christopher’s main task will be to help H&M better understand its customers, products and the market in general, but he will also have to support the ethical and sustainable work of artificial intelligence”. Has the whistleblower become a new kind of fashion muse? In 2018, the magazine
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Dazed & Confused interviewed Shahmir Sanni, a former fashion designer who blew the whistle on the budgetary irregularities of Vote Leave, the proBrexit campaign. Also, for the cover of its Spring 2019 issue, the British magazine chose Chelsea Manning, a former US military analyst and whistleblower who had sent WikiLeaks documents on the war in Afghanistan. It’s not just the fact that all these political whistleblowers with a passion for style have been dubbed as trendsetters, but the fashion world itself is seeing the emergence of whistleblowers ready to denounce the abuses of an industry whose dubious practices have too often gone unpunished.
IN-HOUSE ON FIRE For the past three years, fashion, like other entertainment industries, has ceased to be immune to the many scandals revealed by its own industry professionals, having to face up to investigations on how it operates. At the end of July 2019, Virginia Roberts Giuffre confided in journalist Julie K. Brown of the Miami Herald about the rapes she suffered at the hands of billionaire Jeffrey Epstein, a close friend of Leslie Wesner (owner of Victoria’s Secret) who was later also accused of having sexually assaulted the model Alicia Arden in 1997 during his attempted interference in the model selection process for the lingerie brand. A case revealed by Time magazine that would have caused, among other things, the outright cancellation of the famous fashion show last year. A few months earlier, at the beginning of 2018, several models disclosed to journalists Vanessa Friedman, Matthew Schneier and Jacob Bernstein of the New York Times about the systematic sexual harassment perpetuated by photographers Bruce Weber, Mario Testino and Greg Kadel. The same was true at the Boston Globe, where journalists Jenn Abelson and Sacha Pfeiffer had collected testimonies from numerous models about the alleged sexual assaults by stylist Karl Templer. In short, sealed-lips are finally opening up and investigations are starting to be taken seriously. This has not always been the case, as Julie Zerbo, lawyer and founder of The Fashion Law website points out: “For a very long time, people in the fashion world did not speak out for fear of retaliation. On
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the one hand, brands and major media often include confidential arbitration, non-disclosure and non-disparagement clauses in their contracts. On the other hand, sending formal warnings has become more and more systematic. The inequality between individuals and companies and conglomerates is enormous, which can quickly discourage potential whistleblowers.” Fashion is also a unique microcosm, very different from other industries. Articulated by a complex power system comparable only to that of the Court of Versailles, it has been dominated by an elite operating on the strictest codes of silence for a very long time, a way of functioning born of and nourished by the particular relationships between the various stakeholders in the field.
THE NEW GENERATION “Unlike in film or politics, people working in fashion spend their lives together. Designers, PR, journalists and photographers have dinner together, go on holiday together... As a result, the boundaries are blurred,” says Dana Thomas, an American reporter based in Paris, known for her work with the Washington Post and author of Fashionopolis, which will be published in French by De Boeck Supérieur in May. She adds: “Stylists and editors in fashion magazines also have consulting roles for certain brands. And then there’s the weight and pressure of advertisers. All of this leads to more conflicts of interest. Until now, if people in positions of power were aware of certain abuses, they didn’t react. Worse, they became accomplices.” Perhaps the most striking example is that of Terry Richardson. In 1995, Ingrid Sischy published a vitriolic essay on the photographer in The New Yorker. At the time, his reputation as a sexual predator was well known. And yet, it took another 22 years for Condé Nast to stop working with him. Today, in the midst of the normalization of the liberation of speech, the situation is changing: “People are talking more and more, even when they are aware of the consequences,” says Julie Zerbo. This unprecedented eloquence is often delivered via the voice of a generation that entered a disoriented labour market after the financial crisis of 2008. Excluded from the privileges and financial security of their elders, aware of social issues (racism, sexism, harassment), millennials finally cracked
THE FASHION WORLD ITSELF IS SEEING THE EMERGENCE OF WHISTLEBLOWERS READY TO DENOUNCE THE ABUSES OF AN INDUSTRY WHOSE DUBIOUS PRACTICES HAVE TOO OFTEN GONE UNPUNISHED.
and began exposing the injustices of the profession. “For these newcomers, it’s no longer a question of fashion with a capital ‘F’. It’s simply an industry whose unacceptable behaviour must be denounced,” says Thomas. To do this, these new whistleblowers have spoken to the press, but above all they have set up their own watchdog system using social networks. The pioneer? Diet Prada, founded by Tony Liu and Lindsey Schuyler – who started their Instagram account in December 2014 with two images of similar coats signed by Raf Simons and Prada – and which, in less than four years, has become the establishment’s worst nightmare, not only with its accusations of copying, but also by relaying stories of abuse, harassment or cultural appropriation.
BREAKIN G THE SILENCE Others have begun to take the path made by fashion whistleblowers. The anonymous Instagram account Shit Model Management, originally dedicated to memes about models’ lives, ended up sharing some of the industry’s most sordid stories. The same goes for model Cameron Russell: in the space of a few months, she became a reference in terms of whistleblowing and activism both on the internet and IRL. Most known nowadays for posting chilling
testimonials of anonymous victims of the fashion industry on her profile, she had already raised the issues of misconduct in the clothing industry in 2013 by participating in one of the famous Ted Talk conferences. The video of her speech entitled “Appearance isn’t everything. Trust me, I’m a model” now has over 15 million views on Youtube. Similarly, casting director James Scully took to Instagram to denounce the demands of certain brands to not be sent Black models, as well as the intolerable practices of his colleagues Maida Boina and Rami Fernandes. In an Instagram post published at the end of February 2017, he recounts how the latter two “made 150 girls wait on the stairs by telling them that they had to stay there for three hours and that they couldn’t leave”. In his post, Scully adds, after describing the accused as “serial abusers”: “As usual (Maida and Rami) went to lunch and turned off the lights on the stairs (...); the girls could only use the light on their mobile phones. It was not only sadistic and cruel, but dangerous. Many of the girls I talked to were traumatized”. Obviously, this new method of whistleblowing is not accepted by everyone and may even involve risks. “Social networks are much more immediate than the traditional press, and reach more people. It’s a double-edged sword,” explains Julie Zerbo. “While Instagram, Twitter and other platforms encourage people to talk, the spoken word, which is often put into the hands of inexperienced people and which, moreover, passes through the filter of personal profiles, produces a narrative that is more emotional than factual. It lacks the army of fact-checkers, editors, publishers and legal counsel of a newspaper”. A sometimes dangerous cocktail that can lead to errors, false accusations, intimidation by third parties and, in the long run, the undermining of the movement’s credibility. This is why, today, accounts offering a platform for whistleblowers of all kinds are on guard themselves and are attempting to reinforce their practices.
BACK PEDDLIN G “Our sources are our subscribers. We always try to check their info, and if something looks fishy, we don’t publish it,” explains the anonymous collective behind Estée Laundry, the beauty equivalent of Diet Prada, who, last
January, reconsidered its methods after publishing personal info on Brandon Truaxe, founder of cosmetics brand Deciem, who recently passed away. “It was a big mistake on our part,” admits the collective. “To this day, Since that incident, we’ve never shared personal information on our account.” Diet Prada has already found itself in similar situations, such as publishing personal disputes with creators such as Stefano Gabbana. The duo (who did not respond to our interview requests) has also been controversial, because of their professional ties with brands such as Prada and Gucci, who advertise on their account during Fashion Week. “The question here is whether or not we want to reproduce the mistakes of the establishment that we’ve been trying to denounce... And nastiness on a personal level, it’s really not cool,” admits Dana Thomas. Beyond the few errors and failures of a still new and shaky anti-vigilante system, the code of silence and threats still seem to have the power to shut the mouths of whistleblowers. Six days after publishing a blacklist with more than 300 names of problematic industry professionals, the anonymous model behind the @shitmodelMgmt account felt compelled to erase it: “I was not only blackmailed into taking legal action, but also my family and I were physically threatened. I was afraid”. While an alarming testimony, it’s unfortunately hardly surprising, in an industry that continues to see whistleblowers as bad for business. “Nothing has changed,” Thomas frankly admits. “And nothing will change until these generations leave their positions of power.” Journalist and ex-model Edward Siddons summed it perfectly in an op-ed published in Dazed in January 2018: “To focus on a few individuals is to miss the point. The reason there is so much abuse is that fashion has created a sub-proletariat that makes the system work, but is silenced and in a state of constant precariousness. [...] For things to change, the kingmakers have to disappear and power has to be redistributed. The process is not going to be a pleasant one.” Holding the industry accountable and creating a network that gives voice to those who have never had one may only be a beginning, but it is a growing movement. Is it a revolt? No, Sire, it is a revolution!
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FRENCH-SPEAKING
The childhood of Marie-Pierra Kakoma oscillated between Europe and Belgium. Born in Congo, she joined her Rwandan mother and her younger sister at the age of 5 in Belgium, where they were politically exiled. At 9 years old, her family reunited in a Rwanda barely recovered from the genocide. The sharpminded little girl, whose parents are both doctors, began to find refuge in knowledge. At the age of 15, she and her sister returned alone to Belgium to continue their studies. There, music took over her body and soul, she dropped out of college to pursue it, and consequently her parents cut her off. While everything seemed to be going against her (she ended up sleeping on the street for four months), she stayed true to her course despite all odds, as the Belgian rap star Damso encouraged her to do. Now known as Lous (“soul” in backwardsslang), armed with her loyal Brussels brotherhood whom she calls her Yakuza, with more than 300 concerts and seven initial EPs (now hidden), she’s taking on the world by unveiling Gore, a debut album due out this spring, produced by El Guincho, the Spanish producer who turned flamenco into R&B gold with Rosalía. From her first single “Dilemme” [Dilemma], whose music video features elegant choreography set between the sunlit city streets and majestic classic interiors quickly won over several million views, Lous sets the tone: pristine sense of melody and intense sincerity, in an ethereal track where she sings “If I could, I would live alone, far from my chains and the people I love”. This lone wolf sings about her own contradictions in Gore, but also about her strong emotions and wounds, including sexual aggression. Within a sound where syncopations gracefully strip away the trap and bass, Lous’s clear voice illuminates a clearing as a backdrop for confessions and sensual movements. A conversation with the remarkable young singer with a fast endless flow and frank bursts of laughter, determined to achieve the success she seems to have been promised.
MUSIC SCENE.
MIXTE. The “soul” that Lous spells
GETTING LOUS SINGER LOUS, ALONG WITH HER YAKUZA, PROMISES TO RESHUFFLE THE CARDS OF THE R&B SONG OF 2020. HAVING ALREADY BEEN DEALT A HARD HAND BY LIFE, THE YOUNG AFROBELGIAN SINGER HAS FOUGHT HARD TO SECURE HER PLACE IN THE
TEXT OLIVIER PELLERIN. PHOTOS BOJANA TATARSKA. RÉALISATION MÉLANIE HUYNH.
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backwards, is that a reference to music? LOUS. It’s first of all a reference to spirituality. I’m a very spiritual person. Even if it’s also in relation to soul music, which is what it’s called because that’s what it is, spiritual, and I listened to a lot of it when I was growing up.
M. Why did you add the word “Yakuza”, a term for a Japanese-type mafia, to your nickname? L. Yakuza means “the loser” in Japanese. With a bit of irony, I’m drawing a parallel between the people who work with me and who are called gangsters because of their looks, because they are Black, and the mafia. It’s a way of associating my group, which is organised here in France and Belgium, with Japan, a place I’m passionate about. The yakuzas are a bit like the villains of society. Lous and the Yakuza are: me and the villains, me and the margins, me and all the people that society doesn’t want. The yakuzas also have a strong sense of loyalty, as do my friends and all the people I work with. It’s important for me to build relationships of trust and intensity. It’s also a choice to use a group name as a nickname, even if I’m a soloist, because without my Yakuza, I’m nothing at all. It’s a way of bringing to the light those who are in the shadows.
M. How do you create then, between Lous and the Yakuza? L. I am the writer, composer, performer. I made my whole album by myself. And on stage, I have two back-up singers, a drummer and a keyboard player. In the studio, I work with three producers: El Guincho, Mems and Ponko. El Guincho is the director and Ponko [editorial note: who does prods for Hamza, Damso and SCH] and Mems [editorial note: also for Damso and international artists] are producers on some tracks. Beyond their roles, they are both close to Brussels. I absolutely wanted a Belgian touch to my project. They understand the way people talk in Brussels, its slang, the very important mutual respect that there is in this scene... the Brussels vibe! But the project as a whole is very international. El Guincho is a Spanish, born in the Canary Islands, Ponko comes from Eastern Europe, Mems is a French man from Congo, the director Wendy Morgan is Chilean, the choreographer Kevin Bago is Ivorian. To have brought together so many different cultures and energies on the same project is one of my greatest points of pride.
M. Between Paris and Brussels, how did El Guincho from Spain come into the picture? L. In the beginning, I was approached to work with French producers. But I
had to send an a cappella to these people without even meeting them, so that they’d eventually make me a prod and maybe, inch’ allah, I’d like it. Not in a million years! You’ll never have my intellectual property in your hands to do whatever you want with, without my direction! It took a wellknown international producer who had the simplicity to just tell me: “I like it, come to Barcelona”. El Guincho is very influenced by American culture, like the strong ties that occured between Dr. Dre and Eminem or Timbaland and Aaliyah. What El Guincho and Rosalia have done is extraordinary! It’s the culture of developing something. It’s also done in France, just look at what Tristan Salvati produced for Angèle or Louane. It’s just that I haven’t found anyone who can combine French chanson with trap, African and Cape Verdean sounds in my style. Originally, my album was a bit indigestible, because it was so full of influences. I needed someone who had all these different notions to be able to turn it into something unique. I want to have my own sound. What’s always amazed me about Stromae, for instance, is that when you listen to him, you know it’s him instantly. I hope one day we’ll say, “That’s a bit Lous, isn’t it?” The challenge is to define musically what you are, what you do, who you are...
M. Who contacted the other, you or El Guincho? L. I was following Rosalia and discovered her work with El Guincho from the Malamente teaser. I sent it to my publisher immediately, telling him: “That’s who I want to work with”. I was amazed by how quickly he replied. Because when you know him, you wonder if he even has time to sleep. We’re a little bit alike, he and I, we’re passionate, we send each other messages at 2 o’clock in the morning. He’s an extraordinary person. We were going for two songs, and we ended up doing the whole album. It didn’t take much time, because 80% of the compositions and 100% of the lyrics and melodies were already ready. M. How do you go about composing? L. First I write out the lyrics, then the melody. I write all my songs in one block, very quickly. I think about a lot of subjects at the same time, I’m addicted to Wikipedia, to encyclopaedias (I’ve been asking for them for every birthday
since I was a little girl), I love to learn. And then I incorporate all that into my music. It’s both a sort of illumination and a very long reflection. As soon as I’ve got the lyrics, the melody comes on its own and it stays in my head. I always record a lot of little memos on my phone, but in the end, I never listen to them, I don’t need to. I started playing the piano last year, I used to play a bit of guitar before that, but mostly I lay out the chords with my voice. On three tracks on the album, Ponko and El Guincho sent me a sound, and the lyrics came straight from there. That’s the case for “Tout est gore” [“Everything is gore”], for example.
M. You also play a lot of your music acoustic and live. Is that important to you?
L. Very much! Because the stage is where you focus on the lyrics. As a writer, it’s the best part of your life! I recently did some great acoustic sessions in non-French speaking countries, Denmark, Italy... The intention is stronger than the language barrier. And then with French, you can reach all of Africa.
M. What is your relationship to Africa precisely? L. It’s home! Even though I feel good everywhere. My mom’s country, Rwanda, my dad’s country, Congo.
“IT’S A CHOICE TO USE A GROUP NAME, LOUS AND THE YAKUZA, AS A NICKNAME, EVEN IF I’M A SOLOIST, BECAUSE WITHOUT MY YAKUZA, I’M NOTHING AT ALL.”
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In Rwanda, when I get off the plane, I feel at home as soon as I set foot on the tarmac. With people who look like me, there is no more judgment.
M. Yet, when you were a teenager, you didn’t feel like it suited you? L. That’s right. I felt so frustrated, because access to art wasn’t as easy as it was in Europe. Even though my childhood was filled with joy... It was my arrival in Rwanda when I was 9 years old that was complicated, when I began to understand the genocide. There were amputated children in the streets, it was horrible. And because I was a little girl who visualized everything, I had nightmares for the next four years. Today, Rwanda has evolved a lot, but back then there was nothing, I only had my brain. I spent my life writing, I stole notebooks from my mother, who is a doctor. I used to write songs, rules for games that I made my sister play. All this helped me develop an extraordinary creativity and discipline. When I was 12, I was writing books at a rate of ten pages a day. I made it a daily goal. I also wrote manga, which was important to me. I drew it all out. And every night, I had my sister read the whole thing from the beginning, who was all too happy to read it. M. And later, in Europe, you went through some very hard things. How did you manage being so far away from your family? L. I love my family very much, but I’m a loner type. It wasn’t being alone that affected me, because we’re used to being separated, travelling back and forth. But I felt extremely lonely, not only because my family didn’t understand me, but because I thought no one understood me. That’s the syndrome of every teenager. What was called “failure”, I just saw it as my life process. In my opinion, I wasn’t making a mistake, I just wanted to make music. I looked at biographies of great artists, Prince, David Bowie, Bob Marley, James Brown, Otis Redding, Aretha Franklin... It wasn’t easy for anybody. So when I turned 18 and decided to be a singer, I understood that either life was going to be rosy – and I only half believed that – or it was going to be hardcore,
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and I was ready. And it was a lot more hardcore than I thought it was going to be. But I had in me an extraordinary resilience. Today, at 23, I’m not even sure I have the same strength. I mean, I say that because now everything is fine... But if something bad happens, I know I can access a special kind of mindset. Like a power telling me: “Now you have only you to rely on, so take care of yourself and heaven will take care of you”. I am very religious, and even though I didn’t understand God at first, one day I read in the Bible that the greatest battles happen to the best soldiers. This phrase has calmed my mind in an extraordinary way. I think it’s all written down. My friends and I are all Christians, but version 2.0, we live our faith very far from the way our parents lived it.
M. When you live a Christianity 2.0 by claiming to be yakuzas as villains, is it easy to speak about a violent society by using violent, even rough words, as rap often does, and reconcile that with your relationship to the Bible? L. No, it’s very difficult. There are a lot of questions, a lot of teachings that I don’t understand yet. My parents are both doctors, my father went to university for seventeen years, and when I was little, I couldn’t understand why he adopted the religion that the colonists had imposed on us. He, who is the most cultured person I know, used to say to me: “It’s faith”. In my early teens, I was against religion. Then around 14, I became interested in it and I tested everything, the Koran, the Torah, Buddhism... And I found nothing false. Everything seemed to me to be true. But the truth adapts to people’s needs. M. Did you at any time feel the need to distance yourself from a certain bourgeoisie that your family embodied? L. Yes and no, because it wasn’t a bad bourgeoisie. My parents suffered from a generational syndrome. Can you blame people for being born the way they were born? No, you have to work to understand each other. The proof is that today they understand what I do extremely well. Five years ago, they would have shouted Satanism in front of my music video “Tout est gore” where
a mountain of blood flows behind me! Today, they understand my references to horror movies like The Shining or Michael Jackson’s “Thriller”. It took a billion conversations. It’s beautiful, parents who are willing to change. Mine are extraordinary. My mother was so keen for me to go to university, considering my excellent grades in physics and Latin. She thought being an artist was just a hobby and that it wasn’t serious.
M. But not every teenage feud leads to the streets at 18... L. You’re out on the street when you can’t pay your rent. My parents didn’t know back then. They wouldn’t have been able to handle it. And I didn’t tell them out of pride. They had instilled ambition, justice and accomplishment in me. That’s why they only found out that I had slept on the street years later, by chance. I never wanted to put them through that. It would have hurt my mother too much. M. What did you learn from your time on the street? L. Love. More love. Sharing. Loyalty. On the sewer drains, where the homeless used to gather, I sang to them and they respected me. I had to come to the worst of circumstances for people to say to me: “Sing, it makes us feel good,” and I remember that it was a pleasure. I realised that music had become a fight, whereas at the beginning it was a passion. Because during all these years, “c’était la haine” [it was hate] as they say in Brussels, meaning that I’ve learned through the struggle. Because there, they finally wanted to listen to me. I could deliver a message by delivering myself. My ambition is to spread my message to as many people as possible. Because that’s kind of my problem, I have an irrepressible need to express myself. I’m always imagining the worst: How would I be able to communicate if I lost my sight, or my speech... But as long as there is movement, I can express myself. If one day I’m inert... Oh my God, unplug the machine! M. Speaking of movement, there’s a lot of choreography in your music videos...
L. That’s where I come from! We would dance at any occasion. We’re this close to dancing at funerals down there. It’s a great way to get out. But I’m not a professional dancer, I’m more familiar with traditional dance, and hip-hop. Kevin Bago was first a dancer in “Dilemme”, then he became my choreographer.
M. The universe of your videos is very carefully composed, with beautiful sets, classical costumes... We can’t help but think of Beyoncé and Jay-Z at the Louvre, for example. Does shooting under these conditions also mark an evolution in Black empowerment? L. It depends on who you want to touch. Images speak directly to the audience. My videos are what I want people to think of me, through movements and emotions. The director, Wendy Morgan, is a Chilean from Montreal who has just moved to Paris. I’m as happy to have found her as I am to have found El Guincho. They guide me, they’re my artistic team. If El Guincho told me to change an entire verse, I would. And there are maybe only two people in this world who have that kind of power over me. He said something very important to me: “You and I are not going to work for our egos or the egos of the beatmakers, we’re going to work for the song.” It’s the same with Wendy, we work for the visual. It changes the whole dynamic. What we write together is a form of Black community existing in beautiful places, outside of violence, just Black people having fun, who are very beautiful. We show the greatness of Black people, whereas we’re used to representations of them as gangsters. I want to give a new meaning to the words “gangster” and “yakuza”. A bit like the word “Negro” that so many people use today. I want to take those terms back into my ownership.
M. And what relationship do you have with fashion, having done modelling as well? L. It was just photo modelling for money. But since “Dilemme,” I haven’t had any time at all. I love fashion, but I hate the industry. It’s the same thing with music. It’s as if everyone’s agreed, “OK, we’re going to be fake and that’s
fine.” But I’m where the passion is. In everything I do, I want to work for that piece of art. I sign off on all the styling for the music videos, all the shots even. In all the domains, I say exactly what I want. Right down to the colour scheme, the placement of the lights and so on. Fashion has at least taught me that, to put my best face forward. Even though we Congolese are used to photos and style. The connection between The Congolese and fashion is absolute madness – “sappers” are from our own country! We like to look good, but not in a negative way. There, when you have to dress up and you’re showing off your best style, everyone congratulates you, whereas in Europe, they ask you what’s going on. The clothes make the man or woman here!
“MY AMBITION IS TO SPREAD MY MESSAGE TO AS MANY PEOPLE AS POSSIBLE. BECAUSE THAT’S KIND OF MY PROBLEM, I HAVE AN IRREPRESSIBLE NEED TO EXPRESS MYSELF.”
M. I hear that you also used to alter your own school uniform? L. That’s right! But every time I went to school, they’d make me change: “It’s too short!”, “We said navy blue!” Still, I could bend the rules. I always manage to impose my vision. In music, you have to do it that way all the time. If I could, I’d do fifteen-minute pieces, Koffi Olomidé-style. When I create three-minute songs, it’s to have a digestible format that corresponds to current music. That’s the way people consume it and you always have to find the right compromise. But I never feel constrained. I’m lucky enough to have an incredible label.
M. How would you like people to classify your music? L. The music of truth! At Virgin Radio, they said I was too urban and at Skyrock, they said I was too pop That’s where I’m at right now: between Dalida and Kaaris, between Edith Piaf and Booba, between Damso and Juliette Armanet! I don’t choose any style, I love metal, reggae and classical music. Vivaldi’s Beatus Vir is one of the most beautiful compositions in the world. I used to listen to it with my family... And speaking of, I don’t understand how they could have been surprised that one day I’d be so extravagant!
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E- B O U T I Q U E. D I O R .CO M
Té l . 01 4 0 7 3 7 3 7 3 P H O T O G R A P H I E R E T O U C H É E