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Région
S am e di 2 2 no v em b r e 201 4
L'AL SACE
PARCOURS DE LIBÉRATEURS (1/2)
Ces Alsaciens qui ont libéré l’Alsace Sommes-nous bien certains de leur accorder toujours la reconnaissance qu’ils méritent ? Le 70e anniversaire des libérations de Mulhouse (les 21 novembre 1944) et de Strasbourg (le 23) est l’occasion de mettre à l’honneur quelques-uns de ces Alsaciens, désormais jeunes nonagénaires, qui ont reconquis leur région au sein des armées alliées.
Arthur Kaiser : parti à vélo, rentré en char Textes : Hervé de Chalendar
Le parcours de libérateur d’Arthur Kaiser commence par une discussion avec un copain, au printemps 1941, à Mulhouse. Les deux amis n’ont pas 18 ans. « Il m’a proposé de m’engager dans les SS !, raconte Arthur Kaiser. Ça m’a choqué… » Et ça l’a convaincu de partir. « J’avais vu les affiches appelant au RAD. Je voulais m’engager, mais de l’autre côté ! » Alors, sans prévenir ses parents, il quitte Mulhouse à vélo. Il n’a en poche que quelques billets, dont un de 10 francs, qu’il noue pour ne l’utiliser qu’en dernier recours. Ce billet est toujours noué : il figure dans l’album photos qu’Arthur feuillette, 73 ans plus tard, dans sa villa de Didenheim…
« Gaulliste de base » Le garçon connaît les petits sentiers et il est poussé par une idée fixe : rejoindre les Forces françaises libres. « Je suis un gaulliste de base ! De Gaulle, c’était notre bouée de secours… » Il traverse la frontière vers Montreux-Vieux, puis arrive à Belfort. Il réussit à gagner la presqu’île de Giens, près d’Hyères, où un avocat colmarien, Me Betz, s’ingénie à faire passer des jeunes en Afrique du Nord.
Arthur Kaiser, 91 ans, de Didenheim, ancien de la 2e DB. Photo L’Alsace/Thierry Gachon
Il débarque en Tunisie, puis rejoint ce qui sera la 2e division blindée (DB) de Leclerc. Et il devient pilote de char sur un coup de bluff : « Un matin, le capitaine demande qui sait conduire un char. Je ne savais pas, mais j’ai levé la main, je n’allais pas laisser passer ça… Quelques jours après, il y avait déjà une manœuvre prévue devant Leclerc ! Je n’ai jamais été aussi concentré pour apprendre quelque chose… » Et c’est en conduisant un char qu’il débarque en France, le 2 août 44, à Utah Beach, puis qu’il la libère. Quand il s’agit de prendre Paris, la 2e DB fonce. Mais un bouchon de son char Sherman, le « Bordelais II », se détache, l’huile s’échap-
Jean-Pierre Spenlé : en passant par la Suisse
pe… et l’engin coule ses bielles juste au moment d’engager le combat dans la capitale. Arthur y entre quand même, remorqué. Il vit la liesse incroyable des Parisiens – « et des Parisiennes ! Nos véhicules étaient envahis, les gens voulaient nous inviter à tout prix… C’était formidable ! » Mais la ferveur n’efface pas le danger, et celui-ci a toujours rôdé. Les chars ont fortement combattu à Dompaire, avant l’entrée en Alsace, vers Dabo, par des routes à peine assez larges pour leurs chenilles. Arthur se trouve dans la colonne Rouvillois, et est donc l’un des premiers à entrer dans Strasbourg. L’ambiance y est moins folle qu’à Paris, mais bouteilles et drapeaux affluent quand même vers les blindés… « La peur ? Elle pouvait exister, mais le plus souvent, on n’y pensait pas. On était heureux d’y être, de participer… » Après guerre, Arthur Kaiser a encore démontré de belles qualités, en créant une grande entreprise de peinture en bâtiment et en présidant la section mulhousienne de la Chambre de métiers. Ce week-end, pourtant, il ne participera pas aux festivités strasbourgeoises : « Je voulais y aller, mais on m’a dit que le repas était complet ! Alors j’ai décidé de me rendre ce dimanche aux cérémonies de Didenheim… »
« Mìr kumma heim ! » On rentre à la maison ! La scène se situe en novembre44,àWaldighoffen :cesont des soldats en uniformes américains, juchés sur des véhicules militaires, qui interpellent ainsi les villageois médusés… Ces faux Américains sont de vrais Alsaciens, qui ont réussi à rejoindre la 1re Armée française. Parmi eux, un Mulhousien de 20 ans : Jean-Pierre Spenlé, dela9e Divisiond’infanteriecoloniale (DIC). « À Mulhouse, raconte-t-il depuis sa villa de Brunstatt, on a eu le droit de nous absenter quelques heures, pour aller embrasser nos parents. Ça devait être 21 h quand j’ai sonné chez moi. Avant même qu’elle ne me voie, j’ai entendu ma mère s’écrier : ‘‘C’est Jean-Pierre !’’ »
(L’Alsace du 8 avril 2012). En guise d’accueil, Jean-Pierre a droit à une vingtaine de jours dans lesprisonssuisses,avantdepouvoir gagner Annemasse, puis Lyon : ses parents et lui avaient prévu qu’il y poursuive ses études. Mais le jeune homme fait un autre choix : il répond favorablement à un recruteur et s’engage dans l’armée d’armistice, dans les Alpes. « Je l’ai fait parce que j’étais convaincu que la guerre allait reprendre, et que l’on aurait
Dans l’armée d’armistice Le fiston avait quitté la maison depuis près de trois ans. Et en trois ans loin des siens, il avait bien changé… En janvier 1942, à 17 ans, sentant venir l’incorporation de force, JeanPierreSpenléavaitpassélafrontière suisse aux Ébourbettes, à Oberlarg. À l’endroit précis où s’évadera trois mois plus tard, grâce au même réseauderésistants,legénéralGiraud
besoin d’hommes pour chasser les Allemands… » Quand cette armée est dissoute, parce qu’il est menacé en tant que réfractaire, le Mulhousien retraverse la frontière suisse.
Passé en revue par De Gaulle et Churchill Après de longs séjours dans des camps helvètes, il parvient à intégrer le réseau de Résistance Martial, puis, fin septembre 1944, la 1re Armée à Ornans. « Le 13 novembre 1944, j’ai vécu une surprise et une émotion incroyables : au camp de Valdahon, on a vu apparaître De Gaulle et Churchill, qui nous ont passés en revue… Je me suis alors souvenu que j’avais défilé en 1942 devant l’amiral Darlan, grand dignitaire du régime de Vichy. Je me suis ditquej’avaisvupasserl’Histoire,et que je me trouvais du bon côté… » Après avoir participé aux combats del’Oberwald,sessupérieursluidemandent de rester sur Mulhouse pour s’occuper de « sécurité militaire ».
Jean-Pierre Spenlé, 90 ans, de Brunstatt, ancien de la 1re Armée. Photo L’Alsace/Darek Szuster
« J’ai été démobilisé le 28 août 1945. Dès le 15 septembre, je passais le bac… » Et il l’a eu ! Alors a pu débuter une belle carrière d’avocat et de banquier…
Il y a 70 ans…
Arthur Kaiser, à gauche, devant son char, le « Bordelais II ». DR
Le billet noué « porte-bonheur » d’Arthur Kaiser.Photo L’Alsace/Thierry Gachon
Seppois est le premier village alsacien libéré : la 1re Armée française y entre le 19 novembre 1944, en matinée. Le même jour, vers 18 h 30, un détachement de la 1re DB atteint le Rhin à Rosenau. La bataille pour Mulhouse débute le 20 novembre et la ville est libérée le 21.
Armand Durlewanger : « évadé » de la Waffen SS Colmarien originaire de Bitschwiller-lès-Thann, Armand Durlewanger, 88 ans, a raconté dans L’Alsace du 14 novembre sa détention dans le camp de Schirmeck, à 16 ans, pour activisme antinazi. À peine libéré de cet enfer, il en découvrira un autre : comme beaucoup de MalgréNous de la classe 1926, il est versé dans la Waffen SS, précisément dans ce qu’il appelle « la sale division Das Reich. » Il passe alors l’hiver 1943-1944 en Prusse orientale. « Nos officiers se méfiaient de nous, les AlsaciensMosellans : ils nous considéraient comme des traîtres en puissance. Leur grand plaisir était de nous faire marcher avec des masques à gaz et en chantant, ou en portant des sacs remplis de briques… »
tions pour disparaître. Ils sont alors pris en charge par un grand résistant, le Dr Henri Guillard, qui les cache sous l’apparence de faux blessés : Durlewanger a une jambe plâtrée, Meyer une tête enturbannée (L’Alsace du 27 août 2014 et du 7 avril 2013)… Courant septembre, les deux Malgré -Nous changent de camp : ils s’engagent dans la 1re Armée française, qu’ils rejoignent vers Besançon. Membres
« Sortir des traumatismes »
« La sale division Das Reich… » Armand et un autre MalgréNous, Joseph Meyer, parviennent à « s’évader » – le terme est préféré à « déserter » – quand leur division vient se battre en Normandie : en juillet 1944, ils profitent d’une corvée de muni-
de la 9e DIC, ils combattent en particulier dans la forêt de la Hardt : « Nous étions chargés de faire la liaison entre la première ligne et l’arrière. » Dangereux ? « Je pense bien ! Il fallait avancer la nuit sans feux, sur la neige… On transportait les munitions, l’essence, les morts… Et on protégeait aussi les ambulancières ; elles devaient toujours être maquillées et coiffées, pour que les mourants emportent avec eux une image de la beauté… »
Armand Durlewanger, 88 ans, de Colmar, ancien de la 1re Armée. DR
Pour ce Malgré-Nous, « libérer l’Alsace, ce fut le bonheur absolu ! C’était exaltant ! Ça m’a permis de sortir des traumatismes de l’incorporation de force et de l’internement. » Une revanche ? « Dans un sens, oui… Mais je ressentais surtout l’exaltation d’être du côté des vainqueurs, et de créer le plus de dommages matériels possible aux nazis : nous, nous connaissions bien les points faibles des chars allemands… Tout ça nous donnait une sacrée énergie ! »
Dans le même temps, la 2e DB de Leclerc débute son offensive dans le nord : Obersteigen est le premier village libéré par cette division, le 21, et Strasbourg est libérée le 23. LIRE La suite de ce dossier sur les libérateurs de l’Alsace dans une prochaine édition.
La compagnie de Jean-Pierre Spenlé, issue des Groupes mobiles d’Alsace, en octobre 1944 à Ornans. DR
Louis Muller en 1944, très jeune combattant au sein de la 9e DIC. DR
Louis Muller : à la faveur d’une permission…
Dans l’appartement de Louis Muller, à Ribeauvillé, des diplômes de citoyen d’honneur sont accrochés sur un mur du salon, près d’un petit drapeau tricolore. L’homme de tout juste 88 ans a ainsi été honoré par cinq communes alsaciennes : Ensisheim, Wittenheim, Kingersheim, Sausheim et Uffheim. La dernière parce qu’il fut un mécène exceptionnel de l’église, les quatre autres parce qu’il les a libérées, au sein de la 1ère Armée, alors qu’il sortait à peine de l’adolescence.
face à ses anciens camarades. Il est blessé près d’Ensisheim, risque sa vie en bon soldat, conquiert la Croix de guerre à 18 ans… « Dans la 1re Armée, on était une bande de copains. Alors que côté allemand, il fallait réfléchir à ce qu’on disait… » Il est démobilisé en novembre 1945, dans le Tyrol. Alors que des soldats rempilent pour l’Indochine, lui décide de devenir chef cuisinier. Il profitera de ce métier pour beaucoup voyager : en Australie, en Corse, en Algérie… « Sans la guerre, je serais peut-être resté à la ferme ! Mais je voyais mon père trimer comme un forçat à Cayenne et je ne voulais pas faire pareil… »
« Je n’étais qu’un gamin… » Parce qu’il devait aider son père aux travaux de la ferme, à Uffheim, cet enfant de la classe 1926 avait eu droit à un sursis. Mais à la mi-1944, le moment est venu : il a dû partir pour le RAD. D’abord sur un terrain d’aviation à Mayence, puis, très vite, sur le front, à la frontière belgoluxembourgeoise. « C’était face aux Américains… Je me souviens d’une ambulance qui ressemblait à une voiture de boucher : il y avait du sang partout ! » En novembre 1944, il a droit à une permission de deux semaines, et rentre à Uffheim. « Et un samedi, je travaille aux champs quand mon oncle me dit que je dois vite aller à la RTT45
Louis Muller, 88 ans, de Ribeauvillé, ancien de la 1re Armée. Photo L’Alsace/Hervé Kielwasser
mairie de Sierentz… » Pourquoi ? Parce que les troupes françaises recrutent ! Et c’est aussi facilement que Louis a changé d’uniforme. « Honnêtement dit, je suivais le mouvement… Je n’étais qu’un gamin. Mais mon cœur était français, bien sûr ! Je ne voulais plus retourner avec les Allemands. » Le hasard le fait intégrer la 9e DIC. On lui montre comment fonctionne la mitrailleuse, et le voici au combat, début décembre, à Kembs-Loechlé,
Trois frères dans la 1re Armée Fait remarquable : les deux frères aînés de Louis sont aussi devenus libérateurs au sein de la 1re Armée. L’aîné, Jérôme, était un MalgréNous évadé de la Wehrmacht, et le second, Jean, s’était engagé dans la Brigade Alsace-Lorraine. Quant au père des trois frères, Louis, il s’était battu sans le savoir contre son propre frère Camille, à Verdun, durant la Première Guerre mondiale ! L’histoire banale et extraordinaire d’une famille alsacienne…