'Delhaize et la publicité murale' par Emmanuel Collet

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Digitale publicatie MIAT | JUNI 2016

Delhaize et la publicité murale Emmanuel Collet

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Delhaize et la publicité murale LE LION ÉMAILLÉ Signe En droit, l’enseigne est un des éléments incorporels du fonds de commerce, signe de ralliement de la clientèle à une marque (1). Au sens strict, elle est une indication physique apposée sur un établissement commercial ou professionnel pour le signaler à l’attention du public. A la fin des années 1960, suite à l’essor de la société de consommation et à la généralisation du supermarché, cette acception s’est étendue pour désigner un opérateur de la grande distribution, la presse parlant régulièrement de « guerre des enseignes » notamment à propos des prix. Le rôle de l’enseigne au sens strict est de signaler concrètement l’opérateur dans le paysage par les signifiants qui lui sont propres, tels que sa forme, son logo, ses couleurs voire une image. Mais comme tout signe ou élément de langage, elle est également et surtout un signifié qui fait sens chez celui qui la regarde, sens qui résulte le plus souvent de l’expérience personnelle mais aussi de stimuli extérieurs comme la publicité, la communication voire le bouche à oreille. Pour toute enseigne commerciale, son signifié est crucial car il fonde son image de marque et la différencie de la concurrence dans le but ultime d’entretenir avec ses clients une relation de confiance durable et de prouver sa résilience, c’est-à-dire sa capacité à rester désirable. Un enjeu permanent dans l’économie de marché et particulièrement dans l’univers hyper concurrentiel de la grande distribution (2).

1/ Cet exemplaire est caractéristique des enseignes des années 1895-1900. Réalisée en tôle emboutie et émaillée par un fabricant non identifié, elle reprend les signifiants de la marque : le nom « Delhaize Frères et Cie », le lion couché surmonté d’une couronne, le cartel « union fait force » et le slogan « Au Réel Bon Marché » alors dans le domaine public. La pose d’une telle enseigne (124 x 92 cm) était soumise à autorisation des autorités communales.

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« Union fait force » : l’esprit du « Système Delhaize »

Les pages qui suivent vont tenter de montrer à quel point signifiant et signifié sont indissolublement liés à travers les enseignes matérielles dont Delhaize « inonde » le pays sans discontinuer depuis près de 150 ans. Elles porteront principalement sur les exemplaires en tôle émaillée que l’entreprise mit en place entre 1867, année de sa fondation et la fin des années 1950, à la façade de ses succursales, petits magasins de proximité implantés localement et pratiquant le service au comptoir. Durant cette période, ces enseignes reprenaient comme signifiants invariablement un lion couché posant la patte sur un cartel frappé des mots « union fait force ». Mais quelle était le signifié pour les clients des succursales Delhaize d’Ostende, Battice, Namur ou Beringen ? L’allusion à la Belgique semble évidente : même lion, même couronne royale et même slogan, pour une entreprise née dans la prime jeunesse d’une nation et qui se reconnaît visiblement dans ses valeurs et ses symboles. Cette interprétation a la logique pour elle. Mais si la référence à la nation n’est pas contestable, le signifié renvoie surtout aux valeurs propres que l’entreprise veut mettre en avant et qui constituent son ADN : la singularité d’un système créé par des enseignants reconvertis dans la vente au détail de denrées alimentaires ? Le « système Delhaize » repose en effet sur une forme perfectionnée « d’économie sociale », sorte d’utopie organisationnelle caractérisée par « les relations originales que l’entreprise entretient avec son personnel (dans une certaine mesure associé aux bénéfices) et par ses bas prix qui profitent au plus grand nombre », c’està-dire tous les Belges (3). Cette utopie, qui n’a rien de philanthropique, s’inscrit dans le paternalisme patronal ambiant, fait sienne le libéralisme opposé à la spéculation et se nourrit du self-help victorien et des préceptes de John Stuart Mill, selon qui « l’union des individualités est la force commune, et le mérite d’un état se trouve n’être que le mérite des individus qui le composent ». Pour Jules Vieujant, un des fondateurs, le succès économique et la valeur sociale d’une entreprise reposent sur un subtil équilibre entre individualisme et altruisme (4). Le slogan « union fait force » prend dès lors tout son sens car il unit dans un même élan patrons, personnel et même clients. Et qui mieux pour l’incarner sinon le lion qui rassure par sa force, vit solidairement en groupe et protège les plus faibles ?

2/ En face de la gare d’Erquelinnes en Hainaut, les époux Lalieux-Dejonck exploitent un magasin en concession sous l’enseigne Delhaize dès les années 1895.

3/ Le « système Delhaize » où l’union fait la force incarné en 1905 par un exercice pyramidal collectif de la section de gymnastique de l’entreprise. Cette section faisait partie des « institutions de prévoyance, d’utilité et d’agréments » créées par les patrons de Delhaize au début du 20e siècle dans le cadre de leur vision de « l’économie sociale ».

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Le succursalisme, l’essence du système

4/ Hal, sur la place, vers 1900. Une des premières succursales en Flandre, ouverte peu avant 1875. La tente protège les marchandises des ardeurs du soleil.

5/ Produire en propre : une clé du système Delhaize. L’affiche chromolithographique de F. Bulens traduit le statut du chocolat à la fin du 19e siècle : une boisson encore réservée aux élites. A cette époque, Delhaize propose pourtant un assortiment de produits chocolatés à prix attractifs fabriqués dans sa propre usine sur le site de Molenbeek.

Le « système Delhaize » repose sur l’application du principe du « succursalisme » à la distribution des produits alimentaires, selon un modus operandi théorisé par Jules Delhaize durant ses années d’enseignement (5). S’il ne semble pas en avoir été l’initiateur, ce natif de Ransart en Hainaut va lui donner une cohérence et une ampleur inédites et en faire un véritable système (6). Celui-ci consiste en une intégration holistique, voire un consortium avant la lettre, dans laquelle les entrepôts, transports, achats et fabrication de produits, personnel et publicité sont entièrement dédiés à la vente de « denrées coloniales » dans autant de succursales qu’il y a de localités. En effet, « il ne peut être question d’appeler à soi les acheteurs des différents points du pays : il faut, de toute nécessité, aller les trouver et mettre soi-même à leur portée les marchandises dans les conditions telles qu’ils puissent immédiatement se rendre compte de l’avantage qui leur est offert. Il faut donc, forcément et en fin de compte, ouvrir des comptoirs ou succursales dans les différents centres du pays » (7). Pour convaincre le client qu’il trouvera cet « avantage » dans ses magasins, Delhaize met en place un processus agissant en amont et en aval. En amont d’abord, l’entreprise rompt avec la distribution traditionnelle fondée sur les intermédiaires dont les commissions grèvent alors les prix au détail : elle se passera de ces derniers en s’adressant directement aux fournisseurs. Elle table ensuite sur une puissance d’achat croissante résultant de l’extension de son réseau de magasins, ce qui lui permettra d’obtenir de bons prix auprès de ces mêmes

fournisseurs. Enfin, elle renforcera son attractivité en produisant en propre une série de denrées – cafés torréfiés, sucre – nécessairement meilleur marché que les marques nationales. En aval ensuite, c’est-à-dire dans le point de vente, outre des prix plus attractifs que la concurrence, elle propose des prix fixes mais aussi et surtout, affichés en vitrine. Une révolution dans le secteur du petit commerce réputé alors pour son opacité ! Quant au service au client, il doit être professionnel et exemplaire à l’image des grands magasins urbains à rayons multiples, tels l’Innovation ou le Bon Marché, où « le commerce est mieux fait, les étalages sont mieux soignés et l’exploitation du client tend à disparaître » (8).

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Le fer de lance ? Le magasin

7/ La succursale de Charleroi, ville basse, en 1905 : le navire amiral. 40 m2 de surface de vente, enseigne, cartel « au bon marché », marmorites dans la style art nouveau vantant les produits maison et les récompenses obtenues dans les expositions internationales, vitrines astiquées, produits rigoureusement présentés, prix affichés et personnel en livrée.

6/ Ordre, propreté, disponibilité dans le point de vente, autant de vertus inspirées par les grands magasins à rayons multiples mises en œuvre dans les succursales, ici celle de la rue des Tanneurs à Anvers, en 1904.

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Fer de lance du système, le point de vente doit être correctement implanté, signalé et tenu. L’implantation d’une succursale repose sur une étude de marché recensant le nombre d’habitants et de maisons, la concurrence, les dates de marché et de kermesses. Un immeuble situé à une intersection a la préférence : ses deux ou trois façades lui assureront une visibilité optimale. Pour faire connaître son magasin, le gérant bénéficie d’un véritable arsenal publicitaire qui entretiendra la réputation des « maisons bien tenues auxquelles s’attachent les clients » : insertions dans la presse locale, édition de cartes postales ou photo-cartes représentant le magasin, pose d’affiches, distribution de tarifs ou cartes de vins à en-tête de la succursale. S’y ajoute le « monument » de la publicité et de la stratégie maison : les « circulaires », support commercial de première importance dont « une personne sûre » assurera « la distribution sur le marché, dans les villages voisins, au sortir des messes, dans les cabarets », tandis que « pour la clientèle riche ainsi que les hôtels, restaurants, pensionnats, etc., les directeurs pourront recevoir des prix-courants qu’ils remettront eux-mêmes à domicile ou enverront par la poste » (9). Quant au magasin lui-même, il doit s’imposer au regard grâce à sa façade pimpante, son enseigne briquée, ses vitrines propres et attirantes, ses prix affichés. Comme le prescrit le « Règlement à l’usage des succursales », le gérant veillera « au bon entretien et à la conservation de la maison et ses dépendances, l’occupera en bon père de famille, comme s’il était titulaire du bail ; la plus rigoureuse propreté devra régner dans les locaux ; chaque jour le parquet du magasin de vente et le trottoir devront être lavés à grandes eaux ; les vitrines seront nettoyées à l’extérieur, les boiseries et glaces lavées, reluisantes de propreté, ainsi que les ustensiles, car leur but est d’attirer l’attention du passant, de la forcer en quelque sorte » (10). Le magasin sera régulièrement visité par les « inspecteurs des succursales qui, après chaque visite, notent leurs observations sur le livre d’inspection et adressent un rapport au bureau central ». La façade et l’architecture du bâtiment devront être de qualité, surtout en ville où la concurrence est pressante.

8/ Illustré en couverture par Hamner, alias Herman Richir, dans le style art nouveau, ce tarif 1910 est destiné à la clientèle. Une dame de la haute société parcourt le tarif tandis que sa domestique attend avant d’enregistrer la commande auprès de la succursale. Parmi les produits illustrés, des conserves, alors considérées comme le nec plus ultra en matière alimentaire.

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L’enseigne… en lettres et en images

10 & 11/ La succursale d’Hasselt en 1910 (à gauche) et en 1934. Entre les deux, la dénomination a été traduite en néerlandais, l’enseigne rectangulaire remplacée par deux panneaux circulaires up-to-date. On notera la présence de plaques émaillées de margarines (Axa et Solo), aliments d’épargne qu’on ne pouvait vendre qui si on ne vendait pas de beurre. Ce qui était le cas le plus souvent, les magasins n’étant pas équipés en frigos et vendant peu de produits frais.

le bénéficie de salaires élevés en raison de la prospérité engendrée par le développement industriel. Le reste se répartit à raison d’une succursale à Bruxelles (Molenbeek), une en Brabant wallon (Nivelles) et six en Flandre à Eeklo, Tirlemont, Malines, Gand, Saint-Nicolas et Halle, des villes où le français est parlé par les élites ou sont voisines d’une région d’expression française. En 1900, le poids du Hainaut s’est encore renforcé comme celui de Bruxelles (notamment dans les communes périphériques en pleine urbanisation) tandis que l’ancrage s’affirme à Gand et à Liège, deux régions elles-aussi fortement industrialisées. L’implantation en Flandre s’étendra plus significativement à l’aube de la Première Guerre mondiale, dans la plupart des agglomérations, le Limbourg et le nord de la province d’Anvers restant en retrait (13). Ce qui précède tendrait à démontrer le caractère élitaire de l’enseigne qui s’adresserait aux nantis et aux classes moyennes. S’il est vrai que s’est développé un succursalisme coopératif dans les cités ouvrières dès les années 1890, une étude récente vient pourtant de démontrer que les succursales Delhaize captaient alors une clientèle hétérogène, notamment ouvrière, en tablant à la fois sur le prix attractif et la qualité du service (14). Au nom en toutes lettres s’ajoute parfois le slogan « Au Bon Marché » ou « Au réel Bon Marché », appellations dans le domaine public et largement utilisé par la concurrence. Quant au fameux lion, le premier

9/ Enseigne courante dans les années 1920. Cet exemplaire est issu des émailleries Henrijean, chaussée d’Anvers à Bruxelles.

Vient ensuite l’enseigne. Placée sur la façade, elle signale le magasin dans le paysage, l’identifie, le distingue de la concurrence et doit ancrer le label dans les esprits. Son intitulé est invariablement « Delhaize Frères et Cie Le Lion » à Bruxelles et en Wallonie, intitulé qu’on retrouve également comme tel dans la grande majorité des succursales en Flandre avant la Première Guerre mondiale. Pour Nelle Teughels, il est peu contestable qu’avant 1914 l’appellation française convient certainement aux élites mais aussi aux classes moyennes émergentes qui voient dans cette langue un outil d’ascension sociale (11). C’est seulement durant l’entre-deux guerres que « Gebroeders Delhaize en Cie De Leeuw » commencera à se répandre en Flandre. Une part de l’explication de cette « incongruité linguistique » découle sans aucun doute de l’ancrage francophone de l’entreprise. Sur les 20 succursales recensées en 1875 (12), douze sont en effet situées en Hainaut, berceau de l’entreprise et par ailleurs région où la clientè•8•

12/ Dénominations dans les deux langues nationales à la succursale de Malines, rue Serment, vers 1920.

modèle est déposé le 11 octobre 1883 et d’emblée repris pour être appliqué aux enseignes en métal émaillé (15). Vers 1885, le sculpteur ornemaniste Sylvain Paulus de Châtelet (1843-1922) lui donne une allure altière en concevant un lion couché en grès flammé, destiné à être accroché sur les façades et qu’on trouve encore in situ, miraculeusement préservés, à Morlanwelz et La Hulpe ! Il sera décliné en un modèle réduit en plâtre à placer dans les vitrines (16).

13/ Le modèle du lion déposé en 1883 servira de modèle aux premières générations d’enseignes.

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Il y a enseigne et enseigne

15/ La succursale « Delhaize du coin », objet de cette boîte lithographiée du début des années 1900. Trois façades valent mieux qu’une pour bien être vus ! Collection Yvette Dardenne, Grand-Hallet.

14/ L’intérieur de la succursale de Namur centre en 1934. Tout le matériel est financé par l’entreprise et inventorié dans les registres d’ustensiles.

les charrettes et vélos de livraison jusqu’au drapeau national qu’on arborera lors des fêtes patriotiques. Les « relevés d’ustensiles » permettent de se faire une idée précise de l’équipement type d’une succursale et de l’ampleur de l’investissement consenti lors de l’ouverture d’un nouveau magasin (18). A la fin du XIXe siècle, ce dernier représente ainsi une somme moyenne de 1200 à 2500 francs de l’époque, selon la taille ou l’implantation du magasin. Pour l’aménagement de la succursale d’Anvers rue Brederode, ouverte en 1897, le montant total des factures s’élève à 1857,75 francs. Le poste le plus important est la menuiserie-vitrerie (1425 francs) devant les balances, bascules, poids et mesures agréés (131 francs), le moulin à café (34 francs) et les deux enseignes au prix unitaire de 28 francs. Celles-ci sont placées perpendiculairement à l’axe de la rue, au-dessus de la porte d’entrée, et sont parfaitement visibles des passants comme c’est aussi le cas à Ostende, Louvain et Peer. La même année, la plus modeste succursale de Bilzen ne reçoit quant à elle qu’une seule enseig-

Dans l’organisation des succursales, les enseignes font partie du matériel mis à la disposition des gérants et des concessionnaires indépendants. Dans le système Delhaize, le terme enseigne recouvre tout ce qui contribue à signaler la succursale : enseigne « en bois peint, inscription DFC (Delhaize Frères et Cie), fond en bois seulement, peint mais sans inscription, destiné à recevoir des lettres en métal, cadre à fond éternit même usage, cadre en fer pour recevoir les lettres, marmorite-cadre contre façade, marmorite-cadre servant d’abri de tente, lettres émaillées » (17). Ce matériel fait partie, dans le jargon maison, des « ustensiles », soit tout ce qui est matériellement nécessaire au commerce depuis le mobilier, les mesures et balances, les bocaux, bonbonnières et boîtes lithographiées (les biscuits se vendent alors à la pièce), les étiquettes, les séries des chiffres, le timbre-sonnette de la porte d’entrée, la masse d’habillement pour le personnel, • 10 •

ne. A Roclenge-sur-Geer, la présence d’un grand pignon latéral à la façade du magasin offre une belle opportunité pour y apposer une peinture monumentale « Delhaize Frères et Cie Le Lion » qui complète utilement l’enseigne de bois peint « Au Bon Marché », accrochée au-dessus de la vitrine et la double enseigne en tôle émaillée. Les enseignes sont accrochées au mur, parfois au balcon, le plus souvent à des potences métalliques. Imposantes (140 x 100 cm), elles arborent le lion couché sur fond de soleil rayonnant, dans un style historicisant et environné de teintes aux dominances verte et jaune. Toute enseigne doit être régulièrement entretenue ou rafraîchie. Le gérant de la succursale de Namur Saint-Servais en 1901 délie les cordons de la bourse « pour le peinturage des enseignes et vernissage de la façade du magasin ». A Roux, le lion d’enseigne est repeint en 1896 ; à Aisne, en 1897, le gérant revend « de vieilles enseignes » pour les remplacer par d’autres flambant neuves ; à Ixelles en 1906, on acquitte la facture de la nouvelle enseigne à la « Société La Marmographie » pour les publicités peintes sur les palissades d’un chantier voisin pour poser des publicités peintes. Au lendemain de la Première Guerre, les « Emailleries de Koekelberg » fournissent à Delhaize des enseignes pour les succursales sinistrées durant le conflit (19). Ces enseignes font aujourd’hui le bonheur des collectionneurs.

17/ Un grand mur permet aussi d’être vus comme ici à Bouillon, vers 1900. 16/ Exemple de potence en fer forgé, vers 1910. Le sigle DFC signifie « Delhaize Frères et Cie ».

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Modernisation…

Nouvelle cohérence

désormais circulaire et d’une grande sobriété graphique ce qui lui garantit un impact visuel fort, au même titre que les lettres en relief (béton) de plus en plus souvent intégrées à l’architecture globale, comme à la succursale en style paquebot inaugurée en 1936 à l’avenue Latinis à Schaarbeek et celles, retrouvées en 2013 sous un revêtement de bois sur la façade de l’ancien magasin de Blankenberge. A l’aube de la seconde Guerre mondiale, le réseau Delhaize a acquis une cohérence visuelle sans précédent, résolument dans le style et les couleurs du temps.

Cette rénovation graphique s’accélère brusquement dès le début des années trente dès lors que la crise économique commence faire sentir ses effets. L’entreprise subit de plein fouet la concurrence croissante des magasins de chaînes pratiquant le « prix unique ». L’entreprise entame alors une rénovation « quinquennale » de ses magasins et impose le mobilier « aux boiseries crème et acier chromé, remplaçant le type avant-guerre utilisant principalement le sapin et le pitchpin » (23). Pour les murs extérieurs, on utilisera désormais des carrelages contrastés (noir, vert et orange) et brillants qui créent une symétrie moderniste. Cette option simplifie l’aspect extérieur, particulièrement sur les façades néoclassiques mais avec plus ou moins de bonheur. Certaines succursales modèles, comme à Ixelles en 1938, reçoivent une enseigne d’un type alors inconnu : des tubes luminescents ! Ce vaste et coûteux programme débouche en 1934 sur la première véritable charte graphique de l’entreprise : lettres capitales sans empâtement, de couleur orange vif, sur fond crème. Elle doit désormais s’appliquer à tous les supports de notoriété, depuis le papier à en-tête jusqu’aux carrosseries des camions de livraisons en passant évidemment par les enseignes de magasin. L’enseigne métallique à pendre est

zinc recouvertes d’or ou de bronze et d’une forme antique (sic), comme on en voit assez bien sur certaines façades modernes », que l’architecte Depelsenaire applique à la succursale de Charleroi rénovée en 1928 (21). Les inspecteurs et les architectes appointés sont d’ailleurs chargés de veiller à la bonne application de ces nouvelles dispositions. En 1930, un inspecteur relève ainsi « le placement défectueux de l’enseigne » de Neufchâteau, dont « le coup d’œil est vilain, une lettre s’étant déjà détachée », suggérant un « remède urgent car les autres (lettres) suivront » (22).

A partir des années 1920, l’entreprise entreprend une modernisation et une standardisation de ses enseignes et de ses façades pour renforcer l’image d’un réseau intégré cohérent et très implanté. Ce processus découle également de l’exigence de se démarquer de la concurrence croissante ou réactivée des « maisons à succursales » coopératives ou capitalistes, particulièrement dans le Hainaut et le Nord de la France, terres traditionnelles de succursalisme. En quelque sorte, Delhaize fait la connaissance d’une concurrence inattendue. Patricia Van den Eeckhout et Peter Scholliers relèvent ainsi que si le nombre de magasins Delhaize triple entre 1897 (366) et 1937 (1137), notamment grâce à des affiliés indépendants, le phénomène touche l’ensemble du secteur (20). Plus que jamais, l’enseigne, comme les « forces historiques » de l’entreprise, doit donc « porter » celle-ci et l’incarner. Sont dès lors progressivement remplacés les anciens modèles métalliques en ronde-bosse et les panneaux de bois peint réalisés jusque-là sans grande unité de style. Cette recherche d’une cohérence visuelle est renforcée au début des années vingt sur les cartels coiffant les vitrines par le recours à une typographie modernisée, « lettres en

18/ Nouveau lettrage en place à la succursale de Welkenraedt en 1928. 19/ La nouvelle génération d’enseignes en 1934 : fond sable, lion au trait, lettres orange capitales sans empâtement. 20/ 1938. L’enseigne de la succursale de la chaussée d’Ixelles brille grâce au tube luminescent.

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22/ Lettrage moderne et carrelage colorés en façade à la succursale de Waterschei en 1934. 21/ Lettrage en béton peint, vers 1935, découvert fortuitement sous un bardage de la façade de la succursale de Blankenberge, place Manitoba.

Mort et renaissance

« super-marché » (puis « supermarché »), néologisme dérivé de l’anglo-saxon super market. Cette nouvelle forme de distribution signe l’arrêt de mort des enseignes en métal émaillé, jugées inapte aux temps modernes. A temps nouveaux… Au milieu des années soixante, les publicités peintes sont concurrencées et rapidement supplantées le tube luminescent alimentant un nombre croissant d’enseignes. Dites « aux néons » (sic) elles se révèlent plus éclatantes, plus dynamiques (certaines clignotent) et permettent une visualisation nocturne bien utile lorsque les points de vente restent ouverts après la tombée de la nuit. L’inspiration est clairement anglo-saxonne, empruntée aux enseignes lumineuses qui fleurissent le long des autoroutes et au cœur des villes américaines. Leur utilisation en Belgique triomphe dans le secteur de la distribution durant les « golden sixties », véritable époque du boom du « tout électrique » qu’incarne l’avènement de l’électroménager dans le confort domestique. L’enseigne lumineuse apparaît ainsi comme une métaphore de l’époque moderne et de la société de consommation naissante dans le contexte particulier des « trente glorieuses ». Elle conquiert le paysage suburbain belge et européen dès lors que les opérateurs de supermarchés sont contraints d’ouvrir leurs points de

Les années 1950 marquent un tournant dans la distribution en Belgique. Le traditionnel « service au comptoir » est battu en brèche par une pratique nouvelle importée des Etats-Unis : le « libre-service ». Cette nouvelle façon de faire son shopping fait ses premiers pas de manière partielle dans certains grands magasins à rayons multiples, héritiers de la crise des années 1930 comme Priba. Mais elle s’impose de manière spectaculaire et définitive avec les premiers supermarchés créés en Belgique, le Delhaize de Flagey, inauguré en décembre 1957, et le GB du complexe d’habitations sociales du Luchtbal à Anvers, ouvert six mois plus tard. Mais si le nom de l’enseigne est désormais bien connu et a ses inconditionnels, on doit à présent annoncer le concept novateur et inédit de ces magasins « à l’américaine ». Les signifiants de l’enseigne évoluent donc : au nom de la firme, on associe désormais • 14 •

23/ Un nouveau mot apparaît à la façade du nouveau magasin de la rue Chazal à Bruxelles en 1960 : « super marché ».

vente en périphérie des centres, en raison de la pression du petit commerce et des législations limitant l’implantation des grandes surfaces en ville (24). Une extension périphérique qui s’explique entre autres par la croissance de l’habitat dans les banlieues (cités, lotissements, grands ensembles notamment en Angleterre et en France où le supermarché est intégré au projet urbanistique global), le développement des infrastructures, le boom de la voiture individuelle (25). Le client, précisément qualifié par les distributeurs de « client périphérique », fait désormais ses courses en voiture dans le supermarché de la région, situé de préférence en bordure d’une autoroute, doté d’un vaste parking et d’une station d’essence (26). Il doit donc repérer facilement l’enseigne qui a ses préférences : c’est la fonction même du « totem », mot du jargon de la distribution désignant le mât où est placée l’enseigne, lumineuse bien évidemment, constituée d’une batterie de tubes éclairant par l’intérieur un caisson de plastique coloré portant le logo.

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Le revers de l’enseigne

fait entrer le supermarché dans le monde de l’art en l’érigeant en symbole de l’identité américaine contemporaine (28). Le mot supermarché entre progressivement dans le langage courant mais acquiert une acception inattendue quand apparaissent les mouvements de consommateurs et la « contre-culture ». Le mot lui-même incarne ce qu’il y a de pire, la standardisation des mœurs et des esprits, le mercantilisme à outrance, le gaspillage, le triomphe du superflu, la course au gigantisme déshumanisé. En moins d’une décennie, le mot a quitté le champ restreint de la distribution pour stigmatiser des options contestables dans d’autres domaines de la vie. Ainsi le « supermarché de la culture », utilisé en 1971 par les détracteurs du futur Centre Georges Pompidou.

Par leur investissement intensif du paysage périphérique, la véritable course aux ouvertures qu’ils se livrent et la vente en masse qu’ils pratiquent et revendiquent, les supermarchés deviennent des marqueurs de la société de consommation, symbolisant la « société d’abondance ». La prolifération des enseignes suscite bientôt la controverse, illustrant pour les uns l’accès des masses aux éléments du progrès et du confort, pour d’autres la dérive vers une société matérialiste, standardisée, cynique et individualiste. Ces controverses alimentent, dès le milieu des années soixante, les débats passionnés entre opérateurs, pouvoirs publics, représentants des classes moyennes mais aussi économistes, sociologues, urbanistes et mouvements consuméristes (27). Y voyant une métaphore ou un avatar de la société contemporaine, penseurs et artistes s’en emparent : en 1963, Christo emballe ce qui devient un icône de la société moderne, le chariot de supermarché ; un an plus tard, Andy Warhol réalise sa fameuse installation « The American Supermarket », qui • 16 •

24/ L’enseigne du supermarché du boulevard Tirou à Charleroi, ouvert en 1961, présentée lors de l’expo « Supermarché d’Europe » au CIVA (Bruxelles) et au Bois du Cazier à Marcinelle en 2007-2008. 25/ Totem et enseigne boulevard Charles-Quint à Bruxelles en 1973. 26/ En première page du dépliant d’ouverture du supermarché de Reet en 1972 : une accessibilité optimale grâce à l’autoroute et 160 places de parking.

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Retour aux fondamentaux ? Symboles de l’abondance et du plaisir de consommer, les supermarchés sont brutalement obligés de recentrer leur image après la Guerre du Kippour et la crise pétrolière : le prix devient l’enjeu principal, jusqu’au début des années 1980. Trente ans plus tard, si les supermarchés périphériques subsistent, la plupart des distributeurs ont été contraints de repenser une stratégie « entrée aujourd’hui dans une période de post-fordisme, où elle doit passer d’une logique de croissance extensive à une logique de croissance intensive, induisant une exploitation plus fine du marché (29) ». Une situation inédite qui oblige à renouveler le discours commercial (30). Une évolution qui donne à l’enseigne une nouvelle signifiance ; de purement commerciale et péremptoire hier, elle doit traduire à présent la différenciation, les valeurs de la marque auxquelles les clients adhéreront ou n’adhéreront pas, valeurs qui semblent plus complexes, plus subtiles, plus subliminales peut-être, aujourd’hui qu’hier.

27/ Le caddy, symbole de la société d’abondance, ici en 1965. Le « shopping cart » a été créé aux USA par un philanthrope à la fin des années 1920. Son démarrage a été laborieux : pour les femmes, il stigmatisait leur statut de mère en étant vu comme un landau de plus à pousser, les hommes y voyant quant à eux un accessoire trop féminin. Mais le côté pratique fera rapidement taire les réticences.

28/ Le lion conçu par Sylvain Paulus vers 1895 est toujours visible sur le pignon de l’ancienne succursale de Genval grâce à une « orientalisation » : il sert d’enseigne à un restaurant... japonais. On peut encore voir un exemplaire sur une façade à Morlanwelz.

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Notes Elles seront réactivées d’une manière très contraignante pour les distributeurs intégrés dans le courant de la décennie suivante. Sur l’évolution de la règlementation, voir N. Coupain, op.cit., pp 62 et ss. (25) En Belgique, l’exemple le plus précoce est le supermarché GB (1958) intégré au complexe d’habitations sociales du Luchtbal à Anvers. (26) « Un nouveau consommateur est né au cours de la décennie, le consommateur périphérique, jeune, possédant une voiture, s’établissant avec sa famille dans les zones suburbaines des grandes villes où il effectue une part de plus en plus large de ses achats, loin des centres urbains saturés par la motorisation accrue » : AGD, B.3.1. Rapport annuel 1967. (27) Voir notamment les analyses prémonitoires de Jean Baudrillard, La Société de Consommation, 1970 (28) L’installation est le fruit d’une collaboration entre Warhol, Roy Lichtenstein, Bill Apple et Robert Watts. Sur le commerce, la consommation et leurs expressions artistiques, voir Christoph Grunenberg et Max Hollein (dir.), Shopping, A Century of Art and Consumer Culture, Hatje Kantz Publishers, 2003. (29) Philippe Moati, Le commerce et la ville, op.cit., abstract sur www. gridauh.fr/fr/151.htm (30) Christian Campos, New Supermarket Architecture Design, Collins Design, New York, 2007 ; Supermarché d’Europe, 1957-2007, Bruxelles, Editions du CIVA.

(1) Sur les marques et leur stratégie : Andrea Semprini, La marque, Que sais-Je ? Presses Universitaires de France, 1995 (2) Sur la grande distribution en Belgique, voir Nicolas Coupain, La distribution en Belgique, Bruxelles, Racine, 2005. (3) Jaumain, Kurgan et Montens, Dictionnaire des Patrons en Belgique, Bruxelles, De Boeck, 1996, p. 647. (4) E. Collet, Delhaize Le Lion épiciers depuis 1867, Racine, 2003, pp 16-17. Aurore Chebil, Les stratégies patronales d’une grande entreprise de distribution : l’exemle de Delhaize entre 1867 et 1914, Mémoire de master en histoire ULB, 2009, pp 28-29. (5) Gilles-Normand, Histoire des maisons à succursales en France, Paris, 1936, première partie, p.10 et ss. La première maison à succursales alimentaires connue serait issue de la Société de Secours mutuel de Reims qui créa des points de vente dans la région rémoise en 1866 : Ibidem, p.12 et ss. Vers 1880, l’épicier parisien Félix Potin ouvre ses premières succursales dans la région parisienne. Sur le succursalisme en France, voir Frédéric Carluer-Lossouarn, L’aventure des premiers supermarchés, Editions Linéaires, 2007, pp 22 et ss. La première maison à succursales apparaît aux USA en 1859 sous le nom de Great Atlantic & Pacific Tea Company : Funk & Wagnalls® New Encyclopedia. © 2006 World Almanac Education Group; James M. Mayo, The American Grocery Store, Greenwood Press, 1993, pp. 77 et ss. En Angleterre, Sainsbury’s ouvre son premier magasin en 1869, Bridget Williams, The Best Butter in the World, A History of Sainsbury’s, London, Ebury Press, 1994). (6) Patricia Van den Eeckhout et Peter Scholliers, The Strategy of an Belgian Multiple Grocer : Delhaize Le Lion, 1867-1940. An essay in Comparative Retailing History, dans Entreprises et Histoire, n°64, septembre 2011, pp 41-63. (7) AGD A.15.1.1. Jules Vieujant, Mémoire présenté à MM les président et membres du Jury de l’Exposition internationale de Bruxelles de 1897, pp 14-15. (8) Archives du Groupe Delhaize (AGD), A.15.2.1. Jules Vieujant, Mémoire présenté à MM les Président et membres du Jury de l’Exposition universelle internationale de Paris 1900, p. 22 (9) Les circulaires témoignent de la complexité du travail du gérant, littéralement bombardé semaine après semaine de recommandations et de consignes, notamment sur les prix, les nouveaux produits, les contraintes législatives, etc. : AGD, A.5.11. Circulaires aux succursales, 1916 et années suivantes. (10) AGD, A.5.1.1. Règlement à l’usage des succursales, 1908 (11) Nelleke Teughels, « Mag het iest meer zijn?”. Kleine kruidenierswinkels worden big businesse, Delhaize frères & Cie (1867-1940), Universitaire Press Leuven, 2014, pp 103-104 (12) AGD, Prix-courant 1875, A.17.2. (13) Serge Jaumain, Les petits commerçants, op.cit., pp. 317-318. Il faut noter que les gérants sont alors majoritairement des femmes. (14) Patricia Van den Eeckhout et Peter Scholliers, The Strategy, op.cit., p.63. (15) AGD, Modèles déposés, A.9.1. (16) Emile Lempereur, La famille Paulus de Châtelet, sans date ; Sur Sylvain Paulus (1843-1922) voir M. Fauconnier et J.-C. Migeot, Sel et Fer, Le Vieux Châtelet, 1995, p.139 ; Pierre Paulus, les couleurs de l’humanisme, catalogue de l’exposition du Musée des Beaux-Arts de Charleroi, 1999, pp 58-59. (17) AGD, A.5.1.15. Relevés d’ustensiles (18) AGD, A.2.1.2. Journal des succursales, 1871-1904 (19) AGD, A.2.1.2. Journal des succursales, 1905-1925 (20) Patricia Van den Eeckhout et Peter Scholliers, The Strategy, op.cit., p.60. (21) Bruxelles, Archives d’Architecture Moderne (AAM), Fonds Depelsenaire (22) ADG, A.5.12. Propriétés, Neufchâteau (23) AGD, A.2.1. Rapport au conseil d’administration 1937-38. (29) Les lois de cadenas de 1937 seront levées en Belgique en 1961, sous l’impulsion du ministre des Classes moyennes Paul Vandenboeynants.

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