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Digitale publicatie MIAT | JUNI 2016
L’émail blanc du Pays noir Christian Joosten, Archiviste de la Ville de Charleroi Vincent Vincke , Consultant en archéologie industrielle •1•
L’émail blanc du Pays noir
A la recherche des fantômes de l’émaillerie. Si vous vous promenez un jour à Gosselies, vous pourrez apercevoir au 105, Faubourg de Bruxelles, une plaque commémorative en souvenir de David Moll qui, en 1841, installa la première émaillerie en Belgique dans cette ville située sur les hauteurs de Charleroi. Rien d’autres ou presque ne rappelle que Gosselies fut le berceau d’une immense, mais fragile, industrie.
La plaque commémorative dédiée à David Moll. (photo Vincent Vincke)
Pendant plus d’un siècle, la « cité des casseroles » comme elle sera surnommée, vivra au rythme des émailleries et de ses patrons. Et quand Crahait, dernier grand rescapé de cette aventure, se déclare en faillite en 1976, c’est une page définitive qui se tourne pour la ville. Enfin, de part leurs petites tailles, les émailleries n’ont pas ou peu laissées d’empreintes dans le paysage industriel de la région. Souvent insérées dans le tissu urbain au milieu des maisons, avec des structures de bâtiments aisément modulables, ses usines n’offrirent pas l’attention qu’elles auraient parfois méritées.
La connaissance des émailleries de Charleroi est sans doute le parent pauvre des historiens s’intéressant au patrimoine industriel car il est vrai que la région fut surtout marquée par la sidérurgie, les charbonnages ou les verreries. Devant ces « monstres » que faisaient vivre des dizaines de milliers d’ouvriers, les petits ateliers ou entreprises moyennes qui composait le paysage du secteur des émailleries furent souvent cachés par les fumées de cheminées de ses grandes sœurs.
Cela fera bientôt quarante ans que le dernier émailleur a fermé ses portes et les témoins de cette époque commencent à se raréfier. Sans réelles études, c’est un patrimoine qui file entre les doigts et qui pourraient, si on ne s’y attache pas un peu, ne laisser que peu de souvenirs. Je ne m’attacherai pas ici à faire un historique exhaustif des émailleries gosseliennes mais, au travers des traces laissées dans les archives communales de la Ville de Charleroi ainsi qu’au travers des principales sources connues, d’en donner les grandes lignes ; car plus qu’un patrimoine, c’est l’âme et la vie des citoyens de Gosselies dont on doit se rappeler.
Une autre raison probable est celle que Gosselies est à la périphérie de Charleroi. Bon nombres d’entreprises iront s’installer à Lambusart, Viesville ou Courcelles, c’est-à-dire hors des limites décidées lors de la fusion des communes en 1975 et qui consacre la cité carolorégienne. Il apparaît dès lors qu’une vue « ethno-centrée » sur ces nouvelles limites territoriales font des émailleries des entreprises pleinement périphériques et donc, accessoires, par rapport aux autres secteurs industriels présents.
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Le temps des pionniers
La décennie 1840 ne sera pour lui et ses amis qu’une suite de succès continus, donnant à son commerce une notoriété et une expansion importante. Ainsi, dans le rapport édité en 1848 chez Hayez sur l’Exposition de l’Industrie belge à Bruxelles de 1847, on lit ceci en page 130 : « M. Bernus, Louis, de Charleroy, a exposé un canapé en fonte, des bacs, des cafetières, des bordures de corbeille pour jardin, des ventilateurs pour plafond, des statuettes, des grilles d’aérage, des casseroles en fonte brute, d’autres en fonte émaillée, etc., etc.
Assez étrangement, l’histoire des émailleries de Gosselies ne commence pas en cette ville, mais à Elberfeld en Allemagne. Cette dernière, réputée pour son industrie du fer offre au jeune David Moll ses premières armes dans la fabrication de pièces en fonte. Originaire de Gleiwitz en Silésie, un autre lieu réputé pour ses industries métallurgiques, David Moll naît le 16 décembre 1800. Il est l’héritier d’un propriétaire foncier actif dans l’émaillage des pièces de fontes et ne viendra s’installer à Elberfeld qu’à la mort de ce dernier, probablement au début des années 1820. C’est là aussi qu’il épousera Henriette Opderbeck, née en 1802. De ce mariage viendra un fils, David-Théophile, né le 23 septembre 1825.
Cette grande diversité d’objets prouve que M. Louis Bernus cherche à étendre, de plus en plus, l’application de la fonte, et les efforts qu’il fait, dans ce but, efforts dont on doit lui savoir gré, ne sauraient être stériles ; car la pureté du moulage des objets exposés, jointe à l’élégance des formes, doit assurer à ces produits un débit prompt et facile. Le canapé est surtout remarquable par la légèreté et le bon goût de ses ornements, et par le bas prix auquel il est coté. M. Louis Bernus ayant fait de notables progrès depuis l’exposition de 1841, le jury lui a accordé la médaille d’argent. […] ». Et quelques lignes plus bas, on accorde une médaille de bronze de 2e classe « … à M. David Moll, à Gosselies, qui a exposé des casseroles et plâts à rôtir dont le travail soigné lui procure un débit facile, et explique le grand nombre de bras employés à cette fabrication dans la petite ville de Gosselies ».
Plusieurs ouvrages évoquent également que la production de son entreprise se tournait principalement vers le marché belge et plus précisément bruxellois. C’est donc avec attention que celui-ci suivra, comme d’autres industriels de la région, les événements liés à la Révolution belge de 1830. Ces deux facteurs, conjugués aux barrières douanières que le nouvel état Belgique instaure pour protéger son industrie, inviteront David Moll à faire le choix de passer la frontière et de venir s’installer à Charleroi ; convaincu par son voyage d’étude effectué en 1838.
On peut aussi faire écho aux brevets déposés comme celui concernant un perfectionnement visant à rendre l’émail plus brillant et compacte déposé dès 1839, ou encore, signe de sa réussite, l’extension de son usine en 1848.
Il faut dire que la ville a des atouts pour un industriel comme lui. De village de cloutiers, la révolution industrielle fera de Charleroi une cité « moderne » dans le sens où de larges complexes industriels s’installent, charriant avec eux moults ouvriers. La forteresse militaire, qui fit battre le cœur de la cité, voit déjà ses abords rognés par une urbanisation grandissante et parfois chaotique. La population augmente fortement entraînant l’arrivée de magasins, de banques, de bourses de commerces. Cette spirale dynamique qui fera de Charleroi une des villes les plus riches du Royaume à la fin du 19e siècle est enclenchée.
L’usine de David-Théophile continuera ses activités jusqu’en 1904 mais les temps changent. C’est de Bruxelles que l’on dirige maintenant les entreprises. Lui s’y installera, Avenue Louise, avec son épouse en 1893. Son fils Louis-Théophile viendra bien habiter Gosselies peu avant son mariage avec Marguerite Dupré dès 1887 mais ils repartiront définitivement en 1915, comme leur fille Marguerite qui, après un mariage malheureux, s’en ira quant à elle vers l’Avenue Jeanne à Ixelles. De cette épopée familiale, il ne reste en fin de compte que peu de choses. Quelques traces architecturales ou les cinq vitraux du chœur de la paroisse Saint-Jean Baptiste de Gosselies, dans un style imitant les miniatures du 15e siècle, fruits d’une donation en 1908 comme l’atteste une inscription sous l’un d’eux.
On le voit, l’industrie de l’émail dans cette ville prend rapidement une ampleur et de manière importante, mais elle ne vient pas pour autant effacer ce qui fit la réputation de la cité : les clous. Ce développement entrepreneurial génère un flux d’ouvriers, de sous-traitants, et le développement urbain de la ville s’en ressent. De grosses demeures patronales rivalisent maintenant dans les faubourgs de la cité ; le commerce, et plus généralement l’attrait pour Gosselies se conjuguent dorénavant avec ses industriels. 1861 sera une année ambivalente pour les Moll. David, le fondateur de la première émaillerie de Gosselies meurt le 11 avril. Dans l’hommage que lui rend le journal « le Nouvelliste » trois jours après, il est écrit : « Sa fabrique, qu’on peut citer comme modèle, a toujours occupé de nombreux ouvriers, rétribués de tout temps d’une manière large et généreuse ; aussi regretteront-ils la perte de cet homme estimable qui fut pour eux un père plutôt qu’un maître ». En juillet, un heureux événement viendra combler partiellement cette perte avec la naissance à Gosselies de Léon-Théophile, le fils de David-Théophile et de son épouse, Françoise-Alexina Dourlet, née à Charleroi le 31 octobre 1838. Ces derniers s’étaient mariés à en cette ville l’année précédente et assure ainsi la pérennité familiale de l’entreprise.
L’attachement avec cette « cité des casseroles » dont ils ont un peu aidé à bâtir la réputation restera pourtant chère à la famille Moll. Ainsi, le caveau de David-Théophile Moll et de son épouse est toujours bien présent dans le cimetière de Gosselies. Aussi, comment ne pas évoquer ce qui peut paraître anecdotique aux yeux d’une histoire industrielle qu’est l’installation, en 1914, d’un atelier de peinture sur émail par la petite-nièce de David Moll, Ida Larsonnier-Opderbeck. Celle-ci, née en 1857, créera des motifs visant à imiter la porcelaine de Saxe. Bien que très probablement artisanal et en production confidentiel, cette dame continuera inlassablement son œuvre jusqu’à son décès, en 1950.
Avec la mort de David Moll s’éteint l’ère des pionniers qu’il avait inaugurée avec Grothaus et Bernus. Gosselies conjugue maintenant les émailleries au pluriel et d’autres artisans et industriels s’installent dans ce terreau prometteur.
Bien qu’amorcée dès le milieu du 19e siècle, la période de gloire des émailleurs seront les « trente glorieuses » années amenant au siècle nouveau avant un premier lent déclin. C’est l’époque où la mécanisation s’installe et permet de rêver à des débouchés sans limites pour l’émail ; c’est l’âge des conquérants.
La famille s’est également agrandie. A son arrivée en Belgique, le couple a déjà deux enfants, David-Théophile et sa sœur Caroline, nés à Elberfeld respectivement le 23 septembre 1825 et le 21 juin 1826. Un troisième enfant arrive en la personne de Henriette-Amélie, qui naquit à Montignies-sur-Sambre le 16 mai 1841. Avec le tournant du siècle, la première génération passe la main aux enfants qui continuent sur la lancée de la décennie précédente. Les noms des premiers pionniers s’effacent aussi. En effet, François Grothaus décède à Gosselies le 22 octobre 1854 ; sa veuve quitte alors la Belgique pour repartir à Klarenthal (Sarre) et y décédera l’année suivante.
On retrouve la trace de David Moll en 1838 tout d’abord à Gilly, sur l’actuelle Grand’Rue, mais à peine trois ans plus tard, ce dernier partira vers Gosselies, au 978 Rue du Faubourg. Il rejoint ainsi avec sa famille la communauté naissante des fondeurs et marchands allemands, dont plusieurs sont des amis comme François Grothaus et son épouse Elisabeth Ossman. Tout deux nés à Reimscheid, une ville distante d’à peine 15 kilomètres d’Elberfeld. ils l’ont précédé dans son installation et leur réussite dans le secteur du métal à Gosselies a probablement été un gage de sécurité pour lui. C’est d’ailleurs Grothaus qui mettra David Moll en contact avec Louis Bernus, dont la fonderie produit des pièces intéressantes pour un émailleur comme lui.
David Moll, lui, implique son fils dans les affaires qui donnera à ces dernières un élan supplémentaire. On cite également qu’il aurait exposé des pièces d’émailleries à la Foire internationale de Saint-Louis aux Etats-Unis en 1860, « où ce fut une apothéose ». Son usine recevra même Léopold II, encore Duc de Brabant, lors de sa visite en 1858 de la ville de Gosselies.
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Les vitraux du choeur de l’église Saint-Jean Baptiste de Gosselies, fruits d’une donation faite en reconnaissance par la famille Moll en 1908. (photo Vincent Vincke)
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De l’âge des conquérants aux premiers déclins
Quant à Emile Cornet, ce dernier, aidé de ses enfants, continuera à produire des ustensiles ménagers en compagnie de ses enfants jusqu’en 1931. En 1899, les Aubecq change à nouveau de nom et de statut pour devenir la Société anonyme des Emailleries et Tôleries Réunies (ETR) et feront l’acquisition d’un laminoir à Gouy-lez-Piéton l’année suivante pour être autonome par rapport à leurs fournisseurs anglais. Cette nouvelle société présidée par Octave Aubecq et dont les frères Joseph et Alfred seront les administrateurs, sera en activité jusqu’à la seconde Guerre mondiale. La famille Aubecq est alors une des familles les plus riches de la région de Charleroi. Octave Aubecq, qui s’est installé à Bruxelles, y fait construire en 1899 un hôtel particulier sur l’Avenue Louise, signé par Horta.
Parmi les noms que l’on retrouve régulièrement dans la littérature, Jean-Baptiste Aubecq revient souvent au devant de la scène. En effet, cet émailleur originaire de Court-Saint-Etienne, dirige une ferblanterie situé rue du Spinois à Gosselies et ce, depuis son mariage avec la veuve de son ancien patron. Il ajoutera une émaillerie à son atelier en 1858, qu’il dirigera jusqu’à son association avec Emile Cornet en 1879. La décennie suivante, c’est sous l’appellation Aubecq & Cornet qu’elle se fera connaître mais la mésentente entre les deux propriétaires ne se prolongera pas au-delà de 1889. Aubecq claque alors la porte et crée une nouvelle société avec l’aide de ses trois fils, Aubecq & C°. Celle-ci s’installera sur la Chaussée de Fleurus, dans les locaux désaffectés des Boulonneries de Gosselies.
Mais les Aubecq, c’est aussi la conquête des marchés internationaux par l’installation à l’étranger d’usines permettant ainsi d’éviter des frais de douanes par trop important. Ainsi naîtront l’usine de Blanc-Misseron, d’Auxi-le-Château, ou encore celle de Fresnoy-le-grand en France. Et puis, il y a les Emailleries et ateliers de Varsovie, connues également sous l’appellation Usines Labor, dont le siège social sera à… Huy. Carte postale – émaillerie Cornet. (collection privée)
les assurances interviendront, l’usine est toutefois pillées par les Allemands. Après le conflit, les locaux seront loués à d’autres activités dans l’attente de toucher des dommages de guerre, toujours non versés en 1924. Face aux intérêts bancaires à payer, ainsi que les coûts engendrés par la réparation notamment des toitures, l’entreprise cherche à dégager des liquidités par la vente d’immeubles. C’est le signe de la fin ; les Emailleries et Ateliers de Varsovie seront en liquidation avant la fin de la décennie. L’établissement de l’usine de Blanc-Misseron, dans le département du Nord, est dans la lignée de ce que produit son usine-mère de Gosselies. De nombreux ouvrages datent régulièrement l’installation de l’usine en 1912. Pourtant, dans le « Recueil financier », qui résume les activités économiques des grandes sociétés belges et étrangères actives en Belgique, on indique en 1907 un agrandissement à Blanc-Misseron. Dépendante des aléas de Gosselies, le destin d’Aubecq en France se poursuivra rapidement de manière indépendante. Elle se diversifiera dans du mobilier et du matériel d’école comme les tableaux, finissant même par abandonner complètement l’émaillerie. L’usine gardera son nom jusqu’en 2005 où celle-ci déménage vers Onnaing pour prendre la dénomination de Vanerum.
Cette dernière société a été constituée le 16 octobre 1895 et son objet est, comme ses consoeurs, la fabrication et le commerce d’ustensiles de fer, émaillés, étamés, nickelés, galvanisés, et proposera également des objets en fonte brute ou émaillée. On retrouve dans son conseil d’administration Octave et Joseph Aubecq, mais surtout des résidents polonais de Varsovie et des personnalités hutoises comme Georges Dodemont, Ferdinand Poswick ou Louis Chainaye. L’essor de l’usine, dès sa mise en route en 1897, sera instantané. Elle passe en effet de 71 à 400 ouvriers en deux ans et la production mensuelle de produits émaillés passe quant à elle de 30.348 kgs à presque 37 tonnes, en comparaison à une production de fer brut pratiquement stable à 7 tonnes.
Les catalogues des émailleries sont utiles pour percevoir l’évolution des productions, séries, motifs d’une marque (ici Aubry en 1928). (collection privée)
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Comme pour les investissements belges en Russie, les premières années seront florissantes mais ces sociétés seront rattrapées par des crises successives. Ainsi en 1906 où une longue période de chômage s’installe ou en 1911 lorsqu’est supprimé le travail de nuit, faisant ainsi plonger les bénéfices escomptés. Le chiffre d’affaires sera également aléatoires dès cette période mais, croyant en des années meilleures, les investissements continueront à un rythme régulier. Lorsque la Première Guerre mondiale scinde l’Europe en deux camps, l’usine ferme jusqu’en février 1915. Le 5 août, un incendie éclate et détruit l’atelier, le magasins et ses 250 tonnes de marchandises. Bien que •7•
À Gosselies comme ailleurs, le long calvaire des émailleries.
travail (comme la soudure par exemple) fera diminuer la main-d’œuvre de manière significative. A cela s’ajoute les lois qui, à juste titre, limitent le travail des femmes et enfants dont les entreprises usaient afin de diminuer le coût global de production. Et puis, la démultiplication des ateliers et usines en Belgique ne fait que saturer un peu plus un marché économique intérieur limité. Il ne faut dès lors pas voir l’installation d’usines à l’étranger comme un soutien à une consommation nationale effrénée de pièces émaillées, mais juste comme le fait de devoir s’ouvrir à d’autres pays pour limiter les frais de douanes et s’offrir ainsi une possibilité d’expansion ; raison pour laquelle, bien souvent, les entreprises « filiales » prendront une indépendance par rapport aux industriels belges.
Carte postale – émaillerie Aubry. (collection privée)
Il y aura aussi Aubecq-Auxi, installée à Auxi-le-Château dans le Pas-de-Calais. Bien que pensé avant 1914, il faudra attendre l’Armistice pour que ce projet prenne réellement forme. La diversification de la production sera ici aussi importante avant une spécialisation dans les pièces automobiles dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les articles ménagers, eux, ne seront plus produits en 1998. L’usine s’intégrera dans différents groupes plus importants et existe toujours de nos jours.
Aubry et Cornet s’installeront également en France. Pour le premier, c’est à Saultin, et pour le second, à Raches (département du Nord pour les deux usines). Bien que prometteuses, la crise des années trente aura raison de leurs sociétés. La famille Cornet arrêtera ses activités en 1931 et les Aubry en 1939.
Enfin, comment ne pas évoquer la marque Le Creuset, lancée par Octave Aubecq et un associé en 1925. Propriété de Jean Aubecq, le petit-fils Jean-Baptiste, l’usine de Fresnoy-le-Grand (Aisne) s’est taillée une réputation internationale pour la qualité de ses ustensiles de cuisine en fonte. Rachetée en 1988 alors proche du dépôt de bilan, la marque est repartie depuis à l’assaut des marchés étrangers.
Face à ses industriels qui cherchent à conquérir tout à la fois le marché intérieur et international subsistent encore des ateliers plus régionaux. Ainsi, l’émaillerie créée par les frères Georges et Louis Laterre en 1876 et dont l’exploitation se fera jusqu’en 1931. L’usine sera reprise l’année suivante par Louis Gillain pour une courte période de quatre ans sous l’appellation L’Email, avant de s’endormir définitivement. Bien que née en 1878, l’émaillerie Dessy et Leblanc ne devra sa longévité que grâce aux enfants Leblanc qui feront perdurer la société sur plusieurs générations. Elle fermera toutefois ses portes en 1969.
Autres noms, autres dynasties, et pourtant destins similaires. Si Adrien Aubry « père » fonde son émaillerie au Faubourg de Bruxelles à Gosselies en 1859, c’est son fils prénommé également Adrien qui lui donnera ses lettres de noblesse. Il suivra en cela la méthode utilisée par ses prédécesseurs qui, après une expansion de son commerce via les Usines Aubry, construira en 1911 et avec la collaboration de Julien Cornet, le fils d’Emile avec qui la famille Aubecq s’était associée de 1879 à 1889, un laminoir à Thiméon.
Affaires de familles, l’émaillerie gosselienne s’étend rapidement au 19e siècle dans la ville, la région, mais aussi voit loin avec les marchés internationaux. Cette première génération directement issue de l’activité générée par David Moll gagne des sommes considérables. Pourtant, dès l’avant Première Guerre mondiale, les premier signes d’un déclin s’annoncent. L’introduction en 1893 de la mécanisation dans les usines avec la généralisation des presses à emboutir, tout comme l’apport massif de l’électricité dans les machines-outils et pour certains postes de •8•
Si jusqu’ici l’outil industriel se trouvait très principalement à Gosselies, il est intéressant de noter que l’activité des émailleries s’est étendu à d’autres communes comme Viesville, qui hébergera par exemple l’Emaillerie Thibaut. Mais il y a eu aussi des émailleries proches de Charleroi comme à Rêves, Tilly, Fleurus ou encore la célèbre Emaillerie Baudhuin de Lambusart. Cela ne veut pas pour autant insinuer que Gosselies ne se renouvelait pas puisque Fernand Patte ou Joseph Crahait se lanceront dans les affaires. Mais si la volonté est là, la manière de faire de l’émail a changé et de l’atelier, on est passé à des structures qui se veulent plus solides et plus fortes, à l’image des Laminoirs de Thiméon.
L’industrie de l’émail ne doit pas non plus se voir seule, mais celle-ci entraîne dans son sillage beaucoup d’autres sous-traitants, magasins… qui ne seront toutefois pas touché dans un premier temps par ces restructurations. En effet, la mécanisation accrue augmente la productivité et possiblement les stocks de marchandises mais l’écoulement de ces dernières n’est en rien troublé par la modernisation des usines. La littérature recense aussi des souvenirs glanés par les anciens de Gosselies racontant avoir entendu « le parler de chez eux » des colporteurs dans les gares de chemin de fer du Nord de la France, ce qui est significatif du rayonnement de la cité. Au sortir du premier conflit mondial, l’industrie de l’émaillerie de Gosselies n’est que très peu touchée par les quatre années d’occupation ; et si une génération nouvelle d’entreprises s’installent, c’est aussi une autre manière de produire, pleinement industrielle au sens contemporain du terme qui devient la norme. Les petits ateliers savent déjà leur époque révolue.
L’avènement de grandes structures financières se reflète dans l’émission d’actions. Celles-ci contiennent souvent des informations utiles à la connaissance de la société. (collection privée)
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francs français, qui représentent pour elle des débouchés importants, lui sont actuellement fermés. Les ventes d’articles émaillés à l’exportation n’ont pas atteint 60% du montant réalisé en 1947, elle a pu augmenter ses ventes à l’intérieur du pays ».
L’histoire de cette société est en effet symptomatique de l’évolution de ce secteur industriel. Créée le 25 avril 1911 par les Usines Aubry et Julien Cornet, elle prendra une importance considérable dès la fin des années 20. La firme fusionnera en 1927 avec les Emailleries de Bruxelles et les Emailleries de Flandres avant d’absorber les Nouvelles Emailleries de Gosselies l’année suivante.
Deux ans plus tard, un constat identique apparaît avec des ventes intérieures en augmentation mais des exportation en chute de 16%, entraînant l’arrêt de l’usine bruxelloise et le déménagement des machines vers les sites de Menin et Gosselies. Elle décide alors de constituer une nouvelle société, la Cobega, dont l’objet est « la fabrication au Congo Belge de boîtes métalliques et tous articles en tôle émaillée, galvanisée ou en fer blanc », cherchant ainsi de nouveaux débouchés.
Les Emailleries de Flandres ont, quant à elles, été constituées également en 1911 mais payèrent un lourd tribu lors de la Première Guerre mondiale. L’usine d’Halluin fut occupée dès août 1914 et il ne reste rien de l’entreprise au sortir de la guerre ; celle de Menin fut transformée pendant le conflit en dépôt de munitions, en abattoir, en salles de douches… après que l’occupant en eut enlevé les marchandises et les machines, démolissant également les fours. Et bien que le site de Menin soit remis en état dans le courant de l’année 1920, la société se désinvestira complètement d’Halluin. Riche de liquidités mais sans outil de production, c’est sans doute là la raison qui poussa les Emailleries de Flandres à acheter 40% des actions des Laminoirs de Thiméon en 1923 et à constituer, avec les Emailleries de Bruxelles une nouvelle société, basée à Wallers près de Valenciennes en France, les Emailleries du Nord.
Au début des années 50, et malgré un problème pour recruter des ouvriers qualifiés, la production augmente sans cesse. « Certaines matières premières nécessaires à la fabrication des émaux s’obtiennent plus difficilement, les prix sont en hausse, les délais de livraison sont longs et incertains, ce qui oblige la Société à augmenter ses stocks afin d’éviter de devoir chômer faute de matières ». Des stocks en hausse, des exportations difficiles et un marché national calme pour ne pas dire en régression ne vont que précipiter la chute annoncée ; car l’émail hollandais envahit le marché belge avec des prix largement inférieur à celui pratiqué par nos entreprises. Alors, dans un sursaut pour diminuer ses coûts, on commence par mécaniser les usines de Menin et on diminue la main-d’œuvre.
Les Nouvelles émailleries de Gosselies n’avaient quant à elles qu’une quinzaine d’années d’existence quand elles furent absorbées par les Laminoirs de Thiméon. Elle vit probablement dans cette association une manière de grandir vite auprès de partenaires financièrement puissants.
Ainsi, en 1953, il est signalé que « les usines de Menin qui fabriquent des articles de qualité ont obtenu des résultats favorables, par contre, les usines de Gosselies qui fabriquent des articles ordinaires pour la Belgique et des articles pour l’exportation ont enregistré des pertes. La Société a décidé de faire, jusqu’à nouvel ordre, une sélection dans ses commandes », avant ce terrible constat : « En 1953, trois émailleries belges ont dû cesser leur activité ».
La lecture du conseil d’administration des Laminoirs de Thiméon résume bien en effet cette coalition d’entreprises. Sous la présidence du Baron Paul Gendebien, on retrouve comme administrateur-délégué un certain Franz Brasseur, qui occupait un poste similaire aux Emailleries de Flandres. Même situation pour Albert Ghislain qui, de commissaire devient administrateur dans la nouvelle structure, au côté de René Lavry, notaire à Roux et fils d’Arthur Lavry, administrateur des Nouvelles émailleries de Gosselies. Un autre Lavry, Jean, sera commissaire, avec Georges André et Pierre Gobbe.
La restructuration n’engendrera pas les effets escomptés. Après l’amer constat que les salaires belges sont de 40% supérieurs à ceux pratiqués par les émailleries en Hollande, les Laminoirs de Thiméon décident de supprimer une centaine d’articles « dont la vente n’est plus aussi suivie par la clientèle » ; et comme l’usine de Menin est mécanisée et donc, plus rentable, décision est prise en 1954 de fermer définitivement le site de Gosselies ; ce qui se réalisera dans les faits en 1957. La rationalisation continue avec des accords en 1956 entre Phenix Works et la Société Nouvelle des Produits Emaillés et Etamés de Saint-Servais dans le but de « sauvegarder ce qui subsiste du potentiel de l’émaillerie belge, et à maintenir au travail, dans la mesure des possibilités, une main-d’œuvre expérimentée ». Les Laminoirs de Thiméon apportent « l’ensemble de l’activité industrielle de sa division ‘Emaillerie’, c’est-à-dire des biens immatériels comprenant ses procédés de fabrication et connaissances techniques en émailleries, et des biens matériels consistant en outillages, stocks de matières premières, produits mi-finis
Ainsi, les Laminoirs de Thiméon sont à la tête d’usines à Menin, Bruxelles, Gosselies et… à Thiméon. Il suffit alors de feuilleter l’histoire économique de ce géant de l’émail pour comprendre les maux qui causeront sa perte. Au sortir du second conflit mondial, toutes les usines repartent plus ou moins sauf celle de Gosselies qui, visiblement plus touchée, peine à se remettre en route. Les ventes pourtant ne décollent pas. Aussi, on peut lire dans le Recueil financier de 1950 : « L’exportation des produits de la société est devenu de plus en plus malaisée, certains contrats très importants n’ont pu être exécutés, les acheteurs ne pouvant obtenir les dollars et les francs belges nécessaires au règlement. Les pays de la zone sterling et • 10 •
et finis ». Un comptoir de vente est créé pour mieux diffuser les réalisations des trois sociétés : Comptémail, mais dès l’année suivante, l’enthousiasme n’y est plus et le comptoir est déjà déficitaire. Il faut également signaler le violent incendie du 3 juillet 1957 qui endommagea le magasin d’approvisionnement de Menin et provoqua l’arrêt de l’usine pendant deux mois. Signe évident du mécontentement ouvrier ambiant, l’usine de Menin sera en grève pendant trois semaines à dater du 29 octobre 1956 ; et en 1958, le conseil d’administration y suspend les activités. « Le personnel employé, dont les effectifs avaient déjà été réduits, est sous préavis de licenciement depuis de nombreux mois et les dernières échéances sont proches ». L’agonie durera encore deux années avant que la dissolution de la société des Laminoirs de Thiméon ne soit votée lors de l’assemblée extraordinaire du 4 janvier 1960. Une faible lumière subsiste toutefois dans la note lue ce jour-là par le président Albert Ghislain sur la revente de l’usine. En effet, une nouvelle société reprend les actifs de Menin, la S.A. Ateliers & Emailleries des Flandres, constituée le 23 novembre 1959. Il n’aura donc fallu qu’un peu plus de trente ans pour que ce géant de l’émail qu’étaient les Laminoirs de Thiméon soient terrassé par l’évolution économique et la société de consommation. Destins similaires pour d’autres ateliers et usines qui survécurent à la crise des années 30. Prenons par exemple les Emailleries Baudhuin de Lambusart. Famille de ferblantiers, les frères Baudhuin occupèrent d’abord en 1878 un atelier à Wanfercée-Baulet, avant de chercher un lieu mieux situés qu’ils trouvèrent à Lambusart, proche de la gare. C’est ainsi que naquit la société Baudhuin Frères, en 1905, après une période de modernisation de l’usine existante pendant une dizaine d’années. Alors que les troupes allemandes détruisirent les bâtiments en 1914, l’usine se relança mais sans succès et Baudhuin Frères fut dissoute en octobre 1921… pour être relancée sous l’appellation Anciennes Usines Baudhuin frères le 17 mai 1941 avec un actionnariat quasi exclusivement familial. L’entreprise se maintiendra financièrement pendant une dizaine d’années après la guerre, et si pendant les années 30, elle s’enorgueillait de diffuser ses produits de Belgique aux Indes néerlandaises, il est très probable que la production d’après-guerre ne dépassa que rarement le territoire national.
Photos des Émailleries Baudhuin de Lambusart représentant les différentes phases de production. (collection Le Bois du Cazier - Marcinelle)
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Elle tenta visiblement de commercialiser un émail « haut de gamme » sous la marque Elite-Maxima ; laissant une production standard seule sous le titre pourtant ronflant de Elite. Menacée économiquement, elle tardera à se diversifier et quand elle se lance dans les ustensiles chromés avec sa gamme Chromalux et Chrometalux en 1954, ce n’est qu’un baroud d’honneur avant le dépôt de bilan l’année d’après.
en 1963 avec sa liquidation. Toujours selon Jaquemin, « l’outillage et la marque furent vendus à la société Ultra de Menin » qui vint d’abord s’installer à Fleurus avant de tout démonter et d’emporter l’ensemble ailleurs. Quand on parle encore de nos jours d’émaillerie, un nom revient de suite : Crahait. Créée en 1925 sous l’impulsion de Joseph Crahait, l’entreprise sera d’abord active dans l’émaillage de pièces pour machines à laver et essoreuses. Elle agit également en sous-traitance pour les Forges de Ciney pour lesquelles elle réalise des panneaux décoratifs. Cette collaboration fut fructueuse et en 1947, les Emailleries Crahait s’installe dans les locaux des anciennes Usines Cornet. Au virage des années 50, Crahait se diversifie en produisant des tableaux pour les écoles. Le succès se confirme et l’usine consent à faire de lourds investissements dont un four continu à la consommation de 100 000 litres de mazout mensuellement.
Egalement ferblantiers de Wanfercée-Baulet, Eugène Divers, son épouse, ses fils Hector et Alphonse transformèrent au début du 20e siècle l’habitation familiale et diffusèrent localement du petit matériel principalement à destination des charbonnages de la région jusqu’en 1921 où, s’associant avec les Baudhuin, ils se lancèrent dans l’émail sous la dénomination S.A. Platineries et Emailleries – Ancienne firme les fils Eugène Divers. Quelques temps après cependant, la société modifie son actionnariat et les Divers reprennent la quasi-totalité des parts. Sa rapide expansion n’est pas sans poser de problèmes logistiques. Ainsi, comme l’évoque Madeleine Jacquemin, « les matières premières arrivaient en gare de Lambusart et étaient acheminées en voiture à cheval. Le même problème se posait pour l’expédition des produits finis ». Début des années 30, un déménagement s’opère vers Fleurus et des bâtiments plus spacieux, incitant la firme à un nouveau départ en changeant encore son nom en Emailleries Luma. C’est Marcel Divers, alors président du conseil d’administration qui choisira ce nom en référence à ses deux filles, prénommées respectivement Lucie et Marie.
Bien que chancelante durant la décennie suivante, l’usine s’écroule quasi du jour au lendemain avec la crise du pétrole de 1974. Ce four gourmand si souvent mis en avant et qui devait apporter de nouveaux contrats et une plus grande rentabilité s’avère être un gouffre financier avec un coût d’utilisation qui tripla en à peine trois années. Pourtant, dès 1971, les signes étaient là d’une fin certaine. Les Forges de Ciney et Somi arrêtèrent leur collaboration car elles avaient toutes deux investis dans des firmes concurrentes qui possédaient également une émaillerie. On s’obstine encore à croire en l’avenir de la société mais à la fin de janvier 1976, la faillite est déclarée avec la perte de 150 emplois. Symboliquement, la FGTB manifestera et occupera l’usine un temps pour, comme l’écrit en Une le « Journal et Indépendance » du 30 janvier, affirmer « le droit des travailleurs sur ce qu’il reste de cette richesse qui provient de leur travail ». Ultime espoir d’une reprise qui ne viendra jamais.
Sa réussite viendra surtout de son matériel standard simple comme des casseroles, des ustensiles de cuisine, produit en grande quantité, avec seulement quelques choix de coloris. Non seulement comme ses concurrents belges, Luma s’installera en France, mais ce sera à Râches, dans la ville même où les Cornet établirent quelques années plus tôt leur usine. Cette dernière survivra jusque dans les années 50 tandis que celle de Fleurus atteindra péniblement les années 60 avant de péricliter totalement
Le quotidien « Le Rappel ». Dans son édition du 3 février 1976, en page 6, la FGTB appelle à l’occupation de l’usine Crahait en guise de protestation face à la faillite de l’entreprise (collection Ville de Charleroi)
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Les raisons multiples du désamour
La clientèle… le mot est lâché. Les ménages consommaient effectivement beaucoup d’ustensiles en émail. Cela allait de la louche à la casserole, de l’égouttoir à la cafetière, aux pots de fleurs ; il y avait une impression de possibilités sans fin jusqu’au jour où le plastique arriva. Grande révolution technique mais aussi sociale, il était plus léger et plus facile en entretien. Cette nouveauté, accompagnée des plats en inox, du pyrex… réduisirent grandement les débouchés industriels. Et puis, il y a aussi ce vent de modernité continue qui traversa les années 50 et qui changea radicalement la vision de ce que devait être une cuisine… une cuisine sans émail.
L’histoire des sociétés d’émailleries, on l’a vu, n’a pas été de tout repos ; celle du secteur d’activité non plus. À la lecture de différentes sources, il semble que la Première Guerre mondiale ait marqué plus douloureusement les entreprises ; ce qui se comprendrait aisément vu la concurrence acharnée que se livraient alors les industriels allemands et belges. La région de Charleroi fut particulièrement touchée par les incendies et les dégradations lors des combats acharnés de la fin du mois d’août 1914 et, en 1918, quand les troupes du Kaiser détruisirent nombres d’usines et emportèrent énormément de machines et matériels. Peut-être existait-il aussi un esprit de punir une industrie de l’émail sur Gosselies puisque celle-ci était née de la volonté d’Allemands ? Rien cependant ne vient étoffer une telle hypothèse. Mais il est certain que le secteur de l’émaillerie (en ce y compris les commerces associés), c’était d’abord et avant tout de nombreux petits ateliers et beaucoup n’eurent plus, après la guerre, l’opportunité de recommencer. Plusieurs fois évoquée, la fermeture des frontières à cause des droits de taxes joua un rôle tout aussi certain dans le développement des ateliers et usines. En 1923, on estime au 2/3 les exportations belges et Fernand Baudhuin, auteur d’un ouvrage sur l’industrie wallonne avant et après la guerre, les estiment encore plus grande. « Par suite de la politique protectionniste de la France, nos usines ont grand’peine à faire franchir la frontière à leurs articles. Mais conformément aux théories protectionnistes, le produit mi-fabriqué est beaucoup moins taxé que le produit fini. Il en résulte qu’il y a profit à commencer la fabrication en Belgique et à l’achever en France. Pourquoi, demandera-t-on, ne pas faire tout en France ? À cause de l’abondance de la main d’œuvre en Belgique et du bon marché de l’outillage ». Le dernier argument peut toutefois faire sourire. Vrai ou faux, il suffit de se rappeler les lamentations des Laminoirs de Thiméon en 1953-54, quand ces derniers indiquaient des salaires supérieurs à la concurrence de 40%.
Stand commercial des établissements L. Gillain & c°. Photo non datée (collection privée)
Les entreprises qui s’étaient diversifiées vécurent encore quelques années mais elles devenaient des dinosaures industriels dans une époque empreinte de modernisme à tout crain. Signe des temps, les entreprises qui survécurent en Belgique furent celles qui s’occupaient des plaques indicatrices de rue, d’enseignes publicitaires, à l’image de l’Emailleries Leclercq. Établie en 1920 par Ernest Leclercq, elle sera reprise pendant la Seconde Guerre mondiale par son frère Octave. Ne se consacrant qu’à cette gamme particulière de produits émaillés, ainsi qu’à des débouchés plus industriels pour les charbonnages, elle continua avec la nièce des deux fondateurs, Eliane Hannon. Elle arrêta définitivement ses activités en novembre 1993 avant que la société repreneuse, Démail, ne déménage l’ensemble vers Walcourt.
La compétition entre sociétés a toujours été présente, quelle que soit l’époque. Baudhuin l’indique d’ailleurs en 1923 : « La concurrence est très vive, d’autant plus vive que l’exportation étant difficile, le marché intérieur est très disputé. La clientèle, ici comme dans d’autres industries, se refuse absolument à toute hausse en dépit du renchérissement des matières premières. »
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Retracer une histoire avant de la perdre pour toujours
Pendant un temps, un syndicat des émailleurs, Sybelémail, fera bonne figure pour permettre aux entreprises de se restructurer, de peser sur les décisions économiques mais inséré dans le puissant groupe des sidérurgistes, le secteur des émailleries ne faisait guère le poids. La ville de Gosselies sera au cœur de cette évolution et la part immense que prenait l’industrie de l’émail n’est plus que vaguement périphérique un siècle plus tard. On indique qu’en 1860, la « cité des casseroles » occupe 1000 ouvriers dans les émailleries sur un peu plus de 6000 habitants, pour culminer à la fin du 19e siècle à 1300 ouvriers pour 8500 habitants. Et si en 1937 on estime toujours les ouvriers au nombre de 1200, ils ne sont plus que 400 en 1962 pour 10.500 habitants. En 1976, après la faillite de Crahait, il plus à Gosselies que l’ Emailleries Leclercq, occupant selon les sources de 2 à 4 personnes.
Evoquée dans l’introduction, l’histoire des émailleries à Gosselies et dans sa région reste largement à écrire. S’il existe des ouvrages « incontournables » sur cette industrie, c’est malheureusement bien parce que les articles ou autres, édités que ce soit par des cercles d’histoires locaux ou des organismes divers, citent les mêmes sources. Aussi, pour aller plus loin dans la découverte de ces ateliers et usines, on se doit de sortir des sentiers battus, de chercher les archives des sociétés ou de prendre des chemins de traverses en feuilletant les archives administratives des villes et communes.
Le monde a changé, les modes ont bouleversés nos habitudes, et on ne se souvient maintenant que de David Moll et de l’épopée glorieuse des émailleurs qu’au travers d’une plaque commémorative.
Souvent déconsidérées parce que tout aussi souvent méconnues, les archives industrielles permettent une découverte de l’intérieur d’une entreprise. On en trouve sur tout types de secteurs d’activités mais, à ma connaissance, pas pour les émailleries. Un des rares fonds a fait l’objet d’une donation l’année dernière vers le site du Bois du Cazier à Marcinelle. Il s’agit du fonds Jacquemin, composés de photographies, de documents divers et de pièces d’émaillerie ; principalement venant de Baudhuin.
Plan de la façade des Émailleries et Tôleries Réunies (ETR) et de la surface générale de l’usine dans le cadre d’un vaste plan de modification urbanistique. (collection Ville de Charleroi)
Tout autant utiles mais peu usitées, ce sont les archives des administrations communales. Un fonds comme celui dit des « établissements classés » permet de premières trouvailles car ces archives recouvrent les demandes d’installations de matériels pouvant engendrer des nuisances environnementales lourdes. Sont donc concernés, les machines à vapeur, cuves à mazout, moteurs électriques, fours industriels... Chaque demande a donc son dossier qui, outre les formulaires adéquats, sont composés parfois aussi de plans, de courriers explicatifs, de plaintes du voisinage, et de toutes les pièces utiles à accorder ou pas l’installation nouvelle. Une autre piste est celle des dossiers liés à l’urbanisme. Bien que l’accès soit plus difficile pour un particulier en raison des autorisations à demander, il permet de retrouver les modifications impliquant les bâtiments avec, ici aussi, des plans et autres documents. Il est ainsi possible d’avoir une « photographie » d’un site industriel (dans le cas des émailleries) mais sans pour autant avoir une idée de ce à quoi ressemblait l’intérieur d’un hall, des garages, et a fortiori du mobilier utilisé pour le réfectoire ou encore des bureaux.
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Plan cadastral de l’usine Crahait inséré dans un dossier concernant l’installation de matériel potentiellement dangereux, fonds des « Établissements classés ». (collection Ville de Charleroi)
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C’est ainsi que certaines informations nous sont parvenues sur la répartition des locaux dans les usines lors d’agrandissement, comme pour les Laminoirs de Thiméon ou les Emailleries Patte. Pourtant, l’aspect selon moi essentiel de cette industrie est pratiquement perdu ; celui de l’humain. Crahait a fermé ses portes en 1976 ; cela fait donc pratiquement quarante ans. Les acteurs de cette fermeture sont entrés maintenant dans un âge vénérable et eux seuls peuvent encore raconter comment était l’usine, les gens, le travail. Pour cela, un travail sur la mémoire orale est à faire. D’ailleurs, une initiative locale s’est lancée le défi de conserver au mieux la mémoire des travailleurs de l’émaillerie, non pas dans une vision passéiste de l’histoire et du « c’était mieux avant », mais dans le but d’une meilleure connaissance de cette aventure industrielle. L’idée est non seulement de collecter des souvenirs, mais également un savoir-faire, un vocabulaire technique propre d’un secteur d’activité dans une région qui ne peut plus aujourd’hui, que se souvenir de ce glorieux passé. Si le bruit des émailleries a cessé d’exister, il est toutefois utile de retracer son histoire avant de la perdre pour toujours.
Christian Joosten Archiviste de la Ville de Charleroi et Vincent Vincke Consultant en archéologie industrielle Les auteurs tiennent à remercier Julie Vandervrecken, documentaliste au Bois du Cazier pour la mise à disposition des fonds concernant les Emailleries Baudhuin. Plan cadastral de l’Émaillerie Patte, voisine de celle de Crahait. (collection Ville de Charleroi) Façade de « La Volonté » sur laquelle on peut encore lire actuellement le lettrage en relief. (photographie Vincent Vincke)
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Une bibliographie pour aller plus loin
Annexe Fernand Baudhuin, L’industrie wallonne avant et après la guerre : charbonnages – métallurgie – glaceries – verreries – émailleries. Editions de La Terre Wallonne, Charleroi, 1924. Jules Dehon, Gosselies qui fut ville. 980 – 1976. Ses « spots ». Ses émailleries. Son temps jadis. Gosselies, Cercle d’histoire de Gosselies, 1977 Madeleine Jacquemin, Industries et métiers disparus. Les émailleries Baudhuin, Luma, du Campinaire. In : Bulletin de la Société d’histoire, arts et folklore des communes de Fleurus, n°29 (1994), pp 45-95. Le Recueil Financier (diverses années)
Bref historique des émailleries présentes à Gosselies… Remarque : certaines dates apparaissent entre [ ] quand elles n’ont pu être certifiées avec précision.
La famille Aubry
La famille Moll • • •
David Moll David-Théophile Moll
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1841 – 1860 1861 – 1904
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Ida Larsonnier-Opderbeck 1914 – [1950] Petite-nièce de David Moll, elle ouvrit un atelier de peinture sur émail en offrant une gamme de produit à l’imitation de la porcelaine de Saxe. La date de fin correspond au décès de cette dame née en 1857. Il est probable que l’activité de l’atelier soit plus artisanale qu’industrielle.
Usines à l’étranger : • - Aubry (Saultin – France)
La famille Aubecq • •
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Adrien Aubry « père » 1859 – [1897] La date de fin correspond au décès d’Adrien Aubry « père ». « Usines Aubry » (Adrien Aubry « fils ») 1911 – 1939 « Laminoirs de Thiméon » 1911 – 1960 Cette société créée par Adrien Aubry « fils » et Julien Cornet permettait un approvisionnement en tôles fines, mais celle-ci prendra rapidement son indépendance.
[1912]
– ????
La famille Cornet
Jean-Baptiste Aubecq 1858 – 1879 Aubecq & Cornet 1879 – 1889 Association entre Jean-Baptiste Aubecq et Emile Cornet « père ». Après leur séparation, chacun continuera une activité de son côté. Aubecq et C° 1889 – 1899 Émailleries & Tôleries Réunies (ETR) 1899 – 1960
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Usines à l’étranger : • Aubecq (Blanc-Misseron – France) 1907) – [2005] La date de création est inconnue et la date de fin correspond au déménagement de celle-ci dans une autre municipalité. Toutefois, cela faisait déjà plusieurs années que l’usine ne fabriquait plus d’émailleries • Aubecq-Auxi (Auxi-le-Château – France) [1918] – 1998 Pensée avant la Première Guerre mondiale, il faudra atendre l’Armistice pour que cette unité de production prenne sa place dans le groupe. À la faillite du groupe en Belgique, une nouvelle société apparaîtra en France en 1962 gardant le nom. • « Le Creuset » (Fresnoy-le-Grand – France) 1925 – 1988 • « Émailleries et ateliers de Varsovie » 1895 – 1929 (Varsovie – Pologne)
Aubecq & Cornet 1879 – 1889 Association entre Jean-Baptiste Aubecq et Emile Cornet « père ». Après leur séparation, chacun continuera une activité de son côté. Émile Cornet « père » et « fils » 1889 – 1931 « Laminoirs de Thiméon » 1911 – 1960 Cette société créée par Adrien Aubry « fils » et Julien Cornet permettait un approvisionnement en tôles fines, mais celle-ci prendra rapidement son indépendance.
Usines à l’étranger : • -Cornet (Râches – France)
Les frères Laterre
1914 – ????
1876 – 1931
Tenue par Louis et Georges Laterre, l’entreprise sera reprise en 1932 par Louis Gillain sous l’appellation « l’Email »
« L’Émail »
[1927] – 1936
La littérature indique la société « L’Émail » comme étant la reprise de l’entreprise des frères Laterre en 1932. Pourtant, il semblerait qu’elle soit également à la reprise des « Établissements L. Gillain & c° » et ce, depuis 1927.
Leblanc et Dessy
1878 – 1969
Cette association entre Louis Leblanc et un certain Dessy ne se poursuivra que par les fils Leblanc, Joseph et Arthur.
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Produits Émaillés A. Leblanc
Entêtes des courriers retrouvés dans les archives de la Ville de Charleroi pour des demandes d’urbanisme ou de pour l’installation de matériel sujet à autorisation. (Coll. Archives de la Ville de Charleroi)
1888 – 1968
Il ne m’a pas été possible de savoir si les Leblanc sont de la même famille que celle qui s’associa avec les Dessy. Sera sous la direction de Nelly Lecat à la fermeture.
Fernand Patte
1920 – 1975
Ces dates comprennent les Émailleries Fernand Patte et l’appellation qui lui succéda, Patemail. Usines à l’étranger : • Patte (Villers-Sire-Nicole – France)
1931 – ????
Émailleries Crahait
1925 – 1975
Établissement Leclercq
1920 – 1993
Établissements L. Gillain et C°
… et dans sa région
? – [1927]
Dans le 3e volume, n°5, du Bulletin d’Information et de Documentation de la Banque Nationale de Belgique – service des Études économiques, il apparaît que cette société aurait fusionné en 1927 sous l’appellation « L’Émail ».
La Volonté
Émailleries Thibaut (Viesville) 1889 – 1949
1923 – 1953
Émailleries de Rêves (Rêves)
Société coopérative issue de la mouvance socialiste.
Émaillerie Payen
1943 – 1970
Nouvelles Émailleries de Gosselies 1911 – 1927
???? – 1953
Émailleries de Tilly (Tilly)
1919 – 1953
Émailleries Baudhuin (Lambusart)
1878 – 1955
Appellation générale pour Baudhuin Frères et Anciennes Usines Baudhuin Frères.
Émailleries Luma (Fleurus)
1900 – 1963
Appellation générale pour la S.A. Platineries et Émailleries – Ancienne firme les fils Eugène Divers, devenue dans les années 30 les Émailleries Luma. Usines à l’étranger : • Luma (Râches – France)
[1930] – [1950]
Émailleries Magritte (Viesville)
1949 – ????
Mr Magritte se serait installé à la fermeture des Émailleries Thibaut pour une production « artisanale » qui aurait encore été active au milieu des années 1970.
Émailleries du Campinaire (Fleurus) [1920] – [1950] Les dates correspondent à la période où Joseph Jaumain et son épouse Justine Hubeau en étaient les propriétaires.
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