Chroniques en marge d'un tribunal

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PRÉFACE, SANS RIGUEUR

Ces « Chroniques » ne sont ni une écriture, impossible, de l’ « Histoire immédiate », ni une révélation de secrets de la part d’un ministre informé ; elles ont simplement accompagné une courte période de douze mois, entre juillet 2010 et juin 2011, dont l’intérêt réside en ce qu’elle a abouti à la chute d’un gouvernement au LIBAN. La démission de onze ministres, représentant plus du tiers des trente composant le gouvernement HARIRI, fut en effet un épisode rarissime dans l’histoire de la République. L’équilibre des forces ayant changé, le président de la République a dû prêter une oreille complaisante à ceux qui étaient, quelques jours plus tôt, plus tentés par l’intimidation et l’épreuve de force que par la démocratie consensuelle « à la libanaise ». La question des « faux témoins » fut donc le prétexte d’un changement de majorité, plutôt qu’un tournant cardinal dans les relations du LIBAN avec le Tribunal spécial pour le LIBAN. Il ne faut donc rien chercher dans les pages qui suivent qui infèrerait une sorte de voyeurisme politique. Pour cette raison, une précaution particulière accompagne le récit : ne dénigrer personne inutilement, ni raconter ce qu’il est 5


sans doute prématuré de rendre public, mais sans occulter ou maquiller l’essentiel, la vérité au jour le jour. En fait, c’est surtout l’enthousiasme, la fraîcheur et la disponibilité de Joumana DEBS NAHAS qui m’ont déterminé à livrer à sa plume vivace, alerte et spontanée quelques-unes des réflexions qui m’ont saisi en marge des événements. Sans prétention juridique, sans recherches savantes, le texte de Joumana DEBS NAHAS est bien de son propre cru ; comme le ressentirait, je crois, toute personne soucieuse de regarder les mots et les choses de notre quotidien politique avec l’espoir et l’attente qu’un jour enfin le LIBAN redevienne ce qu’il était : un projet sérieux pour un Etat digne d’avenir. Son approche m’a rendu à l’évidence d’un constat, la faillite de notre classe politique, impuissante à faire face aux désordres qui nous entourent, à construire un Etat avec des institutions modernes. Pourtant, le miracle continue. Celui d’un LIBAN dans un déséquilibre stable et un « désordre établi ». Jusqu’à quand ? Ibrahim NAJJAR

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Préambule J’ai rendez-vous, en ce matin d’automne 2010, avec le ministre libanais de la Justice, Ibrahim Najjar, dans sa résidence d’été, à Baabdate, au sein de l’une des plus belles montagnes libanaises, l’une des rares encore verdoyantes. Nous avons décidé qu’il confierait à mon magnétophone ses pensées, ses impressions, et son vécu de l’imbroglio politicojuridique autour du Tribunal spécial pour le Liban. Et, nous avons pensé que, de semaine en semaine, nous verrions plus clair dans la situation trouble que vit le Liban depuis plusieurs mois… voire plusieurs années. Au fur et à mesure de nos rencontres, je me rendais compte que je m’immisçais dans la peau du ministre de la Justice. Au début, je ne voyais plus l’actualité qu’à travers ses yeux, ses réflexions, ses états d’âme. Très vite, il m’est apparu en même temps témoin, acteur, spectateur, d’une situation qu’il ne contrôlait pas, et qui suscitait les passions dans le pays. Loin des turbulences que nous observions ensemble, autour du Tribunal spécial pour le Liban, de l’affaire des faux témoins, et de tous les sujets s’y rapportant, nos rencontres étaient un moment de calme, de retour sur soi, et de réflexion. Ibrahim Najjar a été, durant les neuf derniers mois de l’exercice de sa fonction, le prisme à partir duquel je suivais l’actualité. Il m’a 7


permis d’en comprendre les méandres, les coups bas, mais aussi les moments forts. S’il est le personnage central de cet ouvrage, il en est aussi le prétexte. Prétexte que j’ai saisi pour écrire une page du vécu libanais, sans prétention historique, juridique, ou encore d’ordre spectaculaire. Prétexte aussi pour raconter les dessous de la vie politique libanaise au quotidien, son côté anecdotique, loin de toute analyse stratégique ou autre. Ce n’est nullement dans les pages de ce livre que le lecteur se fera une idée sur les assassins de Rafic Hariri et de ses compagnons. Cet ouvrage est tout simplement une façon parmi beaucoup d’autres de lire les développements de l’actualité, qui retombent rapidement dans l’oubli ; pris dans le tourbillon de la vie, toujours plus forte que le reste, au Liban peut-être encore plus qu’ailleurs. Les citations de l’ancien ministre de la Justice essaiment l’ouvrage, de bout en bout. Un peu comme une voix « off », en sourdine, présente mais jamais envahissante.

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Chapitre 1 Un poste-clé à une période-clé

Le jour où nous commençons les enregistrements, Ibrahim Najjar rentre d’un Conseil des ministres, où il a été question des fameux « faux témoins » dans l’affaire de l’assassinat de Rafic Hariri. Nous nous rendons compte que l’instant où a commencé tout ce qui se trame au Liban depuis quelque temps, remonte au jour de l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais, le 14 février 2005. Ce jour-là, Ibrahim Najjar « ne fait plus de politique », ayant quitté, depuis un certain nombre d’années, le parti Kataëb, au sein duquel il a longtemps été membre du bureau politique, du temps du fondateur du mouvement, Pierre Gemayel.

« Je m’étais éloigné de la vie publique ; j’avais pris mes distances, quand j’avais compris, en 1990, que le glas avait sonné pour le christianisme politique au Liban. J’aime penser que je me suis déconstruit, pour mieux me refonder. J’ai pratiqué mon métier, j’ai travaillé

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dur, j’ai fait quelques acquisitions… Bref, la politique, cela ne m’intéressait plus. L’envahissante mainmise syrienne avait cela de bon qu’elle permettait aux gens qui s’écartent de la sphère publique de mener leur bout de chemin tranquillement. »

Professeur de droit à la faculté de Droit de l’Université Saint-Joseph, juriste reconnu, Ibrahim Najjar mène, comme une très grande majorité de Libanais, son chemin loin des vicissitudes de la politique interne, qui ne l’intéresse tout simplement pas à l’époque. Il n’est d’ailleurs pas le seul : depuis la soumission du Liban à la tutelle syrienne, résultat de quinze ans de guerre civile, la majorité des Libanais sont devenus apathiques en ce qui concerne la politique interne de leur pays. Après les remous et les passions qui ont occasionné des années de conflits sanglants en tous genres, les Libanais, privés de démocratie, de souveraineté et d’indépendance sous le joug syrien, sont devenus, pour la plupart, indifférents au processus public. La Syrie a en effet apposé son empreinte partout, dans les moindres détails des rouages de l’Etat libanais, allant jusqu’à imposer des fonctionnaires complaisants à des postes-clés, par le biais d’émissaires sévissant dans la plus complète impunité, et, probablement pire 10


encore, sans susciter le moindre relent de révolte au sein d’une population résignée. A l’ombre de cet état de choses peu glorieux, la vie continue, malgré tout. Le richissime homme d’affaires libano saoudien, Rafic Hariri, entreprend, en 1992, un vaste et ambitieux programme de reconstruction du centre-ville de Beyrouth. Le centre historique de la capitale libanaise, ancien joyau de la ville et centre névralgique des affaires et de la vie sociale, était à cette époque dans un état de décomposition fort avancée. Il était difficile, au lendemain de la guerre, de reconnaître les ruelles, de repérer les boutiques, les souks, les cafés-trottoir qui ont fait un temps la splendeur de Beyrouth. Au-delà des dégâts matériels, si gigantesques qu’il semblait difficile d’en concevoir la réparation, ce sont surtout les âmes des Libanais qui étaient profondément endeuillées. Rafic Hariri, qui a été désigné Premier ministre dès 1992, avec le feu vert syrien, bien entendu, prend le parti de s’investir dans la pierre. A charge pour elle de redonner du baume aux âmes. Malgré les nombreuses contestations qu’a occasionnées le projet de Rafic Hariri, baptisé Solidere, le centre-ville de Beyrouth est bel et bien ressuscité de ses cendres, et, petit à petit, des Libanais réconciliés avec leur ville et avec eux-mêmes, se sont mis à arpenter les ruelles 11


fraîchement dallées et ont redonné un peu d’âme à un Beyrouth qui était devenu fantôme. Les Beyrouthins, mais aussi les visiteurs étrangers, qui commencent enfin à remettre le Liban sur leur itinéraire de vacances, apprécient la transformation. La Place de l’Etoile, située en pleine rue piétonne du vieux centre-ville reconstruit, fourmille de promeneurs, venus savourer des joies simples dont ils ont été longtemps privés. Face au Parlement superbement reconstruit, des enfants à vélo sont accompagnés de leurs parents, tout aussi heureux, et tout aussi indifférents au va-et-vient des députés presque tous acquis à la Syrie… C’est sur le chemin menant du Parlement à son domicile, que le convoi de Rafic Hariri est attaqué, le 14 février 2005… par pas moins de deux tonnes et demie d’explosifs ! Ce jour commence par être comme un autre… Un lundi de février, bien doux, comme à l’accoutumée à Beyrouth. Ibrahim Najjar est même tenté de faire les quelques centaines de mètres qui séparent son bureau de l’Université Saint-Joseph à pied. Il aime bien son quartier, ses ruelles étroites, et, en bon « Achrafiote », il n’est pas rare qu’il choisisse d’effectuer ses déplacements sans voiture, surtout par beau temps, comme ce matin. Mais aujourd’hui il 12


n’aura pas le temps de se payer le luxe d’une promenade au soleil: le cours commence à midi trente, et il ne supporterait pas d’arriver en retard. Ses étudiants sont là, fidèles au rendez-vous, dans la salle de classe de la 4ème année de droit, au sein de la faculté la plus vieille et la plus prestigieuse de Beyrouth. C’est drôle, d’année en année, l’écart se creuse entre le professeur et ses étudiants… Deux de ses propres enfants sont passés sur ces mêmes bancs ; ils ont laissé la place à d’autres, et d’autres, et d’autres encore. Il ne se lasse pas de cet exercice. Il aime bien partager avec les juristes de demain son expérience du métier… Il aime l’intérêt sincère qu’il ressent dans leurs yeux quand il leur raconte de petites anecdotes, des histoires célèbres de succession sur fond d’effeuillages et d’exécrables coups bas. Il en a vécu, des histoires de succession, mais comme celle, terrible, dont tout le Liban sera bientôt témoin, jamais. 12h55. Un bruit sourd, comme une explosion… De la fenêtre de la salle de cours, on ne voit rien, mais on commence à entendre la clameur, le chahut, caractéristiques des moments de panique. Cela fait longtemps que nous n’avions rien eu de semblable au Liban. Même si nous vivons écrasés sous la tutelle 13


syrienne depuis près de quinze ans, les bruits de bottes ne résonnent désormais qu’en sourdine. De quoi donc s’agit-il ? En quelques minutes, tout le monde sent bien que quelque chose d’exceptionnel se passe. Les portables deviennent inutilisables, les téléphones fixes aussi… Pardi ! Un champignon de fumée semble venir du côté de la route côtière de Beyrouth… Grâce aux flashs infos à la radio et dans les différents médias, l’on commence à comprendre, par petites bribes, que c’est le convoi de l’ex-Premier ministre Rafic Hariri qui est visé par un attentat à la voiture piégée. Le verdict tombe vers 13h30. Rafic Hariri, l’homme le plus riche du Liban, le magnat de Solidere, le puissant et influent ancien chef du gouvernement, est assassiné. Sur le moment, l’émotion est certes forte, mais l’on est loin de se douter qu’il s’agit là, non pas seulement de l’assassinat d’une personne influente, mais d’un acte majeur, destiné à changer la face du pays, peut-être même de la région aussi. La première impression des Libanais ? Stupeur… Si le Liban étouffe, depuis la fin de la Guerre civile, sous le joug de la tutelle syrienne, force est de reconnaître qu’il a cependant gagné, en contrepartie, 14


une certaine quiétude. Le prix de la paix civile est l’obéissance aveugle à Damas, et cela de la part de tous les Libanais, y compris le chef de l’Etat, le Premier ministre, tout responsable politique, même de second plan. S’il est vrai aussi que l’ancien Premier ministre Rafic Hariri a amorcé un changement remarqué dans sa politique depuis déjà plus d’un an, quand il a refusé net, malgré les « insistances » syriennes, d’apposer sa signature à un renouvellement du mandat du très prosyrien président de la République Emile Lahoud, rien ne laissait présager une aussi retentissante réplique. Car, tout de suite, pour la plupart des Libanais, il est clair qu’il ne peut y avoir de coïncidence entre l’attentat du 14 février 2005 et le changement de ton de Hariri avec la Syrie. Tout comme, pensent-ils, il ne peut y avoir de hasard entre ce qui vient de se produire et les rumeurs selon lesquelles Bachar el-Assad vouerait une haine incommensurable envers Hariri. Il s’agit d’une réplique, cinglante, sanglante aussi, puisque non seulement Rafic Hariri y trouve la mort, mais vingtdeux autres personnes partagent son funeste sort ce jour-là. Parmi eux, un proche parmi les proches de Rafic Hariri, le brillant économiste, député et ministre Bassel Fleihane. Lui connaît un sort particulièrement 15


tragique : assis à côté de l’ancien Premier ministre dans sa voiture normalement blindée, il est brûlé à 95%, et succombe à ses blessures 64 jours après l’attentat.

« C’est pour moi, comme pour des milliers de Libanais, un réveil brutal. Non pas que j’aimais particulièrement Rafic Hariri. Pour moi, il y avait conflit d’intérêt entre le businessman fortuné et la gouvernance d’un Etat. Bien sûr, je n’étais pas insensible aux divers talents de Hariri, mais de là à placer cet homme, si proche de l’Arabie saoudite, au pouvoir, c’était difficile à accepter! »

Quelque chose s’est brusquement réveillé, au plus profond de chaque Libanais, un sentiment de révolte, un refus total. Les images et les nouvelles, choquantes, font le tour du monde. Le Liban revient sur le devant de la scène, de la manière la plus macabre qui soit. Or, très vite, presque tout de suite après l’attentat, dès le lendemain, un peuple en colère commence à crier sa douleur et à accuser la Syrie de tous les maux. Les funérailles, prévues le mercredi 16 février, servent de tremplin à une foule hétéroclite, faite de 16


musulmans sunnites autant que de chrétiens, qui descendent dans les rues de la capitale pour lancer des timides appels à l’indépendance. Petit à petit, jour après jour, la foule se fait plus dense, les cris plus forts, les voix plus assurées. Le mouvement, qui sera appelé par la suite Révolution du Cèdre, est enclenché. Un miracle, il faut le dire. Enhardis les uns par les autres, les gens descendent dans la rue ; ils brisent le silence et exigent, d’abord dans un murmure, puis avec véhémence, que la Syrie, très vite pointée du doigt, sorte du territoire libanais. D’abord éberlués, les chrétiens se mêlent à la foule de sunnites venus pleurer leur leader charismatique et bienfaiteur. Un peu en retrait des masses, on les remarque qui hésitent, avant de voir naître, à travers ce deuil, un immense espoir, celui de libérer le Liban de ses chaînes, de le rendre à la vie. La place des Martyrs est rebaptisée place de la Liberté. Des tentes de fortune sont installées, et accueillent des irréductibles défenseurs des libertés et de la démocratie. Ils ne lâcheront ce lopin de terre, à deux pas de l’emplacement choisi pour abriter le cercueil de Rafic Hariri − dans ce centre-ville qu’il a reconstruit −, que le jour où les soldats syriens auront quitté le Liban. C’est une guerre de nerfs que livrent désormais les 17


Libanais, aux Syriens, mais aussi à la face du monde, qui observe, attentif, cette révolution qui naît des cendres d’un long sommeil. Toute une mémoire longtemps annihilée refait surface ; les blessures jamais pansées s’ouvrent à nouveau, béantes, et attendent la délivrance. Les hommes politiques, contrairement à toute attente, se déchaînent, déversent leur fiel contre l’occupant, et c’est toute une catharsis de la guerre et de ses horreurs qui s’en est suivie. Les kidnappings, les assassinats jamais résolus, les tortures, la vie démocratique dévoyée depuis des années… Tout éclate en même temps. Telle une gigantesque machine rouée et désaffectée, le peuple tout entier se réveille, se décarcasse, et hurle sa douleur et les humiliations d’un passé encore tout frais. L’effet est si fort, et la Révolution du Cèdre en si bonne marche, que les proches de la Syrie s’en inquiètent sérieusement. Pour la première fois, ils ressentent même le besoin d’utiliser la rue. Trois semaines, jour pour jour, après l’assassinat de Rafic Hariri, le Hezbollah prosyrien et les autres partis affiliés, pratiquement tous chiites, prennent la place adjacente à celle des Martyrs, où sont réunis les indépendantistes, et font défiler une masse énorme de partisans… venus remercier la Syrie ! Un pied de 18


nez à ceux qui se proclament comme ses adversaires avoués, et pour qui l’événement est douloureux. Nous sommes le 8 mars 2005. Il est désormais clair que les forces politiques libanaises qui ont pris le parti de rester fidèles à Damas ont décidé de le proclamer haut et fort. Cinq cent mille personnes, à majorité chiites, disent « merci » à la Syrie… Le Liban est officiellement divisé en deux. D’une part, la rue sunnite, folle de rage à la suite de l’assassinat de «son» puissant chef de file, connu pour avoir relevé Beyrouth de ses cendres ; d’autre part la rue chiite, fidèle au Hezbollah et à la Syrie. Bien sûr, les choses ainsi dites sont imagées, car la présence chrétienne est quasi-totale auprès du mouvement indépendantiste, tous courants confondus. Et il y a certes quelques personnalités sunnites et de rares chrétiens, le jour du « remerciement » de la Syrie. Mais en gros, la vraie blessure se situe au niveau de la rivalité réveillée et renforcée entre les « ennemis de toujours », les sunnites et les chiites. Pour les chrétiens, c’est une tout autre histoire. Depuis l’exil du général Michel Aoun, après la chute de son gouvernement le 13 octobre 1990, et depuis l’arrestation de son « meilleur ennemi », l’ancien leader des Forces libanaises, Samir Geagea, en 1995, les chrétiens 19


indépendantistes semblent avoir mis de l’eau dans leur vin. Finalement, ils œuvrent pour la même cause : libérer le Liban de la tutelle syrienne. N’empêche, une brèche est ouverte le 8 mars 2005. Elle ne doit pas se refermer de sitôt… C’est ainsi que, en réponse au 8 mars prosyrien, une énorme manifestation, jamais vue auparavant sur le sol du pays, prend place le 14 mars 2005. Elle marque à jamais les esprits, tant au Liban que dans le monde. L’enjeu est important : il s’agit de montrer à la rue « adverse » que la majorité des Libanais réclame la liberté, et qu’elle n’a pas peur de défier la Syrie dans la rue. La nuit du dimanche au lundi, Ibrahim Najjar, comme beaucoup de Libanais, n’a que peu dormi. Son inquiétude, lancinante, est que le camp indépendantiste, celui qui voyait en la situation actuelle une chance de se libérer du joug syrien, ne fasse pas aussi bien que l’autre camp. Hantise effacée dès les premières lueurs de l’aube, quand commencent à filtrer les klaxons et la rumeur de la rue. Ce sera, pour lui comme pour un million et demi de Libanais, l’un des plus beaux jours de leur vie.

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« Ça bouge ! Le mouvement s’est mis à grossir, comme des vagues, qui grandissent, qui grandissent, qui grandissent… Sans même réfléchir, je m’habille et suis la foule, m’y laisse emporter ; je me laisse bercer par les slogans, et j’arrive enfin place des Martyrs. Une émotion très forte m’étrangle. Un million ? Plus ? Peut-être bien. J’ai bien l’impression que le pays tout entier est descendu crier son refus de l’occupation syrienne, sa soif de démocratie, de liberté, de souveraineté, de dignité. Jamais je n’aurais rêvé entendre des musulmans et des chrétiens scander d’une même voix des slogans à la gloire d’un Liban fier et indépendant ! C’est certes l’un des plus beaux jours de ma vie. Moi qui étais un fervent critique de Rafic Hariri, je commence à voir clair. Je passe, sans le savoir encore, de l’autre côté du miroir. »

Très vite, la communauté internationale s’émeut de la situation libanaise, et le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan à l’époque, envoie une mission d’établissement des faits, dirigée par l’Irlandais Peter Fitzgerald. Il arrive au Liban le 25 février ; le 1er mars, le gouvernement du prosyrien Omar Karamé démissionne sous la pression de la rue. En parallèle, la division interne libanaise se creuse davantage de jour en jour, entre les deux principales familles politiques, surnommés « 8 mars » et « 14 21


mars », en référence aux dates-clés des deux manifestations successives du peuple libanais. Les uns et les autres n’ont de cesse, depuis, de s’évertuer à soutirer à la famille politique opposée des personnalités, se déchirant la légitimité du peuple. Les troupes syriennes se replient finalement hors des frontières libanaises le 26 avril 2005, mettant officiellement fin à quinze années de tutelle. Ce sont en effet pas moins de trente mille militaires syriens qui quittent le Liban, littéralement chassés par la volonté d’un peuple réveillé à sa liberté et à ses droits. Ce départ syrien sera considéré comme le principal acquis de la Révolution du Cèdre, et du premier des printemps arabes. Il sera suivi, le même été, par une victoire électorale retentissante du mouvement du 14 mars, tous partis politiques confondus. Un proche de Rafic Hariri, l’économiste Fouad Siniora, prend la tête du gouvernement, qu’il partage cependant encore avec le même président de la République, proche de la Syrie, Emile Lahoud. En tout état de cause, même ces changements marquants pour tous les Libanais ne les rassemblent que pour un temps. En effet, un an plus tard, c’est avec étonnement que le Liban apprend l’alliance, jugée contre nature par 22


beaucoup, entre le Courant patriotique libre du général Michel Aoun, rentré d’exil et désormais élu du peuple… et le Hezbollah. Voici désormais les chrétiens à nouveau divisés : la base populaire de Samir Geagea, amnistié en juillet 2005 après onze années d’emprisonnement, ne fait que grossir, et s’annexe naturellement à la mouvance du « 14 mars », dans sa bataille pour l’indépendance, la liberté et la souveraineté. Entre-temps, les choses n’arrêtent pas de bouger à Beyrouth, qui connaît son année la plus mouvementée depuis quinze ans. Les attentats se multiplient, ôtant la vie à des figures importantes et charismatiques, toutes anti-syriennes. La communauté internationale continue à s’émouvoir, et s’engage, en vertu de la résolution 1595, à assister le Liban dans l’enquête autour de l’attentat du 14 février 2005. Petit à petit, l’idée de la création d’un tribunal spécial, à caractère international, fait son apparition, notamment avec l’appui décisif du président français de l’époque, Jacques Chirac, grand ami de Rafic Hariri. La Justice libanaise, longtemps sclérosée par l’interventionnisme politique des services de renseignements syro-libanais, n’est certes pas à la hauteur d’une mission de ce calibre. 23


« L’avocat en moi voudrait bien que la justice de son pays fasse son travail, mais je sais aussi qu’en l’état actuel des choses, il est impensable qu’elle puisse librement incriminer de grosses pointures, si jamais elles venaient à être mises en cause dans l’affaire. Sans tribunal spécial, ad hoc, et international, il y a bien peu de chances de démasquer, encore moins de punir, les assassins de Rafic Hariri. Surtout qu’au Liban, malheureusement, il y a une longue liste de crimes à caractère politique qui sont restés impunis, et qui n’ont jamais été élucidés…»

Le juge d’instruction allemand, Detlev Mehlis, arrive dans ce cadre-là au Liban le 26 mai 2005, à la tête d’une commission d’enquête internationale. Il remet plusieurs rapports accablant la Syrie et ses proches au Liban. Le dernier en date est celui du 11 décembre 2005. Le 12, le Liban pleure Gebran Tueini, l’une des figures de proue de la lutte pour l’indépendance, tué dans un attentat à la voiture piégée, dans des conditions qui rappellent bizarrement celles d’un certain 14 février… Le 13 décembre, le gouvernement, désormais dirigé par Fouad Siniora, l’ami de Rafic Hariri, dépose une demande à l’Onu visant à créer un tribunal à caractère international pour poursuivre et juger les assassins du 14 février 2005. 24


Ce n’est que le 30 mai 2007, cependant, par une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, sur la base des pouvoirs contraignants dont il dispose, que le Tribunal spécial pour le Liban est institué. La fin d’un chapitre… et le début d’une nouvelle ère. Depuis, le Liban n’a toujours pas de réponse quant à la Vérité exigée par la Justice internationale, et les divisions intestines s’intensifient… Ibrahim Najjar est encore, durant toute cette période, un observateur anonyme, ou presque. Il entrera pourtant bientôt au cœur de la mêlée, sans jamais l’avoir voulu.

« Ce que je ne sais pas encore, au 14 février 2005 et dans les années qui suivront, c’est que j’aurais un rôle à jouer dans le fonctionnement même du Tribunal spécial pour le Liban… J’allais l’apprendre trois ans plus tard, par la bouche de ma vieille amie Sethrida Geagea. »

La très belle épouse du chef des Forces libanaises, parti dissous par les autorités quelques années après la prise de pouvoir des prosyriens, Sethrida Tok, est une ancienne connaissance d’Ibrahim Najjar, et une très bonne amie. Samir Geagea, qui est à présent le président du conseil 25


exécutif du parti des Forces libanaises, Ibrahim Najjar le connaît depuis les années soixante : avocat, Najjar était aussi, alors, chef régional du parti Kataëb dans le Koura, au Nord Liban, et Geagea était un jeune combattant de la branche armée du parti, dans le Bécharré voisin. Aussi, quand, fin octobre 1990, un des étudiants de Najjar lui fait parvenir une demande de la part de Geagea de lui rendre visite avec son épouse, il les reçoit de suite. Ils sont arrivés ensemble, l’après-midi, à son domicile de Sahel, dans le Kesrouan, et les trois se sont installés à la terrasse. L’affaire dont voulait entretenir l’avocat, celui qu’on appelait désormais « le Hakim », concernait un problème successoral dans la famille de son épouse. Il fallait préserver les droits de Sethrida et de ses deux frères jumeaux, tâche à laquelle Ibrahim Najjar s’est attelé avec ferveur. Dès lors, une indéfectible amitié est née avec Sethrida Geagea, qu’Ibrahim Najjar décrit comme une femme de cœur, une femme de grandes valeurs. Il raconte avoir assisté, en spectateur engagé, à la souffrance indicible de ce couple qui s’adorait, lors de l’arrestation du Dr Geagea, en 1995. Il se souvient avoir souvent rencontré une dame admirable, courageuse, exceptionnelle de fierté et de dignité. Il 26


l’a souvent vue pleurer, lorsqu’elle recevait des lettres de son mari ; il l’a vue ravaler sa haine aussi.

« Cette femme était une révélation ; je suis certain que sans elle, il eût été difficile à son mari de survivre dans sa geôle, onze ans durant. J’en étais un ami indéfectible. Mais je n’étais pas partisan des Forces libanaises… Bien sûr, j’ai été quelques fois invité sur des plateaux de télévision, en qualité de juriste, et j’ai souvent clamé haut et fort ma conviction dans les idéaux du 14 mars ; je me positionnais naturellement du côté des demandeurs d’indépendance, de souveraineté, de liberté. Aussi, au lendemain de la démission des ministres proches de l’opposition prosyrienne, à la suite de l’assassinat du jeune ministre Pierre Gemayel, Sethrida Geagea a pensé à moi. Le Premier ministre de l’époque, Fouad Siniora, devait former un nouveau gouvernement, et elle m’a demandé de lui soumettre mon CV. C’est ainsi donc que je suis « venu aux affaires ».

« Aux affaires »… Ministre des Forces libanaises sans jamais en avoir été officiellement affilié, ministre de la Justice en une période de grande fébrilité, avec pour toile de fond la formation, en marche, du Tribunal spécial pour le Liban, à La Haye, 27


pour juger les assassins de Rafic Hariri. Et puis il faut aussi s’atteler à réformer la Justice, pour justement empêcher, à l’avenir, le recours à la communauté internationale pour rendre justice…

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Chapitre 2 Le Tribunal spécial pour le Liban, une naissance au forceps

Si, avec la résolution 1757 des Nations unies, la juridiction ad hoc à caractère international, créée dans le but de faire la lumière sur l’attentat ayant visé Rafic Hariri, est bel et bien devenue une réalité avec laquelle il faut désormais traiter, il ne faut pas oublier que sa naissance fut le résultat d’une longue bataille. Si, aujourd’hui, personne ne peut passer outre la présence du TSL et la fonction qu’il est appelé à remplir, force est de reconnaître que, dès le départ, l’idée qu’il puisse exister n’a pas fait que des heureux. D’ailleurs, en remontant petit à petit dans la chaîne des événements, entre le 14 février 2005 et le 30 mai 2007 −jour de l’adoption de la résolution 1757 en Conseil de sécurité de l’Onu−, on se rend compte que le véritable sujet qui fâche au Liban n’est autre que cette Justice internationale. Réclamée et obtenue par les milieux politiques proches de Rafic Hariri, elle est aussi, dès le début, honnie et rejetée par le Hezbollah et ses proches. 29


Plus la volonté, affichée, de la mouvance du 14 mars d’obtenir un dessaisissement de la Justice libanaise dans l’affaire Hariri, se fait sentir, plus la méfiance de l’autre camp en la Justice internationale est palpable. Le fossé entre les pro-Hariri d’une part et les proHezbollah de l’autre se creuse chaque jour un peu plus, envenimé par ce qui devient petit à petit presque le seul objet de débat, le tribunal à caractère international pour juger les assassins de Rafic Hariri. La situation est d’autant plus pesante que le pays tout entier semble prêt à s’embraser ; les attentats à la bombe se multiplient un peu partout, certains visant des personnalités connues, d’autres orchestrés dans le seul but de semer la terreur. Le Liban vit, durant des mois, au rythme des flashs infos, aux aguets d’une mauvaise nouvelle qui risque de tomber à n’importe quel moment. Aussi, plus la communauté internationale appuie le gouvernement libanais, désormais formé à majorité par des proches de Hariri, plus le débat interne s’enflamme. A chaque « avancée » sur le plan de la création d’un tribunal ad hoc pour le Liban, un soubresaut interne s’ensuit immanquablement.

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C’est donc sans étonnement que l’on apprend, le 11 novembre 2006, la démission des cinq ministres chiites qui faisaient partie du gouvernement, en plus d’un ministre chrétien proche du président Emile Lahoud. La cause ? Ils n’auraient pas eu la latitude nécessaire pour étudier en profondeur les termes de la résolution devant porter création du tribunal. Quelques jours plus tard, alors que vient d’être brutalement assassiné le jeune ministre et député Pierre Gemayel, le Conseil de sécurité des Nations unies vote le texte définitif. Un accord en bonne et due forme est signé entre le Liban et l’Onu, en dates du 23 janvier et du 6 février 2007. C’est cependant un gouvernement dirigé par Fouad Siniora, mais amputé de la légitimité chiite, qui engage le pays dans la voie de la Justice internationale. Dans le préambule précédant le texte de la résolution 1757, portant création du Tribunal spécial pour le Liban, on peut lire que le Conseil de sécurité des Nations unies a pris cette décision, entre autres, suite à la « conscience » que c’est tout le peuple libanais qui exige que les responsables de l’attentat du 14 février 2005 soient démasqués et punis.

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Et, si le 30 mai 2007, c’est en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations unies que le Conseil de sécurité adopte la résolution 1757 et crée le TSL, il n’en reste pas moins que c’est à la suite ďun accord en bonne et due forme, entériné par le gouvernement libanais, que cette juridiction spéciale a vu le jour. Seulement, cet accord-là, justement, est contesté sur le plan interne au Liban, puisqu’il a été fait en l’absence d’une portion importante des membres du gouvernement : les cinq ministres chiites et le ministre du président de la République de l’époque… Il est donc, pour la mouvance du 8 mars, entaché d’illégalité. A partir de là, il est aisé de se rendre compte que tout ce qui touche le fonctionnement du Tribunal spécial pour le Liban, de près ou de loin, fait l’objet des débats les plus âpres, et menace même, à n’importe quel moment, de déraper. Il en fut ainsi à chacun des rapports remis par le juge d’instruction allemand Detlev Mehlis, avant même la création du TSL, et il continue à en être ainsi à chaque fois que cette juridiction ad hoc ou toute personne s’y rapportant se prononce sur l’affaire Hariri.

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Chapitre 3 Faux témoins, vrai problème !

La mouvance du « 8 mars » n’allait pas, en toute logique, rester silencieuse face à ce qu’elle vécut comme une insulte à elle-même et à son « mentor », la Syrie. En effet, si l’on doit croire les premiers éléments de l’enquête tels que livrés par Fitzgerald puis Mehlis, le sentiment premier de nombre de Libanais pourrait bien s’avérer exact. La Syrie se verrait peut-être impliquée dans l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri ainsi que dans les autres attentats qui ont suivi, sans oublier celui, manqué, qui l’a précédé, contre le député et ministre des Télécoms, le druze Marwan Hamadé. Or, voilà… Les choses doivent se compliquer, au point que tous les Libanais réunis, de quelque bord qu’ils se proclament, finissent par y perdre leur latin. En effet, dès le lendemain de l’attentat ayant coûté la vie à Hariri, un certain « Abou Adas », se proclamant d’un groupuscule islamiste obscur, revendique l’acte sur une vidéo. Un certain Mohammad Zouheir el-Siddiq fait aussi son apparition. Un homme étrange, au teint 33


buriné, de nationalité syrienne, qui se prétend être un ex-officier des renseignements de son pays, et qui avance des faits troublants. Selon lui, de haut placés syriens et libanais auraient fomenté, dans le moindre détail, souvent en sa présence, l’attentat contre Rafic Hariri… Siddiq, cependant, reste insaisissable, introuvable à ce jour, malgré une arrestation en France. Mais il n’y a pas que lui qui est troublant. Il y a aussi un homme non moins bizarre, Hussam Hussam, dont les affirmations semblent clairement relever de l’affabulation, mais qui n’en sont pas moins relayées avec force arguments par les médias, notamment ceux proches du « 8 mars ». D’autres personnes aussi ont des témoignages pour le moins insolites, en tout cas pas toujours crédibles. Dans la foulée, l’homme fort de la Syrie au Liban, le directeur de la Sûreté générale, l’homme qui a longtemps fait trembler les Libanais à la seule évocation de son nom, est arrêté le 30 août 2005, avec trois autres personnes. C’est sur suggestion du premier juge d’instruction international, l’énigmatique Detlev Mehlis, que la Justice libanaise a fait arrêter Jamil el-Sayyed et trois autres hauts officiers, tous très proches de la Syrie et de l’ancien 34


président libanais Emile Lahoud. Pourtant, le juge allemand n’avait pas, en sa qualité d’enquêteur, à en croire la nature de sa mission, le pouvoir de donner des instructions à la Justice libanaise. Celle-ci a cependant dû ordonner l’arrestation des quatre officiers, sur la base des données factuelles dont disposait Mehlis. C’est une chute très dure pour Sayyed, qui passe sans transition d’homme le plus craint du Liban à celui d’assassin présumé de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri. D’un coup, l’officier devient, aux yeux des Libanais, le coupable idéal, celui qui confirme les doutes qui pèsent sur la Syrie, et ses maîtres d’ouvrage au Liban. Pendant près de quatre ans, ceux que l’on appelle désormais « les quatre généraux » sont presque oubliés, en détention préventive sur le fondement d’une accusation implicite. Même si on a encore du mal à y croire, les faits sont là : Jamil elSayyed, le redouté directeur de la Sûreté générale, est bel et bien arrêté, chez lui, au petit matin, comme un vulgaire assassin. Les trois autres officiers, arrêtés avec lui, sont Mustafa Hamdane, chef de la brigade de la garde présidentielle, Ali el-Hage, ancien directeur général des Forces de sécurité intérieure, et Raymond Azar, l’ex-numéro un des services de renseignement de l’armée. Pas des seconds 35


couteaux… Mais bel et bien des officiers de premier plan, bien informés des faits et gestes des Libanais.

« Au lendemain de l’assassinat de Rafic Hariri, j’étais persuadé, comme des centaines de milliers de Libanais, que la Syrie avait certainement joué un rôle de taille dans l’attentat. Et quand, le 30 août 2005, celui qui était alors chef de la Sûreté générale est arrêté, avec trois autres officiers de premier ordre, je n’étais franchement pas étonné. Même si, à l’époque, je n’avais nullement accès au dossier de justice, le déroulement des événements obéissait à une suite logique…»

Les quatre hommes ressortent de prison près de quatre ans plus tard, le 29 avril 2009, gorgés de haine et assoiffés de vengeance. Et, chose pour le moins curieuse, Hamdane rejoint aussitôt les Mourabitoun, groupuscule connu dans les années 7580 pour avoir été quasiment une marionnette palestinienne… En tout cas, pour les officiers, comme pour le Hezbollah qui les défend becs et ongles, du moins apparemment, il n’y a pas de doute : le Tribunal spécial pour le Liban est une forgerie, un outil aux mains de l’ennemi, à savoir Israël, et leur arrestation n’a été possible que par le biais d’une série de faux témoins. 36


« Je me souviens encore de ce fameux 29 avril 2009, quand le Tribunal spécial pour le Liban ordonne la libération du général Jamil el-Sayyed et des trois autres officiers. L’annonce, faite vers 15 heures, avait donné lieu à une véritable explosion de joie dans les milieux de l’opposition, qui ont accueilli Sayyed et les autres en véritables héros. Le Liban était loin de se douter qu’il ne s’agissait là que d’un premier épisode d’une longue « série », destinée à creuser encore un peu plus le fossé entre les « pro » et les « contre » TSL. »

Ceci est d’autant plus vrai que, quelques jours seulement avant la libération des quatre officiers, le Liban s’était officiellement dessaisi, à la demande du tribunal, de l’affaire Hariri. C’est le ministre de la Justice qui l’avait annoncé solennellement. De suite, tous les mandats d’arrêt ont été annulés, et toutes les enquêtes libanaises en cours interrompues. Désormais, seul le Tribunal spécial pour le Liban, sis à La Haye, a compétence pour poursuivre et juger les assassins du 14 février 2005. De son côté, le Hezbollah, qui, depuis l’élection du président consensuel, Michel Sleimane, à la tête de l’Etat en mai 2008, occupe avec ses alliés le tiers des postes au gouvernement dirigé alors par Fouad 37


Siniora, est un acteur essentiel de la scène interne libanaise. Son arsenal imposant d’armes, justifié par la résistance contre Israël, a été brièvement tourné vers l’intérieur du pays le 7 mai 2008. Cela avait, à l’époque, suffi pour faire craindre le pire, et pour se faire respecter, et obtenir le « tiers de blocage » à l’intérieur du gouvernement dit d’union nationale de Siniora. La carabine en joue, ce dernier n’a pu faire autrement qu’inclure le Hezbollah dans son gouvernement, en 2008. Son successeur, Saad Rafic Hariri, sera acculé à la même position, un an plus tard, lorsque les élections législatives ont confirmé la suprématie de la famille politique du « 14 mars ». Ironie du sort que d’être forcé de pactiser avec les protégés de la Syrie, qui semble pointée du doigt dans l’assassinat de son propre père... D’autant plus que l’affaire des « faux témoins » commence à enfler véritablement, dès la remise en liberté des quatre généraux, qui se disent victimes d’une machination. L’opposition, avec en tête de file le Hezbollah, commence à faire entendre que son principal souci, au-delà de toute gouvernance interne du pays, se résume à mettre la main sur ce qu’il est désormais convenu d’appeler les faux témoins. C’està-dire les personnes qui, au cours de l’enquête internationale menée après l’assassinat de Hariri, 38


auraient pu mentir pour mener des supposés boucs émissaires, selon l’opposition, au banc des accusés. Le Tribunal spécial pour le Liban devient petit à petit, pour les prosyriens libanais, le tribunal de tous les malheurs, l’instrument d’Israël, destiné à jouer son jeu sur la scène interne libanaise, pour mieux la déstabiliser, et échapper du même coup à la sanction d’un crime que lui seul aurait fomenté, celui de Rafic Hariri et de ses compagnons. L’ancien directeur de la Sûreté générale, Jamil elSayyed, est le fer de lance de cette menée. Il multiplie les conférences de presse, les interviews aux chaînes proches de l’opposition, et n’hésite pas à citer nommément ceux qu’il désigne comme coupables d’entrave à la justice. Pire : il les accuse d’avoir monté de toutes pièces l’accusation à son encontre, d’avoir fabriqué ou d’avoir laissé faire de faux témoignages, dans l’unique but de le mettre, lui et les trois autres officiers, en prison. Jamil el-Sayyed affirme qu’il a servi de bouc émissaire dans une affaire politisée à l’extrême. Sauf qu’il ne se suffit pas de se lamenter sur son sort. Il accuse, ouvertement, mettant à mal la Justice libanaise… et son ministre. Le 30 août 2009, il avait déjà accusé l’Etat de criminel puisqu’il autorisait, selon les termes de l’officier, à « un personnage comme Saïd Mirza », le premier 39


procureur près la Cour de cassation libanaise, de rester parmi ses rangs. Jamil el-Sayyed réclame justice, en ce jour anniversaire de sa détention, et demande publiquement que soient poursuivis en justice et sanctionnés tous ceux qui ont participé de près ou de loin à son arrestation, qu’il qualifie d’arbitraire. Il cite, outre Mirza, le magistrat Sakr Sakr, les officiers Wissam el-Hassan et Samir Chehadé, la magistrate libanaise Jocelyne Tabet, qui sera désignée vice-procureure internationale près le Tribunal spécial pour le Liban. Et d’autres personnes, et d’autres encore… Le quotidien al-Akhbar, connu pour être très lié au Hezbollah et à l’opposition en général, enfonce le clou, le lendemain, en invitant les autorités judiciaires à tirer les conclusions qui se doivent des « informations » rendues publiques par Sayyed et à déclencher les poursuites judiciaires nécessaires. Le Conseil supérieur de la magistrature se réunit le 1er septembre, pour décréter, dans un communiqué laconique, être au-dessus de ce genre de débat politique… Une affirmation qui permet tout juste de tourner la page sans aller plus loin dans la confrontation avec Sayyed. Le ministre de la Justice, Ibrahim Najjar, sur consultation du Conseil de consultation de son ministère, ne somme pas non plus la Justice d’agir sur base des affirmations de Sayyed. Ce n’est pas à lui, sur le plan purement 40


juridique, et loin des vicissitudes politiciennes, de déclencher une telle poursuite. C’est une démarche qui revient au pouvoir judiciaire, et le ministre ne peut obliger le procureur général à entamer des poursuites. La situation est d’autant plus troublante que Saïd Mirza se retrouve dans une position pour le moins saugrenue : il est accusé par Sayyed de fabrication de faux témoignages… et le premier procureur près la Cour de cassation, éventuellement chargé de déclencher les poursuites, c’est lui ! En tout état de cause, désormais, il est clair que le Liban compte deux clans distincts : d’un côté les protribunal, d’un autre les anti… Ibrahim Najjar se trouve, par la force des choses, du parti de ceux qui croient en la Justice internationale. Mais il n’y a pas que cela, il n’y a pas que les divisions internes libanaises. Il y a aussi les fuites, les racontars, les rumeurs, les enquêtes journalistiques, qui accablent, non seulement la Syrie, mais au-delà… le Hezbollah ! C’est l’hebdomadaire allemand, Der Spiegel, qui, le 23 mai 2008, avait annoncé avoir obtenu des informations explosives et tenues secrètes (sic !) par le Tribunal spécial pour le Liban, faisant état de l’implication directe du Hezbollah dans le meurtre de Rafic Hariri et de ses compagnons. 41


Le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, répond avec beaucoup de calme aux accusations, réitérant son manque de confiance en la Justice internationale, et accusant Israël d’avoir tué Hariri et d’avoir œuvré à la création du tribunal. Il commence aussi à avancer l’urgence de poursuivre les faux témoins, ceux-là qui auraient menti à la Justice dans un but politique avoué : faire chuter le régime syrien et ses alliés libanais. Le lundi 9 août 2010, Hassan Nasrallah lance même ce qu’il estime être une bombe : des images captées sur satellite, qui prouveraient l’implication certaine de l’Etat hébreu dans l’assassinat de Hariri. Un simple montage d’images vidéo, choisies stratégiquement autour du lieu du crime, et aux alentours de la date du crime. Qu’importe ? Les dés sont jetés. Le tribunal est refusé net par toutes les composantes du mouvement du « 8 mars » qui cherche à présent à le discréditer avec « l’affaire des faux témoins ».

« Les faux témoins dont il est sans cesse question ne concernent que la famille et les partisans de Hariri au sens étroit. Quid donc des autres victimes ? Y aurait-il de faux témoins aussi pour les assassinats de Samir Kassir, de Gebran Tueini, de Pierre Gemayel, 42


de tous les autres ? On ne peut réduire toute la question des victimes au seul Rafic Hariri, sans réussir à prouver qu’il y a bien eu faux témoignage… »

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Chapitre 4 L’idée du Juste en seule ligne de mire

18 août 2010. La chaleur est accablante, même à Beiteddine, situé à 850 mètres d’altitude, résidence d’été des chefs d’Etat libanais, où le président de la République a décidé de convier les ministres du Cabinet d’union nationale de Saad Hariri à un Conseil des ministres. L’ambiance, à Beiteddine, est en général nettement différente de celle, plus austère, du palais de Baabda, résidence d’hiver de la présidence de la République. Avant d’arriver à la salle de réunion, on doit arpenter un assez long sentier caillouteux ; on emprunte des escaliers en pierre ancienne, on traverse d’interminables couloirs en clé de voûte. Il faut avouer que c’est tout de même un peu dépaysant… Même la salle de réunion est bizarre, avec sa table tout en longueur, et à la largeur si étroite qu’elle rend le tête-à-tête entre les ministres un peu trop envahissant. Cependant, avec cette histoire de faux témoins, qui envenime sérieusement les relations, les ministres n’ont, ce jour-là, pas le cœur à la fête. Ils profitent peu de la décontraction apparente de cette réunion estivale, et la petite 44


buvette adjacente à la salle de réunion ne suffit pas à agrémenter les humeurs des uns et des autres… La veille, Ibrahim Najjar sentait déjà que les choses risquaient de se gâter, et que la fragile entente du cabinet Hariri fils risquait bien de s’effilocher gravement. Le ministre de l’Agriculture, le très partisan du Hezbollah Hussein Hage Hassan, qui a perdu deux frères dans la lutte contre Israël, a donné le ton de la séance. La question des faux témoins doit absolument être débattue entre les ministres, et une position claire est demandée au gouvernement à cet égard. Il est déjà visible, dans son discours, que la seule « position claire » acceptée serait de prendre fait et cause pour cette affaire des témoins « gênants », qui, selon les détracteurs du Tribunal spécial pour le Liban, ont irrémédiablement faussé la donne.

« Y a-t-il seulement une affaire des faux témoins ? C’est la question, purement juridique, qui me taraude en ce matin du 18 août, sur le chemin me menant à Beiteddine. J’appelle Georges Adwan, le juriste le plus proche des Forces libanaises, qui est aussi le numéro deux du parti. Un homme très au courant des coulisses de la politique interne libanaise, un redoutable homme de l’ombre, en qui j’ai décidé 45


de mettre ma confiance et de lui livrer les développements saillants de mes actes politiques. Je lui demande quelle sera la position de Saad Hariri sur l’affaire des témoins, qui sera certainement soulevée en Conseil. Sa réponse m’étonne : « C’est de toi qu’il attend une position, mon cher… »

La réunion ce jour-là est marquée surtout par l’intervention musclée de Hage Hassan. Fort bon orateur, et bon élève aussi, qui peaufine ses dossiers avec minutie, le ministre du Hezbollah pose des questions importantes, qui, en tout cas aux yeux d’un juriste, méritent réponse. Il demande qui étaient les personnes derrière Mohammad Zouheir el-Siddiq, derrière Hussam Hussam et les quelque douze ou treize autres personnes impliquées dans des témoignages qui semblaient inacceptables. Il s’enquiert des démarches entreprises par la Justice libanaise, de la position du Liban officiel face à ce qu’il a qualifié de scandale. Comme il en a pris l’habitude depuis sa première nomination en Conseil des ministres, le ministre de la Justice note tout ce qui se dit, au crayon, procèsverbal fidèle et exclusif, qu’il ne partage avec personne. Et il prépare sa réponse. Il se dit que, quelque part, Hussein Hage Hassan a raison. Le juriste qui sommeille en lui ne peut tolérer que des 46


questions de pur droit soient éludées. Après tout, si le camp du 14 mars a la conscience tranquille, il n’a rien à cacher, rien à craindre, et s’il y a eu faux témoins, il faut bien que justice soit faite. Najjar affirme à son interlocuteur, qui n’en attendait probablement pas tant, qu’il s’engagera à apporter les réponses juridiques aux questions soulevées. Hage Hassan n’est pas le seul étonné… Gebran Bassil, le jeune gendre du général Aoun, placé par ses soins au ministère de l’Energie, lui glisse : « Mais enfin, qu’estce qui t’a pris ? Pourquoi prendre une chose pareille à ta charge ? » Ibrahim Najjar rentre à Baabdate ce jour-là extrêmement fatigué. Pourtant, cette belle résidence de montagne, qu’il a fait construire il y a quelques années, constitue pour lui un véritable petit havre de paix. On y a une vue quasi imprenable de la montagne du Metn, si fière avec ses forêts de pins et ses déhanchements majestueux. Elle n’aura pas sur lui l’effet escompté. Dans sa chambre aménagée au premier étage, il se lève à 3h du matin en eau. Et, comme si sa vie en dépendait, il se met illico à l’œuvre, dans son cabinet de travail.

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« D’une traite, quatre heures durant, j’écris, sans m’arrêter, pris dans une ferveur et un élan irrépressibles. J’écris une première lettre à Daniel Bellemare, le procureur près le TSL. J’y inclus surtout deux questions : pourquoi s’était-il déclaré incompétent pour interroger Mohammad Zouheir el-Siddiq, et surtout, comment qualifie-t-il un faux témoin ? J’écris une deuxième missive, adressée à Saïd Mirza, le procureur général près la Cour de cassation libanaise. Je réitère au magistrat les questions posées par le ministre du Hezbollah. Je demande dans une troisième lettre, adressée au Conseil de consultation du ministère de la Justice, une explication juridique sur le sens du faux témoignage, ainsi que sur l’éventuelle compétence en ce sens des organes juridictionnels libanais. »

Pendant qu’il écrit, il oublie pour un temps les douleurs qui l’accompagnent au bras droit depuis maintenant plus d’un an, jour de l’accident de voiture qui a failli leur coûter la vie, à lui comme à son épouse. Ecrire l’aide à se sentir revivre… Ce sentiment d’être chargé d’une mission si délicate lui donne des ailes et lui permet de ne plus penser à cette minute fatidique où sa femme et lui ont bien failli passer de l’autre côté du miroir. Ce bruit de ferraille, cet instant infini, il ne devait le savoir que plus tard, devait lui coûter des mois et des mois de rééducation, et 48


plusieurs interventions chirurgicales. On avait parlé, en ville, d’un attentat. Une suite logique à la série macabre des attaques perpétrées, avant comme après l’assassinat de Hariri, contre des personnes qui partagent ses idéaux. Il est 7 heures. Plus question de se rendormir. Il ressent comme une urgence, un tiraillement qui le pousse à agir maintenant, sans plus attendre. Il veut, tout de suite, plus que jamais, s’acquitter de ses tâches avec sérieux et abnégation, mais surtout, avec objectivité. Il arrive au ministère vers 8h30, plus tôt qu’à son habitude ; ce jour-là, il est particulièrement impatient. Il veut que les choses bougent, mais il sait bien qu’il va falloir être très prudent contre les oreilles indiscrètes.

« Je charge Mirna, ma chef de cabinet, de retranscrire elle-même mes trois lettres sur son ordinateur personnel. Elle est une des personnes en qui j’ai toute confiance. Elle a su être là, discrète et efficace à la fois, à chaque fois que j’en ressentais le besoin.

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Je relis donc soigneusement mes trois missives avant de les signer, et je les fais envoyer à leurs destinataires dans le plus grand secret. »

Il est midi à Beyrouth quand Najjar décide d’appeler le procureur général près le Tribunal spécial pour le Liban, Daniel Bellemare. Il l’informe de l’envoi imminent de sa lettre, et ne peut s’empêcher de lui demander pourquoi il avait déclaré que l’interrogatoire du sulfureux Mohammad Zouheir elSiddiq ne l’intéressait pas. Sa réponse laisse le ministre libanais sur sa faim : le magistrat canadien estimait qu’il n’était pas de son ressort de poursuivre les éventuels auteurs de crimes commis avant le démarrage de la juridiction exceptionnelle. En effet, il estimait que, ce n’est qu’une fois que le jugement du tribunal serait rendu, et que les éventuels faux témoignages feraient véritablement surface, qu’il y aurait alors lieu d’entamer en ce sens des poursuites judiciaires. Intuitivement, Najjar se disait pourtant que si faux témoins il y avait, il devait y avoir une façon quelconque de les poursuivre, et, si ce n’était le TSL, une juridiction devait bien se déclarer compétente en l’affaire. Sinon, il y aurait bel et bien déni de justice, et Jamil el-Sayyed et consorts auraient peut-être bien raison de crier à l’injustice…

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La question est, en effet, beaucoup moins simple qu’il n’y paraît à prime abord. Tel qu’exacerbé par les médias de tous bords confondus, il peut paraître à l’opinion publique qu’il n’y a là que polémiques politiques. Or, il s’agit, au-delà de la diatribe conflictuelle, d’un véritable problème juridique. Jamil el-Sayyed et les trois autres officiers ont été libérés au bout de près de quatre ans de préventive, sur ordre de la même autorité qui avait ordonné leur arrestation. Sans plus d’explication. Une fois hors de prison, Sayyed n’a pas seulement pris les médias à témoins, en multipliant les points de presse spectaculaires, mais il a entamé, parallèlement, plusieurs procédures judiciaires pour se faire justice. Entre autres procédures, donc, il a réclamé au Tribunal spécial pour le Liban les documents ayant mené à son arrestation, afin de pouvoir y repérer officiellement les faux témoignages, et poursuivre leurs auteurs en justice. Or, le TSL refuse de lui livrer tous les documents, censés rester secrets jusqu’à la publication de l’acte d’accusation. Et, par ailleurs, s’il a été libéré, c’est en vertu, bien sûr, de la présomption d’innocence, mais cela n’empêche pas, éventuellement, l’apparition, plus tard dans le déroulement du procès, d’une implication quelconque des quatre généraux, ou de l’un d’entre eux. De même, s’ils ont été libérés, ceci ne signifie pas, en 51


tout cas pas encore, qu’ils ont été victimes d’une injustice avérée. Cette dernière reste entièrement à prouver, le cas échéant, mais uniquement une fois que le tribunal aura rendu un jugement définitif. C’est alors seulement que pourront être clairement connus les faux témoignages éventuels, et que leurs auteurs pourront être poursuivis… Entre-temps, et loin, très loin, de l’aspect purement juridique de l’affaire des faux témoins, c’est surtout son aspect politique, autrement plus croustillant, qui occupe le devant de la scène. Dans un but bien précis : discréditer le tribunal, mais aussi le gouvernement libanais, qui, malgré son appellation de Cabinet d’union nationale, n’en a pas moins pour l’opposition une insupportable coloration occidentale.

« Je me pose parfois la question de savoir comment un cadre judiciaire aussi savamment construit que le TSL, selon les standards les plus évolués de la procédure internationale, peut-il être ainsi mis à mal par la politique pure ?... »

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Chapitre 5 Mais que fait donc Najjar ?

10 septembre 2010. Vingt-deux jours sont passés depuis le Conseil des ministres de Beiteddine. Ibrahim Najjar commence à se rendre compte que rien de ce qui se dit et se fait dans ce pays ne peut rester véritablement confidentiel. La presse, en tout cas une certaine presse, semble avoir ses entrées partout, et agit souvent comme un détonateur, sciemment manigancé par les uns ou par les autres. Ce qu’il pensait être une action discrète de sa part allait s’avérer déjà connue d’un bon nombre de personnes, et « refilée » à certains journaux à des moments stratégiques, dans l’objectif à peine voilé de créer la polémique. Fût-ce au sein d’une même famille politique.

« Une onde de choc me traverse ce matin, à la lecture des journaux locaux. Dans le pro-14 mars an-Nahar, comme dans le quotidien proche du camp opposé, as-Safir, je retrouve un compterendu plutôt précis de ma nuit du 18 au 19 août passé ! Mes trois lettres y figurent, presque fidèlement, et leurs destinataires sont désormais 53


de notoriété publique. Je ne peux m’empêcher d’envoyer un texto à Georges Adwan : Comment donc est-ce possible que mon travail, en principe confidentiel, filtre dans ces quotidiens à large distribution avec autant de précision ? »

La surprise du ministre ne devait pas s’arrêter là. Davantage devait provenir de son propre camp ! Avant même que les fuites à la presse ne se produisent, le Premier ministre appelle, affolé, les proches du ministre et leur pose cette question étonnante : Mais que fait donc Najjar ? Serait-il donc en train d’agir de manière à « plaire » au Hezbollah ? Un crime de lèse-majesté, dont, bien sûr, il ne se rendait nullement coupable. Il est quasiment taxé d’intelligence avec l’ennemi ! D’autant plus, lui fait-on entendre, que, lors du précédent Conseil, il semblait s’entendre à merveille avec le ministre hezbollahi Mohammad Fneich !

« Là, je comprends bien que mes moindres faits et gestes sont scrutés avec la minutie d’un chirurgien. Ce jour-là, je me souviens en effet avoir parlementé avec mon collègue au ministère, ledit Fneich… à propos de la nomination du procureur général financier, de confession chiite, et choisi par mes soins. En 54


réalité, je m’appliquais à convaincre mon interlocuteur que c’était là le meilleur des candidats chiites en lice ! »

Ibrahim Najjar se souvient de l’incident sans pour autant s’en formaliser. Il avoue trouver cela même plutôt rigolo, d’autant plus que pour lui, le dossier relatif aux faux témoins, dont il avait la charge, n’avait pas, ne devait pas avoir, une quelconque connotation politique. Il s’agit d’un pur travail juridique, pour lequel il s’est simplement engagé à apporter des réponses en droit. Or, Bellemare tarde à répondre… Deux semaines après la demande officielle formulée par le ministre libanais de la Justice, ce dernier attend encore sa réponse. Pourquoi donc tergiverse-t-il ainsi sur une simple information de procédure ? Najjar téléphone à son bureau et exige une réponse, qui finit par arriver, le jour-même du Conseil des ministres du 7 septembre, juste quelques heures avant. Le ministre de la Justice sait bien qu’il doit se tenir prêt à toute éventualité. Il veut pouvoir en rendre compte, si la question est soulevée en Conseil. La réponse la plus pertinente aux trois lettres ne devait pas provenir de La Haye, mais plutôt du service de législation, à Beyrouth : oui, il y a compétence libanaise pour l’affaire des faux témoins… 55


Quant à Saïd Mirza, il avoue au ministre, sans ambages, qu’il avait peur de répondre aux questions ! Sur l’insistance de Najjar, le magistrat se lance dans un plaidoyer explicatif, sans apporter de réponse claire à la demande d’informations. Du moins avait-il donné la liste des personnes poursuivies par la Justice libanaise, dans le cadre de l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri. C’était déjà cela de gagné ! Bien entendu, le ministre prend soin de se concerter avec ses proches, avant d’annoncer le « résultat » préliminaire de l’étude : en l’occurrence, Najjar estimait qu’il y avait bien compétence libanaise pour l’affaire des prétendus faux témoins. Et ses conseillers, ainsi que ceux du Dr Geagea, sont d’accord avec lui : de toute façon, le juge saisi se prononcera lui-même sur sa propre compétence, et rien ne lui interdit de se déclarer incompétent. Najjar est très satisfait d’avoir pu travailler cette question en accord total avec le parti des Forces libanaises. Il a à présent leur feu vert pour annoncer les résultats de son étude, qui, donc, représente aussi leur opinion. Par ailleurs, ressentant qu’il était de son devoir de rendre compte au Premier ministre des résultats de son « enquête », Ibrahim Najjar se rend chez Saad Hariri, et le met au courant de son avis juridique sur 56


la question de la compétence libanaise. Ceci a eu lieu le samedi 4 septembre 2010, à la Maison du Centre, désormais résidence des Hariri, située en plein centreville. Et Hariri donne son feu vert à Najjar.

« Saad Hariri a l’âge de mes enfants pratiquement… Mais c’est véritablement un homme de poigne, un vrai meneur d’hommes ! C’est aussi un grand seigneur… Un homme que j’ai appris à connaître et apprécier pour plus d’une valeur. »

Cette réunion précède cependant de peu l’incroyable déclaration de Saad Hariri, le 6 septembre 2010. Devant les yeux interloqués et incrédules des Libanais et du monde entier, le fils de Rafic Hariri présente, dans les pages du très saoudien quotidien al-Charq al-awsat, des excuses publiques à la Syrie, et reconnaît avoir eu tort de l’accuser hâtivement du meurtre de son père ! Il a parlé aussi des faux témoins, disant que c’était là une affaire qui n’avait fait qu’envenimer encore plus les relations entre les deux pays. On ne peut s’imaginer l’effet tsunami d’une déclaration de cette sorte, de la bouche-même de celui qui fut le chantre de la lutte contre l’hégémonie syrienne, et qui avait été, jusqu’à qualifier le régime 57


de Bachar el-Assad de régime d’assassins ! Aujourd’hui, le même Saad Hariri, devenu Premier ministre d’un bien fragile cabinet d’union, présente des excuses à la Syrie… et met les siens dans l’embarras. C’est une grave erreur stratégique, mais Saad Hariri ne doit s’en rendre compte véritablement que quelques mois plus tard.

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Chapitre 6 Jamil el-Sayyed, désormais intouchable ?

Quel que soit l’angle sous lequel on essaie de comprendre l’affaire des supposés faux témoignages, on se rend compte que l’on ne la doit qu’à un seul homme : Jamil el-Sayyed. Celui qui fut la personne la plus puissante du Liban lors des années d’occupation syrienne, a déjà payé un tribut assez lourd dans le cadre de l’assassinat Hariri.

« Depuis sa libération, Jamil el-Sayyed me fait penser à une personne assoiffée de justice, dans le sens premier du terme. Il recherche plutôt une vengeance, pour le « dédommager » de ce qu’il considère comme une humiliation, lors de son long emprisonnement, sans procès, dans les geôles qu’autrefois il contrôlait… »

Le 12 septembre 2010, Jamil el-Sayyed va encore plus loin que d’habitude. Il tient une inqualifiable conférence de presse, au cours de laquelle il déverse un fiel incroyable sur Saad Hariri et ses alliés. Dans ses propos, qui ont surtout choqué le clan du 14 mars, évidemment, l’ancien chef de la 59


Sûreté s’est montré menaçant envers le Premier ministre, Saad Hariri, lui faisant entendre que s’il ne lui garantissait pas ses droits, « il irait les chercher luimême s’il le fallait ». Au-delà du sens de ces mots, certes pas proférés de manière spontanée par un homme dont personne ne nie l’intelligence ni le sens du calcul, il s’agit, pour le ministre de la Justice, de prendre position. Fallait-il que la justice se saisisse de l’affaire ? Fallait-il réclamer au Parquet des poursuites contre el-Sayyed, pour propos injurieux et menaçants ? Après quelques hésitations quant à l’opportunité de poursuivre l’ancien officier, le ministre de la Justice se résout finalement à réclamer que le Parquet se saisisse de l’affaire. Le 14 septembre au matin, il fait encore une chaleur accablante, même en montagne. La résidence d’été du ministre de la Justice est pourtant située à plus de huit cents mètres d’altitude, et ouverte à tous les vents. Ce jour-là cependant, pas une brise. Ibrahim Najjar commande un petit-déjeuner digne de ce nom, notamment des manakichs au thym achetés chez le boulanger du village, un pot de confiture purement bio, un peu de labné, du fromage, des légumes crus de la région, et il y convie Georges 60


Adwan. Sur la terrasse ensoleillée, les deux hommes s’attellent à l’écriture de la lettre exigée par Mirza pour engager des poursuites contre Sayyed. L’après-midi du même jour, Ibrahim Najjar a un autre rendez-vous important à honorer : il doit représenter le président de la République et celui de la Chambre des députés à une messe de commémoration du président Bachir Gemayel, tué 28 ans plus tôt par des assassins jamais démasqués. Depuis la libération du pays du joug syrien, en 2005, la messe annuelle dédiée à l’un des hommes préférés d’un très grand nombre de Libanais a pris de l’ampleur. C’est désormais une date importante, pour tous ceux épris de liberté, d’indépendance, de souveraineté. La commémoration dépasse traditionnellement les seuls murs de l’église, et c’est plutôt dans tout le quartier d’Achrafieh, chef-lieu des chrétiens du 14 mars, que des milliers de jeunes et moins jeunes se massent pour crier leur attachement à la liberté. Ibrahim Najjar est dans une drôle de position ce jourlà : il est bien entendu, personnellement, du bord de Nadim Gemayel, le fils du président honoré, et aujourd’hui député de Beyrouth, et qui reprend le flambeau. Il est tout acquis à la cause du 14 mars, qu’il représente d’ailleurs au sein du cabinet d’union de Saad Hariri. Cependant, il est aussi, ce jour-là, 61


représentant officiel du président de la République, censé être neutre, et du président de la Chambre, censé l’être aussi, mais résolument pro-8 mars ! Il sait donc, qu’en cette qualité, il ne peut se permettre d’assister au discours du jeune Nadim, même s’il en a envie, et même s’il appuie ses dires. Protocole oblige, il prend soin donc de se retirer juste au moment où le jeune député s’apprête à prononcer un discours sans nuances contre le régime syrien et ses acolytes libanais. Par correction envers les personnes qui l’ont chargé de les représenter lors de la cérémonie, le ministre de la Justice ne veut pas, ne peut pas, cautionner en leur nom, par sa présence, des propos qui les mettraient dans une mauvaise posture. Le chef de l’Etat, Michel Sleimane, ne manquera pas de féliciter le ministre de son « retrait » à temps de la cérémonie… Quelques jours plus tard, le 18 septembre, Ibrahim Najjar doit subir, en urgence, une huitième opération chirurgicale au bras, une intervention très lourde, dont l’homme s’estime aujourd’hui heureux d’être sorti en vie.

« Le 18 septembre, un samedi, mon bras enfle à vue d’œil, et la douleur sourde qui me tenaille 62


ne suffit pas pour que je me rende à l’évidence : il fallait à nouveau opérer. Le rendez-vous est fixé au lendemain matin, à l’Hôpital libanais, Geitawi. Je suis sur mon lit d’hôpital, en attendant de recevoir l’anesthésie, quand, à 9h25, je reçois l’appel de l’avocat de Sayyed, Akram Azouri. Ce qu’il m’apprend me gêne au plus haut point : il affirme avoir tenté, le matinmême, de présenter une demande en récusation de Saïd Mirza, demande que le greffier refuse de lui enregistrer ! Mon réflexe de juriste me porte à refuser une telle injustice, nonobstant ma position politique. On ne peut pas refuser à une personne l’accès à la justice. »

A 10h15, toujours dans l’attente d’une préparation à l’opération, le ministre reçoit un autre appel, non moins intéressant, celui de Salim Jreissaty, qui se trouve être en même temps le juriste le plus proche du Hezbollah et de l’ancien président Emile Lahoud, et un proche collaborateur de Najjar à la faculté de Droit de l’USJ. Jreissaty s’enquiert des développements de la fameuse plainte contre Sayyed. S’agissait-il d’un simple mandat d’amener ou d’un avis de recherches, qui supposerait alors une arrestation ? Jamil el-Sayyed, qui se trouve alors à Paris, et doit rentrer incessamment à Beyrouth, craint le piège…

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L’heure de l’intervention arrive ; Najjar éteint enfin son portable.

« Je ne me réveille qu’à 19h… très heureux d’être en vie ! La plus belle nouvelle de ce jour me fut annoncée par ma femme : le nerf radial est sauvé. Je suis passé très près d’une paralysie du bras, voire d’un danger plus important sur ma vie. C’était un signe. Je devais continuer mon chemin. J’en prends le parti de sourire à la vie, malgré la douleur fulgurante qui fige mon corps tout entier. »

S’il sourit à la vie, il est tout de même loin de se douter de ce qui est arrivé durant son « sommeil »… Eh oui, il faut croire qu’au Liban, il est impensable de se laisser aller, fût-ce pour des motifs impérieux de santé ! En effet, entre-temps, le moment « fatidique » du retour de Jamil el-Sayyed de Paris est arrivé. Et il est peu de dire qu’il ne s’est pas fait dans la discrétion. Le Hezbollah l’a carrément encerclé à son arrivée ; il a séquestré le salon d’honneur de l’aéroport pour l’y accueillir. Bref, le mandat d’amener n’a pas inquiété plus que cela l’ancien officier…

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Chapitre 7 Les défauts de la transparence

Le lundi 20 septembre au matin, on annonce au ministre de la Justice qu’il y aura un Conseil des ministres le mardi. Bien entendu, lui-même ne peut y être, mais il tient quand même à remettre son rapport sur la question des faux témoins, posée il y a près d’un mois par Hussein Hage Hassan. Il ne voudrait surtout pas que l’on dise qu’il se débine de ses responsabilités, même s’il a, certes, une excuse en béton : il est encore sur son lit d’hôpital. Finalement, Najjar convient avec ses conseillers d’agir selon les normes en vigueur. Le ministre demande à son chef de cabinet d’envoyer le lendemain matin, à la première heure, son rapport au Premier ministre.

« Le soir même, alors que le ministre Salim Wardy et Georges Adwan, venus s’enquérir de ma santé, se régalent à pleines dents, avec enthousiasme, de petits-fours au chocolat, le Premier ministre appelle Adwan et l’informe que l’affaire des faux témoins ne serait pas débattue le lendemain en Conseil des ministres. Je m’énerve un peu, et je réitère que peu importe 65


que le sujet soit abordé, mon dossier serait remis à temps. »

Le lendemain matin, jour de la tenue du Conseil, Ibrahim Najjar se trouve encore une fois confronté aux fuites inexplicables dans la presse : en Une d’as-Safir, le quotidien en langue arabe proche de l’opposition, on lit que le fameux rapport est fin prêt ! Qui donc a laissé filtrer ? Ses propres amis ? Ou alors le président de la République, avec lequel il s’était entretenu en principe « en catimini » quelques jours auparavant ? Les deux scenarios lui paraissent hautement improbables. Il n’en saura en tout cas pas le fin mot. Toujours est-il que maintenant, le Premier ministre se retrouve au pied du mur : si le rapport est prêt, pourquoi ne pas aborder la question des faux témoins en Conseil?

« Je ne suis pas seulement choqué, mais désormais inquiet. Les fuites relatives à mon rapport, interprétées comme très positives pour l’opposition, ont mis à mal Saad Hariri. Qui l’a fait savoir à Geagea et ses proches, avec lesquels il s’est entretenu de la question. J’ai su que mes propres amis, ceux de mon camp, ont supposé que j’ai pu envoyer une copie du rapport à Nabih 66


Berry… Ce qui bien entendu était complètement faux. »

En y repensant bien, Najjar se souvient avoir envoyé deux copies, l’une au Premier ministre, et l’autre… au président de la République. Or, cela semble peu probable que Michel Sleimane ait pu faire passer le rapport à la presse : il était au siège de l’Onu, à New York, ce jour-là. En tout état de cause, et nonobstant la question de savoir qui a laissé filtrer de telles informations à la presse, le président Sleimane va compliquer encore un peu plus la situation, en affirmant, depuis New York, qui plus est, à la chaîne libanaise al-Jadeed, proche de l’opposition, que le TSL devait « œuvrer à reprendre sa crédibilité ». Voilà qui est dur à avaler pour le clan Hariri, et qui est évidemment reçu avec enthousiasme par le Hezbollah et ses alliés. Une partie du Liban officiel se démarque petit à petit de cette institution désormais honnie du Parti de Dieu : le Tribunal spécial pour le Liban.

« Personnellement, je ne crois pas que Michel Sleimane soit viscéralement contre le TSL, mais il a dit aux Syriens et à leurs alliés au Liban ce qu’ils avaient envie d’entendre. Il me fait penser un peu à un démineur, et j’avoue que cette 67


attitude ne me déplaît pas. Bon, évidemment, il faut avouer qu’il n’a pas un rôle facile. Il essaie d’arrondir les angles, et, en tout cas, son jeu est peut-être plus acceptable que celui de ses prédécesseurs. »

Nombreux sont les hommes politiques libanais, même au sein du 14 mars, donc des indépendantistes, qui estiment qu’avec le rôle ombrageux et incontournable de la Syrie au Liban, la position du chef de l’Etat n’est pas facile du tout. Non pas que quelqu’un cherche à disculper Michel Sleimane, mais il faut reconnaître que le Liban ne peut être géré sans un minimum de modus vivendi avec les Syriens. Ce que le chef de l’Etat actuel semble avoir bien compris…

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Chapitre 8 Mais à part ça…

2 octobre 2010. Le ministre de la Justice semble aujourd’hui un peu plus reposé. Il termine sa séance de physiothérapie, qui lui permet de retrouver petit à petit une mobilité normale de son bras droit. Cependant, la douleur, tenace, ne lui fait pas oublier les événements qui se bousculent, et qui le font douter quelquefois de ses amitiés, mais aussi et peutêtre surtout, de sa trop grande transparence. Ibrahim Najjar n’est pas politicien. Pas dans le sens de la fourberie, de la langue de bois, des mensonges, et du politiquement correct. Il lui importe plus que tout de rester transparent, non seulement avec ses alliés, mais aussi avec ses adversaires politiques. Or, les derniers événements ont un peu anéanti son entrain. En toute chose, et depuis toujours, il aime qu’on lui accorde une confiance complète. Si on l’a placé sur le devant de la scène, c’est pour qu’il puisse avoir la latitude d’agir comme il l’entend. Selon ses propres règles du jeu.

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Aussi, à l’approche du prochain Conseil des ministres, prévu le lundi 4 octobre au soir, il avoue qu’il bout d’impatience.

« Normalement, le lundi, soit dans deux jours, il y aura un Conseil des ministres. Je veux savoir à l’avance si je vais prendre la parole, et parler de mon rapport. Je pense que Hariri attend de rencontrer d’abord le chef de l’Etat, ce qu’il fait systématiquement quand le cabinet se réunit à Baabda. Sauf que cette rencontre ne se fait que quelque trente minutes avant la tenue du Conseil. En tout état de cause, je me tiens prêt. »

Plus il y réfléchit, plus il est convaincu que la question des faux témoins ne peut être résolue que de trois façons : soit le Conseil des ministres la défère à la Cour de justice de l’Etat, soit il laisse le Parquet prendre une telle initiative, soit, enfin, on laisse faire les parties civiles. La dernière solution paraît encore au ministre la meilleure possible; c’est une bonne façon de désamorcer la crise, quitte à ce qu’après, l’affaire dorme dans les tiroirs de la Justice. En tout état de cause, et loin des interminables soubresauts relatifs à la question des faux témoins et du TSL, il y a aujourd’hui autre chose qui intéresse au 70


plus haut point le ministre de la Justice. Ce qu’il aime à appeler « le côté agréable de sa fonction de ministre », son rôle premier : faire avancer l’image de la Justice libanaise, qui souffre d’une réputation pas tout à fait méritée… ni cependant tout à fait imméritée. Si la Justice libanaise souffre en effet de maux endémiques, il faut aussi savoir qu’il y a, dans les salles d’audience, des personnes qui se donnent à fond pour redorer son blason. Donc, aujourd’hui, malgré les soucis politiques, nombreux, Ibrahim Najjar a des raisons d’être content. Il a procédé à une opération dont peu de gens estiment la difficulté : les permutations judiciaires. Elles touchent cent cinquante-cinq magistrats, et c’est le deuxième remaniement de la Justice depuis qu’il est entré dans ses fonctions. On ne se doute pas à quel point c’est une révolution silencieuse, puisque rien, au Liban, ne se fait aisément.

« J’ai pu littéralement faire couper quelques têtes, dont, tout de même, deux présidents de la Cour de cassation, qui ternissaient son image et faisaient l’objet de critiques virulentes. J’ai fait éliminer un juge d’instruction particulièrement véreux à Tripoli, et j’ai procédé à la « mise au 71


dépôt » de quelques magistrats, en dégradant leur poste. C’est vrai cependant qu’il y a beaucoup à faire encore ; il y a encore certains magistrats, au pénal, qui n’agissent que sur injonction de leurs « amis » politiques. Mais j’ai en tête un nombre d’objectifs que j’espère bien atteindre. Cela ne me déplairait pas que l’on dise un jour que j’ai réussi à réformer et à moderniser la justice ! »

A titre d’exemple, le quotidien al-Moustaqbal, proche du Courant du futur, présidé par le Premier ministre Saad Hariri, évoque, dans son numéro du 2 octobre 2010, une « rapidité record » dans la publication du décret no.5079, portant sur les permutations judiciaires opérées par Najjar. Du temps du prédécesseur de Michel Sleimane en effet, de telles mesures n’étaient pas monnaie courante, et le dossier des permutations attendait de longs mois sans être promulgué par le chef de l’Etat. C’est que, au Liban, à cause du système confessionnel, auquel s’ajoute le souci de l’équilibre politique, force est de reconnaître que « monter » une formule quelconque de permutations et de promotions dans les fonctions publiques relève de la gageure. C’est carrément dans un champ de mines qu’il faut avancer pour arriver à imposer le retrait de tel ou tel nom, et à bien veiller à le faire remplacer par un autre, politicocommunautairement « correct » ! Il faut absolument 72


veiller à ne fâcher ni les uns ni les autres, tout en respectant la « part » de chacun dans les bons postes… comme parmi les brebis galeuses. C’est pourquoi Ibrahim Najjar est bien fier, ce matin du 2 octobre, au lendemain de la promulgation du décret des permutations. Car après tout, c’est bien là la fonction première d’un ministre : veiller au bon fonctionnement de son ministère, et veiller à ce que les affaires des gens soient en de bonnes mains, quitte à adopter des positions parfois nécessairement radicales. Le Liban se souvient en effet, sur un tout autre plan, de l’effroyable « affaire de Ketermaya ». Ce paisible village du Chouf devait s’embraser, en mai 2010, à la suite ďun fait divers abominable. Un ouvrier égyptien y avait brutalement assassiné un couple et leurs deux petites-filles âgées de 7 et 9 ans. Il est arrêté quelques heures plus tard. A peine le Liban remis du choc de la nouvelle que, lors de la reconstitution du crime, les villageois ont cédé à la colère et obéi à leur instinct primaire, et, il faut le dire, primitif, en arrachant sauvagement le prisonnier des mains des forces de l’ordre et en lui infligeant les pires souffrances avant de le lyncher sur la place publique. Une vision moyenâgeuse, qui amène alors Najjar à présenter des excuses publiques à l’Egypte, 73


épargnant au pays une crise diplomatique sérieuse avec une nation amie. C’est vivement encouragé par le chef du parti des Forces libanaises, le Dr Samir Geagea, que le ministre avance les excuses, faites en présence du secrétaire d’Etat égyptien aux affaires consulaires. Il faut dire que Geagea, à la suite de la souffrance indicible qu’il a vécue lui-même durant ses onze longues années d’emprisonnement, en est ressorti avec un sens aigu du juste et de la justice… Najjar reconnaîtra à la presse que c’est sans concertation avec le gouvernement qu’il a fait sa déclaration, mais qu’il était certain que tout le monde appuierait son acte. Il en est ainsi des actions qui ne peuvent que faire l’unanimité, loin de la politique et de ses affres et petits calculs. D’ailleurs, la diplomatie égyptienne a grandement apprécié la démarche du ministre libanais, qui a certainement aidé à assainir une situation qui risquait bien de déraper. En effet, des voix s’étaient élevées violemment en Egypte, suite au lynchage sauvage de l’un des leurs, geste qui, pour spontané qu’il était, a été vécu par les Egyptiens comme un acte de racisme…

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La Justice libanaise a par la suite arrêté quelques personnes, sur l’insistance du ministre, mais force est de reconnaître qu’elle en est restée là. Il en est malheureusement ainsi, souvent, au Liban. La politique rattrape bien vite l’essentiel : la poursuite de la justice. Les magistrats chargés de l’affaire ont-ils reçu des pressions ? L’on n’en saura jamais le fin mot, l’affaire étant retombée dans l’oubli, cédant la place aux incessants remous internes. Désormais, seul un sujet compte, le Tribunal spécial pour le Liban. Telle une épée de Damoclès qui menace de tomber sur les têtes des Libanais à tout moment, la « question » de la Justice internationale dans l’affaire Rafic Hariri rouille tout le reste…

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Chapitre 9 Des mandats syriens qui enveniment encore plus les choses…

9 octobre 2010. L’affaire des faux témoins est en passe de se transformer en affaire d’Etat. Il ne se passe plus un jour sans que le mot soit évoqué par l’un ou l’autre des adversaires politiques, de l’un quelconque des deux bords. Les médias se font le relais de cette guerre ouverte, ajoutant souvent de l’huile sur le feu. Tout ceci, sans que le rapport du ministre de la Justice, si « mathématique » qu’il soit, ne permette d’apaiser les tensions. C’est que, il semble bien que les Libanais de tous bords, mais aussi leurs influents alliés à l’extérieur, ne semblent pas véritablement accorder une chance au dialogue sérieux et surtout scientifique. Ibrahim Najjar, lui, se soucie peu de la tourmente politique qui entoure le sujet, décidément brûlant, du TSL, et, par ricochet, des prétendus faux témoins. En bon juriste, il pense avant toute chose à la logique. Et propose des solutions juridiques qui tiennent la route à la lecture des textes de lois. Loin des supputations et des calculs mesquins des 76


politiciens. Il a une vision des choses qui ne laisse que peu de place à ce genre de calculs. Chaque fois que je lui demande si, par exemple, l’affaire des faux témoins s’avérait correcte quelque part, il répondait invariablement « et alors » ? Il faut savoir assumer. Personne n’est au-dessus des lois ; en tout cas personne ne devrait l’être. Au milieu de la tourmente, une interrogation revient en boucle, et semble devenir l’obsession quasi-unique des deux camps: fallait-il, oui ou non, transmettre le dossier des faux témoins à la Cour de justice de l’Etat ? Loin, bien loin d’une réponse juridique, les uns et les autres attendent de Najjar une position claire… Et, pour compliquer encore un peu plus les relations déjà tendues entre les deux camps opposés, la Syrie vient d’émettre une série de mandats d’arrêt, dans l’affaire des faux témoins, à l’encontre d’un certain nombre de personnalités libanaises, dont l’une des victimes miraculées d’attentats politiques : l’ancien ministre des Télécoms Marwan Hamadé. Jamil el-Sayyed avait en effet saisi la Justice syrienne d’un recours, prétendant que la Justice libanaise avait commis à son encontre un déni de justice.

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Il faut savoir que l’affaire, cependant, n’est pas à proprement parler une surprise. Déjà, le 9 décembre 2009, la Justice syrienne avait fait parvenir au Ministre libanais de la justice vingt-cinq convocations aux procès intentés en Syrie par le général Jamil elSayyed. Parmi les personnes interpellées, par un juge syrien, figurent le premier procureur près la Cour de cassation libanaise Saïd Mirza, des magistrats, des députés, des journalistes… Même s’il a déjà une idée bien précise sur les incohérences de cette démarche, le ministre Najjar sollicite l’avis de la section de consultations et de législations du ministère de la Justice. Ce dernier fait une étude juridique sur la question, avant d’affirmer que de telles poursuites ne sont pas possibles, d’abord à cause du fait que plusieurs des personnes à notifier bénéficiaient d’immunité judiciaire, et ensuite parce que, conformément au traité juridique bilatéral entre le Liban et la Syrie, il y avait défaut de procédure. En effet, le problème principal de Jamil elSayyed c’est qu’il poursuivait des Libanais, en Syrie, pour des crimes commis au Liban… Qu’est-ce que les tribunaux syriens ont donc à voir avec cette affaire ? Ces mandats d’arrêt syriens soulèvent, comme on peut s’y attendre, une ire inqualifiable dans les milieux du 14 mars. Ils disent surtout qu’il s’agit, pour 78


le moins, d’un geste qui va à l’encontre des efforts de conciliation entre les deux pays. De fait, durant le Conseil des ministres, tenu le 6 octobre, la tension est presque palpable entre les ministres de l’opposition et le Premier ministre et ses proches. Les mandats d’arrêt syriens sont dans tous les esprits.

« Durant la séance de mercredi passé, le ministre Jean Oghassabian, un proche de Hariri, pensait que ce dernier apprécierait que je propose de parler avec mon homologue syrien de cette question. Je l’ai vu aller vers le Premier ministre, lui chuchoter. De fait, un peu plus tard, le président du Conseil me demande, à voix haute, de poursuivre l’affaire avec le ministre syrien de la Justice. Me voici donc avec sur les bras une nouvelle question délicate, puisque sa relation avec les faux témoins est indéniable. »

Le lundi d’après, le 11 octobre 2010, un autre Conseil est aussi prévu. Ibrahim Najjar doit enfin, en principe, remettre son rapport sur l’affaire des faux témoins. Ce rapport, actualisé à la demande de Saad Hariri, a déjà été remis à ce dernier. La mention de la transmission des fameux mandats d’arrêt syriens au 79


Parquet libanais est présente dans le dossier. Le ministre de la Justice a en effet reçu, dûment, la liste des personnes réclamées par la Justice syrienne dans le cadre du procès engagé là-bas par l’ancien directeur de la Sûreté générale. Le rapport a par ailleurs été dûment envoyé aussi au président de l’Assemblée, Nabih Berry. Ce dernier semble anxieux, ces derniers temps. Il insiste sur la transmission du dossier des prétendus faux témoins à la Cour de justice de l’Etat. D’après les textes en vigueur, il faut réunir deux conditions pour la saisine de cette Cour : d’abord, il faut une décision en ce sens du Conseil des ministres ; ensuite, il faut encore et peut-être surtout que les attributions de cette juridiction soient respectées.

« Berry a insisté sur la compétence de cette Cour, en faisant valoir que, si l’affaire de l’assassinat de Hariri devait relever, en principe, et à la base, de la Cour de justice, celle des faux témoins devait suivre. L’accessoire suit le principal… Oui, mais, pas quand le principal, justement, a été soumis à une autre autorité judiciaire, et que la Cour de justice ne peut plus être saisie de cette affaire, devenue du ressort exclusif du Tribunal spécial pour le Liban. » 80


La crainte des proches de Hariri quant à la reconnaissance de la compétence de la Cour de justice de l’Etat, est que, en admettant une telle saisine pour l’histoire des faux témoignages, on ouvre une porte à une possible concurrence de compétences entre le TSL et les juridictions libanaises. Les gens pourraient alors se dire pourquoi notre Cour de justice est-elle jugée fiable par une partie seulement de la classe politique et pas par l’autre ? Si elle peut étudier les cas des faux témoins, elle peut aussi être saisie de l’affaire principale, celle de l’assassinat de Rafic Hariri. Personne n’ignore cet enjeu, et, même s’il est de taille, cela n’est pas ce qui inquiète Ibrahim Najjar personnellement. Pour lui, il le dira à plusieurs reprises, c’est le Droit qui passe avant toute chose. S’il devait y avoir une logique à accepter que le Conseil des ministres vote le recours à la Cour de justice de l’Etat, on ne devrait pas en avoir peur.

« Samir Geagea m’a appelé, juste après un entretien téléphonique que j’ai eu avec Nabih Berry. La position des Forces libanaises est claire, et rejoint tout à fait la mienne: la Cour de justice ne sera pas saisie pour l’affaire des faux témoins. Le camp opposé y verrait, dans le cas contraire, 81


le prétexte rêvé d’en finir avec le Tribunal spécial pour le Liban. Nous ne devons absolument pas leur donner cette occasion. »

Le soir même du Conseil du 6 octobre, tous les ministres du 14 mars se réunissent chez Boutros Harb, le ministre du Travail. Ibrahim Najjar annonce à l’assemblée ce qu’il vient d’apprendre : que la Justice libanaise avait bien été saisie, en avril 2010, d’un recours contre les faux témoins ! Mais qu̒on avait recommandé au juge saisi de laisser tomber l’affaire. Il y a de quoi être choqué ! C’était là un comportement qui pouvait être qualifié au moins de maladroit. Le Liban tout entier a été engagé, sans le savoir ni le vouloir, dans un comportement juridiquement inacceptable. Donner suite à ce procès aurait évité bien des désagréments. Quand on est saisi d’une affaire en justice, on est obligé de se défendre, et d’y répondre. On ne peut pas priver les justiciables de la possibilité de réclamer leurs droits. La Justice n’a que faire dans les méandres de la politique !

« Les mauvaises surprises de la semaine ne devaient pas s’arrêter là. Le lendemain, j’avais une émission avec Marcel Ghanem, sur la chaîne 82


LBC. J’ai été choqué, littéralement, de voir défiler, en fond d’écran, des coupures entières de mon rapport ! J’ai été sec ; j’ai fait comprendre à mon interlocuteur, malgré le fait que nous étions en direct, que je n’appréciais pas que l’on puisse transmettre les fuites d’un rapport qui n’est pas encore censé être rendu public. Le tout sans même me consulter à l’avance ! »

Durant cette émission, le ministre de la Justice a aussi été très clair sur la question des mandats d’arrêt syriens : en vertu des traités bilatéraux qui lient le Liban à la Syrie, de tels mandats ne sont pas légaux. Ce n’était pas là à proprement parler un point de vue, mais plutôt une lecture pure et simple des accords judiciaires entre les deux pays.

« Je sais bien, au fond, que quoi que l’on dise et fasse, quelles que soient les opinions des uns et des autres clamées haut et fort à grand renfort de débats télévisés, il se fomente quelque chose de pas clair pour le Liban. Malgré tout le travail que l’on fait, et, je dirais, toute la peine que l’on se donne pour essayer de bien le faire. »

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Tout le monde sent bien qu’il y a un coup d’Etat en préparation, et tout le monde sait que les enjeux ne sont pas que libanais. Ibrahim Najjar a toujours été dans l’idée que ce qui se passe sur le sol libanais est inextricablement lié aux négociations de paix entre Mahmoud Abbas et Israël. Moins ce dernier accepte de geler les colonisations, moins les négociations aboutiront, et moins le Liban aura tendance à s’apaiser. Il y a, dit-il souvent, comme un croissant de la crise, qui passe par le Liban, la Syrie, l’Afghanistan et l’Irak. Tout cela est sur une même ligne de haute tension, et les tensions propres des Libanais, qu’elles aient pour nom tribunal international ou faux témoins, ne peuvent être lues que sous cette lumière. Dans cet ordre d’idées, tout le monde sait que le Hezbollah n’a aucun intérêt à prendre le contrôle de l’Etat libanais directement, en se cachant derrière un gouvernement acquis et soumis à lui. Ce n’est ni dans l’avantage immédiat de la Syrie, ni même de l’Iran, encore moins des Etats-Unis, des pays arabes ou de la Turquie. Le Hezbollah est a priori bien conscient qu’un « putsch » direct, et plus-ou-moins rendu facile par l’usage des armes, n’est pas dans son intérêt, puisqu’il légitimerait alors, aux yeux de la 84


communauté internationale, une israélienne contre la Syrie et le Liban.

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expédition


Chapitre 10 Calmons le jeu… Ahmadinejad arrive.

La presse n’aura pas attendu, comme le pensait le ministre de la Justice, le lundi matin pour dévoiler des fragments de son fameux rapport sur les faux témoins, censé rester confidentiel jusqu’à la date du prochain Conseil des ministres. Le dimanche 10 octobre 2010, les quotidiens an-Nahar et alMoustaqbal, tous deux proches du 14 mars, mais aussi d’autres supports, publient le rapport Najjar dans son intégralité ! Même la conversation téléphonique entre le ministre de la Justice et le président de la Chambre, ponctuée de l’avis de l’un et de l’autre sur la possible saisine de la Cour de justice de l’Etat, est retransmise fidèlement aux lecteurs… Peu importe. Le ministre de la Justice commence à s’habituer à ces « fuites » si croustillantes, même si les coups bas sont parfois au rendez-vous. Il se souviendra longtemps, par exemple, de quelques remarques vitriolées assenées par des personnes, censées être des collègues de travail, à la faculté de Droit de l’Université Saint-Joseph. C’est ainsi qu’un juriste qu’il côtoie depuis des années a dit à la presse 86


que, à travers le rapport sur la question des faux témoins, Ibrahim Najjar avait voulu ménager la chèvre et le chou, et que, ce faisant, il causait du tort au pays. Tel autre avait été jusqu’à affirmer que le rapport était hypocrite… Tout ceci avant même que le ministre n’ait eu l’occasion d’exposer son travail en Conseil des ministres. Il trouve cela choquant, certes, mais, pour reprendre ses termes, cela ne l’empêche pas de dormir… C’est finalement le mardi 12 octobre que le Conseil des ministres, tant attendu et redouté de tous, arrive enfin. Et Ibrahim Najjar a enfin l’occasion d’exposer son rapport ! Bien sûr, auparavant, tous les ministres du 14 mars s’étaient réunis chez le Premier ministre Saad Hariri, à la Maison du Centre. Ils y ont débattu, en présence aussi des conseillers du Premier ministre, ainsi que de Georges Adwan et Fouad Siniora, de la manière dont devait se dérouler la séance de mardi. Après que chacun a présenté son point de vue, tout le monde a opté pour la stratégie suivante : Ibrahim Najjar exposerait son rapport, en prenant son temps, calmement. Ensuite, la parole serait donnée immédiatement aux ministres de l’opposition, et les ministres du 14 mars ne s’exprimeraient pour leur part que plus tard. Il était bien convenu de traîner un 87


petit peu en longueur, de façon à ce que, vers 21h, le président de la République lève d’office la séance, pour se préparer à recevoir en grande pompe, le lendemain matin, son homologue iranien Mahmoud Ahmadinejad.

« Le jour venu, je prends en effet la parole, et j’expose le fruit de mon travail. Méticuleusement, pendant près de quarante minutes, j’explique, j’argumente… J’ai l’impression de donner une leçon de droit ! J’indique clairement que mon approche est purement professionnelle, technique, juridique, et nullement politique ni biaisée par mon appartenance à un parti plutôt qu’à un autre. Pour moi, il était tout à fait limpide que la compétence de la Cour de justice de l’Etat était en contradiction avec les textes clairs de la loi qui régit la Cour de justice.»

Après les remarques, somme toute sans surprise, de la part des ministres de l’opposition, c’est au tour des « siens » de critiquer le rapport Najjar. C’est l’idée du ministre du Travail, Boutros Harb : cela ne ferait que crédibiliser encore plus le professionnalisme et l’impartialité du rapport que d’ouvrir la voie aux personnalités politiques du propre camp de son auteur de le critiquer, eux aussi. Ainsi, 88


ont-ils par exemple indiqué le problème de ce qui peut être considéré, aux yeux de la loi, comme un faux témoignage, de même que le fait que la compétence libanaise ne saurait être retenue, en présence d’une juridiction ad-hoc internationale. Le stratagème fonctionne à merveille: comme prévu, le président Michel Sleimane lève la séance vers 20h40, en insistant sur la nécessité, inscrite dans la Constitution, de toujours rechercher le consensus pour régler les questions les plus épineuses. Tout le monde s’attendait certes à ce que le chef de l’Etat ne s’engage pas, la veille de l’arrivée du président iranien au Liban, dans un vote dont l’issue serait connue d’avance, et que l’opposition appelle de ses vœux pour mettre le feu aux poudres. Sleimane a esquivé, et il est vrai que les ministres pro-Hariri l’y ont un peu aidé ! C’est que, le lendemain, le Liban officiel attend la visite du chef d’Etat iranien, le truculent Mahmoud Ahmadinejad. Et tout le monde, du président Michel Sleimane, à Saad Hariri, en passant par le président de la Chambre et leurs milieux respectifs, est attentif au moindre détail des prochaines quarante-huit heures. Ahmadinejad… Au-delà de la symbolique, hautement importante, de la visite du président iranien au Liban, il y a les « à côté ». Les trois jours de déjeuners 89


officiels, de dîners guindés, autant de petits moments où les apartés sont fréquents, et souvent significatifs. Le déjeuner chez Hariri, par exemple, a donné l’occasion au ministre de la Justice de rencontrer Fouad Siniora. Ce dernier en a profité pour dire à Ibrahim Najjar que sa position, quant à la question de savoir s’il acceptait que le Conseil des ministres transmette la question des faux témoins à la Cour de justice, aurait dû rester inchangée. Najjar avait en effet dit que, si le Conseil votait la saisine, il n’y voyait alors plus d’inconvénient, même si, en réalité, une décision en ce sens du Conseil des ministres lui était inimaginable. Mais, si jamais cela devait arriver, après tout, la juridiction pouvait ellemême, par la suite, se reconnaître incompétente…

« Pour Siniora, j’aurais dû rester de marbre. Il est vrai que je ne suis pas particulièrement prolixe avec les médias. Je ne dis pas tout, loin de là… Je dis des propos apaisants, et je ne cherche jamais à faire du sensationnel, ce serait irresponsable. »

Dieu sait pourtant combien de personnes, au sommet de la hiérarchie, pratiquent ce genre de « fuites », somme toute très étudiées. Le ministre de 90


la Justice repère par exemple régulièrement certains de ses collègues rédiger avec beaucoup de minutie tout ce qui se dit ou se fait lors de la tenue des Conseils… Le lendemain, c’est avec une fidélité déconcertante qu’est retranscrite la séance, dans le quotidien al-Akhbar, considéré comme le principal porte-parole de l’opposition. C’est par ailleurs un secret de polichinelle que le président de l’Assemblée a ses entrées dans le quotidien as-Safir, dans lequel il fait passer ses messages. D’aucuns savent bien que de nombreuses plumes de journalistes sont payées par les ténors de la politique, qui achètent ainsi une complaisance véhiculée par le biais de puissants outils de communication… L’on sait bien que les médias sont souvent à l’affût du moindre regard en biais, de la moindre allusion ou phrase mal calculée. Les politiciens apprennent parfois, à leurs propres frais, qu’il faut faire extrêmement attention aux oreilles en qui ils placent leur confiance. Lors de cette même réception, où, ironie du sort, le président Ahmadinejad réunissait tous les responsables politiques qu’ils soient de l’opposition ou de la majorité, autour d’une même table ; Ibrahim 91


Najjar s’amuse d’être tombé nez à nez avec le général Aoun.

« Nous n’avons pas pu nous éviter ; nous avons discuté de tout et de rien. Je lui ai dit qu’il devait se souvenir de mon oncle, Saadallah Najjar… Il a paru moins rude qu’il n’en a l’air d’habitude, surtout les mardis, quand il s’adresse à la presse après la réunion de son bloc parlementaire ! »

Le plus drôle cependant, c’est que cette série de cérémonies et autres banquets était retransmise fidèlement par la presse, comme s’il se fût agi de moments cruciaux dans l’histoire du pays. Ainsi, à part les scènes de liesse populaire, à l’accueil du président iranien, qui furent appréciées de façon très disparate par les spectateurs des différents médias, les Libanais ont eu droit à la retransmission en direct du repas offert par le président de l’Assemblée ! Ironie du protocole : le général Michel Aoun était placé entre le Premier ministre Saad Hariri et l’ancien chef du gouvernement, Fouad Siniora. Autant dire qu’il était pris entre l’enclume et le marteau, et presque au sens propre du terme ! On imagine mal une conversation naître entre les trois hommes… En tout cas, il y a fort à parier que le 92


général Michel Aoun a dû rester bien silencieux ce jour-là, faute tout simplement d’interlocuteurs ! Aussi, les Libanais se rappelleront-ils des rimes mises en chanson sur la chaîne al-Manar, porte-parole du Hezbollah, à l’occasion de la visite d’Ahmadinejad : des hymnes à la gloire du chef d’Etat iranien, bien peu digestes pour une grande partie de la population… En bref, il s’est agi, en somme, d’un interlude. D’un « time-out », une sorte de récré, modérément appréciée par Ibrahim Najjar !

« C’était terrible ces trois déjeuners et dîners officiels, autour du chef de l’Etat iranien. Il fallait arriver à déjeuner autour de 13h ; nous n’étions servis que vers 15h. A Baabda, on nous sert toujours des plats libanais. Nabih Berry, lui, se fait livrer par un traiteur plutôt acceptable; et même au Sérail, cette fois-ci ce n’était pas à mon goût ! En revanche, quand nous sommes en petit comité chez Hariri, nous sommes servis comme des princes. Je me souviens du jour où j’ai fait inviter celle qui était mon homologue française à l’époque, Michèle Alliot-Marie, au Sérail, c’était tout à fait royal. En un mot, ces rencontres étaient plutôt des corvées, dont 93


j’avais bien hâte de finir, quitte à retourner à nos moutons. »

Sur un tout autre plan, et quelque quarantehuit heures avant l’arrivée du président iranien au Liban, une conférence avait été organisée à l’ambassade de France au Liban, à l’occasion de la Journée internationale contre la peine de mort. Ibrahim Najjar s’est fait fort, durant son premier mandat, d’œuvrer à introduire des amendements importants au Code pénal libanais, dans le but de le rendre plus humain. En effet, la législation libanaise prévoit la peine capitale pour un nombre relativement important de crimes, notamment pour ceux qui touchent d’une manière ou d’une autre à la sécurité de l’Etat. Au nombre de ces crimes contre la sûreté de l’Etat, ou encore d’intelligence avec l’ennemi, la trahison de l’Etat est bien sûr passible de la peine de mort. Or, ces derniers mois, les Forces de sécurité intérieure ont commencé une opération très réussie de démantèlement de nombreux réseaux proisraéliens ; beaucoup de personnes ont été entendues et arrêtées dans ce cadre-là. Le Hezbollah, même s’il n’est certes pas le seul, s’est bien entendu félicité de cette vague d’arrestations, tout en faisant entendre deux éléments importants : d’abord que l’ennemi était présent plutôt fortement à l’intérieur des frontières libanaises, ensuite que les personnes 94


condamnées pour espionnage à la solde de l’Etat hébreu devaient subir la peine capitale. Voilà qui rend toute discussion, fût-elle d’ordre philosophique, autour de la question de l’abolition de la peine de mort, pour le moins suspecte. Il n’est plus aisé, par conséquent, de dire publiquement son avis sur la question, sans risquer d’être taxé de laxiste envers les traîtres de la nation, si par malheur on est du bord de ceux qui cherchent à abolir la peine de mort au Liban. Pourtant, malgré ce qu’il qualifie d’ambiance « d’espionite » aigue, Ibrahim Najjar, invité d’honneur à la conférence donnée à l’ambassade de France, n’hésite pas à affirmer haut et fort que, tant qu’il sera ministre de la Justice, il ne signera aucun décret d’exécution d’une peine de mort. Le 16 octobre 2010, le quotidien de langue française L’Orient-Le Jour titre en couverture « Najjar ne signera aucune condamnation à mort ». En effet, le ministre a solennellement promis un engagement sans faille pour l’éminente dignité de la personne humaine. Il a même avancé : « Plutôt démissionner que devoir signer un décret d’exécution d’une peine capitale ».

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« Le jour où je suis entré dans mes fonctions de ministre de la Justice, je me suis retrouvé avec dix-neuf condamnations à mort sur le dos, qui attendaient ma signature. C’est une question qui me hérisse au plus haut point. A mon avis, c’est une pratique barbare qu’il faut absolument abolir. J’ai d’ailleurs soumis au Parlement un projet de loi en ce sens, quelques mois seulement après ma nomination à la Justice. »

Le ministre de la Justice a fait encadrer cette Une du quotidien francophone le plus lu du pays. Il en est particulièrement fier. Beaucoup plus fier que de n’importe quelle couverture sur un sujet politique. En même temps, les gens sont tellement obnubilés de politique, de cette histoire de faux témoins et de Tribunal spécial pour le Liban, que cette déclaration, qui aurait dû être tonitruante, passe pratiquement inaperçue ! Elle devrait pourtant, surtout au Liban, surtout ces jours-ci, avoir l’effet d’un tremblement de terre… Le ministre avait eu une légère appréhension, avant sa prise de position : il craignait que ce soit instrumentalisé par l’opposition, utilisé contre lui, pour lui faire dire ce qu’il ne disait nullement, à savoir laisser faire les espions ! Rien de tel.

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« J’en suis aise, d’autant plus que c’est un combat essentiel à mes yeux. J’aimerais d’ailleurs recevoir un jour, ici, Robert Badinter, pour qu’il vienne appuyer cette cause, pour laquelle il s’est battu en France, jusqu’à obtenir son abolition totale, en 1981. La dernière fois que je l’ai rencontré, il m’a dit qu’il refuserait de changer de passeport, sur lequel il y avait un visa israélien. Je m’étais enquis de la question, et on m’a affirmé que, pour certaines personnalités du standing de M. Badinter, on pouvait faire des exceptions, et passer outre le visa « qu’on ne saurait voir » chez nous. »

Coïncidence de calendrier, ce même 16 octobre 2010, un article bouleversant paraît dans le quotidien français « Le Monde », sur François Mitterrand. Lors de la guerre d’Algérie, en 1954, celui qui était encore garde des Sceaux faisait tomber jusqu’à cinq condamnés à mort par jour ! Cinq de trop, sans doute, songe Ibrahim Najjar, souriant du hasard de la parution des deux articles le même jour.

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Chapitre 11 La loyauté avant tout

Samedi 23 octobre 2010. Décidément, le jeu de la politique est souvent sale. Les alliés d’hier, les adversaires de toujours, les anciens « amis » sont prêts à tout pour tirer dans le passé des uns et des autres de quoi les mettre dans l’embarras. Le fondateur de Wikileaks n’a rien inventé. Bien avant lui, on a toujours su distiller des infos, des pseudoinfos, des intox aussi, pour faire « tomber » les adversaires dans le désamour du public. Jour après jour, Ibrahim Najjar, qui n’a pourtant rien d’un débutant en matière de médias, va se rendre compte du manque de scrupule de certains requins, prêts à tout pour ne faire entendre que leur seul son de cloche. L’événement qui l’a le plus marqué, tout au long de cette semaine, n’est pas lié au tribunal, ni aux faux témoins. C’est l’émission, qu’il a jugé embarrassante, de Marcel Ghanem, à la LBC, jeudi passé. Pour le ministre, il s’agit là de l’une des émissions télévisées les moins objectives qu’il lui ait été donné de voir ces derniers temps. Il n’y avait eu aucune contestation 98


possible de la part des Forces libanaises, prises à défaut par Pierre Daher, le P-DG de la chaîne et son avocat. Aucun représentant de l’autre bord n’avait été invité…

« A les entendre, le conflit opposant les Forces libanaises à Pierre Daher concernant la propriété des parts sur la chaîne de télé la plus populaire du Liban, et peut-être du Moyen-Orient, a été monté de toutes pièces, et ne peut se terminer qu’à l’avantage de Daher. »

Samir Geagea, le leader des Forces libanaises, et Pierre Daher, patron de la LBC, avaient été ensemble, sur un même front, durant la période de 1976 et les sombres années qui ont suivi. Lors de la guerre du Koura, dans le Nord, où Ibrahim Najjar occupait un poste de responsabilité au sein du parti Kataëb, ils étaient quasiment inséparables. Geagea agissait comme s’il avait une dette envers le père de Pierre Daher, Youssef, qui était lui aussi cadre Kataëb, et qui gouvernait un peu de manière féodale. Najjar n’a jamais tu son refus des manières féodales de certains, furent-ils parmi ses alliés.

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Ce jour-là, les Daher allaient lui être encore moins sympathiques qu’il ne croyait. Ebahi, le ministre de la Justice écoute le patron de la LBC insinuer qu’il serait intervenu auprès du magistrat Fadi Oneissi, premier juge d’instruction de Beyrouth, qui avait publié un acte d’accusation à l’encontre de Daher, le 14 octobre, pour fraude et fuites de capitaux dans l’affaire de la chaîne.

« J’ai cru rêver… Mais Daher ne devait pas s’arrêter là. Il a évoqué aussi son « étonnement » de me voir débarquer, avec Antoine Choueiry, dans ses bureaux, pour essayer de négocier par la force un arrangement avec les FL. Diantre ! Je me souviens comme si c’était hier de cette rencontre, parfaitement programmée, et complètement amicale, entre Pierre Daher, Antoine Choueiry et moi-même dans les locaux de la LBC… »

L’entrevue n’avait rien à voir avec le procès contre les Forces Libanaises. Choueiry avait demandé à Najjar de l’accompagner, en septembre 2008, pour une conciliation ne concernant que luy avec la LBC. Le ministre y avait été, d’abord parce qu’en 1994, il avait été le représentant juridique des deux hommes, qu’il connaissait donc, lors de pourparlers pour la 100


retransmission de la coupe du monde de football. Ensuite, Najjar avait consenti à aller, à titre amical, avec Antoine Choueiry, à la demande expresse de l’avocat de Daher, qui, par le plus pur des hasards, avait été son étudiant. Pierre Daher n’était pas le moins du monde surpris de sa visite, dont il était parfaitement au courant. La conciliation, d’ailleurs, avait réussi : Choueiry a obtenu des dommagesintérêts pour abandonner la régie de la LBC… dont Najjar n’avait accepté aucun centime à titre d’honoraires. Il avait été à cette réunion en tant qu’ami.

« Quant à Fadi Oneissi, eh bien, c’est un magistrat que je respecte, mais pour lequel je n’ai jamais eu d’amitié particulière ! Nous avons même eu un petit incident, une fois, parce qu’il avait omis de me prévenir, en tant que son ministre de tutelle, d’un voyage d’agrément qu’il avait fait… Du coup, moi ? Intervenir auprès de cet homme ? Pour influencer la justice, qui plus est ? C’était une insulte, et c’était surtout bien mal me connaître. »

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A contrecœur, et même s’il sait bien qu’il n’a rien à se reprocher, le ministre a cependant écouté les conseils de son entourage et consenti à faire un communiqué le lendemain, paru dans la presse locale. Pourtant, les petites phrases assassines, prononcées lors de l’émission du jeudi, avaient déjà fait leur chemin dans la tête des gens, en tout cas de ceux dont les oreilles sont complaisantes envers ce genre de ragots. Un avocat, dont le ministre pensait être l’ami, s’est permis d’appeler son fils aîné, lui aussi juriste, pour lui faire entendre que son père « n’aurait pas dû » intervenir auprès du premier juge d’instruction dans l’affaire de la LBC ! Tout le monde sait bien pourtant, que dans quelques jours tout au plus, plus personne ne parlera de cet intermède, destiné avant tout, non pas à discréditer Ibrahim Najjar en particulier, mais à redorer le blason de certains…

« Je n’aime pas me justifier, mais je sais aussi, que, en tant que personne publique, je dois parfois me résoudre à le faire. »

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En parallèle à cet intermède décidément désagréable, le suspense ne cesse d’enfler autour de l’issue, que l’on dit désormais imminente, de l’acte d’accusation dans le cadre de l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri. Ibrahim Najjar est encore tout à fait confiant dans la Justice internationale, nonobstant les attaques en règle dont elle fait l’objet, systématiquement, par l’opposition. Il y a même eu, en France, une reconstitution, grandeur nature, de la scène du crime. Reconstitution qui a coûté la bagatelle d’un million de dollars. On a reconstitué toute la scène du crime, on a replacé la même dose d’explosifs, on a ramené les mêmes voitures, on a placé le même nombre de mannequins qu’il y avait d’hommes ou de femmes sur place. Cela a eu lieu sur une base militaire française, du côté de Bordeaux, loin des médias, qui n’ont pas pu y assister. Seul le champignon de fumée s’est fait voir, semblable à celui du Saint-Georges, apparu il y a près de six ans. La somme, importante, d’un million de dollars, nécessaire à la reconstitution, a été cependant parfaitement utile pour démontrer que ce qui figurera sur l’acte d’accusation a été dûment constaté sur le sol. C’est en quelque sorte une 103


validation, indispensable au procureur, des faits dont il est désormais en possession.

« Je pense que l’acte d’accusation, que nous attendons tous désormais avec impatience, sera publié par étapes, et non pas en une seule fois. Ce n’est là que la reconstitution du premier volet. »

Pas l’ombre d’un doute : il s’agit là d’un organe de justice fiable, indépendant, et ultra professionnel. Ses moyens dépassent de loin ceux dont dispose la Justice libanaise, dont pourtant Najjar est à la tête depuis près de deux ans. Bientôt, penset-il, la vérité éclatera au grand jour, advienne que pourra…

« J’ai pris l’habitude d’observer attentivement Saad Hariri, ces derniers temps. Il m’a l’air serein ; il garde le silence. Un silence étudié, qui lui permet d’écouter ses alliés plaider sa cause. Son silence à lui se veut unificateur ; j’y reconnais bien son style. Et je sais que quoi qu’il arrive, Hariri ne fera pas de concessions concernant le Tribunal spécial pour le Liban, formé avant toute chose pour découvrir les assassins de son père. » 104


Ibrahim Najjar a aussi rencontré, en aparté, le président de la République, au palais de Baabda, où il a été reçu pendant plus d’une heure. Michel Sleimane a abordé de lui-même la question des fuites, concernant le rapport sur les faux témoins. Il a énormément insisté en affirmant au ministre qu’elles le peinaient au moins autant que lui, et, surtout, qu’elles ne venaient pas de lui. C’est un homme pour qui Najjar continue d’avoir beaucoup de sympathie, même si ses alliés tendent à penser qu’il subit de plus en plus le joug du Hezbollah et de la Syrie… En parallèle à cette empoignade politique sans fin, le ministre continue son travail ; il essaie de remplir les fonctions que les contribuables attendent de leur ministre de la Justice. Pour lui, le chantier, ininterrompu, d’amendement du code des obligations et des contrats, vieillissant, constitue autant de moments de bonheur.

« J’en arrive parfois à me poser des questions, à me demander si, en fait, je n’ai pas quelque part la nostalgie de ma vie d’avant. Tenez, hier, j’ai reçu longuement une artiste contemporaine, pendant plus de deux heures. C’était un tel bonheur, un tel luxe, que de pouvoir consacrer un peu de mon temps à ma 105


passion pour les objets d’art. Au fil de la conversation, au détour d’un commentaire sur un tableau, j’ai demandé à l’artiste son avis : devais-je démissionner et récupérer ma vie ? Nous n’avons pas pu répondre… Je chasse bien vite cette pensée : je ne suis pas du genre à ne pas assumer mes missions jusqu’au bout. »

Après tout, ce statut de ministre, il avoue le vivre un peu comme si cela était une excroissance de lui-même. Il a réussi à garder son univers fait de livres, d’œuvres d’art, qui l’aident à rester dans la réalité, sa réalité propre. Il a notamment cinq ou six ouvrages de la philosophe Simone Weill qui l’attendent, un autre de James Joyce… Il a aussi lu, dans un tout autre genre, les procèsverbaux des supposés faux témoins. Quelques-uns, il faut l’avouer, sont déconcertants : un dénommé Ahmad Merhi raconte sans ambages que Jamil elSayyed, en personne, était présent lors d’une réunion durant laquelle a été décidé le complot menant à l’assassinat de Hariri ! Décidément, il y a là de quoi se demander où est la vérité… Qui croire ?

« Je dois finir aussi mon étude sur les mandats d’arrêt syriens, dans ce cadre là. Je 106


dois m’y atteler incessamment. Je donnerai, une fois fini, une copie de mon rapport à Michel Sleimane, Nabih Berry, Saad Hariri, et bien entendu Samir Geagea. A moins que des « fuites » ne fassent parvenir à l’opinion publique ce que je n’ai pas encore voulu partager ! »

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Chapitre 12 Le devoir de ne plus avoir de préjugés

Le 27 octobre, un mercredi, des enquêteurs internationaux, envoyés par le procureur Daniel Bellemare, ont rendez-vous avec une gynécologue de confession chiite, opérant dans des quartiers à forte prédominance pro-Hezbollah. Des « femmes » bigarrées font soudain irruption en pleine clinique, interrompant l’enquête, s’attaquant aux enquêteurs ainsi qu’au traducteur… et s’emparant d’une mallette appartenant à l’un d’eux.

« Je ne suis pas inquiet à la suite de ce qui s’est passé dans la clinique de la praticienne. C’est un peu une sorte de baroud d’honneur, à mon avis. On a probablement rempli une camionnette d’hommes déguisés en femmes, pour rendre l’incident remarquable. D’ailleurs, quand j’ai contacté Bellemare par la suite, il m’a dit qu’il y avait certainement, parmi ces femmes, des rugbymen… »

Ce qui est inquiétant en revanche, même pour Najjar, au-delà de l’attaque en elle-même, qui est honteuse, c’est que la mallette de l’un des enquêteurs a bel et 108


bien été subtilisée. Il y avait à l’intérieur des caméras, et le fameux ordinateur portable dont on dit qu’il contient des documents importants. Le ministre de la Justice a beau s’enquérir auprès du magistrat chargé de l’enquête, personne n’est à même d’évoquer ne serait-ce qu’une piste qui mènerait à la valisette « disparue ». L’incident, évidemment, a cependant fait du bruit. Non seulement au Liban, où les uns ont dénoncé l’acte des femmes, et les autres celui des enquêteurs ; mais aussi à l’étranger. On pouvait lire, le lendemain, dans la presse internationale, la stupeur du gouvernement américain, par exemple, qui condamnait avec force l’inacceptable entrave à la justice. Cependant, la réaction la plus étonnante, et certainement aussi la plus frustrante, reste celle du Hezbollah, par la bouche de Hassan Nasrallah luimême : les femmes auraient agi spontanément, en bonnes défenderesses de leur vertu, face à des hommes venus violer leur intimité, sur ordre d’Israël… Bien entendu, le Parti de Dieu a nié toute implication directe dans l’affaire, répétant que les « patientes » de la clinique se sont senties, à juste titre, outrées de la demande totalement injustifiée des collaborateurs 109


de Bellemare d’avoir accès à leurs informations les plus privées et les plus intimes. Il est pourtant aisément compréhensible que ces enquêteurs n’étaient point à la recherche d’indices relatifs à la dernière grossesse d’une telle ou d’une autre ! Ils étaient encore moins à l’affût d’une affaire croustillante ou de détails intimes à remettre en des mains ennemies…

« J’ai écouté attentivement le discours de Hassan Nasrallah. Je trouve, sincèrement, que c’est un homme qui sait choisir ses mots. Cela ne m’a pas empêché, à moi, ministre de la Justice, d’affirmer aux médias que le Liban tiendrait ses engagements vis-à-vis du tribunal. Ma femme n’en a pas dormi de la nuit ; elle pense que je pourrais à présent être en danger. Je ne le pense pas. Comment expliquer… Je ne cherche pas à contrer spécifiquement le Hezbollah. Je ne me sens pas en train de comploter contre lui, et je ne pense pas qu’il ait non plus cette impression. »

Le ministre se dit simplement qu’il fait son travail de juriste, et il a le sentiment que tout le 110


monde, ses partenaires comme ses adversaires politiques, en sont conscients. Il n’est tout bonnement pas politicien ; il aime à penser qu’il est un homme de droit avant toute chose. Personnellement, il est d’ailleurs intimement convaincu que ni Hassan Nasrallah, ni ses députés ni ses ministres ne sont impliqués directement ou indirectement dans l’assassinat de Rafic Hariri. Quand les ministres du Hezbollah disent en Conseil « il nous est insupportable d’accepter d’être soupçonnés », Ibrahim Najjar les croit. En revanche, ce qu’il croit aussi, c’est que les assassins qui ont fomenté l’attaque du 14 février 2005 et les autres qui y sont liées, ont pu utiliser des gens du Hezb… L’assassinat de Hariri se révèle de plus en plus avoir été un acte terriblement bien préparé. Or, aujourd’hui, plus de cinq ans après le début de l’enquête, l’acte d’accusation semble enfin presque prêt.

« Par ailleurs, ce que Hassan Nasrallah a voulu faire savoir aux Libanais comme étant un coup de tonnerre, je le savais déjà. Il a dit, sur un ton accusateur à l’encontre du tribunal et des méthodes du procureur, que ce dernier avait demandé des informations relatives aux 111


étudiants inscrits auprès de nos universités, des informations relatives aux aéroports, et beaucoup d’autres aussi. Ce n’est pas nouveau, et ce n’est pas étonnant, comme a bien voulu le signifier Nasrallah. C’est normal : les enquêteurs font des manœuvres de diversion. Ils obéissent à des normes acquises et connues en matière de science criminelle. Mais ce sont des méthodes qui choquent un peu notre mentalité orientale… »

Seulement, au-delà de l’importance de l’incident intervenu dans la fameuse clinique située en banlieue sud, et de la gravité de l’attaque, notamment parce que suivie du vol de l’ordinateur portable de l’un des enquêteurs, le vrai souci à présent, qui divise si abruptement les Libanais, est celui de la poursuite du travail du Tribunal spécial pour le Liban. Face à la confiance des uns, qui leur fait accepter et comprendre les mesures entreprises par le procureur international, il fallait faire avec la méfiance accrue des autres, convaincus que le tribunal et tout ce qui en sort est entaché de nullité, pour cause de collaboration avec l’ennemi. Il faut avouer que pour les Libanais, ce sont bien plutôt les enquêtes faites au Liban qui n’inspirent pas confiance : celle du mufti cheikh Hassan Khaled, en 112


1989, celle de Bachir Gemayel, en 1982, celle de Salim el-Laouzi, en 1980, pour ne citer que ceux-là. C’est pourquoi une majorité fait confiance au Tribunal spécial pour le Liban. Nos enquêteurs, et notre magistrature en général, auraient très difficilement pu mener une telle enquête sans interventions politiques en tous genres. Ils auraient même été dans l’impossibilité totale de faire la lumière sur cette affaire. En revanche, les enquêteurs internationaux ne sont pas soumis à ce genre de pressions.

« A l’époque du premier enquêteur international, l’Allemand Detlev Mehlis, je pensais, un peu comme tout le monde, que la Syrie était à l’origine de l’assassinat de Hariri. Beaucoup de signes allaient dans ce sens. Depuis que je suis arrivé au ministère de la Justice, je me suis promis de ne plus jamais avoir de préjugés sur quoi que ce soit. Ce n’était pas facile, mais pour moi, il y avait urgence, en tant que ministre de la Justice, de me placer à égale distance de toutes les hypothèses. »

Pour être tout à fait honnête, certains murmurent que l’assassinat de Hariri a été une 113


occasion rêvée de pousser les Syriens vers la sortie. Mais ce n’est là qu’une hypothèse parmi d’autres, plus sérieuses. Aussi, ne peut-on rien affirmer, ni rien ignorer. Ibrahim Najjar, lui, souhaite simplement que l’acte d’accusation soit fondé sur des preuves irréfutables. Il souhaite qu’il soit bien ficelé, bien argumenté, extrêmement solide. Il y va en effet de l’honneur de son camp politique qu’il soit logique. Qui que soit l’assassin, il doit être dénoncé. Les Libanais n’accepteront pas cette fois-ci de noms sans importance, de misérables boucs émissaires, que l’on jette en prison pour quelques mois, le temps de satisfaire la population et calmer son appétit de justice.

« Si cela devait se passer, cela ébranlerait une fois pour toutes la confiance dans le tribunal. Si par exemple, on nous sort que l’assassinat de Hariri est l’œuvre d’une bande obscurantiste et obscure, issue d’un mouvement sunnite radical, je me poserais sérieusement des questions. Je veux en avoir pour mon intelligence ! »

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Et l’intelligence du peuple libanais, qui n’acceptera pas d’être dupé. Pas une fois de plus. Pas une fois de trop. Il est certain en tout cas que tout le monde attend avec impatience l’acte d’accusation, y compris la Syrie et ses alliés au Liban. C’est seulement au moment de sa publication que les choses peuvent vraiment se bousculer, pas avant. L’observateur avise d’un œil circonspect l’opposition, qui agit déjà comme si les coupables se trouvent dans ses rangs. Ses membres s’évertuent à moquer l’acte d’accusation et le Tribunal en tant que tel, comme s’ils exorcisaient le mal en quelque sorte.

« Moi-même j’essaie de garder la tête bien froide au milieu de tout cela. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Beaucoup, de mon propre camp, estiment que l’acte d’accusation sera porté sur un trio, comprenant des implications de la Syrie, de l’Iran, et du Hezbollah. Je ne le pense pas. Ou alors il faut accepter qu’il y ait beaucoup de bêtise chez un chef d’Etat qui estime qu’il peut commettre un tel acte et s’en sortir… »

En tout cas, une chose est sûre : les gens qui ont assassiné Hariri ne s’imaginaient pas du tout que l’on pourrait recourir à la Justice internationale. Le 115


lobbying intense de l’ancien président de la République française Jacques Chirac pour faire passer la création du Tribunal spécial pour le Liban n’est un secret pour personne. Ibrahim Najjar évoque, comme si c’était hier, sa rencontre avec l’ancien président de la République française, à Paris, dans son magnifique bureau de la rue de Lille, le 3 novembre 2008. C’est la veuve de l’ancien Premier ministre assassiné, Nazek Hariri, qui avait demandé au ministre de la Justice libanaise de se réunir avec lui. Najjar avait été tellement agréablement imprégné par cette réunion qu’il se souvient avoir enregistré, sur son téléphone portable, le résumé, dans le détail, de la conversation d’une heure qu’il a eue avec Jacques Chirac. Il se rappelle lui avoir résumé la situation libanaise, en lui faisant comprendre que nous étions encore, à l’époque, les otages du Hezbollah, qui occupait les rues de Beyrouth en protestation au cabinet de Fouad Siniora. Chirac a longuement entretenu, ce jour-là, le ministre libanais de son amitié indéfectible avec les Hariri.

« Il m’a dit qu’il appelait Nazek Hariri presque tous les jours ; nous avons parlé de Saad Hariri aussi. Il a affirmé qu’il l’appréciait 116


énormément, et que c’était la personne la plus apte à succéder politiquement à son père, même s’il n’en avait pas le même doigté… De Bachar el-Assad, il a dit que c’était un homme méchant, et très intéressé par l’argent. Nous avons aussi longuement parlé du président Michel Sleimane. Bref, c’était un tour d’horizon absolument mémorable… »

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Chapitre 13 Scénario catastrophe

Plusieurs jours après l’attaque, par des femmes « offensées », de l’équipe de l’enquête du TSL, et après le discours enflammé de Hassan Nasrallah, la tension n’est pas retombée. Le discours, aux intonations particulièrement féroces, du chef du Parti de Dieu, donne à croire qu’il est visiblement inquiet de la parution, de plus en plus imminente, croit-on, de l’acte d’accusation du tribunal de tous les maux. Un acte d’accusation, dont tout porte à croire qu’il est en passe d’être publié, et pas dans l’intérêt du parti de Hassan Nasrallah. En tout cas, et mis à part les « fuites » parues dans certains quotidiens étrangers, faisant état de l’inculpation quasi certaine de membres du Hezbollah dans l’affaire de l’assassinat de Rafic Hariri, ce sont bien les discours-mêmes des cadres du parti qui montrent qu’ils seraient bien informés des détails de l’acte d’accusation de Daniel Bellemare ! En effet, les cadres du Hezbollah, à commencer par Hassan Nasrallah lui-même, n’ont de cesse de répéter, à qui veut les entendre, que le procureur près le Tribunal spécial pour le Liban s’apprêterait à « livrer », 118


conformément à un complot international, le Hezbollah, à le jeter en pâture à une opinion publique occidentale réceptive. De fait, pour contrer un tel projet, véritable œuvre du diable en perspective, sayyed Hassan Nasrallah vient à nouveau de hausser le ton, dans une allocution télévisée datant du 28 octobre 2010, appelant sans ambigüité aucune tous les Libanais au boycott pur et simple du tribunal, ajoutant que toute coopération avec cette juridiction serait considérée comme une collaboration contre la Résistance…

« C’est drôle, je n’ai jamais été inquiété en écoutant les discours de sayyed Hassan Nasrallah, pas plus le 28 octobre passé que dans ses interventions précédentes. C’est peut-être mon côté fataliste, je ne sais pas… Toujours est-il qu’il faut reconnaître qu’il y a dans le pays une sorte d’état de psychose généralisée, qui n’est certes pas injustifiée, mais à mon avis, il ne va rien se passer de tous ces scénarios catastrophe qu’on avance. »

Cependant, force est de reconnaître que, si le ministre de la Justice semble confiant, ce n’est pas le cas pour une grande majorité de Libanais. Pour mieux 119


comprendre le sens à peine voilé des affirmations du chef du Hezbollah, il faut en effet revenir aux événements de mai 2008. Le gouvernement libanais, dirigé à l’époque par Fouad Siniora, avait émis une mesure visant à contrôler le réseau de télécommunications propre au Hezbollah, jusque-là occulte pour l’Etat. Mesure qui pouvait, en tout cas, qui devait, sembler tout à fait banale pour un citoyen lambda, mais qui, on le sait aujourd’hui, a été perçue comme une œuvre du mal par le Parti de Dieu, lequel a rétorqué en assiégeant Beyrouth par la force de ses armes. Une « réponse » certes démesurée, mais justifiée par le Hezbollah comme étant un acte de « défense » face à ce qui était vécu comme une attaque pour déstabiliser et affaiblir la Résistance, censée être sacrée aux yeux de tous. La « petite guerre » de mai 2008 a servi, de fait, de preuve infaillible de ce dont était capable le Hezbollah pour défendre son droit à la résistance. Elle est restée, dans les mémoires collectives et individuelles des Libanais, comme une épée de Damoclès, une menace permanente, contre quiconque s’aventurerait, par des chemins de traverse, à contrer les plans du Hezbollah. C’est donc à la lumière de ce fait qu’il faut lire le discours du 28 octobre 2010 du « sayyed », et son 120


insinuation selon laquelle toute aide apportée au tribunal serait considérée comme un acte destiné à contrer la Résistance, ne peut être comprise que comme une menace. Pour donner encore plus de poids aux paroles du chef du Hezbollah, le quotidien al-Akhbar, proche de l’opposition, faisait état, le 30 octobre 2010, d’une « simulation » par le Parti de Dieu d’une prise de contrôle du Liban. Un scénario à donner la chair de poule, et pas seulement aux ennemis déclarés du Hezbollah au Liban, mais à la population tout entière. Il s’agit du scénario suivant : au moment de la publication de l’acte d’accusation de Daniel Bellemare, ou même quelques heures auparavant, le Hezbollah opérerait un déploiement de ses forces dans tout le pays. Il procéderait aussi, selon la version du quotidien, à l’arrestation de plusieurs personnes recherchées par la Justice (syrienne, bien entendu), et à une prise de contrôle totale du parti, sans recours toutefois à la violence envers la population. Le scénario, savamment orchestré deux jours après le discours de Nasrallah, ne laisse guère de doute : si l’acte d’accusation pointe du doigt des membres du Hezbollah, ce dernier se verrait dans l’obligation de se « défendre », et lui seul déterminerait les moyens de sa défense… 121


« Au début, je n’ai pas pris les menaces distillées par le quotidien al-Akhbar au sérieux. Je ne me suis pas laissé alarmer par le scénario bien noir qu’on brossait. Je me suis dit que ce sont encore des façons d’exercer des pressions, d’utiliser subrepticement la menace des armes à l’intérieur, pour essayer de contrer un acte d’accusation qu’ils savent inéluctable. Je me suis dit tout compte fait c’est de bonne guerre. »

Pour Najjar donc, il n’y a là rien qui inquiète véritablement. Il a toujours su faire la différence entre le Hezbollah, ses cadres, son chef, et les éventuels inculpés, fussent-ils du Hezb. On ne peut pas faire un amalgame entre les deux. Ce serait trop facile, beaucoup trop simpliste. De même, et même si d’aucuns croient toujours que le maître d’œuvre se trouve en Syrie, il faut attendre de pouvoir lire l’acte d’accusation de Daniel Bellemare avant de savoir qui du régime syrien placer dans ce sac. C’est véritablement une affaire de nuances, extrêmement délicate. Il faut reconnaître en tout cas que l’opposition a, cette semaine, fait un chantage très vil aux Libanais : elle leur demande, grosso modo, de choisir entre la justice et la sécurité. 122


D’ailleurs, le scénario du quotidien al-Akhbar a par la suite été relayé par d’autres supports, le Hayat, mais aussi le Liwa’, etc. La psychose prend bel et bien forme… Et puis il y a les « salons » ! Les conversations rapportées de ci, de là, d’un peu partout…

« Ma femme et mes enfants, mon entourage proche, me regardent d’une drôle de façon dernièrement. Ils s’inquiètent pour moi, mais je les rassure : je ne sens pas du tout que je suis visé d’une quelconque manière par les menaces. Mais il est vrai que lors des déjeuners de femmes, ou lors de conversations de salons, les pires scenarios se dessinent. On raconte que le Hezbollah a un plan pour investir tout Beyrouth Ouest en un rien de temps, qu’il s’apprêterait à contrôler le ministère des Finances, de l’Economie, la Banque du Liban. On rapporte qu’ils vont envoyer chercher plusieurs personnalités, de chez elles… »

Il ne s’agit peut-être, pour le moment, que de menaces, mais il y a là de quoi s’agiter. Au nombre des personnes dont on fait entendre qu’elles seraient épinglées, Marwan Hamadé, l’ancien ministre des Télécoms, est en « bonne position. » Lui qui a été victime d’un attentat manqué, et qui est l’un des 123


chantres irréductibles du Tribunal spécial pour le Liban, eh bien, il figure désormais en bonne place parmi les recherchés de la « justice de l’ombre ». Son nom est cité, bien entendu, parmi ceux contre lesquels le général Jamil el-Sayyed a intenté une action en justice en Syrie… Il se trouve que Marwan Hamadé est un très vieil ami à Ibrahim Najjar, du temps de la faculté de Droit. Le ministre a beaucoup d’affection pour lui.

« Il m’a appelé à plusieurs reprises ces derniers jours ; il ne cache pas son inquiétude. Il m’a demandé de lui programmer un rendezvous avec le président de la République, qui l’a rencontré. J’ai compris par la suite que Michel Sleimane l’a rassuré. »

Au milieu donc de cette psychose grandissante, qui vide les rues de Beyrouth, le ministre de la Justice se demande s’il ne devrait pas prendre une position, même si lui-même, en son for intérieur, persiste à croire que rien ne va se passer. Il se dit aussi qu’il est du devoir du chef de l’Etat de rassurer les gens face à ces menaces à peine voilées, véhiculées par la presse… De ce fait, Ibrahim Najjar a rendez-vous, ce samedi 6 novembre, avec Michel Sleimane. Et il compte bien 124


rencontrer aussi Nabih Berry, qui se trouve être en même temps le président de l’Assemblée et le chef du parti chiite Amal, aujourd’hui allié du Hezbollah. En parallèle, un juge libanais de La Haye appelle le ministre pour lui dire que l’acte d’accusation est « on the way », même s’il n’a pas avancé de date exacte. Les Etats-Unis, de leur côté, viennent d’annoncer le versement de 10 millions de dollars pour le fonctionnement du TSL. Un acte d’engagement, certes, mais aussi un message de soutien, au milieu de la tourmente causée par la psychose. Donc le schéma est en même temps simple et fort : la Justice internationale est bel et bien en marche, et l’opposition libanaise affûte ses armes, au sens propre et au sens figuré, pour contrer ce qu’elle qualifie de complot sioniste destiné à faire chuter la Résistance. C’est dans cette ambiance malsaine que se tient, le mercredi 10 novembre 2010, une séance du Conseil des ministres, au palais de Baabda, avec un ordre du jour résumé à un point : les faux témoins. L’allocution du ministre de la particulièrement attendue ce jour là.

125

Justice

est


Cependant, le président de la République, dans la pure lignée de son comportement consensuel, a tenu, lors de la séance, à écouter chacun des ministres. Si l’opposition tient à procéder au vote en ce qui concerne la saisine de la Cour de justice de l’Etat, une telle mesure reste hautement improbable. Michel Sleimane a voulu cependant montrer qu’il allait écouter chacun, sans éluder les problèmes posés, mais les ministres ont tous compris, dès le début de la séance, qu’il n’y aurait pas de vote. C’est le ministre de l’Agriculture, Hussein Hage Hassan, qui a « ouvert le feu » le premier, en donnant des détails, des noms, des faits, qui, selon lui, rendaient inéluctable la saisine de la Cour de justice libanaise pour l’affaire des faux témoins.

« J’ai pris la parole, et mon intervention a été musclée, structurée, solide. J’ai commencé par réaffirmer que tous les Libanais sont à la recherche de la vérité. J’ai cependant clairement expliqué que pour saisir la Cour de justice, il fallait que le Parquet se saisisse d’abord de l’affaire ! »

C’était véritablement une réunion tendue, même si elle s’est déroulée plus ou moins dans le 126


calme. Les pressions étaient presque palpables chez tout le monde sans exception. Le point d’orgue, dont vont se gausser les journalistes dès le lendemain, fut atteint lorsque le ministre des Télécoms, Charbel Nahas, qui a, dit-on, un vieux contentieux personnel avec Rafic Hariri, a lancé une accusation assassine au Premier Ministre. Il lance à Saad Hariri : « Je ne vois pas pourquoi vous refusez la saisine… Peut-être faites-vous face à des pressions extérieures ? » Cette remarque a mis évidemment en rogne le Premier ministre, qui a demandé : « Quelles pressions ? », pour se voir rétorquer « Israël ! ». C’est, comme on dit, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, déjà pratiquement à ras bord. Hariri s’est emporté. Il a demandé à Nahas s’il cherchait la bagarre et lui a dit qu’il aurait de ses nouvelles s’il se hasardait encore à proférer de tels propos à son encontre. On se croirait tout droit sorti d’un épisode des aventures du Petit Nicolas ! Avec la drôlerie en moins. Sur ce, la séance a été levée sine die par le président de la République, sans appel au vote, comme on pouvait s’y attendre en tout cas. En tout état de cause, une chose est désormais certaine : ce que recherche l’opposition, ce n’est pas 127


la Justice, avec un grand J, comme elle essaie de le faire croire, mais bien plutôt de mettre la main sur l’entourage très proche de Saad Hariri, sur des personnes qu’elle accuse d’être derrière les supposés faux témoignages.

« Bien sûr, sur le plan purement technique, il faut que l’on sache que les précédents et l’historique de la saisine de la Cour de justice offre des exemples de ce genre. C’est parfois la décision du Conseil des ministres ; c’est une décision politique. En fait, les véritables visées de l’opposition seraient de pouvoir utiliser le recours à la Justice libanaise, dans le cadre des faux témoins, comme prétexte pour demander l’annulation du TSL. »

En effet, l’opinion publique pourrait alors se dire : si la plus haute Cour de justice libanaise est assez fiable pour que l’on puisse lui confier l’affaire des faux témoins, elle peut tout aussi bien reprendre sa « souveraineté bafouée » et rechercher elle-même les assassins de Rafic Hariri et des autres victimes d’attentats au Liban… L’enjeu est là, évidemment, dans ce tribunal honni de l’opposition, et sur lequel fondent tous leurs espoirs de justice les membres de la majorité au pouvoir. 128


Or, il y a aussi un autre point, fort épineux, dans toute cette affaire, et qui chiffonne l’opposition : c’est celle du mémorandum de coopération que le ministre de la Justice a signé lui-même avec le bureau du procureur Bellemare.

« J’ai bien clarifié, lors d’une conférence tenue dernièrement à la Maison de l’avocat, que le Liban s’est engagé, sans aucune ambigüité, à prêter main forte au tribunal. Il doit le faire par le biais des ministères de l’Intérieur et de la Défense, sans qu’il soit possible de contester en la matière la part de responsabilité libanaise dans le processus de la Justice internationale. »

C’est-à-dire que quand l’acte d’accusation sera publié, le Liban se doit de respecter ses engagements et de livrer les personnes soupçonnées à La Haye… Ce qu’il y a de particulièrement amusant, malgré tout, dans la situation actuelle, c’est que, en parallèle à tout ce tumulte, très grave pour l’avenir du pays, autour de cette affaire de tribunal et de faux témoignages, la vie continue ! D’un côté, tout le monde continue son travail habituel, y compris le ministre de la Justice, qui continue à s’atteler imperturbablement à ses projets de loi. Il est 129


d’ailleurs en passe de faire voter au Parlement un amendement en bonne et due forme de la loi successorale de 1959 pour les non-mahométans…

« Par ailleurs, demain, je dois accompagner le Premier ministre, avec une délégation ministérielle, au Kremlin, pour quarante-huit heures… C’est un voyage qui me semble intéressant ; nous allons conclure une série d’accords bipartites, dont, bien sûr, un dans le domaine judiciaire. Voilà, la vie continue. C’est le grand paradoxe libanais ! »

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Chapitre 14 De Moscou à Paris, les coulisses de la diplomatie

Cette fin d’année est des plus fébriles que le Liban ait connues. Tout le monde, y compris les milieux proches du Hezbollah, s’attendent à une publication imminente de l’acte d’accusation. Les esprits sont plus échauffés que jamais, et les enjeux sont évidemment énormes. En effet, si les « fuites » et autres rapports et enquêtes journalistiques s’avèrent vrais, c’est que la situation promet d’être pour le moins explosive ! Le Hezbollah n’est plus ce qu’il était dans les années 80. Ce n’est plus le parti extrémiste qui cherche à instaurer un régime islamiste au Liban. En tout cas il ne le proclame plus. Ce n’est plus la milice qui terrorisait les Occidentaux pendant les sombres années de guerre, en revendiquant les kidnappings et autres faits d’armes. Le Hezbollah est devenu un partenaire politique en bonne et due forme, reconnu et estimé de ses alliés comme de ses adversaires, avec une vraie place sur l’échiquier national, voire régional. La libération, quasi totale, des territoires libanais occupés par les Israéliens, en l’an 2000, a donné au Parti de Dieu et à son chef actuel, qui a perdu l’un de ses fils dans les 131


affrontements, une aura qui dépasse les seules frontières libanaises. Et si les Etats-Unis cataloguent encore aujourd’hui le Hezbollah comme un mouvement terroriste, il n’en va pas de même pour les autres pays Occidentaux, et certes pas au Liban même… Par ailleurs, l’alliance stratégique entre le Hezbollah et le parti chrétien du général Michel Aoun, qui bénéficie d’une assez large popularité, le place définitivement dans une légitimité dont il sera bien difficile de se défaire. D’aucuns, proches du Hezbollah, contre-attaquent le Tribunal spécial pour le Liban et ses agissements avant même qu’ils n’aient lieu. C’est que, si l’un ou l’autre de ses cadres venaient à être en effet inculpés dans l’assassinat de Rafic Hariri, nous ne serions pas loin de la guerre civile. Le choix entre la justice et la sécurité n’est pas un vain mot. Il est plus que jamais d’actualité, et beaucoup de Libanais, même ceux du côté de la majorité, préféreraient peut-être clore le chapitre et continuer à vaquer à leurs occupations ordinaires en paix, sans plus se soucier de la justice. Il est un fait que les Libanais ont appris l’art de la résilience tout au long de leur histoire mouvementée. 132


L’art du laisser-faire, aussi. Même les crimes les plus crapuleux. Il s’agit, en somme, quasiment d’une culture de l’impunité, devenue au fil des ans ancrée dans les mentalités. La « petite justice », certes, ne doit pas être malmenée, mais les grosses affaires, nous avons appris à les garder muettes. Quoique, même les petites affaires s’arrangent bien souvent, au vu et au su de tout le monde, sans que le Libanais lambda ne s’en émeuve outre mesure. Est-ce à dire que tout un peuple est devenu, de par son histoire, atrophié ? Indifférent ? En tout cas, il y a fort à parier que le clan de l’ombre, celui qui est derrière les assassinats, prend en compte très certainement cet élément si caractéristique du Libanais : celui d’oublier. Laisser le temps faire son travail, occuper l’opinion par des prises de position flamboyantes, pour mieux rabibocher les liens en coulisses… Le Libanais moyen, lui, entre-temps, vit. Tout simplement. Paradoxe de ce pays décidément pas comme les autres, ses citoyens construisent, bâtissent, investissent, se marient, fondent des familles, sortent, consomment, s’amusent… Le tout 133


sur une poudrière qui risque de prendre feu à tout moment. Téméraires, les Libanais ? Pas vraiment. Ils ont simplement appris à se mouvoir dans un champ de mines. Les plus aguerris ont un passeport étranger qu’ils sont prêts à brandir en cas de danger ; d’autres ont prévu un visa à l’étranger, et quelques sous de côté. Mais la plupart n’ont tout bonnement pas de plan B. Et ils n’en vivent pas plus mal… Il suffit de jeter un œil sur un Beyrouth en pleine effervescence pour se rendre compte que, malgré tout, la vie palpite, au cœur de la capitale, comme ailleurs au pays. Le centre-ville s’est agrandi d’un ensemble de magasins et de restaurants de luxe qui n’ont rien à envier à ceux des grandes capitales occidentales. Les immeubles accaparent le moindre lotissement libre dans les plus petites ruelles de la ville, et le mètre carré se négocie presque aussi cher qu’à Paris. Le tout avec une énorme épée dans le ciel, prête à s’abattre telle une foudre, sans prévenir, tout comme elle pourrait simplement s’évanouir, se cacher du moins, pour quelques mois, quelques années, le temps de voir venir…

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C’est dans cette atmosphère, pas tout à fait morose ni tout à fait optimiste que le gouvernement du Premier ministre Saad Hariri continue tant bien que mal de gérer les affaires du pays. De penser à autre chose, de temps en temps, qu’au tribunal de toutes les appréhensions. La vérité est que, sur le plan de l’acte d’accusation tant attendu, et de la situation générale du pays, nous sommes dans une sorte de statu quo qui n’a pas que du mauvais. Le temps pour les « troupes » de souffler un peu. De fait, depuis la séance ministérielle du 11 novembre passé, aucune date pour la tenue d’un Conseil n’a été fixée par le président de la République. Le 14, Ibrahim Najjar se rend, avec la délégation ministérielle autour du Premier ministre, à Moscou. Mises à part les réunions et les rencontres officielles, l’un des moments forts de ce séjour aura été incontestablement le déjeuner donné par Saad Hariri au Café Pouchkine. Probablement l’une des meilleures tables au monde… Parmi tous les invités du chef du gouvernement, peut-être une quarantaine au total, seul le ministre Ali Chami, ministre des Affaires étrangères proche du parti Amal, partenaire 135


du Hezbollah, n’a pas daigné venir. Il a prétexté un autre déjeuner… Mais bon, évidemment, il ne s’agit pas d’un voyage de loisir ; ce n’est là qu’un intermède.

« Ce qui m’a surtout impressionné, c’est la rencontre que nous avons eue avec Poutine. Il est exactement comme il paraît dans les photos… Il est très sérieux, pas exubérant, d’un calme éminent. Je pense surtout que c’est un redoutable homme d’affaires ! »

Pendant la réunion plénière avec celui que l’on a tendance à considérer encore comme le président de la Russie, Ibrahim Najjar, comme à son habitude, prend minutieusement des notes. Et il s’est rendu compte d’une série d’impressions qu’il avait déjà, confusément, avant de venir. D’abord, Poutine a parlé de la période où, sous l’égide de Bill Clinton, on en était presque arrivé à la conclusion d’un traité de paix. Il a dit aussi que, finalement, toutes les négociations de paix avec Israël achoppent au final avec ce qui se passe à l’intérieur de ce pays. Il a enfin dit que, pour que les négociations puissent avancer, il fallait regarder du côté des colonies…

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Dans son discours, Vladimir Poutine a tenu à faire comprendre clairement à ses invités libanais qu’il avait d’excellentes relations avec la Syrie, l’Egypte, l’Iran et l’Arabie Saoudite. Hariri, lui, a tenu un discours très axé sur la cause arabe, sur les droits du peuple palestinien… Au total, beaucoup de sujets ont été évoqués… sauf ceux concernant le Liban ! Et pas un mot, du moins en public, et en présence des membres de la délégation officielle autour du Premier ministre libanais, du Tribunal spécial pour le Liban, et encore moins de l’acte d’accusation que le monde entier semble pourtant attendre avec impatience.

« Peut-être est-ce voulu, pour ne pas éveiller les susceptibilités des uns et des autres. Nous formions une délégation ministérielle qui ne comptait pas que des proches de Saad Hariri et du mouvement du 14 mars. Moi, j’avoue quand même que je suis resté un peu sur ma faim ! J’aurais voulu qu’on parle du Liban, des problèmes spécifiques à notre pays ; j’aurais voulu aborder le problème de la Syrie, du tribunal… »

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Peut-être ce sont là des thèmes qui ont été abordés, loin des feux de la rampe, dans l’aparté de vingt minutes qu’ont tenu ensemble les deux Premiers ministres… Un aparté dont rien n’a filtré en tout cas, même à Ibrahim Najjar. Après cette réunion, le Premier ministre russe a reçu la délégation libanaise dans l’énorme salle à manger, avec huit à neuf mètres sous plafond ; une table dressée avec une infinie délicatesse et bienséance. Un rien austère aussi, à l’image de la ville elle-même d’ailleurs. Belle mais rigide, dure, froide. Or, la vraie surprise, pour Najjar, qui a tranché avec le faste un peu ennuyeux de la table, c’est que, une fois à table, Poutine s’est mis à parler business ! C’est là que son côté homme d’affaires a transparu. Que ce soit pour le gisement de gaz libanais, pour les chemins de fer, pour l’énergie, il a fait carrément l’apologie des possibilités russes en la matière. Il a montré que son gouvernement était très au courant des négociations libanaises avec Chypre, des sociétés pré-qualifiées… Il a loué la technicité de plusieurs sociétés russes qui pourraient répondre à nos besoins, quasiment dans tous les domaines.

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« En d’autres termes, c’est un peu comme s’il nous disait : bon voilà, je vous ai offert des aides militaires, en échange vous facilitez les choses pour nos entreprises chez vous… Son discours était très clair en ce sens. Je savais bien sûr que rien n’est gratuit en termes de politique internationale, mais là j’assistais de visu à la manière dont se passent les choses. Je n’avais pas eu cette même impression, par exemple, quand je suis parti en France il y a quelques mois. Le président français avait axé tous ses discours sur ce que la France avait à offrir au Liban. »

Les Russes ont peut-être une manière de faire plus directe, plus abrupte. Le ministre de la Justice est revenu de Russie avec l’impression que ce pays restait un sous-produit de la Russie tsariste. C’est un empire qui lui a donné l’impression d’être resté maussade. Leur climat, par ailleurs, est si rude…

Ibrahim Najjar ne rentre au Liban que pour quelques jours, puis s’envole pour Paris, où il est invité à l’ouverture de la rentrée judiciaire. Il œuvre beaucoup pour maintenir vivace la francophonie judiciaire au Liban. 139


« Mais j’avoue que j’ai été tout de même déçu par la cérémonie … Elle m’a beaucoup rappelé les caricatures d’Honoré Daumier ! Les discours surtout m’ont déçu ; ils étaient revendicatifs… En revanche, j’ai énormément apprécié les remises de prix, dont un, en particulier, décerné à un activiste syrien. »

Cet homme avait fondé l’association syrienne des droits de l’Homme ; il n’a cependant pas pu se rendre en France pour se voir remettre son prix : il était encore incarcéré dans son pays. Le matin-même, Ibrahim Najjar avait un rendez-vous très protocolaire avec le nouveau garde des Sceaux, Michel Mercier, qui était un peu anxieux avant la rencontre : il n’a pas eu le temps de se plonger assez dans le dossier libanais. Il vient d’être nommé ministre de la Justice… La passation de pouvoirs entre lui et Michelle Alliot-Marie n’a eu lieu que le 16 novembre. C’est un catholique social, très engagé, qui connaît un peu le Liban…

« J’ai aussi rencontré, à Paris, Robert Badinter. Il m’a reçu longuement, et j’ai essayé de le convaincre de venir nous rendre visite au Liban, pour défendre, comme il l’avait fait chez lui, l’abolition de la peine de mort. Je lui ai expliqué clairement les 140


demandes du Hezbollah concernant la mise à mort des espions à la solde d’Israël. Il a refusé de venir ; il m’a répété que ce n’était pas le moment… C’est vraiment dommage pour le Liban et pour le projet d’abolition de la peine capitale. »

Il a enfin rencontré Michelle Alliot-Marie. Elle l’a en effet reçu officiellement, même si elle n’est plus son homologue depuis quelques jours. C’est une dame pour laquelle le ministre libanais a beaucoup de respect et d’amitié. Elle est droite, courageuse, et fidèle dans ses amitiés. L’ambassadeur du Liban en France avait pris soin d’appeler Najjar à l’avance pour s’enquérir de son éventuelle volonté d’offrir des présents à ses hôtes. Le protocole exige en effet que l’autre partie prévoit, elle aussi, quelque chose au cas où il en aurait prévu aussi. Et puis… le Quai d’Orsay ! Les salles sont tout simplement magnifiques, et c’est là justement que l’on est subitement saisi par toute la majesté de la France, se dit Najjar. Les deux ministres ont fait le point sur la situation libanaise ; Najjar a exposé le nœud des faux témoins. Alliot-Marie a reconnu que le procureur Daniel Bellemare était une personne très jalouse de son indépendance, et qu’il ne souffrait aucune ingérence. 141


Cela confirme l’idée que le ministre libanais a déjà du procureur canadien, qu’il connaît depuis longtemps. Il évoque aussi la question, épineuse, des accusations de l’opposition libanaise selon lesquelles la France jouerait un rôle biaisé en faveur du 14 mars, dans tout ce qui a trait au Tribunal spécial pour le Liban.

« Je lui ai parlé, ouvertement, des accusations de l’opposition libanaise, qui insinue que la France aurait accordé un sauf-conduit à Mohammad Zouheir el-Siddiq, celui que l’on surnomme le témoin roi. Elle a été sincèrement surprise de ma question ; elle m’a fait savoir qu’elle me ferait parvenir la réponse officielle de la France à cette affaire. Je lui ai rappelé qu’elle devait prendre la précaution de ne pas me faire parvenir de réponse par voie téléphonique, puisqu’exposée aux écoutes… »

Alliot-Marie entre en effet, quelques semaines plus tard, en contact avec le ministre libanais, et l’informe du résultat de ses « investigations ». Elle en a parlé avec le président français, lequel a nié une quelconque intervention officielle de son pays en faveur de Siddiq. Du temps donc où Nicolas Sarkozy 142


était ministre de l’Intérieur, aucun faux passeport n’a été délivré en France à celui que l’opposition surnomme le « faux témoin roi ». Voilà qui est clair et net. Cependant, Najjar n’aura pas l’occasion d’en reparler en Conseil des ministres, puisque la situation politique va par la suite péricliter sérieusement. Pour revenir donc au sujet qui occupe l’esprit de tous les Libanais, le ministre persiste à penser, sincèrement, qu’il n’y a aucune possibilité que le procureur Daniel Bellemare flanche sous la pression et accepte de remettre à plus tard, ou à annuler comme l’espèrent certains, l’acte d’accusation. Il se souvient, en juillet passé, lors de la visite historique du roi Abdallah d’Arabie, en compagnie du président syrien, à Beyrouth, de s’être entretenu quelques instants avec le prince Bandar Bin Sultan, l’un des plus proches conseillers du roi. Il était sorti de cette rencontre avec la certitude que nul ne pense pouvoir échapper à l’inéluctable, et que personne, au sein de la communauté internationale, n’essaie sérieusement de contrecarrer la marche normale du tribunal. En revanche, ce qui est certain, c’est que les puissances régionales, et même la communauté internationale, œuvrent ouvertement pour amortir le choc. Ibrahim Najjar compte s’en entretenir bientôt avec Nabih Berry. 143


Saad Hariri, quant à lui, semble certain qu’une déflagration est à l’ordre du jour, même s’il a reçu des assurances, des promesses…

« Il est plus que probable, selon moi, que l’acte d’accusation soit rendu avant Noël, autour du 11 ou 12 décembre. D’ailleurs, j’ai rencontré, au cours d’un dîner à Paris, un ami proche et bien informé, qui m’a affirmé, selon des rumeurs persistantes, que l’acte serait remis à cette date. Il y aurait, selon lui, une petite réaction, rien de bien grave… »

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Chapitre 15 Noël explosif ?

9 décembre 2010. Au moment où j’arrive chez Najjar, nous entendons les feux d’artifice offerts par la compagnie semi-publique Solidere, autour d’un sapin de Noël géant, dans le « souk » restauré du centre-ville. C’est le Premier ministre Saad Hariri qui a personnellement inauguré la période festive. Un musulman sunnite qui illumine un énorme sapin décoré dans le cadre d’une fête tapageuse et hautement médiatisée, ce n’est pas ailleurs qu’au Liban que cela risque de se produire ! Bien conscients, en silence, de l’exception libanaise dans toute sa splendeur, et de l’urgence de la protéger becs et ongles, le ministre et moi-même échangeons un regard complice : peu importe la teneur de l’acte d’accusation, le Liban restera, doit rester, le pays de la coexistence. Rien de tel cependant, et en réalité, en cette saison 2010. Obnubilés par la possibilité que tout explose dans les prochains jours, les Libanais en oublient presque de festoyer. Les médias n’aident pas à assainir un climat délétère. En effet, quelle que soit la 145


chaîne de télévision que l’on choisit de regarder, que l’on soit d’un bord comme de l’autre, l’on est assailli, quotidiennement, par des sortes de combats de chefs virulents. Rien n’est épargné, en paroles pour le moment, aux oreilles des citoyens, forcément un peu perdus par les vérités des uns et les contre-vérités des autres. C’est un peu comme s’il s’agissait d’une sorte de suspense, insoutenable : le Liban tout entier est quasiment en attente d’un mot, d’un geste, de La Haye. Des signes qui tardent à venir, cependant que la pression monte chaque jour d’un cran. Tout le monde s’apprête à un triste Noël, et les scenarios rapportés de part et d’autre n’ont rien de bien réjouissant… L’après-midi du jeudi 9 décembre, le greffier du Tribunal spécial pour le Liban a bel et bien affirmé que la remise de l’acte d’accusation par le procureur au juge de la mise en état 1 était prévue pour les tout prochains jours. 1

Le juge de la mise en état est chargé d’une série de missions, dont surtout celle de s’assurer que l’acte d’accusation est étayé d’un dossier assez solide pour déclencher des poursuites pénales et commencer donc le procès. Ce n’est que suite à son « feu vert » que le procureur peut délivrer les mandats d’arrêt.

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« Quand, cet après-midi, le greffier du tribunal a annoncé que l’acte d’accusation était pour les tout prochains jours, je me suis dit que les informations que j’avais glanées étaient correctes. C’est d’ailleurs dans l’idée que l’accusation est pour bientôt que je me suis entretenu avec le président de la Chambre, Nabih Berry, pendant plus d’une heure, le samedi passé. Il s’agissait pour nous de trouver un modus vivendi, de quoi éviter d’éventuelles conséquences armées à la suite de l’acte d’accusation de Daniel Bellemare. »

Nabih Berry a parlé « d’ignorer » un peu cette question, ou plutôt de l’éluder, le temps de voir venir. Cela laisserait aux uns et aux autres le temps de limiter la nuisance que l’on craint, et de profiter d’une longue période de stabilité, loin des scénarios catastrophe que certains médias véhiculent. Or, ce dont l’opinion publique ne semble pas assez avertie, c’est que, sur le plan purement juridique, il n’y aura aucune publication du contenu des accusations pour le moment. En effet, le juge chargé de la mise en état, Daniel Fransen, dispose d’un laps de temps assez long pour étudier en profondeur le 147


document présenté par le procureur avant de donner son feu vert pour le déclenchement de la procédure, c’est-à-dire la signification de l’acte, et l’envoi des mandats d’arrêt aux autorités judiciaires libanaises. Le juge de la mise en état a aussi la latitude, durant ce délai, de demander à Bellemare des précisions supplémentaires relatives à l’acte d’accusation, ce qui risquerait de retarder encore un peu plus l’échéance de la publication. Donc, et même si l’acte d’accusation est déjà prêt, il l’est normalement à titre tout à fait confidentiel, auprès du procureur du TSL. Et quand bien même il serait prêt à le remettre au juge Fransen, nous ne saurons rien de son contenu pour le moment. Entre-temps, on se jauge, on s’épie, on attend les réactions de tout le monde, et nombre de rencontres supposées être paisibles se terminent en crêpage de chignons et autres accusations de haute traîtrise à la nation. C’est que, la notion même de nation divise ! Elle est entendue pour les uns, y compris les alliés chrétiens du Hezbollah, comme étant avant tout résistante. Les autres prônent plutôt une ouverture à l’Occident, et une confiance totale dans la justice parrainée par un 148


Conseil de sécurité des Nations unies devenu suspect aux yeux de beaucoup. L’intrigue n’est, semble-t-il, pas prêt d’être élucidée, malgré la présence, rassurante pour certains, inquiétante pour d’autres, du Tribunal spécial pour le Liban. C’est que la diplomatie, elle, s’active, se démène même dans l’effervescence de cette période pré-acte d’accusation. L’Arabie saoudite et la Syrie, ennemis d’hier, réunis autour d’une cause commune et d’un intérêt égal à protéger le Liban d’une implosion, œuvrent ouvertement dans le sens d’éviter au pays du Cèdre un bain de sang à la suite de la publication des noms des suspects dans l’affaire Hariri. Le roi Abdallah d’Arabie et le président syrien Bachar el-Assad sont en pourparlers ininterrompus, dans le but de parvenir à un accord qui épargnerait au Liban le spectre d’une guerre civile. Les nouvelles arrivent, au compte-gouttes, puisque le « deal » concocté par les deux puissances arabes est censé être tenu secret jusqu’à l’accord total des deux parties. C’est-à-dire jusqu’à l’apposition, sur l’accord, des signatures de Saad Hariri et de Hassan Nasrallah. Un compromis ? En quelque sorte, en effet. C’est bien ce qui semble en train de se cuisiner dans les coulisses de la diplomatie 149


régionale. Un accord par lequel le camp pro-Hariri s’engagerait à renoncer au tribunal et à ignorer les accusations qui en émaneraient ? C’est en tout cas ce que laissent entendre certains. Ce serait le prix de la sécurité, en quelque sorte, la rançon d’une justice encore une fois prise en otage.

« En ce qui me concerne, et en mon for intérieur, je suis absolument contre toute idée de transaction avec quiconque désignera l’acte d’accusation. N’oublions pas qu’il n’y a pas que Rafic Hariri qui ait été assassiné ! Il n’y a pas que la famille Hariri qui soit en deuil… Il s’agit, au-delà de cette affaire, de toutes les autres victimes aussi, des familles de celles qui ont laissé la vie. Je ne peux pas tolérer l’idée de transiger sur la justice !»

Comment décrire les sentiments du Libanais moyen face à toutes ses élucubrations ? Les uns se montrent « philosophes » : « Nous n’avons jamais réussi à connaître le fin mot de l’histoire dans tous les assassinats politiques qui ont précédé celui de Rafic Hariri. Cette affaire ne sera jamais élucidée… » D’autres ont un reste d’amour-propre bafoué, et ont du mal à se résigner au « jeu des grands » : « Nous avons lutté pour la vérité, nous y avons laissé des martyrs, des penseurs libres, des hommes et des 150


femmes innocents ; personne n’a le droit de nous rouler dans la farine et de nous voler la justice enfin promise. Fût-ce Saad Hariri. » Ce dernier se montre, sur ce plan, particulièrement peu disert, ces derniers temps, laissant d’autres hommes de son camp prendre la parole face aux médias. Mais voilà qui va compliquer les choses sérieusement : le roi Abdallah d’Arabie est malade. Gravement. Et le « deal » tant attendu est cette fois bel et bien en péril…

« Je ne sais pas si c’est vrai que mon propre clan accepterait de mettre de l’eau dans son vin et de parvenir à un compromis en matière de justice. Si tel était le cas, j’en serais personnellement très déçu, voire choqué. Au pire des cas, si tout le monde estime que l’intérêt du pays exige un tel compromis, je me verrais contraint de démissionner. Je ne peux pas être ministre de la Justice dans un gouvernement qui aurait accepté de transiger sur la vérité. »

Mercredi, Ibrahim Najjar avait reçu un SMS de May Chidiac, affolée; elle disait au ministre, textuellement, ce qui suit : « J’ai reçu aujourd’hui un appel de l’investigateur du tribunal auquel on a 151


dérobé sa sacoche. Il m’a affirmé que mon enregistrement n’était pas sur l’ordinateur volé ! Le Hezbollah infiltre le tribunal ! » May Chidiac est une journaliste libanaise connue pour ses positions en faveur de la mouvance politique du 14 mars ; elle a échappé de justesse à un attentat le 25 septembre 2005. Elle en est restée gravement handicapée, amputée d’un bras et d’une jambe. Les médias de l’opposition viennent de rendre publiques des parties de son témoignage auprès de l’un des inspecteurs du Tribunal spécial pour le Liban.

« Cela recoupe des insinuations dont j’avais eu vent ; on m’avait dit qu’il y avait des fuites au sein même du tribunal, lequel serait infiltré par des gens proches du Hezbollah. Je n’y ai prêté, à l’époque qu’une oreille discrète… Cet appel à l’une des victimes représente presque un aveu de la présence de ces fuites… »

Entre-temps, il y avait bien un risque, comme May Chidiac le pensait, que ce document, qui comportait l’enregistrement de sa déposition, ne se retrouve entre les mains de ceux-là mêmes qui ont essayé de l’assassiner. Le ministre, de ce fait, entre en contact avec Mohammad Lejmi, l’un des conseillers de Daniel Bellemare, et lui fait savoir que 152


des bandes sonores des investigations avaient été publiées sur l’une des chaînes de télévision locales. L’homme a répondu qu’ils étaient au courant, et qu’ils œuvraient à essayer de savoir qui est derrière ces fuites… Ibrahim Najjar se dit qu’il ne peut pas se mêler plus que cela ; ce serait contraire à ses principes. Il a toujours estimé que quand on sait un peu, on croit que l’on sait beaucoup, alors qu’en fait il peut s’avérer qu’on ne sait rien du tout !

« Si j’avais le droit de savoir ce qui se trame au sein même du Tribunal spécial pour le Liban, je m’y serais attelé, mais je n’ai pas ce droit. En tout état de cause, et malgré tous les remous autour de ce fameux acte d’accusation, et autour des possibles magouilles qui se trameraient, je garde confiance. »

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Chapitre 16 Beaucoup de bruit pour rien…

Il y a eu, avant Noël, un dernier Conseil des ministres, le 15 décembre. Le plaidoyer de Hussein Hage Hassan en faveur de la saisine de la Cour de justice de l’Etat était particulièrement bien construit. Peu importe qu’il soit son adversaire en politique, Ibrahim Najjar reconnaît, au fond, que le ministre du Hezbollah semblait sincère dans son exposé. Il a d’ailleurs pour lui beaucoup d’admiration, nonobstant les différences d’opinion et de vision entre eux deux. C’est un homme sérieux, travailleur, honnête, « un bon élève », qui prépare minutieusement ses dossiers avant de les aborder en Conseil des ministres… Hariri, lui, était plutôt silencieux durant ce Conseil-là. Boutros Harb a longuement pris la parole ; il a insisté sur le fait que seules les affaires d’assassinat peuvent justifier la saisine de la Cour de justice. Il a aussi fait valoir que le dossier judiciaire de l’ancien chef de la Sûreté générale, Jamil el-Sayyed, devait obligatoirement être transféré de Syrie, vers le procureur près la Cour d’appel à Beyrouth. 154


Le Conseil s’est terminé de manière un peu étrange : quand le ministre de la Justice a demandé à prendre la parole, il était 20h10 ; et le chef de l’Etat a préféré lever la séance, disant qu’il était clair qu’il n’y avait pas eu d’avancées ou de changements dans les positions des uns et des autres…

« Je n’ai pas vraiment regretté, je ne tenais pas tellement à parler… Déjà, la veille du Conseil, j’avais ajouté, dans le dossier de Jamil el-Sayyed, un paragraphe dans lequel j’exigeais que les dossiers syriens soient transférés à Beyrouth en vertu de la convention libano-syrienne de 1951, notamment ses articles 2 et 3. En écrivant ce texte, je me suis rendu compte que ses termes étaient vraiment très forts. J’avançais, loin de toute polémique à caractère politique, des arguments massues, mais des arguments de pur droit, inattaquables ! »

Juste avant le Conseil, les Forces libanaises, à qui le ministre de la Justice avait envoyé copie de son texte, s’étaient montrées très enthousiastes, et lui avaient fait parvenir l’aval du Premier ministre aussi. Ibrahim Najjar lui-même est assez content de ce texte, parce qu’il met en avant ce qu’il considère 155


comme son principal allié, la loi. Même si l’affaire est bien entendu très colorée politiquement, quand on rétorque avec des arguments purement juridiques, on a un dossier fort…

« Mon critère est la légitimité ; et, personnellement, je refuse d’entreprendre des gestes qui ne soient pas en conformité avec ma propre lecture juridique des choses. »

Najjar a décide de ne pas faire de tapage médiatique autour de son acte : cette fois-ci, il n’en veut pas. Il ne veut pas que cette lettre, cette demande de transfert fondée sur un texte de loi, envoyée à son homologue syrien, soit interprétée comme un geste politique. Ce n’en était pas un en tout cas. Le choc médiatique de ces derniers temps ne devait pas venir de cette demande de transfert. C’est l’intervention que le président du Tribunal spécial pour le Liban, le magistrat italien Antonio Cassese, qui a fait du bruit. Il a en effet accordé un entretien au quotidien an-Nahar, dans lequel il a affirmé que le tribunal n’est saisi que des assassinats survenus jusqu’au 12 décembre 2005 inclus, c’est-à-dire 156


jusqu’à l’assassinat du patron du quotidien en question, Gebran Tueini. Mais c’est-à-dire aussi que les affaires relatives aux autres personnes, tombées dans les attentats qui ont suivi cette date, n’entrent pas dans le domaine de compétence de la Justice internationale. En effet ! Le texte signé avec les Nations unies stipule que, pour les attentats postérieurs à celui du 12 décembre 2005, il fallait un accord séparé, au cas par cas, avec le gouvernement libanais. Cela excluait nombre de personnes qui croyaient ferme, jusque-là, que la Justice internationale se pencherait sur leurs cas ! L’ancien président Amine Gemayel, l’un des plus fervents défenseurs du tribunal, croyait que l’assassinat de son fils, le 21 novembre 2006, était couvert ! Bien sûr, le mémorandum d’entente entre le Liban et les Nations unies prévoit l’élargissement des cas, à condition qu’un nouvel accord soit conclu entre le Liban et l’Onu. Mais, vu les circonstances actuelles, il est illusoire d’espérer que de telles ententes puissent être conclues paisiblement ! Ibrahim Najjar entre immédiatement en contact avec Wajd Ramadan, la représentante du président du 157


tribunal au Liban, et lui demande de lui faire envoyer les textes. En les lisant soigneusement, le ministre s’est clairement rendu compte de deux choses : d’abord que la compétence du TSL pouvait être élargie, comme il le pensait, ensuite que l’accord avec les Nations unies devait être conclu entre leur secrétaire général et « la République libanaise ».

« Ceci voulait clairement dire, pour moi, que la République libanaise, c’est soit le chef de l’Etat, soit le gouvernement ! En comprenant ceci, j’ai presque crié Eureka ! J’ai appelé illico mon ami Sejaan Azzi, proche du parti Kataëb, et donc d’Amine Gemayel, qui avait demandé mon avis sur la question. Je lui ai dit que le président de la République pouvait, même en secret, c’est-à-dire sans en informer quelqu’un au pays, conclure ce genre d’accord avec le secrétaire général des Nations unies. »

L’article 52 de la Constitution le lui permet : en vertu de ce texte, le chef de l’Etat négocie et signe les traités et les garde secrets…

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Reste à savoir si Michel Sleimane va le faire. Ibrahim Najjar n’est pas le seul à en douter sincèrement…

« Franchement, je comprends la colère de ceux qui se sentent aujourd’hui leurrés ! Je ne comprends pas mes prédécesseurs, qui ont eu la chance, notamment en 2007, de rectifier le tir, et ne l’ont pas fait… »

C’est vraiment un souci majeur, dont on aurait franchement pu se passer au milieu de toute cette sournoiserie dont on est déjà entouré ces derniers temps ! En tout état de cause, et en ces jours censés être festifs et insouciants, Ibrahim Najjar n’a toujours pas du tout l’impression que les choses peuvent s’arranger. Le 21 décembre, il envoie un texto à Georges Adwan, lui faisant part de son pressentiment : « Je crois que nous nous acheminons vers une crise ministérielle en janvier-février ». Cela semble en effet plus probable que jamais… 27 décembre 2010. C’est un énorme « pschitt » auquel nous avons eu droit en guise d’acte d’accusation, de suspense, d’attaques et de contre attaques. 159


Au final, il ne s’est rien passé du tout, à part que tout porte à croire que les efforts syro saoudiens semblent voués inéluctablement à l’échec. Le procureur Daniel Bellemare a annoncé qu’il prenait des vacances, sans émettre le moindre petit indice quant à la date de remise de l’acte d’accusation tant attendu au juge de la mise en état.

« Je pensais vraiment que l’acte d’accusation serait remis au juge chargé de la mise en état autour du 10-11 décembre… En parallèle, il est vrai que l’on a beaucoup entendu, au niveau régional, des informations selon lesquelles l’acte d’accusation allait être retardé, sciemment. »

Ibrahim Najjar avait pris le parti de ne pas accorder beaucoup de crédit à ce genre d’histoires, qu’il considérait comme des racontars sans importance. Pour lui, si cela devait s’avérer exact que l’acte d’accusation avait été sciemment retardé, ce serait grave : cela voudrait dire que le secrétaire général des Nations unies recueillerait les desiderata des Libanais ? Et qu’il donnerait, en sus, des indications au procureur près le Tribunal spécial pour le Liban ?! 160


En tout état de cause, cette question interpelle beaucoup les Libanais, ceux-là mêmes qui ont renouvelé leur confiance dans les membres du 14 mars, en votant en masse pour leurs représentants, lors des élections de juin 2009. Beaucoup sont désarçonnés, ne savent plus quoi penser, véritablement. D’un côté, en leur for intérieur, les Libanais qui ont misé sur la souveraineté et sur la Justice, sont toujours convaincus de l’indépendance du tribunal, et d’autre part, ils ne peuvent désormais s’empêcher d’être pour le moins pensifs par ce qu’on entend à droite et à gauche…

« C’est très gênant pour moi, et ça me prouve finalement que, d’une certaine manière, on n’est pas si bien informé… Tout cela manque trop de transparence à mon goût ! »

Finalement, les fêtes de fin d’année se sont plutôt bien passées, et les Libanais sont retombés dans ce qui les caractérise souvent quand les choses pataugent : l’indifférence. Oh, bien sûr, on parle encore du tribunal et des retombées attendues du non moins attendu acte d’accusation, mais plus

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personne n’y attentive…

prête

une

oreille

véritablement

En parallèle, les fameux pourparlers entre la Syrie et l’Arabie saoudite piétinent. Grosso modo, il y aura surtout eu beaucoup de bruit pour rien, et c’est bien cette impression désagréable que j’ai ressentie chez le ministre de la Justice en cette fin d’année 2010.

« Bien sûr, en même temps, je comprends que les termes de l’éventuel accord auquel travaillent la Syrie et l’Arabie restent secrets : quand on prépare un « package deal », vaut mieux ne pas mettre les données en pâture en les rendant publiques. C’est pour maximiser les chances de réussite d’une telle entente… »

Bien que les chances, en effet, de réussite des pourparlers syro saoudiens aient été réelles, elles se réduiront en cendre dans les tout prochains jours. Décidément, ce tribunal appelé des vœux des Libanais qui ont défilé dans les rues de Beyrouth un certain 14 mars 2005, doit encore leur causer beaucoup de souci. Et, même si Najjar continue à estimer que le procureur international n’écoute ni les uns ni les 162


autres, il trouve quand même que, six ans après l’assassinat de Hariri, on tarde à avoir des réponses… Le ministre libanais a de plus en plus la ferme impression que le secrétaire général des Nations unies est lui-même en train d’évaluer le timing adéquat pour la remise de cet acte.

« Je pense que le Hezbollah ne fera pas de remous importants à l’intérieur du pays lors de la remise de l’acte d’accusation: Israël en profiterait certainement pour attaquer, avec le feu vert déclaré de la communauté internationale, cette fois. Ceci explique les discours relativement modérés du chef du Hezbollah ces derniers temps. »

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Chapitre 17 La boucle est bouclée !

Il ne fallait pas crier victoire trop tôt. Cette douce langueur, dans laquelle se plaisent tant les Libanais, pour oublier qu’ils ont l’épée à la gorge, a de nouveau cédé la place à un insupportable suspense. L’acte d’accusation est-il pour bientôt ? Les efforts diplomatiques parviendront-ils, par un quelconque tour de magie, à repousser le spectre de la confrontation, semble-t-il inévitable, qui devrait survenir une fois que ce procureur international bien silencieux aura vidé son sac ? On l’aura compris, après une brève période d’une indifférence fort bienvenue, le Tribunal spécial pour le Liban est vite redevenu le sujet dont on parle. Comme dans un film à suspense, tout le monde est dans l’attente de Daniel Bellemare… qui, comme on le sait, a pris ses vacances d’hiver sans donner de date précise quant à la remise de son dossier au juge de la mise en état. Entre-temps, les efforts diplomatiques conjugués de la Syrie et de l’Arabie saoudite sont en train de capoter, lentement mais sûrement. C’est le président syrien, Bachar el-Assad, qui l’annonce, dans la presse 164


du 28 décembre 2010. Il affirme que l’entente syro saoudienne est en net recul depuis la maladie du roi Abdallah, lequel se fait traiter aux Etats-Unis. De là à affirmer que les Américains se mêlent pour faire échouer un accord qui ne leur convient pas plus qu’à leur traditionnel allié, Israël, il n’y a qu’un pas. Il est allègrement franchi par le président syrien, qui pourtant est connu pour peser le moindre de ses mots. Les Etats-Unis se mêleraient donc pour faire échouer toute tentative de réussite d’un compromis autour du tribunal. Mais Assad ira encore plus loin, dans une affirmation qui ressemble à s’y méprendre à une menace. Il affirme, sur le ton faussement débonnaire qu’on lui connaît, que Saad Hariri aurait pu, en refusant l’acte d’accusation, faire échouer la tentative d’un nouveau « 17 mai ». Assad fait clairement allusion à l’accord du 17 mai 1983, considéré par les prosyriens et les proches du Hezbollah, à l’époque déjà, comme l’accord de la honte. Il s’agissait alors d’un accord de paix entre le Liban et Israël, conclu sous l’égide de celui qui était alors président de la République libanaise, Amine Gemayel. Le même dont le fils aîné Pierre, l’un des ténors du 14 mars, ministre et député, a froidement été assassiné le 21 novembre 2006. Le 165


même qui défend becs et ongles le Tribunal spécial pour le Liban… La menace n’est que très peu voilée en réalité. L’accord du 17 mai 1983 a en effet très vite échoué, les pressions syriennes à l’époque n’ayant jamais permis son application. Au contraire, l’été 1983 a été particulièrement sanglant, notamment dans la Montagne libanaise et au Liban-Sud, et il sera suivi par un automne guère plus calme, le tout sur fond de conflits armés et farouches… intercommunautaires. On ne peut donc que rester coi devant une telle affirmation, nullement innocente, de la part du président syrien. L’accord du 17 mai 1983 a définitivement divisé un peuple libanais déjà en guerre depuis neuf ans. Les divisions que promet Bachar el-Assad, si le Tribunal spécial pour le Liban n’est pas définitivement désavoué par tous, seront au moins aussi graves que celles post-17 mai 1983. Le parallèle avec l’acceptation, par le camp du 14 mars, à leur tête le très sunnite Saad Hariri, de l’acte d’accusation émanant du procureur près le tribunal, que le clan opposé a décidé de vouer aux gémonies, n’est que trop clair. Le tribunal est déclaré quasiment un instrument israélien, autant dire un instrument du diable, et ceux qui y adhèrent sont des partisans du 166


diable. Le conflit est inévitable avec les « autres », ceux qui, seuls, protègent le Liban contre toute paix possible avec l’ennemi ; ceux qui croient ferme que la communauté internationale s’est liguée contre eux, dans l’unique but de servir l’intérêt d’Israël… Il est vrai que, d’autre part, l’agissement de certaines figures connues occidentales n’aide pas à crédibiliser le tribunal. L’ancien ambassadeur des Etats-Unis auprès des Nations unies, le très haut en couleur John Bolton, avait accordé, la veille-même des dires de Bachar el-Assad (encore une coïncidence ?!), un entretien au quotidien al-Hayat, financé par les Saoudiens. Bolton avait affirmé sans ambages que le procureur Daniel Bellemare s’apprêterait à délivrer « très bientôt » son acte d’accusation, et que, « très vraisemblablement », de hautes figures syriennes et du Hezbollah seraient accusées de l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri. Voilà de quoi brouiller les cartes, et ne pas rendre service, en tout cas, au Liban tout entier, à commencer par ceux-là mêmes que l’on soupçonne d’être les alliés indéfectibles des Etats-Unis ! Comment, en effet, peut-on justifier que Bolton puisse être si au courant des agissements futurs du procureur international, et, surtout, comment peut-il 167


connaître la teneur de l’acte d’accusation censé être secret !? Le trouble est jeté, et c’est à se demander si ce n’est pas fait exprès ! Car enfin, on se dit que tout est possible… Tout est possible, y compris l’échec cuisant et sans possibilité de retour, du protocole d’entente entre la Syrie et l’Arabie saoudite concernant les retombées de l’acte d’accusation tant attendu.

« Nous croyions tous que nous étions bien partis pour entériner un deal, concocté par la Syrie et l’Arabie saoudite. Je pense qu’il est plausible que Hillary Clinton ait été à la rencontre du roi Abdallah, alors qu’il se faisait traiter aux Etats-Unis, pour lui dire de ne pas accepter de deal qui mette en péril la légitimité de la Justice internationale, et qui consacrerait du même coup l’impunité comme principe »

D’ailleurs, c’est quand la Secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères américaine, Hillary Clinton, a réaffirmé fermement l’appui des Etats-Unis au tribunal que, brusquement, l’on a appris l’échec 168


certain des efforts syro saoudiens dans le sens d’un compromis. C’est aussi quand Hariri a vu la détermination des Etats-Unis à ne pas lâcher du lest en ce qui concerne le tribunal, qu’il a décidé de ne pas transiger sur la question.

« Je suis sûr en tout cas que si les Etats-Unis ont adopté une telle position avec autant de fermeté, c’est parce qu’ils ont les moyens de leur politique : le Hezbollah ne leur fait pas peur ! »

Le Tribunal spécial pour le Liban met en balance des enjeux énormes, non seulement pour le Liban, mais pour la région tout entière. Sans oublier que Barack Obama est très certainement candidat à sa propre succession en 2012. Il a besoin de voix juives… Le Liban se trouve donc aujourd’hui, pense Najjar, dans l’antichambre d’une confrontation entre le Hezbollah et Israël. C’est ce qu’a signifié John Bolton dans son entrevue accordée au Hayat, en disant que le renouvellement de la guerre de 2006 était probable, et que cette fois-ci il n’était pas exclu que la Syrie y participe ! 169


En même temps, la Syrie et le Hezbollah savent bien qu’ils n’ont pas intérêt à affronter les sunnites à l’intérieur du Liban. Peu de gens croient véritablement à la possibilité d’une résurgence de la Guerre civile. En parallèle, on assiste subrepticement à un abandon par paliers du Hezbollah par les puissances régionales, à commencer par la Syrie ! Même si c’est encore par la bouche du président syrien que l’on comprend que le gouvernement libanais va bientôt tomber. En effet, ce que le président syrien avait annoncé, le 28 décembre, comme des prémices d’échec, se concrétisera le 11 janvier d’abord, par la bouche du général Aoun, et le lendemain enfin, par l’annonce simultanée de la démission de onze ministres du gouvernement Hariri. Le 11 janvier donc, un mardi, le chef du Courant patriotique libre annonce l’échec des efforts de compromis autour de l’acte d’accusation, connu sous le nom d’entente syro saoudienne. Aussi, quand le lendemain, le quotidien al-Akhbar, proche du Hezbollah, titre en Une « Le gouvernement chute aujourd’hui », personne n’est vraiment étonné. C’est en quelque sorte la fin de la récré qui est sifflée, sans 170


états d’âme, par ceux qui refusent ce tribunal « du mal ». La « prédiction » du quotidien al-Akhbar sera confirmée en début d’après-midi. C’est du QG du général Aoun, à Rabieh, que les dix ministres de l’opposition annoncent leur retrait du gouvernement de Saad Hariri. L’annonce est faite par le gendre du général, le ministre de l’Energie, Gebran Bassil. Or, dix ministres démissionnaires ne suffisent pas. Il en faut un onzième, selon la Constitution, pour que tombe le gouvernement. Ce sera un « proche du président », Adnan Sayyed Hussein, ministre chiite sans portefeuille, qui donnera à l’opposition le coup de pouce attendu. Il aurait même été dépêché d’urgence du Brésil, où il se trouvait au moment des faits, pour hâter les choses. Contre la promesse d’un portefeuille, chuchote-t-on…−Promesse qui, ironie du sort, ne sera pas tenue lors de la formation d’un gouvernement monochrome par les proches du Hezbollah− Hasard du calendrier ? Pendant que son gouvernement s’effondre, Saad Hariri est reçu à Washington par Barack Obama… De même, deux jours après la démission des onze ministres, un jeudi, le président de la République 171


avait un rendez-vous téléphonique, prévu à l’avance, avec Daniel Bellemare, à 17h. Le procureur près le Tribunal spécial pour le Liban lui annonce qu’il remettra l’acte d’accusation, sous scellés, au juge Fransen, le lundi suivant. Le président a-t-il averti les principaux acteurs politiques de l’opposition de l’imminence de la démarche de Bellemare, en leur annonçant le rendez-vous téléphonique du vendredi à l’avance, précipitant la démission collective ? Le Hezbollah et ses alliés ont-ils cru comprendre que l’acte d’accusation serait publié, et non pas simplement remis sous scellés ? Est-ce la panique de se voir soudain confrontés à un acte d’accusation qui devrait ternir l’image de la Résistance qui a poussé les membres de l’opposition à devancer les événements ? Ou est-ce plutôt l’inverse : le tribunal a-t-il attendu la chute du gouvernement Hariri, pour ne pas semer justement la panique ? Les deux versions sont possibles. En tout cas, la chute du gouvernement Hariri signe bien la fin d’une époque.

« C’est drôle… Je le disais, à tous les ministres de mon camp, à mon entourage. Je le sentais. 172


J’avais envoyé ce texto à Georges Adwan… Le gouvernement ne pouvait espérer continuer à fonctionner tel quel avec toute cette pression, insupportable, autour de l’acte d’accusation. »

Autour du ministre de la Justice, et face à son pessimisme, on lui disait non, pas du tout ! Le gouvernement tiendra, etc. Lui, pourtant, n’était pas convaincu des arguments qu’on lui avançait pour tenter de lui démontrer que rien de tel ne devait arriver. Aussi, la nouvelle de la démission en masse des ministres de l’opposition ne l’a-t-elle pas étonné.

« Le chantage était clair, depuis le début : soit vous nous donnez le tribunal, et on vous donne la stabilité, soit vous le gardez, et… Je savais que, au-delà de toutes les vicissitudes et du contentieux des faux témoins, on pouvait résumer la situation à cela, tout simplement. »

En guise de faux témoins, le Liban vivait en fait un faux débat ! La vraie question était de savoir si le gouvernement, dans sa structure actuelle, allait maintenir la légitimité du tribunal chargé de poursuivre et juger les assassins de Rafic Hariri. 173


A un moment pourtant, Ibrahim Najjar avait compris à la proposition Berry : le gouvernement n’avait qu’à prendre acte que l’affaire des faux témoins soit traduite devant la Cour de justice de l’Etat. Mais aujourd’hui il se rend compte, que même avec cet argument, l’opposition aurait trouvé autre chose pour saboter le gouvernement… Nabih Berry aime bien à croire pourtant que son initiative aurait pu sauver les choses.

« Je l’ai rencontré aujourd’hui, au palais de Baabda, où le chef de l’Etat donnait un déjeuner en l’honneur du prince Albert de Monaco, en visite officielle au Liban. Le président de l’Assemblée m’a dit « Et voilà… Si seulement on m’avait écouté ! »

Ibrahim Najjar formule le vœu à celui qu’il a toujours considéré comme son ami, de bien veiller à ce que les choses ne dérapent pas. Il ne sait pas, cependant, à quel point Nabih Berry a les moyens de sa politique. Même si, selon le ministre, il devrait se les donner, puisque, au-delà de l’intérêt du pays, il y joue son intérêt propre.

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Au cours du même déjeuner, Najjar rencontre aussi Mohammad Safadi, qui lui fait un petit reproche, parce que le ministre de la Justice avait dit à la presse que seul Hariri présentait une candidature « sérieuse » en tant que Premier ministre. En bonne personnalité sunnite, qui a des visées de chef de gouvernement, il dit à Ibrahim Najjar : « Alors c’est comme ça? Il n’y a que Hariri qui vaille ? Et moi, ne suis-je pas un candidat sérieux à vos yeux ? »

« Je lui ai rétorqué que pour être un candidat sérieux, il fallait aussi avoir une certaine assise populaire… Je n’oublie pas en effet que depuis quelques mois, Safadi avait fait une déclaration dans le genre « il faut en finir avec le TSL …»

Ça fait tout de même bizarre, cette chute du gouvernement. Il y a quelques jours encore, le ministre sortant de la Justice avait demandé une série d’entrevues, avec Hariri, avec le président de la République, avec le patriarche Sfeir… Aujourd’hui il se dit que cela n’a plus beaucoup de sens… On lui a pourtant déjà fixé un entretien avec le chef de l’Etat, le lendemain, à midi et demi. Il pense y aller quand même, même s’il ne sait plus trop de quoi il va bien pouvoir entretenir Michel Sleimane. 175


Il n’est en tout cas pas le seul à être déboussolé par la chute du gouvernement de Saad Hariri. Même si on pouvait bien entendu s’attendre à ce genre de « réactions », de la part de l’opposition, à la remise prochaine d’un acte d’accusation qui ne semble pas devoir l’épargner, nul ne pensait véritablement que ses ministres iraient jusqu’à la démission. Il s’agit en effet, à première vue en tout cas, d’un acte maladroit : jusque-là, la majorité des parlementaires est acquise à Saad Hariri. A quoi donc cela servirait-il de faire chuter son gouvernement, puisque, en bonne logique, il sera chargé à nouveau d’en former un autre ? C’est ignorer que l’opposition a, en fait, un plan bien plus élaboré que la simple chute, par la force des choses, du gouvernement dirigé par Saad Hariri. Les Libanais vont découvrir, incrédules, qu’elle va en plus se transformer en majorité ! Mais avant même cet épisode, le démantèlement du cabinet Hariri confirme la désagréable impression, déjà présente chez les Libanais, que le Tribunal spécial pour le Liban et tout sujet s’y rapportant ne les laisseront pas en paix. Le gouvernement d’union nationale, dans lequel le Premier ministre Saad Hariri a été acculé d’accepter dix ministres appartenant à l’opposition, contre toute logique démocratique, est tout de même tombé. L’on n’y aura pas pu s’entendre 176


sur l’opportunité de traduire l’affaire des faux témoins devant une juridiction nationale, tout comme on s’y est déchiré sur fond d’accusations tacites, plus graves les unes que les autres. « L’union nationale » a montré ses limites : la seule crainte de la publication de l’acte d’accusation, sans même en connaître avec certitude le contenu, aura eu raison d’elle… Najjar est cependant certain qu’il n’y a pas moyen de contourner Hariri pour former un nouveau gouvernement. Or, il est désormais clair que l’opposition veut à présent un Premier ministre à elle….

« Pour ma part, et même si c’est à nouveau Hariri qui est désigné pour former un nouveau cabinet, j’ai décidé, avec ma famille, que je ne reviendrai pas. Cela fait déjà deux ans et sept mois d’agitation ; durant lesquels j’ai réussi à rester fidèle à mes principes, en n’agressant personne, et sans faire de concessions non plus. Je pense que cela suffit… »

En parallèle à la chute du gouvernement, le procureur international se prononce enfin. De fait, Daniel Bellemare remet, le lundi suivant, son fameux acte d’accusation au juge de la mise en état Daniel Fransen. 177


Sauf que, sur le plan interne, au Liban, les choses ne se sont pas passées exactement dans les normes. C’est, non pas, comme on pourrait s’y attendre, le ministre de la Justice qui a rendu publique l’imminence de la remise de l’acte d’accusation, mais le ministre du Travail ! Le samedi 15 janvier, en sortant du palais de Baabda, où il vient d’être reçu par le chef de l’Etat, Boutros Harb annonce solennellement à la presse ce que Michel Sleimane lui a affirmé : l’acte d’accusation de Daniel Bellemare sera rendu le lundi… En effet, Ibrahim Najjar est encore, après tout, le ministre de la Justice. Il fait savoir à La Haye que le juge canadien aurait dû l’appeler pour le prévenir de l’imminence de la remise de l’accusation. Rien que pour être mis au courant, de manière à pouvoir répondre à la presse, qui s’est faite pressante depuis ce samedilà. Plus tard, au courant de cette même journée du samedi, dans l’après-midi, le chef de l’Etat contacte le ministre de la Justice pour lui dire que c’est lui qui, en fait, a annoncé la nouvelle à Boutros Harb… et pour regretter cette entorse aux usages. En tout état de cause, il est clair que Bellemare n’a pas respecté les formes. Quelque part, les choses ne 178


sont pas nettes. Si le chef de l’Etat a ses contacts avec Daniel Bellemare, Ibrahim Najjar ne pense pas que tout ceci soit très protocolaire. Et il n’est pas le seul à le penser.

« A partir de là, je me dis que tout compte fait, cela ne m’étonne pas que le Tribunal ait été derrière un certain nombre de fuites. Ça me rappelle un événement que j’avais oublié : un avocat de mes connaissances m’avait dit qu’un très haut responsable lui avait annoncé, un mois avant les faits, la libération prochaine des quatre généraux. Je pressentais moi-même ceci, et j’avais même mis en garde les juges libanais à ne pas exposer le Liban à la honte… »

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Chapitre 18 Ce calme étrange et assourdissant…

Faut-il croire aux coïncidences ? D’abord l’échec des démarches syro saoudiennes immédiatement suivies de la chute du gouvernement Hariri, le tout quelques petites journées avant la remise (enfin !) de l’acte d’accusation par Bellemare à Fransen… Cela ne s’arrête même pas là : la veille même de la remise de son dossier par le procureur près le Tribunal spécial pour le Liban, le chef du Hezbollah fait son apparition dans une allocution télévisée explosive. Il y dévoile quelques-uns des termes de l’entente syro saoudienne avortée, et il déclare carrément qu’il s’oppose à la nomination à nouveau de Saad Hariri à la tête du gouvernement, alors même que Hariri avait annoncé dûment sa candidature. Autant dire une déclaration de guerre, au sein d’un climat on ne peut plus délétère… Les termes de l’accord avorté ? En écoutant Hassan Nasrallah, on se dit que, tout compte fait, 181


heureusement que les pourparlers ont fini par échouer ! Car enfin, accepter, comme le dit le chef du Hezbollah, que le Liban ignore superbement le tribunal et son acte d’accusation, c’est anéantir tout le travail effectué ! C’est aussi rompre la confiance de toute une partie du peuple, une très grosse majorité, qui a soutenu, non pas la personne de Saad Hariri et de ses alliés, mais l’idée de mettre enfin fin à l’impunité… Or, selon toute vraisemblance, le camp Hariri aurait accepté cette transaction : retirer les juges libanais du tribunal, annuler le mémorandum d’entente entre le Liban et le tribunal, et, enfin, arrêter la participation financière libanaise pour le fonctionnement de cette juridiction internationale ad hoc. Avec, en prime, la sécurité sur le sol libanais. On ne peut que frémir à l’idée qu’un tel chantage, fomenté et sponsorisé par les puissances régionales, ait bien failli aboutir, même s’il s’agissait, en fait, d’un « package deal » global, dans lequel la famille politique du 14 mars trouverait aussi son avantage. En effet, de ce qui a pu filtrer dans la presse, locale et internationale, il semble que Saad Hariri ait été prêt à signer, sous plusieurs conditions, qui, respectées par l’opposition, auraient pu avoir des retombées positives importantes pour l’avenir du Liban. Le 182


Premier ministre aurait obtenu, en contrepartie de son dénigrement du TSL, de larges assurances sécuritaires. D’abord, les quatre piliers traditionnels de l’Etat libanais resteraient préservés, à savoir la présidence de la République, celle du gouvernement, le Parlement, et l’unité de l’armée. Hariri lui-même se verrait reconduit dans ses fonctions, au sein d’un gouvernement d’union. Au-delà, et c’est peut-être le point le plus essentiel, il aurait même négocié, et presque obtenu, une refonte sécuritaire et judiciaire. Ainsi, les principaux organes de sécurité, que ce soit au sein de l’armée, des services de renseignements, notamment aéroportuaires, la direction de la Sûreté générale ; seraient désignés par la majorité parlementaire. De quoi lier efficacement les mains du Hezbollah, qui a ses « hommes » dans tous les organes de sécurité du pays. Et de quoi ouvrir la voie à un rééquilibrage réel des forces armées à l’intérieur du pays, avec la Résistance du Parti de Dieu cantonnée à sa fonction première : combattre l’ennemi.

« Je pense que, lors des pourparlers syro saoudiens, Saad Hariri a été trop confiant. Selon Nabih Berry, qui m̒a montré le supposé brouillon, il semble que le fils de Rafic Hariri avait accepté de retirer les juges libanais du 183


tribunal, d’arrêter le paiement du côté libanais, et de rendre l’acte d’accusation inopposable au gouvernement, etc. Il avait demandé à ce que le Hezbollah s’engage que ses armes soient cantonnées au Sud, et dirigées exclusivement vers Israël. Il avait aussi exigé la démilitarisation des Palestiniens en dehors des camps. Une sorte d’annexe au document indiquait même les lieux où les armes devaient être retirées de tout le territoire. C’est risqué… Dans mon caractère, je rejette d’emblée toute compromission en matière de justice, et même en politique. L’histoire fourmille d’exemples où ce genre de compromis n’a pas été exécuté… »

La manière dont le ministre de la Justice a longtemps vu les choses, avant cette affaire de « deal » avorté, c’est que, si le Hezbollah se permettait des actes militaires pour prendre le pouvoir, Israël aurait le feu vert international pour attaquer. Le Hezbollah, tout compte fait, a été bien plus malin que l’on ne croit : il a évité d’agir de la sorte. Il a une telle force, avant même l’usage des armes, qu’il arrive désormais à obtenir sans bataille ce qu’il désire. Et on frémit encore plus face à l’inconnu qui désormais, se présente : si l’accord a finalement 184


échoué, quelles sont les véritables raisons d’un tel échec? L’amour des Etats-Unis pour l’idée de démocratie et son refus de l’impunité ? Les Etats-Unis cherchent-ils véritablement, et uniquement, à faire parler la justice au Liban ? Personne n’est assez dupe pour le croire. Les Etats-Unis ont un intérêt certain à ce que le Hezbollah, placé sur sa liste noire des groupes terroristes, soit pointé par la Justice internationale. Et ce, même s’ils n’interfèrent pas dans son processus. Ou est-ce plutôt l’Iran, véritable mentor du Hezbollah, et ennemi juré des Etats-Unis, qui aurait rejeté le deal en dernière minute, parce qu’il risquait d’affaiblir le Parti de Dieu considérablement à l’intérieur du Liban ? Aussi, on peut se demander si la remise de l’acte d’accusation n’a pas été ajournée pour laisser leurs chances aux pourparlers… L’affaire, décidément, est on ne peut plus louche, ni plus opaque. Le deuxième point important du discours virulent du « sayyed », comme l’appellent ses supporters, est le refus net de rempiler avec Saad Hariri. 185


Mais comment va-t-il faire ? La majorité des parlementaires est à priori du camp du Premier ministre sortant C’est sur cette base qu’ils ont été élus, lors des élections législatives de 2009. Et, à la suite des consultations obligatoires des membres de l’Assemblée par le président de la République, c’est conformément à la décision de la majorité que ce dernier est tenu de nommer un chef de gouvernement. A moins que… la majorité, justement, change de bord. Non pas la majorité populaire, et non pas par le biais d’élections anticipées et transparentes, mais bien par l’impensable : le retournement de veste de quelques anciens chantres de la liberté et de la défense de la justice. Devant les yeux ébahis et incrédules des Libanais, Walid Joumblatt, le chef du Parti socialiste progressiste, plus connu comme étant le représentant de la communauté druze au Liban, se range du côté des forces prosyriennes ! C’était le 21 janvier 2011… le lendemain même de l’annonce, par le Premier ministre sortant, de sa candidature au poste de Premier ministre. Un camouflet… Pour comprendre le choc occasionné par cette volteface, il faut se remémorer le rôle charnière de 186


Joumblatt lors de la révolution du Cèdre, au printemps de 2005. C’était lui qui hurlait à la vengeance, qui réclamait l’impunité ; en un mot, il était l’un des piliers du 14 mars. A vrai dire, son changement n’est pas survenu d’une manière aussi brutale. Il avait déjà été enclenché en mai 2008, à la suite de l’effroyable « petite guerre », survenue après que le même Walid Joumblatt avait demandé au gouvernement de l’époque de voter un décret visant à mettre le nez dans le réseau télécom du Hezbollah. On ne saura jamais ce qui s’est vraiment passé dans la Montagne druze, fief de Joumblatt, durant les quelques jours qu’a duré le conflit. On parle d’écoulement de sang, de leçons militaires de part et d’autre, entre les chiites d’une part, et les druzes proches de Joumblatt d’autre part. Suffisamment pour que le chef druze, connu pour ses revirements spectaculaires, mette de l’eau dans son vin et se fasse moins vindicatif envers la Syrie et ses alliés au Liban. Suffisamment en tout cas pour qu’il prenne conscience de l’urgence de protéger sa communauté, ce qui, finalement, est certainement le seul objectif motivant ses faits et gestes… Mais il n’y a pas que le souvenir des événements de mai 2008 qui a motivé le revirement de Joumblatt, qui désormais appelle de ses vœux la « non187


politisation » du Tribunal spécial pour le Liban. Il y a aussi la descente, aussi brève que fulgurante, au lendemain de la remise de l’acte d’accusation, des fameuses « chemises noires » dans les rues de Beyrouth. Les hommes du Hezbollah, tout de noir vêtus, sont en effet descendus dans les rues de Beyrouth dans une démarche peut-être silencieuse mais lourde de sens. Au petit matin du 18 janvier, ils ont investi les quartiers populaires à prédominance sunnite, dans le but non avoué, mais on ne peut plus clair, de montrer qu’ils sauraient, le cas échéant, se montrer prêts à l’action, avant même que la population civile n’ait eu le temps de se lever. La panique n’a pas tardé à s’installer, et nombre d’écoles de la ville ont fermé leurs portes en prévision de tout dérapage. Les hommes du Hezb n’iront pas plus loin ce jour-là : ils disparaîtront aussi promptement qu’ils sont apparus. La menace n’est pas voilée, et elle a porté ses fruits. Le Liban est pris en otage. La brève descente de ces « hommes en noir » a largement suffi pour faire craindre le pire, et pour basculer tous les calculs des uns et des autres Désormais forts d’une majorité extorquée, le Hezbollah et ses alliés ont les mains libres. Hariri est hors jeu, et leur candidat n’est autre que Najib 188


Mikati, personnalité sunnite richissime et très respectée dans les différents milieux libanais, régionaux et internationaux. Il faut dire que Najib Mikati, de même que Mohammad Safadi, sont deux personnalités tripolitaines pour lesquelles Saad Hariri avait réservé une place sur sa liste électorale du Nord, évinçant du même coup deux personnalités sunnites acquises au mouvement du 14 mars ! C’est un retournement en bonne et due forme… Les appétits pour le pouvoir ne sont plus dorénavant l’apanage des seuls maronites, semble-t-il. La démarche est d’autant plus machiavélique que le nouveau candidat n’est pas « choquant » aux yeux de la communauté internationale. Et même si « l’ancienne majorité », le clan du 14 mars, s’empresse de lui coller l’étiquette de « candidat du Hezbollah », ce Tripolitain, diplômé de Harvard, à l’allure chic d’un businessman milliardaire, a de quoi rassurer. Najib Mikati est, par ailleurs, avec son frère Taha, très proche de Bachar el-Assad, avec lequel les deux hommes seraient très liés. En ce sens que, malgré la façon dont il a été désigné, ce n’est pas véritablement un homme du Hezbollah. Il a ses amitiés, solides, autant en Syrie qu’en Arabie Saoudite ; il a déjà fait preuve, durant une brève prise du pouvoir en tant que Premier ministre en 2005, 189


d’une modération appréciée des Libanais. En bref, le candidat Mikati n’est pas une mauvaise idée de la part du clan du 8 mars. C’est même peut-être une arme affûtée, bien plus encore que les mortiers et autres kalachnikovs. Saad Hariri ne s’y est pas trompé. Le coup est dur, et même devant les médias du monde entier, braqués sur sa réaction, il ne peut s’empêcher de mal réagir. Obligé, selon le protocole, de recevoir le Premier ministre désigné, il lui ouvre ses portes trois petites minutes et s’enferme dans un mutisme buté et choqué. Il avouera bien plus tard, lors d’une intervention télévisée, le 12 juillet suivant, s’être senti trahi par Mikati, pour lequel il avait sacrifié l’un des siens sur sa liste électorale à Tripoli… Le Courant du futur, fondé par Rafic Hariri, qui a de fortes ramifications dans la capitale du Nord, Tripoli, où Mikati a tout de même une bonne assise populaire, appelle à une journée de colère. A Tripoli donc, une foule en colère manifeste contre l’éviction de Hariri, et des portraits de Mikati sont même brûlés sur la place publique. Ce mouvement n’empêche pas Najib Mikati, dont la mission s’avère des plus difficiles, d’accepter sa nomination, dans le but, dit-il, d’éviter le chaos. Il dira 190


aux médias que « des événements », dont il tient à garder le secret, l’ont amené à accepter le poste de Premier ministre. Il veut se montrer rassurant ; il endosse le costume d’homme de la situation, et tend la main au camp devenu adverse. La tâche est tout sauf aisée.

« Je ne sais pas si les FL participeront au gouvernement Mikati. Chez les Forces libanaises, il y a deux tendances : sans Hariri, elles ne participeront pas, et, d’un autre côté, elles ne devront pas laisser le champ libre à Michel Aoun. Il en profitera pour utiliser ses ministres pour se préparer pour les élections de 2013… »

D’autre part, un cabinet avec seulement un tiers de blocage à l’ancienne majorité, ce n’est pas non plus acceptable pour le clan Hariri. A première vue, et comme Ibrahim Najjar voit les choses, c’est un gouvernement monochrome qui devrait naître, dont la mission est clairement de saper tous les fondements de la liberté acquis par la révolution du Cèdre. La nouvelle majorité n’a en effet qu’un seul but en tête : rendre le Tribunal spécial pour le Liban et tout ce qui en émane inopposables au gouvernement. Ils sont bien conscients qu’on ne peut 191


pas l’annuler, mais on peut en effet rendre ses actes et ses décisions inopposables. Et ce, même si le secrétaire général des Nations unies, et la communauté internationale avec lui, l’ont dit et redit : rien ne peut faire vraiment obstacle au tribunal, à la marche de la justice parrainée par les Nations unies. Il est clair en tout cas que les jours à venir ne seront pas des plus sereins. Le nouveau gouvernement devra, dans un mois ou deux, faire en sorte de contenir les conséquences de la publication de l’acte d’accusation, une fois que le juge de la mise en état l’aura cautionné. Pour revenir au gouvernement désormais à la charge de Najib Mikati, Najjar estime que, selon toute vraisemblance, le démocrate Barack Obama a tout intérêt à accepter aujourd’hui le nouveau Premier ministre libanais tout simplement parce que, au milieu du tourbillon régional, il faut aussi gérer l’après Ben Ali en Tunisie, et surtout l’après Moubarak…

« Les démocrates américains veulent établir la démocratie dans la région du Moyen-Orient, 192


mais pas au prix du sang. C’est pour cela qu’à mon avis, le fait que les derniers événements au Liban n’aient pas abouti à une guerre ne doit rien au hasard. Ce n’est pas non plus une coïncidence que de mettre sous surveillance extrême les conséquences de la publication de l’acte d’accusation. Ce qui se passe, aujourd’hui, au Liban c’est que le pays baigne, sans le savoir, dans la moutarde démocrate de Barack Obama. Il est vrai que j’ai pensé que Hariri serait incontournable ; peut-être ai-je été presbyte ! »

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Chapitre 19 Non aux armes du Hezbollah…

Deux mois se sont presque écoulés depuis la chute du gouvernement du fils de Rafic Hariri. Or, autant la scène libanaise que la communauté internationale sont préoccupées par des considérations régionales aussi importantes que spectaculaires : le printemps arabe, malgré ses ressemblances certaines avec le printemps de Beyrouth, entamé six ans plus tôt, fait passer au second plan le blocage politique interne. Et, au grand étonnement des Libanais, même le peuple syrien se soulève contre le régime de Bachar el-Assad ! De son côté, le Premier ministre désigné, le richissime homme d’affaires sunnite Najib Mikati, est encore loin d’être arrivé au bout des incommensurables difficultés qu’il rencontre pour former un gouvernement. Même si, désormais, la décision de tous les pôles politiques du mouvement du 14 mars de ne pas participer au nouveau cabinet est connue, il semble que le chemin soit ardu. Les alliés du même camp, pourtant heureux d’avoir réussi à faire basculer la majorité parlementaire à leur avantage, 195


s’enfoncent dans leur propre cambouis. La gourmandise du chrétien Michel Aoun refroidit même les membres de sa propre coalition ! En tout état de cause, dans l’entourage de l’ancien Premier ministre évincé, Saad Hariri, on refuse de croire que la bataille est perdue. La date anniversaire du mouvement du 14 mars approche, et rien n’est moins sûr qu’une mobilisation massive puisse se produire cette année, avec toutes les déceptions vécues, et la morosité économique ambiante. L’appel à une manifestation, initialement prévue le 14 mars 2011, puis avancée au 13, un dimanche, démarre bel et bien en trombe. Les Libanais qui ont lutté pour leur indépendance, et qui l’ont arraché par la seule force de leur détermination six ans plus tôt, sont à nouveau sollicités. Plus qu’un appel aux urnes, plus représentatif en tout cas, c’est un appel au secours que lancent les alliés du 14 mars à leurs partisans. Un appel difficile à entendre, tant les désillusions sont importantes. Le mouvement du 14 mars n’a pas tenu ses promesses ; il a péché par excès de compromissions, a réélu le même président de l’Assemblée, le pro-Hezbollah Nabih Berry, il a accepté d’accorder le tiers des sièges du gouvernement à l’opposition… Et, surtout, Saad Hariri a été jusqu’à s’excuser publiquement à la Syrie ! Il y a 196


aussi l’affaire du deal avorté entre la Syrie et l’Arabie saoudite, dans lequel il semble que l’ancien Premier ministre aurait accepté trop de concessions. En bref, la confiance est en passe d’être rompue, et l’image, idyllique, des commémorations des années précédentes, devant une foule toujours très dense et électrisée, n’a plus toutes les chances de se répéter. Malgré tout, autour du Premier ministre déchu, on veut encore y croire. Fort en communication, son entourage se lance dans un appel, cette fois sans équivoque, au peuple libanais : « Non aux armes du Hezbollah ». Voilà. Le mot est dit, et pour court et évident qu’il puisse paraître à un observateur étranger, il n’en est pas moins courageux, puisque jusque-là encore politiquement incorrect… Par ailleurs, la bataille pour le Tribunal spécial pour le Liban, et pour la Vérité sur les attentats qui ont essaimé au pays depuis octobre 2004, n’est plus tout à fait d’actualité. Les gens, en effet, ont perdu quelque peu patience, à force d’attendre un acte d’accusation dont on a beaucoup parlé, et qui semble de plus en plus lointain… D’aucuns commencent même à douter sincèrement de voir un jour la justice se prononcer sur une affaire aussi « grosse » que celle de l’assassinat de Rafic Hariri. Certains ironisent : à quoi s’attend-on ? A voir un certain chef d’Etat en 197


personne presser sur le déclencheur de la bombe, rictus mauvais et satisfait en coin des lèvres ? Non, les Libanais n’y croient plus vraiment ; en tout cas on voit mal comment des têtes pourraient tomber, tant on a, dans la mémoire collective, de ces exemples infinis de crimes graves, politiques ou autres, jamais élucidés… Du coup, sur le plan de la stratégie, ce n’est pas l’argument du tribunal, ni celui de la justice en marche, qui sont brandis pour attirer les partisans. Ceux-là mêmes qui sont descendus en masse, six ans plus tôt, pour réclamer justice sont aujourd’hui appelés à se prononcer clairement sur un choix purement politique : oui ou non aux armes du Hezbollah ? La question est tout sauf anodine, et il est certain qu’elle fera longtemps encore ressurgir les passions enfouies des uns et des autres. Et le suspense est intenable, du côté du tribunal : le procureur près le TSL, Daniel Bellemare, vient tout juste d’élargir l’acte d’accusation. Il remet, le 11 mars, soit deux petits jours seulement avant la manifestation anti-Hezbollah prévue à Beyrouth, au juge de la mise en état, Daniel Fransen, une version allongée de son acte d’accusation précédemment 198


remis, en janvier. De quoi retarder encore un peu plus une échéance à laquelle plus personne ne croit vraiment : si le juge de la mise en état doit à nouveau réétudier l’acte d’accusation, avec la lecture des nouveaux documents produits par le procureur, nous sommes bel et bien renvoyés aux calendes grecques…

« Daniel Bellemare avait simplement remis une documentation plus dense, des preuves supplémentaires. Est-ce le fruit du hasard que cela tombe à cette date ? Je n’ai jamais vraiment cru au hasard dans ce genre d’affaires… Mais cela ne me fait pas douter pour autant du tribunal. »

Par ailleurs, cette affaire d’élargissement de l’acte d’accusation et de sa publication qui s’éternise, il y a aussi autre chose qui amène les Libanais à douter du tribunal. Et pas seulement les partisans du pôle prosyrien. En effet, il y a une semaine, (hasard de calendrier ?!) quatre ministres libanais, pas tous ouvertement pro-8 mars, ont montré de la réticence quant à la coopération avec le Tribunal spécial pour le Liban. Le 5 juin 2009, en effet, le ministre Ibrahim Najjar, avait signé, en qualité de représentant du 199


gouvernement libanais, un mémorandum d’entente concernant les modalités de coopération avec le Tribunal spécial pour le Liban. En vertu des termes très clairs de cet accord, le gouvernement libanais s’engageait à produire au TSL tous les documents nécessaires à l’enquête, bien entendu dans le respect des législations internes. En effet, le ministre libanais de la Justice avait, avant d’accepter de signer pour le Liban les quatre protocoles de coopération avec le TSL, été un négociateur ardu. Il n’a pas accepté « le menu » proposé par ses interlocuteurs du TSL, et il a tenu à ce que les accords ne contreviennent pas à l’Ordre public libanais. Par exemple, pour ce qui a trait au mémorandum conclu avec le bureau de la défense du TSL, on a voulu lui imposer l’idée que des avocats étrangers puissent mener leurs investigations au Liban, et même demander et obtenir la comparution de n’importe quelle personne dans le cadre de leurs enquêtes. Or, si ce sont là des méthodes largement répandues dans le monde anglo-saxon, elles n’ont pas leur place au Liban. Surtout que l’Ordre des avocats, autant à Beyrouth qu’à Tripoli, est la seule institution à pouvoir autoriser des avocats à exercer leur profession sur le sol du pays.

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« Les négociations furent longues. Elles ont pris trois à quatre mois. Je ne pouvais accepter ce qu’on a cherché à m’imposer sans être certain de respecter parfaitement la légalité libanaise. Aussi, ai-je sollicité l’avis de l’Ordre des avocats sur la question. J’ai reçu une réponse alambiquée : on m’y a affirmé simplement que les accords avec le TSL ne les concernaient pas, mais que l’Ordre public libanais devait être préservé… »

La réponse du Barreau de Beyrouth a été dûment annexée au protocole, pour un maximum de transparence. Par ailleurs, le ministre a pris soin de préciser aussi que c’est en vertu d’un texte libanais, l’article 2 du code de procédure civile, qu’il tire sa compétence pour signer un traité international. En effet, le texte dispose que les accords internationaux priment sur la loi interne… Du côté donc des protocoles d’accord conclus entre le Liban et le TSL, tout a été fait de sorte que les lois libanaises ne soient pas bafouées. Mais voilà : il semble bien que, malgré ces précautions, le bureau du procureur ait formulé, ces dernières semaines, des demandes aux ministres libanais de l’Intérieur, des Transports, des Télécommunications et de l’Energie, demandes qui seraient restées pour la plupart lettre morte. Bien 201


entendu, l’affaire a soulevé l’ire des partisans du tribunal, qui voyaient là une machination visant à empêcher la Justice internationale de faire son travail. Or, ce ne sont pas seulement des ministres prosyriens qui se sont montrés peu enclins à collaborer avec le tribunal de La Haye, mais il y a aussi Ziyad Baroud, le jeune ministre de l’Intérieur, qui se donne tout le mal du monde, depuis sa nomination, pour ne pas être étiqueté d’un bord ou de l’autre. Or, c’est précisément la demande faite à ce dernier qui laisse bouche bée. Le procureur international aurait, en effet, demandé les empreintes de tous les Libanais ! Bien sûr, l’on peut comprendre que dans le cadre d’une enquête de ce calibre, on veuille ratisser large, surtout pour éviter d’éveiller les soupçons, mais… tous les Libanais ? C’est une véritable levée de boucliers à laquelle on assiste, à la suite des demandes rendues publiques par les membres du bureau politique du Hezbollah. Le député hezbollahi, le très vindicatif Mohammad Raad, a en effet, le premier, fustigé les « agissements » du tribunal, l’accusant d’être un instrument à la solde de l’ennemi, pour qui il n’hésiterait pas à retransmettre illico les données de tous les Libanais réunis !

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Il y a de quoi rester pour le moins pensif ; et, même si l’on est un ardent défenseur de la Justice internationale, de tels propos ne peuvent que semer le doute.

« Je pense bien que si on me demandait 4 millions d’empreintes… Moi aussi je dirais non ! J’ai appelé La Haye, on a dédramatisé la situation, m’affirmant que le recours à la force pour obtenir les renseignements demandés n’était pas à l’ordre du jour. Par ailleurs, Baroud a fini par obtenir du procureur une liste beaucoup moins importante d’empreintes à fournir… Ce qui prouve bien qu’on peut négocier, et qu’on n’est pas obligé de tout donner au TSL ! »

Les choses ont bien fini par se tasser à ce niveau-là, et, comme d’habitude au Liban, quelques jours à peine après le déchaînement de passions autour de cette question, elle était déjà désuète, sans que l’on se demande vraiment comment les choses ont fini par rentrer dans l’ordre… Enfin, rentrer dans l’ordre, c’est tout de même un grand mot. Puisque l’on passe simplement d’une situation à une autre. Le sujet du jour, en cette veille 203


de commémoration, c’est la manifestation organisée par le clan Hariri. Le principal message, donc, les Libanais l’auront compris, est un « non » retentissant au Hezbollah. Pas en tant que force politique, bien sûr, mais en ce qui concerne l’usage de ses armes. Bien entendu, les discours, s’ils promettent d’être musclés, ne franchiront toutefois pas certaines lignes rouges. Les armes du Parti de Dieu sont justifiées par la Résistance, sacro-sainte, à l’ennemi. Difficile, sans tomber dans le blasphème, de demander le retrait total et inconditionnel de l’arsenal du Hezbollah. Ce que l’on s’apprête à fustiger simplement, c’est son usage à l’intérieur des terres.

« Pour une fois, et sans tabou, les armes du Hezbollah sont directement dans le collimateur. A mon avis, le Parti de Dieu est dans un pétrin actuellement. Il sait bien qu’il ne peut pas se permettre, le cas échéant, d’être pointé du doigt dans un climat de mésentente nationale, c’est-à-dire sans la couverture d’un gouvernement d’union, comme cela a été le cas depuis 2005. Ils sont tombés dans leur propre piège ! Je crois qu’ils auraient eu 204


intérêt à ce que Hariri les cautionne, au besoin… »

Le Hezbollah aurait-il mal joué ? Aurait-il, surtout, mal calculé la réaction extrême de Hariri et de son clan, à savoir la décision ferme de ne pas participer au gouvernement de Najib Mikati ? Il est vrai que si Saad Hariri avait accepté, malgré tout, de continuer à jouer la conciliation, les choses n’en auraient pas été de même. Si la coalition du 14 mars avait accepté de faire partie d’un gouvernement dirigé par un autre que le fils Hariri, Mikati aurait eu moins de mal à le former. Mais voilà : vient un jour, où, pour une raison ou pour une autre, le destin change de trajectoire. Nous ne saurons peut-être jamais vraiment ce que cachait le fameux document syro saoudien avorté, et nous en saurons encore moins sur les raisons de l’échec des pourparlers. Toujours est-il que cet échec a changé la donne. Les clans sont à nouveau clairement dessinés : d’un côté, les pro-Hezbollah, d’un autre, ceux qui veulent son désarmement. Au milieu des deux, un tribunal à caractère international, dont les uns craignent le jugement, alors que les autres l’espèrent spectaculaire. 205


Le 13 mars 2011, donc. Des Libanais démotivés, déboussolés, profondément divisés, sont appelés à réitérer leur confiance à Saad Hariri, Samir Geagea, et les autres alliés anti-Hezbollah. L’argument du « non aux armes » a, contre toute attente de la part de la mouvance prosyrienne, porté ses fruits. Si les médias de l’ancienne opposition essaient de minimiser le nombre de personnes présentes ce jour-là dans les rues de Beyrouth, force est de reconnaître que la mobilisation est importante. Plusieurs dizaines de milliers de Libanais ont dit « oui » à Hariri, et « non » au Hezbollah. La trame chiite-sunnite n’est pas loin ; et c’est un Saad Hariri comme électrisé qui adresse les foules venues l’acclamer ce jour-là. Les tabous tombent, et les mots sont dits, comme ils méritent de l’être. Stop aux armes, en tout cas celles tournées à l’intérieur des terres. Un appel retentissant, qui, pourtant, malheureusement, ne sera entendu que le temps d’une merveilleuse journée de printemps. Le vrai printemps de Beyrouth, celui qui a soulevé les foules, celui qui a fait croire aux Libanais en des lendemains qui chantent, est déjà passé depuis plus de six ans.

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Chapitre 20 (Enfin ?) Un gouvernement !

13 mai 2011. Les semaines, puis les mois, sont passés, sans qu’un nouveau gouvernement soit formé, et sans, surtout, que quiconque évoque l’acte d’accusation ! Où en est donc la fébrilité du mois de janvier, quand tout le monde s’imaginait que Daniel Bellemare était sur le point de publier les noms des coupables de l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri ? Nulle trace de fébrilité… Il semble qu’il y ait eu comme un énorme, mais aussi un très improbable malentendu. Bellemare ne devait en aucun cas publier l’acte d’accusation, mais simplement le remettre « sous scellés » à Daniel Fransen. Or, le dossier, comprenant probablement des centaines de pages et de documents, nécessite de longs mois d’étude avant publication. Et encore ! Fransen pourrait tout aussi bien juger le dossier de l’accusation pas au point, et le renvoyer à Bellemare pour pallier d’éventuelles lacunes. Les choses devraient prendre leur temps. A part les juristes aguerris, qui savent bien que ce genre d’affaires ne peut pas se traiter à la légère, et nécessite forcément des mois, voire des années de préparation, le reste de 207


la population, y compris, semble-t-il, beaucoup de responsables politiques, sont tombés dans l’amalgame, facile, entre la remise de l’acte et sa publication.

« Nous sommes désormais devant une situation grotesque ! Ce n’est plus le gouvernement qui attend l’acte d’accusation, mais bien le contraire… C’est incroyable que le dossier de Bellemare soit tombé dans un tel oubli aujourd’hui, après avoir mené à la chute du gouvernement ! »

Est-il possible que le TSL, de son côté, soit en train de ralentir sciemment sa marche, sur demande de l’Onu, en attendant qu’un gouvernement se forme au Liban ? Est-ce possible que le changement de la majorité au Liban change aussi la donne en ce qui concerne le timing de la publication de l’acte d’accusation de Daniel Bellemare ? Sinon, comment expliquer ce qui se passe actuellement ? Les semaines passent, et rien ne change. Ni du côté de La Haye, ni au Liban, où les tractations, au sein du même camp, pour former un gouvernement, sont aussi stériles qu’interminables.

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13 juin 2011. Il aura fallu 144 jours pour que le Premier ministre désigné par les soins de la nouvelle majorité, Najib Mikati, forme enfin un gouvernement. Et pourtant, il est peu de dire que le clan Hariri et ses alliés lui avaient grandement facilité la tâche ! Ils ont tous pris la décision ferme de ne pas participer à un gouvernement qu’ils qualifient de pro-Hezbollah. Ce boycott aurait dû, en bonne logique, rendre la formation du gouvernement monochrome de Mikati beaucoup plus aisée. C’est cependant compter sans la gourmandise de certains, qui se voient déjà « calife à la place du calife », peu importe le prix à payer. En effet, à plusieurs reprises, les tractations se sont arrêtées au niveau de la désignation de tel ou tel ministre, pour tel ou tel autre portefeuille, jugé régalien par ceux qui le convoitent… Au sein d’un même camp, il n’a pas été facile de nommer les uns au détriment des autres ; et puis, le jeu n’est pas facile pour Mikati, qui se doit de garantir un minimum de crédibilité pour son nouveau cabinet, puisque, tant sur le plan interne qu’international, il faut aussi ne pas trop heurter les attentes. Sans surprise pourtant, les trente ministres finalement désignés par le Premier ministre n’ont évidemment pas fait l’unanimité. Loin s’en faut. Les ténors du 14 mars ont vite fait de qualifier le nouveau 209


gouvernement de porte-parole de la Syrie et d’Iran. L’un des députés de l’ancienne majorité a même raillé la promptitude du président syrien dans son appel de félicitations à son homologue libanais, en faisant valoir que c’était le contraire qui aurait dû se produire : ce serait plutôt au chef de l’Etat libanais de congratuler Bachar el-Assad pour son gouvernement en terre libanaise… Un quolibet d’autant moins innocent que la Syrie voisine se débat depuis plusieurs semaines avec une faroucherie ignoble contre la chute de son régime, réclamée par son peuple. Soulevant l’ire tantôt timide tantôt ferme de la communauté internationale, qui attend de voir venir. Cette même communauté internationale a accueilli avec tiédeur la nouvelle de la formation du gouvernement Mikati, dans lequel le chrétien Michel Aoun s’est taillé la part du lion, obtenant pas moins de dix portefeuilles ! Peut-être même onze, même si les vingt autres ministres du gouvernement se défendent d’appartenir, du moins officiellement, au courant du général. Le tiers de blocage acquis pour un professionnel du blocage, il fallait oser… De plus, aucun des cinq ministres précédemment désignés par le président de la République n’a été réintégré ! Soit parce qu’ils ont lâché le chef de l’Etat, comme le ministre Adnane Sayyed Hussein, ou encore 210


l’ancien ministre de la Défense, Elias el-Murr, soit parce qu’ils n’ont simplement pas été « agréés » par la nouvelle majorité. Autant dire que les chances que le nouveau gouvernement agisse de manière consensuelle sont bien maigres. Ibrahim Najjar, lui, est remplacé par un ancien bâtonnier, nommé par le général Michel Aoun, donc en principe acquis à la politique du Hezbollah… L’ancien ministre de la Justice, donc, passe ses derniers moments en son ministère. Le 17 juin 2010, il reçoit, pour la dernière fois, à son bureau, les membres du Conseil supérieur de la magistrature. Il a l’habitude de les recevoir de manière très officielle et formelle. Mais ce jour-là, chacun des membres tient à s’exprimer, rendant les adieux bien plus émouvants que Najjar ne l’aurait imaginé. Le président par intérim, Saïd Mirza, le directeur de l’Institut des études judiciaires, ainsi que tous les autres, expriment à l’ancien ministre tout le regret qu’ils avaient à le quitter, en lui faisant part de leur gratitude par rapport à tous les développements positifs effectués durant son mandat. Les ayant laissé parler, l’un après l’autre, énumérant les moments forts de son passage au ministère, Ibrahim Najjar ressent une irrépressible émotion l’étreindre. 211


« C’était la honte ! Je n’arrivais pas à ravaler des larmes… Un grand moment d’émotion. Comment pouvais-je, moi qui suis connu pour mon sang-froid, me laisser aller ainsi à autant de faiblesse émotionnelle ? Je n’oublierai jamais ce moment !»

Après s’être retiré quelques instants, à la suite de cette émotion, l’ancien ministre retourne à son bureau en formulant des excuses aux magistrats présents. Lesquels lui affirment qu’il n’a pas à rougir de son émotion, qui témoigne d’une grande noblesse d’âme et d’un attachement à une mission qu’il a accomplie avec ferveur. Ils lui confessent aussi qu’ils ressentent eux-mêmes une émotion intense en cette séance d’adieux. L’émotion, très forte, ressentie par l’ancien ministre, n’est peut-être pas due seulement aux adieux à une fonction qu’il a exercée avec passion et abnégation, mais aussi à une certaine crainte quant à l’avenir du pays, fait désormais de nombreux points d’interrogation. Le nouveau gouvernement, où aucun des pôles du 14 mars n’a voulu figurer, fera-t-il le poids face aux nombreuses échéances qui l’attendent ? 212


C’est dans une autre ambiance que s’est déroulée la visite de courtoisie de l’ancien ministre auprès du président du parti des Forces libanaises, Dr Samir Geagea. Le jour-même des adieux au ministère, le 17 juin aussi, Najjar se rend à Meerab, jolie bourgade, située à près de 900 mètres d’altitude dans les hauteurs du Kesrouan, devenue le fief de Samir Geagea, depuis qu’il y a fait construire une imposante demeure, une sorte de bunker élégant, en quelque sorte. Le chef des FL y a installé en même temps son domicile privé et ses quartiers généraux, tant et si bien que le terme « se rendre à Meerab » signifie désormais se rendre chez le Dr Samir Geagea. Les deux hommes font le point sur les mandats successifs de Najjar à la Justice, au nom des Forces libanaises.

« C’est drôle… Pour moi, les déclarations et les discours du Dr Geagea ne sont pas sans rappeler ceux du cheikh Pierre Gemayel, le fondateur du parti Kataëb. Il arrive mieux que quiconque, je crois, à formuler de manière sage et pertinente les problèmes qui pèsent sur les Libanais et sur les chrétiens d’entre eux en particulier… »

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En effet, il faut reconnaître que l’ancien chef de milice est devenu aujourd’hui un homme largement respecté, adulé par beaucoup, mais surtout écouté très sérieusement par tous. Il a une façon si rationnelle, si mathématique, de dire les choses, que même ses adversaires politiques ne peuvent s’empêcher d’affûter leurs armes et de bien peaufiner leurs dossiers pour lui tenir tête. La coordination entre les deux hommes a en tout cas payé, au-delà de leur seule collaboration, mais aussi au niveau du Liban plus généralement. Geagea et Najjar ont travaillé avec une belle synergie pour lutter pour les grands idéaux de justice, notamment pour l’abolition de la peine de mort, et pour une refonte considérable du Code pénal libanais… De plus, Najjar a une image lisse et « politiquement correcte » pour la plupart des interlocuteurs, même les adversaires du 14 mars. Ce n’est pas une personnalité qui agit dans le souci des petits calculs politiques, mais bien plutôt dans le souci du juste, et des idéaux de liberté, de démocratie et de souveraineté, valeurs étendards des Forces libanaises. Aussi, il n’est pas exagéré de penser que le choix d’une telle figure pour représenter le parti au gouvernement n’a pas été fait de manière totalement innocente. Si Najjar n’est pas exactement aussi agressif dans son attitude et ses 214


discours que ce qu’on peut attendre d’un représentant de ce parti, il a un CV irréprochable, que les FL ont su utiliser sciemment pour redorer leur image, quelque peu ternie durant les dernières années de la Guerre civile… Il se peut bien, aujourd’hui, que le choix, par le général Michel Aoun, d’une personne comme Chakib Cortbawi, ancien bâtonnier de l’Ordre des avocats respecté par ses pairs, au ministère de la Justice, ait été animé du même souci de ne pas appointer des ministres dont la personnalité et le comportement pourraient choquer la partie adverse. C’est une stratégie qui a ses avantages, pour le parti qui désigne comme pour le ministre désigné, à condition que ce dernier réussisse, comme Najjar, à se préserver d’abord lui-même. Les réactions occidentales à la formation du gouvernement Mikati ont d’ailleurs été circonspectes. Un pas en avant, certes, à condition que le Liban dans sa nouvelle mouture officielle s’engage à respecter les résolutions internationales et ses engagements en ce sens. L’allusion est sans détour : le Premier ministre Najib Mikati aura la lourde tâche de tenter de ne pas décevoir les attentes de la communauté internationale, tout en étant captif de son propre 215


gouvernement, qualifié de hezbollahi par ses détracteurs. L’on se rend compte, en effet, de plus en plus, combien la désignation de Najib Mikati par la nouvelle majorité est machiavélique. Et on se rend compte aussi que le nouveau Premier ministre occupe désormais un poste très peu enviable.

« A plusieurs reprises, dans des déclarations télévisées ou radiophoniques, j’ai bien dit et redit qu’il fallait être très attentif à ne pas aller à l’encontre de la légalité internationale. Elle est indivisible, et concerne aussi bien la résolution 1701 que le tribunal. Le Liban ne peut pas s’en détourner. »

C’est à un véritable funambulisme politique que doit à présent se livrer celui dont on attend beaucoup, de toutes parts. A commencer par l’élaboration de la Déclaration ministérielle, tâche ardue s’il en est, même au sein d’un gouvernement monochrome. Car, même si, parmi les trente ministres nouvellement désignés, aucun ne s’élèvera contre une rupture pure et simple avec le Tribunal spécial pour le Liban, Mikati sait parfaitement qu’il ne peut pas faire fi des centaines de milliers de Libanais 216


qui y croient, ni de la communauté internationale, qui traiterait alors son gouvernement comme un paria. Mikati ne peut donc, ni réfuter les décisions du Tribunal spécial pour le Liban, ni intégrer l’instance internationale dans sa Déclaration ministérielle, en tout cas pas sans conditions. Le nouveau Premier ministre annonce d’ailleurs ses conditions très vite aux diplomates venus le rencontrer quelques jours après l’annonce de la formation de son gouvernement. Ce sera un oui de principe au TSL, tant que le respect de ses décisions ne va pas à l’encontre de la sécurité et de la paix civiles. Il est plus que probable, d’autre part, que l’on va demander au successeur d’Ibrahim Najjar de suspendre, avant toute chose, la contribution libanaise auprès du tribunal, qui s’élève à 17 millions de dollars par an, soit 49% de la totalité de la somme nécessaire à son fonctionnement. Ensuite, on lui demandera certainement d’ignorer les injonctions et mandats émis par le TSL, et, par conséquent, on risque de mettre le Liban en marge de la légalité internationale dont il a pourtant prôné le respect. Enfin, on voudra qu’il fasse pression sur les magistrats libanais qui sont membres de cette structure judiciaire internationale, pour les amener à démissionner. 217


« Il me semble que le mot d’ordre du nouveau gouvernement, pour le moment, soit de ne pas s’exposer tout de suite à la vindicte, à la colère internationale. Ils essaient de simuler en fait une conformation à la légalité internationale, alors que, sur le terrain, ils ne comptent bien entendu pas le faire. »

Situation délicate s’il en est, puisqu’à présent, et après une longue léthargie, l’acte d’accusation est brusquement revenu sur le tapis. A nouveau, les rumeurs reprennent, sans que, cette fois, quiconque ne pense au hasard des calendriers, qui feraient coïncider les racontars avec la formation du nouveau gouvernement. Le tout est lié, et les Libanais sont plus que jamais astreints à une attente des plus intenables. Les choses semblent en tout cas se précipiter, malgré les atermoiements de la nouvelle majorité, et les discours en demi-teinte du nouveau Premier ministre, qui essaie de ne fâcher personne. Il semble bien, selon toute vraisemblance, que l’acte d’accusation soit enfin prêt à être publié, dans les deux ou trois semaines à venir…

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Chapitre 21 Le moment de vérité ?

Aux portes de l’été, la vie, insolente, a repris son cours. Les festivals culturels s’enchaînent, les stars internationales du moment s’aventurent jusque dans nos contrées instables, vendre un peu de rêve à un peuple habitué à vivre dans l’attente. Le Libanais investit, s’investit, consomme et croit en la vie, alors même que se joue son sort, fragile, exposé aux vents contraires… En parallèle, indifférentes à ces moments de bonheur furtifs, les ficelles se tirent, encore invisibles. Que cache la longue période d’étude du dossier que s’est octroyée Daniel Fransen? Son rôle est central ; il prend son temps pour s’assurer que l’acte d’accusation et les preuves avancées par le procureur Daniel Bellemare soient aussi inattaquables que possible. Maintenant, s’agira-t-il d’une accusation tonitruante, comme on l’attend, comme on la craint ? Ou alors devra-t-on s’attendre plutôt à une demi-mesure ?

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« Le juge Fransen est appelé à dire comment il faut publier l’acte d’accusation. Faut-il laisser le nom des accusés ? Et dans ce cas, cela ne constituerait-il pas pour eux un danger, pour leurs vies ? Divulguera-t-on le nom des témoins ? Ne les exposerait-on pas à des rétorsions ? Si on nommait tel ou tel accusé, qui va aller les chercher ? Les Forces de sécurité intérieure ? Les renseignements de l’armée ? Où les interpellera-t-on ? »

Il est peu probable, si l’on veut être réaliste, qu’une quelconque force officielle libanaise ose arrêter, par exemple, des membres du Hezbollah, si jamais les rumeurs sur son implication dans l’assassinat de Hariri sont avérées. Le pire pourrait arriver… L’impensable. Le spectre, à nouveau, de l’embrasement généralisé et de la haine ravivée entre fils d’une même patrie. Faut-il donc s’attendre à un acte d’accusation spectaculaire, avec publication de noms et arrestations sensationnelles ? Ou plutôt, comme cela est possible, s’agira-t-il d’un document où aucune personne ne sera nommément désignée ?

« Techniquement, l’acte pourrait par exemple dire que le procureur suspecte X, dont le nom 220


reste secret. Il préciserait la région dont il vient, sa morphologie, le mode opératoire… Cela peut éviter le clash, même si la ou les personnes en question sauront bien sûr qu’elles sont dans le collimateur de la Justice internationale. »

En tout cas, et nonobstant le contenu de l’acte d’accusation et la forme dans laquelle il sera présenté au Liban, il paraît certain que la coopération du Liban avec le Tribunal spécial pour le Liban ne sera pas simple. Pourtant, lors de la signature des protocoles d’accord entre le tribunal et le gouvernement libanais, Ibrahim Najjar avait pris un soin très particulier, qui a échappé, semble-t-il, à l’étalage public et médiatique. En effet, à l’époque de la discussion des protocoles d’accord que le Liban devait conclure avec le TSL, en 2009, le président de la République avait décidé que le ministre de la Justice en prenne, seul, la charge de la rédaction. Or, le mouvement du 14 mars avait la quasi-certitude de remporter les élections de juin 2009, et, par conséquent, les chances d’un changement de gouvernement, surtout celles d’avoir un ministre de la Justice « de l’autre bord » semblaient alors minimes. Seulement, si cela devait arriver ? La Justice seraitelle alors un jour rendue, d’une manière ou d’une autre, à la puissante Syrie voisine ? Est-ce dans cette 221


optique qu’Ibrahim Najjar a fait en sorte, à travers les protocoles d’accord avec le tribunal, que la coopération entre ce dernier et le Liban se fasse, non pas par l’intermédiaire du ministre de la Justice, mais par des magistrats directement ? Il est permis de le penser… En effet, les quatre mémorandums d’entente signés par Ibrahim Najjar ès qualité de ministre de la Justice, avec le Tribunal spécial pour le Liban, ne nécessitent nullement, pour leur mise en œuvre, ni son implication, ni surtout celle du ministre qui lui succède. Les quatre accords, avec le procureur près le TSL, le président du tribunal, le greffier, et le Bureau de la défense, n’exigent pas, pour leur application, que la coopération directe entre la juridiction internationale et les magistrats libanais désignés respectivement par chaque accord. Ce sont, le procureur près la Cour de cassation et son premier président, le chef du Contentieux, et le chef du service de la section de législations et consultations au ministère de la Justice. Du coup, même si le nouveau ministre de la Justice a été désigné par le clan du 8 mars, le Liban, par le biais des quatre magistrats désignés par les accords de coopération avec le TSL, devrait continuer à collaborer normalement avec ce dernier. 222


Enfin, normalement est peut-être un grand mot. Personne n’ose imaginer le genre de pressions que les magistrats pourraient subir, si, comme on peut s’y attendre, l’acte d’accusation de Daniel Bellemare venait à pointer du doigt le Hezbollah. Lequel a depuis longtemps fait clairement comprendre qu’il serait impossible à quiconque de convoquer l’un de ses membres, qui qu’il soit, fût-ce pour une simple comparution devant la Justice internationale, que le Parti de Dieu qualifie de tronquée… Jeudi 30 juin 2011. Dix heures trente. Ça y est, l’heure fatidique, celle que le Liban attend depuis des mois, sonne enfin. Une commission officielle du Tribunal spécial pour le Liban est accueillie par le procureur près la Cour de cassation, Saïd Mirza, qui se voit remettre quatre mandats d’arrêt, de Daniel Bellemare et de Daniel Fransen. Bémol de taille quand même : les mandats sont livrés sous scellés. Aucune explication n’est donnée sur cette décision de garder secret le contenu de l’acte le plus attendu du Liban. En revanche, les médias libanais, eux, avertis par on ne sait quel tour de passe-passe, donnent en pâture les quatre noms au grand public : Moustafa Badreddine, Salim Ayache, Assad Sabra, et Hassan Anaissé. D’illustres inconnus… Sauf peut-être pour les deux premiers noms, que les observateurs assidus ont 223


déjà relevés dans les pages du fameux rapport de l’hebdomadaire allemand Der Spiegel. Des noms qui ne disent rien pour une grande majorité de Libanais, qui espéraient, pour certains, des consonances plus « juteuses », pour d’autres, rien du tout, simplement. Une chose est certaine cependant : les quatre personnes devenues subitement les plus recherchées du Liban font partie du Hezbollah. Comme il se doit, les téléphones portables des Libanais ont fait un travail de relais exceptionnel. Moins d’une demi-heure après l’arrivée de la commission du TSL au palais de Justice de Beyrouth, et alors même qu’elle y était encore, il n’est pas un Libanais qui n’était pas au courant de l’événement. Partout où il y a un écran de télévision, au bureau, chez le coiffeur, chez la voisine ou au café, chacun s’est branché sur l’une des chaînes phare du Liban, zappant souvent entre l’une et l’autre, pour « voir ce qui va se passer ». Car il est un fait, indéniable : le Libanais a soif d’événements qui croustillent ! Et comme cela fait quand même longtemps qu’on attendait que se prononce enfin Daniel Bellemare, la fébrilité est vite à son comble, à Beyrouth comme ailleurs. Le téléphone portable d’Ibrahim Najjar ne faillit pas à la règle. L’ancien ministre de la Justice est en visite chez monseigneur Audeh, le patriarche grec224


orthodoxe de Beyrouth, connu pour ses positions politiques audacieuses et défenderesses de la démocratie. Les deux hommes sont interrompus par la secrétaire du prélat, qui leur annonce la nouvelle. Najjar comprend alors pourquoi son téléphone, mis en mode silencieux durant la visite, n’a pas cessé de le solliciter.

« J’étais assailli d’appels, de proches, de collègues, mais aussi de la presse. J’ai essayé à plusieurs reprises d’appeler Saïd Mirza. Il n’arrivait pas à répondre : la délégation du TSL était toujours chez lui. Jusqu’au soir, bien après le départ de la délégation du TSL, Mirza restait injoignable. Or, je refusais de répondre aux sollicitations de la presse, notamment pour une participation dans des talk-shows, avant d’en savoir plus… »

Seulement, à la grande déception de tous, l’acte d’accusation tant attendu n’est pas publié. Sans comprendre tout à fait les subtilités de la procédure, ni le pourquoi ou le comment de la remise, sous enveloppes scellées, de l’acte et des mandats d’arrêt, les Libanais se rendent compte, confusément, qu’ils n’en auront pas pour leur faim. Pas encore. Partie remise… Pourtant, même les chaînes de télé, prévoyantes, ont envoyé des journalistes dans les 225


quartiers supposés « chauds » de la capitale, c’est-àdire ceux où il risque de « se passer quelque chose ». Niet. Engourdis par la chaleur de ce début d’été, si prometteur sur le plan du farniente et des loisirs, il semble que les Libanais aient finalement accueilli la nouvelle avec réserve, surtout qu’ils n’ont pas encore la possibilité de jeter un œil sur le texte de l’accusation… Bon, il est vrai que les quatre noms des prévenus font partie du Hezbollah, et il est vrai même que l’un d’entre eux n’est autre que le beau-frère de Imad Moughnié, légende militaire du Parti de Dieu, tué mystérieusement en Syrie en février 2008… Mais bon, il n’y a encore aucun étalage public. Tout juste y a-t-il un nouvel épisode de ce long métrage autour du Tribunal spécial pour le Liban, qui commence à lasser tant il s’étire. Un épisode destiné cependant à encourager les joutes verbales des politiciens, qui affûtent leur langage pour mieux s’affronter sur les plateaux télé. Les animateurs de talk-shows ont enfin la possibilité de s’en donner à cœur joie avec des débats télévisés fiévreux, opposant les uns aux autres, et les autres aux uns, et ainsi de suite… Un scénario qui se répète sans fin, et qui, faute de tenir en haleine le public libanais, est un bon prétexte pour une bonne soirée télé, agrémentée de commentaires en famille, et de textos moqueurs envoyés aux copains de l’autre bord. 226


Plus sérieusement, s’il ne s’est rien passé sur le terrain, à la suite du faux tremblement de terre suscité par l’accusation, il y a aussi une autre raison. Il y a, tout simplement, que le gouvernement est désormais aux mains du Hezbollah et de ses partenaires. Du coup, il n’y a personne à intimider au pouvoir, véritablement, en faisant descendre dans la rue les fameuses « chemises noires » tant redoutées. Ce n’est un secret pour quasiment personne que le pouvoir au Liban fera en sorte que les mandats d’arrêt restent lettre morte. Certes, la manière de se sortir de cette difficulté n’est pas encore connue, mais il y a fort à parier que les responsables trouveront l’entourloupe nécessaire pour garder la face, tout en faisant semblant de respecter la demande du procureur international. Car il est un autre fait à l’ordre du jour de ce fameux 30 juin, décidément riche en rebondissements. En même temps que le Liban apprenait la remise sous scellés de l’accusation et des mandats d’arrêt de Daniel Bellemare, le gouvernement de Najib Mikati se réunissait pour adopter sa Déclaration ministérielle. L’adoption de la Déclaration ministérielle a-t-elle été précipitée en prévision de la remise des mandats d’arrêt ? Certains, notamment des proches du Hezbollah, n’y croient pas du tout, et accusent, entre 227


autres, le timing « douteux » de la remise de l’acte d’accusation. A-t-il été remis, à dessein, à un moment critique, pour mettre à mal le Cabinet fraîchement formé du nouveau Premier ministre ? Ou est-ce bien plutôt l’inverse qui a eu lieu? On ne saura jamais vraiment, sans doute. Même s’il est quand même puéril de douter du timing, puisque l’acte d’accusation devait être remis à un moment ou un autre, et qu’au Liban, de toute façon, toutes saisons confondues, il se passe toujours quelque chose ! Le timing aurait donc été suspicieux n’importe quand pour tous ceux qui refusent de croire en cette Justice internationale. Pourtant, force est de reconnaître qu’il obéit à une logique parfaite. L’acte d’accusation de Daniel Bellemare a été remodelé à trois reprises, à la suite des demandes de clarification faites par le juge de la mise en état… Mais il est tout de même vrai que le délai, bien long, de la remise des mandats d’arrêt, ainsi que les fuites répétées d’informations, ne laissent personne indifférent. Ibrahim Najjar reconnaît lui-même s’être souvent posé des questions.

« Je me suis souvent demandé pourquoi les choses tardent autant… Je me suis même dit, est-ce que l’acte d’accusation était déjà prêt 228


depuis un certain temps ? A-t-il été retardé à dessein ? Par qui ? Est-ce que le tribunal, ou encore le secrétaire général des Nations unies, prennent en considération la nécessité d’éviter des secousses au Liban ? Est-ce que la formation du gouvernement Mikati a bousculé les choses ? Le président de la République a-t-il été mis au courant de l’imminence de la remise des mandats, et, ce faisant, a-t-il lui-même accéléré la formation du nouveau gouvernement ?... »

En tout état de cause, le remous occasionné par la remise de l’accusation n’a pas empêché le gouvernement de s’entendre sur une Déclaration ministérielle. Comme on pouvait s’y attendre, la clause concernant le Tribunal spécial pour le Liban y a été évoquée de manière aussi alambiquée que possible. On peut y lire, en effet, que le Liban « respecte » le Tribunal spécial pour le Liban, créé « en principe » pour juger les assassins de Rafic Hariri… On pouvait dire aussi respect de principe pour une juridiction censée dire le droit. Les formules sont nombreuses, et les possibilités qu’offre la linguistique arabe sont presque illimitées. Le tout pour dire une chose comme son contraire ; voire même peut-être une chose et son contraire, le tout d’une manière assez floue pour garder la face, sans rien promettre ni rien dénigrer. 229


Un exercice somme toute bien libanais, dans lequel les politiciens ont été particulièrement brillants durant toute la période de la mainmise syrienne. Voilà qui n’augure rien de bon… Ibrahim Najjar, invité sur le plateau du journaliste Bassam Abou Zeid sur la LBC, le samedi 2 juillet, a finalement accepté de parler. Non sans s’être enquis à l’avance, auprès de connaissances à La Haye, de quelques détails. Il a ainsi compris que c’était le bureau du TSL sis à Monteverde, dans le Metn libanais, qui a envoyé les délégués au bureau du procureur Mirza. Il s’est dit, aussi, sans pour autant l’avouer en public, qu’il était même possible que ce soit l’administration du bureau de Monteverde qui ait laissé, délibérément, filtrer les noms des prévenus !

« Le TSL n’a pas cultivé le goût du secret de l’instruction comme une religion… Il a gardé le secret autour de la rédaction de l’acte d’accusation, autour de Mohammad Zouheir el-Siddiq… Mais il ya eu un tel bombardement d’informations en tous genres qui ont circulé dans les médias que je me demande comment peut-on, en même temps, cultiver le secret et distiller des données… »

230


Sur le plateau de la LBC, il n’a pas été seulement question des fameux mandats d’arrêt, mais aussi de leur corollaire : la clause de la Déclaration ministérielle évoquant le tribunal. Najjar l’a d’ailleurs évoqué avec une pointe d’amusement.

« On m’a dit que le président Berry a personnellement veillé à la rédaction de ce texte. Je sais qu’il est particulièrement habile dans l’art de la conciliation. La formule consacrée au tribunal est restée magistralement ambiguë. L’expression « en principe » est clairement cependant une mise en cause de l’impartialité du TSL. »

Dans cette même Déclaration ministérielle, le Liban officiel s’engage pourtant à rester dans la légalité internationale. Mais est-ce à dire que nous pouvons opter, dans cette légalité, indivisible, uniquement pour ce qui nous conviendrait bien, et laisser de côté tout ce qui pourrait nous « embêter » ? Formules floues ou pas, il est un fait : le Liban est en passe de se mettre en travers de la légalité internationale, car il est pratiquement presque impossible, sur le terrain, de livrer les quatre personnes demandées par le procureur Daniel Bellemare. Nul n’ignore que ces personnes, liées au 231


Hezbollah, sont, du coup, intouchables. Nul n’ose s’aventurer dans les territoires considérés comme le fief du parti, y compris les forces de l’ordre. Et si, comme l’ancien ministre de la Justice l’a fait ironiquement remarquer lors du passage à la télé du 2 juillet, il a octroyé « le repos » à son successeur, puisque la coopération judiciaire ne passe pas par lui, nul n’est assez dupe pour croire qu’une quelconque force armée officielle libanaise se risquera à arrêter un membre quelconque du Hezbollah. En tout cas pas dans le cadre de cette affaire. A la suite du discours très structuré de sayyed Hassan Nasrallah, le 2 juillet au soir, le message est reçu à 100%. Revêtu de sa traditionnelle tunique marron, et coiffé du turban propre aux dignitaires chiites, le chef du Hezbollah peut se targuer d’assurer un audimat exceptionnel à chacune de ses apparitions télévisées. Samedi soir donc, à 20h30, le sayyed affirme à qui veut bien l’entendre, au Liban comme ailleurs, notamment à La Haye, que personne n’arrêtera jamais un des proches du Parti de Dieu, ni dans trente jours, ni dans trente ans, ni dans trois cents ans… Pour être claire, la formule n’en laisse pas moins le spectateur transi. Même Najjar n’avait pas prévu, le matin-même, la possibilité d’une telle prise de 232


position, aussi formelle, aussi solennelle, aussi… horsla-loi. Car Hassan Nasrallah vient de se mettre lui-même, et son parti avec lui, en position de confrontation ouverte avec toute la communauté internationale. Bien sûr, le chef du Hezbollah avait, à de nombreuses reprises, annoncé la couleur. Il a souvent dit, par le passé, qu’il ne croyait pas en ce tribunal, qu’il considérait comme vicié et politisé. Mais de là à affirmer, sans ambages, que jamais aucun des membres de son parti ne serait inquiété dans l’affaire Hariri par la juridiction internationale, il y avait un pas. Allègrement franchi, sans fausse honte, et sans même un ton de haine ou de défi. Nasrallah a simplement affirmé ceci sur le ton d’un fait, d’une réalité, que chacun connaît peut-être, mais que personne, jusque-là, n’avait osé dire. C’est que le chef du Hezbollah est désormais prêt à tout pour détruire l’image du tribunal honni. Au cours de cette même intervention télévisée, il avancera ce qu’il estime être des preuves irréfutables de la politisation du TSL, ainsi que de ses membres, en passant par les enquêteurs, et même le président, Antonio Cassese. Nasrallah produit une série de vidéos, soi-disant fracassantes, sur lesquelles il n’est même pas utile de s’arrêter. Elles s’adressent à la 233


masse des gens, à ceux, crédules, acquis à l’avance à ses arguments, de quelque nature qu’ils soient.

« Peu importe, en réalité, cette position de refus total du chef du Hezbollah. Aujourd’hui, tout est enclenché. Bientôt, il y aura des audiences, publiques, diffusées en direct à la télé. Nous pourrons lire l’acte d’accusation. Nous comprendrons quel a été le rôle de ces quatre personnes pointées du doigt par Bellemare. Nous aurons d’autres noms aussi. Nous comprendrons pourquoi Rafic Hariri a été tué. Menaçait-il une communauté ? Un pays ? Nous aurons bientôt des réponses. »

Bien entendu, et même si la Justice internationale est bel et bien enclenchée, les propos de Hassan Nasrallah soulèvent tout de même le tollé auquel on pouvait s’attendre, avant de retomber dans l’oubli d’un été qui s’annonce prometteur, malgré tout. Même si, dès le lundi 4 juillet, les députés doivent prendre la parole dans l’hémicycle, avant d’accorder la confiance au nouveau gouvernement. C’est une petite majorité, en réalité teintée de honte pour plusieurs de ses membres, qui, au final, dit oui à Najib Mikati et à son équipe. Parmi les discours prononcés à l’occasion, celui de Sami Gemayel, fils de l’ancien président de la République 234


Amine, et frère de Pierre, assassiné froidement en pleine ville le 21 novembre 2006, attire le plus l’attention. C’est un jeune homme d’à peine 30 ans, de stature moyenne, mais d’un charisme extraordinaire, rare. Très rare. Un charisme qui n’est pas sans rappeler un certain Bachir Gemayel, son oncle, assassiné en pleine gloire, en 1982, alors qu’il venait d’être élu chef de l’Etat. En écoutant Sami Gemayel, retransmis en direct sur les chaînes de télévision, on ne peut s’empêcher de craindre pour sa vie. Ses propos sont d’une clarté, d’une structure, d’une logique, qui ne peuvent laisser indifférent. Il fustige la nouvelle majorité, calmement mais fermement, ironise sur le manquement, dans la Déclaration ministérielle, de toute formule relative aux faux témoins. Allusion non cachée au fait que l’ancien gouvernement a justement chuté à cause de cette question, dont aujourd’hui plus personne ne semble se soucier. En bon juriste et en parfait orateur, le jeune homme se demande pourquoi les quatre personnes recherchées par la Justice internationale ne se défendent tout simplement pas, comme tous les accusés du monde, quitte à prouver leur innocence. Il pose aussi une question essentielle, à laquelle personne, parmi les 235


opposants au Tribunal spécial pour le Liban, ne trouve de réponse : quelle est l’autre option ? Bien entendu, personne ne peut répondre à une telle question parce que tout le monde sait bien qu’il n’y a pas d’alternative. Que le Liban a déjà payé un lourd tribut, dans son passé mouvementé, d’attentats politiques et d’actes de terrorisme jamais élucidés. Tout le monde sait bien que la Justice libanaise n’est pas encore, à ce jour, apte à recevoir et à trancher de tels litiges. Il n’y a pas d’alternative au TSL. Et pourtant, avec le gouvernement de Najib Mikati, chapeauté par le Hezbollah, la coopération du Liban sera dorénavant pour le moins boiteuse…

« Personnellement, je doute que le gouvernement actuel prenne la décision de ne pas compléter la participation financière du Liban au budget du TSL. Si le Liban ne paie pas sa part de contribution, il se verra en mauvaise posture par rapport à la légalité internationale. Le gouvernement doit comprendre que cette légalité-là n’est pas un menu à la carte. Je ne peux pas demander à l’Onu de m’accorder protection pour ce qui a trait aux offensives israéliennes, et refuser en 236


parallèle d’autres résolutions internationales ! C’est un tout : soit je suis avec cette légalité, soit je suis contre… »

Certes, même si le Liban arrête toute participation financière au Tribunal spécial pour le Liban, le financement est quand même garanti par d’autres sources onusiennes, ou des subterfuges de nature à suppléer les carences libanaises. Cela permettra peut-être à la « machine » de fonctionner, mais laissera le problème, sur le sol libanais, entier. Et, peu importe le résultat de l’instance, peu importe si des jugements seront bien issus, un jour, à l’encontre de ces quatre personnes ou d’autres, qui apparaîtront dans de prochains mandats d’arrêt ; le jugement des gens, lui, est déjà pris. Essayons de nous transporter dans vingt ou trente ans. Le verdict sera clair pour les uns, alambiqué pour les autres. Pour une grande partie de l’opinion, ce sera alors le Hezbollah qui « l’a fait », tant l’amalgame est facile dans la tête des gens, surtout en l’absence d’une comparution des inculpés.

« Ignorer le cours de la justice ne suffit pas. Quand on observe le cas de l’ex-Yougoslavie, on se rend compte que malgré les retards, 237


malgré les fuites dans la presse, malgré tout, aujourd’hui, les généraux serbes sont traduits en justice. Quel est donc le plan B de ceux qui se déclarent si hostiles au Tribunal spécial pour le Liban ? »

Aujourd’hui pourtant, c’est le Hezbollah, et lui seul, qui a la possibilité d’infléchir le jugement des gens, en acceptant de laisser comparaître les accusés, en leur permettant de se défendre, en se défendant soi-même, tout compte fait. Nul n’écarte la possibilité que ces personnes aient agi sur la base d’un agenda indépendant de celui du Parti de Dieu. Comme nul n’écarte la possibilité que les premiers mandats d’arrêt délivrés par Daniel Bellemare soient suivis d’autres, envers des personnes peut-être pas proches du Hezbollah, ou alors qui l’auraient infiltré… Autant de possibilités que le parti de sayyed Hassan Nasrallah n’ignore certainement pas. Pourquoi alors avoir choisi la confrontation ? A-t-il de bonnes raisons de ne pas se conformer aux injonctions du tribunal, et, ce faisant, à la légalité internationale ? Sans aucun doute. Mais cela ne rend pas pour autant acceptable de mettre en danger l’avenir d’un pays, qui n’aspire qu’à vivre. 238


Car aussitôt le discours de Hassan Nasrallah « digéré », et aussitôt la confiance du Parlement accordée au gouvernement, même le Premier ministre s’est offert des vacances…

239


Chapitre 22 L’impasse

Le 25 juillet 2011, l’un des députés du bloc du Hezbollah au Parlement, Nawaf Moussaoui, va encore plus loin que Hassan Nasrallah. Il affirme, sans ambages, et surtout, semble-t-il, sans fausse honte, et sans se soucier du choc occasionné par ses paroles, que les accusés dans l’affaire Hariri allaient être élevés… au rang de saints ! L’affirmation est faite lors d’une commémoration en l’honneur des martyrs de la guerre de juillet 2006. Et, dans un amalgame malvenu, il mélange le respect dû aux martyrs de la Résistance et celui dû à chacun des membres du Parti de Dieu. Pour Moussaoui, les choses sont d’une simplicité affligeante : quiconque attaque, par n’importe quel moyen, la dignité ou la réputation de l’un des membres du parti est un allié du diable. Par ricochet, le « tribunal du mal », qui a osé accuser quatre des cadres du Hezbollah, se rend coupable luimême de blasphème. Il va sans dire que toute personne qui appuie, ou qui semble agréer les accusations de Daniel Bellemare, est, elle aussi, conspiratrice du mal suprême qui vise le Parti de Dieu. Tout n’est que complot, dans le seul but de 240


servir l’Etat hébreu et de réduire la Résistance sacrosainte en poussière. Tout n’est qu’ignoble machination des forces occidentales du mal, contre les forces du bien, seules garantes de l’intégrité du sol libanais. Du coup, évidemment, nul besoin de se rendre au procès que prépare le TSL, et qu’a déclenché officiellement la remise de l’acte d’accusation de Daniel Bellemare. Les avocats, ce sont les membres du parti, et les médias pris à parti tiennent lieu de salles d’audience. Le mot est dit, et il ne supporte aucune discussion possible. Les quatre accusés, membres du Hezbollah, sont des saints, des icônes ! Et quiconque sera suspecté, dans le futur, par le procureur près le TSL, en tant que conspirateur ou co-auteur, le sera tout autant… Imperturbable, au-dessus de la mêlée, le juge de la mise en état Daniel Fransen prend la décision, quelques jours plus tard, de lever partiellement le secret entourant l’acte d’accusation notifié sous scellés aux autorités judiciaires libanaises. Les noms des quatre accusés, avec leurs photos et leurs dates de naissance respectives, sont désormais affichés sur la page d’accueil du site Internet du Tribunal spécial pour le Liban. Bien sûr, leurs identités sont déjà connues de tous, grâce aux fuites (orchestrées ?) dans la presse. N’empêche, la démarche est hautement 241


symbolique, et démontre encore une fois que le train est définitivement en marche. Cependant, et sans surprise aucune, le procureur libanais près la Cour de cassation, Saïd Mirza, annonce au président du TSL, quelques heures avant l’expiration du délai de trente jours accordé, que le Liban n’a pas réussi à notifier les quatre accusés. En parallèle, l’ancien chef de la Sûreté générale, Jamil el-Sayyed, relance l’affaire des mandats d’arrêt syriens… alors même que la Syrie ne cesse de s’enfoncer dans un tourbillon infernal qui, en bonne logique, devrait mener bientôt à la chute du régime de Bachar el-Assad. Ironie que de compter sur la justice d’un pays en pleine débandade, et de rejeter comme l’instrument du diable une juridiction placée sous les auspices de l’Onu ! Entre-temps, la machine du TSL, elle, avance. Et vite. Le jeudi 11 août 2011, May Chidiac, Marwan Hamadé, et l’ancien ministre de la Défense Elias elMurr sont convoqués au palais de Justice de Beyrouth, par une commission de la juridiction spéciale internationale. Tous trois ont échappé de justesse à des attentats à la voiture piégée. Tous trois en gardent des séquelles graves. Hamadé et Murr se voient confirmer, sans étonnement, du lien de 242


connexité avéré entre leurs affaires et celle de l’attentat visant Rafic Hariri. Quant à la journaliste May Chidiac, elle annonce, sourire aux lèvres, à ses confrères, qu’elle sait avec certitude qui a voulu mettre fin à ses jours, même si son affaire n’est, semble-t-il, pas directement liée à celle de l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais. Elle affirme pourtant que, pour elle, tant qu’on trouvera les assassins de l’un seul des attentats qui ont bousculé le Liban tout entier à partir d’octobre 2004, justice aura été faite pour tous. C’est le 17 août 2011 que le juge de la mise en état, Daniel Fransen, prend la décision de publier une partie de l’acte d’accusation. Un vrai coup de massue pour le Hezbollah… Même si les faits ne sont pas entièrement dévoilés, et ne le seront, selon Daniel Bellemare, que lors de l’ouverture des audiences publiques, le coup est dur. Si les éléments de preuve ont été gardés secrets -quelque 20.000 pages annexées à l’acte d’accusation-, la préparation et le mode d’exécution de l’assassinat de Rafic Hariri sont bel et bien rendus publics. En revanche, aucune allusion ne sera faite sur les véritables commanditaires du crime… Bien entendu, la lecture de l’acte d’accusation, « censuré » pour le moment de plusieurs « X », 243


données inconnues à remplir au fur et à mesure, laisse à penser que beaucoup d’autres noms suivront. Même le kamikaze à bord de la camionnette blanche chargée d’explosifs est toujours inconnu… N’empêche. Il y a déjà largement matière à réflexion. Les détails des communications téléphoniques, ceux de la minutieuse préparation, par ces quatre hommes - et par d’autres dont le nom est encore tu- laissent perplexe. Tout est relaté dans l’acte d’accusation tant attendu. Les souvenirs les plus pénibles se réveillent, et la lecture des détails de la préparation et de l’exécution de l’attentat font froid dans le dos. Comme dans un bon polar, on suit, mois après mois, semaine après semaine, minute par minute, les préparatifs de l’assassinat. Tout est relaté au public libanais, devenu lui aussi juge à part entière. Les multiples réseaux de téléphonie mobile, les communications aux moments-clés, l’observation minutieuse de Rafic Hariri pendant les mois précédant son assassinat… Les vingt et une personnes tuées en même temps que l’ancien Premier ministre. Les 231 autres blessées. La camionnette blanche, payée 11250 dollars en espèces quelques jours avant l’attentat. La vidéo du jeune « Abou Adas », dont l’emplacement, dans un jardin, a été indiquée à la chaîne de télévision al-Jazeera ainsi qu’à Reuters, par 244


deux des accusés. Le jeune homme en question, qui revendique sur la vidéo l’assassinat, un parfait inconnu, n’était pas l’homme conduisant la camionnette. Il est porté disparu à ce jour. La coordination entre les quatre hommes accusés et d’autres, beaucoup d’autres, est flagrante. Des appels dont on peut aisément deviner le contenu sont passés entre eux, au moment précis où Hariri quitte le Parlement, au moment où son convoi démarre… On connaît la suite. L’attentat. Les 2500 kilos d’explosifs, pour ne laisser aucune chance à Rafic Hariri de s’en sortir, au mépris des personnes l’accompagnant et des simples passants. La panique, la stupeur, la débandade. Les Libanais ont enfin des noms. Des accusés qui, pour beaucoup, sont déjà des coupables. Des hommes de l’ombre pour le moment. Et pas encore de mobile avéré. Pourtant, leur affiliation au Hezbollah ne fait pas de doute. D’abord, parce qu’elle n’a pas été niée par le parti, qui, au contraire, l’a revendiquée. Ensuite, dans le texte-même de l’acte d’accusation, qui qualifie les quatre hommes de « sympathisants du Hezbollah », Bellemare estime qu’en tant que tels, ils avaient la capacité matérielle de perpétrer un tel acte terroriste. 245


Autant dire une déclaration de guerre, ou presque. En tout cas, c’est ainsi que cette allusion est interprétée par le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah. Le soir même de la publication de l’acte d’accusation, il fait un discours télévisé dont le contenu est absolument sans nuances. Il estime que le mouvement du 14 mars, qui, bien entendu, s’est réjoui des faits dévoilés par Bellemare, cherchait à instiller une hostilité communautaire au Liban… L’ancien Premier ministre Saad Hariri, ainsi que d’autres ténors du 14 mars, ont simplement appelé le Hezbollah à lever la protection des personnes accusées, et à laisser la justice faire son œuvre. Pour Hassan Nasrallah, il ne faut point voir dans le Tribunal spécial pour le Liban une possibilité quelconque de dire le droit. Il rejette en bloc les accusations, les allusions, et toute possibilité de comparution des accusés à La Haye. Au-delà de cette position, somme toute attendue, c’est surtout l’allusion aux guerres intestines, interconfessionnelles, qui fait peur. Le sayyed affirme en effet qu’il s’agit là d’une nouvelle attaque en règle contre le parti de la Résistance, et que, comme à chaque fois, le Parti de Dieu en sortira vainqueur…

246


Epilogue Sur les hauteurs du Kesrouan…

Si la justice semble donc bien avancer, contre vents et marées, les Libanais, eux, ne s’en soucient que de manière éphémère, avant de retourner à leur préoccupation première, vivre. Vivre comme une urgence, comme une évidence. On ne se refait pas. Libanais un jour, libanais toujours. Quelque part dans les hauteurs de la montagne du Kesrouan, dans le jurd de Kfardebian, au sommet de vallées arides qui donnent jusqu’à la mer, une poignée de jeunes sablent le champagne, comme pour célébrer cette fin d’été finalement festif. C’est un lieu privilégié, un petit bar niché à 2000 mètres d’altitude, où il fait bon « prendre un verre » à l’heure où le soleil se couche, au son d’une musique « unplugged ». A travers mon verre de vin blanc, j’admire cette journée qui tire sur sa fin, et j’observe les gens. Indifférents, insolents, insouciants, ils font comme si rien ne se tramait. Comme si le tribunal n’existait pas, comme s’il n’y avait pas, peut-être à quelques kilomètres d’eux, quatre personnes recherchées par la Justice internationale, pour avoir, 247


un certain jour de Saint-Valentin, changé le destin du Liban. Comme s’il n’y aurait pas, bientôt, d’autres mandats d’arrêt, d’autres noms jetés en pâture, d’autres discours du sayyed de la Résistance, d’autres joutes verbales. Ils font comme s’il n’y avait absolument aucun point d’interrogation sur l’avenir de leur pays, comme si tout allait de soi… Ils feignent d’ignorer la Syrie voisine qui vacille, les enjeux énormes engendrés par la révolution de son peuple, et leurs retombées certaines sur le Liban. Il est ainsi, mon pays : une exception, un cas, une pathologie. Un petit pays sur lequel ne se sont pas penchées que des fées. Un pays qui vit l’un de ses tournants les plus cruciaux, dans l’attente désormais d’une justice contestée. Et, même si on joue l’insouciance, on ne peut ignorer que, pour la première fois dans son histoire, le Liban pourra peut-être mettre bientôt des noms sur les assassins qui ont longtemps terni son image et meurtri ses habitants. « La justice peut maintenant suivre son cours », m’a dit sereinement Ibrahim Najjar. A le voir lui-même si tranquille, après les nombreux soubresauts occasionnés par sa fonction, dans l’attente si longue 248


de Daniel Bellemare, je me dis que nous réussirons tous à franchir aussi cette étape sans difficultés. Un jour, nous saurons enfin qui a tué Rafic Hariri. Et Bassel Fleihane, et Gebran Tueini, et Pierre Gemayel, et Georges Haoui, et Samir Kassir, et Walid Eido, et Antoine Ghanem. Nous saurons quelle main assassine a mis la bombe sous la 4X4 de May Chidiac, sur la route de Marwan Hamadé ou encore d’Elias el-Murr. Un jour…

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TABLE DES MATIÈRES

Préface…………………………………………………………………………..…5 Préambule…………………………………………………………………………7 Chapitre 1 Un poste-clé à une période-clé…………………………………………..9 Chapitre 2 Le Tribunal spécial pour le Liban, une naissance au forceps……………………………………………………………….………...……29 Chapitre 3 Faux témoins, vrai problème! ……………………………………...……33 Chapitre 4 L´idée du Juste en seule ligne de mire…………………………….…44 Chapitre 5 Mais que fait donc Najjar? …………………………………..……………53 Chapitre 6 Jamil el-Sayyed, désormais intouchable?...........………..………59

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Chapitre 7 Les défauts de la transparence………….………………………………65 Chapitre 8 Mais à part ça……………………………………………………………………69 Chapitre 9 Des mandats syriens qui enveniment encore plus les choses…….…………………………………………………………………………76 Chapitre 10 Calmons le jeu… Ahmadinejad arrive……………..…………………86 Chapitre 11 La loyauté avant tout…………………………………………………………98 Chapitre 12 Le devoir de ne plus avoir de préjugés……………………………..108 Chapitre 13 Scénario-catastrophe……………………………………………………….118 Chapitre 14 De Moscou à Paris, les coulisses de la diplomatie……….……131

251


Chapitre 15 Noël explosif?…………………………………………………………..….145 Chapitre 16 Beaucoup de bruit pour rien……..…………………………………154 Chapitre 17 La boucle est bouclée…………………………………………….…..…164 Chapitre 18 Ce calme étrange et assourdissant………………….…………….181 Chapitre 19 Non aux armes du Hezbollah……………………….…………….…195 Chapitre 20 (Enfin?) Un gouvernement…………………..…………………….…207 Chapitre 21 Le moment de vérité? ……………………….…………………………219 Chapitre 22 L´impasse………………….……………………….…………………………240 Epilogue Sur les hauteurs du Kesrouan…………………………………………247 252






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