L imagination creatrice ou le hadhrat al

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L’imagination créatrice ou le hadhrat al-khaïel comme organe de production artistique

Présenté par : Mohamed Ben Moussa Architecte - Doctorant - Assistant à l’E.N.A.U


« Notre appartenance au monde des images est plus forte, plus constitutive de notre être que notre appartenance au monde des idées » Gaston Bachelard

Sommaire :

1) 2) 3) 4) 5) a) b) 6) 7) 8)

Mots clefs : .............................................................................................................. 3 Résumé : .................................................................................................................. 3 Introduction : ........................................................................................................... 4 Les structures anthropologiques de l’imaginaire selon Gilbert Durand : ................ 5 L’imagination créatrice selon Henry Corbin : ......................................................... 7 La métaphore du texte ............................................................................................. 8 La métaphore du récit mystique ou de la geste épique:.......................................... 9 Hadhrat al-khaïel ou le mundus imaginalis dans le soufisme d’Ibn Arabi : ........... 9 Conclusion : ........................................................................................................... 10 Références bibliographiques : ............................................................................... 11


1)

Mots clefs : Image, imagination, imaginal, mundus imaginalis, création, rationalité, spiritualité, herméneutique, espace, architecture, barzakh, alam al-mithal wa alkhaïel.

2)

Résumé :

Dans cette présentation nous allons nous intéresser au processus de création/conception de toute œuvre artistique vu selon trois grands philosophes qui sont Gilbert Durand, Henry Corbin et Mohieddin Ibn Arabi. Ces trois grands philosophes se sont intéressés à une dimension peu connue qui est « l’imagination créatrice » comme instance qui gouverne tout acte de création. L’être humain est comme un oiseau qui doit battre de ses deux ailes afin de prendre son envol vers les cieux de la connaissance et de l’émancipation. Les deux ailes de l’être humain ─ qui sont les deux principes fondamentaux de sa nature humaine ─ sont la spiritualité et la raison. Pour Gilbert Durand la pensée occidentale et spécialement la philosophie française a pour constante tradition de dévaluer ontologiquement l’image et psychologiquement la fonction d’imagination « maîtresse d’erreur et de fausseté »1. Grâce à ce grand philosophe une réconciliation de l’intelligible et du sensible s’est opérée. L’éminent philosophe et orientaliste Henry Corbin, à l’origine de plusieurs traductions de grands philosophes et mystiques arabes et persans, a pu faire un état des lieux de la philosophie islamique en général et iranienne en particulier. Un des thèmes majeurs auquel il s’est consacré, a été l’« imagination créatrice » et le « monde imaginal » (mundus imaginalis). Mundus imaginalis, monde imaginal, ainsi désigné par Henry Corbin pour traduire de l’arabe alam al-mithal wa al-khaïel, est le lieu où la connaissance imaginale de l’ange est aussi connaissance imaginale de l’âme, où se réfléchit l’Un dans le multiple2. Le monde imaginal ― rien d’autre que le huitième climat des théosophes de l’islam mystique et shiite ― est l’instance ontologique où se déploie l’Un dans le multiple des théophanies, où se rassemble vers l’unité, impossible à atteindre le divers de ses « faces ». Le grand mystique et théosophe Mohyî-Eddine Ibn Arabi a écrit de longs traités de philosophie sur la thématique du mundus imaginalis ou alam al-malakut ou al-khaïel et sur sa faculté de perception, à savoir l’imagination créatrice. Nous notons, dans son Kitab altajalliyât, que son discours correspond à une phénoménologie de la connaissance dépendant étroitement du rôle attribué au monde imaginal correspondant au niveau intermédiaire entre le sensible et l’intelligible dans lequel nous appréhendons les réalités métaphysiques s’exprimant en image, en symboles et en métaphores. Le but de cette communication est d’attirer l’attention sur cette faculté qu’est l’imagination créatrice qui vise la réconciliation, ô combien indispensable, dans la poïétique de l’acte de la création entre la raison et la spiritualité.

1 2

G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, édition Dunod, Paris, édition de 1992, p.15. Jambet Christian, La logique des Orientaux. p.40.


3)

Introduction :

Dans cette présentation nous allons nous intéresser au processus de création/conception de toute œuvre artistique vu selon trois grands philosophes qui sont Gilbert Durand, Henry Corbin et Mohieddin Ibn Arabi. Ces trois grands philosophes se sont intéressés à une dimension peu connue qui est l’imagination créatrice comme instante qui gouverne tout acte de création. Mais avant cela nous allons dire, en introduction, que l’image qui va guider notre raisonnement c’est celle de l’oiseau. En effet, l’être humain est comme un oiseau qui doit battre de deux ailes afin de prendre son envol vers les cieux de la connaissance et de l’émancipation. Les deux ailes de l’être humain ─ qui sont les deux principes fondamentaux de sa nature humaine ─ sont la spiritualité et la raison. En conséquence, si une de ses deux ailes est atrophiée l’homme ne pourra pas battre des ailes et voler vers les cimes de la connaissance. Si un homme essayait de voler vers les cimes de la connaissance avec la seule aile de la religion, il choirait rapidement dans le marécage des superstitions ; mais d'autre part, avec la seule aile de la science, il ne pourrait progresser et sombrerait dans la fange désespérée du matérialisme. Un excès de zèle dans une des deux directions ― l’une aux dépens de l’autre ― mène à Figure 1 : sans le développement des deux ailes la dérive. Si l’aile de la raison est développée aux l'envol serait impossible dépens de l’aile spirituelle, ceci nous mènera droit vers un positivisme dont le résultat immédiat sera un matérialisme pur et dur qui ne peut rendre compte de la complexité de l’homme et de sa réalité. Un excès de zèle du côté spirituel nous mène vers un fétichisme naïf. D’où la nécessité de cultiver jusqu’à l’excellence ces deux aspects de la nature humaine et de réconcilier les deux principes fondamentaux de l’être humain. Nous remarquerons, toutefois, qu’à mesure que la puissance et la suprématie de la raison ont été ébranlées dans le cours du XXème siècle, l’image a fait l’objet d’un regain scientifique. Cette phase correspond aussi aux avancées scientifiques qui ont été faites et qui ont mis en valeur deux éléments essentiels à savoir le rôle de l’observation et celui de la représentation, impliquant que tout ce que nous connaissons du réel est, à vrai dire, une représentation et non sa quintessence, et que ces représentations passent forcément par un système de codage symbolique. L’art moderne avec toutes ses expressions et images a été à l’avant-garde de ces découvertes. Nul n’ignore comment l’unique point de vue de la perspective de la renaissance a été chamboulé au profit d’une pluri-dimensionnalité qui laisse à l’observateur le choix de son point de vue ; tout en le rassurant que ce qui ressortira de sa lecture d’une œuvre est un point de vue personnel et non la réalité de cette dernière. Un même objet ― comme une même réalité ou un même sujet ― pourra alors être abordé de plusieurs facettes et angles de vue. Nul ne saura détenir et embrasser, définitivement, sa quintessence. Cet état d’esprit ne nous rappelle-t-il pas le principe de la relativité d’Einstein ? Cette réhabilitation du statut de l’image et de l’imaginaire passe justement par la reconsidération des deux ailes de l’être humain que sont l’entendement et la sensibilité ou bien encore la raison et la spiritualité. Et nous verrons amplement plus loin que, grâce à cette confluence, ce « barzakh » entre ces deux mondes que sont entendement/sensibilité ou raison /spiritualité, une nouvelle instance voit le jour, à savoir le pouvoir de l’imagination créatrice.


Il est à remarquer aussi qu’en Occident le divorce avec l’inconscient (avec tout ce qui s’ensuit comme domaines en rapport avec l’imaginaire, le rêve…) a duré quasiment 800 ans et ce n’est qu’au vingtième siècle qu’une réconciliation a été amorcée grâce aux découvertes scientifiques et psychanalytiques (notamment celle de C.G Jung). Le rêve, par exemple, banni des siècles durant par l’église chrétienne3 comme relevant des sciences occultes et du spiritisme. En conséquence, les enfants sont éduqués au non sens du rêve, ce dernier est alors élagué et exclu de la vie psychique. Le rêve n'a aucune place dans les traités de médecine, et les grands esprits scientifiques s'y intéressent rarement. On peut alors affirmer que l’homme occidental s’est vu coupé de la dimension capitale qu’est l’inconscient et le rêve. La médecine occidentale a, pendant longtemps, méprisé les autres cultures et les a considérées comme simplistes et naïves. Ce n’est que récemment qu’on a pu voir pointer un regain d’intérêt pour les sciences développées par ce que l’occident appelait, les cultures indigènes. Même la Renaissance n’a pas su réhabiliter la psyché, et toutes les sciences ― développées dans l’esprit d’échapper à la main mise de l’Église ― ont mis à l’écart la dimension imaginaire de l’être humain. Il a fallu attendre le vingtième siècle pour que beaucoup d’historien des religions, de psychologues, de psychanalystes tentent de scruter les dédales de cette dimension imaginaire. Une des plus grandes découvertes du siècle dernier, fut par excellence l'inconscient, découverte qui marqua une étape fort importante dans la connaissance du psychisme humain et même dans l'histoire de l'humanité toute entière. Il est à noter aussi comment les découvertes scientifiques contemporaines en matière de neurosciences confirment bel et bien que le langage du cerveau droit, en apparence absurde, non verbal, alogique, imagé et symbolique, est celui des rêves4. Il est intéressant de relever que, contrairement à ces siècles de négation de la dimension imaginative en Occident, dans la culture musulmane cette faculté était toujours de mise dans le développement des divers champs scientifiques et artistiques. La symbolique qui en découle est investie dans tous les domaines sociaux et dans toutes les sciences de l’époque.

" Fiez-vous à vos rêves, car en eux est cachée la porte de l'éternité. " Khalil Gibran - Le prophète.

4) Les structures anthropologiques de l’imaginaire selon Gilbert Durand : Gilbert Durand s'est livré depuis les années soixante à une lecture anthropologique de l'imaginaire, dans le sens où il puise sa réflexion dans tous les registres scientifiques se rapportant à la connaissance de l’être humain, psychanalyse, sociologie, ethnologie, etc., sans aucune ontologie de préférence. En se situant dans la continuité de l'œuvre de Gaston Bachelard et de celle de C.G. Jung, il œuvre pour redonner à la symbolique et à l'image une place que lui ont refusé les divers « iconoclasmes » dont le positivisme. Disons d’emblée, il serait opportun de dire que ce maître de la pensée philosophique s’est vu confronté aux limitations de la pensée occidentale, qui, d’après lui, dévalue l’image et la fonction d’imagination. Son témoignage est, dans ce sens, on ne peut plus éloquent : « la pensée 3

L'ancien Code Napoléonien, en vigueur en France jusqu'en 1992, punit "de l'amende prévue pour les contraventions de la 3° classe les gens qui font métier de deviner et pronostiquer, ou d'expliquer les songes." (article R. 34, 7°). 4 Nous devons ce concept au Dr Jean-Michel Crabbé, cité in Sommeil et rêve, 11 février 2008. Site web : http://membres.lycos.fr/jmcmed/reves/.


occidentale et spécialement la philosophie française a pour constante tradition de dévaluer ontologiquement l’image et psychologiquement la fonction d’imagination « maîtresse d’erreur et de fausseté ». »5 Pour situer le parcours de G. Durand en matière de réflexion sur l’imaginaire et l’imagination, nous commencerons par dire que, pour cet auteur, le génie des cultures humaines passe par la création du langage symbolique qui laisse le sens s'instaurer dans le réseau d’images qui leurs sont propres. L'étude exhaustive qu'il a menée auprès des mythologies du monde entier lui a permis de déceler des structures qui se dessinent et les sous-tendent, quel que soit leur lieu d'origine. Ainsi, fait-il sienne l'affirmation de Gaston Bachelard qui déclare : « Notre appartenance au monde des images est plus forte, plus constitutive de notre être que notre appartenance au monde des idées ». Prendre conscience de l’appréciation donnée au processus idéatif dans son rapport avec l’image ne peut que nous aider à concevoir ensuite une réhabilitation des deux ailes de l’oiseau (l’entendement, l’intuition et l’instance intermédiaire qu’est l’imagination créatrice) ; en l’occurrence les modes de connaissances de l’homme. Cette besogne nous permettra de dire avec G. Durand6 que, pour les détracteurs de l’image7, la généalogie de la « famille de l’image » n’est que l’histoire d’un louche abâtardissement. D’où ce qui est évoqué dans le langage au quotidien par la dichotomie « sens propre » / « sens figuré », ne serait que la mise en place, par opposition au propre, d’un « sens sale ». D’où, en conséquence, encore une fois, une dévaluation de l’image et de l’imagination. Cette « polysémie » due aux sens figuré se rattachant au présupposé sens propre, donne justement à l’image toute sa notoriété. Car, dans le rapport signifiant / signifié du « sens propre / sens sale » une des expressions sémantiques du sens, à savoir le signe, est considérée comme étant de moindre valeur. Cette logique nous informe G. Durand n’est jamais de mise dans le domaine de l’imagination, où l’image ― aussi dégradée qu’on puisse la concevoir ― est en elle même porteuse d’un sens qui n’a pas à être recherché en dehors de la signification imaginaire8. Nous ne tentons pas de dresser un tableau cynique sur la connaissance sur l’image et l’imaginaire, car, heureusement, un certains nombre de philosophes et psychologues comme Bachelard, Jung, Piaget, et d’autres, ont tenté de démontrer la cohérence fonctionnelle de la pensée symbolique et du sens conceptuel. Tout le long de cette partie il a été question de faire un état des lieux sur les modes de connaissance et d’appréhension de l’être humain. Grâce à G. Durand une réconciliation de l’intelligible et du sensible s’est opérée.

5

Cité par G. Durand in Les structures anthropologiques de l’imaginaire, édition Dunod, Paris, édition de 1992, p.15. 6 op. Cité par G. Durand, p.24. 7 Nous pensons entre autre à Bergson, à Sartre… 8 op. Cité par G. Durand, p.24.


5)

L’imagination créatrice selon Henry Corbin :

Cet éminent philosophe et orientaliste a eu le mérite de mettre à la lumière une grande école de la philosophie mondiale, à savoir celle du shiisme et plus particulièrement celle du shiisme duodécimain. Il est à l’origine de plusieurs traductions de grands philosophes et mystiques arabes et persans dont nous citerons quelques noms à titre d’exemple et non de manière exhaustive : Avicenne, Sohrawardi, Ibn Arabi, Mulla Sadra Shirazi, Sheikh Ahmed al-Ahsa’î, etc. Grâce à son savoir encyclopédique, Corbin a pu faire un état des lieux de la philosophie islamique en général et iranienne en particulier. Un des thèmes majeurs auquel il s’est consacré, a été l’« imagination créatrice » et le « monde imaginal » (mundus imaginalis). Mundus imaginalis, monde imaginal, ainsi désigné par Henry Corbin pour traduire de l’arabe alam al-mithal wa al-khaïel, est le lieu où la connaissance imaginale de l’ange est aussi connaissance imaginale de l’âme, où se réfléchit l’Un dans le multiple9. Le monde imaginal ― rien d’autre que le huitième climat des théosophes de l’islam mystique et shiite ― est l’instance ontologique où se déploie l’Un dans le multiple des théophanies, où se rassemble vers l’unité, impossible à atteindre le divers de ses « faces ». Pour nous expliquer les L’imagination conséquences créatrice fondamentales de l’existence de ce huitième climat, Corbin nous informe10 que l’ensemble des Sensibilité / rationalité théosophes Esthétique / s’accordent à Spiritualité reconnaître que la connaissance humaine s’établit en fonction C’est l’instance intermédiaire de d’un schéma qui synthèse ; une faculté autonome articule trois univers. Le premier serait le consistante et subsistante monde physique sensible (gouverné par Figure 2 : Chaque instance de connaissance dispose d'un organe particulier les âmes humaines) c’est le ou d'une faculté particulière. monde sensible, le monde des phénomènes (molk). Il y a le monde suprasensible des âmes ou des anges-âmes, le Malakut. Il y a l’univers des pures Intelligences archangéliques. A ces trois univers correspondent trois organes de connaissance : les sens, l’imagination, l’intellect, triade à laquelle correspond la triade de l’anthropologie : corps, âme, esprit. Il devient clair à nos yeux, qu’entre l’entendement (l’intellect) et le sensible (le spirituel) se situe un monde intermédiaire, consistant et subsistant, qui est le alam al-mithal, monde de l’image, mundus imaginalis. Ce monde est, aux yeux des théosophes, aussi réel que le monde de l’intellect et le monde des sens, il requiert alors un organe d’appréhension qui est par excellence l’instance de l’imagination créatrice. Cette faculté qu’est la puissance imaginative n’est certainement pas à confondre avec le concept moderne de l’imagination qui nous mène droit vers le fantasmagorique, le fictif et l’irréel. 9

Jambet Christian, La logique des Orientaux. p.40. Henry Corbin, idem – p.15.

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Cette définition de la faculté intermédiaire entre intellect et sensible, confirme à merveille l’image de l’oiseau précédemment citée du Maître ‘Abdu’l-Bahá Abbas, où raison et spiritualité (les deux ailes de l’oiseau qu’est l’être humain) se conjuguent afin que l’être humain puisse s’élever vers les cieux de la connaissance et atteindre le huitième climat ou le mundus imaginalis. La fonction cognitive de l’imagination prend alors son origine dans ce alam al-khaïel dont le niveau ontologique est au-dessus du monde des sens, nous dit Corbin, et au-dessous du monde intelligible pure. Cette imagination créatrice n’est alors rien d’autre que le miroir des images venant du huitième climat ou mundus imaginalis. Réhabiliter pour le public francophone ― et occidental ― cette puissance imaginative, telle que décrite par les grands théosophes orientaux, ne peut que relever d’un acte philanthropique de la part de ce grand humaniste qu’est Henry Corbin. Au lieu précis désigné mundus imaginalis, les philosophes de l’Orient des lumières, ne visent nullement une représentation de la réalité psychique ou encore un fantasme, mais plutôt un monde qui, pour eux a une consistance et une subsistance, dans lequel les philosophes orientaux ont puisé leur génie, et qu’ils ont désigné comme étant la source de leur inspiration dans tous leurs domaines de réflexions tant philosophique, gnostique, scientifique, théologique, etc. a) La métaphore du texte Un autre concept-image nous permettra de mieux saisir cette instance de synthèse entre l’entendement et l’intuition qu’est l’imagination créatrice c’est l’idée du texte. L'idée du texte est centrale, car la culture arabo-musulmane est dite culture ou civilisation du texte ou du livre. Culture où le texte, et le Coran en est par excellence la forme magistrale, est perçu comme la forme d'expression la mieux vénérée et la métaphore la plus suivie. L’artiste, le poète, le lecteur, en s'appropriant, par l'amour et le désir qui lui sont due, l'œuvre devant lui, c'est-à-dire en devenant mahram (digne d'accès)11, interprète le dit et le non-dit du texte. C'est finalement une herméneutique, "Ta'wil", du texte qu'est la Médina qu'il fait. Il arrache alors l’espace médinal à son historicité et à sa temporalité linéaire et le projette vers un espace temps de fusion entre l’entendement et l’intuition ; le résultat n’est rien d’autre qu’une herméneutique qui est faite, découvrant alors de multiples facettes à ce même texte, et cela est fonction du degré d’empathie. Et l'herméneutique, à en croire Gadamer, n'est rendue possible que si l'œuvre que je veux interpréter s'est emparée de moi par quelque côté. Faute de quoi, elle ne m'intéresse pas (et par là même, je ne l'intéresse pas), et en la déchiffrant peu à peu, je vais à mon tour à sa rencontre. D'où le double mouvement que suppose l'herméneutique entre le sujet et l'objet et entre le lecteur et le texte à lire. Ainsi, à chacun une lecture et nous dirons même une écriture car, dans ce cas d'appropriation et de relation, on est dans un acte d'imagination créative comme Henry Corbin le souligne bien12. L'espace-texte absous, otliqua13, par l'herméneutique est vivifié ; il devient absolu, motlaq. Son sens prend à nos yeux de l'importance par l'implication qu'on vit en sa présence, car ce texte, comme le dit Gadamer s'est emparé de nous ; et c'est grâce à notre attachement qu'il est absous, libéré.

11

Nous reviendrons dans la suite pour développer amplement la notion de mahram/horma. Henry Corbin - L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn Arabi. - op. cit. 13 On doit à Henry Corbin la traduction et l'attention portée aux mots que cheikh Ahmed al-Ahsa'î a explicité dans son livre Al fawaid. Absolu: motlaq - absolution : itlaqua = l'acquittement, la décharge, la solution, l'achèvement. Absolvens: motliq = absoudre, délier, dégager, expédier, acquitter 12


b) La métaphore du récit mystique ou de la geste épique: C’est en ces termes que cheikh Ahmed al-Ahsa’î14 parle du récit mystique : « Sache que le récitateur al-haki, la geste récitée al-mahki et celui dont la chose est récitée al-mahki anhou (le héros auquel se rapporte le récit ou celui dont on rapporte les faits), ces trois choses sont dans l'acte de la récitation, (al-hikaya) le Récital ne prend de réalité qu'une fois abolie la montagne de l'égoïté propre (ou de l'égotisme). Alors il est exact de dire que le récitateur, la geste récitée et le héros du récit (le héros exemplaire " imité ") sont une seule et même réalité. Et cela a lieu dans chaque être en fonction de sa propre mesure. Médite et médite encore ! » Ici notre cheikh a recentré le problème en nous, car il voulait dire que le mode de comprendre dépend du mode d'être de celui qui comprend. Pour revenir à l'exemple du récitateur, ce dernier en s'absolvant de ses limites et de ses chaînes, absous le récit et la personne dont est rapportée de l'histoire (dans le sens mécanique) de son lourd fardeau. Brisant ainsi la linéarité de l'histoire et rendant alors l'acte créateur, qui l'a fait naître au départ, encore vivant ; donc absolu motlaq et réinvesti. Ceci n'est nullement un appel à répéter le passé, car dans une attitude pareille (c'est-à-dire répéter le passé) on ne peut que subir ce passé. Il devient dans ce cas une limite et un handicap à l'accomplissement de l'acte créateur (conception ou lecture). Et dans cette direction, une tradition n'est assumée que dans et par cet acte et cette conscience créatrice. Sinon, on traîne un convoi funèbre. L'herméneutique, ta'wil, est donc une interversion du temps. Car en arrachant le « passé » (on se réfère ici à la chronologie suivant laquelle l'acte s'est fait) de sa fixité, et en s'arrachant aussi de notre fixité, ce passé est vivifié, et il s'accomplit alors (en nous et par nous) dans une métaphysique de la création. Donc l'acte créateur est un acte absolu motlaq par l'absolvens almotliq qui le libère. D'où cet acte ne prend sens, et son sens ne s'accomplit que par l'intérêt qu'on lui accorde. Rejoignant alors la citation de Sohrawardi visant l'accomplissement de l'herméneutique du Coran : « Récite le Coran comme s'il n'avait été révélé que pour ton propre cas »15. Nous sommes ici dans une spatialité et temporalité autre qu'habituelle ; c'est-à-dire, qui n'est pas linéaire, mais plutôt réversible et mise à la portée de tout un chacun et dans tous les actes créateurs : création et re-création. Dans le récital, al-hikaya, dont le terme arabe connote à la fois l'idée de récit et d'imitation comme le relève H. Corbin, le récitateur imite, ré-active par sa personne même la geste récitée.

6) Hadhrat al-khaïel ou le mundus imaginalis dans le soufisme d’Ibn Arabi : Un des plus grands philosophes du 12ème siècle et de tous les temps est certainement Mohyî-Eddine Ibn Arabi. Ce grand mystique et théosophe, extrêmement prolifique, a écrit de longs traités de philosophie, et en particulier a développé des textes d’une grande consistance sur la thématique du mundus imaginalis ou alam al-malakut ou al-khaïel et sur sa faculté de perception, à savoir l’imagination créatrice. Nous notons, dans son Kitab al-tajalliyât, que son discours correspond à une phénoménologie de la connaissance dépendant étroitement du rôle attribué au monde imaginal correspondant au niveau intermédiaire entre le sensible et l’intelligible dans lequel nous appréhendons les réalités métaphysiques s’exprimant en image, en symboles et en métaphores. 14 15

H. Corbin, Face de Dieu Face de l'Homme. Paris, Flammarion, 1983, p.186. Cité par H. Corbin In : L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn Arabi. Op. cit.


Henri Corbin16 cite, dans un de ses articles, Mollâ Sadra Shirazi parlant de cette facultĂŠ qu’est l’imagination. Elle est, selon ce dernier, une facultĂŠ purement spirituelle, indĂŠpendante de l’organisme physique. Elle est, en quelque sorte, le corps subtil qui enveloppe l’esprit, et par lĂ mĂŞme devance toute perception empirique. Le monde imaginal est un monde sĂŠparĂŠ de la matière mais non de l’Êtendue, un monde oĂš toute chair se transforme en caro spiritualis (chair spirituelle). C’est ce mĂŞme monde qu’Ibn Arabi dĂŠsigne comme un barzakh, un entre-deux, situĂŠ ÂŤ au confluent des deux mers Âť17, la mer de l’intellect et la mer de la perception sensible, la mer des idĂŠes pures et la mer des objets qui tombent sous les sens. L’objet perçu par les sens n’est pas idĂŠe, l’idĂŠe n’est pas perceptible par les sens. C’est pourquoi il faut nĂŠcessairement un entre-deux, (la rĂŠvĂŠlation) n’a plus de sens ni de lieu (ÂŤ n’a plus lieu Âť), parce que le lieu ÂŤ des ĂŠvènements dans le ciel Âť est prĂŠcisĂŠment lĂ , ÂŤ au confluent des deux mers Âť. Ce niveau intermĂŠdiaire, Ibn Arabi, dans un langage ĂŠsotĂŠrique, le qualifie comme ĂŠtant le barzakh ou l’univers des barzakhs. C’est avec ces mots qu’il en parle : ÂŤ louange Ă Dieu, le recteur de l’intellect souverain qu’il a fixĂŠ Ă demeure dans l’ univers des barzakhs Âť au moyen de la haute mĂŠditation et de la fière invocation de la gloire ; intellect qui sert de refus aux ĂŠpoux spirituels et de support providentiel aux souffles des ĂŞtres, points d’origines du raisonnement et domaine de l’ambigĂźitÊ‌ Âť18. Il nous est permis de dire que le barzakh est le monde dans lequel les rĂŠalitĂŠs mĂŠtaphysiques sont approchĂŠes, elles y prennent alors corps (afin de pouvoir les conceptualiser) en revĂŞtant des formes imaginales. La facultĂŠ Ă mĂŞme d’apprĂŠhender ces rĂŠalitĂŠs mĂŠtaphysique est par excellence l’imagination crĂŠatrice ou hadhrat al-khaĂŻel. Celui qui a atteint le barzakh ou l’imagination crĂŠatrice dans sa parfaite ĂŠclosion, tel qu’en parle le Sheikh al-Akbar, est celui-lĂ qui aurait investit Ă l’excellence des deux ailes de l’être humain Ă savoir l’intellect et la spiritualitĂŠ, car leur confluence n’est rien d’autre que le mundus imaginalis ou hadhrat al-khaĂŻel.

7)

Conclusion :

Pour conclure nous disons qu’à travers ces trois sommitĂŠs de la philosophie, nous espĂŠrons avoir pu attirer l’attention sur cette facultĂŠ qu’est l’imagination crĂŠatrice qui vise la rĂŠconciliation, Ă´ combien indispensable, dans la poĂŻĂŠtique de l’acte de la crĂŠation entre la raison et la spiritualitĂŠ, entre le sens et l’hermĂŠneutique. Cette piste ouvre, modestement, la perspective d’une nouvelle comprĂŠhension des schèmes cognitifs, car le but est de trouver l’Êquilibre des deux ailes (la raison et la spiritualitĂŠ) sans discrimination aucune. Ceci se fera dans l’espoir que ÂŤ l’acte crĂŠatif Âť qui en ressortira sera doublement enrichi par les deux ailes.

16

Henry Corbin (citĂŠ in Cahier n°1 de Saint Jean de JĂŠrusalem I, Paris, ĂŠd. AndrĂŠ Bonne, 1975, p.39) En rĂŠfĂŠrence au fameux verset coranique : Versets : 19-23. Sourate : 55 ÂŤ Il a donnĂŠ libre cours aux deux mers pour se rencontrer ; il y a entre elles une barrière qu'elles ne dĂŠpassent pas. Lequel donc des bienfaits de votre Seigneur nierez-vous ? De ces deux [mers]: sortent la perle et le corail. Lequel donc des bienfaits de votre Seigneur nierez-vous ?Âť ‍ن‏ Ů? ŮŽ % &ŮŽ 'Ů? ŮŽ &Ů? ‍ي ŮŽ ŘĄ َع‏ ŮŽ Ů? ŮŽ ‍ن‏ Ů? ŮŽ Ů’ ŮŽ Ů’ ‍ "Ů’Ů? Ů?" ŮŽŮˆ ا‏# ‍ Ů? ŘŹŮ? Ů? Ů’ Ů? ŮŽ ا‏$ Ů’ ŮŽ ‍ن‏ Ů? ŮŽ % &ŮŽ 'Ů? ŮŽ &Ů? ‍ي ŮŽ ŘĄ َع‏ ŮŽ Ů? ŮŽ ‍ن‏ Ů? ŮŽ Ů?* Ů’ ŮŽ + ŮŒâ€ŤŮ† ŮŽ Ů’ ŮŽ Ů? ŮŽ ŮŽ Ů’ ŮŽز؎‏ Ů? ŮŽ Ů? ŮŽ Ů’ ŮŽ Ů? Ů’ ŮŽ Ů’ ŮŽ Ů’ ‍؏ ا‏ ŮŽ ŮŽ ŮŽ 18 Ibn Arabi Mohieddin, Le livre des thĂŠophanies d'Ibn Arabi, traduit par StĂŠphane Ruspoli., Paris, Du Cerf, 2000- 392 p. 17


8)

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