Le Monde

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L’écrivain de Maïdan Andreï Kourkov raconte, dans son dernier livre, les affrontements à Kiev, fin 2013début 2014. Rencontre avec l’auteur dans sa datcha, en Ukraine. PA G E 3

Folle des Bleus Après s’être longtemps désintéressée de son équipe de football, la France s’est enflammée, en 1998, pour ses joueurs. Analyse d’une relation passionnelle. PA G E 6

Digne des Lumières L’historien de la littérature Jean Starobinski évoque les moments forts de sa vie et ses écrivains préférés. Il prépare, à 93 ans, un essai sur La Rochefoucauld. PAG E S 4 - 5

Détail de « La Joconde » (vers 1503, 77 cm × 53 cm), de Léonard de Vinci. AKG-IMAGES

Des trésors cloués aux murs cécile lestienne

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oint d’orgue d’une tournée triomphale qui l’a menée du Japon aux Etats-Unis pour finir en Italie, La Jeune Fille à la perle rentre chez elle, au Cabinet royal de peintures Mauritshuis de La Haye (Pays-Bas). Pour toujours. Le musée, qui rouvre ses portes le 27 juin après deux ans de travaux, ne laissera plus sortir ce chef-d’œuvre de Vermeer : officiellement, la « Joconde du Nord » est définitivement assignée à résidence, de façon à satisfaire les nombreux visiteurs du Mauritshuis qui n’y viennent que pour elle. Pour admirer ce portrait dont la notoriété n’a fait qu’augmenter depuis la sortie du livre de Tracy Chevalier (en 2000, aux EtatsUnis), puis celle du film de Peter Webber avec Scarlett Johansson (2003), l’amateur n’aura d’autre solution que de se rendre au petit palais de la capitale néerlandaise. La Jeune Fille à la perle intègre donc le cercle des chefs-d’œuvre qui, par raison ou nécessité, ne bougent jamais de leur écrin. Interdits de voyages, ils ne se laissent voir qu’in situ. Ainsi, La Naissance de Vénus, de Botticelli, ne quitte jamais les Offices de Florence, Les Ménines, de Vélasquez ne sort pas du Prado, et Guernica, de Picasso, reste au Musée Reina Sofia, à Madrid. Du même Picasso, Les Demoiselles d’Avignon sont ancrées au MoMA de New York. Autres sédentaires, La Joie de vivre, de Matisse, Le Facteur Roulin, de Van Gogh, et Les Joueurs de cartes, de Cézanne, ne sauraient être décrochés des cimaises de la Fondation Barnes de Philadelphie. Impossible pour le retable d’Issenheim de s’éloigner du Musée Unterlinden de Colmar, tout

comme l’original de La Petite Danseuse de 14 ans, de Degas, ne peut s’évader de la National Gallery of Art de Washington. Sans oublier La Joconde, bien sûr, résolument fixée au Louvre, dans son caisson blindé. Pourquoi ces œuvres renommées sont-elles si casanières ? Sans surprise, la première contrainte est l’état de santé d’entre elles. Vieilles dames sensibles aux variations climatiques, beaucoup d’œuvres peintes sur bois – comme La Joconde – ne supportent pas le voyage. Ni, en général, les œuvres en cire. A l’instar de l’original (1881) de la célébrissime Petite Danseuse, de Degas – les versions que l’on voit au Musée d’Orsay, au Metropolitan Museum of Art de New York ou dans diverses expositions étant toutes des tirages en bronze fondus en 1922, cinq ans après la mort de l’artiste. Dotée d’un bustier en soie, d’un tutu en mousseline, de vraies ballerines et d’une authentique perruque de cheveux blond foncé, la sculpture initiale est particulièrement fragile. « Nous ne pouvons même pas imaginer une situation où nous pourrions la prêter », assure Deborah Ziska, directrice de la communication de la National Gallery de Washington. Fragiles aussi, beaucoup de peintures du XIXe siècle. « Elles ont été victimes des premiers bidouillages des artistes, tentés par de nouveaux matériaux qui ont mal vieilli », explique Sébastien Allard, directeur du département des Peintures du Musée du Louvre. Exemple : Le Radeau de La Méduse (1818-1819), pour lequel Géricault a utilisé comme apprêt du bitume de Judée. Une substance si lente à sécher qu’elle provoque au fil du temps de nombreuses craquelures en surface. lire la suite page 2

Cahier du « Monde » No 21587 daté Samedi 14 juin 2014 - Ne peut être vendu séparément

53 AVENUE MONTAIGNE PARIS

Après un tour du monde, la célébrissime « Jeune Fille à la perle », de Vermeer, rentre chez elle à La Haye et n’en bougera plus. Elle rejoint le club fermé des chefs-d’œuvre inamovibles


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Œuvres sous pression Par ailleurs, les dimensions du Radeau (4,9 m × 7,2 m) à elles seules l’empêchent de sortir du musée : il faudrait rouler la toile. Une pratique jugée beaucoup trop délétère aujourd’hui par la plupart des musées. Au Louvre, nombreux sont les tableaux qui ne bougent même pas à l’intérieur de l’établissement à cause de leur taille. « Quand on a voulu restaurer Les Noces de Cana, de Véronèse (6,77 m × 9,94 m), ou La Bataille d’Eylau, de Gros (5,21 m × 7,84 m), nous avons installé des paravents et des échafaudages, et les restaurateurs sont venus travailler sur place, raconte Sébastien Allard. Et, au début des années 1990, pour déplacer Le Sacre de Napoléon (6,77 m × 9,79 m), de David, de la salle Mollien à la salle Daru, il a fallu faire des saignées dans les chambranles : il ne passait pas par les portes ! » Prêter ces formats XXL à d’autres musées pour des expositions est évidemment inconcevable. Idem pour déplacer des pièces très lourdes, telle la Victoire de Samothrace. Le chantier de restauration en cours de la sculpture grecque (32 tonnes pour la statue, plus 23 blocs en marbre du socle et du bateau qui la soutiennent) est une saga a lui tout seul. Impossible de transporter le mastodonte jusqu’au laboratoire du Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), à l’autre bout du musée. Au bout de dix ans de tergiversations et de préparation, on a fini par la charrier deux salles plus loin, le temps des travaux. Mais la contrainte la plus forte, en matière d’immobilisation de chefs-d’œuvre, provient des dernières volontés des donateurs. Lorsqu’ils confient leurs trésors aux musées, nombre de généreux collectionneurs imposent des clauses d’exposition et de non-prêt plus ou moins strictes. Ainsi, les Van Gogh du Musée d’Orsay donnés par le fils du docteur Gachet ne peuvent être prêtés à aucune institution, « sauf pour une rétrospective consacrée à l’artiste ». De leur côté, Le Déjeuner sur l’herbe, de Manet, ou Les Coquelicots, de Monet, issus de la collection Etienne Moreau-Nélaton, sont totalement interdits d’expositions. « L’impératif est le même pour La Jeune Fille au jardin, de Mary Cassatt, qui nous est pourtant très souvent demandée, explique Xavier Rey, directeur des collections au Musée d’Orsay. Nous refusons toujours, car le tableau, ainsi que nos plus beaux Pissarro pointillistes, appartient au groupe d’œuvres léguées par Antonin Personnaz sans autorisation de prêt. Bien entendu, nous respectons toujours les conditions de don. Ne serait-ce que par respect, sans même parler de légalité. Ensuite pour ne pas rebuter les futurs donateurs. » Un enjeu important, car tous les conservateurs le savent : les collections muséales ne seraient pas ce qu’elles sont sans la munificence des particuliers. Cas extrême : les collectionneurs créateurs de leur propre musée. Parce qu’ils considèrent parfois que leur collection est, en soi, une œuvre, ils la confinent à jamais dans les murs de leur institution. C’est la situation de la Wallace Collection, à Londres (un des plus beaux ensembles de peintures du XIVe au XIXe siècle, comprenant notamment les délicieux Hasards heureux de l’escarpolette, de Fragonard) ; c’est le cas aussi des deux tiers de la Frick Collection de New York (très privilégié possesseur de trois des trente-sept Vermeer connus). Le richissime pharmacien Albert Barnes, de Philadelphie a, quant à lui, interdit à sa fondation de prêter, et même de

« Le conservateur est par nature schizophrène. Il doit à la fois protéger et montrer au plus large public possible » xavier rey

directeur des collections au Musée d’Orsay modifier un tant soit peu l’accrochage de ses 2 500 œuvres, parmi lesquelles 150 Renoir, 69 Cézanne, 60 Matisse, quelques dizaines de Picasso, sans oublier de sublimes Monet, Toulouse-Lautrec, Van Gogh… Et le plus beau Seurat du monde, Les Poseuses. Le duc d’Aumale, cinquième fils du roi Louis-Philippe, a agi de la même façon en léguant à l’Institut de France le domaine de Chantilly avec le château et ses collections – dont trois Raphaël, trois Fra Angelico, cinq Ingres… et plus de Clouet que n’en a le Louvre ! Les amateurs viennent de Chine, d’Inde, ou des Etats-Unis pour voir ces tableaux qu’ils ne verront jamais ailleurs. Une chance pour le Musée Condé ? Pas si sûr. Le leg du duc d’Aumale est un formidable cadeau… empoisonné. « L’univers des musées est très concurrentiel. C’est un vrai handicap de ne pas pouvoir prêter d’œuvres, se désole Ni-

Trop fragiles, trop précieuses, trop emblématiques d’un lieu, beaucoup de pièces restent dans leur musée, quelquefois sur ordre des donateurs. Il arrive cependant que cette règle souffre des exceptions…

Jane Fonda sera toujours « Hanoi Jane » Les vétérans ne pardonnent pas à l’actrice américaine son engagement pendant la guerre du Vietnam claudine mulard Los Angeles, correspondance

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cole Garnier, directrice du Musée Condé. La règle est simple : si vous ne prêtez pas, on ne vous prête pas. » Difficile, dans ces circonstances, de monter des expositions qui attirent le public. Les responsables doivent donc déployer des trésors d’imagination pour proposer des événements susceptibles de faire venir, et surtout revenir, les visiteurs locaux, l’un des grands enjeux des musées actuels. « Sur le plan scientifique, il est vraiment dommage de ne pas pouvoir participer aux grandes expositions internationales, reprend Nicole Garnier. C’est là que se fait l’histoire de l’art aujourd’hui. Par confrontation d’œuvres. » Une exposition bien conçue ne se contente pas de regrouper tableaux ou sculptures, elle doit être aussi pour les conservateurs l’occasion de confronter et d’examiner de visu des œuvres parfois séparées depuis des siècles. Ou de mesurer l’influence d’un artiste sur un autre. « Nous envoyons bientôt L’Enterrement de Casagemas au Prado, pour une exposition sur le Greco, dont Picasso s’est beaucoup inspiré, raconte Sophie Krebs, responsable de collections du Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Le musée madrilène n’a pas de tableau à nous prêter en retour, mais le rapprochement sera fort intéressant. » Les chefs-d’œuvre réputés inamovibles ne le sont cependant pas toujours absolument. Et les pressions pour les faire sortir de leur établissement d’origine sont d’autant plus fortes que le nombre d’expositions ne cesse d’augmenter depuis la seconde guerre mondiale, et plus encore depuis les années 1980. Rentrés de plain-pied dans l’ère de la communication, les musées ont besoin de notoriété. Et d’argent. Même La Joconde est réclamée par Daniel Percheron, président du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, pour le Louvre-Lens. Impensable ? La réponse n’est jamais définitive, car nombre de ces pièces maîtresses ne bougent pas… sauf quand elles bougent. Pour cas de force majeure : incendie, inondation (hypothèse très menaçante pour les grands musées parisiens en bord de Seine), guerre. Celle de 1939-1945 a ainsi vu l’intransportable Victoire de Samothrace rejoindre le château de Valançay (Indre), et l’intouchable Mona Lisa, cachée sous le lit d’un conservateur ! Autre cas de figure : la fermeture d’un musée pour travaux. Au lieu de laisser les œuvres au coffre, les conservateurs les louent… pour payer une partie desdits -travaux. Ainsi, les clauses draconiennes du testament du dr Barnes n’ont pas empêché qu’une partie de la collection fasse une tournée mondiale des musées rémunératrice au début des années 1990. Au quotidien, les chefs-d’œuvre sont pour les institutions une

Impossible de déplacer la « Victoire de Samothrace », exposée au Musée du Louvre : la statue, sans son socle, pèse 32 tonnes. MANOLO MYLONAS/PICTURETANK

« La Jeune Fille à la perle » (vers 1665, 44 cm × 39 cm) de Johannes Vermeer, est exposé au Mauritshuis de La Haye, aux Pays-Bas. ELECTA/LEEMAGE.

à voi r « mauritsh uis »

à La Haye (Pays-Bas). Réouverture du musée le 27 juin. Inscriptions sur le site Mauritshuis.nl.

monnaie d’échange qu’il faut savoir évaluer. « Le conservateur est par nature schizophrène, précise Xavier Rey. Il doit à la fois protéger – et donc, à l’extrême, tout mettre au frigo – et montrer au plus large public possible. » « Tout est une question de rapport bénéfice/risque, ajoute le conservateur-restaurateur David Cueco. Par exemple, Les Joueurs de Cardiff, de Delaunay, n’étaient certes pas en bon état lorsque, en 1990, la directrice du Musée d’art moderne de Paris, Suzanne Pagé, a accepté de les envoyer au MoMa pour l’exposition “High & Low”. Mais sa décision a permis de faire venir de magnifiques Rothko que l’on n’avait jamais vus en France. » Enfin, les conservateurs ne sont pas complètement immunisés contre les pressions politiques. En 2013, malgré ses très fortes réticences, Antonio Natali, directeur des Offices de Florence, s’est résigné à laisser partir à Venise la Vénus d’Urbin, de Titien… à la suite de l’intervention du premier ministre italien Mario Monti en personne. L’occasion était symboliquement forte : il s’agissait de confronter le chef-d’œuvre du Titien au tableau de Manet qu’il a directement inspiré, Olympia, sorti exceptionnellement d’Orsay. La Joconde ellemême s’est absentée deux fois en « voyage diplomatique » : en 1963, pour une exposition à New York, puis, en 1974, pour une exposition à Tokyo, avec une brève étape à Moscou. Chaque fois, à la demande de l’Elysée. Et toujours contre l’avis des conservateurs. Serait-ce encore possible aujourd’hui ? « Je ne pense pas, répond Sébastien Allard. Avant tout, pour des raisons de conservation. Et le contexte a changé. Les visiteurs sont beaucoup plus nombreux : de quelques centaines de milliers, ils sont maintenant 9,3 millions chaque année. Dont environ 70 % de touristes étrangers qui souvent ne viennent qu’une seule fois dans leur vie au Louvre. Pour voir La Joconde. » Les décevoir serait trop risqué. Idem pour les admirateurs de La Jeune Fille à la perle, à La Haye. « Aujourd’hui, les musées sont tentés de transformer leurs chefs-d’œuvre en icônes, et, par là, en outils de communication, analyse le docteur en gestion Jean-Michel Tobelem. Avec succès d’ailleurs. Le contre-exemple serait le Centre Pompidou, qui regorge d’œuvres fabuleuses dont aucune n’est devenue le symbole de l’identité du musée. Et c’est probablement pourquoi il y a rarement foule dans ses collections permanentes. L’équilibre est difficile à trouver entre la fétichisation excessive et le besoin de notoriété. » Pour sa réouverture, le Mauritshuis recommande fortement de réserver ses billets à l’avance. p cécile lestienne

lus de quarante ans après son engagement contre la guerre du Vietnam et son voyage à Hanoï, l’image de « Hanoi Jane » colle toujours à la peau de l’actrice Jane Fonda. Depuis, il y a eu des films, un Oscar et quatre nominations, une autobiographie, trois divorces, des vidéos de fitness, beaucoup de gymnastique, des liftings… mais rien n’y fait ! Le 5 juin, alors que l’American Film Institute l’honorait à Los Angeles d’un Life Achievement Award pour sa carrière, l’événement a déclenché le torrent habituel de protestations de vétérans de l’armée américaine, qui s’insurgent aussi contre sa présence comme speaker aux cérémonies de remise des diplômes du département de cinéma et de théâtre de l’UCLA, le 13 juin. Le langage des vétérans reste violent : « Pensez-vous qu’un traître mérite qu’on honore sa carrière ? », lit-on sur la page Facebook « Special Operations Speak ». De son côté, un supporteur de la page « Vets Boycotting Jane Fonda » écrit : « Qu’elle retourne au Vietnam chez ses amis communistes. » Sur Fox News, un vétéran affirme : « Nous la haïssons. » Les mêmes rancunes s’étaient manifestées quand Ted Turner, le fondateur de CNN, alors son époux, envisageait de se présenter à la Maison Blanche. Hanoi Jane, la traîtresse, en First Lady ? Ted a renoncé… Mais à Hollywood la carrière de Jane Fonda, déjà oscarisée pour Klute (1971), n’en a pas souffert puisqu’elle reçut un second Oscar pour Coming Home (1978) et fut nommée quatre fois, pour Julia (1977), Le Syndrome chinois (1979), On Golden Pond (1981) et The Morning After (1986).

Les photos font le tour du monde Les vétérans, eux, n’oublient pas, et une photographie semble avoir scellé cette réputation. En 1972, l’actrice, alors âgée de 34 ans et partenaire du militant de gauche Tom Hayden, se rend au Vietnam, où elle rencontre des prisonniers de guerre américains. Entourée de combattants vietnamiens, casquée et souriante, elle s’assoit sur le siège d’un canon. « Et les appareils photo flashent », se souvient-elle dans Ma vie (Plon, 2005). « Oh mon Dieu, s’inquiète-t-elle, je vais avoir l’air d’être en train de descendre des avions américains ! » Les responsables de la visite lui assurent que les photos ne seront pas publiées, mais elles font vite le tour du monde. Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin en tirent même un documentaire, Lettre à Jane. « Peut-être que tout était planifié par les Vietnamiens », écrit-elle, reconnaissant : « Si j’ai été utilisée, c’est moi qui l’ai permis. » La controverse revient à chacune de ses apparitions, d’autant que, à 76 ans, la fille d’Henry Fonda, une légende d’Hollywood, est toujours sur le devant de la scène. Après une longue absence, on la retrouve en 2005 aux côtés de Jennifer Lopez dans Sa mère ou moi. Depuis, elle enchaîne les films – Fathers and Daughters (de Gabriele Muccino), This Is Where I Leave You (de Jonathan Tropper). Après le Festival de Cannes, où elle a représenté L’Oréal, elle a filé en Suisse jouer une diva de 80 ans dans La Giovinezza, de Paolo Sorrentino. Sur le petit écran, elle interprète la patronne d’une chaîne câblée dans la série de HBO The Newsroom, qui lui a valu une nomination aux Emmy Awards. Et pour Netflix, elle jouera dans la série « Grace and Frankie ». Comment la Jane Fonda d’aujourd’hui réagit-elle à cette Hanoi Jane, ce rôle dont elle ne peut se débarrasser ? « Ça me rend triste. Mais de temps en temps, je reçois des lettres de vétérans qui me disent : “J’ai soudain compris que vous aviez raison d’être contre la guerre.” » Elle a 600 000 fans sur Twitter, un site Web et un blog, où elle évoque LA photo… « que je regretterai jusqu’à mon dernier jour ». p


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Kourkov, raconteur d’Histoire Assis dans sa cuisine, à 80 km de Kiev, l’écrivain ukrainien d’origine russe raconte comment il a vécu les trois mois de révolution, au plus près des manifestants. Il en a tiré « Journal de Maïdan », qui vient d’être traduit en français

à lire « journal de maïdan »

d’Andreï Kourkov (Liana Levi, 288 p., 17 €). Du même auteur : « l e ping ouin »

(Seuil, 2001).

piotr smolar

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Kiev, envoyé spécial

ans le jardin, les roses sont écrasées par la pluie battante. La seule route d’accès vers le village de Lazaryvka risque d’être coupée. Peu importe : dans certaines professions, l’isolement est une bénédiction. C’est ici, dans une modeste datcha en bois située à 80 kilomètres à l’ouest de Kiev, qu’Andreï Kourkov, l’écrivain ukrainien le plus célèbre, travaille le mieux. « On l’a achetée il y a dix ans. Elle avait été construite pour des réfugiés en provenance de la zone de contamination de Tchernobyl. Ici, on se trouve entre deux grandes villes, c’est très calme, on a beaucoup de connaissances. Et il y a peu d’alcooliques. » L’une des maisons voisines est vide. Personne ne sait à qui elle appartient. A la radio, on rapporte de violents combats entre l’armée et les séparatistes dans l’Est, à l’aéroport de Donetsk. Andreï Kourkov fait bouillir du thé, puis laisse la plaque allumée pour réchauffer un peu la pièce. La cuisine est le lieu des discussions sérieuses, même s’il n’est plus nécessaire de chuchoter, comme à l’époque soviétique. L’écrivain y mijote aussi des plats familiaux avec son fils aîné, qui rêve de devenir chef. Lorsqu’il travaille, Andreï Kourkov s’adapte aux saisons : il peut s’asseoir dehors, se réfugier dans la cuisine ou prendre place à l’étage, dans son antre, un endroit où sa femme, Elisabeth, n’ose s’aventurer. C’est un petit bureau livré à un désordre de qualité, imprégné d’une odeur tenace de vieux journaux, où l’écrivain s’installe entre un carton éventré, une valise vide et plusieurs tourne-disques. Il est loin des sollicitations mondaines, du tumulte de la capitale. Ce tumulte a nourri, pourtant, le nouveau livre d’Andreï Kourkov. L’auteur du merveilleux Pingouin (publié en France en 2001) a été détourné d’un projet de roman par l’Histoire, la grande, qui surgit sans carton d’invitation – celle qui s’est écrite sur la place centrale de Kiev au cœur de l’hiver. La révolution, ses fantassins, ses rebondissements, ses rêves et ses illusions sont au cœur du Journal de Maïdan (Liana Levi), qui sort en France ces jours-ci. Un récit au ras de la vie, d’une écriture sans emphase, mêlant les faits, les analy-

ses et les observations personnelles. Un carnet de bord évoquant la marmite où s’est consumé le régime de l’ex-président Viktor Ianoukovitch. Andreï Kourkov tient un journal intime depuis trente ans, mais c’est la première fois qu’il décide d’en livrer un passage au public. « C’est un livre pour lecteurs étrangers, dit-il. Je voulais raconter comment Maïdan influe sur la vie quotidienne. Quand je l’ai relu, j’ai regretté d’avoir trop écrit de choses sur ma femme, sur mes enfants, ou sur les pommes de terre. Je ne voudrais pas qu’il sorte en l’état en Ukraine ou en Russie. » Le texte commence le 21 novembre 2013, jour où le premier ministre, Mykola Azarov, annonce la suspension de la signature de l’accord d’association et de libre-échange avec l’Union européenne (UE). Ce document devait constituer un tournant historique – un arrimage de l’Ukraine à l’UE, une façon de soustraire symboliquement le pays aux chaînes du passé, de le sortir de l’ombre portée de la Russie. Ce renoncement de Kiev, cédant aux pressions de Moscou, suscite alors une contestation étudiante de faible ampleur sur Maïdan, la place centrale de Kiev. Mais les premières violences policières provoquent un électrochoc. Les rangs des manifestants grossissent, agrégeant mille colères différentes. Le 22 février, au terme d’une semaine sanglante – près de 100 morts –, Viktor Ianoukovitch prend le maquis comme un fugitif. Il est destitué lors d’un coup parlementaire. Le livre s’achève le 24 avril, un mois avant l’élection présidentielle anticipée qui voit la victoire dès le premier tour de Petro Porochenko. Pendant les trois mois de la révolution, Andreï Kourkov est venu quasiment tous les jours sur Maïdan. Il en a pris le pouls, il a observé les changements de son « écosystème ». Il en a côtoyé les acteurs, dont beaucoup lui étaient familiers – l’écrivain était déjà en première ligne lors de la « révolution orange », à la fin de 2004. Il a même participé à une initiative humanitaire d’assistance médicale aux victimes, aux côtés d’un autre auteur célèbre dans le pays, l’écrivaine Oksana Zaboujko. Voilà donc un artiste on ne peut plus engagé, mais capable de préserver un regard distancé sur le tourbillon révolutionnaire. « Il y avait sur Maïdan des gens très différents. Certains haïssaient le pouvoir pour des raisons

Andreï Kourkov, dans sa datcha, le 4 juin. MARIA TURCHENKOVA POUR « LE MONDE »

personnelles, par exemple parce qu’on leur avait refusé un appartement. Il y avait aussi des jeunes idiots, venus de l’ouest du pays, qui voulaient interdire la langue russe. La majorité était contre la corruption et le système Ianoukovitch. Je voyais bien que les gens ne savaient pas ce qu’ils voulaient exactement, à part la victoire. » En février, au cours des semaines les plus dramatiques, Andreï Kourkov écrit entre cinq et huit articles par jour, sans compter tous les entretiens donnés à la presse. « Il fallait expliquer ce qui se passait. La Russie a développé un système très sophistiqué de propagande. Même des gens éduqués en Europe pensent et répètent bêtement que l’Ukraine a été saisie par des fascistes ! » A la date du 22 janvier, Andreï Kourkov écrit, au sujet de cette « Intifada intérieure » qui se développe sous ses yeux :

« Je voyais bien que les gens ne savaient pas ce qu’ils voulaient exactement, à part la victoire » andreï kourkov

« Un pays oublié de Dieu. De la fumée par-dessus. Sous la fumée, on se partage le pouvoir. Bandits et révolutionnaires. Dans l’avenir, les révolutionnaires peuvent encore devenir des bandits. Je doute que les bandits rallient un jour les révolutionnaires. » Tout cela a un prix : un stress permanent, civique et familial. Un véritable épuisement. Une baisse de la vue, en raison du temps excessif passé devant l’écran, à écrire ou à suivre les dernières actualités. Andreï Kourkov subit aussi une grave altération : la perte de son sens de l’humour. Ce journal est le premier livre dépourvu de son goût du décalage, de l’absurde, des situations hilarantes. Il a même refusé de se rendre à Mejigorje, la résidence fastueuse du clan Ianoukovitch, nouveau Disneyland du mauvais goût, aujourd’hui ouverte aux touristes. « Je n’ai pas envie. J’ai déjà vu Tchernobyl. Pour le sens de l’humour, ne vous inquiétez pas. Je peux

guérir », sourit-il. L’écrivain compte revenir prochainement à un projet de fiction – un roman qui tisse les destins de trois familles lituaniennes fêtant l’entrée de leur pays dans la zone Schengen, et pensant toutes à émigrer. « Je sais à peu près où je vais. Je laisse de la place à l’improvisation, mais dans une certaine logique, celle des personnages et de l’Histoire. » En septembre 2012, peu avant les élections législatives, le premier ministre, Mykola Azarov, avait invité Andreï Kourkov. Devant les caméras, le chef du gouvernement voulait se faire dédicacer les livres de l’écrivain. « Il m’a expliqué que tout allait bien dans le pays. Puis je lui ai dit pourquoi tout allait mal. A la télévision, ils m’ont montré en train d’acquiescer de la tête pendant qu’il parlait… » L’écrivain a aussi rencontré l’ancien président Viktor Ianoukovitch à plusieurs reprises, sans parvenir à nouer de véritable dialogue : « Il n’aime pas les questions, il préfère qu’on le flatte. » La tentation de l’engagement politique l’a-t-il déjà effleuré ? « J’ai une allergie à la politique. On m’a proposé à cinq reprises d’aller au Parlement, mais j’estime qu’il faut des professionnels, et pas des amateurs ou des hommes d’affaires. Il faut d’abord étudier, comprendre qui on est, conservateur ou libéral, en fonction des normes occidentales. En Ukraine, il n’y a hélas qu’un seul parti, Svoboda [« Liberté », nationaliste], avec un contenu idéologique. » Andreï Kourkov est d’origine russe, il écrit en russe, mais ce sont les Russes qui l’insultent. Son patriotisme ukrainien passe mal. Il vit ainsi, exposé à des accusations de trahison sur les réseaux sociaux, creuset de tous les excès. Le premier membre de sa famille à être arrivé en Ukraine est son grand-père, en 1943, mort au cours des combats pour la libération de Kharkiv. Son père a trouvé du travail en Ukraine chez l’avionneur Antonov. « Je me sens russe d’origine, pas psychologiquement. Les Russes sont plus agressifs et collectifs que les Ukrainiens, traditionnellement égoïstes comme les Européens. En Ukraine, il y a 184 partis enregistrés au ministère de la justice. Ça illustre deux traits : l’Ukraine est le pays de l’anarchie et du masochisme. » L’hiver prochain, contrairement aux années précédentes, l’écrivain n’emmènera pas sa famille en Crimée. La péninsule a été « souillée par la Russie », écrit-il dans son livre. A l’époque soviétique, lorsqu’il ne pouvait pas voyager à l’étranger, Andreï Kourkov s’était lancé avec passion dans l’apprentissage des langues. Il a fait des études de traduction en japonais, sans jamais se rendre dans le Japon, mais il ne lui en reste que des bribes. « J’ai connu onze langues, il m’en reste six », explique l’écrivain. Ses enfants parlent anglais avec leur mère, qui est britannique. Sa fille de 17 ans, qui ne sait pas encore quoi faire de sa vie, gardera des souvenirs forts de Maïdan : elle s’est retrouvée sur une barricade, rue Grouchevski, en février, au moment où la police ouvrait le feu contre les manifestants. Elle s’est enfuie avec ses amies. Quant au fils cadet de l’écrivain, Anton, âgé de 11 ans, il a posé un problème pédagogique d’une autre nature. « Il soutenait les Berkout [les forces antiémeutes, mises en cause pour les violences policières sur Maïdan] ! Il s’est même brouillé avec ses camarades. Elevé dans un style anglais, il pensait que la police, par définition, était là pour défendre la sécurité de tous. Il ne pouvait concevoir qu’elle viserait des civils sans raison. » Anton a même retrouvé l’uniforme que son père portait lors de son service militaire. Il l’a revêtu pour parader à la maison. Cela aurait fait une bonne scène de roman. p


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« Avant de lire Rousseau, je l’ai “écouté” » Spécialiste de l’auteur des « Confessions », ainsi que de Diderot et Kafka, Jean Starobinski, 93 ans, est une grande figure de la critique littéraire. Rencontre avec un homme des Lumières

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propos recueillis par nicolas weill

ans le quartier cossu et calme du plateau de Champel, à Genève, vit Jean Starobinski, sans doute l’un des plus grands historiens de la littérature de notre temps. Auteur d’abord d’une thèse sur la mélancolie, qu’il a inlassablement travaillée et retravaillée, comme la plupart de ses textes (publiée sous le titre L’Encre de la mélancolie, en 2012), il abandonne la médecine et la psychiatrie en 1958, alors que paraît son maître ouvrage, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle, devenu un classique de la critique littéraire. Du haut de sa culture digne d’un homme des Lumières, puisqu’elle associe la science aux lettres, il a depuis lors traversé sans jamais y adhérer les grands courants de la critique moderne : la psychocritique, le structuralisme, la théorie de la « réception » (qui associe le lecteur à la création du livre), le « tournant linguistique » (qui veut que la réalité première soit celle de la langue), la « nouvelle critique » et la sémiologie illustrées par Roland Barthes. A travers d’innombrables ar-

« Ma présence au monde est philosophique sans doute, poétique peut-être, mais pas vraiment religieuse » ticles parus en recueils, il n’a cessé de remettre sur le métier les figures d’Anciens et de Modernes avec lesquelles il a vécu : Rousseau, bien sûr, Diderot, mais aussi Montaigne, Montesquieu ou le poète Yves Bonnefoy. Dans La Relation critique (Gallimard, 1970), l’un de ses ouvrages les plus importants, il définit son propre trajet de lecteur et de savant comme une façon de « quitter la docilité primitive à l’œuvre pour mieux la croiser en un point décisif ». Ses admirateurs sont légion, parmi lesquels Antoine Compagnon, Michel Butor, Yves Hersant ou Michel Schneider. Jean Starobinski est né en 1920, dans une famille d’émigrés juifs venue de Russie et de Pologne en 1913. Son père, médecin, s’installe, à Genève, dans le quartier dit de la « Petite Russie », qui baigne dans l’ambiance de réfugiés et de révolutionnaires si bien évoquée par le roman de Joseph Conrad Sous les yeux de l’Occident (1910). Toute la vie de l’auteur, hormis quelques séjours américains, aura pour cadre cette cuvette cernée par les montagnes françaises. Pendant la seconde guerre mondiale et l’Occupation vont s’y réfugier artistes et intellectuels, qui détermineront l’œuvre et l’existence du jeune étudiant en lettres et en médecine, pianiste à ses heures : le poète Pierre Jean Jouve et sa femme Blanche, psychanalyste, Balthus, Giacometti, le

critique Albert Béguin, spécialiste du romantisme et futur directeur de la revue Esprit, et tant d’autres… La cité de Calvin, devenue une Athènes précaire dans la barbarie ambiante, constitue un creuset où cet homme, qui aujourd’hui envoie des mails, a croisé la fiancée de Franz Kafka, Felice Bauer. Ou encore Robert Musil, qui acheva son destin à quelques rues de chez lui. Homme calme, posé, conciliant, Jean Starobinski demeure un auteur prolifique. A 93 ans, alors qu’il vient de publier trois livres importants, en 2012 et 2013 (Accuser et séduire et Diderot, un diable de ramage, tous deux chez Gallimard, ainsi que Les Approches du sens. Essais sur la critique, La Dogana), il pense à son prochain recueil sur La Rochefoucauld. Sous le flux de sa voix qui découpe son propos aussi nettement que le profil d’une silhouette goethéenne, il a reçu Le Monde pour évoquer son travail et sa vie. Si votre réflexion porte essentiellement sur la littérature française, notamment sur les auteurs du XVIIIe siècle, votre œuvre demeure marquée par une grande diversité d’intérêts. Cela est-il dû à votre double formation, scientifique et littéraire ? J’ai été un critique littéraire auquel une autre formation a permis d’acquérir un droit de regard sur le passé de la médecine et sur la mélancolie. D’autre part, j’ai pratiqué au long de ma vie des enquêtes historiques sur divers territoires de la culture française, notamment dans le domaine de l’histoire politique, dans celui des sciences, puis dans le domaine des arts. A la faculté des lettres de l’université de Genève, mon travail a porté le nom d’« Histoire des idées », reprenant la dénomination d’un enseignement offert à l’université Johns Hopkins de Baltimore, aux Etats-Unis. En ce qui me concerne, cette diversité de disciplines était loin d’être une entrave. L’étude de la pensée du XVIIIe siècle la rendait nécessaire : c’était la meilleure approche possible pour l’étude de Rousseau, de Diderot et de l’Encyclopédie… Mais mon intérêt incluait aussi l’histoire institutionnelle. Dans la série des ouvrages relatifs à la France publiés il y a déjà assez longtemps par Pierre Nora sous le titre collectif Lieux de mémoire [Gallimard, 1984, 1986, 1992], je me suis risqué à proposer une histoire succincte de l’éloquence, de la parole publique et de leur enseignement dans le domaine français. Et je n’ai repris ces pages dans aucune de mes publications personnelles… Vous le voyez, la critique littéraire a souvent été pour moi une occasion de porter mon attention hors littérature, ou sur les confins de celle-ci. Vous avez été formé à la psychiatrie. Dans quel contexte vous êtes-vous intéressé à la psychanalyse ? Beaucoup d’innovations dans la recherche et les applications de la psychologie étaient intervenues à Genève dans les deux décennies qui précédèrent ma scolarité. L’idée dominante de cette pédagogie était celle du « développement des aptitudes actives ». Ma première école a été une villa (celle du professeur Edouard Claparède [1873-1940]) dans un grand jardin. C’était une version expérimentale de l’école publique. Les élèves avaient cha-

cun un petit carré de terre à cultiver. La psychologie génétique de Jean Piaget [psychologue et biologiste suisse, 18961980] s’y trouvait préfigurée plutôt que celle de Freud. Nous cultivions de petits carrés de légumes et de fleurs… Il y avait là davantage de jeux et de chants que de b.a.-ba. Claparède voulait favoriser l’éveil de l’attention et l’esprit d’initiative. La psychanalyse n’est apparue pour moi que dans des lectures plus tardives. Par le détour, d’abord, de celle de Gaston Bachelard [philosophe des sciences, 1884-1962], puis par le contact amical et suivi avec Pierre Jean Jouve et sa femme Blanche. Lors de ma formation médicale, à partir de 1942, l’enseignement psychiatrique que j’ai reçu en cours d’études ne devait rien à la psychanalyse. La lecture attentive de Freud, la sympathie avec ce qui fut son approche de la névrose n’intervinrent pour moi qu’à une date beaucoup plus tardive : lorsque, au retour d’Amérique, après trois années d’enseignement littéraire à l’université Johns Hopkins, je fus durant une année (1967-1968) médecin assistant à l’hôpital psychiatrique de Cery (rattaché à la faculté de médecine de Lausanne). J’eus alors l’occasion, en clinicien, de mesurer l’écart entre le texte de Freud et la réalité de la grande invalidité psychique. J’eus aussi l’occasion de constater les dégâts que pouvait causer une confiance excessive dans les ressources de la chimiothérapie des psychoses. L’amitié de grands neuropsychiatres (Michael Shepherd, Julian de Ajuriaguerra) me resta précieuse, au même titre que celle de Jean-Bertrand

Pontalis [philosophe et psychanalyste, 1924-2013], avec qui j’eus le bonheur de collaborer pendant de longues années. Vous avez été l’un des premiers traducteurs de Kafka. Dans quelles circonstances ? Bernard Groethuysen [philosophe, 1880-1946] avait très tôt présenté Kafka dans la NRF [Nouvelle Revue française], à laquelle mon père était abonné. Nous avions un très bon enseignement de l’allemand au collège de Genève. Cette langue était enseignée jusqu’au bachot (dénommé en Suisse romande « certificat de maturité »). J’acquis assez tôt un ou deux textes de Kafka dans la langue originale. Un camarade de collège, récemment réfugié d’Allemagne, m’amenait fréquemment chez ses parents. Je bavardais en allemand avec sa sœur, son père et sa mère… Le temps de connaître un peu mieux la biographie de Kafka, j’apprenais, bouleversé, que la mère de mon ami avait été la première fiancée de Kafka, à laquelle il avait tant écrit [Lettres à Felice, Gallimard, 1972]. Pourquoi me suis-je mis à traduire Kafka en 1942, en commençant par La Colonie pénitentiaire ? Parce qu’une nouvelle revue, Lettres, animée par Pierre Jean Jouve et Marcel Raymond [écrivain et critique suisse, 1897-1981], avait pris naissance à Genève. Je fus convié d’emblée à faire partie de son comité de rédaction, ce qui impliquait évidemment des devoirs de collaboration. En me demandant le pourquoi de ces traductions, vous supposiez une motivation réfléchie, une


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à lire « l e s appr o ch e s du se n s . e s sais sur l a critique »

de Jean Starobinski (La Dogana, 2013). Du même auteur : « accuse r e t sé duire . e s sais sur j ean- jacque s r ous seau »

(Gallimard, 2012). « dide r ot, un diab l e de ramag e »

(Gallimard, 2012). « l’e ncre de l a m é l ancol ie »

(Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 2012). « les e nchan te re s se s »

(Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 2005). « j ean- jacque s r ous seau : l a tran spare nce e t l’ob stacl e »

(Plon, 1957, réédition Gallimard, « Tel », 1976). « l a re l ation critique »

(Gallimard, 1970, réédition 2000).

Jean Starobinski, chez lui, à Genève, en 2010. EDDY MOTTAZ/PIXSI

préméditation ? A la vérité, la part de la circonstance fut considérable. Ce fut une occasion saisie au vol, mais qui tirait à conséquence : il en résulta un volume de traductions de Kafka, qui parut en 1945 en Suisse, à Fribourg. En 1942, j’avais eu une autre idée pour la revue Lettres, qui était de traduire l’un ou l’autre des textes encore inédits de Robert Musil. Mais la veille ou l’avant-veille du jour où je projetais de lui téléphoner pour lui demander de me recevoir, c’est de chez lui que part un coup de téléphone, adressé à mon père et appelant d’urgence un secours médical. Mon père accourt, mais c’est pour constater son décès… Vous avez consacré à Rousseau une grande partie de votre œuvre de critique de la littérature, mais vous avez également abordé nombre d’autres auteurs, tel Diderot récemment. Y a-t-il un lien qui unisse ces différents travaux ? L’un de mes premiers objets d’étude, à l’université de Genève, a été la question des masques et de leurs accusateurs. Ou plutôt la double question de la célébration des apparences et de leur mise en accusation. En tant qu’étudiant, j’avais été encouragé en ce sens par la lecture d’un essai de Valéry consacré à Stendhal. J’ai pris plaisir à suivre le jeu des pseudonymes et des déguisements dans lequel Henri Beyle [le vrai nom de Stendhal] s’est complu, l’intérêt qu’il a trouvé à porter divers masques pour mieux démasquer les prestiges abusifs et les impostures qu’il décelait autour de lui. Je projetais

d’écrire un livre sur les ennemis des masques… Et, de fait, ce livre, je l’ai bien « écrit », mais en ordre dispersé, en passant par beaucoup de chemins, y compris celui de l’opéra. J’avais en tête l’idée de prendre dans la littérature française « moderne » un témoin par siècle, à commencer par Montaigne. La Rochefoucauld devait être mon objet d’étude pour le XVIIe siècle. Rousseau venait nécessairement à la suite, et il fallait qu’un regard sur Diderot y fût associé… C’est pourtant au seul Rousseau que vous avez consacré votre livre le plus célèbre, « Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle ». Avant de lire Rousseau, je l’ai « écouté », tel que le lisait l’un de mes maîtres, Marcel Raymond, dans les cours qu’il donnait dans la grande salle de notre université. Quand j’étais collégien, je m’y glissais un peu clandestinement. Plus tard, je suis devenu l’un des collaborateurs pour l’édition de Rousseau dans la collection « La Pléiade ». C’était moins la pensée théorique de Rousseau que Marcel Raymond analysait que son génie poétique, tel qu’il se manifeste pour qui écoute attentivement les mots de son discours. Je n’ai jamais oublié la façon dont il lisait le récit que fait Rousseau, dans Les Confessions, de son vain amour pour Mme d’Houdetot [Sophie Lalive de Bellegarde, comtesse d’Houdetot, 1730-1813, qui tenait un salon]. Dans cet ouvrage sur les ennemis des masques dont j’avais formé le projet, Rousseau était ainsi devenu un témoin capital… Jusqu’au moment où

il s’isola, devenant l’objet de ma thèse et d’un livre entier, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle. Vous soulignez la dimension sensuelle, l’importance du toucher et du corps chez Diderot. En revanche, alors que dans « Les Confessions » Rousseau évoque sa sexualité d’exhibitionniste, son goût pour la fessée, vous ne vous étendez guère sur le sujet, bien que vous soyez un lecteur de Freud. Pourquoi cette réserve ? J’ai voulu cheminer dans la pensée et le « discours » explicite de Rousseau, dans les motivations qu’il allègue lui-même, non dans celles que peut déceler un savoir instruit par les connaissances psychologiques d’aujourd’hui… Mais vous avez raison. Il y a beaucoup plus à dire que je ne l’ai fait sur un comportement où l’on voit Rousseau appeler sur sa personne le regard des autres pour en jouir et bientôt après déclarer en souffrir, comme s’il voulait expier le plaisir qu’il aura pris à s’être exhibé… Un bel exemple de sadomasochisme ? Un point à débattre, assurément. Ce sont là, certes, des moments distincts, mais un si vif contraste pose problème. Quel rôle la musique joue-t-elle dans votre travail ? Pourquoi, écrivez-vous plus volontiers sur l’opéra et ses livrets, comme dans « Les Enchanteresses », que sur la musique instrumentale ? En fait Les Enchanteresses ont pris naissance parce que l’occasion m’en était donnée. Ce recueil a été l’occasion de manifester ma reconnaissance envers un ancien directeur du Grand Théâtre de Genève – notre

Opéra –, Hugues Gall, qui m’avait demandé d’écrire des programmes. Il ne s’agit pas d’études érudites, mais de réflexions d’un auditeur intéressé par ce qui se joue à l’opéra. Finalement, cela m’a convenu de parler ainsi des œuvres. Mozart m’a particulièrement retenu. Il se joue tellement de choses entre la musique, le poème, l’élément mythique sur lequel mon esprit était fixé… J’ai fait cela du bout de la plume et, évidemment, j’ai fait le choix de ce qu’il me convenait de dire. Mais ça a été un travail pour le plaisir. Vous êtes né dans un milieu d’immigrés juifs venus de Pologne. Pourtant, le judaïsme ne tient que peu ou pas de place dans votre œuvre… Effectivement mon père, attaché à une éthique de la compassion et du respect d’autrui, n’attachait que peu d’importance à l’accomplissement d’un rituel prescrit. A Varsovie, son père à lui, tout pédagogue laïque qu’il était, l’avait pourtant réveillé chaque matin pour faire la récitation des prières. Peut-être mon père gardait-il une oreille ouverte pour le souvenir de cette injonction, et pour le sentiment d’un impératif. Moi-même, pendant la guerre, en compagnie de Pierre Emmanuel [poète influencé par le christianisme, 1916-1984], j’ai suivi avec un très respectueux intérêt, à l’université de Genève, les leçons données par le théologien protestant Karl Barth [1886-1968] sur l’Epître aux Romains. Manquait toutefois l’adhésion. Ma formation fut gréco-latine, très peu hébraïque. Ma présence au monde est philosophique sans doute, poétique peut-être, mais pas vraiment religieuse. p


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Les Bleus à l’âme française

Cité des libraires virtuelle

Dimanche 15 juin, l’équipe de France de football jouera son premier match de Coupe du monde au Brésil. Depuis 1998, l’équipe nationale est l’objet d’une ferveur qui n’a pas toujours existé en France olivier guez

L

inda Evangelista au bras de Fabien Barthez, I Will Survive en boucle sur les ondes, « Et un ! Et deux ! Et trois zé-ro ! » : en juillet 1998, la France « qui gagne » n’a d’yeux que pour ses champions du monde de football. Une idole, 11 rock stars, 22 héros, guidés par un gourou en survêtement à l’accent forézien. Des chantiers de Saint-Nazaire à la terrasse du Flore, la France s’enflamme, enfin, pour les Bleus et bombe le torse grâce à l’équipe black-blanc-beur, érigée en modèle d’intégration républicaine. Pour la première fois, les Français s’identifient véritablement à leur équipe nationale. C’est le début d’une relation passionnelle entre les Bleus et les Français, miroir déformant des turpitudes hexagonales de ces dernières années. Il n’en a pas toujours été ainsi. « Jusqu’en 1998, les rapports entre les Français et les Bleus évoluent aux confins de l’indifférence, affirme Vincent Duluc, suiveur attitré de l’équipe de France à L’Equipe depuis bientôt vingt ans. Bien sûr, il y a eu quelques poussées de fièvre ponctuelles, mais même à l’époque glorieuse de Platini, dans les années 1980, les relations sont tièdes et les passerelles entre les amateurs de foot et les autres milieux, intellectuels notamment, encore rares. » En 1987, Michel Platini, jeune retraité du ballon rond, s’en plaint. Dans une interview donnée à Marguerite Duras, pour le journal Libération, l’ancien capitaine des Bleus raconte que, du temps de sa jeunesse, « le football n’existait pas en France. (…) De 1958 à 1972, il n’y a rien eu. Il y a eu une période maudite parce que nous, en France, on n’a pas une culture sportive ». Il faut reconnaître que les Bleus sont médiocres, sinon pires, à l’époque : après leur brillant parcours en Suède, en 1958 – la France finit troisième – et jusqu’en 1978, ils ne participent qu’à un Mondial, en 1966. Encore le quittent-ils dès le premier tour, bons derniers de leur groupe. « Les Français aiment les coups d’éclat et les hommes providentiels, Kopa, Platini, Zidane, regrette Pierre-Louis Basse, la grande voix du foot sur Europe 1 pendant des décennies. Ils ne font corps avec leur équipe nationale que lorsque les résultats sont à la hauteur de l’image qu’ils se font de la France. Ce ne sont pas de vrais supporteurs. En 1998, ils ne se sont enflammés qu’au moment du quart de finale contre l’Italie. »

« Les Français ne font corps avec leur équipe nationale que lorsque les résultats sont à la hauteur de l’image qu’ils se font de la France » pierre-louis basse

journaliste et écrivain Au XXe siècle, les rapports entre les Bleus et les Français sont ainsi ponctués de passions éphémères. Mais à la différence de nos voisins allemands, espagnols, italiens ou anglais, sans même parler des Sud-Américains, de grande histoire d’amour, pas question. En 1938, à l’occasion de la troisième Coupe du monde qu’ils organisent chez eux, les Français s’enthousiasment brièvement jusqu’à l’élimination en quarts de finale de leur équipe contre le futur vainqueur, l’Italie de Mussolini – les Bleus n’ont remporté qu’un match, contre la Belgique, en huitième, c’està-dire au premier tour de la compétition. Suivront l’épopée suédoise, vingt ans plus tard, autour de Kopa, Piantoni et Fontaine, puis, à la fin des années 1970, dans la foulée des Verts de Saint-Etienne partis à la conquête de l’Europe, les prémices d’une deuxième grande équipe de France, la génération Platini. Du style, du panache, du « foot champagne », mais pas de victoire finale. Entre ces dates-clés, pas grand-chose : la France ne vibre pas durablement pour ses Bleus, faute de résultats et d’une culture footballistique à la hauteur de celle des autres grands pays euro-

La start-up Actialuna, qui a publié en 2011 avec Flammarion le bel ouvrage numérique L’Homme-Volcan, de Mathias Malzieu, une bande dessinée adaptée à une lecture iPad, continue d’innover. Elle a lancé l’application Sequencity, une « cité des libraires » virtuelle, tenue par des vrais libraires spécialisés dans les « arts séquentiels » (BD, mangas, romans graphiques, etc.). Le lecteur peut y découvrir les offres numériques des librairies, visionner les ouvrages, les acheter, ou poser des questions. Chaque libraire associé s’est engagé à répondre ; il peut aussi conseiller des livres, promouvoir des auteurs… Pour le cofondateur d’Actialuna, Samuel Petit, interviewé sur ActuaLitté.com, il s’agit de « restaurer la relation libraire-lecteur », qui tend à se dématérialiser sur Internet. A travers Sequencity, les libraires retrouvent leur rôle de conseil et d’expertise. Il faut rappeler qu’en mars, au 34e Salon du livre de Paris, se sont tenues les assises du livre numérique. On y a appris qu’en France la part de marché de l’ebook oscille entre 1,1 % (selon les études GFK) et 4,5 % (selon les études Xerfi), et que ce marché est en pleine croissance. Certains analystes prévoient une progression du livre numérique de 20 % dans les quatre ans. En 2013, 15 % des Français de 15 ans et plus ont déjà lu un e-book. > Sequencity.com

Brégançon ouvert à la visite

péens où les stades, aujourd’hui encore, sont bien davantage remplis. Dans son ouvrage Football in France, l’historien britannique Geoff Hare avance plusieurs explications à ce désintérêt : les débuts très tardifs du foot professionnel en France, en 1932 – une ligue pro existait en GrandeBretagne dès 1885 – ; le dilettantisme et l’amateurisme des clubs français ; une industrialisation de moindre envergure et plus lente comparée à celles de la Grande-Bretagne ou de l’Allemagne – c’est au sein de la classe ouvrière que se façonnent une culture footballistique et un amour immodéré du ballon, dès le début du XXe siècle. Le foot, pour l’historien Eric Hobsbawm, est la « religion laïque du prolétariat britannique ». Chez les classes populaires françaises, l’implantation est moindre. Pendant longtemps aussi, le journal L’Auto, l’ancêtre de L’Equipe, s’intéresse davantage au rugby, plus champêtre que le foot et donc plus en harmonie avec la France rurale de l’époque. Le ballon rond est associé aux masses urbaines dangereuses et, déjà, aux immigrés de fraîche date. Il faut attendre l’entre-deuxguerres – les poilus ont beaucoup joué au foot dans les tranchées – pour que le foot se répande chez les prolétaires français. L’historien britannique Geoff Hare fournit une autre explication : la France n’a pas besoin, à l’époque, du ballon rond pour forger sa réputation internationale et son identité nationale, à la différence de certaines petites nations d’Europe centrale après l’éclatement de l’Empire austro-hongrois, ou de pays sud-américains comme le Brésil et l’Uruguay. Un autre Britannique, Simon Kuper, auteur de plusieurs livres de référence sur l’histoire du football, confirme ces assertions. « L’image de la France fut longtemps associée à son empire, son art de vivre, sa civilisation et son histoire, toutes auréolées d’un prestige certain. Les Bleus, notamment sous de Gaulle, n’étaient pas à la hauteur de cette idée de la France. » Longtemps, aussi, les médias généralistes ont méprisé le foot. « En France, poursuit Simon Kuper, il n’existe pas de tabloïds comme en Angleterre ou en Allemagne. En feuilletonnant la vie privée des joueurs, ils ont conquis un large public, notamment les femmes, alors que L’Equipe s’adresse depuis toujours à un lectorat de fans essentiellement masculins. » Pour les élites françaises, à l’exception des écrivains tels Camus, Giraudoux et Montherlant, le foot avait mauvaise réputation. Le foot, nouvel opium du peuple, pour nombre de marxistes, était suspect, une peste émotionnelle. « Pouvez-vous imaginer la tête de

mes collaborateurs aux Temps modernes, si j’avais été à un match de foot ? », s’amusait Sartre, cité par Geoff Hare. Tout a donc changé après la déferlante 1998. Désormais, les Bleus se doivent d’incarner la France et le roman national. Ils doivent gagner, bien sûr, mais aussi être amoureux de la France, se comporter en athlètes irréprochables et généreux : leurs déclarations, leur tenue, l’enthousiasme avec lequel ils entonnent La Marseillaise, tout est scruté, disséqué, critiqué, sous l’œil vigilant des « anciens », les vainqueurs de 1998. Dans les coulisses de l’équipe de France et sur le terrain se joue et se rejoue en fait le psychodrame français contemporain : la quête obsidionale et narcissique d’une identité nationale en recomposition. D’un côté, un pays en crise, économique, existentielle, mal dans sa peau ; de l’autre, une équipe composée majoritairement d’enfants des cités, les nouvelles classes populaires, multimillionnaires à 20 ans, hérauts de la mondialisation honnie et du foot business, de la culture rap blingbling, évoluant pour la plupart dans des grands clubs étrangers – « bref, tout ce que les Français adorent détester », souligne Simon Kuper. « Les querelles entourant les Bleus reflètent l’anxiété des Français », poursuit-il : l’islam, le racisme latent, les banlieues, le renouveau de la question noire, l’ethnisation des débats, le repli communautaire… Avec, en 2010, le « fiasco de Knysna », point d’orgue de cette tragi-comédie franco-française : durant la Coupe du monde en Afrique du Sud, devant les caméras du monde entier, les Bleus refusent de descendre du bus pour s’entraîner. La parole se libère, la chasse aux « meneurs » de la fronde met la banlieue sur le banc des accusés. Le temps des règlements de comptes a sonné. Pour beaucoup, les Bleus furent à ce moment-là des traîtres à la nation. Le sociologue Stéphane Beaud considère, lui, que la mutinerie exprimait plutôt « le désarroi des joueurs et leur manière de répondre aux agressions de l’extérieur ». « Ce surinvestissement politique et symbolique de l’équipe de France est exagéré, estime quant à lui Pascal Praud, grand manitou du foot sur RTL et I-Télé. On ne peut pas demander aux Bleus de réussir là où les politiques ont échoué depuis des décennies. » Les Français veulent vibrer, rêver, oublier la sinistrose contemporaine, participer à une aventure commune. Faire corps et retrouver un peu d’allant. En cette veille de France-Honduras (le 15 juin), leur premier match de la compétition, les Bleus n’ont qu’à bien se tenir et, si possible, gagner quelques rencontres. De préférence avec panache, à la française. p

Des supporteurs français lors du Mondial 1998, qui s’était déroulé dans l’Hexagone. GUILLAUME ATGER

Voulant réduire son train de vie, François Hollande a confié en 2013 la gestion du fort de Brégançon au Centre des monuments nationaux. « Le fort de Brégançon, résidence officielle des présidents depuis 1968, sera ouvert à tous », annonçait le fil Twitter de l’Elysée le 30 mai. Les touristes pourront donc visiter, à partir du 29 juin, ce condensé d’histoire de France. Le Centre des monuments nationaux y exposera des photos et des films de vacances des chefs d’Etat. Devenu un fort royal sous Louis XI, Brégançon est assiégé par Charles III de Bourbon, passé à Charles Quint en 1523. Récupéré par François Ier, il devient un bastion contre les raids ottomans. Puis Richelieu le reconstruit sous sa forme actuelle. En 1714, il est racheté par un noble de robe, Louis Hercule de Ricard. Pendant la Révolution, la garnison doit le protéger des paysans qui s’en prennent aux biens de la noblesse. En 1805, Napoléon consolide l’édifice et le réarme. Brégançon reste une forteresse militaire jusqu’à la guerre de 1914-1918. Déclassé en 1919, il se délabre, mais l’Etat le restaure. En 1964, le général de Gaulle y passe une nuit, alors qu’il vient célébrer le 20e anniversaire du débarquement de Provence. Il en fera en 1968 son lieu de villégiature officiel.

George Clooney de retour chez les Coen

à lire « af f re ux, rich e s e t m é chan ts ? »

de Stéphane Beaud, avec Philippe Guimard (La Découverte, 200 p., 12,50 €). « l e plus b eau b ut é tait un e pas se »

de Jean-Claude Michéa (Climats, 146 p., 15 €). « éloge de l’e s quiv e »

L’information du site The Wrap, consacré aux potins d’Hollywood, fait déjà le buzz : un nouveau film de Joel et Ethan Coen avec George Clooney est en chantier. Coproduit par Universal, il s’intitule Hail, Caesar ! (« Salut, César ! »). Il s’agit d’une adaptation de la vie d’Eddie Mannix (1891-1963), l’un des dirigeants de la Metro-Goldwyn-Mayer. Surnommé « Eddie le Bulldog » ou encore « The Fixer » (« l’arrangeur »), il avait la réputation de régler brutalement les problèmes qui pouvaient nuire au studio. Employés récalcitrants et journalistes trop critiques le craignaient comme la peste, car il était acoquiné avec des hommes de main du milieu et des gangsters. Il a encore, d’après le magazine Vanity Fair d’avril 2003, brisé le dos de sa femme sur un coup de colère et passé à tabac sa maîtresse, l’actrice Mary Nolan. Il est aussi suspecté d’avoir été mêlé à la mort d’un autre exécutif de la MGM, Paul Bern, époux de Jean Harlow, et d’avoir assassiné l’acteur George Reeves, la star de la série « Superman » de 1952, amant de sa femme. C’est George Clooney qui incarnera Eddie Mannix, aux côtés de Josh Brolin, qui avait déjà joué dans True Grit, des frères Coen, en 2010.

d’Olivier Guez (Grasset, 112 p., 13 €). « f o otbal l in f rance »

de Geoff Hare (Berg Publishers, 2003).

à voi r f rance- hon duras

dimanche 15 juin à 21 heures (heure française).

rectificatif « Intouchable, le patrimoine ? » Dans l’article « Intouchable, le patrimoine ? » (« Culture & idées » du 31 mai), nous avons attribué par erreur, dans un exergue, une citation de l’architecte Jean-François Cabestan à Alexandre Gady, président de la Société pour la protection des paysages et de l’esthétique de la France (SPPEF). Nous présentons nos excuses aux intéressés.


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Le show de la pensée Les conférences TED, qui visent à mettre la connaissance au service de l’innovation, fêtent leurs 30 ans. Si le modèle remporte un succès croissant sur scène comme en ligne, il n’est pas à l’abri des critiques marc-olivier bherer

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a biologiste Sara Lewis avance sur scène, avec, à la main, un pot en verre dans lequel scintillent de faux insectes : des lucioles électroniques. L’allusion est claire, car pour chacun dans le public, des lucioles sous cloche sont une madeleine de Proust. Ce souvenir d’enfance est pour Sara Lewis le point d’amorce de sa conférence sur l’évolution. L’éclairage de la scène est ajusté pour que la lumière émise par les robots soit à la fois visible par le public et captée par les caméras qui suivent la chercheuse. En coulisse s’active une production digne d’un concert rock. Dans la salle, le recueillement prévaut. Sara Lewis tient une conférence TED, l’une des plus prestigieuses tribunes actuelles pour la vulgarisation scientifique. Enregistrés en public lors d’un événement annuel de cinq jours, ces exposés jouissent d’une grande popularité sur le Web, où ils sont mis en ligne les uns après les autres et diffusés en différé tout au long de l’année. Celui de Sara Lewis sera disponible en juillet. Le sigle TED est formé des trois premières lettres des mots technology, entertainment (« divertissement ») et design. De cette fusion est née l’innovation. Proche du journalisme dans ses contenus, de la start-up par son esprit, TED a réinventé le modèle économique des conférences – activité que les médias, à la recherche de nouveaux revenus, sont nombreux à organiser avec l’appui de sponsors. Sa plus récente édition s’est déroulée en mars, à Vancouver (Canada) : plus de 50 orateurs s’y sont exprimés devant des auditeurs qui avaient chèrement payé leurs places. Edward Snowden, Sting, mais aussi des intellectuels anonymes y ont pris la parole. Bill Gates, un habitué, compte parmi les principaux sponsors. Le concept a été décliné à travers le monde selon différentes formules, telles TEDGlobal ou TEDSalon. Comment le cerveau réagit-il à un accident vasculaire cérébral ? L’école nuit-elle à la créativité ? Comment tirer le meilleur parti des germes qui nous entourent ? Les sujets abordés sont audacieux. Les orateurs sont des chercheurs, des entrepreneurs du Web, des artistes exposant des idées avec l’ambition de changer le monde. Tournée vers les nouvelles technologies, l’organisation, qui compte une centaine de personnes, espère trouver dans l’innovation des solutions aux principaux problèmes auxquels nous sommes confrontés. Le discours fait mouche : intellectuels et journalistes sont médusés par sa réussite. Une fois sur YouTube, les vidéos se propagent comme un virus. Le seuil du milliard de visionnements a été franchi en 2012. La recette de TED repose sur le mariage entre le stand-up et la transmission de connaissances. L’exercice demande une lourde préparation, d’abord d’écriture, puis scénique. Les orateurs s’expriment sans notes et comptent sur l’humour et des moments d’émotion pour mieux faire comprendre la complexité du sujet abordé. « Plutôt qu’au jargon, nous nous en remettons au récit, à l’histoire racontée, qui demande à l’orateur de s’engager davantage. Susciter l’empathie du public, c’est aussi un moyen de capter son attention », explique Chris Anderson, le patron de TED. Dans l’Amérique de Barack Obama, l’art oratoire doit savoir inspirer les foules et montrer que chacun peut être un acteur du changement. « Les idées ont le pouvoir de nous toucher, poursuit-il. Un jeune Indien m’a dit un jour, avec le sourire, que TED avait “ruiné” sa vie. Il avait un emploi bien payé mais, après avoir regardé des conférences pendant un an, cela ne lui suffisait plus : il a tout quitté pour développer des panneaux solaires à bas prix, qu’il installe aujourd’hui dans des villages de son pays. » A sa création, en 1984, en Californie, l’aventure de TED était de nature différente. Un brin excentrique, l’architecte Richard Saul Wurman l’imagine à seule fin, dit-il, d’assouvir sa curiosité. L’événement se compose alors de tables rondes où la discussion est informelle. Les futurs gourous du Web s’y pressent pour dessiner le monde qui vient avec l’émergence des nouvelles technologies. Le premier ordinateur Apple y est même présenté. En 2002, Richard Saul Wurman vend sa société à Chris Anderson. Journaliste et entrepreneur, celui-ci est le fondateur de Business 2.0, un magazine sur la nouvelle économie, à l’image des premières années du Web, dont l’ascension fut aussi rapide que sa chute.

Une conférence TEDGlobal, qui s’est tenue à Edimbourg (Ecosse), du 25 au 29 juin 2012. RYAN LASH

sur l e w eb « te d. ideas worth spreading »

Ted.com

A la recherche de nouveaux défis, Chris Anderson s’empare de TED et le renouvelle de fond en comble. Il l’intègre à une fondation, créée pour lui donner une mission philanthropique. La conférence, un genre réputé soporifique, est entièrement redéfinie. Désormais, elle est pensée comme le ferait un journaliste qui se bat pour retenir l’attention de son lecteur. L’efficacité prime, le temps de parole est limité à dix-huit minutes. Dans ce nouveau concept, la production d’images joue un rôle essentiel. Les nombreuses caméras permettent de réaliser un montage vidéo vivant : lorsque l’orateur en vient aux confidences, un gros plan est fait sur son visage pour transmettre l’émotion, comme au cinéma. En 2005, Chris Anderson comprend immédiatement le potentiel de YouTube, qui vient d’être lancé. Il embauche le réalisateur Jason Wishnow, déjà connu pour son travail de cinéaste en ligne, qui met au point le format vidéo. Le succès ne tarde pas, qui fait de TED une référence. La sélection des orateurs, elle, est plus expérimentale. En 2013, des événements ont ainsi été organisés à travers le monde, afin d’entendre d’éventuels conférenciers. Le site recueille les suggestions des internautes, mais un intense travail de recherche est également mené par ses organisateurs. « Nous visitons des labos, des entreprises, des universités, nous assistons à des conférences et consultons la presse spécialisée », raconte Bruno Giussani, directeur européen de TED, lui aussi ancien journaliste. Il s’agit également de varier les sujets. « Chaque édition porte sur un thème différent que les personnes sur scène doivent pouvoir aborder, ajoute-t-il. Notre attention va aux idées nouvelles et scientifiquement fondées capables d’avoir un fort impact dans le monde réel. Nous sommes aussi vigilants à respecter un certain équilibre afin qu’une discipline ne soit pas surreprésentée. » Pour la biologiste Sara Lewis, les choses sont allées très vite. « J’ai reçu un courriel m’invitant à participer à TED, sans que je sache ce qui a pu motiver leur décision, raconte-t-elle. J’avais carte blanche, pour peu que je respecte certains paramètres : envoyer un résumé à une certaine date, faire des répétitions avec l’équipe par Skype. J’ai dû travailler deux mois à temps plein sur une conférence de moins de vingt minu-

tes ! » Elle s’est prêtée au jeu de bon cœur, à ses yeux, la vulgarisation est une nécessité : « Aux Etats-Unis, la science n’est pas bien vue et manque de financement. Expliquer au plus grand nombre le sens de la recherche fondamentale est donc capital. » Sortir la connaissance de son isolement, telle est bien la principale contribution de TED à la vie des idées. « Les chercheurs doivent aborder de manière sans cesse plus étroite leur objet d’étude, ce qui enferme la science dans des silos, constate Bruno Giussani. L’éclectisme de nos conférences permet d’ouvrir le champ et de redonner vie à la transversalité. » Particularité de ce vaste forum : la polémique y est notoirement absente, comme si les idées se vidaient de leur dimension critique. Les applications de la science sont considérées comme aptes à résoudre les grands problèmes auxquels le monde est confronté, sans prolon-

N’assiste pas qui veut à l’événement : il est réservé à 1 500 personnes, prêtes à payer chacune 8 500 dollars pour cinq jours ger la réflexion sur la dimension humaine de ces choix. Chez TED, on exprime ouvertement sa lassitude du débat politique : « Aujourd’hui, les gouvernements, les ONG qui devraient pouvoir résoudre certains problèmes n’y parviennent plus. Les systèmes qui sont censés nous préparer à l’avenir sont dépassés. Face à cette inefficacité, il y a une demande de solutions. » Cette approche vaut à TED les foudres du journaliste Evgeny Morozov – un de ses anciens conférenciers, mais aussi l’un des observateurs les plus intransigeants des valeurs colportées par les acteurs des nouvelles technologies. Dans un article publié en 2012 dans le bimensuel The New Republic, il en dénonce l’« arrogance » politique et la superficialité. Pour lui, TED ignore la

complexité du monde en l’imaginant comme un vaste problème susceptible d’être réglé par la technologie. Mais les critiques les plus régulièrement adressées à ces conférences visent l’événement lui-même, car n’y assiste pas qui veut. Il est réservé à 1 500 personnes, prêtes à payer, chacune, 8 500 dollars (6 300 euros) pour cinq jours et qui auront de surcroît adressé une lettre de motivation convaincante. « Nous avons adopté ce système pour faire face à la forte demande et pour préserver la diversité de l’audience. Nous ne voulons pas d’un parterre composé uniquement de riches investisseurs et d’entrepreneurs de la Silicon Valley. Le prix est élevé, mais nos revenus ne servent qu’à financer nos activités, les profits sont entièrement réinvestis », justifie Bruno Giussani. Christine Larson, chercheuse à l’université Stanford (en Californie), s’est intéressée aux conférences organisées par les médias en quête de nouveaux revenus. « TED se distingue par la forte valeur de son auditoire sur le marché publicitaire, remarque-t-elle, puisqu’il s’agit de gens disposant de hauts revenus dont on se dispute chèrement l’attention. » De fait, TED est aux petits soins pour ses participants. Les membres du public peuvent discuter avec les conférenciers. Une application facilite les rencontres, et les plans de table lors des dîners sont savamment étudiés. Christine Larson s’inquiète des problèmes éthiques posés par ce fonctionnement. « TED permet à certains de payer pour avoir un accès direct aux sources, tandis que les autres doivent se contenter de visionner une vidéo. Un journalisme à deux vitesses est en train d’être créé. » Sans parler des questions que soulèvent les liens entretenus avec les sponsors, comme pour tout événement de ce genre. Les mordus de TED passent outre. Leur enthousiasme est tel qu’ils sont nombreux à traduire bénévolement les vidéos, désormais disponibles en plus de 100 langues. L’ouverture, l’une des valeurs-clés du Web, a été prolongée par le label TEDx, créé pour permettre à qui le souhaite d’organiser sa propre conférence TED sans avoir à payer une licence. La seule contrainte est de respecter la charte développée pour encadrer l’événement. Aujourd’hui, huit TEDx se déroulent chaque jour quelque part sur la planète. En France, le label est présent dans plus de 20 villes. p


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Samedi 14 juin 2014

| CULTURE & IDÉES |

Plus belle la vie en RDA | Dans la défunte Allemagne de l’Est, les photographes de presse avaient l’obligation de glorifier le régime communiste. D’où des mises en scène caricaturales, actuellement exposées au Musée d’histoire allemande de Berlin images

frédéric lemaître

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Berlin, correspondant

a définition, publiée en 1959 dans l’organe de l’association des journalistes d’Allemagne de l’Est Neue Deutsche Presse, est sans ambiguïté : « Les photographes de presse d’Allemagne de l’Est sont imprégnés de l’idée socialiste (…). Les travaux des photojournalistes doivent être menés à des fins d’agitation et de propagande – comme ceux de tous les journalistes –, et par là même contribuer à consolider l’amitié entre les peuples, assurer la paix et accélérer le bouleversement socialiste en RDA. » Comme leurs confrères, Martin Schmidt et Kurt Schwarzer savent ce qu’on attend d’eux. Nés respectivement en 1925 et 1927, ces deux photographes travaillent comme pigistes pour différents organes de presse à partir de la fin des années 1950. Pour que sa mère et son frère puissent se rendre en Allemagne de l’Ouest, Martin Schmidt acceptera même de travailler pour la Stasi, la police politique, de 1966 à 1969. Actuellement exposées au Musée d’histoire allemande de Berlin, leurs photos illustrent la vie quotidienne, non pas telle qu’elle était, mais telle que les autorités est-allemandes voulaient qu’elle soit. Prenons ces sept jeunes gens (six femmes, un homme) interrogeant un agriculteur sur, suppose-t-on, le fonctionnement de la rutilante presse à paille Progrès. Paru sous le titre « Professions d’avenir », ce reportage de Martin Schmidt est destiné à mettre en valeur l’agriculture, alors que la jeunesse d’Allemagne de l’Est, collectivisation des terres aidant, délaisse les campagnes pour aller chercher du travail en ville. Manifestement, le régime cherche surtout à retenir les jeunes femmes, comme le confirme le reportage de Martin Schmidt sur les agricultrices paru

« Les travaux des photojournalistes doivent être menés à des fins d’agitation et de propagande – comme ceux de tous les journalistes »

Les mérites de la vie agricole, en 1967. MARTIN SCHMIDT/STIFTUNG DEUTSCHES HISTORISCHES MUSEUM

Ces retraités chanceux intègrent, en 1980, le nouveau foyer du quartier Allende de Berlin-Köpenick. En 1965, les Allemands de l’Est sont incités à consommer… plus de poisson.

MARTIN SCHMIDT

KURT SCHWARZER

« neue deutsche presse »

journal de l’association des journalistes en RDA dans la revue féminine Pour toi. Souriante et sûre d’elle, la jeune femme, au volant d’un tracteur appartenant à une coopérative, profite du soleil sans apparemment souffrir de la chaleur. Elle regarde au loin un avenir qui s’annonce radieux. Mais faut-il vraiment y croire ? On aimerait que son air mutin soit une façon, pour le modèle comme pour le photographe, de nous indiquer de ne pas prendre ce cliché trop au sérieux. Et ce jeune couple élégant qui n’est là que pour mettre en valeur les promesses du poisson grillé – véritable héros de cette composition –, faut-il le prendre au sérieux ? Commentant cette photo de Kurt Schwarzer, la journaliste et écrivaine Jutta Voigt fait remarquer que les Allemands de l’Est mangeaient trop de viande au regard des prévisions du « plan » en vigueur. Les dirigeants du pays tentèrent donc de les convaincre de manger du poisson deux fois par semaine. D’où cette mise en scène pour laquelle le photographe n’a pas hésité à se procurer des chandeliers de Pologne, du vin de Bulgarie et un ananas venu d’un pays frère sans doute plus lointain. « Le couple endimanché s’efforce de conférer à l’ensemble quelque chose d’érotique, note Jutta Voigt. L’homme a un regard concupiscent sur la femme qui, elle, a un regard affriolant. Le flirt avec le poisson est un flirt avec la femme, un flirt avec l’homme, un flirt avec l’avenir. » Celui-ci n’est pas toujours si riant. En témoigne involontairement la photo prise par Martin Schmidt de ces deux retraités accoudés au balcon d’un immeuble moderne, regardant l’herbe qui n’a pas encore eu le temps de pousser devant leur bâtiment tout

Elevage de porcs modèle dans une « ferme collectivisée », en 1966.

Une jeune agricultrice en route pour un avenir radieux, en 1965.

MARTIN SCHMIDT

MARTIN SCHMIDT/STIFTUNG DEUTSCHES HISTORISCHES MUSEUM

juste sorti de terre. Il s’agit évidemment de mettre en valeur les investissements réalisés par les autorités en faveur des « vétérans du travail ». De fait, selon les critères en vigueur, ces deux vieux messieurs sont chanceux : en 1980, seuls 4 % des plus de 3 millions de retraités ont une place dans un « foyer » – et encore s’agit-il la plupart du temps de foyers réaménagés dans d’anciens bâtiments qui n’ont pas été conçus à cet effet. Ces deux-là, qui ont la chance d’avoir obtenu un logement dans le quartier Allende de Berlin-Köpenick, semblent au moins disposer d’un « confort moderne ». Mais dans un quartier sans âme.

à voi r « coul e urs pour l a ré pub l ique »

Exposition au Musée d’histoire allemande, Unter den Linden 2, Berlin. Jusqu’au 31 août.

Autre promesse de modernité : une image prise par Martin Schmidt, en 1973, qui nous montre la préparation du chantier berlinois d’où émergera le p alais de la République. Ce bâtiment qui, avec la tour de télévision d’Alexanderplatz, allait constituer la fierté de la RDA, ce « palais aux 50 000 ampoules », où se dérouleront les grandes cérémonies officielles mais aussi nombre de mariages et de fêtes populaires, allait être construit en lieu et place du château des rois de Prusse, dynamité par les communistes en 1950. Le symbole était explicite. Mais en sortant, en ce printemps 2014, du Musée d’histoire allemande, situé en

face du fameux Palais, le visiteur ne peut manquer de tomber à nouveau sur un énorme chantier. Comme il y a quarante ans ! Lors de la réunification, les Allemands de l’Ouest prétextèrent en effet la présence d’amiante dans ce bâtiment pour le détruire. Et, aujourd’hui, qu’y construit-on à la place ? A nouveau le château des rois de Prusse. Même si celui-ci est censé abriter non pas les bureaux de la chancelière Angela Merkel mais un musée d’ethnologie et des collections d’art asiatique, on ne peut s’empêcher de penser que l’ex-RDA n’avait décidément pas le monopole de la propagande. p


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