HELAS POUR L'ENFANT

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VA N O S I R A D E G H I A N

La Collection Écrits d’Arménie a pour ambition de promouvoir sur le marché européen des auteurs arméniens qui jetèrent et jettent encore un regard personnel sur le monde et surl’histoire de leur nation, depuis le XIXème siècle jusqu’à nos jours.

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Né en 1946, en Arménie. Ecrivain, publiciste, traducteur, journaliste. Lauréat du prix du joural « Droujba narodov » (« Amitié des nations »), en 1982. Lauréat du prix de la revue « HayosKartlos», en 1996. Auteur des recueils « Kiraki » (Dimanche) (1983), « Tsanr luys » (Pesante lumière) (1996), « Chat tchhamarvi » ( Ne sois pas trop considéré) (1993), « Dzerked et tar tcavi vrayits » (Ote ta main de la douleur) ‘2000), « Erkir ts’pahandj » (Revendication du pays) (2003). Ses œuvres ont été traduites en anglais, en russe, en polonais, en tchèque, en roumain, en bulgare, en persan, en espagnol, en géorgien, en ukrainien, en biélorusse. Le sujet principal des oeuvres de Siradeghian est l’homme en proie aux contradictions de son âme. ISBN 978-9939-816-11-1

HÉLAS POUR L’ENFANT !

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ce texte paraît pour la première fois en traduction française


VA N O S I R A D E G H YA N

HÉLAS POUR L’ENFANT !

traduction par denis donikian

ACTUAL ART/2011


VA N O S I R A D E G H I A N

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Q

uand il en a eu le temps, l’homme a regardé en ar-

rière et il a vu que le passé se noyait dans l’oubli.

« Ce n’est pas possible ! » fut sa première réaction. Chaque fois qu’il jetait un coup d’œil sur le passé et qu’il

revenait aussitôt au présent, il avait l’impression que là-

bas tout était bien. Que là-bas, dans la réserve de la mémoire, le cours des jours est gravé sans perte aucune et qu’il faut seulement du temps pour que l’esprit mette en

mouvement la chaîne des images. Mais voilà qu’il venait

d’avoir assez de temps pour se rendre compte que la vie effaçait ses traces au fur et à mesure.

« Comme c’est navrant ! » pensa l’homme. Dès lors, on

pouvait comprendre qu’il n’était pas devant soi l’abîme au

bord duquel la vie trouve sa fin. Que la mort n’attend pas en embuscade quelque part au-devant. Mais que, dou-

cement effaçant les traces de l’existence, elle arrive par

derrière. Et à peine t’a-t-elle rejoint que tu te retrouves avec plus rien en face de toi. Et rien non plus dans le

passé que tu puisses regretter. Et pourtant, c’était bien dommage pour cette vie. Bien dommage de vivre aussi scrupuleusement pour tout abandonner à l’oubli. Bien dommage pour cet enfant. Dommage pour l’image lumi-

neuse de cet enfant qui étincelait dans l’obscure mémoire, qu’il paraît incroyable qu’elle se soit dissoute dans cette sombre enveloppe, qu’il ait disparu on ne sait quand. « Au diable ton corps désabusé ! » fit amèrement l’homme seul.

Comme c’était bien ! Cet enfant ignorait tout de ton existence.»

Évitant de forcer sur les ligaments les plus douloureux de H E L A S P O U R L’ E N FA N T !

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son corps, il se leva avec précaution pour se faire un café. Maintenant il devrait être en train de peler une

pomme. Ou de réparer le vélo de son fils. Et des choses pareilles comme on en fait à la maison après cinquante

ans. Alors qu’à présent toute l’activité de sa vie, c’était de se consacrer au service de sa propre personne. Et si

chaque chose qu’il faisait avait son utilité, elle n’était pas pour autant moins ennuyeuse. Personne pour savourer la pomme pelée, coupée en quartiers et ceux-ci disposés

en cercle dans l’assiette. Personne pour fanfaronner avec son vélo que son père aura vite réparé grâce à son tour de main. Il était devenu lui-même le destinataire de

ses propres efforts, le seul à juger si la salade était bonne

ou pas, le seul aussi à s’écouter puisqu’il avait commencé à parler tout seul. La mer devait être à trois cents

pas d’ici, mais on ne percevait ni son souffle, ni le bruit

qu’elle faisait, car elle était séparée de la ville par le vacarme de la route nationale, de jour comme de nuit. Abri-

tant des maisons d’un étage, la cité qui jouxtait la

nationale semblait cesser de vivre durant la journée. Les

gens ne sortaient qu’en cas de forte nécessité. Sitôt le soleil couché, ils poussaient les enfants à rentrer, car la

chaleur se faisait sentir bien avant l’aube et les petits de-

vaient profiter de leur sommeil avant de partir pour

l’école. La maison semblait avoir été consciencieusement

construite et de manière à être autant que possible iso-

lée du reste du monde. Mais les petits lézards trouvaient

toujours des trous par-ci par-là pour se glisser à l’intérieur de ce frais paradis, où l’homme, avec les murs et le

plafond, s’était approprié un espace incroyablement vaste, où aurait pu venir souffler un million de lézards

pour échapper à la chaleur du jour. Mais les lézards VA N O S I R A D E G H I A N

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n’avaient pas de chance, car ces choses rampantes dé-

goûtaient le locataire, comme d’ailleurs tout ce qui glissait

d’une manière générale. Jusqu’à l’âge de vingt ans, il

n’avait pas mangé de pâtes (quant au riz, il n’en man-

geait pas non plus pour la raison que son grand frère n’ai-

mait pas ça). Chaque fois que la famille se mettait à table, sa mère trouvait toujours quelque chose qu’elle ne ré-

servait que pour lui. Il avait réussi à surmonter le dégoût que lui inspirait le khach* grâce à un suprême effort de volonté. Mais c’était probablement là quelque chose

d’inévitable, car non seulement le khach donnait l’unique

possibilité, le dimanche matin de très bonne heure, de se

retrouver entre amis, mais encore, dans une vie armé-

nienne dépourvue de festivité, en manger constituait la seule cérémonie dans son ensemble qui ne fût pas liée

à des funérailles, au génocide, ni à aucune autre catastrophe. C’est à cette époque qu’il apprit à boire de l’eau-

de-vie. Quant à dire pourquoi les autres gens du sud

avaient plutôt tendance à boire de l’eau-de-vie, il l’igno-

rait. Mais s’il avait commencé à en boire, c’était pour sur-

monter le dégoût que lui inspirait le khach. Pour autant, boire de l’eau-de-vie provoquait aussi du dégoût. Cependant il ne manquait jamais d’enlever les tripes de son

assiette comme il l’avait toujours fait pour l’oignon. Il est

avéré que les capacités humaines à rester collé à un écran de télévision sont sans limite. Il pouvait la regarder

pratiquement sans interruption, jour et nuit et de semaine

en semaine même en somnolant sur le canapé. Et il

n’était pas évident que soit ça vous conduise à devenir un

imbécile aussi paresseux qu’innocent, soit qu’insidieuse*Khach : plat à base de pieds cuits, de tripes et d’ail, qui se mange traditionnellement avant l’aube et surtout l’hiver.

H E L A S P O U R L’ E N FA N T !

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ment vous pétiez tout à coup un câble à la faveur d’un

pic de tension. De toute manière, ce n’était pas le mo-

ment de perdre sa capacité à penser. Alors qu’écrire est

la manière la plus appropriée pour réfléchir. Dans des cas

pareils, la première pensée qui vient à l’esprit d’un géné-

ral privé de toute fonction au sein d’un pays insignifiant,

c’est le thème sempiternel de la loyauté et de la trahison, de la révolution et de la contre-révolution. Mais il ne s’était pas passé assez de temps pour que l’aversion

qu’inspirait la politique se fût atténuée, les impressions n’étant pas assez fraîches pour que la blessure cherchât

à éclater. De même il n’était pas sot pour imaginer que

l’exemple de sa vie pût s’ériger en leçon aux yeux de

quelqu’un. Depuis quand l’histoire avait-elle constitué une

leçon pour qu’elle s’adresse ainsi à quelqu’un ? Chaque homme, chaque génération considère comme son droit

inaliénable à tirer des leçons de ses propres erreurs et profite de ce droit le plus agressivement possible. Et

quand il s’est suffisamment trompé, pour qu’il soit permis

de tirer une leçon de ses propres fautes, arrive le temps

pour la génération suivante de se tromper à son tour. Il

n’y avait pas d’autre solution que d’écrire son journal. La

description des jours uniques passés entre quatre murs semblait préférable au fait de penser à haute voix sans

que nul ne s’en aperçoive, chose qui montrait déjà

quelques signes. Restait à garder éloignée l’image de la

fille de quatorze ans tenant son journal. Cette image rappelait le danger de devenir une lopette sentimentale, ce

qui en rien n’était préférable à un marasme prématuré.

C’était sans doute là deux expressions du même phénomène. Mais voilà que depuis pas mal de temps sa main

n’arrivait plus très bien à tenir son stylo. C’était probaVA N O S I R A D E G H I A N

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blement ce qui lui arriva quand il se rasa la première fois. Et c’est sûrement comme ça aussi quand on essaie d’enfiler des boutons dans leur boutonnière après une longue maladie. De la même façon quand d’année en année les

serviteurs préparent le café, les secrétaires écrivent,

qu’on graisse pour vous vos armes, qu’on vous recharge

votre téléphoneS Dans ce quotidien obligé de parasite,

l’écriture se réduit à des signatures en bas de notes et la pensée se borne à la possibilité d’accorder foi ou non aux

idées des autres, quant au reste on se limite à faire seu-

lement ce que même les généraux qui sont jour et nuit sous escorte ne font pas en présence d’autrui. Et quand

en définitive l’homme se retrouve seul, il cherche longtemps à savoir si c’est à cause de son grand âge ou de

son accoutumance à l’oisiveté. C’est dans une confusion semblable que se trouve l’écolier une fois passées les

vacances d’été. Soit qu’il n’arrive plus à tenir son stylo,

soit qu’il ne parvienne plus à se concentrer durant la dictée. C’est que le maître est trop obtus pour comprendre

que l’enfant a moins besoin d’une dictée que d’une ré-

daction s’il veut qu’il revienne progressivement en classe de ses jours d’été.

S Cette fois encore, le café avait débordé. Il avait pour-

tant bien fixé des yeux la bouche de la cafetière, se gardant même de s’éloigner d’à peine deux pas pour rincer sa tasse. Pour autant, il n’avait pas vu monter l’écume. Le

problème était maintenant de savoir s’il devait nettoyer

tout de suite, étant donné que le débord n’avait pas encore séché sur l’émail chaud, ou s’il le ferait seulement après avoir bu son café. Le fait de remettre le nettoyage

après, c’était perdre du temps. « Mais en quoi ton temps H E L A S P O U R L’ E N FA N T !

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serait-il si précieux ? » ironisa le Solitaire. De temps à

autre le fracas d’un camion ou le sifflement d’un train venaient lui rappeler qu’il y avait tout de même une vie à l’extérieur des quatre murs de la maison. L’existence de

cette vie lui était également rappelée par les cris des moi-

neaux après le coucher du soleil. Dans quel coin de ce pays dépourvu d’ombres les moineaux peuvent-ils bien

se cacher le jour durant ? Combien de temps devrait-il

encore vivre dans ce pays pour qu’il considère les om-

bres faites par le palmier comme des ombres et que les pépiements des moineaux dans les palmes donnent un

son convaincant ? L’existence de la pie aurait été plus

déterminante. Ou quelque chose de plus multicolore.

Quant au moineau, il l’imagine en train de se baigner

dans l’eau de fonte d’un printemps précoce. Et si l’existence d’un arbre est inévitable au sein d’une telle image,

ça ne pourrait être qu’un saule ou un abricotier aux

pousses humides, brunies par la promesse de bour-

geons. Et s’il y a un moineau dans l’eau de fonte, amaigri par un hiver de privations, mais requinqué au retour

du printemps, il faut aussi qu’apparaisse ses côtés, le

pantalon retroussé et les pieds nus dans les sandales,

une verge à la main, l’enfant qui le harcèle en faisant des

clapotis. « Qui sait si ton fils n’est rien d’autre que la

quête de ton enfance perdue ? » pensa le Solitaire avec

autant de précaution que s’il était en train de boire la pre-

mière gorgée de son café brûlant. À présent, il devait éviter toute précipitation pour apporter son café jusqu’à son

bureau – c’est ainsi qu’il appelait l’une des deux pièces

où il ne dormait pas. Devait-il prendre le cendrier avec lui

ou revenir ? Il le prit avec lui. Il est vrai qu’il n’y avait pas

péril en la demeure, mais si toute ta vie tu avais coutume VA N O S I R A D E G H I A N

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de rendre tes mouvements efficaces, ça devenait impossible de changer, ta journée fût-elle infinie et ton temps

sans limite. Il n’avait jamais appris à porter son café d’une

pièce à l’autre avec la soucoupe. Il en renversait quand

la tasse était dans la soucoupe. Et quand, quelques an-

nées auparavant, il devina qu’il fallait tenir la tasse d’une

main et la soucoupe de l’autre, c’était trop tard. C’était même blessant de l’avoir compris si tard. Aussi blessant

pour lui qu’il fut fier pour son fils le jour où celui-ci, à peine âgé de six ans, fut capable de faire tourner dans sa

paume la savonnette rectangulaire. À cet âge, alors qu’il

faut passer toute une vie pour apprendre à lacer ses chaussures, c’était difficile de croire qu’il avait vu faire ça

quelque part et l’avait aussitôt assimilé. Heureusement,

restait en l’homme quelque chose de l’habileté du singe, et si on ne la voit pas s’exprimer en nous, elle se trans-

met par nous dans notre progéniture. En un mot, si on

ne lui servait pas le café, il le buvait sans soucoupe. Mais

dans ce cas, quand le moment lui paraissait un tant soit

peu solennel, il retournait dans la cuisine chercher une soucoupe. Et il en profitait pour changer de cendrier. « Et puisque c’est comme ça, pensa le Solitaire, sans saisir l’image de la télévision, si ton enfant représente la quête

de ton enfance perdue, mais alors que pouvait être ta propre enfance sinon la quête par tes parents de leur en-

fance à eux ? »

S Il alluma sa cigarette côté filtre. Comme chaque fois

qu’il se trompait en l’allumant, sa première réaction était toujours de retourner aussitôt la cigarette, de sorte qu’il

se brûlait la langue avec le filtre incandescent. Après quoi

seulement, il jetait la cigarette dans le cendrier. Il s’était H E L A S P O U R L’ E N FA N T !

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déjà résigné à ça. « Dans ce cas, quelle est ta part dans

cette chaîne ? À quel moment l’enfant s’émancipe-t-il de

ses parents ? Et jusqu’à quel âge de son évolution ? En

devinant quoi ? » Peut-être bien qu’on renaît avec la naissance d’un nouvel enfant ? Qu’on essaie de se souvenir

d’un âge où on imagine la mort de la même manière

qu’on se représente la vie, c’est-à-dire d’aucune ma-

nière ? Le sentiment que la vie est infinie, éprouvé durant une courte période, et qui aura probablement besoin

d’être sans cesse remis en jeu comme l’hypothèse véritable pour l’homme adulte d’une vie qui n’aurait déjà pas eu lieuS Qui n’aurait pas eu lieu, car la vie était là où la

conscience de la mort n’existait pas encore. C’est par la

suite, et d’une manière surprenante, qu’est venue la conscience que la mort existait, et aussitôt après, l’effroi

envers l’inconnu, puis le doute. Mais pourquoi ? Après quoi, tout ça, c’est devenu non de la vie, celle qu’on vivait

jusqu’au Moment du Grand Effroi, mais une longue période de manœuvres pour tromper la mort. Mais une in-

cessante soumission à Dieu. Le café lui parut amer, plus

amer encore qu’un café sans sucre ne devait l’être. Ça valait la peine d’adoucir cette journée d’un morceau de

sucre, puisqu’en fait on commençait une nouvelle semaine. Durant les onze derniers mois, la succession des

jours n’avait donné lieu qu’à une chose : que la semaine commençait et la semaine prenait fin. Sans compter que

le jour montait et le jour tombait. Mais indépendamment

du fait que le jour se couche tard ou qu’il se lève tôt, indépendamment du fait que la lune soit pleine ou non, il

est nécessaire de morceler le cours affligeant du temps

par des repères artificiels. Le jour qui succède au pre-

mier café, le samedi qui précède le dimanche, le léger VA N O S I R A D E G H I A N

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mardi qui fait suite au lourd lundiS La gravitation terres-

tre suffit à l’homme pour qu’il reste debout, mais non pour

qu’il maintienne son équilibre psychologique dans le

cours infrangible du temps. L’homme ne peut sans parler

se couler dans le courant poisseux du temps et se dis-

soudre dans l’immensité de l’univers. « Contente-toi de

ton café en ce doux instant ! » se conseilla à lui-même le

Solitaire. Tu dois jouir de l’impression qu’aujourd’hui tu es en train de boire le même café qu’il y a quinze ans. Il n’est pas exclu que depuis le temps le café ne soit pas

identique. Il est possible que la saveur en soit différente,

mais que le souvenir de la saveur reste le même. Il n’est

pas exclu non plus que si jamais il vous arrive de perdre

la sensation de la saveur, le souvenir de cette saveur ne

permette de le deviner. Il est même possible qu’au moment où la mort est proche, l’habitude de vivre vous em-

pêche de le deviner. Regarder dehors par la fenêtre de la cuisine, c’était chaque fois un acte de courage. Dehors,

il y avait ce palmier immobile dans la cour du voisin et l’aveuglant mur laiteux qui ceignait sa maison. Dans quel but cette blancheur ? Impossible de regarder le ciel à

cause du soleil. Et si la mer rendait plus aveuglante en-

core cette blancheur continentale, aussi impitoyable

qu’omniprésente, qui sait si ce n’était pas pour que de-

vienne plus absolue votre souffrance. Rien ne permettait de sentir la proximité de la mer. Au sud, la mer n’était que

la continuation du désert à l’état liquide. Et il fallait la re-

mercier qu’elle ne cuise pas les poissons ou ne qu’elle ne les rejette sur le rivage.

SImpitoyable dieu du désert, tu sais très bien qu’ici devait naître la légende du Sauveur. Qu’ici devait germer H E L A S P O U R L’ E N FA N T !

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l’espoir du Paradis, car toute l’année le jour est un enfer,

et l’obscurité, qui devait prendre les couleurs du froid, est aussi chaude qu’une jarre de goudron en enfer. Les mou-

vements de l’air, loin de ressembler au vent, sont comme

des flammes qui lèchent le corps de l’homme. Ici, la foi ne

pouvait être que fanatique car il n’y a d’autre moyen

d’échapper à l’enfer du pays sinon en priant intensément

pour son salut et en manifestant une foi ardente dans le

seul but d’être sauvé. Et le Sauveur devait forcément

prendre un visage d’homme, étant donné que ni les ré-

gions sablonneuses, ni les rochers ne peuvent être de quelque utilité et servir de soutiens pour jouer le rôle de

totems. On ne peut manger du chameau, le monter et en même temps en faire une croyance. Ainsi l’objet du

culte aurait figure humaine, laquelle serait aussi impuis-

sante que nous. Et serait ignorante de cette autre voie,

celle de la vraie vie. Vraie, comme si celle-ci avait

échoué. Elle avait échoué car le contraire de la non-existence ne peut être la souffrance. Personne n’est venu du néant dans ce monde de son propre gré, et dès lors la vie

ne peut être un châtiment, car le châtiment n’est pas applicable à l’innocent. Personne n’est venu de son propre

gré, et par conséquent personne n’est venu au monde pour que le quitter s’accompagne d’une conscience dou-

loureuse. Tout compte fait, la vie est d’un tel prix qu’en face d’elle la nature ne pouvait la payer par la perfidie.

Le passage dans le néant, pour le moins, devrait se faire

hors du champ de la conscience, de la même manière

qu’on n’a pas la conscience de sa naissance. Le

contraire eût été illogique. Cet instant illogique ne peut faire partie intégrante du processus dans lequel règne

une logique cosmique atome par atome. Il ne peut y avoir VA N O S I R A D E G H I A N

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une conscience de la fin de l’existence car il ne peut y avoir une conscience du dernier instant.

La conscience du dernier instant est exclue car doit lui précéder la sensation de l’avant-dernier instant. Mais

toute la question est liée au fait que l’appréhension de

cet instant est impossible, car personne n’est jusqu’au

bout à même de croire au caractère inévitable de ce der-

nier instant. « Qui pourrait y croire ? » murmura le Soli-

taire. Au cours de ces journées, il lui arriva de se réveiller brutalement et de comprendre que durant l’instant précédent, l’espace d’à peine deux secondes, son cœur était

resté suspendu. Et il a compris que c’est comme ça. On

ne sent pas la suspension, qu’elle soit épisodique ou infinie. On sent seulement qu’on revient de cette suspension. Comme au sortir d’un évanouissement et tandis

qu’on ne se rend compte de rien quand on perd connais-

sance.

2000-2001

H E L A S P O U R L’ E N FA N T !

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Remerciements à Anahit Avétissian

Mais aussi à Chaga Uzbachian, Nvart Vartanian, Alexandre Toptchian et Krikor Djanikian

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La Collection Écrits d’Arménie a pour ambition de promouvoir sur le marché européen des auteurs arméniens qui jetèrent et jettent encore un regard personnel sur le monde et surl’histoire de leur nation, depuis le XIXème siècle jusqu’à nos jours.

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Né en 1946, en Arménie. Ecrivain, publiciste, traducteur, journaliste. Lauréat du prix du joural « Droujba narodov » (« Amitié des nations »), en 1982. Lauréat du prix de la revue « HayosKartlos», en 1996. Auteur des recueils « Kiraki » (Dimanche) (1983), « Tsanr luys » (Pesante lumière) (1996), « Chat tchhamarvi » ( Ne sois pas trop considéré) (1993), « Dzerked et tar tcavi vrayits » (Ote ta main de la douleur) ‘2000), « Erkir ts’pahandj » (Revendication du pays) (2003). Ses œuvres ont été traduites en anglais, en russe, en polonais, en tchèque, en roumain, en bulgare, en persan, en espagnol, en géorgien, en ukrainien, en biélorusse. Le sujet principal des oeuvres de Siradeghian est l’homme en proie aux contradictions de son âme. ISBN 978-9939-816-11-1

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