ALEXIS VILLAIN
LE VIEUX MANGEUR DE TEMPS nouvelles
no comment® éditions
ISBN 979-10-90721-02-9 © no comment® éditions, février 2012 2, rue Ratianarivo – Antananarivo 101 – Madagascar www.nocomment-editions.com
Merci à Camille, Michaël et Bénédicte.
Le vieux mangeur de temps
Il y a quelques années, dans le quartier d’Isotry, on voyait souvent passer un vieil homme au visage profondément buriné. Il marchait en s’aidant d’une canne, portait un imperméable taché et un chapeau ramolli par des années de soleil et de pluie. Il avait autrefois rempli de nobles fonctions : conducteur de locomotives sur la ligne TananariveTamatave. Lorsqu’on l’avait mis à la retraite, les choses allaient mal et presque aucun convoi ne circulait plus. Les trains semblaient s’être arrêtés avec lui. Le vieil homme ne hantait pas Isotry à cause de la proximité de la voie ferrée. Ce n’était pas par nostalgie qu’il passait ses journées à flâner dans le marché Petite Vitesse et dans les rues
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avoisinantes : il cherchait des montres. Il les collectionnait et en possédait des milliers. Tout le monde le savait et il n’était pas rare qu’on vînt lui en proposer. C’était tantôt un homme qui avait besoin d’argent et se débarrassait de sa montre, tantôt un gamin qui avait commis quelque rapine… Peu lui importait. S’il ne possédait pas encore le modèle, il le prenait. Où trouvait-il assez d’argent pour acheter toutes ces montres ? Nul ne le savait. On se moquait un peu de lui. L’un disait : « Il collectionne les montres pour mesurer le peu de temps qu’il lui reste à vivre. » L’autre : « Il était conducteur de trains, c’est important pour lui d’être à l’heure ». Un autre, plus aigri : « Ce n’est pas avec des montres qu’il se nourrira ! » Du coup, on l’avait surnommé « le vieux mangeur de temps ». Même si personne n’osait le railler en face, il savait bien qu’on se moquait de lui mais n’y prêtait pas attention. Parfois, il levait les yeux vers l’horloge de la gare et songeait que c’eût été la plus belle montre qu’il eût jamais pu s’offrir. Lorsqu’il rentrait chez lui avec une nouvelle trouvaille, il pénétrait dans une petite pièce qu’il avait aménagée spécialement. Il y
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avait très peu de lumière et les murs étaient tapissés de montres suspendues à des clous sur des panneaux de bois. Le son des milliers d’aiguilles formait un léger bruissement, comme le murmure du vent dans les feuilles d’un jacaranda. Il se dirigeait vers un petit établi au fond de la pièce, allumait une lanterne et s’asseyait pour inspecter sa montre. Il écoutait son tictac et s’assurait qu’il était clair et régulier. Il avait lu de nombreux livres d’horlogerie et savait réparer les montres. Il pouvait passer des nuits entières à démonter et remonter un mécanisme. Une fois la montre vérifiée ou réparée, il plantait un clou dans une planche du mur et l’accrochait. Il restait plusieurs minutes à la contempler, puis se détournait et examinait toutes les autres. Il remontait les mécanismes ou changeait les piles de celles qui s’étaient arrêtées. Lorsque le travail était terminé, il éteignait la lanterne, s’asseyait dans un grand fauteuil tout défoncé, fermait les yeux et écoutait le bruit du temps qui passe. Il oubliait tout et entrait dans un autre monde, un monde mystérieux qu’il était seul à connaître.
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Une seule fois, il avait confié à un voisin que lorsqu’il écoutait le tic-tac de toutes ses montres, il avait l’impression de quitter le temps, de se libérer de son emprise. Le voisin l’avait regardé d’un air bizarre et avait répondu : « Moi, si j’avais autant de montres, ce serait le contraire. Je ne penserais plus qu’au temps qui passe et j’en mourrais de chagrin ». Le vieux s’était détourné en haussant les épaules. Il était rentré chez lui et s’était rassis dans son fauteuil. Il avait de nouveau écouté le temps qui passe et de nouveau il s’était retrouvé dans ce monde hors du temps où il se sentait si bien. Peut-être parlait-il avec les morts ou écoutait-il la musique des astres. Le soir, il oubliait presque toujours de se nourrir. Il s’endormait dans son fauteuil et se réveillait le matin avec l’impression d’avoir fait un long voyage. Il se relevait péniblement, sortait de la petite pièce obscure, fermait soigneusement la porte et s’installait dans la seule autre pièce de sa maison. Sur le sol de terre battue, il allumait un fatapera * et faisait cuire un peu de riz avec des brèdes. Son repas terminé, il partait à la recherche d’une nouvelle montre. * Petit réchaud portatif en tôle ou en terre rouge réfractaire fonctionnant au charbon. 8
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Il lui arrivait de passer plusieurs jours sans rien trouver. C’étaient des périodes difficiles. Il devenait apathique, perdait le fil de ses pensées, marchait en regardant ses pieds et ne savait plus ce qu’il faisait. Il errait dans le marché, murmurait des excuses à tout va, se laissait bousculer, et finissait par s’asseoir dans un coin pour attendre le soir. Un jour où, découragé, il venait justement de se laisser tomber sur une borne, un homme grand et sec s’approcha de lui et le salua. Le vieux leva la tête et ne vit qu’un regard noir et inquiétant. L’homme dit : – C’est vous qui cherchez des montres ? – Oui. Le visage du vieux s’éclaira. Vous en avez une ? – J’en ai une. L’homme sortit un petit paquet de sa poche et le tendit au vieux. Celui-ci, les doigts fébriles, défit le paquet. Lorsqu’il vit la montre, il se rembrunit. – C’est de l’or, je ne peux pas acheter ça. – Je ne vous la vends pas, je vous la donne. Le vieux regarda l’homme avec étonnement, puis son expression devint méfiante. – Que voulez-vous en échange ?
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– Rien, je vous l’ai dit. Je voudrais simplement vous poser une question. – Laquelle ? – Lorsque vous trouvez une montre, ne vous demandez-vous jamais si c’est la dernière ? – Comment voulez-vous que ce soit la dernière ? Le monde regorge de montres. – Et pourtant ce pourrait être la dernière. Le vieux ne comprenait pas très bien. Comme hypnotisé, il ramena ses yeux vers la montre. C’était une très belle montre de gousset, très fine, très plate. Il la remonta et l’approcha de son oreille. Elle donnait un tintement clair et pur. Au dos, elle était gravée de deux initiales : « L. M. » L’inconnu allait-il vraiment la lui donner ? Il releva les yeux. L’homme avait disparu. Il regarda autour de lui. Personne. Il se leva le cœur battant et partit à sa recherche. Chaque fois qu’un passant se retournait, il croyait le reconnaître. Mais à vrai dire, les traits de l’inconnu s’étaient effacés de sa mémoire. La nuit tombait et le vieil homme dut se résoudre à rentrer chez lui, la montre serrée contre sa poitrine.
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Il entra dans la petite pièce obscure, s’assit à son établi, inspecta la montre. Elle rendait décidément un son incroyablement limpide, cristallin. Il l’accrocha au milieu d’un panneau de bois où aucune autre montre ne figurait encore, tourna son fauteuil pour lui faire face et s’assit. Il la contempla longtemps. Par intermittence, il fermait les yeux et il lui semblait que la musique de toutes ses montres était fondamentalement changée par la présence de la montre d’or. Une plus grande harmonie, peut-être quelque chose de plus triste aussi. Les jours suivants, on ne revit pas le vieil homme. Au début, personne ne s’en aperçut, puis les voisins s’inquiétèrent. On frappa à sa porte mais on n’obtint aucune réponse. Finalement, une voisine persuada son mari d’enfoncer la porte. Lorsqu’ils entrèrent dans la petite pièce obscure, ils aperçurent la frêle silhouette du vieil homme, assise dans l’ombre. Ils s’approchèrent et lui demandèrent s’il allait bien. Il ne répondit pas. Il régnait dans la pièce un silence sépulcral. Le voisin s’avança et toucha la main du vieil homme. Elle était froide et dure. Ils s’approchèrent encore et virent qu’il ne respirait plus. Ses yeux grands
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ouverts fixaient une place vide sur le mur, en face de lui. Les voisins se regardèrent sans rien dire, puis regardèrent les murs. Ils étaient couverts de milliers de montres. Toutes s’étaient arrêtées.
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Faly approchait de l’université d’Ankatso. Il allait rejoindre Nambinina, sa maîtresse, une étudiante. Il faisait nuit et la lune n’était pas encore levée. Faly marchait sous les étoiles. Il se sentait léger et heureux. Depuis qu’il avait rencontré Nambinina, huit ou dix mois auparavant, il avait enfin le sentiment de vivre une véritable histoire. Ils avaient noué une grande complicité, ils pouvaient se parler de tout à cœur ouvert. Pourtant, elle avait vingt ans de moins que lui. La maturité, l’intelligence, la liberté d’esprit de cette jeune femme vive et gaie, au regard pétillant et aux gestes gracieux, l’étonnaient sans cesse. Lorsqu’il refaisait le monde, lorsqu’il critiquait la société ou parlait politique, elle
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ne prenait pas cet air gêné qu’avaient souvent les autres. Elle ne restait pas silencieuse à attendre que ça passe, à penser que tout de même, ce n’était pas très correct de formuler des idées pareilles. Au contraire, elle faisait des remarques, elle posait des questions pertinentes ou contrait ses arguments. Leurs conversations étaient toujours intéressantes. Avec elle, il se sentait bien. Plusieurs fois par semaine, il la retrouvait dans sa chambre d’Ankatso. Ils passaient la soirée à parler et, à la fin, ils faisaient l’amour. Faly arrivait tard le soir et repartait très tôt le matin, avant le lever du jour. Ils ne tenaient pas à ce que leur liaison fût publique, à cause de leur différence d’âge, mais aussi parce que Faly occupait une importante position dans la société. Nambinina était étendue sur son lit, dans sa chambre. Malgré la nuit, elle n’avait pas allumé la lumière. Elle préférait attendre Faly dans la pénombre. Ce soir-là, elle n’avait pas envie de discuter. Elle voulait faire l’amour tout de suite. Elle était nue. Un brûle-parfum diffusait une délicieuse odeur d’ylang-ylang. Elle espérait que Faly porterait la chemise
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rouge qu’elle lui avait offerte pour son anniversaire. Cette chemise lui allait bien. Elle lui donnait beaucoup de classe et de virilité. Elle avait hâte qu’il entre, qu’il l’appelle, qu’il la cherche à tâtons dans le noir. Elle ne dirait rien, elle attendrait qu’il la trouve et que, surpris de rencontrer sa peau nue, il la prenne tout de suite dans ses bras. Elle adorait son odeur, sa force, la largeur de ses épaules et la douceur de ses gestes. Faly était presque arrivé. Il achevait de traverser le campus désert et bordé de rizières. Il entra dans la cité universitaire. Il était chaque fois un peu ému de retourner dans ces lieux où lui-même avait étudié et vécu des années auparavant. Il allongea le pas, pressé de retrouver Nambinina, d’entendre sa voix, de caresser ses cheveux, d’embrasser ses lèvres fines et douces et de voir dans ses yeux le reflet de son amour. Il portait la chemise rouge qu’elle lui avait offerte pour son anniversaire. Il n’aimait pas vraiment cette chemise, il la trouvait trop voyante, un peu vulgaire. Mais il voulait faire plaisir à sa jeune amante. Nambinina entendit un léger bruit du côté de la fenêtre ouverte. Elle frissonna de plaisir.
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Faly lui faisait une surprise, il entrait par la fenêtre. Ce n’était pas la première fois. Il lui était déjà arrivé d’entrer chez elle comme un voleur et de la surprendre. Par jeu, il lui mettait les mains sur les yeux et demandait : « devine qui est là ? » Elle poussait toujours un petit cri de frayeur. Mais cette fois elle était aux aguets, elle l’avait entendu. Elle ne voyait rien du tout, il faisait trop noir, mais elle le sentait s’approcher doucement. Elle entendit sa respiration un peu essoufflée. Elle restait totalement immobile, se retenant de rire. Une main moite et glacée se posa sur sa cuisse nue et se retira aussitôt. Au même moment, la lune se leva et, par la fenêtre ouverte, éclaira faiblement l’intérieur de la chambre. Nambinina distingua la silhouette de celui qui était entré chez elle. Une silhouette mince, presque chétive. Ce n’était pas Faly. Elle cria de frayeur. L’homme bondit vers la fenêtre et disparut dans la nuit. « Au voleur ! hurla-t-elle. Au voleur ! » Aussitôt, ce fut le branle-bas de combat dans toute la cité universitaire. Des lumières s’allumèrent, les étudiants sortirent dans la rue, armés de bâtons ou de grosses pierres. Ils
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frappèrent à la porte de Nambinina qui s’était rhabillée à la hâte. – Nambinina ! Tu vas bien ? Qu’est-ce qu’il t’a volé ? À quoi ressemble-t-il ? lui demandèrent ses camarades aussitôt qu’elle ouvrit la porte. – Je n’en sais rien, il faisait noir, je ne sais pas s’il a eu le temps de prendre quelque chose. – Si on l’attrape, il va payer, c’est le troisième vol en une semaine ! Les étudiants firent demi-tour. Ils étaient déjà plusieurs dizaines. Ils coururent par petits groupes vers les issues du campus pour les bloquer. La battue s’organisa. Faly avait entendu les cris de Nambinina et avait reconnu sa voix. Il se précipita vers sa maison. Il était encore à deux cents mètres peut-être, dans une rue parallèle. Il vit surgir un groupe d’étudiants. Les faisceaux de leurs lampes torches balayaient la rue de lumières bleuâtres. Ils couraient. Faly se rangea sur le côté et, au moment où ils arrivaient à sa hauteur, les arrêta de la main pour leur demander ce qui était arrivé. Nambinina hésita quelques instants et
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sortit. Elle avait d’abord pensé attendre Faly chez elle, mais elle se sentait trop surexcitée pour demeurer immobile. Faly était probablement déjà dans le campus, il s’était sûrement associé aux poursuivants. Des cris de colère et de triomphe résonnèrent tout près de chez elle. Elle frissonna. Elle se rappela la sensation de cette main froide et moite sur sa cuisse, elle songea qu’elle aurait pu se faire violer et écarta l’idée avec dégoût. Si on l’attrapait, l’homme serait terriblement battu. Peut-être pire encore. Il arrivait au moins une fois par an que l’on brûlât un voleur. Ces immolations pour l’exemple ne choquaient pas Nambinina. Les étudiants d’Ankatso étaient pour la plupart très pauvres, les vols étaient intolérables. Elle se demanda ce que Faly pensait de ces pratiques, s’il avait autrefois, lorsqu’il était étudiant, participé à ces vengeances collectives. Nambinina marcha en direction du lieu d’où provenaient les cris. Elle tourna deux fois à gauche et se trouva dans une rue parallèle à celle où elle habitait. Elle vit alors un attroupement nombreux et serré d’étudiants qui gesticulaient et proféraient des menaces. Elle
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s’approcha. Elle ne voyait que des silhouettes noires, de dos, qui se détachaient dans la nuit à la lueur des torches électriques. Elles étaient massées en demi-cercle devant un mur. Nambinina s’approcha plus près et comprit que ses camarades étaient en train de rouer quelqu’un de coups de pieds et de bâtons. Elle se fraya un passage à travers la foule. Elle commençait à apercevoir le centre du cercle. Un étudiant déversait le contenu d’un bidon d’essence sur un corps allongé dans l’ombre. On allait brûler le voleur. L’étudiant gratta une allumette. Tout le monde recula et Nambinina se retrouva au premier rang. L’homme gisait face contre terre, immobile. Il avait perdu connaissance. Un hurlement retentit. Nambinina venait de reconnaître la chemise rouge qu’elle avait offerte à son amant. Elle se précipita vers lui mais l’étudiant avait déjà jeté l’allumette enflammée. Le corps de Faly s’embrasa dans la nuit.
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