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Une équipe a-t-elle besoin d’un leader ?
APRÈS LA DERNIÈRE COURSE DE MARTIN FOURCADE, LA BIATHLONSPHÈRE S’EST VITE DEMANDÉ À QUOI RESSEMBLERAIT LA DISCIPLINE SANS SON CHAMPION. LE BIATHLON TRICOLORE ALLAIT-IL PAYER SON ABSENCE ? LES RÉSULTATS SONT-ILS FORCÉMENT GUIDÉS PAR LA PRÉSENCE D’UN LEADER ET QUELLE RÉALITÉ SE CACHE DERRIÈRE CE TERME ? ENQUÊTE.
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Simon Desthieux, Quentin Fillon-Maillet et Émilien Jacquelin, les trois têtes d’affiche de l’équipe de France de biathlon.
Le biathlon est un sport individuel qui se pratique à plusieurs. Voilà une définition qui plaît aux biathlètes. Il n’est pas un relais sans qu’en zone mixte, on ne parle de « se battre pour le collectif » ou de « se dépasser pour les copains ». Et, dans un sport où le groupe est si important, il est utile de se poser la question de la place et du rôle d’un leader. Surtout après le règne sans partage de Martin Fourcade. Si l’on s’en tient à la définition du dictionnaire, le leader, c’est celui qui, à l’intérieur d’un groupe, prend la plupart des initiatives. Il mène les autres, leur montre le chemin. À l’opposé des sports collectifs où il a un rôle statutaire de capitaine, en biathlon, il s’impose de lui-même. Jean-Claude Banfi, préparateur mental et ancien entraîneur de la section sportive de Saint-Alban-Leysse (Savoie), a malgré tout défini des schémas de construction. Pour lui, l’homme ou la femme providentiel(le) ne tombe pas du ciel: « En préparation mentale, on intervient sur ce que l’on appelle les habiletés mentales. Parmi celles-ci, la notion de relation aux autres permet souvent de distinguer qui sont les leaders », indique-t-il. Il lui arrive d’utiliser un outil qui s’appelle le « sociogramme »: « Dans le cas du biathlon, on peut par exemple demander aux athlètes avec qui ils préfèrent courir en relais et on transpose leurs réponses par des flèches. Dans le diagramme, ceux qui sont capables de générer le plus de flèches et donc le plus de relations aux autres sont souvent les élus. » Il faudrait donc qu’il y ait adhésion. Mais est-ce indispensable de se ranger derrière un meneur pour réussir? En 2016, Siegfried Mazet quitte la France pour rejoindre la Norvège. À l’époque, se souvient-il, « Ole Einar Bjoerndalen était présent. C’était un leader parce qu’il avait du charisme grâce à son palmarès et ses résultats, mais il n’était pas investi dans l’équipe. Il s’entraînait beaucoup en marge du groupe. Il me manquait alors quelqu’un... » Comme si la présence d’une figure de proue était un ingrédient indispensable à la réussite du clan. Pour le Drômois, cela ne fait aucun doute: « Dans le fonctionnement d’une équipe, c’est primordial. Une équipe de haut niveau, c’est une meute. Le leader va endosser un rôle, une responsabilité pour le groupe, c’est lui que les médias vont venir voir, il va assumer une part plus grande de la pression, ce qui permet aux athlètes plus jeunes de s’affranchir un peu de ces contraintes, de ces attentes. »
L’hiver dernier, un surprenant Sturla Holm Lægreid est venu cabosser le leadership de son coéquipier Johannes Thingnes Boe.
Après l’ogre Bjoerndalen, la Norvège n’a pas eu longtemps à se chercher un leader en la personne de Johannes Thingnes
Boe (juste après Emil Hegle Svendsen), comme l’explique son entraîneur de tir: « Pour moi, le déclic, c’est la saison 2017-2018, quand Johannes a commencé à gagner régulièrement [le Scandinave empochera dix victoires en coupe du monde cet hiver-là, N.D.L.R.]. Il a compris que
Manzoni/NordicFocus
La nature a horreur du vide. Quand Alexander Loginov pâlit, Eduard Latypov montre le bout de son nez. Malgré ses résultats, Bjoerndalen n’a jamais voulu jouer les meneurs d’hommes.
Jolypics/NordicFocus
Julia Simon aux championnats de France aux Plans d’Hotonnes.
Manzoni/NordicFocus
c’était important pour lui d’assumer ce statut. C’est devenu naturel. »
La France, après avoir vécu sous l’aura d’un champion hors norme durant sept ans, n’a pas connu cette passation de
pouvoir immédiate. Aujourd’hui, Quentin Fillon-Maillet est certes un cran au-dessus grâce à sa présence dans le top 3 mondial, mais Stéphane Bouthiaux, le patron des Bleus, en convient: « Il n’y a pas de réel leadership aujourd’hui en équipe nationale, ou plutôt on peut dire que le leadership est partagé entre trois garçons avec Quentin, Simon [Desthieux] et Émilien [Jacquelin]. Eux ont grandi derrière Martin [Fourcade] qui prenait toute la place. Quelque part, ils ont gardé l’espace qui était le leur. Le groupe actuel a appris à vivre comme cela, tout en se donnant des objectifs très élevés », décrit le Jurassien. Une situation particulière qui a en quelque sorte été celle vécue par la Russie la saison dernière. La lumière de sa star Alexander Loginov a quelque peu pâli et d’autres ont profité de cette obscurité pour briller: Eduard Latypov, Matvey Eliseev... Cette période de transition n’est pas toujours simple à gérer, comme l’explique Jean-Claude Banfi: « Il peut y avoir plusieurs leaders avec des compétences spécifiques qui se construisent l’un par rapport à l’autre, mais il peut aussi y avoir des leaders qui s’affrontent. » Et de prendre l’exemple de l’équipe cycliste Movistar lors du Tour de France de 2019. C’est en tout cas ce que montre un documentaire instructif sur Netflix. Il met en lumière l’opposition Mikel Landa/ Alejandro Valverde/Nairo Quintana. « Au bout d’un moment, le but devient juste d’être devant l’autre, et non plus de gagner le Tour de France. » Aussi, insiste-t-il, la prise en compte de ce statut est importante dans la gestion du team « car le leader n’est pas forcément vu comme tel par les autres ». Reste que les « numéro un » se sont toujours construits dans l’adversité: les duels Poirée-Bjoerndalen, Fourcade-Svendsen, puis Fourcade-Boe ont nourri l’exceptionnel. Les premiers intéressés en conviennent très bien. Martin Fourcade disait de son rival scandinave qu’il l’avait rendu meilleur et le Norvégien tenait le même discours vis-à-vis du Catalan. Presque vingt ans plus tôt, les mêmes mots étaient échangés entre Ole Einar Bjoerndalen et Raphaël Poirée. Le cas de Quentin Fillon-Maillet est intéressant. Troisième mondial depuis trois saisons, le Jurassien endosse volontiers les habits, comme il l’expliquait à Nordic Magazine en août 2021: « Ce statut, je le porte volontiers. Mes objectifs sont d’aller sur la première marche, donc ça va ensemble. » En juin, dans l’émission L’Équipe du Matin sur La Chaîne
Johannes Thingnes Boe et son coach Siegfried Mazet devant les cibles.
L’Équipe, Émilien Jacquelin disait ceci: « Si, dans quelques années, je veux vraiment prétendre à gagner le classement général, il faut que je m’y prépare en me mettant dans cette configuration dès cette préparation estivale. C’est pour ça que je préfère ne pas me cacher. Je commence non pas à prétendre au gros globe, mais à y penser. » Leader rime-t-il alors obligatoirement avec les premières places du classement? Pour Siegfried Mazet, « le leader a cette capacité à mieux résister à la pression, donc oui, forcément, en biathlon, cela se traduit souvent par de meilleurs résultats ». Et ce ne sont pas Martin Fourcade ou Johannes Thingnes Boe qui contrediront cette affirmation. À l’inverse, le biathlon tricolore a souvent eu des athlètes dominateurs qui n’ont pas été des locomotives. Stéphane Bouthiaux se souvient de Raphaël Poirée. Le quadruple vainqueur du général de la coupe du monde « tirait l’équipe du fait de ses résultats, mais n’avait pas d’influence directe sur le groupe. Malgré cela, il s’est toujours fait la peau dans les relais pour aller chercher des résultats ». Dans l’équipe féminine, Marie Dorin-Habert n’a jamais caché son refus d’être cheffe de file, comme elle l’expliquait encore en octobre 2018 lors de la traditionnelle présentation des équipes de France à la presse: « Être leader, c’est très bien, c’est un honneur. Mais c’est quelque chose qui est hyper pesant. Je n’ai pas vocation à donner l’exemple ou montrer comment il faut faire. Les autres Françaises sont toutes assez grandes. Il y a des gens qui aiment être sur le devant de la scène. J’aime bien gagner mais pas tout ce qui suit derrière. Donc voilà, s’il y en a d’autres qui le font pour moi, c’est parfait. » Même posture pour Simon Desthieux. Le biathlète de l’Ain, qui a pourtant gagné deux fois cet hiver et a glané
Anaïs Chevalier-Bouchet lors du stage de l’équipe de France dans les Pyrénées.
sa première récompense individuelle en championnat du monde, ne veut pas voir figurer son nom en grosses lettres tout en haut de l’affiche: « Moi, je m’en fiche. Je suis loin de cela. Leader, cela veut tout et rien dire. Peut-être que certains aiment cela et en ont besoin pour avancer, moi pas. Le biathlon est un sport où, un coup on est devant, un coup derrière. Pour moi, être leader, cela n’a pas d’importance du tout. »
Il y a aussi des sportifs qui se révèlent quand d‘autres ont tiré
leur révérence. Le départ de Sandrine Bailly a ainsi fait émerger MarieLaure Brunet, celui de Raphaël Poirée a mis Vincent Defrasne sur orbite. Les exemples sont pléthoriques. Pour autant, il serait faux de croire que le leadership n’est qu’une question de succession. Prendre la tête d’un groupe demande des qualités particulières et tous n’en sont pas capables. À vouloir être « calife à la place du calife », certains se sont brûlé les ailes, se trompant d’objectif. De plus, le biathlon, à l’image du cyclisme, est un sport où le premier du classement est identifié par un dossard distinctif. La quête effrénée de la tunique rouge, jaune ou bleue (classement des moins de 25 ans), l’indispensable calcul de points qui en résulte, l’obsession du résultat des autres peuvent alors devenir autant de mauvaises raisons de courir. Et même Johannes Thingnes Boe a été contesté par son jeune compatriote Sturla Holm Lægreid, auteur d’une saison phénoménale. Ce qui a obligé Siegfried Mazet à faire preuve de diplomatie: « Si je faisais l’erreur d’avoir un favori et de pousser plus pour l’un que pour l’autre, j’avais tout faux. Je ne pouvais pas me mettre dans cette position. [...] C’était une situation très difficile à gérer pour Johannes qui a souffert et a été mis à mal par Sturla. » Côté tricolore, si Julia Simon est parvenue à s’imposer en coupe du monde, Anaïs Chevalier-Bouchet finissait, elle, meilleure Française du général et médaillée mondiale, retournant à l’infini la question du leadership. Les biathlètes tricolores et étrangers n’ont visiblement pas fini d’être questionnés sur le sujet en zone mixte... ou ailleurs.