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DAPHNÉ VICTOR

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DAVIDE QUAYOLA

DAVIDE QUAYOLA

Après l'Aquarius, Mathilde Auvillain a travaillé pour MSF. Aujourd'hui, elle assure la communication de « Demain », une entreprise solidaire.

Daphné Victor LA COLÈRE AU QUOTIDIEN

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NUMÉRO 39 - Vous avez voué une grande partie de votre vie à la mémoire de votre père. Existe-t-il un lien entre lui et votre engagement dans le bénévolat à SOS Méditerranée?

DAPHNÉ VICTOR - Je suis “fille de”, mais pas que… Tout ce qui touche à la mémoire de mon père – le fonds de dotation, les projets, les conférences, les livres, etc. – constitue presque 90% de mon activité et de mon temps, mais ma personnalité profonde prend le pas sur le côté “fille de”. En 2016, j’étais en train de dîner quand j’ai vu un reportage à la télévision sur les réfugiés mourant en Méditerranée et là, devant mon assiette, je me suis dit: «Si, en 1943, on avait vu à la télé les trains partant pour les camps de concentration en sachant comment ça finissait, qu’aurions-nous fait?» Ce fut un choc, une prise de conscience, j’ai décidé de soutenir ce combat, comme donatrice d’abord, parce que c’était le plus simple. Et vous avez voulu aller plus loin. Pourquoi? Parce que donner, c’est bien, c'est très utile, mais je voulais aider de façon concrète. J’étais trop âgée pour partir en mer et, dans le cadre de mon travail autour de mon père, je suis souvent allée chercher de l’argent, je savais faire, j’aurais pu recommencer, mais je n’avais pas envie. Par contre, je travaille depuis longtemps sur ordinateur et, en 2019, quand j’ai fait la Course des Héros, j’ai rencontré Sabine Grenard (une autre Jurassienne) qui travaille à SOS Méditerranée. Dans une discussion, je lui ai demandé comment être utile concrètement, et c'est à la suite de cela que je suis devenue bénévole, avec ce que je sais faire et mon expérience.

Depuis cette époque vous gérez donc à distance les données de SOS?

Daphné Victor est la fille de Paul-Émile Victor, fondateur et patron des expéditions polaires françaises décédé en 1995. En 2016, elle a décidé de rejoindre SOS Méditerranée comme bénévole. Pas de campagne en mer, pas de contact direct avec les migrants, mais la volonté d’apporter sa pierre à l’édifice d’une cause juste. Ü

Oui, mais je ne suis pas seule, on est toute une équipe. Je saisis chaque fin de mois les virements des donateurs sur la base de données de l'association; quand j'y trouve des doublons ou des manques, je les corrige. Ça correspond bien à mon perfectionnisme… En plus, c’est une manière d’éviter de gaspiller

« Voir tous les politiques dire: plus jamais ça et ne rien faire. C’était trop! » Crise? Remise en question? Saturation? En tout cas, la Franc-Comtoise veut faire une pause. Retour en France et CDD à l’AFP pour gérer les réseaux sociaux. Mais l’actualité la rattrape encore une fois. Le 13 novembre 2015, elle prend en pleine tête les attentats à Paris: « En Italie, j’avais couvert des manifestations qui tournaient mal, le naufrage du Concordia, des tremblements de terre, mais là, c’était des scènes de guerre et on me demandait d’aller au bureau! Je me suis demandé si je n’arrivais pas à la limite de ce que je pouvais endurer et donner pour ce métier. »

ATTENTATS ET BATEAU ORANGE

Retour en Italie et ultime CDD pour l’AFP. Elle décide de se poser en Sicile pour souffler, mais à Catane, la coque orange de l’Aquarius lui fait signe…. Elsa, son amie d’enfance, journaliste elle aussi, a toujours admiré son courage: « C’est une fille tout à l’écoute, très engagée et très curieuse des gens. Elle n’a jamais eu peur de prendre des risques et elle a tout quitté pour l’Aquarius, ce n’est pas courant dans notre métier », confie-t-elle. Mais aujourd’hui, dans son canapé, Mathilde Auvillain est songeuse, elle vient de terminer une mission pour MSF sur le projet « recherche et sauvetage de migrants en Méditerranée » assurée en télétravail depuis son bureau à Macornay. Une occasion de faire le point: « J’ai eu un enfant, c’est un retour à la réalité. Ce que j’ai vécu sur l’Aquarius m’a beaucoup touché, ma vie était tellement intense qu’elle m’a échappé. Je me suis rendu compte que je ne pouvais pas sauver le monde, il est possible de sacrifier beaucoup de choses, mais à un moment on est submergé. Ce n’est pas à moi de me sentir responsable de la vie de ces gens, ce serait plutôt aux États de le faire. » Aujourd’hui elle a décidé de poursuivre le combat depuis Lons-le-Saunier. Elle a intégré le groupe « Demain », une entreprise solidaire dont elle assure la communication: « C’est une aventure nouvelle en cohérence avec ce que j’ai fait avant, je suis en phase avec mes valeurs. » Pourtant, quelque chose au fond de son regard reste lointain: « Je suis inquiète, j’ai vu ce qui pousse les gens à migrer. Bientôt, les effets du réchauffement vont obliger des millions de gens à se déplacer. L’indifférence des États et des dirigeants par rapport à ces problèmes est très inquiétante. On a perdu beaucoup d’humanité. » ˜

de l’argent. Je ne suis donc pas une militante au sens physique du terme, mais c'est certain, je milite et j'en parle beaucoup autour de moi.

Vous parlez d’une prise de conscience. Est-ce le seul moteur de votre engagement? J’ai aussi pas mal de colère en moi parce qu'il y a des choses sur lesquelles on ne transige pas. Mon père disait: «Fais coller ta vie à tes idées, sinon tu risques de faire le contraire.» Nous avons des idées superbes en France, des idées qui valent le coup qu’on se batte pour elles. Je sais bien qu’il existe des peurs (sociales, politiques ou électoralistes), mais la situation est humainement catastrophique. Des gens se noient tous les jours et toutes les nuits en Méditerranée. L’urgence absolue, indiscutable, c’est de les sauver. C’est tout.

Colère, mais pas résignation? Je dirais plutôt: colère, mais pas impuissance! J’en reviens à mon père, il détestait les «aquoibonnistes», c'est-à-dire tous ceux qui haussent les épaules en disant «à quoi bon?!». La résignation est souvent une autre forme de la lâcheté. Je suis en colère contre l’Union européenne: quand on a un niveau économique tel que le nôtre, on ne peut pas faire si peu, on n’a pas le droit. Ce manque de courage ne passe pas, je suis vraiment en rage et je ne comprends pas. Je ne vois pas quoi faire d’autre que militer et me rendre un peu utile… sauf si, un jour, lors d'un événement officiel, j’arrive à alpaguer Emmanuel Macron… J’ai appris de mon père à rester indépendant vis-à-vis de tous les pouvoirs.

Vous êtes inquiète pour l’avenir? Comment ne pas l’être quand on voit les prétextes invoqués pour ne rien faire. Que la lâcheté et le confort soit érigés en règles nationales ou européennes, ça me fait bouillir. Les réfugiés, l’écologie sont des sujets d’une importance capitale, ils devraient être absolument prioritaires, «quoi qu'il en coûte». Il faut être lucide sur la situation et sur soi: si l'on ne change pas de mentalité, avec lucidité et courage, alors les choses risquent de déraper très vite et très fort.

TALOS BUCCELLATI Vous ne ressentez pas la saturation dans ce combat incessant? Non, je ne suis pas saturée! Pendant sept ans j’ai fait de l’alphabétisation, pendant trois ans j’ai été aux Restos du Cœur. Passer à autre chose, pourquoi pas! De toute façon, il y a encore beaucoup à faire, partout et dans quelque domaine que ce soit, et il ne faut pas attendre. Il faut s'engager pour pouvoir, humainement, se regarder dans la glace sans baisser les yeux. La vie m’a appris qu’en cinq minutes on peut ne plus être là, alors je préfère vivre le présent le mieux possible. ˜

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