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SABINE GRENARD
Sabine Grenard PORTE-VOIX D'UNE TRAGÉDIE
Regard clair, posé, Sabine Grenard a vu sa vie basculer un jour de septembre 2015 quand elle a fait le choix de s’engager avec l’ONG SOS Méditerranée en offrant son expérience acquise pendant quinze ans dans le milieu artistique. Ü
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BBÉNÉVOLE DES PREMIÈRES HEURES, CETTE SANCLAUDIENNE ISSUE DE LA TRADITION PIPIÈRE, a aujourd’hui la responsabilité de l’événementiel à SOS Méditerranée au siège à Marseille. Pour faire court, Sabine Grenard a la charge de faire connaître l’association et de trouver des fonds pour financer les opérations de sauvetage en Méditerranée centrale. Pas simple par les temps qui courent. C’est en 2014, grâce à un copain de lycée du temps où elle était interne à Dole, que la jeune femme fait la connaissance de Sophie Beau, l’inspiratrice de SOS Méditerranée en France. En septembre, elle franchit le pas: « Je n’étais ni marin, ni humanitaire, mais une professionnelle de la culture avec l’évidence de devoir m’engager avec eux. Je leur ai proposé de mettre à disposition mon réseau et mon savoir-faire. C’était un acte citoyen. Face aux milliers de naufragés et à l'absence de réponse des États qui ont la responsabilité de les secourir, le projet de SOS Méditerranée était terriblement concret: se mobiliser pour financer un bateau citoyen et sauver des vies en mer. »
JE N’ÉTAIS PAS MARIN, PAS HUMANITAIRE…
Les médias vont faire le reste, personne n’a oublié le corps d'Aylan, cet enfant retrouvé mort le 2 septembre 2015 sur une plage turque, ballotté par les vagues: « Tout est parti très fort et très vite, surtout à Marseille où de nombreux bénévoles nous ont rejoints. Dès septembre, une campagne de financement participatif a été lancée et, en 45 jours, l’association a reçu 275000 € de dons ». De là, l’espoir d’affréter un bateau de sauvetage se concrétise. Klaus Vogel, cofondateur de SOS Méditerranée en Allemagne, en déniche un répondant aux contraintes d’intervention. L’Aquarius entre dans le port de Marseille le 17 février 2016 pour accueillir les équipes et lancer la première campagne de sauvetage. Amarrée devant le Mucem, le Musée des civilisations d’Europe et de Méditerranée, une journée publique est organisée le 20 février et 1300 visiteurs se pressent pour découvrir ce navire qui deviendra, malgré lui, le symbole de la crise de la politique migratoire européenne. À l’époque, Sabine Grenard a encore un pied dans le Jura. Après quinze années passées à programmer des spectacles et des tournées, elle sature un peu et, bien sûr, c’est à Saint-Claude qu’elle revient: « Mon frère a repris l’entreprise familiale et a déménagé l’ancienne usine dans un bâtiment moderne où il a voulu créer un espace d’exposition autour de la pipe de bruyère et de son savoir-faire. Il m’a proposé de me charger de la gestion de ce petit musée et magasin d’usine pour son ouverture en mai 2016. Parallèlement, j’animais bénévolement le pôle événementiel de l’association depuis le Jura en programmant des concerts de soutien, des présences dans des festivals, des projections-débats... En décembre, j’ai reçu un coup de fil de Sophie Beau pour me proposer de rejoindre la petite équipe de salariés au poste de responsable de l’événementiel. Je n’ai pas hésité. »
SAUVER, PROTÉGER, TÉMOIGNER
Ce sont des mois d’effervescence. SOS Méditerranée est littéralement portée par la vague de compassion née dans l’opinion publique, d’autant que l’Aquarius commence ses missions et sauve des milliers de vies. Au fil des mois, les médias multiplient les reportages et l’association reçoit plusieurs distinctions internationales. Mais les ONG de sauvetage en mer inquiètent les autorités européennes. Le bateau est très visible, trop visible pour certains. À terre, Sabine Grenard est au four et au moulin pour témoigner de l’urgence de la situation: festival de films en partenariat avec la Fondation Abbé Pierre, expositions photo, concerts de soutien, formation des bénévoles... Chaque année, elle organise de grands événements avec des lieux partenaires comme le théâtre La Criée et le Mucem à Marseille, l’Odéon et l’IMA à Paris, etc.: « L’objectif, c’est de relancer l’appel à mobilisation, de donner la parole à ceux qui font SOS Méditerranée et, bien sûr, de trouver des fonds. Plus de 90 % de notre financement provient de dons privés et chaque jour en mer coûte 14000 €. Notre rôle est d’imaginer sans cesse de nouveaux projets pour sensibiliser de nouveaux publics, d’où la multiplication de partenariats et des actions avec des personnalités des milieux du sport, de la culture, de la recherche, de l’économie… » Ourida Yaker, productrice de spectacles et amie de longue date, dit d’elle qu’elle fait tout avec passion: « C’est quelqu’un de très entier, mais qui sait garder du recul en Ü
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toute chose. Elle a un côté rock’n’roll et un autre très pragmatique, c'est quelqu’un d’intègre qui ne craint pas la difficulté. » Heureusement, parce qu’en six ans, la Jurassienne a en a vu de toutes les couleurs… Depuis les larmes de joie en voyant l’Aquarius entrer dans le port de Marseille pour la première fois jusqu’à l’attaque en 2019 des bureaux de l’association par un commando de Génération identitaire, en passant par l’accusation par les politiques de collusion avec les passeurs, la grande manifestation la « vague orange » dans soixantedix villes d’Europe pour demander un pavillon à l’Aquarius: « Une expérience comme celle-là vous plonge au fond des choses. On ne peut pas rester à la surface, on touche à des sujets d’une très grande violence. Il faut vivre au quotidien avec des enjeux humains d’une fragilité inouïe pour les rescapés, comme pour nos équipes à bord. Les choses évoluent sans cesse, les crises se succèdent, il faut sans arrêt s’adapter. » De ce côté-là, Sabine Grenard a été servie avec, en prime, l’arrivée de la Covid-19 en mars 2020 qui est venue bouleverser la donne: « La pandémie a des conséquences sur notre organisation, nous avons dû déployer un nouveau protocole sanitaire à bord et, pour chaque rotation, les équipes doivent subir une quarantaine avant d’embarquer et de débarquer. Le temps d’intervention sur la zone de sauvetage est, de fait, réduit. L’incidence est également importante sur la mobilisation citoyenne. En 2020, nous avons dû annuler ou reporter quasiment tous les événements qui devaient célébrer les cinq ans de notre combat. » Mais pas question pour autant de changer de job: « J’ai appris énormément, vécu beaucoup de grandes émotions. Je suis obligée d’être optimiste quand je vois le travail considérable de nos équipes et de nos bénévoles à terre. J’ai appris à être moins fragile peut-être. Notre rôle est de sauver, de protéger et de témoigner. Nous n’attendons qu’une chose, que les États prennent leurs responsabilités pour mettre en place des opérations de sauvetage à la hauteur de l’urgence de la situation afin que notre mission ne soit plus nécessaire. »
Une famille de pipiers
Sabine Grenard grandit au milieu des pipes. Son père est maître-pipier à SaintClaude et sa mère secrétaire de la Confrérie, c’est dire l’attachement familial au petit ébauchon de bruyère. Aujourd'hui, Chapuis-Comoy et Cie (Chacom) est la dernière entreprise de pipes de SaintClaude et c’est son frère qui la reprend il y a quatorze ans. Il la transplante en 2016 à l’Essard, un petit village sur les hauteurs de Saint-Claude. À l’intérieur du bâtiment moderne que l'on remarque lorsqu'on s'approche des lacets de Septmoncel, on trouve même un musée-magasin d’usine. Sabine Grenard suit un tout autre sillage. Après le collège, elle part en internat à Dole et, après le bac, réussit le concours d'entrée de l’École du Louvre à Paris. Le vieil établissement dispense un enseignement en histoire de l'art, archéologie, épigraphie, histoire des civilisations, anthropologie et muséologie. Elle suit en parallèle une faculté d’histoire de l’art et passe un Deug d’italien: «Je fais partie de la génération qui a mal été orientée». En quittant l'école fondée en 1882 pour former «les conservateurs, les missionnaires et les fouilleurs», elle s’offre trois mois de voyages, travaille à Paris dans le milieu socioculturel, fait ses premières armes dans la promotion de plasticiens et de conteurs, monte des projets avec l’Albanie, le Soudan ou encore l’Algérie. Elle passe six mois dans une galerie d’art: «Ça m’a convaincue que ce n’était pas ma voie», dit-elle. Elle commence alors à travailler pendant six ans chez un tourneur, Accentonic, puis, en indépendante, produit des tournées internationales de groupes de musiques du monde et de polyphonies, dont l’ensemble corse A Filetta: «C’était le démarrage d’une longue et belle aventure qui a duré quinze ans. Je me suis arrêtée car c’est un métier passionnant mais usant, qui demande une énergie et une disponibilité intenses. De plus, je ne me retrouvais plus très à l’aise dans ce secteur qui a beaucoup évolué. La dimension commerciale et ses contraintes prenaient le dessus sur l’artistique. Je n’avais sans doute plus la foi!», expliquet-elle. C’est donc vers le Jura qu’elle se tourne (retourne) pour un retour aux sources, une pause: «Je voulais faire quelque chose qui corresponde davantage à mes aspirations…», assure-t-elle. Et ses aspirations avaient un très fort goût de bénévolat humanitaire.