Dedans Dehors n°92 Quartiers et prison : un destin collectif

Page 1

observatoire international des prisons / section française

n°92 / juillet 2016 / 7,50 €

Quartiers et prison

Un destin collectif Loi de lutte contre le terrorisme : la dérive continue

Refus de permis de visite : enfin un droit de recours


sommaire Publication trimestrielle de la section française de l’Observatoire international des prisons association loi 1901, 7 bis, rue Riquet, 75019 Paris, Tél. : 01 44 52 87 90, Fax : 01 44 52 88 09 e-mail : contact@oip.org Internet : www.oip.org Directrice de la publication Delphine Boesel Rédaction en chef Laure Anelli Rédaction Laure Anelli / François Bès Anne Chereul / Marie Crétenot Nicolas Ferran / Amid Khallouf Cécile Marcel / Delphine Payen-Fourment Chloé Redon Infographie Camille Rosa Transcriptions et traductions Nicole Chantre / Elodie Dargaud Coralie Drean / Mireille Jaegle Martine Joanin / Anna Komodromou Olivia Moulin / Nicole Pinter

Décryptage  p. 4 Loi de lutte contre le terrorisme : l’Etat sourd aux interpellations des défenseurs des droits de l’homme La filière insertion en quête de reconnaissance Faiblesse des moyens : la Cour des comptes enfonce le clou

Intramuros  p. 13 Directions interrégionales de Marseille et Toulouse : un rapprochement familial empêché par un désaccord entre deux administrations

taule story  p. 40 Elle ne voulait pas mourir en prison

Intramuros  p. 41 Varces : des années de bataille judiciaire pour garantir l’intégrité des détenus en cas d’incendie

dossier

Secrétariat de rédaction Laure Anelli Identité graphique Atelier des grands pêchers atelierdgp@wanadoo.fr Maquette Maël Nonet, agence Barberousse barberousse-communication.fr © Photos et illustrations, remerciements à : Lahcène Abib / Berthet One Samuel Bollendorf / Bernard Bolze Florence Brochoire / CGLPL CGT / Bertrand Desprez / Grégoire Korganow / Nicolas Oran Et à l’agence Signatures Impression Imprimerie Expressions II 10 bis, rue Bisson, 75020 Paris Tél. : 01 43 58 26 26 ISSN : 1276-6038 Diffusion sur abonnement au prix annuel de 30 € Photographie couverture : © Grégoire Korganow / CGLPL CPPAP : 0917 G 92791

Quartiers et prison

un destin collectif   p. 14 Le grand entretien

Ils témoignent

La prison, « une cité avec des barreaux »

« De cité à cité, on se connaît tous avec le temps »

avec L. Bony

  p. 30

  p. 17

Ils témoignent

« La prison, je connaissais avant même d’y aller »

  p. 22

Décryptage

Dissection d’un engrenage pénal

  p. 23 « Une logique de compensation sociale » avec M. Mohammed

  p. 28

L’enquête

Vue du quartier, la prison omniprésente

  p. 32

Ils agissent

Remettre les jeunes en position d’acteurs

  p. 36


édito Longuenesse : empêché de produire les certificats médicaux attestant des violences qu’il dit avoir subies de la part des surveillants Longuenesse : treize mois d’attente pour un permis de visite

Devant le juge  p. 44 Refus de permis de visite et d’autorisation de téléphoner : vers la fin d’un déni de justice Vers la reconnaissance d’un droit à la réinsertion Condamné pour outrage à magistrat, un détenu est finalement relaxé Le droit d’accéder à certains sites Internet reconnu à un détenu estonien

ils témoignent  p. 48 « Le téléphone nous a sauvés »

Zoo humain par Marie Crétenot et Cécile Marcel

L

e regarder vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Savoir qu’il se « lave les dents à toute vitesse ». Qu’« il ne porte plus la djellaba ». Qu’il « range » sa cellule « au fur et à mesure, avec des gestes saccadés, rapides ». Qu’il « se lave les mains » lorsqu’il « sort des toilettes ». Qu’« il regarde assez peu l’Euro » et qu’« en revanche, son truc » – drôle de mise en abîme – c’est plutôt « la téléréalité »… C’est ce qu’autorise le dispositif de vidéosurveillance installé dans la cellule de Salah Abdeslam. Six caméras qui couvrent jusqu’aux sanitaires et tournent en boucle. Avec, pour les surveillants qui se relaient continuellement derrière des écrans pour « noter scrupuleusement tous ses faits et gestes », la possibilité de « zoomer sur ce qu’il lit, ce qu’il mange ». C’est aussi ce que se permettent de divulguer des parlementaires à l’issue de visites de la prison de Fleury-Mérogis où il est détenu. Devant la figure du « monstre », il n’y a manifestement plus d’indécence. Ce qui justifie cette atteinte à la dignité d’une ampleur inédite ? La « protection » contre les risques d’évasion ou de suicide, selon l’arrêté qui prévoit ce dispositif de vidéosurveillance. Avec un détournement assumé du sens de la protection, puisqu’il s’agit en fait de s’assurer que Salah Abdeslam restera vivant jusqu’à son procès. Franchissant un nouveau cap dans le populisme pénal, l’arrêté va jusqu’à préciser que ces mesures s’appliquent à certaines personnes « eu égard aux circonstances particulières à l’origine de leur incarcération et l’impact de celles-ci sur l’opinion publique ». Les mots sont lâchés. Pour satisfaire la soif de vengeance, on retire à un homme « l’unique liberté qu’il pourrait avoir, celle de se supprimer », comme le souligne l’un de ses gardiens. On impose des conditions de détention attentatoires à l’intégrité psychique. On bafoue les valeurs les plus élémentaires de l’état de droit. Et certains s’offusquent – à grand renfort médiatique – que celui que l’on veut « garder vivant » puisse… vivre, tout simplement. Surtout, on crée les conditions d’une expansion de ce dispositif à d’autres personnes détenues dont les crimes – et ils sont nombreux à en avoir le potentiel – sont susceptibles d’avoir un « impact » sur une opinion publique décidément bien malmenée.


DÉCRYPTAGE Une nouvelle loi contre le terrorisme a été promulguée le 3 juin dernier. Elaborée sous le coup de la peur et de l’émotion générées par les attentats de novembre, elle a été adoptée dans un climat de populisme pénal, par un Gouvernement et un Parlement qui multiplient les atteintes à l’état de droit et s’affranchissent des engagements internationaux de la France en matière de droits de l’homme.

Loi de lutte contre le terrorisme

L’Etat sourd aux interpellations des défenseurs des droits de l’homme par Marie Crétenot

D

Dans la foulée des attentats de novembre, dans un pays sous état d’urgence, le Gouvernement a élaboré son cinquième texte anti-terroriste du quinquennat. Présentée dans le cadre d’une procédure accélérée, cette loi « renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement » a été adoptée au pas de course. Déplorant « une prolifération de textes législatifs relevant davantage d’une approche politique et émotionnelle que d’un travail législatif réfléchi », la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), qui n’a au demeurant pas été consultée, a dénoncé la pauvreté des débats et la

4 / DEDANS-DeHORS N°92 / juillet 2016

dérive sécuritaire. « Tout se passe comme si la simple invocation d’une plus grande efficacité de la lutte contre le terrorisme pouvait justifier l’adoption, sans aucune discussion, de mesures attentatoires à la liberté », relevait-elle. Car l’objectif de la loi est clairement affiché : il s’agit d’inscrire dans le droit commun des mesures inspirées du régime de l’état d’urgence, et donc dérogatoire au droit commun. Sur les contrôles d’identité et fouilles, les perquisitions de nuit, les assignations administratives à résidence, les techniques de surveillance… l’exécutif et les services de police voient leur pouvoir et leur champ d’action


DÉCRYPTAGE accrus, avec une diminution des garanties procédurales et du contrôle du juge. Dans le champ pénitentiaire aussi, la régression est de taille. Avec des amendements présentés parfois en catimini, le Gouvernement réintroduit des dispositions rejetées lors de précédents débats parlementaires – sur le renseignement –, entérine des dispositifs d’exception – les unités dédiées – et renie des droits acquis de haute lutte avec des mesures profondément attentatoires à la dignité – sur les fouilles à nu ou la perpétuité incompressible. Ce faisant, il foule une nouvelle fois au pied ses engagements passés et reste sourd aux interpellations des organes de protection des droits de l’homme.

des personnes détenues », des fouilles à nu dans les « lieux » où l’on peut raisonnablement « soupçonner l’introduction » en prison de substances et objets interdits ou dangereux. En d’autres termes, tous les détenus pourront être contraints de se dénuder, si besoin avec recours à la force, à l’issue des

Autorisation des fouilles à nu collectives

© Grégoire Korganow / CGLPL

Appelé à examiner la situation de la France au regard de la Convention contre les peines et traitements cruels, inhumains et dégradants, le Comité anti-torture des NationsUnies a été clair. Dans ses observations finales, le 13 mai dernier, il a enjoint à l’Etat français de conférer un caractère « exceptionnel » aux fouilles à nu en prison et d’assurer un « strict contrôle des règles établies par la loi pénitentiaire de 2009 ». C’est-à-dire à ne permettre d’y recourir qu’en cas d’indices sérieux laissant craindre la possession par la personne visée de substances ou objets interdits voire dangereux susceptibles d’échapper à la détection par matériels techniques ou palpation. Le rappel n’est pas anodin. Derrière, ce sont les pratiques de l’administration pénitentiaire (AP) qui ont été condamnées. Celle, dénoncée par la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté (CGLPL), du maintien illégal, « dans de multiples établissements », de fouilles à nu systématiques lors de « transferts, extractions médicales et judiciaires, retour de permission de sortir, fouilles de cellule ou placements au quartier disciplinaire » (QD), dans des lieux parfois aussi sordides que les douches, le couloir du QD, une salle d’activité, voire un local poubelle (1)... Ou encore le procédé consistant, pour contourner la loi, à ne pas fouiller tous les détenus à l’issue des parloirs mais la plupart d’entre eux, jusqu’à « près de 73 % » (2) dans certaines prisons. Mais de ces condamnations, les pouvoirs publics n’en ont cure. Plutôt que de rappeler à l’ordre l’AP, le Gouvernement a été à l’origine d’un amendement confortant ces pratiques attentatoires à la dignité. L’administration est désormais autorisée à ordonner, « indépendamment de la personnalité

© Grégoire Korganow / CGLPL

ñ

Dans certaines prisons, près de 73 % des détenus subissent une fouille à nu de retour de parloir.

CGLPL, Lettre aux membres de la commission mixte paritaire, 3 mai 2016.

(1)

(2)

Ibid.

Sergio Coronado, Assemblée nationale, 19 mai 2016 ; Cécile Cukierman, Sénat, 25 mai 2016.

(3)

visites de leurs proches ou dans les greffes lors de retour de permission, d’extraction ou après un transfert. Et ce sans pouvoir contester la mesure devant les juridictions administratives. En principe, l’administration ne pourra recourir à ces méthodes que pour un « temps déterminé », mais il lui suffira d’alléguer avoir trouvé des objets pour y recourir à nouveau. La situation est d’autant plus alarmante que ces dispositions ont été adoptées sans débat. Pour justifier ce coup porté aux droits fondamentaux et aux engagements de la France en termes de prévention de la torture, le garde des Sceaux s’est contenté de dire que la « situation appelle une évolution de la réglementation ». Sans autre argument. A l’exception d’un député et d’une sénatrice qui se sont alarmés d’une « régression importante de notre droit » (3), le Parlement a suivi. Restant sourd aux observations du Comité anti-torture onusien ou aux analyses du Syndicat

La situation est d’autant plus alarmante que ces dispositions ont été adoptées sans débat. juillet 2016 / DEDANS-DeHORS N°92

/ 5


national des directeurs pénitentiaires (SNDP). Ce dernier avait en effet rappelé que les dispositions de la loi de 2009 « n’empêche[nt] pas de veiller à la sécurité en détention » et que les « craintes liées à l’entrée d’armes ou d’explosifs » voire à la « facilitation de préparatifs d’évasion ne se sont pas révélées fondées ». Sourd aussi aux alertes de la CGLPL qui a déploré une dérive « inadmissible », d’autant qu’« aucune donnée significative ne permet de démontrer que l’instauration par la loi pénitentiaire d’un cadre restrictif de recours aux fouilles à nu a eu pour conséquence d’augmenter l’introduction d’objets interdits en détention » (4).

Consécration de la mort pénale Même hermétisme concernant la réclusion criminelle à perpétuité. Alors que le 14 avril dernier, le président du Comité européen de prévention de la torture du Conseil de l’Europe (CPT) a rappelé qu’il est « inhumain d’incarcérer une personne à vie sans lui offrir aucune perspective de libération » (5), le Sénat s’est félicité, en mai, de la consécration par la commission mixte paritaire de dispositions « tendant à empêcher la libération des personnes condamnées à perpétuité pour crime terroriste ». Les parlementaires en ont en effet durci les conditions de manière à « être encore plus certains » que les condamnés à la perpétuité incompressible « ne pourront jamais être libérés » (6). Concrètement, l’espoir d’une libération ne pourra naître qu’après trente ans de détention minimum (7) et il pourra être tué dans l’œuf si l’on estime que la levée du caractère incompressible de la période de sureté, préalable indispensable à toute possibilité d’aménagement de peine, est « susceptible de causer un trouble grave à l’ordre public ». En amont, l’avis des victimes sera recueilli, ainsi que celui d’une commission composée de cinq magistrats de la Cour de Cassation. Et une « évaluation de la dangerosité » devra être réalisée par trois experts médicaux. Avec des conditions tellement strictes, la perspective d’une libération devient purement formelle. Cela équivaut à une « peine de mort », pour le magistrat Denis Salas, qui considère qu’il « n’y a pas de différence entre une détention en attendant l’exécution et une détention en attendant la mort » (8). Enferré dans le populisme pénal et l’affirmation de la puissance punitive comme principale réponse au terrorisme, le Parlement a également durci les conditions d’octroi d’une libération conditionnelle pour toutes les infractions en lien avec le terrorisme (9). Que ce soit pour avoir participé à une entreprise terroriste, s’être rendu sur le théâtre d’opérations en Irak ou en Syrie ou pour avoir envoyé de l’argent à quelqu’un sur place. Dans tous les cas, la décision ne pourra être prise que par un tribunal d’application des peines – c’està-dire par trois magistrats, au lieu d’un en principe – après « avis d’une commission chargée de procéder à une évaluation pluridisciplinaire de la dangerosité » du condamné. La mesure devra être assortie d’un « placement sous surveillance électronique mobile » (un bracelet doté d’un GPS). Ou, à défaut, n’être accordée qu’après l’exécution, à titre

6 / DEDANS-DeHORS N°92 / juillet 2016

CGLPL, Lettre aux membres de la commission mixte paritaire, 3 mai 2016.

(4)

(5) CPT, Communiqué de presse, 14 avril 2016.

Philippe Bas, 30 mars 2016, Sénat.

(6)

Certains parlementaires ont même voulu porter ce délai à quarante, voire cinquante ans.

(7)

Le Monde, « La France se dote de la loi antiterroriste la plus sévère d’Europe », 12 mai 2016.

(8)

A l’exception des délits d’apologie du terrorisme et de consultation de sites faisant l’apologie du terrorisme

(9)

Article 730-2-1 nouveau du code de procédure pénale.

(10)

Projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé et le terrorisme, les apports du Sénat, 23 mai 2016. (11)

(12) Article 132-45 modifié du code pénal. (13) Jean-Jacques Urvoas, audition par la commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’Etat pour lutter contre le terrorisme, 1er juin 2016.

probatoire, d’une semi-liberté, d’un placement à l’extérieur ou d’un placement sous surveillance électronique pendant une période d’un à trois ans. Même si l’avis de la commission est favorable, et le projet d’insertion de qualité, le tribunal pourra refuser d’accorder la mesure, s’il estime qu’elle est « susceptible de causer un trouble à l’ordre public » (10). Là encore, l’intention du Parlement est explicite : « empêcher l’accès » de ces condamnés « à la libération conditionnelle » (11) – sans se demander s’il n’est pas préférable que ces personnes généralement désaffiliées sortent dans le cadre d’un projet d’insertion balisé, plutôt que sans rien en bout de peine. Pour tous les aménagements de peine, les mesures alternatives comme le sursis avec mise à l’épreuve, le contrôle judiciaire ou les mesures de contrôle après l’emprisonnement, le Parlement a par ailleurs ouvert la voie à des placements en centre de dé-radicalisation. La loi prévoit que les condamnés peuvent être contraints à « une prise en charge » visant « l’acquisition des valeurs de la citoyenneté », qui peut « intervenir au sein d’un établissement » dans lequel ils sont « tenu[s] de résider » (12). Un projet aux contours flous. Interrogé à quelques jours de la promulgation de la loi, le garde des Sceaux a déclaré ne pas pouvoir dire grand-chose à ce sujet (13). Une fois encore, on adopte dans la précipitation des dispositions sans contenu, ni réflexion préalable.


DÉCRYPTAGE militaire, la loi la met en position d’accéder à toutes les techniques du renseignement : écoute de personnes ciblées et de leurs proches, recours aux IMSI-Catchers, pose de micros ou de caméras cachées dans n’importe quel local (cellule, parloir, etc.), captations de données contenues dans un ordinateur, etc. Ce, pour des finalités potentiellement très larges, comme la défense de « l’intégrité du territoire », la « prévention du terrorisme » et des « atteintes à la forme républicaine des institutions », ou encore « la prévention de la criminalité et de la délinquance » (14). Un décret – attendu pour la rentrée – devra préciser les techniques employables et les finalités visées. Mais, avec ce texte, les parlementaires ont donné un véritable blanc-seing à un Gouvernement qui navigue à vue. Car, de l’aveu du ministre de la Justice, il n’y a « pas de doctrine » du renseignement pénitentiaire. « Aucun pays démocratique » (15) n’a fait ce choix, relève-t-il d’ailleurs, sans plus s’interroger. Les risques liés à l’emploi par des agents pénitentiaires de techniques particulièrement intrusives vis-à-vis d’un public captif, sur la base de procédures non-transparentes, voire peu fiables, n’ont pas été étudiés. Or, quelle peut être la nature de la relation entre détenus et agents, si derrière tout surveillant ils voient un espion potentiel ?

Consécration des unités dédiées aux détenus radicalisés © Grégoire Korganow / CGLPL

Intégration de la pénitentiaire à la communauté du renseignement Autre source d’inquiétude : l’autorisation donnée à l’AP d’utiliser des techniques des services de renseignement. Le Parlement a entériné deux régimes d’utilisation de ces techniques. Le premier, sous le contrôle du procureur de la République, permet à l’administration, pour des motifs d’ordre interne – « prévenir les évasions » et « assurer la sécurité et le bon ordre des établissements » – de recourir à des outils tels les « IMSI-Catchers », de fausses antennes relais qui interceptent les communications et les données de connexion de toutes les personnes détenant un téléphone ou un ordinateur dans un rayon pouvant aller jusqu’à 500 mètres. « A partir d’un tel procédé, les données de personnes non détenues présentes dans l’établissement ou à proximité (riverains, avocats, magistrats, autres personnels de justice, etc. » peuvent être « systématiquement recueillies », note la CNCDH. Elle dénonce « un risque d’atteinte grave » à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui protège le droit à la vie privée. Mais, là encore, le Parlement a préféré ignorer. Le second régime dote l’administration de pouvoirs encore plus exorbitants, en dépit de l’opposition tant de la CNCDH que de la CGLPL. En l’intégrant à la communauté du renseignement, aux côtés de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ou de la direction du renseignement

Article L.811-3 du code de la sécurité intérieure.

(14)

(15) Jean-Jacques Urvoas, op. cit. 1er juin 2016.

Voir notamment les avis du CGLPL des 30 juin 2015 et 7 juillet 2016.

(16)

Jean-Jacques Urvoas, op. cit. er 1 juin 2016.

(17)

Article 726-2 nouveau du Code de procédure pénale.

(18)

Le Parisien, 16 juin 2016.

(19)

Les parlementaires ont aussi souhaité donner une assise législative au dispositif contesté des unités dédiées (16) pour les détenus considérés comme radicalisés, bien que le ministre de la Justice ait lui-même admis qu’il n’est « pas capable de dire » si cette logique de regroupement « est une bonne » ou une « mauvaise solution » (17) et qu’il eut été préférable d’en rester au stade de l’expérimentation. Le champ des personnes visées laisse par ailleurs perplexe. Le dispositif est réservé aux « personnes exécutant une peine privative de liberté » (18), c’est-à-dire aux condamnés, alors qu’actuellement, ce sont essentiellement des prévenus qui sont affectés dans ces unités. La rédaction du texte est en outre préoccupante. En permettant l’affectation en « unité dédiée » des personnes détenues dont on estime que le comportement porte atteinte au « maintien du bon ordre » – un mot valise –, elle ouvre la voie à la multiplication de régimes spécifiques, sans encadrement. « Nous sommes dans un Etat de droit » et si « nous luttons contre le terrorisme en (l)’abandonnant (...) nous consacrons la victoire de tous les terroristes » (19), a récemment fait valoir Bernard Cazeneuve devant la presse. Cette déclaration purement incantatoire a des résonnances amères, quand le Gouvernement multiplie les coups portés aux libertés fondamentales et reste sourd aux condamnations de la communauté internationale comme de la CNCDH, qui l’a pourtant mis en garde contre des mesures qui « aboutirai[en]t à saper, voire détruire la démocratie au motif de la défendre ». n

juillet 2016 / DEDANS-DeHORS N°92

/ 7


DÉCRYPTAGE Ils étaient mille conseillers d’insertion et de probation, soit un tiers de la profession, à battre le pavé le 10 mai dernier. Depuis le mois de février, les personnels pénitentiaires d’insertion et de probation sont engagés dans une mobilisation de grande ampleur pour réclamer une meilleure reconnaissance de leur travail. Un mouvement qui peine à se faire entendre tant médiatiquement que politiquement.

La filière insertion en quête de reconnaissance par Cécile Marcel

L

La mobilisation des conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (CPIP) partait, en février dernier, avec de sérieux handicaps : leur statut pénitentiaire leur interdit le droit de grève, leur profession est peu connue du grand public et leurs revendications sont éclipsées par les manifestations contre la loi travail. Il a fallu des mois de mobilisation, alternant « semaines mortes » et rassemblements en région, pour que la porte du dialogue commence à s’ouvrir fin juin.

Les oubliés de l’administration pénitentiaire En décembre 2015, les CPIP découvrent qu’un accord passé entre le ministère de la Justice et les organisations syndicales, dans le cadre du Plan de lutte anti-terroriste (PLAT 2)

8 / DEDANS-DeHORS N°92 / juillet 2016

et à la suite d’un mouvement de surveillants en octobre, prévoit un renforcement humain et des mesures indemnitaires pour l’ensemble des personnels pénitentiaires… sauf pour la filière insertion et probation. Dans le même temps, le recrutement des mille nouveaux CPIP prévu sur 20142016 pour la mise en œuvre de la réforme Taubira prend du retard. Alors que l’administration pénitentiaire (AP) se réjouit de « mesures historiques » pour les personnels pénitentiaires, c’est la « goutte d’eau » pour des professionnels dont la charge de travail ploie sous des tâches qui se sont multipliées ces dernières années. D’autant qu’ils ont aussi connu de profonds bouleversements identitaires à la suite de modifications législatives successives, et sont désormais


DÉCRYPTAGE

© DR

sous le coup d’importantes pressions pour prévenir les risques de radicalisation violente. Avec pour mission principale la prévention de la récidive, les services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) sont chargés du suivi de l’ensemble des personnes placées sous main de justice. 3400 conseillers (1), auxquels s’ajoutent 500 directeurs d’insertion et de probation, accompagnent près de 250 000 personnes, pour deux-tiers en milieu ouvert. Chaque CPIP gère en moyenne une centaine de dossiers, parfois jusqu’à 130 voire davantage, quand le Conseil de l’Europe préconise un ratio de prise en charge de trente à soixante personnes par agent de probation. En 2016, le budget de fonctionnement des SPIP était de 24,6 millions d’euros, sur 1,3 milliard – hors masse salariale – pour l’ensemble de l’administration pénitentiaire. « On est un corps de 3000 et face à nous, on a des surveillants qui représentent 28 000 personnels : en terme de visibilité et de poids, ce n’est pas la même chose. Par ailleurs, quand des surveillants déposent leurs clés, les répercussions sont visibles en terme de sécurité, y compris sur l’opinion publique. L’impact n’est pas le même que des CPIP qui ne vont plus en entretien et qui ne perturbent que les condamnés », note Fabienne Titet, secrétaire nationale de la CGT Insertion Probation, pour expliquer que l’administration reste sourde à leurs revendications. Pour Sarah Silva-Descas, également secrétaire nationale de la CGT Insertion Probation, le traitement réservé à la filière rejoint des enjeux d’égalité professionnelle entre hommes et femmes. La profession est à 75% féminisée. Or, constate-t-elle, « des améliorations sont proposées à un corps essentiellement masculin et pas à un corps essentiellement féminin ».

conférence de consensus, une impulsion a été donnée pour interroger les pratiques, s’ouvrir à ce qui se fait à l’étranger, faire remonter au niveau national ce qui marche sur le terrain. « Depuis deux ans, les CPIP ont été très sollicités sur un aggiornamento de leurs modalités d’intervention, précise Olivier Caquineau. Les gens se sont investis, en plus de leur charge de travail, sur des groupes de réflexion au niveau local, régional et national. » Les organisations syndicales ont joué le jeu, dépassant leurs points de divergence sur leur identité professionnelle « avec une volonté d’avancer sur les points de convergence », note-t-il encore.

Les revendications des CPIP Les principales demandes portées par le mouvement des personnels d’insertion et de probation sont les suivantes : → Une évolution salariale avec l’accès à la catégorie A type pour les conseillers d’insertion et de probation (CPIP) et A+ pour les directeurs pénitentiaires d’insertion et de probation (DPIP) → Un alignement du régime indemnitaire sur celui des autres personnels de l’administration pénitentiaire → L’égalité de traitement des assistantes sociales ayant intégré le corps de CPIP pour le calcul de la pension retraite → Un abondement en ressources humaines au-delà des 1 000 postes promis, inscrit dans le plan de finances 2017 → La suppression de la pré-affection pour la prochaine promotion de CPIP, pour permettre aux jeunes recrues d’aller jusqu’au terme de leur formation avant d’être en poste. Fin juin, seule la suppression de la pré-affectation avait

Des professionnels soumis aux aléas du politique Derrière la reconnaissance des métiers de l’insertion et de la probation se jouent des enjeux de politique pénale. En milieu ouvert, la faiblesse des ressources humaines et la culture du contrôle consacrée par les législations successives font que le quotidien des CPIP est absorbé par la vérification du respect d’interdictions et obligations. En détention, il est ralenti par le travail administratif, alourdi encore par la réforme Taubira de 2014, qui s’est arrêtée au milieu du gué. L’examen systématique de la situation des détenus aux deuxtiers de leur peine, prévue dans le cadre de la procédure de libération sous contrainte, a « créé une charge de travail supplémentaire car tous les dossiers doivent être préparés et examinés, même si, derrière, les gens ne sortent pas », explique Olivier Caquineau, secrétaire général du syndicat SNEPAP-FSU. La contrainte pénale, si elle ne décolle pas, amène quant à elle « une autre façon de travailler ». La profession a connu des transformations profondes depuis vingt ans, créant un trouble sur l’identité des professionnels, avec une évolution d’un travail social vers un travail plus juridique et, aujourd’hui, une approche davantage criminologique axée sur le passage à l’acte. Dans la foulée de la

été actée. Des perspectives d’accès à la catégorie A et d’évolution indemnitaire – sans pour autant qu’il n’y ait d’alignement sur les autres catégories de personnels pénitentiaires – étaient ouvertes pour les CPIP. Les perspectives d’évolution restaient en revanche limitées pour les DPIP, avec le risque que soit entériné un décalage important avec les autres corps de direction de l’administration pénitentiaire. Le recrutement de nouveaux personnels d’insertion et de probation était envisagé dans le cadre du nouveau Plan d’action contre la radicalisation et le terrorisme (PART), sans qu’aucun chiffre n’ait été avancé.

Ce chiffre inclut les personnels en détachement, en disponibilité, et à temps partiel.

(1)

Les attentats de 2015 et l’agression violente, en octobre, d’un policier par un détenu qui n’était pas revenu d’une permission de sortir vont changer la donne. « Le curseur, qui avait déjà péniblement tourné vers les services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) et leurs missions, est revenu en arrière », juge Olivier Caquineau. Et si le travail des SPIP n’a jamais été une priorité, l’attention qui y est portée est désormais encore moins importante que par le passé. « Ça se concrétise dans la déclinaison du juillet 2016 / DEDANS-DeHORS N°92

/ 9


plan de lutte contre le terroriste, avec des moyens qui repassent entièrement sur la détention », note-t-il, et « une administration qui ne parle plus et ne vit plus qu’à travers la lutte contre la radicalisation ».

Des injonctions paradoxales Les mesures prises dans le cadre de la lutte contre la radicalisation contribuent également à surcharger les CPIP et, surtout, alimentent leur mal-être. Des postes de délégués locaux du renseignement ont été créés au sein des services, avec une pression sur les CPIP pour faire remonter des informations, et un risque réel « que les gens se mettent à signaler n’importe quoi », met en garde Olivier Caquineau. Sans parler de la confusion des genres. « C’est inenvisageable pour un travailleur social d’avoir une relation de confiance avec une personne si celle-ci sait qu’on va transmettre des informations susceptibles de se retourner contre elle », déplore Sarah Silva-Descas, de la CGT insertion, dénonçant les injonctions paradoxales auxquelles les CPIP sont sans arrêt soumis. La confusion règne aussi autour de la mise en place, au sein des services, de binômes éducateurs spécialisés-psychologues, chargés à la fois d’améliorer « l’identification des phénomènes de radicalisation » et « la

Des fonctionnaires sous statut spécial Les personnels pénitentiaires d’insertion et de probation, comme les personnels de surveillance, sont soumis à un statut spécial. Dans un souci d’ordre public ou de continuité du service public, ils sont notamment privés du droit de grève. Le décret relatif à leur statut prévoit aussi qu’ils « doivent s’abstenir en public, qu’ils soient ou non en service, de tout acte ou propos de nature à déconsidérer le corps auquel ils appartiennent ou à troubler l’ordre public ». Mylène Palisse, CPIP à Tarbes et secrétaire départementale de la CGT SPIP 65, en a récemment fait les frais. Alors qu’elle avait commenté, pour le quotidien L’Humanité, les grilles de détection des personnes radicalisées ou en voie de radicalisation expérimentées par l’administration pénitentiaire, elle s’est vue dès le lendemain notifier une procédure disciplinaire. Dans le conflit qui les oppose à l’administration, les conseillers et directeurs des services d’insertion et de

prise en charge des personnes radicalisées ou en voie de radicalisation », avec une préparation défaillante et un cadre d’intervention et des objectifs flous. En détention, les CPIP sont sollicités pour travailler plus spécifiquement auprès des personnes radicalisées ou vulnérables, avec le déblocage de budgets importants pour mettre en place de nouveaux programmes de prise en charge. Mais « les moyens humains manquent derrière pour construire les modalités d’intervention », note Olivier Caquineau, qui regrette les conséquences problématiques d’actions menées « sans préparation et dans l’urgence, pour dépenser cet argent ». « On nous demande tantôt de la qualité, tantôt de la quantité, et ce n’est pas toujours conciliable, analyse Sarah SilvaDescas. On est complétement paumé, on ne sait plus comment on doit travailler, dans quel cadre et pourquoi. » A ce constat s’ajoute celui de l’impasse des politiques pénales. 68 542 personnes étaient incarcérées au 1er juin 2016, talonnant le record historique de 68 859 détenus atteint en avril 2014. « Le projet de réforme pénale n’est pas allé assez loin et on se retrouve avec une population pénale qui explose, et un milieu fermé toujours aussi encombré », note encore Sarah Silva-Descas, qui conclut : « On a toujours affaire à un flux beaucoup trop important. »

probation dénoncent les tentatives d’étouffement de leur

Vers une avancée des négociations

mouvement et menaces et sanctions déguisées dont ils

Lors d’une réunion de travail tenue le 17 juin dernier, le ministère de la Justice a semblé entendre certaines des revendications des CPIP (voir encadré p.9). Les derniers arbitrages devraient se tenir courant juillet. Une revalorisation de leur statut et l’augmentation des effectifs ne saura cependant faire l’économie d’une réorganisation en profondeur du travail des SPIP : dans un référé du 22 mars 2016, la Cour des comptes relevait que « le dispositif en vigueur comportait encore de nombreuses failles ou faiblesses, le suivi et la prise en charge des personnes condamnées manquant parfois de cohérence et de continuité ». n

font l’objet. Ainsi, selon la CGT Insertion Probation, une cinquantaine d’entre eux auraient récemment subi des retenues sur salaires pour service non fait. Cette procédure, applicable aux fonctionnaires, est purement comptable : elle s’affranchit des règles liées à la procédure disciplinaire et n’a pas à être motivée. Surnommée « la petite muette », l’administration pénitentiaire a encore un long chemin à parcourir pour reconnaître le droit à la liberté d’expression des personnes détenues, mais aussi de ses personnels.

10 / DEDANS-DeHORS N°92 / juillet 2016


DÉCRYPTAGE

Faiblesse des moyens : la Cour des comptes enfonce le clou Rendant compte d’une enquête menée avant l’entrée en vigueur de la réforme pénale du 15 août 2014, la Cour des comptes a, le 22 mars 2016, transmis une note en référé au ministre de la Justice dans laquelle elle pointe « les nombreuses failles et faiblesses » de la prise en charge et du suivi des majeurs condamnés. © DR

S

Par Cécile Marcel © Bernard Le Bars / Signatures

« Si le savoir-faire et l’engagement des acteurs sont souvent remarquables, la complexité des procédures, l’absence de référentiels, l’hétérogénéité des pratiques et l’inadaptation de certains outils sont porteurs tant d’interrogations que de risques sur l’effectivité de la prise en charge et le sens de la peine », alerte la Cour des comptes. Un constat sévère, dénoncé depuis de nombreuses années par les organisations professionnelles et que l’administration pénitentiaire (AP) a commencé, bien qu’insuffisamment, à prendre en compte.

Une prise en charge lacunaire En écho au mouvement des conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (CPIP), la Cour des comptes s’inquiète d’un alourdissement de leur charge de travail depuis 2008, qui nuit à la qualité de la prise en charge des condamnés. En milieu fermé, la mise en œuvre de leur mission se heurte en outre aux contraintes de la détention et notamment à la faiblesse des offres existantes en matière d’activités, de formation ou de travail (1). « La surpopulation des maisons d’arrêt, la diversité des durées de détention et les rigidités de l’organisation en détention sont des freins puissants au développement des activités », note-t-elle. D’autant que ces activités s’inscrivent en théorie dans un « parcours d’exécution des peines » qui n’est pas encore déployé dans l’ensemble des établissements et que « la surcharge des ordres du jour » des commissions au sein desquelles il est défini « peut rendre assez formel l’exa-

ñ

Photo d’archives d’une manifestation des personnels des services pénitentiaires d’insertion et de probation devant la cour d’appel de rennes, en 2011. Chaque CPIP gère en moyenne une centaine de dossiers, quand le Conseil de l’Europe préconise un ratio de prise en charge de trente à soixante personnes par agent.

Elle conclut à un besoin de clarification des méthodes d’intervention. Pour la Cour, le déficit d’objectifs et de doctrine entrave par ailleurs les possibilités d’une prise en charge pluridisciplinaire, pourtant « nécessaire pour faciliter la sortie d’un comportement délinquant de plus en plus complexe ».

Une organisation déficiente men des situations individuelles ». Pour le milieu ouvert, la Cour des comptes relève surtout l’absence « d’évaluation initiale, complète et objective du condamné » qui devrait présider au contenu de l’accompagnement et, en l’« absence de références et de critères de suivi », des pratiques très hétérogènes.

La Cour des comptes pointe aussi les problèmes d’organisation et de pilotage des services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP). Cela se traduit notamment par une méconnaissance de la charge de travail qui permettrait une bonne allocation des effectifs. « Aujourd’hui, on n’a pas juillet 2016 / DEDANS-DeHORS N°92

/ 11


© CGLPL

décidera dans les prochaines semaines du déploiement d’un ou de plusieurs d’entre eux, l’équipe de recherche ayant rendu un rapport intermédiaire en mars 2016. » Mais pour l’instant, tout est en stand-by : les organisations syndicales ont boycotté les discussions sur les référentiels tant que leurs revendications statutaires et indemnitaires n’auront pas été entendues.

Les aménagements de peine à la peine d’organigramme, on ne connait pas les charges de travail effectives dans chaque service, on ne sait même pas combien on a d’équivalent temps plein : l’AP est incapable de donner des chiffres qui correspondent aux réalités de terrain », confirme Fabienne Titet, de la CGT insertion probation. La Cour pointe aussi un problème de pilotage, en partie dû à une méconnaissance du travail des SPIP au sein même des directions interrégionales (DI) des services pénitentiaires qui les chapeautent. Seuls deux directeurs interrégionaux ont un adjoint issu des services de probation, relève-t-elle. « Une faiblesse structurelle » pour Olivier Caquineau, secrétaire général du SNEPAP-FSU, avec pour conséquence que « la plupart des DI sont à côté de la plaque sur les enjeux et missions des SPIP. Ça se retrouve dans la gestion quotidienne, la définition des priorités, l’établissement des ordres du jour des réunions de direction, etc. ». La Cour déplore enfin le manque d’articulation avec les autres acteurs du suivi d’un condamné : les juges de l’application des peines en premier lieu, mais aussi les institutions relevant du droit commun (éducation, santé, emploi, etc.). Ce morcellement peut

ñ

Salle où se réunit la commission d’application des peines, où sont examinés les dossiers d’aménagement de peine.

entraîner une « rupture dans le suivi d’un condamné lors de sa sortie de prison ou à l’occasion d’un déménagement », avec potentiellement « de graves conséquences » dans le cas d’un suivi socio-judiciaire, avertit la Cour des comptes.

Des efforts de rationalisation A ces critiques, le ministère de la Justice répond qu’une direction de projet chargée des SPIP a été créée au sein de l’AP à l’automne 2014 avec pour mission de « consolider l’organisation des SPIP et d’améliorer les pratiques professionnelles des personnels ». Ainsi, des projets de référentiels des pratiques opérationnelles sont en cours d’élaboration, sur « la méthodologie de l’intervention des SPIP » ou encore sur « l’organisation et l’évaluation de l’activité des SPIP ». L’évaluation des personnes, explique le ministère, s’inspirera d’une expérimentation menée par six services pendant dix-huit mois sur la base d’outils validés scientifiquement. « L’AP

Enfin, la Cour des comptes s’interroge sur « le caractère opérationnel ou la pertinence des aménagements de peine ». Ainsi, elle pointe que la surveillance électronique semble être utilisée davantage comme un outil de gestion de flux « pour réguler la surpopulation carcérale », que comme un outil de réinsertion. Tandis que, de leur côté, les autres aménagements de peine qui proposent un accompagnement poussé en matière de réinsertion se heurtent à des obstacles qui freinent leur développement. La Cour des comptes relève notamment « la rareté des places proposées par un secteur associatif fragile » pour le placement à l’extérieur et « l’inadéquation très forte entre les besoins et les ressources en unités dédiées au sein du parc pénitentiaire actuel » pour la semiliberté. Sans s’interroger sur la faiblesse du budget que son ministère consacre au développement de ces aménagements de peine, le garde des Sceaux indique qu’il a commandé un rapport chargé de « recenser les facteurs propices ou faisant obstacle aux aménagements de peine, à la contrainte pénale et à la libération sous contrainte ». Réponse attendue le 20 juillet 2016. n Voir à ce sujet : « Activités en prison : le désœuvrement », Dedans-Dehors n° 91, avril 2016.

(1)

« Aujourd’hui, on n’a pas d’organigramme, on ne connait pas les charges de travail effectives dans chaque service, on ne sait même pas combien on a d’équivalent temps plein : l’AP est incapable de donner des chiffres qui correspondent aux réalités de terrain. » 12 / DEDANS-DeHORS N°92 / juillet 2016


intramuros Directions interrégionales de Marseille et de Toulouse

Un rapprochement familial empêché par un désaccord entre deux administrations

© Bertrand Desprez / VU

P

lacé en détention provisoire à la prison des Baumettes en mai

compétence, l’administration pénitentiaire » pour toutes les

2015, Kamel S. aurait dû être transféré à la maison d’arrêt (MA)

situations ne relevant pas des nécessités de l’instruction, en pre-

de Béziers en août 2015, à la suite d’une décision du juge d’instruc-

nant pour exemple le cas du rapprochement familial. Et entraî-

tion en charge de son dossier. Ce transfert devait permettre de le

nant la plus grande confusion : dans le cas de Kamel S., l’ordre de

rapprocher de Perpignan, où son affaire était instruite, ainsi que

transfert avait été requis pour un rapprochement familial mais

de sa famille, qui y réside. En vain. Il a été bloqué à la suite d’un

également pour des nécessités procédurales. « Les ordres des

conflit de compétence entre l’administration pénitentiaire (AP) et

magistrats ne sont pas suivis d’effet parce qu’on n’arrive pas à

la gendarmerie quant à la désignation de l’autorité en charge du

identifier l’autorité compétente pour les exécuter », s’indignait

transfèrement judiciaire d’une personne prévenue.

son avocat, Me Roubaud.

Jusqu’ici, cette compétence relevait des forces de l’ordre, mais

Depuis, Kamel S. est passé du statut de prévenu à celui de

une circulaire ministérielle de septembre 2011 a prévu qu’elle soit

condamné, rendant caduque la décision du juge d’instruction. Il

progressivement transférée vers l’AP. Le Languedoc-Roussillon

a donc réitéré sa demande d’être rapproché de sa famille, en la

et les Bouches-du-Rhône devraient en principe voir s’appliquer

formulant cette fois-ci auprès de l’AP, désormais compétente.

cette nouvelle règle respectivement en 2017 et 2019. Cependant,

Avec peu d’espoir d’obtenir gain de cause : selon une source péni-

le 7 mai 2015, une dépêche de la garde des Sceaux est venue pré-

tentiaire, les délais pour obtenir une affectation au sein de la DISP

ciser que, dans l’attente de ce transfert de compétences,

de Toulouse peuvent atteindre 24 mois.

il « appara[ssa]ît opportun que l’autorité judiciaire saisisse, pour

— Amid Khallouf, coordination Sud-Est

juillet 2016 / DEDANS-DeHORS N°92

/ 13



r e i s s o d

Quartiers et prison

Un destin collectif Les quartiers « sensibles » sont les premiers pourvoyeurs de détenus dans les maisons d’arrêt des grandes agglomérations. A tel point que pour les jeunes incarcérés, la prison s’apparente à une « cité avec des barreaux ». Exploration d’un engrenage pénal.

Le grand entretien

Décryptage

La prison, « une cité avec des barreaux »

Dissection d’un engrenage pénal

  p. 23

avec L. Bony

« Une logique de compensation sociale »

  p. 17

Ils témoignent

avec M. Mohammed

« La prison, je connaissais avant même d’y aller »

  p. 28

Ils témoignent

  p. 22

L’enquête

Vue du quartier, la prison omniprésente

  p. 32

Ils agissent

Remettre les jeunes en position d’acteurs

  p. 36

« De cité à cité, on se connaît tous avec le temps »

  p. 30

C

© Grégoire Korganow / CGLPL

Par Laure Anelli

Ce qui n’était jusqu’alors qu’un secret de polichinelle est désormais confirmé par la recherche : les quartiers « sensibles » peuplent, plus que les autres, les prisons. Les travaux de la géographe et sociologue Lucie Bony en Ile-de-France montrent ainsi que les quartiers prioritaires, ou qui en ont le profil, affichent des taux proches des 150 détenus pour 100 000 habitants, près de 40 points de plus que la moyenne nationale. Une réalité que les premiers intéressés verbalisent sans détour : « En prison, il n’y a que des gens comme nous » disent-ils, ou encore, « la prison, c’est une cité avec des barreaux ». Le sentiment d’un « destin collectif » se dégage nettement des discours des jeunes détenus rencontrés par la chercheuse comme par l’OIP. Illustration de ce phénomène, le sociologue Didier Lapeyronnie constatait, à l’occajuillet 2016 / DEDANS-DeHORS N°92

/ 15


© Nicolas Oran

fondant sur les patronymes et l’apparence physique des détenus sur les photos d’identité consignées dans les registres, il observe que « les hommes noirs et arabes représentent les deux tiers de l’ensemble des détenus et même plus des trois quarts des moins de trente ans » (5). Si le chercheur a dû bricoler des statistiques « maison », c’est parce qu’elles sont encore interdites en France, sauf dérogation. Les partisans du maintien de cette interdiction la justifient par la crainte, légitime, que de telles statistiques ne réifient des catégories forcément contestables. Autre source d’inquiétude : le risque que les données ainsi produites soient instrumentalisées à des fins de stigmatisation. Mais refuser la production de données objectives revient aussi à taire cette réalité dérangeante : oui, les maisons d’arrêt renferment essentiellement des hommes, jeunes, issus des quartiers populaires et de l’immigration. Surtout, refuser de l’objectiver, c’est éviter de s’interroger sur ses causes profondes. C’est refuser de s’attaquer aux inégalités socio-économiques à la source du problème. C’est aussi refuser de faire face aux discriminations à l’œuvre dans la chaîne pénale.

16 / DEDANS-DeHORS N°92 / juillet 2016

« Tous les milieux et classes sociales partagent les mêmes fins, les mêmes objectifs sociaux : consommer, s’affirmer, être reconnu socialement, rappelle le sociologue Marwan Mohammed. Seuls les moyens d’y accéder diffèrent, selon les positions sociales. » Outre les violences, le vol et les trafics (6) sont souvent ce qui conduit ces jeunes derrière les barreaux. Une façon parmi d’autres de « compenser » les inégalités sociales et économiques, décrypte Marwan Mohammed, dans des quartiers où le taux de chômage atteint 26,7 %, où le niveau de pauvreté est trois fois supérieur à la moyenne nationale et où le décrochage scolaire est plus important qu’ailleurs, si bien que 61 % des moins de 30 ans ont un niveau d’étude inférieur au baccalauréat (7). En outre, « quand on parle de population pénale, on parle de population sélectionnée », précise Marwan Mohammed. Autrement dit, si on enferme ces jeunes plus que d’autres, c’est aussi parce qu’on les cible eux plus que d’autres. « On » ? Les politiques pénales, en sanctionnant plus durement la délinquance de désœuvrement que la délinquance en col blanc par exemple. La Police, qui focalise son activité sur ces quartiers et sur ces jeunes. Et enfin la Justice, qui condamne aussi plus facilement cette jeunesse à de la prison ferme. Mais dans ces maisons d’arrêt surpeuplées, où le temps par jour dévolu aux activités ne dépasse pas l’heure et demi, ils ne font guère que reproduire leur quotidien à l’extérieur, entre « business et galère ». Pire, loin de résoudre le problème, la prison renforce l’exclusion de ces jeunes, qui trouveront encore plus difficilement un emploi à la sortie. En mettant directement en relation des délinquants aux origines et profils variés, l’enfermement « participe de la reproduction de l’espace de la criminalité », souligne en outre Marwan Mohammed. « Plutôt que de penser enfermement ou éloignement, il faudrait travailler à réduire le vivier, en amont des parcours de délinquance », estime le sociologue. On ne peut qu’abonder. Des initiatives existent. Zonzon93, Makadam, 100murs : ces trois associations, parmi d’autres, œuvrent des deux côtés du mur à des actions de prévention et d’accompagnement vers la désistance aussi variées que nécessaires. Et dont les pouvoirs publics feraient bien de s’inspirer. n (1)

Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Robert Laffont, 2008.

Qui étudie les discriminations à travers le spectre de la classe sociale.

(2)

(3) Jean-Jacques Petit et al., Histoire des galères, bagnes et prisons, Bibliothèque historique Privat, 1991.

L’Observatoire des inégalités établissait en mars 2016 que les immigrés ont un niveau de vie inférieur d’un tiers à celui des non immigrés. Leur taux de pauvreté approche les 40 % contre 14 % en moyenne en France.

(4)

(5)

Didier Fassin, L’ombre du monde, Seuil, 2014.

Au 1er avril 2012, 23 % des personnes écrouées à la maison d’arrêt de Nanterre l’étaient pour délinquance d’acquisition (ensemble des vols et cambriolages), 21,2 % pour des infractions à la législation sur les stupéfiants, 16,4 % pour des violences interpersonnelles, 5,2 % pour outrage, rébellion et violences à personnes dépositaires de l’Etat ou encore dégradation de bien publics ou privés et 0,1 % pour délinquance en col blanc. Source : Lucie Bony, « De la prison peut-on voir la ville ? », à partir du fichier national des détenus. (6)

Observatoire national de la politique de la ville - Rapport 2015, Bibliothèque des rapports publics, La Documentation française, mars 2016.

(7)

© Grégoire Korganow / CGLPL

sion d’une recherche dans un « ghetto » d’une ville moyenne de l’ouest en 2008, qu’« un tiers des hommes du quartier âgés de 18 à 35 ans étaient en prison ou avaient été en prison au cours des deux années précédentes » (1). Rien d’inédit à ces résultats, si l’on s’en tient à une lecture « classiste » (2) : au XIXe siècle déjà, 87,5 % des hommes détenus étaient « des pauvres ou des miséreux » (3). Mais les quartiers prioritaires n’ont pas pour seule caractéristique de concentrer des ménages à bas revenus. Ils accueillent également de fortes proportions d’immigrés, ces deux catégories se recoupant d’ailleurs souvent (4). Si Lucie Bony s’en est tenue à des indicateurs territoriaux, Didier Fassin a lui étudié le poids de l’origine et de la couleur de peau à l’occasion d’une enquête dans une maison d’arrêt francilienne. En se


Le grand entretien La sociologue et géographe Lucie Bony a étudié les logiques de recrutement de la population détenue en maison d’arrêt, une recherche centrée sur l’Ile-de-France qui mériterait d’être étendue à d’autres régions. Son constat : les jeunes hommes des quartiers populaires de banlieue alimentent plus que les autres les prisons, à tel point que ces dernières font figure d’annexes du quartier.

La prison, « une cité avec des barreaux » Recueilli par Laure Anelli

D

D’où viennent les détenus incarcérés dans les maisons d’arrêt franciliennes et quel est leur profil ? Lucie Bony : La première aire de recrutement de la population détenue est constituée de villes de banlieue, plus précisément de quartiers ciblés par la politique de la ville, ou qui en ont le profil. Ces territoires peuvent compter jusqu’à 150 détenus pour 100 000 habitants – presque le double de la moyenne régionale. Il s’agit de quartiers populaires marqués par la précarité, avec de grands

ensembles. La population y est jeune, avec une part importante d’immigrés, de familles nombreuses et monoparentales et de personnes non diplômées. A l’image de celle des quartiers, la population des maisons d’arrêt franciliennes est jeune : la moitié des détenus y a moins de 30 ans. La majorité purge une peine de moins d’un an, pour des infractions à la législation sur les stupéfiants, des faits de violence, de troubles à l’ordre public et ont des faits d’outrage à agent ou de dégradation de biens publics inscrits à

leur casier judiciaire. Il s’agit donc très majoritairement d’une petite délinquance urbaine.

Comment expliquer ce lien entre prison et quartiers ? On peut formuler plusieurs hypothèses. D’abord un effet de composition : l’incarcération étant davantage prononcée à l’encontre de personnes de milieu social défavorisé, les territoires dans lesquels ces populations sont concentrées sont logiquement davantage touchés par l’incarcération. Mais on peut aussi supposer juillet 2016 / DEDANS-DeHORS N°92

/ 17


© DR

« Dans ces quartiers, il y a le sentiment d’une trajectoire commune, d’un destin collectif, écrit d’avance, un cercle vicieux dont on n’arrive pas forcément à sortir. »

Lucie Bony est chercheuse au CNRS. Elle

est l’auteure d’une thèse intitulée « De la prison, peut-on voir la ville ? Continuum carcéral et socialisation résidentielle ». Elle travaille actuellement sur les mesures pénales d’interdiction de séjour et entend se pencher sur l’expérience de l’entourage des détenus et les sortants de prison.

que d’autres effets jouent. La focalisation de l’appareil répressif sur ces quartiers, le fait que l’institution judiciaire ait tendance à condamner plus sévèrement les personnes déjà repérées… Des facteurs qui, combinés, concourent à ce que les circulations prisonsquartiers s’auto-entretiennent. Ces logiques de recrutement ne sont sans doute pas le simple reflet de la division sociale de l’espace, mais aussi produites par l’institution judiciaire, policière, à travers des mécanismes qui mériteraient d’être creusés. Aux EtatsUnis, des travaux montrent qu’il existe une forme de « discrimination territoriale » : les personnes, selon les endroits d’où elles viennent, n’ont pas les mêmes risques d’être condamnées à de la prison ferme. Il faudrait mener ce genre de recherche en France, pour déterminer si, aux différents stades de la procédure

judiciaire, de l’arrestation à la condamnation, il y aurait une discrimination liée à l’adresse, indépendamment de la position sociale ou de l’origine ethnique.

munes, de fréquenter le même gymnase ou d’avoir été scolarisé dans la même école, même à des époques différentes, suffit à créer des solidarités.

D’après vos observations à la maison d’arrêt de Nanterre, les quartiers ont tendance à se reconstituer à l’intérieur des murs… « D’où tu viens ? », « Tu as grandi où ? » sont parmi les premières questions que les détenus se posent mutuellement. La question de l’origine territoriale est déterminante, et constitue un critère d’identification et de classement très important entre eux. Ceux qui viennent du département sont chez eux, c’est « leur » prison. Venir d’un quartier chaud ou médiatique, même s’il n’est pas dans le département, permet aussi de jouir d’un certain prestige en détention, davantage que lorsque l’on vient d’un quartier dont personne n’a jamais entendu parler. Certains quartiers sont étiquetés en fonction de leur « spécialité ». « Dis-moi d’où tu viens et je te dirai qui tu es » : telle cité est connue pour le trafic de stupéfiants, telle autre pour les braquages, etc. Des affiliations se créent ensuite selon les territoires d’origine. On peut ne s’être jamais parlé à l’extérieur, mais le fait de se trouver des connaissances com-

De quels types de solidarités s’agit-il ? Les premiers jours, quand les détenus sortent de garde à vue et sont envoyés directement en prison, ils se retrouvent sans vêtements, sans cigarettes. Des solidarités basées sur cette origine commune peuvent s’enclencher dès l’arrivée. L’autochtonie facilite aussi beaucoup l’insertion en détention. Les plus expérimentés prennent les nouveaux venus sous leur aile. Certains demandent même à ce qu’ils soient placés dans leur cellule, afin de pouvoir prendre en charge leur vie quotidienne et de leur offrir un soutien moral. Une forme de conseil juridique s’organise en interne. Ceux qui ont un certain bagage accompagnent les plus inexpérimentés : « Là, c’est le moment de demander un aménagement de peine », « Là il faut que tu t’inscrives à des activités pour avoir une remise de peine »... Ils leur expliquent aussi comment se comporter en détention. Il y a beaucoup d’autorégulation entre les détenus dans les maisons d’arrêt. Le pendant négatif de l’importation de ces rapports sociaux, c’est la reproduction de rapports de domination, d’une forme de caïdat, même s’ils en refusent le terme : « Je te prends dans ma cellule, je te protège, mais en échange tu fais le ménage et tu n’as pas ton mot à dire pour choisir le programme télé. » Le soutien se paie aussi parfois.

Jeunes des quartiers et anciens, le choc des cultures « En attendant la quille, ma vie de taulard se poursuit. Sans rien changer de mes habitudes, je descends chaque jour en promenade. Dans la cour bétonnée, je tourne avec des groupes d’anciens, des individus rencontrés au gré de mon errance carcérale. Heureusement qu’ils sont là. A part ces quelques zigues, j’ai l’impression d’une erreur de casting. Autour de nous, il n’y a que des petites frappes, souvent issues des quartiers déshérités de la banlieue parisienne. La « génération PlayStation », comme j’aime à les appeler. Je ne leur ressemble pas. Très fiers lorsqu’ils pérorent en bande, ils ne mouftent pas quand ils se retrouvent seuls. Nous n’avons rien en commun. Educations, valeurs, culture…, tout nous sépare. Mes potes et moi, on reste à l’écart pour jouer à la contrée en fumant de l’herbe. » — Extrait de Entre quatre murs. Comment j’ai survécu 30 ans dans l’enfer des prisons, d’Eric Sniady, à propos de ses derniers mois à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis.

18 / DEDANS-DeHORS N°92 / juillet 2016

Comment se positionne l’administration pénitentiaire (AP) face à la reproduction de ces réseaux de sociabilité en détention ? Dans les entretiens d’entrée, on pose systématiquement la question aux nouveaux arrivants : « D’où viens-tu ? Est-ce que tu connais quelqu’un en détention ? » Cela permet aux personnels de détecter d’éventuelles tensions. L’information est consignée,


Quartiers et prison

et au moment de l’affectation en cellule par le chef de bâtiment, les détenus peuvent faire part de leur désir d’être avec Untel ou Untel. Je ne pense pas qu’une consigne soit donnée au niveau national. Certains conflits opposant les villes du nord et du sud du département, à Nanterre, la politique était plutôt d’accompagner ce désir de regroupement par origine résidentielle, en les répartissant dans les différentes ailes. Les personnels de surveillance disent qu’ils ont tout intérêt à créer des groupes de détenus qui s’entendent bien : cela évite des tensions, des explosions, qui occasionneraient de nouveaux déménagements, des commis-

sions disciplinaires, des placements au mitard, etc. Le revers de la médaille, c’est que les surveillants peuvent menacer un détenu qui poserait problème de le séparer de ses connaissances : comme tout privilège accordé en prison, il n’y a qu’à le retirer pour qu’il se transforme en punition. Regrouper les détenus par affinités est donc un instrument de maintien de l’ordre, une façon d’assurer la paix sociale en détention. D’autant que dans ces établissements surpeuplés, les personnels doivent pouvoir compter sur la façon dont les détenus s’autorégulent pour tenir la détention. L’encadrement étant en nombre assez limité, une forme de délé-

© Grégoire Korganow / CGLPL

dossier

gation de pouvoir s’organise de façon implicite : des détenus plus âgés du quartier sont là pour tempérer les plus jeunes.

Les détenus qui ont un certain « bagage carcéral » parlent souvent de choc des cultures avec les plus jeunes. Avez-vous pu l’observer ? Il y a un vrai clivage entre les « jeunes » et ceux que j’appelle les « anciens », qui ont plus de 30 ans et ne viennent pas forcément du même type de territoire. Les plus jeunes, qui n’avaient encore jamais connu la prison, mobilisent la « culture de rue » pour décrypter les logiques de structuration des rapports sociaux entre les murs des maisons d’arrêt. Des têtes de toutes les cités sont réunies dans un même lieu, alors forcément, on « refait » le quartier : ils importent leur définition du respect, de l’honneur, l’importance de la flambe. « Si t’as rien, t’es rien » : le fait d’avoir des ressources économiques et de le montrer prend encore plus d’importance à l’intérieur. Pour les plus anciens, qui purgent parfois d’assez longues peines, le passage en maison d’arrêt est souvent vécu comme un moment particulièrement « pénible », au-delà des conditions difficiles de détention : c’est « plein de gamins », « bruyant », ça les « fatigue ». Eux s’identifient moins à leur quartier d’origine qu’à leur parcours en détention. Ils se réfèrent à la culture carcérale plutôt qu’à celle de la rue, à un code de l’honneur propre à la prison – « on est solidaires contre les surveiljuillet 2016 / DEDANS-DeHORS N°92

/ 19


lants », « on ne balance pas même son ennemi ». Ils rejettent souvent la culture de rue, dont ils pensent qu’elle déstabilise l’ordre classique, traditionnel en détention.

« Retomber encore, ça me fait pas peur » « Je vais avoir 25 ans cette année. Dans mon quartier à Bondy, si on ne va pas en prison au moins une fois, on n’est pas dans le truc. En fait, c’est comme passer un cap. La première fois, je regardais partout, genre : “Ah c’est ça la prison ? Bah ça pue la merde.” Après, quand tu tournes, que tu fais une, deux, trois peines, tu commences à en avoir marre. J’ai commencé à vendre [de la drogue] à 15 ans. Je voulais juste faire de l’argent. A la maison, on n’en a jamais eu beaucoup et on est cinq enfants. Quand j’étais petit, à l’école, j’avais des baskets Spider man. Les autres, ils avaient des Nike. Moi aussi j’en voulais. Ce qui m’a le plus traumatisé, c’est quand on allait aux Restos du cœur. Ça m’a vraiment choqué. En grandissant, je me suis promis que plus jamais je n’irai là-bas. J’ai une revanche à prendre. Je me suis fait attraper cinq ou six fois avant qu’on m’envoie en prison, à mes 18 ans. J’ai pris six mois. Je suis sorti, j’ai repris le trafic. Je me suis refait condamner à du ferme plusieurs fois. J’ai fait pas mal d’allers-retours... En tout, j’ai dû faire trois ans de prison. Je suis sorti y’a deux semaines. J’ai jamais travaillé, je sais qu’un jour je devrai le faire, mais pas maintenant : si c’est pour gagner 1200 €, franchement, j’ai pas envie. Du coup je cherche à me remettre dans le business. Retomber encore, ça me fait pas peur. » — Boubakar, 24 ans, originaire de Bondy.

La prison est vécue comme un exil total par bien des détenus, totalement coupés de leurs proches et de leurs repères. C’est moins le cas pour ces jeunes ? Je parle de continuum entre les prisons et les quartiers car il existe une vraie porosité entre ces deux mondes, en banlieue parisienne tout du moins ; parce qu’ils partagent la détention avec des connaissances du quartier, que la proximité de la prison de leur lieu de résidence habituel facilite la venue des proches au parloir… Même quand ils n’ont pas personnellement de parloir, leurs copains en ont et peuvent jouer les intermédiaires. Des informations entrent et sortent par parloirs interposés, mais aussi des vêtements : on donne le linge du codétenu à sa mère, pour qu’elle le remette à celle qui n’aura pas pu venir… La présence en détention de personnes des mêmes quartiers génère finalement une démultiplication des contacts avec l’extérieur. Sans compter les allers-retours en détention de personnes condamnées à de courtes peines. La porosité est aussi matérielle, au-delà du simple échange de linge, par projection d’objets par-dessus les murs d’enceinte par exemple. Elle est d’autant plus importante que le réseau relationnel des détenus est géographiquement proche de l’établissement. A écouter les éducateurs de rue, l’expérience carcérale est souvent banalisée dans les discours des plus jeunes… Ils ne vivent pas vraiment la prison comme une rupture dans leur parcours. Ils baignent dans un univers où elle est omniprésente,

« Lorsqu’ils sont détenus, les jeunes décrivent davantage le quartier comme une forme de prison qu’ils ne décrivent la prison comme une prison. »

20 / DEDANS-DeHORS N°92 / juillet 2016

connaissent tous quelqu’un qui y est passé, que ce soit dans l’entourage ou dans la famille. Sur ces territoires, on fait l’expérience collective de l’incarcération. Dans certaines fratries, il y a même une sorte de passage de relais : le grand frère fait un séjour, puis c’est au tour du frère du milieu, etc. si bien que dans ces familles, il y a en permanence au moins un membre incarcéré. On retrouve cet effet de succession dans les groupes de pairs : il y a toujours au moins un ou deux membres de la « bande » en prison, avec parfois aussi des effets de génération. Dans les quartiers, il y a le sentiment d’une trajectoire commune, d’un destin collectif, écrit d’avance, un cercle vicieux dont on n’arrive pas forcément à sortir.

Le quartier et la prison sont les deux faces d’une même réalité ? Certains le disent très bien : « la prison, c’est une cité avec des barreaux », « c’est un grand quartier ». Prison et quartier sont très liés dans les discours. Quand ils décrivent leurs journées, c’est « business, galère, on descend en bas, on joue au foot, y’a pas le [restaurant] grec comme au quartier mais bon… On remonte dans la chambre, on parle » : ils voient de telles similitudes entre leurs quotidiens dedans et dehors qu’ils assimilent la cellule à leur chambre, la


© Grégoire Korganow / CGLPL

dossier

liberté et le confort en moins. Bien sûr, il ne faut pas oublier qu’on est dans le registre des discours, de la présentation de soi : dire que « dedans, c’est comme dehors » est aussi une façon de nier la réalité de l’incarcération et ses difficultés, de garder la face et passer pour un « dur ». Cela ne veut pas dire qu’ils ne pleurent pas en cellule et qu’ils ne sont pas déprimés quand ils pensent à leur avenir. Toujours est-il que ces discours montrent à quel point la

circulation entre ces deux univers est intériorisée, banalisée. Finalement, lorsqu’ils sont détenus, les jeunes gens rencontrés décrivent davantage le quartier comme une forme de prison qu’ils ne décrivent la prison comme une prison. Ils parlent beaucoup de l’enfermement dans le quartier, qu’ils ne pourront pas en sortir. Les frontières, les barreaux, ne sont pas placés entre le quartier et la prison, mais à l’extérieur du complexe quartier-prison.

Quatre frères en prison

« Les deux qui ont fait le plus de prison, c’est Karim et Rachid. Mes petits frères Yanis et Hamdi ont fait de la prison pour rébellion, parce qu’ils ont insulté ou bousculé un agent. Ils ont été jugés en comparution immédiate. Entre tous les allers-retours des uns et des autres, ma mère, elle a pris vingt ans de parloir. Cette phrase-là, on la répète encore au quatrième : « Mais t’as pas honte ? Maman elle a fait vingt ans de parloir ! » Du premier au dernier, ça donne une impression de beaucoup, beaucoup trop de prison… Mon père allait voir ses fils jusqu’à ce qu’il tombe malade, jusqu’à sa mort en fait. Maman ne trouve pas toujours quelqu’un pour l’emmener, donc elle demande aux gens. Il faut une voiture. Toutes les dames qui critiquaient notre famille, ben là, tous leurs enfants y sont, donc ça s’organise pour les visites. Tout le monde prend des nouvelles du fils de chacun, est prêt à rendre service… On voit beaucoup de mères pleurer au parloir. C’est marrant, il y a très peu de pères… très peu. Finalement tout le monde partage la même problématique. » — Souad, 36 ans, originaire d’un quartier Maubeuge, a six frères. Quatre d’entre eux ont été incarcérés pour divers motifs : conduite sans permis, rébellion, trafic, braquage…

Vous parliez d’avenir. Comment se l’imaginent-ils ? Il y a un conformisme assez surprenant. Quand on leur demande ce qu’ils aimeraient pour leur futur, la réponse est pour beaucoup : « un pavillon, une femme, des enfants, un travail », parfois même un chien. La prison reste une épreuve et un moment de prise de conscience, de réflexion sur soi, sur son avenir. Une idée revient beaucoup : « Si je veux arrêter de retourner en prison, il faut que je parte du quartier. » Quand ils relisent leur trajectoire, le quartier est presque considéré comme un acteur à part entière, à l’origine de toutes leurs difficultés. Le « quartier », c’est très large : ça englobe « l’école, qui ne nous a pas donné notre chance », « les grands qui donnent le mauvais exemple », « la police qui nous suspecte », « l’environnement pourri », « le ghetto »… Le quartier englobe toutes ces difficultés. C’est finalement une représentation assez classique du « quartier criminogène ». Le rêve du pavillon s’inscrit dans ce désir de quitter le quartier, puisqu’il amène à la campagne ou dans le péri-urbain. C’est une envie d’ailleurs, pour devenir autre et recommencer sa vie. Ces discours, quasiment tous les tiennent. Une fois dehors, ils trouvent rapidement leur limite. Car les démarches de recherche d’emploi et de logement prennent du temps, d’autant plus avec un casier. Si l’on n’est pas soutenu par ses proches, le temps de trouver du travail, on est « en galère », sans argent, donc on reprend ses habitudes, on se remet à fréquenter les mêmes personnes, etc. Quitter le quartier n’est donc pas forcément la solution ? L’idée n’est pas idiote : la détention, on l’a vu, ne les dépayse pas, ne les coupe pas de la vie qui les a conduits derrière les barreaux. Mais disperser, écarter, éloigner ne suffit pas. Cela peut même être contre-productif. Pour pérenniser cette prise de conscience, cet élan, il faut avoir de la ressource, sous toutes ses formes : économiques et relationnelles, mais aussi psychologiques, pour être en mesure de se projeter autrement. Pour cela, il faut un accompagnement, des soutiens. Le quartier peut représenter une ressource. Les groupes de pairs ne font pas nécessairement que proposer de faire du trafic. Ils peuvent aussi aider à trouver du travail, prodiguer de bons conseils. Il se passe aussi plein de choses positives dans les quartiers. n juillet 2016 / DEDANS-DeHORS N°92

/ 21


dossier

[ils témoignent] recueilli par Laure anelli

J’ai grandi dans un quartier, la cité des 4000, à La Courneuve,

aile. A cette époque, Vitry était considérée comme la capi-

donc la prison, je connaissais avant même d’y aller. A 14 ans,

tale des braqueurs. La prison devient l’école du crime pour

on sait déjà comment ça marche de A à Z : le sport, les par-

moi. J’arrive pour un vol de voiture, je ressors en sachant

loirs, on connaît déjà tout. Parce que les grands du quartier

comment percer des coffres. C’est ce que je fais à ma sortie,

y vont et nous racontent en sortant, pour gonfler le torse.

jusqu’à ce que je me fasse attraper, en 2006. Cette fois-ci,

Je suis tombé deux fois. La première, j’avais 18 ans. C’était

je prends dix ans. Je sors au bout de cinq, en aménagement.

pour des faits mineurs : on a essayé de voler une voiture,

La première fois, ça ne comptait pas : c’était comme des

mais on s’est fait attraper. J’étais avec deux potes qui avaient

vacances, ça durait quelques semaines : le temps d’apprendre

un casier – l’un avait déjà fait de la prison. Moi, mon casier

deux-trois petits trucs, et j’étais dehors. Mais quand j’arrive

était vierge, je passais mon bac, j’étais bon élève. En com-

en taule pour une longue peine, je me dis : “Ce n’est pas la

parution immédiate, le premier

même chose.” Et surtout que

a pris dix mois, le deuxième

je n’ai rien à faire là.

quatre mois. Puis la juge est

Pour certains, la prison est un

passée à moi. Elle m’a demandé : “Mais qu’est-ce que tu fais là ? Je ne comprends pas. Tu as un parcours tout à fait normal !” Comme je n’avais pas d’antécédents et que les faits étaient vraiment mineurs, je pensais que je n’allais rien prendre : une amende, des TIG [travaux d’intérêt général] au pire. Du coup

« La prison, je connaissais avant même d’y aller »

j’ai joué au fier. Je n’ai rien dit, tout était dans l’attitude, genre

mode de vie. Ils font des allersretours, parce qu’ils n’ont pas eu les mêmes opportunités que moi, les mêmes facilités. Je m’en rends compte immédiatement. Issus de familles monoparentales, ils n’ont souvent pas grandi dans des familles où on maîtrisait le français, on ne les a pas poussés à faire des études. Ils ne voyaient pas comment faire

“vas-y dépêche-toi de me juger et laisse-moi sortir” ; un truc

autrement. Moi j’ai eu le choix. J’ai été élevé avec des valeurs :

de gamin de 18 ans. Voyant mon attitude hautaine, la juge

la politesse, le goût des études, du travail, le respect de la

m’a dit : “Je crois que tu as besoin d’une petite leçon, je vais

vie d’autrui. Mais j’étais le mouton noir de la famille. Je vou-

te mettre dans la prison la plus dure de France.” Direction

lais faire de l’argent immédiatement, je ne voulais pas

Fresnes, pour un mois.

attendre. Cette deuxième immersion en prison m’a fait

Le problème, c’est que je connaissais beaucoup de monde

prendre conscience de ma valeur, et de ma chance. A partir

dans le 94, parce que j’ai des cousins là-bas. Quand j’arrive

de là, j’ai tout fait pour m’en sortir. Je me suis battu pour

à Fresnes, je retrouve donc pas mal de monde de mon quar-

être seul en cellule, j’ai passé mon BAC et un BTS en com-

tier, mais aussi ces copains du 94. Ils me prennent sous leur

munication visuelle. Et j’ai repris les crayons. »

22 / DEDANS-DeHORS N°92 / juillet 2016

© Nicolas Oran

«

Berthet One est dessinateur. Sa première bande dessinée, L’Evasion, a été écrite en prison, où l’artiste de 39 ans a passé cinq ans. Il a accepté de nous laisser utiliser ses planches et de nous raconter sa vie d’avant ; avant le succès, avant son association de prévention et d’insertion par l’art (lire aussi page 37).


DÉCRYPTAGE La recherche de Lucie Bony a permis d’établir que les jeunes hommes des quartiers prioritaires remplissent, plus que d’autres catégories de population, les maisons d’arrêts franciliennes. Une surreprésentation qui s’explique – au moins en partie – par une série de mécanismes discriminatoires, solidement ancrés à chaque maillon de la chaîne pénale.

Dissection d’un engrenage pénal par Laure ANELLI

Q

« Quand on parle de population pénale, on parle de population sélectionnée », rappelle le sociologue Marwan Mohammed. Du législateur au juge en passant par le policier, tous participent, plus ou moins consciemment et souvent indirectement, à interpeller et sanctionner plus – et plus durement – les jeunes hommes des quartiers « sensibles ». Et dans cette imbrication de mécanismes, « difficile de retrouver laquelle est la plus grande des poupées russes », prévient le chercheur Fabien Jobard, spécialiste des forces de l’ordre.

La délinquance de rue et les jeunes dans le viseur des politiques pénales « Le système pénal se concentre sur deux types de délinquance : les infractions violentes et la délinquance de voie publique », analyse le chercheur. Cette dernière, qui recouvre les vols avec ou sans violence, les vols de ou dans les véhicules, les cambriolages, les violences et les dégradations, « est une délinquance d’opportunité et de désœuvrement, poursuit Fabien Jobard. Elle est logiquement juillet 2016 / DEDANS-DeHORS N°92

/ 23


davantage portée par les personnes situées en bas de l’échelle sociale », dont font partie les jeunes en situation précaire. Plus visible que les délits financiers, elle est aussi plus facile à appréhender pour les policiers. Ainsi en estil également des infractions à la législation sur les stupéfiants, et particulièrement pour le délit d’usage. « Les infractions d’usage étant élucidées dès lors qu’elles sont constatées » (1), les policiers, dont l’activité fait l’objet d’une « attention chiffrée » particulière depuis le début des années 2000, ont tout intérêt à cibler ce type de délinquance. Les interpellations pour simple usage ont d’ailleurs été multipliées par cinquante depuis la loi de 1970, et sont passées de 4000 à près de 200 000 en 2013. L’Observatoire français des drogues et des toxicomanies constate en outre « un net regain des poursuites à l’encontre des usagers » depuis 2005. En 2014, la part des poursuites pénales représentait un quart des affaires traitées, « soit onze points de plus que dix ans plus tôt ». La délinquance de voie publique est aussi davantage sanctionnée par de l’emprisonnement ferme que la délinquance en col blanc (2) par exemple. Ce constat n’est pas nouveau : dès 1985, Bruno Aubusson de Cavarlay, pionnier dans l’étude des filières pénales, écrivait que « l’amende est bourgeoise et petite-bourgeoise, l’emprisonnement ferme est sous-prolétarien, l’emprisonnement avec sursis est populaire » (3). Mais il prend une forme nouvelle à partir des années 90, quand la notion de sécurité envahit progressivement le champ politique, avec la multiplication de législations de plus en plus sévères à l’égard des incivilités et ce que la chercheuse Susan Terrio qualifie de « recours accru à la loi et aux tribunaux pour résoudre les problèmes de société » (4). La volonté politique d’offrir une réponse judiciaire à la délinquance des mineurs (5) vient parallèlement renforcer la focalisation de l’appareil répressif sur la jeunesse des quartiers. « Présenter des mineurs devant le juge a commencé à être gratifiant pour les policiers. Ne pouvant présumer de la minorité d’une personne d’un simple regard, ils se sont donc mis à s’intéresser aux jeunes en général. S’intéressant aux jeunes, ils ont interpellé. Interpellant, ils ont déféré. Et les policiers savent que le jeune aura d’autant plus de chances d’être effectivement poursuivi, voire condamné, s’il est interpellé en état de récidive. Ils vont donc focaliser leur attention sur les jeunes qu’ils connaissent le mieux. On voit comme ça, au fil du temps, se mettre en place un mécanisme qui génère sa propre clientèle », résume Fabien Jobard.

Des jeunes davantage surveillés, … Les moyens policiers ont été mis prioritairement dans ces quartiers, renforçant d’autant les risques d’interpellation des jeunes qui y résident par rapport à ceux d’un quartier non repéré, et donc moins surveillé. Sans compter que la surveillance resserrée dont ils font l’objet ne se limite pas aux forces de l’ordre. « Imaginez que je suis opérateur de vidéo-surveillance, exemplifie Marwan Mohammed. Je ne

24 / DEDANS-DeHORS N°92 / juillet 2016

ð

D’après le rapport d’Open society justice initiative, les jeunes hommes arborant un look « jeune », type hip-hop, ont onze fois plus de chances de se faire contrôler que la moyenne.

Observatoire français des drogues et des toxicomanies, « Trente ans de réponse pénale à l’usage de stupéfiants », Tendances, n°103, octobre 2015

(1)

(2) Regroupe les actes commis par des individus de statut social élevé, en rapport avec leurs activités économiques et professionnelles : faux en écriture, contrefaçons, fraudes industrielles et commerciales, emploi d’étrangers sans titre de travail, abus de biens sociaux, etc. (3) Bruno Aubusson de Cavarlay, « Hommes, peines et infractions. La légalité de l’inégalité », L’Année sociologique, 35, 1985.

Susan Terrio, Judging Mohammed : juvenile deliquency, immigration and exclusion at the Paris Palace of justice, Stanford university press, 2009.

(4)

(5) Laurent Mucchielli, « L’évolution de la délinquance des mineurs et de son traitement pénal », Les Cahiers Dynamiques, 2013/1 (n° 58)

Open Society Justice Initiative, « Police et minorités visibles: les contrôles d’identité à Paris », Open Society Institute, New York, 2009.

(6)

peux surveiller que cinq, six écrans maximum. Quand il y a cinq clients, je peux tous les suivre. Mais que se passet-il quand les flux deviennent très importants ? Comme je ne peux pas surveiller tout le monde, ma surveillance doit être discriminatoire. Alors qui vais-je suivre ? Les groupes de jeunes, que j’estime plus à risques. » Or, « on a plus de chances d’attraper quelqu’un que l’on suit que quelqu’un qu’on ignore », et donc de confirmer le présupposé ayant conduit à les surveiller eux, et pas les autres. « La population pénale se construit comme ça : les discriminations en sont au fondement », conclut le chercheur.

… davantage contrôlés, … Le contrôle d’identité n’est pas moins discriminatoire. « Ces opérations sont organisées dans des lieux précis », relève Fabien Jobard, qui a participé à l’étude d’Open society justice initiative (OSJI) sur le contrôle au faciès, réalisée en 2007 dans les lieux de contrôle privilégiés par les forces de l’ordre que sont la Gare du nord et Châtelet (6). Portes d’entrée des banlieusards dans la capitale, ces deux gares constituent des « territoires frontières avec la banlieue », si bien que ces contrôles peuvent s’apparenter à un instrument de maintien de l’ordre social autant que territorial. Dans les banlieues elles-mêmes, complète Fabien Jobard « des CRS, qui ne connaissent pas le territoire, à la différence des policiers de la BAC, contrôlent ces populations de manière incessante. Et où leur demande-t-on d’effectuer ces opérations de sécurisation ? Aux points d’entrée et de sortie des cités. D’ailleurs, les jeunes qui conduisent des véhicules parlent de “checkpoints”. Pour eux, c’est la démonstration par l’exemple que la police est employée à maintenir étanches


Quartiers et prison

enquêtes en population générale », note le chercheur Patrick Peretti-Watel (8). Si les hommes de moins de 25 ans sont majoritaires parmi les consommateurs déclarés, les jeunes femmes et les hommes plus âgés sont aussi bien représentés. Surtout, « l’usage de cannabis est un phénomène qui concerne uniformément les diverses catégories socioprofessionnelles sur tout le territoire ». Pourtant, « l’usager vu par le prisme des interpellations est un jeune homme de moins de 25 ans, désœuvré (sans profession), encore scolarisé ou alors ouvrier, qui réside en banlieue parisienne ou dans le Nord ». Soit peu ou prou le profil des détenus incarcérés dans les maisons d’arrêt… Evidemment – et en dépit de la réponse pénale croissante pour ce type de contentieux –, tous les consommateurs interpelés ne finissent pas en prison (9). Cet exemple révèle en revanche l’inégalité des chances devant l’interpellation, première étape vers l’incarcération. Une inégalité qui s’explique par le ciblage, mais aussi par des données plus prosaïques : les consommateurs plus âgés ou plus indépendants financièrement ont davantage la possibilité d’échapper au contrôle en réservant leur usage à leur espace privé que des jeunes qui vivent chez leurs parents (10).

© Florence Brochoire / Signatures

les frontières entre leurs quartiers d’habitation et le reste du monde. En particulier les centres-villes. » Surtout, ces contrôles sont ciblés. L’étude révèle que les hommes jeunes sont les principaux concernés. « Plus encore, les personnes perçues comme noires ont six fois plus de chances d’être contrôlées que les personnes perçues comme blanches, les personnes perçues comme arabes huit fois plus », rapporte Lanna Hollo, juriste pour OSJI. L’apparence vestimentaire semble encore plus déterminante dans le risque de se voir contrôler : « Quelqu’un arborant un look « jeune », type hip-hop ou gothique, aura onze fois plus de risques d’être contrôlé. Sachant que deux tiers des porteurs de vêtements “jeunes” étaient aussi noirs ou arabes, il est très difficile de distinguer ces deux catégories », précise la juriste.

… donc davantage interpellés Or, « onze fois plus de chances de se faire contrôler, c’est onze fois plus de chances de se faire attraper avec une boulette de shit, et donc onze fois plus de chances de faire l’objet d’un rappel à la loi ou d’être placé en garde à vue et déféré au parquet si on est récidiviste », note Marwan Mohammed. De fait : en 2013, les statistiques policières faisaient état de 200 000 interpellations pour infraction à la législation sur les stupéfiants (ILS) – du simple usage dans 83 % des cas, du cannabis neuf fois sur dix. Or, les enquêtes de santé publique recensent quant à elles 4,6 millions de consommateurs (7), si bien que les interpellés ne représentent que 3,5 % de l’ensemble des usagers. Si l’on s’intéresse au profil des personnes interpellées, on constate qu’il « diffère sensiblement de celui que brossent les

dossier

Des contrôles eux-mêmes générateurs de délits

Observatoire français des drogues et des toxicomanies, « Trente ans de réponse pénale à l’usage de stupéfiants », Tendances, n°103, octobre 2015.

(7)

Patrick PerettiWatel et al., « Usagers interpellés, usagers déclarés : les deux visages du fumeur de cannabis », Déviance et Société, 2004/3 (Vol. 28), p. 335-352.

(8)

En 2013, on comptait 1400 condamnations à une peine de prison ferme pour simple usage, toutes ces condamnations ne se traduisant pas forcément par une peine d’enfermement effective (source : Observatoire français des drogues et des toxicomanies, op.cit.).

(9)

Patrick PerettiWatel et al., op. cit.

(10)

Lire l’interview de Virginie Gautron dans DedansDehors n°89, octobre 2015. (11)

« Onze fois plus de chances de se faire contrôler, c’est aussi onze fois plus de chances que le contrôle dégénère », relève encore Marwan Mohammed. Une réalité corroborée par le rapport d’OSJI. « Le contrôle est lui-même producteur de délits, lorsqu’il est répété : il génère potentiellement outrage, menaces, rébellion et violences contre policiers », rapporte Lana Hollo. Les tensions et confrontations découlant de contrôles d’identité trop fréquents dans les rues ou les cages d’escalier ont eu une tendance croissante à être pénalisées depuis les années 1990. La chercheuse Susan J. Terrio rapporte ainsi que le nombre de cas amenés devant les tribunaux a augmenté sensiblement à partir du milieu des années 1990, et même après les années 2000. Et les juges prononcent des peines plus sévères pour ce type d’infractions que par le passé : entre 1994 et 2006, le pourcentage de peines de prison a doublé, la longueur des peines a augmenté, et des amendes plus lourdes ont été imposées.

Petites contributions de la justice aux discriminations La justice non plus n’est pas totalement indemne. Même si les décisions s’appuient sur des critères pénaux, ces derniers – comme les garanties de représentation – sont socialement déterminés (11), si bien que la justice est indirectement discriminante. « Le système pénal fait preuve d’une plus grande sévérité à l’encontre des populations les plus en difficulté », analyse Virginie Gautron, chercheuse et coauteur d’une enquête sur les filières pénales. Les justiciables sans emploi sont ainsi surreprésentés dans les juillet 2016 / DEDANS-DeHORS N°92

/ 25


© Lahcène ABIB / Signatures

ñ

condamnations à des peines de prison ferme. « Le juge, qui sait que la prison casse une situation sociale, ne mettra que rarement derrière les barreaux des auteurs d’infraction qui disposent d’une situation professionnelle ou familiale stable, décrypte Fabien Jobard. Ce faisant, il contribue malgré lui à maintenir la prison comme voie essentielle de sanction du public des quartiers, en la réservant à ceux dont la vie sociale est en réalité instable. » En outre, le fait d’être jugé en comparution immédiate ou celui d’avoir été placé en détention provisoire multiplient chacun par huit la probabilité d’une condamnation à un emprisonnement ferme. Or, la détention provisoire est facilement demandée à des fins d’instruction dans les affaires de stupéfiants. Si bien que plus de 15% des personnes écrouées dans les maisons d’arrêt franciliennes l’étaient pour des ILS en avril 2012 (12). De même, lorsque la personne est sans domicile ou hébergée, comme c’est souvent le cas des jeunes précaires, elle a cinq fois plus de chances d’être placée en détention provisoire, et donc huit fois d’écoper de prison ferme. Autre critère déterminant, selon Virginie Gautron : l’absence à l’audience, qui multiplie par sept la probabilité d’un empri-

26 / DEDANS-DeHORS N°92 / juillet 2016

Les quartiers prioritaires font l’objet d’une surveillance plus resserée que d’autres.

(12)

FND, 1er avril 2012.

Fabien Jobard, « La racaille en politique : enquête sur les jeunes "connus de services de police" », Vacarme, 2006/2, n°35. (13)

(14)

Ibid.

sonnement ferme. Pour Fabien Jobard, ce critère aussi est discriminant : « Si vous êtes appelé à comparaître et que vous êtes cadre ou employé en CDI, vous posez un jour de RTT pour vous présenter. Quand vous bossez en contrat précaire, que vous êtes intérimaire chez Carrefour, vous n’avez pas trop intérêt à expliquer à votre patron que vous devez passer en procès parce que vous avez injurié un flic. Ne pouvant vous absenter sans justification sous peine de ne pas être renouvelé, vous n’allez pas au procès. Le juge ne vous voit pas, il vous condamne. » Le chercheur a aussi étudié le poids de l’origine dans la probabilité d’écoper d’une peine de prison ferme suite à une « interaction rugueuse » avec la police. Les jeunes noirs et, plus encore, les jeunes de type maghrébin sont surreprésentés parmi les prévenus, mais aussi plus lourdement sanctionnés : « La probabilité d’écoper d’une peine de prison ferme est entre 2,5 et 3 fois plus élevée pour eux que pour les membres du groupe-témoin (les prévenus nés en France porteurs de noms et prénoms typiquement catholiques français). Et, lorsqu’ils sont sanctionnés par des peines de prison ferme, la durée de l’emprisonnement prononcé est en moyenne plus élevée (2,6 mois, contre 2,1 mois pour les prévenus du groupe-témoin) » (13). Même si ces différences s’expliquent, là encore par des critères pénaux sous-jacents, « les prévenus maghrébins sont en moyenne, à infraction égale, plus lourdement sanctionnés. Aussi, parmi la population en butte avec la police, les jeunes d’origine maghrébine sont plus souvent que les autres des “clients” du système judiciaire (14). Pour eux, le dérapage avec des policiers a des conséquences pénales plus lourdes que pour les autres, et ceci parce qu’ils sont plus que les autres des “habitués” du système judiciaire », conclutil. De fait, Virginie Gautron a démontré que les juges étaient plus sévères avec les personnes déjà repérées : à faits égaux, le risque de prononcé d’un emprisonnement ferme est multiplié par 37 dans le cas ou trois condamnations figurent déjà au casier, quels que soient les faits. « Les propriétés pénales priment aux yeux du juge sur la nature des actes pour lesquels ils comparaissent et emportent une condamnation plus lourde », écrit Fabien Jobard. Pour le chercheur, « la justice pénale intervient en bout de course et vient sanctionner, dans son ordre propre, l’inégalité très solidement constituée ailleurs ». Et la prison, loin de remettre les compteurs à zéro, renforce la situation d’exclusion – du système scolaire, du marché du travail… – qui a pu favoriser l’entrée dans la délinquance. « La peine va être portée au casier judiciaire, excluant de fait ces jeunes d’une multitude de professions, notamment des professions exercées par ces jeunes-là : il ne pourra par exemple plus travailler dans la sécurité, ou aux aéroports de Paris », note Fabien Jobard. Un peu plus exclu encore qu’il ne l’était au départ, un jeune va d’autant plus être tenté de replonger. Déjà condamné, il sera d’autant plus surveillé, contrôlé. La boucle est bouclée. Le cercle vicieux peut recommencer. n


juillet 2016 / DEDANS-DeHORS N°92

/ 27


dossier

L

Quartiers et prison

« Une logique de compensation sociale »

La délinquance en col blanc est par définition surtout le fait des classes supérieures. Certaines formes de délinquance s’observent-elles à l’inverse particulièrement dans les quartiers populaires ? Marwan Mohammed : On trouve dans les quartiers populaires des formes de délinquance liées à leur histoire et à leur composition sociale : une délinquance de voie publique, d’appropriation et une délinquance expressive et honorifique comme les affrontements entre bandes. Plus visibles que d’autres, ces formes de délinquance sont particulièrement ciblées par les forces de police, qui en font le cœur de leur activité. En outre, il y a parfois une sorte de tradition et d’ancrage de certaines conduites transgressives dans l’ordre normatif des quartiers. Autrement dit, certaines conduites déviantes sont localement banalisées, parce qu’elles font partie de l’ordre des choses, qu’elles se reproduisent de génération en génération, jusqu’à faire parfois partie de l’identité d’un quartier. Comment expliquer la prévalence de ces formes de délinquance dans les quartiers ? Elles reposent, pour leurs auteurs, sur une logique de compensation sociale : ces comportements transgressifs peuvent en effet être lus comme des formes déviantes d’adaptation aux normes dominantes, ce que Merton avait appelé, dans sa théorie de la frustration relative, le « conformisme déviant ». Tous les milieux et classes sociales partagent les mêmes fins, les mêmes objectifs sociaux : consommer, s’affirmer, être reconnu socialement. Seuls les moyens d’y accéder diffèrent, selon les positions sociales. Pour ces jeunes comme pour tous, l’urgence est de devenir quelqu’un et, dans un contexte de pression matérialiste, de consommer un peu. Quelles sont les voies possibles pour y parvenir, dans des territoires où le décrochage scolaire et le taux de chômage sont particulièrement importants ? Quelques-uns

28 / DEDANS-DeHORS N°92 / juillet 2016

© DR

Marwan Mohammed est sociologue. Ses recherches portent sur les bandes de jeunes, la désistance et l’islamophobie.

vont être doués pour le sport, les arts. Sans que ce soit mécanique, d’autres vont compenser par des moyens transgressifs et entrer en délinquance. Mais, contrairement à ce que l’on croit, là aussi, les places sont limitées : s’engager et durer dans ce milieu demande un certain nombre de compétences, de motivations et de ressources.

Quel(s) rôle(s) joue la prison dans ces carrières délinquantes ? Dans le microcosme des bandes, les premières peines, généralement courtes, apportent des bénéfices à l’intérieur et à l’extérieur. C’est un peu comme avoir ses premiers galons. Même s’ils en souffrent, même si c’est dur – et après disent « la première peine c’était dur, je déprimais », etc. –, ils vont pouvoir capitaliser dessus, en termes de réputation mais également de connexions. Car la prison est un magnifique espace de mise en relation et de transfert de compétences ou d’opportunités. Dans beaucoup de récits recueillis, le passage en prison a coïncidé avec une forme de promotion, avec le passage d’un seuil, d’une délinquance de voie publique – embrouilles, vols, violences, petits trafics –, à une délinquance de niveau

supérieur plus professionnalisée. L’enfermement participe de la reproduction de l’espace de la criminalité en France, de la petite et grande délinquance. Ceci dit, la prison peut aussi, au bout d’un moment, devenir usante. Ce n’est alors plus un tremplin mais un frein, une lourdeur, une contrainte, remettant en question un engagement délinquant. La sortie de délinquance est un équilibre entre une ouverture sociale – la capacité à se projeter, à trouver une place conforme et acceptable – et l’usure. La prison peut participer de ce sentiment d’usure. Donc questionner l’impact de la prison implique de se questionner sur la situation personnelle de l’incarcéré.

L’éloignement du quartier est-il la solution d’après vous ? Qu’il soit prononcé par un juge ou décidé par des proches, il est la plupart du temps temporaire. En outre, on se soucie rarement de savoir si l’éloigné peut être accueilli ailleurs ou s’il a quelque chose à faire. On éloigne pour quoi faire ? Est-ce que c’est pour se former, se construire, se projeter sur autre chose ? C’est rarement le cas, même si on peut comprendre que la mise à distance réponde à une forme d’urgence. Plutôt que de penser enfermement ou éloignement, il faudrait travailler à réduire le vivier, en amont des parcours de délinquance. Comment ? Entre cent-vingt et cent-cinquante-mille personnes sortent du système scolaire chaque année sans qualification. C’est là-dessus qu’il faudrait agir. Des propositions existent, mais se heurtent à l’inertie des politiques. A l’autre bout de la chaîne, il faut investir dans une vraie politique de réinsertion et de désistance. La question de la sortie de la délinquance doit faire l’objet d’une véritable politique publique, pas d’un agrégat de dispositifs à la fois dispersés et limités. n


© Grégoire Korganow / CGLPL

juillet 2016 / DEDANS-DeHORS N°92

/ 29


dossier

[ils témoignent] recueilli par laure anelli

« De cité à cité, on se connaît tous avec le temps » João *, 30 ans, a grandi dans une famille nombreuse à Aubervilliers. Après avoir décroché de l’école, à 11 ans, il enchaîne les petits vols et les bagarres avec les copains du quartier. Et écope d’une première peine de prison, à 14 ans. A sa majorité, un vol en réunion avec arme le conduit de nouveau derrière les barreaux. Il raconte son enfance dans le quartier, la vie en prison et celle d’après, sous bracelet électronique. Et dépeint en creux, avec fatalisme, la reproduction d’un certain ordre social.

«

« Mes parents sont cap verdiens. Ils sont d’abord allés en Hollande,

semaines, un mois –, t’es réglé comme une pendule. Je ne vais pas

puis en France. On était quatorze enfants, alors une paire d’Air max

dire que c’était facile, mais c’était quand même moins dur que chez

pour chacun, c’est pas possible. On habitait dans un F6. On a bien

les mineurs. C’est moins cadré.

vécu, franchement ! Dans ma chambre, on était cinq garçons. Les filles

En fait la prison, c’est un quartier dans un quartier. Que tu viennes

avaient deux chambres pour elles. Moi j’étais souvent dehors. Nous,

de La Courneuve, Bondy, Drancy – de n’importe où –, à force de faire

les garçons – pas tous, trois sur les cinq –, on faisait des bêtises, rien

les mêmes activités, d’aller dans les mêmes cours de promenade,

de très grave. En CM2, je me battais souvent. Arrivé en sixième, j’ai fait

de partager les mêmes cellules, des liens se créent. De cité à cité,

une semaine de classe, puis j’ai été renvoyé ; une bagarre encore. Du

on se connaît tous avec le temps. D’ailleurs, j’ai retrouvé les mêmes

coup, j’allais aider mon père sur les chantiers. Mais la plupart du temps,

têtes que quand j’étais mineur. Il y en avait aussi que je connaissais

je traînais dans la rue avec les potes. On se battait, on commettait

d’avant la prison. Des gens d’Aubervilliers, mais pas seulement : j’ai

des petits vols ; on cherchait de l’argent, comme tout le monde.

retrouvé des cousins, mon tonton et même mon beau-frère. Certains

Aujourd’hui, les petits vendent de la drogue. C’est plus rapide que de

se retrouvent dans la même cellule que leur père ou que leur frère !

trouver un travail. C’est tout un engrenage en fait. Les aléas de la vie. »

Mais même si tu ne connais personne au départ, la prison, c’est

« Un quartier dans un quartier »

un peu comme en colonie de vacances (j’y suis allé avec le Secours populaire) : au début, quand tu montes dans le car, tu connais

« La première fois que je suis allé en prison, c’était pour des bagarres

seulement quelques têtes. Mais au retour des vacances, tu t’es fait

de quartier. J’avais quatorze ans. Ça faisait quatre ans que je n’étais

plein de copains et de copines. C’est un peu pareil. On te met dans

pas allé à l’école. Au bout d’un moment, la juge a dit : “Trop, c’est

le car à Fleury, à Villepinte, et au final tu te fais plus d’amis que

trop !” Elle m’a placé chez les mineurs. Franchement, c’était dur. Toute

dehors ! Tu retrouves même les gars d’autres quartiers avec lesquels

la journée était millimétrée. On n’avait même pas de promenade !

tu t’embrouillais. Mais en prison, on est tous dans le même bateau,

Quand je suis sorti de prison, j’ai repris l’école. J’ai eu mon CAP, mon

donc on s’entraide, on est solidaires.

BEP et mon bac pro maçonnerie. Puis j’ai refait une bêtise pendant

En huit ans, j’en ai vu entrer et sortir plus d’un ; certains font des

les vacances : un vol en réunion avec arme. On n’a blessé personne,

allers-retours sans arrêt. Villepinte, Meaux, Osny, Fleury, Nancy... :

mais j’ai quand même pris six ans pour cette affaire. Conséquence :

j’ai tellement tourné, que quand je me balade dehors aujourd’hui,

tous mes sursis sont tombés – défaut de permis, outrage et rébellion,

je croise forcément quelqu’un que j’ai connu en prison. Au départ,

vol... Ça montait, montait ! A l’audience, je ne comprenais plus rien...

je ne connaissais personne dans le 77, maintenant j’y ai plein de

J’avais 18 ans quand je suis retourné en prison. »

potes. Je vais dans leur cité, on fait des barbecues. Ils viennent

« La prison, on n’en parlait pas trop au quartier. J’avais entendu des

chez nous aussi. »

grands dire qu’ils y étaient allés, mais c’est tout. Quand je suis arrivé,

« Les plus jeunes, ils aiment bien la bagarre. Mais en prison, ils

j’ai vite compris ce que c’était. Passé le temps d’adaptation – deux

comprennent vite qu’ils ne peuvent pas la faire avec tout le monde :

30 / DEDANS-DeHORS N°92 / juillet 2016


dossier

© Nicolas Oran

Activités en prison

ils risquent de tomber sur plus fort qu’eux, il faut avoir un minimum

était vachement mieux là-bas. Il ne se fait jamais contrôler, alors

de respect. Souvent, ils retrouvent des grands de chez eux qui leur

qu’à Paris c’était tous les cent mètres. »

donnent des conseils, et finalement ça se passe bien. C’est surtout tous les détenus. Mais sinon, tout le monde est pareil en prison.

« Parfois t’es à poil en début de mois. Mais tu fais comme tout le monde, t’attends »

On est tous un numéro d’écrou. Je dis ça, mais c’est pas totalement

« Je suis sorti il y a 18 mois sous bracelet électronique. Ma résidence

vrai : y’a aussi quelques gars qui n’ont jamais manqué de rien. Ils

était chez ma mère, j’avais pas encore d’appart à moi. Pour sortir

veulent être comme les autres, ils jouent au pote de quartier, ils

plus tôt, si t’as pas un travail ou une promesse d’embauche, c’est

font les chauds. Mais on ne sera jamais pareils. L’enfant de bourgeois

foutu. Alors j’avais trouvé un boulot à Bondy, grâce à la Maison de la

n’a rien à faire ici. Il a tout ce qu’il faut dehors, il n’a pas à faire de

jeunesse et du service public. Ma vie c’était ça : je taffais, je rentrais,

bêtises. C’est pas pour autant qu’on va le rendre fou. Chacun est le

je dormais ; je taffais, je rentrais, je dormais… Au bout de dix mois,

bienvenu, chacun fait sa peine. »

j’avais de l’argent de côté, personne ne me l’avait donné, il était à

ceux qui ont violé ou qui ont fait un truc grave qui se font taper par

« Des têtes de suspects »

moi. J’ai travaillé comme ça pendant un an sur un chantier, puis mon contrat s’est terminé et on m’a enlevé mon bracelet.

« A l’âge que j’ai aujourd’hui [30 ans], on ne me contrôle plus autant

Aujourd’hui j’habite un F2 dans le privé avec ma copine, ses parents se

qu’avant. Quand j’étais plus jeune, les flics me contrôlaient pour rien.

sont portés garants. C’est pas très loin d’Aubervilliers. Je m’investis pas

Je me sentais oppressé. Souvent, ils essayaient de me pousser à bout.

mal dans une association culturelle qui organise aussi des ateliers CV,

Je m’en fiche qu’ils me contrôlent, je n’ai pas forcément de choses à

de lettres de motivation... Faut que je retrouve un travail. J’ai passé

me reprocher. C’est la manière dont ils parlent qui m’énerve : “petit

mon permis cariste, j’essaie de dégotter d’autres formations, ça me

con”,“petit PD”. Certains s’emportent vite. A Aubervilliers, maintenant

ferait plus de diplômes. J’aimerais bien jongler : faire cariste la nuit et

ça va. La police passe et repasse, mais ils nous connaissent. Ils ne

maçon au black la journée. Après, si j’ai la possibilité d’ouvrir une petite

nous contrôlent plus. Mais dès qu’on est avec des gens qu’ils n’ont

boîte, je le ferai, mais chaque chose en son temps. En attendant, j’ai

jamais vus, comme mes potes du 77, ils contrôlent : “T’habites où ?”,

bien compris la vie : tu taffes, tu touches ta paye. Après y’a les courses,

c’est tout ce qu’ils veulent savoir. Pareil pour nous, quand on va dans

le loyer à payer et les meubles à acheter. Parfois t’es à poil en début

un autre quartier, on se fait contrôler. On doit avoir des têtes de

de mois. Mais tu fais comme tout le monde, t’attends le suivant. »

suspects… Ce sont les aléas de la vie. L’autre jour, dans les Landes, j’ai croisé un type que j’ai connu en prison, un “vieux”. Il m’a dit qu’il

* Le prénom a été modifié.

juillet 2016 / DEDANS-DeHORS N°92

/ 31


l’enquête Sentiment de ségrégation raciale, sociale, urbaine et scolaire, difficultés d’échapper au « quartier » et à son passage obligé par la case prison… Les proches de détenus et anciens détenus témoignent de l’emprise de l’enfermement dans leur vie. Ils évoquent aussi la difficulté à assumer la honte qui découle de l’incarcération d’un parent, ou plus souvent d’un enfant, mais aussi la solidarité qui peut s’organiser au sein d’une population unie par la perception d’un destin commun.

Vue du quartier

La prison omniprésente par Amid Khallouf et Cécile Marcel

S

S’ils sont incontestables, les liens entre la population carcérale et les quartiers dits « prioritaires » ne sont pas sujets faciles à évoquer avec les proches de personnes incarcérées. Les anciens prisonniers, familles ou amis de détenus rencontrés au cours de deux enquêtes menées par l’OIP (1) sont pourtant essentiellement issus de ces quartiers. Mais la discussion peut éveiller, selon les personnes concernées,

32 / DEDANS-DeHORS N°92 / juillet 2016

des sentiments mêlés d’embarras, de méfiance ou encore d’aquoibonisme, tant leur conviction d’être délaissées par les institutions est profonde. « Vous ne travaillez par pour eux j’espère ? » Cette question posée de manière récurrente par les proches de détenus rencontrés à la maison d’arrêt de Villefranche-sur-Saône, dans le Rhône, résume parfaitement la méfiance ressentie


© Nicolas Oran

Quartiers et prison

à l’égard de l’institution pénitentiaire et, au-delà, des institutions en général. Sentiment auquel s’ajoute la perception d’un « eux » qui s’oppose au « nous », renforcée par des situations vécues comme discriminantes. « Allez voir au tribunal comment on leur parle », explique Warda (2), de Roubaix, dont deux frères sont incarcérés, et qui dénonce « une pointe de racisme » de la part des magistrats. Une mère rencontrée alors qu’elle venait voir son fils incarcéré à la maison d’arrêt de Villepinte, en région parisienne, raconte qu’il a été arrêté pour outrage à la suite d’une altercation avec la police. Tous ses copains ont été arrêtés, mais « le seul qui n’a pas été incarcéré s’appelle Kevin ! », s’indigne-t-elle. L’acharnement policier revient régulièrement dans les discussions. « Aujourd’hui, c’est la police qui provoque les jeunes. Ils insultent, comme ça le jeune riposte et on peut l’arrêter », témoigne Elies, originaire de Roubaix. Il poursuit : « Maintenant, quand je vois la police, j’ai le sentiment d’avoir des choses à me reprocher, même si je n’ai rien fait ! » Un homme, venu avec son épouse déposer des colis au parloir de Villepinte pour leurs deux fils incarcérés, évoque les descentes systématiques de la police dans le parc de leur quartier de la Plaine-Saint-Denis « à la recherche de personnes qui ont des casiers ». Le couple se plaint des contrôles abusifs subis « depuis l’âge de 12 ans » par leur troisième enfant, aujourd’hui âgé de 15 ans. « On lui demande de vider son cartable, d’enlever ses chaussettes », raconte la mère, les yeux rougis, avant d’avouer qu’elle a « la haine ». Pour elle, on incarcère les jeunes des quartiers pour des petits délits – recel de bijoux pour leur fils –, tandis que « les vrais criminels, eux, s’en sortent toujours ».

Solidarité et système D « J’ai rencontré Yacine au parloir. Avec le temps, on a décidé de se marier. Il a bénéficié d’une permission, du vendredi au lundi, pour le mariage. J’étais épuisée par la vie que je menais à ce moment-là, alors des voisines m’ont dit : « Ne te prend pas la tête, on s’en occupe ! » Elles se sont chargées de faire à manger. Elles savaient qu’il n’y aurait pas assez de place dans mon appartement pour héberger les invités, elles ont donc ouvert leurs deux appartements. La voisine du cinquième pour les hommes, la voisine d’à côté pour les filles. Il y en a une autre qui avait des robes, qui nous a maquillées et coiffées. J’ai porté des robes de malade, j’ai eu un maquillage de malade, un truc de professionnel. C’est ça les gens de la cité. Ils savent que la personne est détenue, qu’on a peu de jours et pas beaucoup de moyens pour tout faire. Tout le monde s’est mobilisé. Ils ont cartonné. Dans les cités il y a de mauvais côtés, des emmerdeurs, mais il y a aussi ce côté magnifique, la solidarité, avec le système débrouille. » — Nadia, épouse de détenu

Miléna, qui habite Maubeuge, évoque quant à elle une dame de son quartier qui ne rend plus visite à son fils car « elle croise là-bas des gens » à qui elle avait dit que son fils était parti au Maroc...

… bien qu’omniprésent

Un sujet tabou… Si les familles préfèrent la discrétion, c’est aussi que l’incarcération de leur proche est souvent vécue comme humiliante, en particulier pour les parents qui « se demandent où ils se sont manqués », relève Warda. Un homme, proche de la soixantaine, rencontré devant la maison d’arrêt de Grenoble-Varces, explique qu’il évite de parler de la prison dans son entourage. « J’ai trop honte. Je préfère dire que mon fils est parti travailler à Marseille », avoue-t-il. Il ne fait qu’accompagner sa femme au parloir, « parce que j’ai dit à mon enfant que je n’irai pas le voir s’il tombait ». Tout comme son fils aîné, qui a déjà fait de la prison et à qui il n’a jamais rendu visite, « par principe ». Ce sont d’ailleurs surtout des femmes que l’on rencontre au parloir. Samia, qui vit en banlieue lyonnaise et dont le fils est incarcéré à Villefranche-sur-Saône pour conduite sans permis, abonde : « Ce n’est pas un sujet dont on parle dans le quartier, je ne suis pas fière. » Et de préciser : « La première fois, je rasais les murs. C’est quand même moi qui l’ai engendré, ce gamin ! » Elle explique que son fils ne reçoit pas de visite de sa sœur, qui estime « n’avoir rien à faire là-bas ».

dossier

Enquête menée en mai 2016 par des militants de l’OIP auprès de proches de personnes incarcérées au sein des maisons d’arrêts de Villefranchesur-Saône (69), Varces (38), Villepinte (93) et du centre pénitentiaire de Marseille (13). « L’impact de la prison dans les quartiers en politique de la ville », enquête menée dans le Nord Pas de Calais pour l’OIP par Lise PERINO, août 2013.

(1)

Tous les prénoms ont été changés. (2)

Le parloir est effectivement un lieu où se rencontrent voisins et connaissances, si bien que toute tentative de cacher l’incarcération d’un proche apparaît vaine. S’y rendre est presque banal pour qui vit en quartier. A 17 ans, Miléna est fille, cousine et petite amie de détenu. Elevée essentiellement par sa mère alors que son père était incarcéré pour trafic de drogues et braquages, elle se rend désormais tous les samedis au parloir pour y voir son petit ami, condamné à six mois de prison ferme. Aurélie, rencontrée à la maison d’arrêt de Villefranche-surSaône, n’était jamais allée au parloir avant l’incarcération de son petit ami, même si elle a déjà connu la prison par le biais de sa mère, cette dernière ayant été incarcérée à une courte peine, pour vol et trafic de stupéfiants. Mais « une dizaine de personnes » de son entourage ont des proches incarcérés. « Je les connais de l’école ou de mon quartier » témoigne cette jeune femme de 20 ans. Fatima, dont le frère est également détenu à Villefranche et qui est originaire de Saint-Fons, en banlieue lyonnaise, dit aussi connaître « une dizaine de jeunes qui sont passés par la case prison, tous venant de [son] quartier ». Educatrice en quartiers prioritaires en politique de la ville, elle explique qu’elle en connaît également « beaucoup d’autres » par le biais de son travail. Pour elle, « en prison, il n’y a pratiquement que des gens des banlieues ».

Le quartier, responsable de tous les maux Pour beaucoup de personnes rencontrées, le quartier en lui-même est à l’origine des nombreux allers-retours en juillet 2016 / DEDANS-DeHORS N°92

/ 33


prison. « Tu mélanges tous les gens, toutes les cultures, dans la même merde, les cages d’escalier dégueulasses, les ascenseurs qui ne fonctionnement pas. Tu les laisses se démerder, après ils se font des histoires », note Mokhtar, ancien détenu originaire de Roubaix. D’autres jeunes issus des quartiers sensibles de Roubaix témoignent également de la ghettoïsation des quartiers, de l’absence de dispositifs mis à leur disposition, du désintérêt des élus locaux. « C’est normal qu’on dévie de l’autre côté, y’a rien, on s’ennuie, on tient les murs ! », s’indigne Amid. Il poursuit : « Il faut rassembler les jeunes, leur trouver des activités, leur faire passer le temps, pour éviter de squatter les murs, et la mairie ne fait rien », avant de conclure : « Ils nous ras© Nicolas Oran

ñ

Dans un immeuble de La Forestière, à Clichysous-Bois.

semblent entre nous, dans la merde, pendant qu’eux ils sont à l’aise dans les quartiers [aisés], ils n’en ont rien à foutre de nous. » Le salut ne vient pas de l’école, vécue également comme un instrument de ségrégation. « Pour eux, j’étais perdu », confie Elies, qui précise : « A cette époque-là, à l’école, ils faisaient des groupes. Le groupe 1 c’était les meilleurs, le groupe 2 les moyens, et le 3 euh… ». Fatima, explique que tous les jeunes qu’elle suit ont quitté le système scolaire très tôt. Pour l’éducatrice, pour laquelle la prison ne fait qu’aggraver les choses, « il faudrait des peines intelligentes, avec du sens, avec un véritable accompagnement, une découverte des métiers et une remise à niveau scolaire ». La problématique du chômage ou du travail précaire est également très présente dans les discussions. L’épouse d’un homme incarcéré à Villefranche-sur-Saône pour trafic de stupéfiants explique : « Quand il n’y a pas de travail ou qu’il est mal rémunéré, ils n’arrivent pas à payer les factures et donc ils cherchent à gagner de l’argent autre-

34 / DEDANS-DeHORS N°92 / juillet 2016

ment. » Aurélie renchérit : « Ce qui pourrait être fait, c’est un peu plus d’aide pour l’accessibilité au travail, qu’on leur explique comment se présenter à un entretien, comment parler à un patron ». D’autant qu’à la faible employabilité sur le marché du travail s’ajoute, pour les sortants de prison, la stigmatisation. Après sa dernière sortie, son compagnon avait décroché plusieurs entretiens d’embauche. « Il leur a dit qu’il sortait de prison car il ne voulait pas leur mentir, et à chaque fois, il se prenait des portes », regrette-t-elle.

Un désir de rupture difficile à assouvir Pour échapper au cercle vicieux de la récidive, certains sont tentés de tout reprendre à zéro ailleurs. « Quitter Roubaix de toute façon, c’est mon objectif », confie Elies, avant d’expliquer : « Parce qu’avant, je vivais 100 % pour le quartier. J’ai rien gagné ! Au contraire, j’ai perdu de ma vie. J’ai fait que de la prison. » « Moi, je suis parti sur la commune X, je sais que ça va être mieux pour les enfants », explique Mokhtar, qui y a fondé une famille. « On a acheté une maison avec un grand jardin, comme ça les enfants ne seront pas dans la rue. » Pour Emilie, 24 ans, qui rend visite à son mari incarcéré à Villefranche-sur-Saône, ce sont ses fréquentations qui ont amené son conjoint à récidiver. « Il est aujourd’hui en prison pour la première fois, mais en est à sa septième condamnation, confie-t-elle. Pour s’éloigner de tout ça, on a décidé de quitter Saint-Fons et j’ai demandé ma mutation, que j’ai obtenue dans le sud-est de la France. Là-bas ça allait beaucoup mieux parce qu’on ne connaissait personne. » Mais le couple a dû revenir pour des raisons familiales… Ainsi, il n’est pas toujours facile d’échapper au quartier. « Ben ma famille est là, on naît ici, on va mourir ici », dit Amid en riant, avant de compléter : « Ceux que je connais qui sont partis ailleurs, ils sont restés cinq ou six mois et ils sont revenus ici. »

Des réseaux de solidarité Mais le quartier, c’est aussi un réseau d’entraide et d’assistance. « Il existe une vraie solidarité entre les copains », explique Fatima. « Ils se débrouillent pour emmener du linge, ils accompagnent les papas ou les mamans non véhiculés pour aller au parloir, ce sont les jeunes entre eux qui organisent un réseau pour assurer cette solidarité, pas les adultes. » Samia abonde dans son sens : « Dans tous les quartiers c’est comme ça. Quand un jeune entre en prison, ce ne sont pas les mamans, mais tous les copains qui envoient de l’argent : ils font une quête, ils achètent des survêts, des baskets et envoient des mandats. » Elle poursuit : « Un jour un type est venu me voir, je ne le connaissais pas et il ne faisait que côtoyer mon fils avant son incarcération. Il me dit : “Je suis venu pour votre fils, c’est très dur à Villefranche, mais ne vous inquiétez pas, on va l’aider, on est là” ». n


juillet 2016 / DEDANS-DeHORS N°92

/ 35


Ils agissent Tous les trois ont été confrontés à la prison, parce qu’ils y sont eux-mêmes passés ou qu’un de leur proche y a séjourné. Tous les trois ont décidé d’agir, chacun à sa manière mais avec le même but : aider les jeunes à (re)prendre le contrôle de leur vie et rompre le cercle vicieux quartier-prison. Rencontre avec Laetitia Nonone (Zonzon 93), Berthet One (Makadam) et Karim Mokhtari (100 murs).

Remettre les jeunes en position d’acteurs par Laure Anelli

Laetitia Nonone, Zonzon 93 : agir sur tous les fronts « C’était il y a quelques années. Une voiture avait brûlé, la police a accentué la pression sur les jeunes. Un contrôle a dérapé, ça s’est terminé en bagarre, se souvient Laetitia Nonone. Mon frère a écopé de six mois fermes pour outrage, rébellion et violence contre représentant des forces de l’ordre. » L’incarcération de son frère, tout juste majeur, est le déclic. La jeune femme décide, en 2008, de créer une association, Zonzon 93. Son objet : « Faire tout ce qui est

36 / DEDANS-DeHORS N°92 / juillet 2016

possible pour éviter aux jeunes la mort ou la prison. La formule peut paraître excessive, mais je vous assure que dans nos quartiers, ça ne l’est pas ». La militante pose un diagnostic clair : « Dans les quartiers, on a réuni les gens les plus pauvres, pour la plupart issus de l’immigration. Les établissements scolaires, souvent en pied d’immeuble, manquent de moyens et de professeurs. Nous sommes confrontés tous les jours à des inégalités, il y a certes des associations, mais elles ne peuvent pas réparer les dégâts des politiques


© Lahcène Abib / Signatures

Quartiers et prison

sans budget. Quand on cumule les difficultés, il ne faut pas s’étonner que nos jeunes finissent plus en prison que les autres. » A problème global, réponse globale. Le dispositif qu’elle imagine alors est simple : un local ouvert six jours sur sept entre les tours de Villepinte, une permanence téléphonique vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept et une équipe de bénévoles investis. Sorties culturelles pour « combattre l’oisiveté », activités sportives pour canaliser la violence, accompagnement social et professionnel, suivi individuel rapproché dans le cas de problématiques lourdes (enfants victimes de violences intrafamiliales et même, récemment, d’inceste)... L’association ratisse large. « Mais on délègue beaucoup : on est surtout là pour faire le lien et accompagner vers la structure adaptée. » La lutte contre le décrochage scolaire est également un axe majeur de l’association, qui y voit le premier pas vers l’exclusion et la prison. « Notre slogan, c’est que la déscolarisation mène à l’incarcération. Il faut l’éviter absolument. Lorsque l’un des jeunes que nous suivons est convoqué en conseil de discipline, nous accompagnons les parents pour éviter son exclusion. » La pénurie d’enseignants du secondaire (1) dans le département est régulièrement dénoncée par les parents d’élève. « On se retrouve avec des profs recrutés par Pôle emploi, qui n’ont ni le niveau ni l’envie. Comment voulezvous que ces gosses ne se sentent pas les laissés pour compte du système et aient du respect pour l’institution ? »

dossier

Offrir un lieu d’accueil pour ces jeunes, c’est aussi leur permettre d’être moins exposés aux contrôles qui tournent mal. L’association a fait intervenir les juristes du collectif Stop contrôle au faciès afin qu’ils informent les jeunes sur leurs droits. « Ils ont appris qu’en cas de problème – manque de respect ou violence verbale ou physique de la part du policier – ils avaient le droit de demander le matricule de l’agent qui les contrôle, de filmer la scène si ça tourne mal et de transmettre la vidéo au collectif. » Dans l’idée que les remettre en position de sujets de droit peut aussi leur éviter de déraper. Afin qu’ils mesurent les conséquences que pourraient avoir certains de leurs actes, des ateliers d’information sur la prison sont également organisés. « Au début, on entendait souvent des jeunes dire « La prison je m’en fous, c’est le Club Med ! » Mais à force de projections de documentaires, de débats et de rencontres avec des anciens détenus, le discours a commencé à changer. » Prochaine étape, déjà sur les rails : nouer un partenariat avec une grande avocate parisienne, spécialisée dans la justice des mineurs. « L’idée est que les élèves avocats, qui sont en stage chez elle, viennent conseiller les jeunes qui ont des ennuis avec la justice, les informer sur leur droits. » Voir par exemple Le Monde, « Le concours exceptionnel des enseignants en Seine-Saint-Denis est reconduit en 2016 », 22 octobre 2015.

(1)

Berthet One, association Makadam : la preuve par l’exemple Avant d’entrer pour la deuxième fois en prison, à 29 ans (lire page 22), Berthet One savait déjà qu’il voulait être dessinateur. « Mais je n’avais pas fait d’école et n’ayant aucun contact, je m’étais dit que je n’y arriverais pas. Surtout, je voulais de l’argent, et tout de suite. » Un braquage le conduit derrière les barreaux pour cinq ans. Il y passe un bac littéraire et un BTS en communication visuelle. Et reprend les crayons. « Je me suis mis à raconter ce que je vivais, ce que je voyais, mais avec mon humour et mon parlé. A la base, c’était un exutoire. Quand la direction a commencé à s’y intéresser et à m’encourager, c’est devenu ma planche de salut. » A la sortie tout s’enchaîne, Berthet publie sa première BD et expose ses planches dans des galeries d’art à Paris. Parallèlement, il fonde Makadam, association de prévention et de réinsertion par l’art. Les deux tomes de sa BD, en dépeignant la réalité de l’univers carcéral et les difficultés rencontrées à la sortie, s’avèrent être un parfait outil de sensibilisation et de prévention. « Elles permettent de faire découvrir la prison à des gens qui n’y connaissent pas grand-chose. Mais elle est surtout destinée à ces ados qui pensent que la prison, c’est génial. La vérité, c’est que c’est dur. Et que quand tu y vas, tu n’y vas pas tout seul : t’emmènes toute ta famille avec toi. Sans compter que ta copine, t’es pas sûr de la retrouver à la sortie. » L’artiste anime également des ateliers BD, en milieu scolaire

et en milieu carcéral, pour faire prendre conscience aux uns et aux autres de leurs talents. Il organise aussi des rencontres avec des artistes issus des quartiers. « J’ai grandi avec des personnes défavorisées, mais qui grâce à leur art, sont devenues des Jamel Debbouze, des Grands corps malade… Je les fais venir à la rencontre de jeunes, dans les prisons, dans les écoles, les médiathèques, les MJC pour qu’ils leur racontent leur parcours de vie, pour leur montrer que c’est des mecs comme eux, qui ont connu les mêmes galères, les mêmes délires et qui ont réussi. » Surtout, il cherche à leur faire prendre conscience de leur valeur. « C’est vrai qu’on n’est pas tous artistes, tout comme on n’est pas tous sportifs. Mais on a d’autres dons qu’on n’utilise pas. Certains ont une super tchatche : c’est un atout pour être commercial, communicant ou avocat par exemple. A travers ces rencontres, je les pousse à s’interroger sur leurs talents à eux et les encourage à se battre avec les armes qu’ils ont. » juillet 2016 / DEDANS-DeHORS N°92

/ 37


Berthet One est au clair sur les siennes : un bon coup de crayon, de l’humour, une éducation qui lui permet de maîtriser les codes de tous milieux... et un passage en prison. « Ça pourrait être un handicap, mais c’est ce qui fait mon originalité. » Et un formidable argument commercial, « même si le risque est de se laisser enfermer dans cette identité ». Pour lui, le problème de fond reste l’argent. Et la décision de se ranger ne l’y a pas pour autant fait renoncer. « Je me suis entouré d’un staff. J’ai un manager, un bon avocat. Je suis presque chef d’entreprise. Parce qu’on a travaillé de

façon professionnelle, et que je suis allé chercher l’argent où il était, et légalement. » « Il y’a des mecs qui sont dix fois plus doués que moi en prison. Je leur dis : “Vous êtes des Bill Gates du crime, et vous ne vous en rendez-vous pas compte. Vous réussissez à monter des réseaux qui génèrent beaucoup d’argent, avec des succursales un peu partout… On utilise nos compétences pour faire des conneries. Il faut juste les rediriger pour faire des choses légales. Le résultat serait le même : vous rouleriez en Porsche aussi. La seule différence, c’est que vous pourriez avancer sans avoir les yeux derrière la tête.” »

Karim Mokhtari, association 100murs : agir des deux côtés du mur Après la plateforme Carcéropolis (2), Karim Mokhtari a lancé, en 2014, l’association 100murs. Avec une offre éclectique : formations de professionnels à la gestion du passage à l’acte violent, conférences-débats à destination du grand public (thème : « Mon fils est en prison »), projections-débats en milieu scolaire ou dans les maisons de quartiers, interventions en détention… « On ne peut pas se contenter de travailler sur un seul tableau. J’essaye de bosser à la fois dans les prisons et les quartiers. Il faut poser une vraie passerelle. Tellement de jeunes ne font qu’aller et venir entre les deux ! », explique le formateur et militant associatif, avant de poursuivre : « Pour agir, il faut aller les voir, les rencontrer en face-à-face. Parler d’eux, avec eux. C’est très important, ça fait partie de la considération, de la ré-humanisation. Trop de gens parlent d’eux, sans eux. » Il participe actuellement au programme Ligne Verte, mis en œuvre à la prison de Villeneuve-lès-Maguelone, à Montpellier. « Le principe est de faire se rencontrer personnes détenues et anciens détenus, magistrats, directeurs associatifs, patrons... », explique-t-il. Sa mission au sein du projet : travailler à la création de fascicules de prévention de la délinquance faits par des détenus, pour des adolescents. Pour cela, il intervient trois à quatre jours par mois auprès de groupes de douze détenus, au côté de personnels du service pénitentiaire d’insertion et de probation, du psychologue de l’établissement, mais aussi de surveillants. « A la fin de l’année, 150 personnes y auront participé », sur les 860 que compte le quartier maison d’arrêt. Le but : amener les personnes détenues à réfléchir à leur parcours et au passage à l’acte. Une réflexion qui dépasse l’examen critique autocentré, puisque la finalité est d’aider d’autres jeunes à ne pas leur emboîter le pas. Au programme, discussions autour des concepts de responsabilité, de citoyenneté, de famille et élaboration de cartes mentales, des outils qui permettent de représenter les schémas de pensée pour les analyser. « Puis vient la réalisation concrète du fascicule. On part de deux interrogations : Qu’est-ce qui amène en prison ? Comment faire pour éviter ça ? Autrement dit, quel message faire passer aux gamins pour leur éviter de tomber dans la violence, dans la délinquance, dans la drogue ? » Des

38 / DEDANS-DeHORS N°92 / juillet 2016

mises en situation sont également proposées aux détenus. « Tu sors après quatre ans de prison, tu rentres chez toi et dans le hall de ton immeuble, des mecs t’accueillent. Ils sont contents, fiers de toi, ils t’acclament, et le plus petit d’entre eux te dit “moi je vais aller en prison pour devenir un homme comme toi”. Comment est-ce que tu le décourages ? » Ou encore : « T’as un petit boulot payé au smic, t’arrives en bas de chez toi, et on te propose de faire un braquage ou de conduire une bagnole volée. Qu’est-ce que tu réponds ? » Pour Karim Mokhtari, ces mises en situation sont « une expérience très intéressante, parce que les mecs se voient et s’entendent dire “non”, parfois pour la première fois ». Le fait que Karim soit passé par là a du poids dans les échanges. « Je les convaincs par l’exemple, par mon parcours. Si je l’ai fait, pourquoi pas eux ? » Une fois finalisé, le fascicule sera utilisé par les jeunes volontaires en service civique de l’association pour faire de la prévention dans les écoles. « Je suis allé les recruter dans divers quartiers de France. Ce ne sont pas des diplômés à bac+5, même s’il y en a aussi dans ces quartiers. Ce sont des jeunes aux prises avec la délinquance, que je suis allé chercher dans les cages d’escalier à 22 h, pas à 14 h. » Tous n’acceptent pas. « Mais il y en a qui viennent travailler pour 440 € par mois, ce qu’ils pouvaient gagner en une journée. Parce que voir des gens les remercier, et les féliciter… Ça ne leur arrive pas tous les jours ! » « Reconsidération », « revalorisation » sont les maîtres mots de ce projet. Qu’ils soient dehors ou dedans, les jeunes sont amenés à « réaliser qu’ils sont capables de faire quelquechose de bien, d’utile pour la société. Ça leur montre qu’ils ne sont pas définis par ce qu’ils ont fait, qu’il y a moyen qu’ils fassent autre chose, autrement ». n

(2)

Site de ressources multimédia sur la prison.


juillet 2016 / DEDANS-DeHORS N°92

/ 39


taule story Atteinte de pathologies chroniques, Lucile, 76 ans, est décédée d’un arrêt cardiaque dans sa cellule le 30 août 2015. En mai, le juge avait refusé de réduire sa période de sûreté (1), la privant de la possibilité de voir sa peine aménagée rapidement.

Elle ne voulait pas mourir en prison par Delphine Payen-Fourment

J

« J’ai peur de mourir ici », répétait-elle à sa visiteuse. Souffrant d’une forme grave de diabète, d’obésité et d’hypertension, Lucile, 76 ans, avait entrepris d’obtenir une réduction de sa période de sûreté afin de demander une libération conditionnelle lui permettant d’être soignée dans un environnement adapté, hors des murs de la prison. En vain : elle est décédée en détention des suites d’une aggravation de son état de santé. Les démarches, longues et compliquées, en vue d’obtenir une mise en liberté n’ont pas pris en compte l’urgence de sa situation. Condamnée en 2009, Lucile est déjà malade lorsqu’elle est incarcérée. Mais la prise en charge de ses nombreuses pathologies est compliquée par l’environnement carcéral. Lucile est sujette à des malaises : en 2013, elle tombe dans le coin douche suite à une baisse de glycémie sans pouvoir donner l’alerte. En Bretagne, où elle est ensuite transférée, il n’y a ni ascenseur, ni sanitaires adaptés à son problème d’obésité. « Il me tarde de pouvoir partir d’ici vu que je ne peux ni monter ni descendre les marches », confie-t-elle alors à sa correspondante. Au dernier centre pénitentiaire où elle est affectée, en mars 2014, elle est placée dans la seule cellule femme destinée aux personnes à mobilité réduite. Mais les difficultés de prise en charge se multiplient… Le diabète, lorsqu’il est mal contrôlé, peut être responsable de graves complications podologiques et de problèmes visuels. Or, le podologue en place au centre pénitentiaire n’a pas l’agrément pour les soins des pieds diabétiques et Lucile n’a pas les moyens de s’acquitter des 29 € que lui coûterait la consultation d’un podologue habilité venant de l’extérieur. Du côté ophtalmologique, elle n’a toujours pas, en juillet 2015, les lunettes de vue qui lui ont été prescrites en mars 2014. Son régime alimentaire semble également difficile à établir et faire respecter. Les multiples prescriptions médicales ne sont pas toujours suivies d’effet : « la collation se résume à trois carrés de fromage », écrit-elle, tandis que le certificat médical prescrit d’éviter le fromage. Un soir, on lui sert des moules alors que son régime interdit poissons et crustacés, auxquels elle est allergique. Si bien qu’elle se contente de manger du pain. « Pour le diabète c’est une catastrophe », explique un médecin contacté par l’OIP. Sa santé se dégrade et son diabète s’aggrave, passant de 20 à 80 unités en quelques

40 / DEDANS-DeHORS N°92 / juillet 2016

Période pendant laquelle le condamné ne peut bénéficier d’aucun aménagement de peine ni de réduction de peine.

(1)

mois. « C’est énorme », commente le médecin, qui précise que « le diabète est une maladie grave – dont on peut mourir – et difficile à prendre en charge en détention ». Son obésité aussi empire. Elle pèse bientôt plus de 100 kg. Fin avril 2015, lors de l’audience pour réduire sa période de sûreté, sa situation n’est pourtant pas jugée problématique. « On nous a ri au nez sur ses problèmes de santé », alors que Lucile avait fait un malaise « la veille même de l’audience », confie son avocate. Sa demande est refusée. Lucile fait appel. Les pertes de connaissance deviennent de plus en plus fréquentes, jusqu’à « un très gros malaise en juin ». Lucile ne porte pas les bas de contention qui lui sont prescrits car, seule, elle ne peut les enfiler. En juillet, les températures caniculaires l’exténuent : « Je suis très fatiguée, je supporte de moins en moins la chaleur, j’arrive tout juste à marcher », témoignet-elle. L’examen de son appel se fait toujours attendre. Le mois suivant, dimanche 30 août 2015, elle décède d’un arrêt cardiaque dans sa cellule. « Le diabète diminue la sensation de douleur si bien qu’on peut faire un infarctus sans le sentir », explique le médecin. Les pompiers et le Samu, intervenus en l’absence de permanence médicale de l’unité sanitaire le week-end, n’ont pu la ranimer à temps. n


intramuros Varces

Des années de bataille judiciaire pour garantir l’intégrité des détenus en cas d’incendie

N

euf ans. C’est le temps qu’il a fallu à la maison d’arrêt de Gre-

personnes détenues et considérait qu’elle ne faisait pas la preuve

noble-Varces pour consentir à se mettre aux normes en

que les travaux de mise aux normes avaient été réalisés. Pire, il

matière de sécurité incendie, sous la pression contentieuse de

relevait que le dispositif de sécurité avait connu de graves dys-

l’OIP. Dans une décision rendue le 21 avril 2016, le tribunal admi-

fonctionnements lors d’incendies répétés, avec des conséquences

nistratif (TA) de Grenoble, a considéré que « les travaux qui ont

dramatiques : en 2009, un détenu avait trouvé la mort dans sa

été effectués par l’administration pénitentiaire […], ou qui sont

cellule, la fumée ayant empêché de le secourir faute de système

en voie d’exécution, sont de nature à prévenir les graves consé-

d’évacuation aux normes. Le juge donnait alors un délai de deux

quences d’un incendie ».

mois à l’administration, pour se conformer aux recommandations

L’affaire remonte au 10 mai 2007. La sous-commission départe-

de la sous-commission départementale.

mentale de sécurité incendie émet alors un avis défavorable

Encore une fois, il aura fallu la menace d’une condamnation pour

quant à la poursuite du fonctionnement du bâtiment principal

contraindre l’administration pénitentiaire à respecter le droit. Ainsi,

de la prison et préconise la réalisation de travaux de mise en

« une commande a été passée le 29 octobre 2015 » pour le bouchage

conformité. En l’absence de nouveaux développements, l’OIP

des gaines techniques et une « étude de faisabilité de l’encloison-

réclamait, début 2011, l’exécution des travaux de sécurisation

nement des cages d’escaliers […] est en cours », indique le ministère

demandés et, dans cette attente, sollicitait du préfet de l’Isère

de la Justice. Deux mesures prises après la décision d’août 2015 et

la fermeture du bâtiment.

qui faisaient pourtant partie des principales motivations ayant

Après des années de bataille judiciaire, le TA rendait, le 31 août

conduit la sous-commission départementale à recommander la

2015, une décision qui donnait raison à l’OIP : le juge rappelait que

fermeture de l’établissement, il y a tout juste neuf ans.

l’administration était tenue d’assurer la protection effective des

— Amid Khallouf, coordination Sud-Est

Longuenesse

Empêché de produire les certificats médicaux attestant des violences qu’il dit avoir subies de la part de surveillants

L © Grégoire Korganow / CGLPL

e 15 novembre 2015, au lendemain des attentats de Paris, Karim A., détenu au centre pénitentiaire de Longuenesse, aurait été violemment frappé à la tête et au visage par des surveillants alors qu’il était placé au quartier disciplinaire et traité de « sale fils de pute de terroriste ». Il est hospitalisé le jour-même aux urgences du centre hospitalier de SaintOmer. Une semaine plus tard, sa mère constate au parloir, outre de multiples ecchymoses, « une plaie profonde » sur le haut du crâne et « un œil entièrement rouge foncé », au point qu’elle a cru « qu’il était crevé ». Ayant porté plainte auprès du procureur de la République, Karim souhaite produire un certificat médical attestant des coups reçus et les éléments de son dossier médical concernant l’évolution de ses blessures, susceptibles d’étayer sa plainte. Le Code de santé publique prévoit que « toute personne a accès à l’ensemble des informations concernant sa santé » et que cet accès doit avoir lieu « au plus tard dans les huit jours suivant sa demande et au plus tôt après qu’un délai de réflexion de quarante-huit heures aura été observé ». La demande de Karim, pourtant, se heurte à d’ubuesques tracasseries administratives : plus de six mois après l’avoir réclamé, il n’avait

toujours pas accès à son dossier médical. En décembre 2015, il ne reçoit d’abord en réponse à sa demande qu’un « rapport de sortie » des urgences. Le 8 janvier, il est transféré au centre de détention de Val-de-Reuil où, après de multiples relances de l’OIP, l’hôpital de Saint-Omer finit par envoyer son dossier avec un courrier demandant explicitement qu’il lui soit remis. Mais l’unité sanitaire de l’établissement exige qu’une nouvelle demande écrite soit envoyée au directeur du centre hospitalier d’Elbeuf dont elle dépend. Le centre hospitalier refuse alors de communiquer les pièces demandées dans la mesure où « elles proviennent d’un autre centre hospitalier », sans étayer juridiquement cette décision. Devant l’insistance de l’OIP, il accepte de faire suivre « à titre exceptionnel » le certificat médical constatant les blessures de Karim A. et lui envoie, le 31 mars, un devis d’environ 5 € pour lui faire parvenir ce certificat… devis qu’il ne recevra jamais, l’hôpital ayant mal orthographié son nom. Après de multiples démarches de l’OIP auprès des deux hôpitaux mais aussi du Contrôleur général des lieux de privation de liberté et du Défenseur des droits, le centre hospitalier d’Elbeuf a fini par communiquer à Karim l’ensemble des documents médicaux demandés. — Anne Chereul, coordination Nord et Ouest

juillet 2016 / DEDANS-DeHORS N°92

/ 41


intramuros

Longuenesse

Treize mois d’attente pour un permis de visite Incarcéré au centre pénitentiaire de Longuenesse depuis le 17 mars 2015, Jérémy a dû attendre plus d’un an avant que sa compagne Emilie n’obtienne l’autorisation de lui rendre visite. Après sept refus essuyés sans motif, elle a saisi le juge des référés du Tribunal administratif de Lille qui, le 25 mars, a enjoint au directeur de la prison de « procéder au réexamen de [sa] demande ». Le 9 avril, ils pouvaient enfin se retrouver au parloir.

«E

Circulaire du 20 février 2012 relative au maintien des liens familiaux avec l’extérieur.

(1)

nquête préfectorale défavorable. » C’est la seule

« l’enquête préfectorale est revenue défavorable » pour

et unique réponse qu’aura obtenue Emilie

des raisons non communicables et que « cette position

auprès du service des parloirs durant six mois, à chacune

s’impose à [lui] », alors qu’il ne s’agit que d’un avis consul-

de ses sept demandes de permis. Pourtant, la loi péni-

tatif. Ainsi, bien qu’autorité décisionnaire, le directeur

tentiaire de 2009 oblige l’administration pénitentiaire

ne disposait pas des éléments de cette enquête pour

(AP) à motiver un refus de permis de visite. Vis-à-vis des

éclairer sa décision.

membres de la famille d’un condamné, « l’autorité admi-

Les contacts d’Emilie avec Jérémy étaient très limités :

nistrative ne peut refuser de délivrer un permis de visite »

illettré, il ne pouvait lui écrire que par le biais d’autres

que « pour des motifs liés au maintien du bon ordre et

détenus et, ne disposant que de très peu d’argent, il

de la sécurité ou à la prévention des infractions » (art. 35).

ne pouvait payer de communications téléphoniques.

Etant précisé que la notion de famille doit s’entendre

La douleur de la séparation et l’incompréhension face

largement et englobe tant les « conjoints pacsés ou

au mutisme de l’administration ont engendré crises

mariés » et « concubins » que « les personnes ne justifiant

d’angoisse, troubles du sommeil et de l’appétit chez

pas d’un tel lien mais attestant d’un projet familial com-

Emilie, au point que son médecin, diagnostiquant en

mun avec la personne détenue » (1).

septembre « un syndrome anxiodépressif depuis trois

Le 27 août 2015, ne comprenant pas ce qui pouvait lui

mois », lui a prescrit un traitement médicamenteux

être reproché, Emilie a sollicité par écrit auprès de la

anxiolytique. Un état directement en lien avec l’éloi-

préfecture et de la direction de la prison la communica-

gnement et l’absence de visite, comme en attestait un

tion du contenu de l’enquête la concernant. Contactée

certificat médical.

le jour-même par l’OIP, la préfecture a confirmé le carac-

Avec l’aide de l’OIP, Emilie dépose, le 5 octobre 2015, un

tère défavorable de l’enquête mais n’a pas été en mesure

recours pour excès de pouvoir doublé d’un référé sus-

d’en préciser les raisons, ajoutant que « le contenu des

pension devant le tribunal administratif de Lille. Mais

enquêtes n’est jamais communiqué à l’établissement

sa demande pour que la décision de refus de l’AP soit

pénitentiaire qui ne reçoit, après un “passage fichier”

suspendue est rejetée, le juge estimant que « si la requé-

auprès des services de police, qu’un avis “favorable” ou

rante se prévaut de la relation de concubinage qu’elle

“défavorable” ». La préfecture ne transmettra jamais

entretiendrait avec Jérémy P. depuis le mois de septembre

l’enquête à Emilie. Dans un courrier du 31 août 2015, le

2014, elle n’établit pas l’ancienneté ni la stabilité de cette

directeur se contentera de son côté de répondre que

relation ». Le 3 mars 2016, Emilie dépose donc un nou-

42 / DEDANS-DeHORS N°92 / juillet 2016


à cette jeune femme au casier judiciaire vierge qui puisse justifier que l’AP refuse ce permis. N’ayant obtenu aucune réponse à ses demandes de communication de l’enquête préfectorale, Emilie n’était pas en mesure de fournir au juge une réponse. Elle a néanmoins pu faire valoir un souvenir qui lui apparaissait pouvant figurer dans un fichier de police : le fait qu’elle avait été entendue dans le cadre d’une audition libre par les services de police menant une enquête sur un trafic de stupéfiant dans lequel serait impliqué un jeune homme rencontré dans une boîte de nuit. C’était la seule chose dans son passé et dans son entourage, qui selon elle, aurait pu expliquer la décision prise à son encontre, alors qu’elle n’a été ni poursuivie, ni condamnée pour les faits en cause et qu’elle démontre par des analyses toxicologiques qu’elle ne consomme pas de stupéfiant. Dans son ordonnance du 25 avril 2016, le juge a finalement estimé qu’« une telle hypothèse, si elle était avérée, ferait apparaître qu’aucune considération sérieuse liée à la sécurité publique ou à celle des personnes ne serait de nature à justifier la décision contestée, privant l’intéressée, âgée de 23 ans, de rendre visite à son compagnon dont elle a fait la connaissance en septembre 2014 et avec lequel elle a un projet de vie ». Il a ainsi jugé qu’il existait un doute sérieux quant à la légalité de la décision, cette dernière n’étant « pas motivée », que « l’auteur de cette décision a considéré à tort qu’il était lié par l’avis émis par les services de la préfecture » et enfin, que le droit au respect de la vie familiale du couple protégé par l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme avait été méconnu. En parallèle, il a admis que la requérante justifiait bien d’une situation d’urgence, la communication du couple © Grégoire Korganow / CGLPL

par d’autres voies que le parloir étant très difficile. Il a donc enjoint au directeur du centre de détention de veau recours, en prenant soin d’apporter cette fois de

Longuenesse de « procéder au réexamen de la demande »

nombreuses preuves (photos, témoignages de proches,

et de « prendre une décision dans un délai de sept jours ».

courriers officiels, échanges épistolaires) attestant de

Une injonction suivie par l’administration pénitentiaire,

la réalité de sa relation amoureuse avec Jérémy depuis

qui a délivré rapidement un permis de visite à Emilie,

le mois de septembre 2014 et de leur vie commune depuis

enfin autorisée à voir son compagnon après plus d’un

le mois de mars 2015.

an d’incarcération et de batailles juridiques. Elle lui rend

Lors de cette dernière audience, le juge des référés a

désormais visite toutes les semaines.

tenté de comprendre ce qui pouvait bien être reproché

— Anne Chereul, coordination Nord et Ouest

juillet 2016 / DEDANS-DeHORS N°92

/ 43


Devant le juge A partir du 15 novembre 2016, les personnes incarcérées en détention provisoire et leurs proches pourront faire appel de toutes les décisions de l’autorité judiciaire leur refusant la délivrance d’un permis de visite ou l’autorisation de communiquer par téléphone. La création de ces voies de recours, prévue par la loi du 3 juin 2016, constitue l’épilogue d’une bataille contentieuse longue et tortueuse menée par l’OIP pour contraindre le Gouvernement et le législateur à agir.

Refus de permis de visite et d’autorisation de téléphoner

Vers la fin d’un déni de justice par Nicolas Ferran et Chloé Redon

L

Le droit des personnes détenues au maintien de leurs liens personnels et familiaux constitue un droit fondamental, reconnu comme tel par la Cour européenne des droits de l’homme depuis de nombreuses années. En France, il a été expressément consacré par la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009, qui précise que tout prisonnier doit pouvoir recevoir la visite de ses proches et être autorisé à leur passer des appels téléphoniques. Mais pour les détenus ayant le statut de prévenu, qui représentent près de 30 % de la population carcérale, les atteintes portées à ce droit ne font souvent l’objet d’aucun contrôle.

44 / DEDANS-DeHORS N°92 / juillet 2016

Pendant la phase d’instruction, la décision d’accorder ou de refuser un permis pour une personne en détention provisoire relève de la compétence du juge d’instruction. Tout refus doit être motivé « au regard des nécessités de l’instruction » (1), et peut être contesté devant le Président de la chambre. Mais après la clôture de l’instruction, cette compétence échoit au procureur de la République, qui dispose alors d’un pouvoir sans limite. La loi ne définit pas les motifs pour lesquels cette autorité peut refuser, suspendre ou retirer un permis de visite. Autrement dit, le pouvoir discrétionnaire du procureur de la République

est ici total. Par ailleurs, ses décisions ne sont pas susceptibles de recours. Dans le silence des textes, et en l’absence de tout contrôle, des pratiques particulièrement contestables se sont multipliées ces dernières années. Comme le refus systématique de laisser de jeunes enfants accéder à un établissement pénitentiaire au prétexte de les protéger du choc que peut provoquer une rencontre avec le milieu carcéral, problème que l’OIP dénonçait déjà dans la presse en 2004 (2). Ou la position actuelle du procureur de la République du tribunal de grande instance de Paris, qui estime que « la délivrance de per-


Devant le juge

© Grégoire Korganow / CGLPL

Une fois encore, il aura fallu recourir à l’action judiciaire pour garantir le respect des droits fondamentaux des personnes détenues. mis de visite (…) se limite uniquement à la famille jusqu’au deuxième degré de parenté (parents, grands-parents, frères, sœurs, enfants, conjoints et concubins pacsés) », alors qu’aucun texte ne prévoit une telle restriction. Souvent, la motivation des refus de permis de visite est sommaire, voire inexistante. Même constat s’agissant des décisions refusant à un prévenu l’autorisation de téléphoner à ses proches, contre lesquelles la loi ne prévoit pas non plus de recours actuellement.

Quand aucun juge ne se déclare compétent Après avoir maintes fois alerté les pouvoirs publics sur ces carences du cadre légal, l’OIP a décidé d’agir sur le terrain contentieux, en apportant son soutien à Adil X, dont la compagne s’était vue refuser la délivrance d’un permis de visite par le procureur en 2013. Ne sachant pas vers quel juge se tourner pour contester cette décision, le couple avait successivement saisi le tribunal administratif et le président de la chambre de l’instruction, qui s’étaient tous deux déclarés incompétents pour examiner le recours. La décision fut alors prise, en invoquant la violation du droit à un recours effectif, de saisir la Cour européenne des droits de l’homme d’une requête qui est toujours actuellement en cours d’instruction. Mais également de se tourner vers le Tribunal des conflits afin que celui-ci détermine devant quel ordre de juridiction, judiciaire ou administratif, ce type de litige devait être porté. Cette seconde procédure fut une impasse. Estimant que les conditions n’étaient pas remplies pour qu’il se prononce, le Tribunal des conflits a rejeté ce recours le 7 juillet 2014 (3). Mais les conclusions prononcées le jour de l’audience par son commissaire du gouvernement, M. Da Costa, démontraient que le problème n’aurait de toute façon pas pu être solutionné par ce tribunal. Car, indiquait le magistrat, s’il ne fait guère de doute que le contrôle des décisions du procureur de la République en matière de permis de

visite relève par nature de la compétence de l’ordre judiciaire, il n’entre pas dans les attributions du Tribunal des conflits de déterminer quel est le juge judiciaire précisément compétent. Et, en l’absence de toute indication dans la loi, M. Da Costa était, lui-même, bien en peine pour identifier clairement une voie de recours qui serait empruntable... Il fallait donc changer le fusil d’épaule, ce que fit l’OIP en déplaçant sa campagne contentieuse sur le terrain constitutionnel. L’association aida Monica S., dont le permis de visite avait été suspendu par un procureur, à saisir le Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Il s’agissait de soutenir qu’en ne prévoyant aucune voie de recours contre les décisions de refus ou de retrait de permis de visite prises par le procureur, le législateur avait méconnu la Constitution en violant le droit à un recours effectif, ainsi que le droit au respect de la vie privée et familiale des personnes détenues et de leurs proches.

aussi absurde qu’insoluble Cette démarche se heurtait cependant à une difficulté de taille : la QPC devait être déposée dans le cadre d’un recours dirigé contre la décision de suspension du permis de visite de Monica. Or – et c’était bien le problème – aucun juge ne se reconnaîtrait compétent pour examiner ce recours... Tour à tour saisis par l’intéressée, le président de la chambre de l’instruction, le juge de l’application des peines, le juge de la liberté et de la détention, le tribunal administratif et la Cour administrative d’appel (4) ont ainsi refusé de se prononcer sur la QPC. Monica S. se trouvait donc dans une situation aussi absurde qu’insoluble : vouloir soumettre au Conseil constitutionnel une QPC dénonçant l’absence de voie de recours contre la décision de suspension de son permis de visite, tout en ne trouvant aucun juge s’estimant compétent pour transmettre la QPC en raison de cette carence législative ! Pour contourner ce blocage, l’OIP demanda

au Premier ministre l’abrogation de plusieurs articles réglementaires du Code de procédure pénale relatifs aux permis de visite ainsi qu’aux autorisations de téléphoner. Puis, l’association attaqua le refus opposé à cette demande devant le Conseil d’Etat, en accompagnant son recours de la même QPC que celle que Monica S. avait vainement tenté de faire examiner. Et le Conseil d’Etat transmit finalement la QPC au Conseil constitutionnel, qui conclut à la violation du droit à un recours effectif dans une décision du 24 mai 2016 (5). Après plusieurs années de procédures contentieuses kafkaïennes, la saisine et le rappel à l’ordre du Conseil constitutionnel auront donc été salutaires. Car quelques jours plus tard était votée la loi renforçant la lutte contre le crime organisé du 3 juin 2016, dont les dispositions prévoient qu’à compter du 15 novembre 2016, les décisions négatives prises par le procureur de la République en matière de permis de visite devront être spécialement motivées et être strictement nécessaires au « maintien du bon ordre et de la sécurité ou [à] la prévention des infractions ». Ces décisions, tout comme les décisions de refus d’autorisation de téléphoner opposées par l’autorité judiciaire, pourront également faire l’objet d’un recours devant le président de la chambre de l’instruction, qui devra statuer « dans un délai de cinq jours par une décision écrite et motivée ». Les personnes détenues et leurs proches pourront par ailleurs contester l’absence de réponse à leur demande de permis de visite ou d’autorisation de téléphoner : au bout de vingt jours, le silence de l’autorité judiciaire équivaudra à un refus implicite susceptible de recours. De l’aveu même du ministre de la Justice, ces innovations ont été introduites par amendement en toute hâte dans le texte de loi afin de « prendre en compte [la] question prioritaire de constitutionnalité » déposée par l’OIP. Une fois encore, devant l’inertie des pouvoirs publics et du législateur, il aura fallu recourir à l’action judiciaire pour garantir le respect des droits fondamentaux des personnes détenues. n Art. 145-4 du CPP. A noter que la loi du 3 juin 2016 a élargi les motifs : « maintien du bon ordre et de la sécurité ou de la prévention des infractions ».

(1)

(2) Cécile Prieur, « Les visites des enfants à leurs parents détenus soumises à l’arbitraire », Le Monde, 29 mars 2003. (3)

Req. n°3950

(4)

CAA de Lyon, 22 oct. 2015, n°15LY01611

(5)

décision n°2016-543 QPC

juillet 2016 / DEDANS-DeHORS N°92

/ 45


Par Nicolas ferran, Anne Chereul et chloé redon

Perpétuité

Vers la reconnaissance d’un droit à la réinsertion

D

ans un arrêt du 26 avril 2016 contre les Pays-Bas, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a réaffirmé qu’une peine à perpétuité est contraire à l’article 3 de la CEDH (qui prohibe les traitements inhumains ou dégradants) si elle n’offre aucune « chance d’élargissement » ni « possibilité de réexamen » connue « dès le prononcé de la peine ». Toute peine à perpétuité doit être compressible en fait et en droit. Et pour que le réexamen ne soit pas purement formel, la Cour a ajouté que les autorités nationales doivent « œuvrer à [la] réinsertion » des condamnés pour leur fournir une réelle « chance de recouvrer un jour [la] liberté ». En d’autres termes, même si la Convention ne garantit pas « en tant que tel, un droit à la réinsertion », la Cour considère que toutes les personnes détenues, « y compris celles qui se sont vu infliger une peine d’emprisonnement à vie, doivent pouvoir travailler à leur réinsertion ». Partant, l’obligation de leur donner « une chance réelle de se réinsérer » pèse sur les Etats, par exemple par la mise en place de « programme[s] individualisé[s] propre à [les] encourager à évoluer de manière à être capables de mener une existence responsable et exempte de crime ». L’existence d’un régime de détention « compatible avec l’objectif d’amendement » est, dès lors, une question centrale pour apprécier si une peine perpétuelle est, ou non, compressible dans les faits. En l’espèce, la Cour a considéré que ce n’était pas le cas. Souffrant de troubles mentaux en lien avec son passage à l’acte, le requérant n’a bénéficié durant sa détention d’aucun traitement psychiatrique ou psychologique adéquat ni d’accompagnement susceptible de faciliter sa réinsertion et de réduire son risque de récidive, rendant de ce fait toute perspective de libération illusoire. Pour la Cour, garantir « une possibilité réelle de réinsertion » implique de permettre aux détenus d’entreprendre, si nécessaires, « des thérapies ou des traitements – qu’ils soient médicaux, psychologiques ou psychiatriques », mais aussi « à prendre part à des activités, notamment professionnelles, lorsque celles-ci apparaissent de nature à favoriser leur amendement ». — CEDH, 26 avril 2016, Murray c/ Pays-Bas, n°10511/10

46 / DEDANS-DeHORS N°92 / juillet 2016

© Samuel Bollendorf

Liberté d’expression

Condamné pour « outrage à magistrat »,

L

e 7 avril 2016, la Cour d’appel de Poitiers a annulé la condamnation de Jacques à une peine de prison ferme pour « outrage à magistrat dans l’exercice de ses fonctions ». Les permissions de sortir « en vue de la réinsertion ont été en partie oubliées au profit de la sanction. Une telle situation est à la fois indigne dans la juridiction de la Vienne que vous représentez et la marque d’une grande bêtise ». Ce sont ces quelques mots, adressés dans une lettre au Juge de l’application des peines du tribunal de grande instance de Poitiers en mars 2014, alors qu’il était détenu à Poitiers-Vivonne, qui lui avaient valu de faire l’objet d’une plainte. Il avait été condamné, le 4 août 2015, à un mois d’emprisonnement assorti de deux ans de sursis avec mise à l’épreuve. La missive faisait suite à trois refus d’autorisation de sortir sous escorte ou permission de sortir « pour circonstances familiales graves »


Devant le juge Droit à l’information

Le droit d’accéder à certains sites Internet reconnu à un détenu estonien

D

un détenu est finalement relaxé alors que le père de Jacques, âgé de 81 ans, était hospitalisé et en fin de vie. Il décédera d’ailleurs en décembre de la même année, après que Jacques, transféré dans un autre établissement, a finalement pu lui rendre visite. En appel, la Cour a relaxé Jacques pour des raisons de forme (l’affaire avait été jugée par un juge unique alors qu’il aurait dû s’agir d’une formation collégiale), mais aussi de fond. Elle retient que « en raison de circonstances particulières pesant sur son état psychologique en mars 2014, [Jacques] n’a, à l’évidence, pas mesuré la portée de certains des termes employés dans sa lettre » et « que l’envoi du courrier litigieux n’a été motivé ni par une volonté de nuire, ni par celle de porter atteinte au respect dû à la fonction du magistrat ou à sa dignité ».

ans un arrêt du 19 janvier 2016, la Cour européenne a estimé que le refus des autorités estoniennes de permettre à une personne détenue de consulter certains sites Internet institutionnels a violé le « droit de recevoir des informations » garanti par l’article 10 de la CEDH. Le requérant, qui purgeait une peine de réclusion à perpétuité, avait sollicité la possibilité d’accéder au site du bureau d’information du Conseil de l’Europe ainsi qu’à ceux du ministère de la Justice et du parlement estoniens. Le rejet de sa demande par l’administration avait été confirmé par les juridictions internes pour des « motifs de sécurité et de coûts ». Celles-ci considéraient en effet que l’accès à ces sites pourrait entraîner des communications prohibées et exigerait une surveillance accrue financièrement coûteuse. La Cour n’a pas ici consacré le droit d’accès des personnes détenues à Internet, puisqu’elle a précisé que l’article 10 de la Convention ne saurait être « interprété comme imposant une obligation générale de fournir un accès à Internet ou à des sites spécifiques ». Mais, s’appuyant sur la loi estonienne qui autorise la consultation de certains sites d’information juridique, elle a considéré que la restriction de l’accès à d’autres sites proposant le même type de données « constitue une ingérence dans le droit de recevoir des informations » qui doit être strictement motivée. Or, d’une part, la Cour a relevé que le juge interne n’avait pas analysé de façon détaillée les risques éventuellement liés à l’accès aux trois sites Internet en cause. D’autre part, elle a souligné que ni le Gouvernement, ni la Cour suprême estonienne n’avaient démontré qu’une extension de l’accès Internet à ces trois sites serait particulièrement onéreuse ou simplement plus coûteuse que le recours à des moyens alternatifs d’accès aux mêmes informations. Dans ces conditions, au regard notamment de l’importance que pouvait revêtir pour le requérant l’accès à ces données pour la défense de ses droits, la Cour a jugé que l’atteinte portée au droit de recevoir des informations, bien que « prévue par la loi », n’était pas « nécessaire, dans une société démocratique ». Elle a donc conclu à la violation de l’article 10 de la Convention. En France, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté a, à plusieurs reprises, depuis son avis du 20 juin 2011, recommandé un accès contrôlé des personnes détenues à Internet. Ces recommandations n’ont toujours pas été entendues par les pouvoirs publics. — CEDH, 19 janvier 2016, Kalda c. Estonie, n°17429/10

— CA Poitiers, 7 avril 2016, arrêt n°16/00220

juillet 2016 / DEDANS-DeHORS N°92

/ 47


[ils témoignent] recueilli par François Bès

« Le téléphone nous a sauvés »

«

« La prison, je pensais savoir ce que c’est. Je travaille à l’hôpital,

prénom”. Réponse : “février 1993, Hélène”. Puis : “Ne me laisse pas

et j’en entends parler depuis toujours par des patients qui ont été

tout seul cette nuit”. On a communiqué toute la nuit. Ces SMS

incarcérés, ou dont un proche l’a été. J’ai vu à quel point des gens

nous ont permis de respirer, de savoir qu’il allait bien – la seule

se disent “brûlés” par leur incarcération ou celle d’un proche. Mais

chose qui comptait. Savoir qu’il n’était pas battu, pas violé. C’est

j’avais beau connaître un peu, celle d’Alex a été terrible.

ce dont j’avais eu peur tout de suite : le viol, comme symbole de

Tout d’un coup, j’étais terrorisée de ce qui pouvait lui arriver. C’était

violence, de domination, de rapports de force auxquels il n’aurait pas pu faire face. A cette époque, il y a eu à la télé un débat

« Il m’a dit : “il y en a un qui m’a regardé de travers. Heureusement, j’avais mon stylo dans la poche”. Je lui ai demandé pourquoi. Il m’a répondu “je lui plantais dans la carotide s’il s’approchait”. »

sur le téléphone portable en prison. Tout le monde était contre – les chroniqueurs, le public – sauf une femme qui avait un proche en prison, et qui disait que grâce à ça on peut garder un lien avec sa famille. C’est vrai, le téléphone nous a tous sauvés. Ça a permis de dédramatiser un peu, d’avoir moins peur. On a continué à échanger par SMS, il n’avait pas assez de crédits pour qu’on s’appelle. Maintenant, on se parle tous les jours. Et si une fois il n’appelle pas, je m’inquiète. S’il était transféré, je sais que l’administration ne nous préviendrait pas tout de suite. J’ai

mon fils et je ne savais pas ce qu’il vivait. Nous avions cru pouvoir

vu comme ça des gens repartir du parloir morts d’inquiétude, on

obtenir les permis de visite rapidement… Ça a pris un mois et demi.

leur avait juste dit “non, pas de parloir, il n’est plus ici”. Au moins,

En attendant, à part amener du linge, on ne pouvait rien faire. Ni lui

comme ça, il peut me prévenir si ça arrive. »

parler. Ni avoir de nouvelles. Les courriers transitaient par le bureau du juge et y restaient bloqués. Et on n’avait aucune explication.

Solidarités

Avant son arrestation, on avait prévu des vacances à l’étranger, on

« Après près deux mois, les permis de visite ont enfin été accordés.

a tout annulé. Mais Alex, ne recevant pas nos courriers, a cru qu’on

Deux de mes patientes, mère et fille, qui étaient au courant pour Alex

était partis.

et dont le mari et père avait été incarcéré, m’ont expliqué comment

Au bout de trois semaines, un soir, un gars lui a prêté un portable.

on entrait en prison.“Tu vas arriver, on va prendre ta carte d’identité,

Tout à coup, je vois sur mon téléphone :“Bonjour, c’est Alex”. Méfiante,

après il y a un sas, il faut attendre. Au parloir ne t’inquiètes pas, c’est

je demande : “Si c’est toi, donne-moi ta date de naissance et mon

une pièce vitrée des deux côtés mais tu n’es pas séparée de celui que

48 / DEDANS-DeHORS N°92 / juillet 2016

© CGLPL

Hélène se rend depuis quatre ans au parloir pour voir Alex, son fils de vingt ans. Elle raconte l’absence de communication les premiers temps de l’incarcération, l’angoisse de ne rien savoir de ce que vit son fils, jusqu’à ce qu’il se procure un portable. Un témoignage important, alors que l’accès au téléphone en prison fait régulièrement irruption dans le débat public, sans que les voix des proches ne soient toujours prises en compte.


Activités en prison

Des cabines téléphoniques sont installées au sein des prisons. La fréquence, les jours et heures d’accès au téléphone, ainsi que la durée autorisée des communications sont fixés par le règlement intérieur de chaque établissement. L’absence de confidentialité des échanges et le coût, élevé, des communications sont d’autres obstacles au bon exercice du droit des personnes détenues de passer des appels depuis la prison.

ï mais il fallait avancer à tout prix. Il ne nous raconte presque rien de la prison. Peut-être parce qu’il ne s’y passe pas grand-chose. Mais quand il ne supporte pas un codétenu, pendant tout le parloir on a droit à “Machin il fait chier...”. C’est frustrant, mais c’est normal : le parloir est le seul endroit où il peut décompresser et se confier au sujet des autres détenus et des surveillants. Il contient tout, et quand il nous voit, il décharge. Et il part vite ! La dernière fois, je lui ai dit que ça me gonflait ses histoires ; il m’a répondu qu’il ne m’appellerait plus. Parfois, il nous explique pourquoi il a besoin d’argent pour cantiner, qu’il lui faut du savon, de quoi laver sa cellule, parce que c’est pourri et que ça pue. Quand on voit l’état des WC pour les familles, on imagine comment sont les douches à l’intérieur… Son plus gros budget, ce sont les produits d’entretien. Un jour, il m’a raconté aussi la promenade et là, j’ai découvert un monde. Il m’a dit : “Il y en a un qui m’a regardé de travers. Heureusement, j’avais mon stylo dans la poche”. Je lui ai demandé pourquoi. Il m’a répondu “je lui plantais dans la carotide s’il s’approchait”. Il n’a jamais eu à s’en servir, mais il descend toujours en promenade avec son stylo dans la poche. Je découvre un côté de mon fils que je ne connaissais pas. Et ça me donne la chair de poule. »

« Faire comprendre que les relations humaines, c’est autre chose » « Avec ce qui est arrivé à mon fils, j’ai acquis cette conscience que tout peut basculer en un quart de seconde. Comme un accident sur tu viens voir.” J’étais bouleversée à l’idée de revoir Alex. Mais, grâce à

la route. Et en prison, la violence est partout. Il faut apprendre à vivre

elles, j’avais moins d’anxiété. Dès le deuxième parloir, c’est moi qui

vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec des personnes que tu n’as

soutenais une dame.“Ne pleurez pas, je vais vous expliquer, essayez

pas choisies. Si tu n’en peux plus, tu ne peux pas ouvrir ta porte. La

de tenir pour votre fils.” J’avais compris à quel point cette assistance

plupart de ceux qui sont en prison sont blessés, fracassés. Du coup, la

est utile quand on n’y connait rien. C’est comme quand on va être

vie ne peut pas être normale là-dedans. Et il y a des barges : un jour,

opéré et qu’on vous explique. Il n’y a pas que les familles qui sont

au parloir, quelqu’un s’est mis à hurler à la mort. C’était une maman ;

touchées. Une fois, j’ai accompagné en voiture un copain d’Alex qui

son fils lui tapait dessus. Il avait amené un sac avec ses excréments

allait le voir au parloir. On a bavardé sur la route et, arrivé devant la

dedans. Psychotique, il n’avait rien à faire en prison, mais il y était.

porte, il m’a dit : “Hélène, tu n’as pas une clope ? Je ne vais pas bien,

Cette femme s’est retrouvée barbouillée, frappée, humiliée, le temps

je vais pleurer.” On a fumé une cigarette, il a pleuré. Je lui ai expliqué

que les secours arrivent. Les surveillants aussi ont peur. Ils n’ont pas

comment ça se passait au parloir. Tout ça, c’est de la solidarité. Ce

envie d’être là, et leur boulot est difficile. Mais avec eux non plus je

qu’ont fait mes patientes, ou le codétenu d’Alex qui n’avait pas de

ne laisse rien passer. On a obtenu qu’ils nous appellent “Madame,

fric mais a tout partagé avec lui pendant les deux premiers mois.

Monsieur” quand on entre au parloir, et non pas simplement par

Ceci dit, beaucoup pensent “chacun sa merde”, autant du côté des

le nom de famille. Quand mon compagnon me dit que ça ne sert à

détenus que des proches. »

rien de râler, je lui réponds qu’on ne doit pas renoncer. On doit faire

« Quand il nous voit, il décharge »

comprendre à notre fils, aux surveillants, que les relations humaines c’est autre chose.

« La première fois que mon compagnon et moi sommes allés au

On peut comprendre un comportement à l’intérieur, parce qu’ils

parloir, ça a été des retrouvailles pleines d’amour, et en même temps,

sont dans la survie, mais il faut rappeler que dehors, la vie, c’est

ça laissait une sensation de malaise de sentir qu’Alex n’allait pas si

autre chose. Une femme dont le mari a fait huit ans m’a raconté

mal que ça. D’autres parents m’ont raconté ça. Les premiers mois, les

qu’il est sorti de prison totalement handicapé. Il n’était plus capable

gamins disent que c’est la colonie de vacances. En fait, ils se posent

de prendre de décision, d’affirmer quoi que ce soit. Elle et ses filles

et tentent de se faire à la situation. Dans un SMS, Alex m’a dit : “C’est

étaient toujours derrière lui, car il oubliait d’éteindre l’eau ou la

bien en prison, on n’a plus de soucis.” Pour des parents, c’est dur. Ils

lumière. Ça ne s’éteignait pas automatiquement comme dedans.

restent nos enfants. Si lui ne pleurait pas, nous on pleurait souvent,

Il ne savait plus vivre. »

juillet 2016 / DEDANS-DeHORS N°92

/ 49


Qu’est-ce que l’OIP ? La section française de l’Observatoire international des prisons (OIP), créée en janvier 1996, agit pour le respect des droits de l’Homme en milieu carcéral et un moindre recours à l’emprisonnement.

Adresses Pour tout renseignement sur les activités de l’OIP – Section française ou pour témoigner et alerter sur les conditions de détention en France :

OIP section française 7 bis, rue Riquet 75019 Paris 01 44 52 87 90 fax : 01 44 52 88 09 contact@oip.org www.oip.org

Comment agit l’OIP ? L’OIP dresse et fait connaître l’état des conditions de détention des personnes incarcérées, alerte l’opinion, les pouvoirs publics, les organismes et les organisations concernées sur l’ensemble des manquements observés ; informe les personnes détenues de leurs droits et soutient leurs démarches pour les faire valoir ; favorise l’adoption de lois, règlements et autres mesures propres à garantir la défense de la personne et le respect des droits des détenus ; défend une limitation du recours à l’incarcération, la réduction de l’échelle des peines, le développement d’alternatives aux poursuites pénales et de substituts aux sanctions privatives de liberté.

  Le standard est ouvert de 15 h à 18 h

L’OIP en région Les coordinations inter-régionales mènent leur action d’observation et d’alerte au sujet de tous les établissements pénitentiaires des régions concernées en lien avec les groupes et correspondants locaux présents. Pour contacter les coordinations inter-régionales :

Coordination inter-régionale Nord et Ouest (DISP Lille et Rennes)

Coordination inter-régionale Ile-de-France et Outre-mer (DISP Paris et Outre-mer)

Anne Chereul 14, contour Saint-Martin 59100 Roubaix 09 61 49 73 43 06 63 52 10 10 fax: 03 28 52 34 13 anne.chereul@oip.org

François Bès 7 bis, rue Riquet 75019 Paris 01 44 52 87 94 06 64 94 47 05 fax: 01 44 52 88 09 francois.bes@oip.org idf@oip.fr

Coordination inter-régionale SUD-EST (DISP Lyon et Marseille) Amid Khallouf 57, rue Sébastien Gryphe 69007 Lyon 09 50 92 00 34 06 50 73 29 04 fax : 09 55 92 00 34 amid.khallouf@oip.org

Coordination inter-régionale Sud-Ouest (DISP Bordeaux et Toulouse) Delphine Payen-Fourment 7 bis, rue Riquet 75019 Paris 01 44 52 87 96 06 50 87 43 69 fax: 01 44 52 88 09 delphine.payen-fourment@oip.org

Coordination inter-régionale Centre et Est (DISP de Dijon et Strasbourg) 7 bis, rue Riquet 75019 Paris 01 44 52 87 90 fax: 01 44 52 88 09 coordination.centre-est@oip.org


Je commande les publications de l’OIP Les ouvrages de l’OIP  Passés par la case prison  Le guide du prisonnier 2012  Rapport 2011 : les conditions de détention

…….. x 20 € = …….. € …….. x 40 € = …….. € …….. x 28 € = …….. €

La revue Dedans-Dehors  n°91 Activités en prison : le désœuvrement …….. x 9,50 € =  n°90 Sexualité, la grande hypocrisie (en rupture, nous consulter)  n°89 Captifs à l’extérieur (en rupture, nous consulter)  n°88 Religions en prison …….. x 9,50 € =  n° 87 Mineurs détenus : la justice peine à résister au vent répressif …….. x 9,50 € =  n° 86 Sortir de prison : le parcours d’obstacle (en rupture, nous consulter)  n° 85 Place aux ex-détenus dans la prévention de la délinquance …….. x 9,50 € =  n° 84 Violences carcérales : au carrefour des fausses routes …….. x 9,50 € =  n° 83 Projet de réforme pénale : indispensable et inabouti …….. x 9,50 € =  n° 82 Longues peines : la logique d’élimination …….. x 9,50 € =  n° 80 Ils sont nous – Parcours de vie d’anciens détenus …….. x 9,50 € =  n° 79 Expression en prison : la parole disqualifié …….. x 9,50 € =  n° 77-79 Nouvelles prisons : le trou noir de la pensée …….. x 12 € =  n° 74-75 Politique pénale : quand les idées reçues dictent leurs lois …….. x 12 € =

…….. €

…….. € …….. € …….. € …….. € …….. € …….. € …….. € …….. € …….. € …….. €

Je m’abonne à Dedans-Dehors  je m’abonne à Dedans-Dehors pour un an (4 numéros)  je fais abonner gratuitement un détenu qui l’aura demandé  je suis adhérent et je m’abonne à Dedans-Dehors

J’adhère à l’OIP  adhésion simple à la section française de l’OIP  30 €  adhésion de soutien   100 €  adhésion à prix réduit   15 €  je souhaite participer aux activité de l’OIP

Je fais UN don à l’OIP  je fais un don de ………. € pour soutenir les actions de l’OIP vous recevrez un reçu fiscal (dons et adhésions)

30 €   25 €   15 € 

Soutenez durablement l’action de l’OIP En faisant le choix du prélèvement automatique de 10 € par mois (adhésion de soutien + abonnement à Dedans-Dehors) Autorisation de prélèvements à renseigner Montant   10 € Nom……………………………………….. Prénom………………………………… Profession………………………………… Organisme…………………………….. Adresse………………….………………….………………….……………………… Code postal………………….. Ville………………………………………………….

Nom……………………………………….. Prénom…………………………………

Tél. ………………………………………………. Fax………………………………..

Profession………………………………… Organisme……………………………..

e-mail…………………………….………………….………………….………………

Adresse………………….………………….………………….………………………

Association bénéficiaire : Observation international des prisons – Section française – 7 bis, rue Riquet 75019 Paris

Code postal………………….. Ville…………………………………………………. Tél. ………………………………………………. Fax……………………………….. e-mail…………………………….………………….………………….……………… Je vous adresse un chèque de ……………. € à l’ordre de l’OIP-SF

Compte à débiter Iban – Identifiant international de compte

Bic

identifiant international d’établissement

I______I I______I I______I I______I I ______I I______I I____I I_________________I Joindre impérativement un relevé d’identité bancaire (RIB) ou (RIP)

Bulletin à renvoyer à OIP, Section française, 7 bis, rue Riquet, 75019 Paris Conformément à la loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978, en vous adressant au siège de notre organisation, vous pouvez accéder aux informations vous concernant, demander leur rectification ou suppression ou vous opposer à ce qu’elles soient échangées ou cédées. Dans ce dernier cas, les informations vous concernant seraient alors réservées à l’usage exclusif de notre organisation.


L’OIP est la principale source d’information indépendante sur les prisons. Aidez-nous à le rester Avec 17 condamnations, la France fait partie des pays les plus souvent épinglés par la Cour européenne des droits de l’homme pour ses conditions de détention inhumaines.

Depuis 20 ans, la section française de l’Observatoire international des prisons (OIP) fait connaître l’état des conditions de détention en France, défend les droits et la dignité des prisonniers et contribue au débat public par un travail rigoureux d’éclairage et d’analyse des politiques pénales et pénitentiaires, au cœur des problématiques de notre société. Plus d’informations et don en ligne sur www.oip.org


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.