DEDANS DEHORS N°108 - Prise en charge de la radicalisation en prison : la grande illusion

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OBSERVATOIRE INTERNATIONAL DES PRISONS / SECTION FRANÇAISE

N°108 / OCTOBRE 2020 / 7,50 €

Prise en charge de la radicalisation en prison

LA GRANDE ILLUSION


SOMMAIRE Publication trimestrielle de la section française de l’Observatoire international des prisons association loi 1901, 7 bis, rue Riquet, 75019 Paris, Tél. : 01 44 52 87 90, Fax : 01 44 52 88 09 e-mail : contact@oip.org Internet : www.oip.org

DEVANT LE JUGE   p. 4 Conditions de détention indignes :

la France condamnée, le combat continue

Directrice de la publication Delphine Boesel

DOSSIER

Rédaction en chef Laure Anelli Rédaction Laure Anelli Charline Becker Sarah Bosquet Pauline De Smet Nicolas Ferran Cécile Marcel Cheffe d'édition Pauline De Smet Transciptions bénévoles Lolita Borleteau, Léa Duduoglu, Vincent Hercy, Mireille Jaegle, Tiphaine Manson, Lisa Pellerin, Jean-Baptiste Polito, Chloé Redon, Claire Simon, Hortense Popielas Secrétariat de rédaction Laure Anelli Pauline De Smet Cécile Marcel Identité graphique Atelier des grands pêchers atelierdgp@wanadoo.fr

PRISE EN CHARGE DE LA RADICALISATION EN PRISON

La grande illusion   p. 10

DÉCRYPTAGE Lutter contre la adicalisation, un défi pour l’administration pénitentiaire

  p. 16 ENQUÊTES Au QER, une évaluation en trompe l’œil

  p. 20 Évaluations : le grand détournement

© Photos et illustrations, remerciements à : CGLPL, Bernard Bolze, Marc Chaumeil, Albert Facelly, Grégoire Korganow, Frédéric Pitchal

Dans le piège du soupçon généralisé

Impression Imprimerie Est Imprim ZA à La Craye, 25 110 Autechaux ISSN : 1276-6038 Diffusion sur abonnement au prix annuel de 30 € Photographie couverture : © Albert Facelly/Divergence CPPAP : 1123H92791

  p. 38 TAULE STORY

Maquette Claire Béjat clairebejat.fr

Et à l'agence Divergence-images

DÉCRYPTAGE Pour les plus radicaux : l’isolement, et après ?

  p. 25

  p. 27 ZOOM SUR Le QPR de Condé-sur-Sarthe, symbole d’une dérive

  p. 30 IL TÉMOIGNE Itinéraire carcéral d’un « terro »

  p. 35

Quand la maladie devient une circonstance aggravante

  p. 40 DÉCRYPTAGES L’aménagement de peine, un mirage qui s’éloigne de jour en jour

  p. 42 Quand la peine n’en finit pas : la valse des mesures de sûreté

  p. 45 Mesures de surveillance administrative : de cassetête en quiproquo, la réinsertion entravée

  p. 47 Pairs, un dispositif de prise en charge de la adicalisation en milieu ouvert

  p. 48


ÉDITO INTRAMUROS   p. 6 Incendie mortel à Villepinte : des questions

sans réponse   p. 8 Le port du masque bientôt autorisé pour les détenus ?

UNE NOUVELLE ÉTAPE FRANCHIE par CÉCILE MARCEL,

directrice de l’OIP-SF C’est une décision historique qu’a pris le Conseil constitutionnel le 2 octobre dernier. Désormais, le juge doit mettre un terme à une incarcération qui place une personne dans des conditions matérielles de détention contraires à sa dignité. Elle s’inscrit dans la droite ligne des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de cassation de janvier et juillet derniers, tous fruits d’une campagne contentieuse menée par l’OIP depuis des années. Les sages ont donné jusqu’au 1er mars au législateur pour proposer un cadre juridique permettant aux détenus concernés de contester les conditions de détention qui leur sont infligées. La décision du Conseil constitutionnel ne concerne pour l’instant que les personnes en détention provisoire, puisque c’est sur cette question qu’il était saisi. Mais insalubrité, vétusté et surpopulation carcérale ne cessent malheureusement pas après la condamnation. Aussi, le parlement ne devrait pas avoir d’autre choix que de créer une voie de recours pour l’ensemble des personnes susceptibles d’être soumises à des traitements inhumains ou dégradants en prison. Et après ? Les solutions avancées par la Cour de cassation sont aujourd’hui d’ordre juridique : les personnes qui auront obtenu gain de cause pourraient être changées d’établissement, placées sous contrôle judiciaire – éventuellement avec une surveillance électronique –, ou remises en liberté, pour qu’il soit mis fin à leurs conditions matérielles de détention indignes. Mais vu l’état actuel des prisons et la surpopulation qui y règne, cette logique comptable ne peut qu’être intenable. C’est donc dans des choix de politique pénale que se trouve la solution. La décision du Conseil constitutionnel, et avant elle celle de la Cour européenne, impose à la France de repenser la place de la prison dans son appareil répressif afin qu’elle devienne vraiment la solution de dernier recours, tel que c’est déjà prévu par les textes. On en est loin : plus d’un tiers des détenus sont actuellement prévenus, c’est-à-dire présumés innocents, et près de la moitié des condamnés purgent des peines de moins de deux ans de prison. Les orientations budgétaires pour 2021 ne semblent malheureusement pas s’inscrire dans cette dynamique. 556 millions d’euros sont prévus pour l’immobilier pénitentiaire et la construction de nouvelles places de prison, un budget en augmentation de 42 %. En parallèle, les 82 millions d’euros affectés à l’insertion et la probation afin de développer la mise en œuvre des peines alternatives font bien pâle figure !


DEVANT LE JUGE Cour européenne des droits de l’homme, Cour de Cassation, Conseil constitutionnel… Depuis l’arrêt historique rendu le 30 janvier dernier par la plus haute juridiction européenne, les décisions se suivent et se ressemblent : on ne peut maintenir des personnes en détention dans des conditions qui sont contraires à la dignité humaine. Autant d’avancées considérables pour les droits des personnes détenues, obtenues dans le cadre d’un long combat contentieux porté par l’OIP. Par LAURE ANELLI

Conditions de détention indignes LA FRANCE CONDAMNÉE, LE COMBAT CONTINUE

F

par PAULINE DE SMET ET NICOLAS FERRAN

Face à l’indignité des conditions de détention et à l’ineffectivité des recours internes pour y mettre un terme, l’OIP décidait en 2014 d’engager une campagne contentieuse devant la Cour européenne des droits de l’homme. Les premières requêtes émanant de détenus du centre pénitentiaire de Ducos, en Martinique, étaient alors déposées. Ont suivi Nîmes, Faa’a Nuutania (en Polynésie), Nice, Baie-Mahault (en Guadeloupe), et Fresnes. Au total, l’OIP a accompagné les plaintes d’une quarantaine de personne détenues.

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Contraints de cohabiter à deux, trois ou quatre dans des cellules prévues pour une ou deux personnes, les requérants dénonçaient leurs conditions inhumaines de détention. La promiscuité notamment, à laquelle s’ajoute le manque d’intimité jusqu’aux toilettes, pas toujours cloisonnées : à Nice, une femme expliquait ainsi que « pour couvrir les bruits, [elle] ouvre le robinet du bidet à fond et tire la chasse en même temps, ce qui permet aussi d’éviter les odeurs au maximum ». À Ducos, « ceux qui dorment à terre cohabitent


© Bertrand Desprez / Vu

avec des cafards, des souris, des scolopendres, avec les risques de piqûres mortelles que cela peut entraîner », soulignait la requête. Idem à Fresnes, où les plaignants évoquaient les cris des rats et les traces laissées sur leur corps par les piqûres des punaises. À Nuutania, « les jours chauds, même la respiration est difficile parce que le toit se réchauffe et la cellule devient un sauna », alors qu’à Fresnes, les détenus précisaient que faute de chauffage dans les cellules, « en hiver on ferme et on met le plus de vêtements possible ». Dans le centre pénitentiaire polynésien, les détenus évoquaient des cellules aux murs sales, au sol qui s’effrite, des canalisations qui fuient… Un constat accablant réaffirmé par les nombreuses institutions qui se sont associées à la plupart des requêtes déposées devant la Cour : Contrôleur général des lieux de privation de liberté, Défenseur des droits, Commission nationale consultative des droits de l’homme, Conseil national des barreaux, ordres et organisations d’avocats. Et qui reste d’actualité, dans les établissements visés mais aussi dans nombre de prisons françaises, malgré l’importante baisse – à la faveur de la crise sanitaire – du nombre de personnes détenues : selon les derniers chiffres, au 1er juillet 2020, la maison d’arrêt de Nîmes affichait encore un taux d’occupation de 182 %, celle de Carcassonne 208 %, Perpignan 180 %, Majicavo (Mayotte) 183%, etc. Se prononçant dans trente-deux de ces affaires, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu le 30 janvier dernier que les requérants avaient été victimes de traitements inhumains et dégradants (violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme) en raison des conditions de détention qui leur étaient imposées. Elle a aussi, de manière plus globale, constaté que « les taux d’occupation des prisons concernées révèlent l’existence d’un problème structurel ». Ainsi, au-delà des six établissements directement concernés, la Cour a condamné le caractère structurel des mauvaises conditions de détention en France, et demandé au gouvernement de prendre des mesures permettant « la résorption définitive de la surpopulation carcérale », recommandant « l’adoption de mesures générales visant à supprimer le surpeuplement et à améliorer les conditions matérielles de détention ». (1)

POUR DES VOIES DE RECOURS EFFECTIVES Mais la Cour a aussi condamné la France pour violation de l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, sanctionnant l’absence de voies de recours internes effectives permettant de remédier à des conditions de détention contraires à la dignité humaine. En particulier, elle souligne l’inefficacité actuelle des procédures de référé susceptibles d’être engagées devant le juge administratif, et notamment du référé-liberté, et invite le gouvernement français à mettre en place « un recours préventif permettant aux détenus, de manière effective, en combinaison avec le recours indemnitaire, de redresser la situation dont ils sont victimes ».

Arrêt J.M.B. et autres c. France, 30 janvier 2020.

(1)

(2) Arrêt n°1400 du 8 juillet 2020 (20-81.739) - Cour de cassation - Chambre criminelle.

Décision n° 2020-858/859 QPC du 2 octobre 2020.

(3)

Cinq mois après cet arrêt historique, et alors que le gouvernement n’avait pas encore officiellement réagi, la Cour de cassation, saisie par deux personnes détenues soutenues par l’OIP, a tiré les conséquences de la condamnation européenne dans deux arrêts rendus le 8 juillet . La haute juridiction indique alors que le juge judiciaire, gardien de la liberté individuelle, doit, « sans attendre une éventuelle modification des textes législatifs ou réglementaires », « veiller à ce que la détention provisoire soit, en toutes circonstances, mise en œuvre dans des conditions respectant la dignité humaine » et « s’assurer que cette privation de liberté est exempte de tout traitement inhumain et dégradant ». En conséquence, ce dernier a « l’obligation de garantir à la personne placée dans des conditions indignes de détention un recours préventif et effectif » permettant de faire cesser la violation de ses droits fondamentaux. Jugeant nécessaire que ce recours puisse être dès à présent exercé dans le cadre d’une demande de mise en liberté, la Cour propose un guide pratique : lorsqu’une personne fournit une description de ses conditions de détention « suffisamment crédible, précise et actuelle pour constituer un commencement de preuve de leur caractère indigne », la chambre de l’instruction doit, « dans le cas où le ministère public n’aurait pas préalablement fait vérifier ces allégations, (…) faire procéder à des vérifications complémentaires afin d’en apprécier la réalité ». Lorsque ces vérifications ont été effectuées, si elle constate « une atteinte au principe de dignité à laquelle il n’a pas entre-temps été remédié », la chambre de l’instruction « doit ordonner la mise en liberté de la personne, en l’astreignant, le cas échéant, à une assignation à résidence avec surveillance électronique ou à un contrôle judiciaire ». Constatant en outre que les dispositions législatives applicables aux demandes de mise en liberté ne prévoient pas l’existence d’un tel recours, la Cour de cassation a décidé de les soumettre au contrôle du Conseil constitutionnel. Lequel a, le 2 octobre, dans une décision qui brille par sa clarté et sa fermeté, sanctionné le silence de la loi : « Aucun recours devant le juge judiciaire ne permet [à une personne placée en détention provisoire] d’obtenir qu’il soit mis fin aux atteintes à sa dignité résultant des conditions de sa détention provisoire. » Le constat est clair, la sanction forte. Rappelant que « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle », le Conseil relève qu’il incombe donc « au législateur de garantir aux personnes placées en détention provisoire la possibilité de saisir un juge de conditions de détention contraires à la dignité humaine, afin qu’il y soit mis fin ». Faute d’avoir prévu un tel mécanisme de recours, ce dernier a donc méconnu l’étendue de sa compétence et méprisé les droits des personnes détenues. Le juge constitutionnel appelle ainsi le Parlement à se saisir de la question pour leur ouvrir une voie de recours avant le 1er mars 2021. Une avancée historique pour les droits des détenus dont il faudra désormais veiller à l’application. n (2)

(3)

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INTRAMUROS

Incendie mortel à Villepinte : des questions sans réponse Le 23 juin dernier, un homme détenu à Villepinte décédait dans l’incendie de sa cellule. Malgré un classement sans suite du parquet, plusieurs questions restent encore en suspens. L’Inspection générale de la justice a, de son côté, lancé des investigations. Permettront-elles d’expliquer les nombreux dysfonctionnements que ce drame a mis au jour ? par SARAH BOSQUET

M

« Monsieur le député demande à Monsieur le ministre comment il explique que les plus de 70 600 personnes détenues en France s’endorment tous les soirs dans des lieux ne permettant potentiellement pas la détection automatique de fumée ? » Cette interpellation du député Éric Coquerel (LFI) fait suite au décès de Monsieur K., brûlé vif le 23 juin dernier dans un feu qu’il avait © Grégoire Korganow / CGLPL lui-même allumé dans sa cellule de la maison d’arrêt de Villepinte. La scène, choquante, avait été en partie filmée depuis les fenêtres d’autres bâtiments et diffusée sur les réseaux sociaux. Le 4 septembre, l’enquête sur les causes de la mort a été classée sans suite par le parquet de Bobigny, pour qui l’origine du décès n’est donc pas liée à une infraction. Trois détenus qui avaient déposé plainte pour non-assistance à personne en danger et mise en danger de la vie d’autrui ont également vu leur plainte classée. Mais l’affaire n’est pas close pour autant : les trois détenus ont annoncé qu’ils se constituaient parties civiles, et deux avocats ont par ailleurs engagé un recours administratif afin d’obtenir une expertise technique du système de sécurité incendie de l’établissement. Objectif de l’examen attendu : comprendre l’origine de dysfonctionnements pointés tant par des prisonniers que par des personnes travaillant dans la prison. (1)

(2)

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DYSFONCTIONNEMENTS EN CASCADE « [Autour de 20h] j’ai aperçu les premières fumées pénétrer dans ma cellule. Pendant à peu près une heure, on a tapé aux portes et essayé de prévenir les surveillants par l’interphone, sans aucune réponse. J’ai appelé ma femme pour lui demander de prévenir les pompiers et lui dire que je l’aimais. Nous avons été évacués vers 21h10, plus d’une heure et demi après le départ de l’incendie. Ce soir-là, j’ai eu la peur de ma vie. […] Pendant 45 minutes, j’ai entendu les cris et les derniers mots de K. », témoigne Monsieur A., voisin de cellule du défunt. Le soir du 23 juin, plusieurs détenus du bâtiment B ont actionné leur interphone à partir de 19h30, peu après le départ du feu. D’après la chronologie établie par l’administration pénitentiaire, le premier appel ne sera pourtant enregistré qu’à 19h55 au poste de centralisation de l’information (PCI). Comment expliquer les vingt-cinq minutes de battement entre la première alerte et le moment où la personne en poste ce soir-là répond à l’interphone ? D’après plusieurs témoignages, des dysfonctionnements récurrents des interphones (permettant aux détenus d’appeler les surveillants en cas d’urgence) seraient en cause – un manque de fiabilité déjà remarqué par le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) lors de ses visites de l’établissement en 2009 et en 2016.


Autre anomalie admise par l’administration pénitentiaire elle-même : ce soir-là, l’alarme a localisé l’incendie dans le bâtiment du quartier disciplinaire, et non dans le bâtiment B où était incarcéré Monsieur K. Et pour cause : seuls les bâtiments du quartier disciplinaire (QD) et du quartier d’isolement (QI) sont équipés d’un détecteur de fumée. Certes, ce n’est pas illégal. Dans les prisons construites avant 2007 – comme la maison d’arrêt de Villepinte, ouverte en 1991 – la mise en conformité du dispositif de sécurité incendie avec les normes établies depuis 2006 n’est pas obligatoire . « Un détecteur seulement dans le bâtiment du QD, c’est très commun – et encore, quand la prison dispose de détecteurs », regrette un ancien directeur de prison. Mais la jurisprudence du Conseil d’État considère elle que « eu égard à la vulnérabilité des détenus et à leur situation d’entière dépendance vis-à-vis de l’administration » , celle-ci doit tout faire pour protéger leur vie, notamment au regard des risques incendie. Or un dispositif de sécurité qui n’est pas illégal n’est pas pour autant protecteur. Car les problèmes techniques, fréquents dans les prisons anciennes ou dégradées, peuvent favoriser le départ d’un feu, ralentir sa détection et donc, par ricochet, l’intervention des personnels pénitentiaires et des secours. Des carences dont les conséquences peuvent être lourdes. Le 23 juin, les surveillants en poste à Villepinte ont d’abord été envoyés éteindre un feu au quartier disciplinaire. « Si c’était arrivé dans un autre bâtiment, plus éloigné du QD, ça aurait été pire », rapporte un surveillant. « Ça serait bien de savoir directement dans quel bâtiment on doit intervenir. Ce serait mieux pour notre sécurité à nous aussi », remarque-t-il. En février 2017, le service départemental d’incendie et de secours (SDIS) avait refusé de donner un avis favorable à l’exploitation de la prison, soulignant un certain nombre d’anomalies. Lors de sa visite du 4 mars 2020, il ne relève plus « d’anomalies majeures » mais ne donne pas pour autant son visa à l’exploitation de l’établissement. Il finira (3)

(4)

(5)

58 695 personnes étaient détenues au 1er août 2020.

(1)

(2) Question écrite du 9 septembre 2020, faisant suite à une visite de contrôle parlementaire du 27 juillet 2020. (3) D’après le mémoire transmis par l’administration pénitentiaire au juge administratif le 10 juillet 2020.

Arrêté du 18 juillet 2006.

(4)

Conseil d’État, 17 décembre 2008, OIP-SF.

(5)

CGLPL, « La nuit dans les lieux de privation de liberté », 3 juillet 2019. (6)

(7) Dans son rapport de visite 2017.

par donner un avis favorable le 30 juin – quelques jours après le décès de Monsieur K. Des travaux de rénovation et de maintenance ont-ils été réalisés entre 2017 et juin 2020 ? Une question à laquelle n’a pas encore répondu l’administration pénitentiaire, sollicitée plusieurs fois par l’OIP.

SOUS-EFFECTIF DANGEREUX La nuit du 23 juin, un autre facteur pourrait avoir joué sur le temps d’intervention des surveillants : le sous-effectif chronique des personnels de la maison d’arrêt. Lors d’une visite de contrôle du député Éric Coquerel le 27 juillet, la directrice le reconnaît : tous les postes ne sont pas pourvus, en partie à cause d’un turn-over important et de plusieurs congés de longue durée. Une problématique qui certes n’est pas spécifique à Villepinte. En 2019 , le CGLPL constatait qu’il n’était pas rare que les équipes de nuit soient constituées de seulement quatre surveillants. « Cette situation, perçue à juste titre comme dangereuse, place les agents face au dilemme de porter secours et d’assurer leur propre sécurité et celle de l’établissement », notait-il alors. Un surveillant en poste à Villepinte résume : « La nuit, il y a moins de personnes qui peuvent s’équiper pour intervenir en cas de feu. Si tout se passe normalement, on peut s’en sortir. Mais s’il y a un accident de ce genre, on se rend vraiment compte qu’on n’est pas assez. » Ce n’est pas le premier feu de cellule, ni le premier incendie mortel qui marque l’histoire de cette prison. En 2015 déjà, un détenu était mort dans les mêmes circonstances que Monsieur K. et en 2016, six « dégradations volontaires par incendie », avait été relevées par le CGLPL . Cette foisci, l’Inspection générale de la justice (IGJ) a ouvert une enquête. Si ses conclusions ne seront pas rendues publiques, elles pourraient néanmoins permettre d’identifier les dysfonctionnements qui ont causé la mort de Monsieur K. et les mesures à prendre en urgence pour garantir la sécurité de tous. n (6)

(7)

DES LACUNES EN FORMATION DÉPLORÉES PAR DES SURVEILLANTS

Des surveillants de Villepinte font part d’un important besoin de for-

passage à l’École nationale de l’administration pénitentiaire. Il est

mation à la sécurité incendie. « Cela permettrait qu’on ait tous les

insuffisant, estiment les agents interrogés. Car en cas d’incendie, les

bons réflexes. Les interventions pourraient être beaucoup plus rapides »,

procédures d’intervention sont propres à chaque établissement : elles

argumente l’un d’entre eux. En mars 2020, le SDIS avait remarqué les

varient en fonction des moyens humains, de la configuration des

« connaissances insuffisantes du personnel en charge de la surveil-

postes de travail, de l’architecture de la prison, etc. Elles sont définies

lance et de l’exploitation du système de sécurité incendie ». En juillet

dans un « plan de protection et d’intervention » (PPI) et un « plan opé-

2020, l’administration pénitentiaire a elle-même reconnu* les « pro-

rationnel intérieur » (POI). Des documents rédigés par le chef d’éta-

grès à faire » sur ce volet. « Des formations sont ré-initiées depuis 2019.

blissement et validés par la direction interrégionale des services

[…] Pour cause de crise sanitaire, ces formations ont été suspendues

pénitentiaires, la préfecture et le SDIS. Reste à savoir si ces plans

mais ont été reprogrammées depuis la fin du confinement », assure

étaient effectivement à jour et connus des personnels, ce que l’enquête

l’administration dans un document fourni au juge administratif. La

de l’IGJ devrait permettre d’examiner.

directrice en fonction en juillet 2020 affirmait quant à elle que « tous les surveillants [avaient] été formés » aux gestes en vigueur. Un socle

* Lors de l’audience du 10 juillet 2020 au tribunal administratif de Montreuil.

de connaissance est en effet délivré aux personnels au cours de leur

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INTRAMUROS Saisi en référé par des personnes incarcérées, le tribunal administratif de Toulouse a demandé à la direction de la maison d’arrêt de Seysses de rendre le port du masque accessible aux détenus et d’organiser des campagnes de dépistage du coronavirus. Alors que l’épidémie est loin d’être endiguée, le ministère de la Justice a fait appel de cette décision. Par LAURE ANELLI

LE PORT DU MASQUE BIENTÔT AUTORISÉ POUR LES DÉTENUS ? par SARAH BOSQUET

L

L’administration pénitentiaire obligée de rendre le masque accessible aux personnes incarcérées lorsqu’elles se déplacent dans les lieux collectifs : c’est ce que pourrait impliquer une décision prise par le tribunal administratif de Toulouse le 4 septembre dernier. Dans son ordonnance, le juge a donné raison aux requérants, incarcérés à la maison d’arrêt de Seysses. Soutenus par le Syndicat des avocats de France (SAF), ces prisonniers demandaient la mise à disposition de masques dans les espaces collectifs clos de

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la prison. Le tribunal impose également à la direction de la prison d’organiser une campagne de dépistage du coronavirus parmi les personnes détenues, « sur la base du volontariat et dans le respect du secret médical ». Pour le juge, l’exposition au virus au cours d’une incarcération dans cette maison d’arrêt sans moyen de s’en protéger s’apparenterait à un traitement inhumain et dégradant. Craignant peut-être l’effet boule de neige de cette jurisprudence, le ministère de la Justice a fait appel. Un recours


© Jean-Christophe Hanché pour le CGLPL

LA RÉACTION DU MINISTÈRE EST EN DÉCALAGE TOTAL AVEC L’URGENCE SANITAIRE, ALORS QU’UNE DEUXIÈME VAGUE DE CONTAMINATIONS EST EN COURS ET QUE LES MASQUES SONT DEVENUS OBLIGATOIRES DANS LES LIEUX PUBLICS. paradoxal et en décalage total avec l’urgence sanitaire, alors qu’une deuxième vague de contaminations est en cours, que les masques sont devenus obligatoires dans les lieux publics et que les mesures de prévention se durcissent dans plusieurs villes.

DES POSSIBILITÉS TRÈS LIMITÉES Pour des raisons de « bon ordre » et de sécurité, l’administration pénitentiaire considère en effet que les personnes détenues doivent garder le visage découvert. Les différentes notes publiées par la direction de l’administration pénitentiaire (DAP) ont certes prévu quelques exceptions : en prison, le port du masque est imposé lors des visites aux parloirs, pendant les transferts et les extractions, ou en cas de contacts prolongés avec des intervenants. La note publiée le 2 juin 2020 a également rendu possible le port permanent d’un masque hors de la cellule pour les personnes vulnérables (sur avis de l’unité sanitaire). Pour toutes les autres situations, y compris les lieux collectifs clos tels que les salles d’attente, les cours de promenade, les postes de travail, les salles d’activités et celles utilisées pour les visioaudiences, le masque n’est ni autorisé, ni accessible – alors qu’il est obligatoire pour les personnels pénitentiaires et les intervenants, qui entrent et sortent quotidiennement des prisons. Un cadre qui semble néanmoins appliqué de manière variable d’une prison à l’autre. Six mois après le début de la crise sanitaire, des masques seraient désormais fournis aux personnes employées au service général, dans les ateliers, ou – heureusement – lors des consultations médicales à l’unité sanitaire dans la plupart des prisons. Mais des personnes incarcérées à Fleury-Mérogis, Joux-la-Ville, Lille ou encore Toul signalent que dans leur établissement, il leur est refusé de porter un masque en cellule et en cours de promenade, en dépit de l’impossibilité d'y respecter les règles de distanciation. Ces disparités s’expliquent par une importante marge de manœuvre laissée par la direction de l’administration pénitentiaire aux pouvoirs locaux : « Les consignes de la présente instruction pourront être adaptées, globalement et localement, en fonction de la situation épidémique et

des capacités de protection sanitaire de chaque établissement ou service : en particulier, les chefs de service pourront prendre des mesures plus restrictives, sur l’avis des directeurs interrégionaux ou la recommandation des agences régionales de santé », pouvait-on lire dans la note du 2 juillet 2020.

UN PRINCIPE D’ÉGALITÉ DEDANS-DEHORS En mai, l’OIP s’était associé à Médecins du Monde et l’Association des professionnels de santé exerçant en prison (APSEP) pour appeler à une égalité d’accès aux dispositifs de prévention prévus et recommandés à l’extérieur. « Le droit à se protéger doit être le même de chaque côté des murs », rappelaient alors nos organisations. L’enjeu est toujours d’actualité. « Nous demandons à ce que [la décision du juge de Toulouse] soit respectée et ses principes mis en œuvre dans toutes les maisons d’arrêt de France », appuie Me Delorge, avocat de l’un des requérants toulousains et membre du Syndicat des avocats de France (SAF). Les organisation de défense des droits et les associations de médecins insistent aussi sur le fait que l’accès au masque doit être possible pour tous, quel que soit le niveau de ressources. Difficile en effet de faire reposer la responsabilité de l’achat de masques sur les personnes détenues, privées de revenus pour la plupart et confrontées à une précarité accrue depuis le début de de la crise. À l’heure où nous bouclons ce numéro, l’administration pénitentiaire et le ministère de la Santé s’apprêtent à publier une mise à jour du cadre règlementaire. Elle devra tenir compte de la décision du Conseil d’État. À la suite de la procédure en appel initiée par le ministère de la Justice, celui-ci doit se prononcer d’un jour à l’autre sur le bienfondé des mesures prescrites par le tribunal administratif de Toulouse. Reste à espérer que cette jurisprudence et les nouvelles consignes gouvernementales ne transforment pas le port ou non-port du masque à l’intérieur des murs en enjeu disciplinaire. Et que la lorgnette sécuritaire n’éclipse pas l’enjeu sanitaire. n

OCTOBRE 2020 / DEDANS DEHORS N°108

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R E I S S O D

PRISE EN CHARGE DE LA RADICALISATION EN PRISON La grande illusion

L’augmentation du nombre de personnes incarcérées pour des affaires en lien avec le terrorisme et les risques de radicalisation des détenus de droit commun ont, ces dernières années, mis les prisons sous pression. Mais face à des injonctions contradictoires, l’administration pénitentiaire peine à donner un sens à leur prise en charge. Bien souvent, la sécurité l’emporte sur l’accompagnement, et l’objectif de neutralisation sur celui de réhabilitation. DÉCRYPTAGE Lutte contre la radicalisation, un défi pour l’administration pénitentiaire

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DÉCRYPTAGE Pour les plus radicaux : l’isolement, et après ?

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Évaluations : le grand détournement

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DÉCRYPTAGES

Dans le piège du soupçon généralisé

L’aménagement de peine, un mirage qui s’éloigne de jour en jour

  p. 27 ZOOM SUR Le QPR de Condé-sur-Sarthe, symbole d’une dérive

  p. 30 IL TÉMOIGNE Itinéraire carcéral d’un « terro »

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L

Par LAURE ANELLI ET CÉCILE MARCEL

La vague d’attentats qu’a connu la France en 2015, dont le souvenir est actuellement ravivé par le procès des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, a profondément marqué le pays. Elle a aussi bouleversé l’institution pénitentiaire et, au-delà, la justice. La politique pénale a, depuis ces événements, connu un « durcissement consi-

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L’ENQUÊTE

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leur profil. « Moi ce qui me choque le plus, c’est le traitement systématique, relève un avocat. Un de mes clients, par exemple, a 79 ans. On le suspecte d’avoir vendu une arme, un revolver de 1890, qui a servi dans un attentat qui a eu lieu l’année dernière. C’est juste impossible pour lui, au moment où il vend cette arme, de penser qu’elle va servir à un attentat. Et voilà, il se retrouve dans une affaire qui le dépasse. Il ne fait aucun doute qu’il n’est pas islamiste, le type est catholique pratiquant… » L’AMT a cette autre particularité qu’elle permet de sanctionner la préparation d’actes terroristes avant même leur réalisation. « Désormais, la dangerosité compte plus que la culpabilité légalement établie, le risque plus que l’acte commis, la prévention plus que la répression. Il s’agit de punir avant que le crime ne soit commis », écrivent les auteurs du rapport sur la justice antiterroriste. C’est cette même logique qui prévaut pour les DCSR : incarcérés pour une infraction sans lien avec le terrorisme, ils sont repérés en détention pour leur affiliation « potentielle » à une idéologie radicale et soumis sur cette base à un traitement différencié, alors même qu’ils ignorent parfois avoir été classés dans cette catégorie.

dérable » , comme le reconnaissait en 2016 François Molins, alors procureur de Paris. Et la lutte contre le terrorisme est devenue un « contentieux de masse ». La détention provisoire est désormais, pour les personnes mises en cause dans ce type d’affaires, quasi systématique . Des infractions qui étaient auparavant considérées comme des délits ont été criminalisées. Ainsi, ceux partis rejoindre une organisation terroriste en Irak ou en Syrie à partir de janvier 2015 ne risquent-ils plus dix, mais vingt ans de prison, indépendamment de ce qu’ils ont pu faire – ou ne pas faire – sur place. Au-delà de ces situations, « une nouvelle pratique qui consiste à prononcer de lourdes peines pour des actes relativement mineurs, qui nécessitent peu de preuves et sont difficiles à défendre » s’est répandue dans les tribunaux spécialisés, notent les auteurs d’un rapport sur la justice anti-terroriste. En prison, les personnes détenues pour des faits en lien avec le terrorisme islamiste se comptent désormais par centaines : elles étaient 503 au 1er septembre 2020, contre 172 en février 2015 . S’y ajoutent les personnes détenues pour des faits de droit commun mais repérées pour leur risque de « radicalisation ». Désignées par l’administration pénitentiaire sous le signe de « DCSR », pour « droit commun susceptible de radicalisation », elles étaient 525 au 1er septembre. Au total, ce sont donc 1028 personnes, prévenues ou condamnées, qui sont actuellement prises en charge en prison au titre de la lutte contre le terrorisme et la radicalisation. (1)

(2)

(3)

(4)

ÉVALUER LA « RADICALISATION », L’AUTRE NOM DE LA DANGEROSITÉ

UNE GRANDE HÉTÉROGÉNÉITÉ DE PROFILS Mais derrière ce chiffre se cachent des réalités extrêmement variées. Près de la moitié sont poursuivis ou condamnés pour association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste (AMT), une incrimination extrêmement large qui s’applique à une grande diversité de comportements. Ainsi, au côté d’auteurs reconnus ou présumés d’attentat se retrouvent ceux qui, de près ou de loin, ont été impliqués dans un projet terroriste dont ils ignoraient parfois tout ; ceux qui ont consulté les mauvais sites internet et échangé avec la mauvaise personne ; ceux qui sont partis en Irak ou en Syrie, ou ont tenté de s’y rendre sans y parvenir ; celles et ceux qui ont aidé un départ, tenté de faciliter un retour ou passé un message – la liste n’est pas exhaustive. Certains sont partisans d’un islam radical mais sont non-violents, d’autres sont violents mais ignorent tout de cette religion. Certains baignaient déjà dans la délinquance ou le grand banditisme, d’autres y étaient totalement étrangers. Tous ont en commun qu’ils se retrouvent affublés en détention de l’étiquette « TIS » pour « terroriste islamique », quels que soient leur parcours et

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« Le procureur de Paris François Molins : “Le risque d’attentat est renforcé“ », Le Monde, 2 sept. 2016.

(1)

(2) Christiane Besnier, Sharon Weill (dir.), « Les filières djihadistes en procès. Approche ethnographique des audiences criminelles et correctionnelles (2017-2019) », déc. 2019. (3)

Ibid.

CGLPL, « La prise en charge de la radicalisation islamiste en milieu carcéral », 11 juin 2015.

(4)

(5) A. Garapon, M. Rosenfeld, Démocraties sous Stress, Les défis du terrorisme global, Paris, PUF, 2016.

C’est autour de cette logique prédictive que s’est construite la politique de gestion de la radicalisation de l’administration pénitentiaire avec, au cœur de son dispositif, l’évaluation de la dangerosité. Ainsi, qu’ils soient prévenus ou condamnés, dès lors qu’ils sont incarcérés pour des faits en lien avec le terrorisme islamiste ou repérés comme « susceptibles de radicalisation », les détenus seront tous soumis à une évaluation pluridisciplinaire, avec pour objectif de mesurer leur degré d’imprégnation religieuse et leur potentielle dangerosité. En théorie, cette évaluation doit permettre d’orienter la suite de leur parcours en détention : les moins dangereux iront en détention ordinaire, les plus violents et prosélytes à l’isolement et ceux considérés comme radicalisés mais accessibles à une prise en charge dans des quartiers de prise en charge de la radicalisation, en vue de leur désengagement (lire page 30). Mais au-delà même du régime de détention, ces évaluations jouent un rôle fondamental dans le devenir pénal des personnes concernées : que ce soit dans le cadre de leur futur procès pour les prévenus ou d’éventuels aménagements de peine pour les condamnés, elles sont transmises aux juges et servent en pratique d’aide à la décision judiciaire (lire page 25). Ce qui n’est pas sans poser de problème : dans cette justice prédictive, « les logiques de renseignement et de suspicion l’emport[e]nt sur les logiques


Radicalisation & Prison

« DÉSORMAIS, LA DANGEROSITÉ COMPTE PLUS QUE LA CULPABILITÉ LÉGALEMENT ÉTABLIE, LE RISQUE PLUS QUE L’ACTE COMMIS, LA PRÉVENTION PLUS QUE LA RÉPRESSION. »

et les exigences judiciaires (présomption d’innocence, administration de la preuve, garanties procédurales…) », notent Antoine Garapon et Michel Rosenfeld . Et toute défense devient impossible puisque les éléments à charge ne concernent pas des faits commis, mais qui sont susceptibles de l’être. Une appréciation subjective qui repose sur des informations recueillies dans des conditions opaques, auxquelles les détenus ou leurs avocats n’ont pas toujours accès. En outre, si les évaluations sont censées permettre d’individualiser la prise en charge, c’est sur le terrain loin d’être le cas. D’abord parce que les affectations en sortie de quartier d’évaluation de la radicalisation (QER) ne sont pas toujours conformes aux conclusions de l’évaluation (lire page 25). Et, quand elles le sont, la prise en charge n’est pas forcément au rendez-vous. Pour ceux qui sont à l’isolement, l’abandon est total. « Mon client est à l’isolement depuis trois ans. Il n’a aucun stimulus alors qu’il était volontaire pour suivre des formations et des cours. Il a juste accès à la salle de muscu : le bilan qu’on peut tirer de ces trois ans, c’est qu’il est plus musclé maintenant que quand il m’a désigné », ironise un avocat. Qui précise que, malgré ses demandes, son client ne bénéficie d’aucun suivi psychologique. Dans les quartiers de prise en charge de la radicalisation (QPR), la pratique semble extrêmement disparate d’un établissement à l’autre : si certains proposent un programme d’activités variées, d’autres sont à la dérive (lire page 36). Ils semblent surtout avoir pour objectif de continuer à surveiller, observer et évaluer leurs pensionnaires. Quant aux programmes de prise en charge de la radicalisation violente (PPRV) mis en place en détention ordinaire, ils « peinent à atteindre leur public », relève le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) dans un rapport sur la prise en charge pénitentiaire des personnes « radicalisées » . Les personnes suivies au titre de la lutte contre la radicalisation ont en revanche toutes en commun d’être soumises à un traitement ultrasécuri(5)

(6)

CGLPL, « Prise en charge pénitentiaire des personnes “radicalisées” et respect des droits fondamentaux », janvier 2020.

(6)

(7)

Ibid.

taire. « Qu’elles soient incarcérées en détention ordinaire ou dans des quartiers spécifiques, qu’elles soient poursuivies ou condamnées pour des faits en lien avec une entreprise terroriste ou qu’il s’agisse de personnes détenues de droit commun repérées comme radicalisées, ces personnes subissent des conditions de détention qui dérogent au régime de droit commun », relève le CGLPL.

DE LA DIFFÉRENCIATION… À LA DISCRIMINATION À l’isolement, les mesures de sécurité sont omniprésentes (lire page 38). Mais c’est également le cas dans les quartiers spécifiques, dont les conditions s’apparentent à « un isolement qui ne dit pas son nom », relève le CGLPL. Ainsi, les locaux sont « spécifiquement aménagés pour garantir des conditions de sécurité renforcées », précise la circulaire qui encadre ces quartiers : les portes sont équipées de passe-menottes, les fenêtres de caillebotis, le mobiliser est fixé au sol... Les interactions entre détenus et avec l’extérieur y sont limitées. Pour chaque mouvement, les personnes détenues sont escortées par plusieurs surveillants. À l’issue de chaque parloir, elles sont fouillées à nu. Mais les contraintes sécuritaires et restrictions sont également nombreuses pour les personnes incarcérées en détention ordinaire. Ainsi, le CGLPL note qu’« au centre pénitentiaire de Beauvais, les personnes écrouées pour des faits de terrorisme ou “identifiées pour leur radicalisation”, ne peuvent bénéficier du droit à la liberté de circulation instaurée dans l’établissement ». Ou encore qu’au centre pénitentiaire de Toulouse-Seysses, « la radicalisation présumée est un critère justifiant la réalisation de fouilles intégrales systématiques à l’issue des parloirs ». Pour tous, la surveillance et le contrôle sont accrus, l’accès aux activités limité. « Dans les faits, aucun de mes clients TIS n’a de travail, s’indigne une avocate. L’un d’entre eux a été informé officiellement que c’était du fait de son statut particulier. Aux autres, on l’a dit en off : “Vous êtes TIS, donc

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© CGLPL

vous ne bossez pas, ce n’est pas possible.” » Une autre avocate parle de « refus systématique » opposé aux demandes d’activités, qui mettrait ses clients face à l’impossibilité de construire un projet. Le plus souvent, ce traitement différencié s’accompagne, pour les personnes concernées, de leur mise à l’écart du reste de la détention. « Le personnel recommande aux autres détenus de ne pas me fréquenter », rapporte ainsi un détenu. Il est en effet courant que le motif d’écrou des personnes incarcérées dans une affaire de terrorisme soit dévoilé au sein de la détention. Il arrive même qu’il soit matériellement signalé par une étiquette apposée sur la porte de leur cellule . Dans un courrier adressé à l’OIP, une personne raconte qu’avec cette « belle étiquette rouge » sur sa porte, « les autres détenus sont au courant des raisons de [s]on incarcération ». Conséquence : « Ces mesures particulières ont amené certains à me stigmatiser, m’ignorer. » Car cette marque infâmante crée un effet repoussoir. « Ils ont peur de me côtoyer de peur d’être fichés S », rapporte une autre personne à l’OIP. « Quand ils sont en détention ordinaire, il y a une discrimination qui se fait entre les détenus, abonde un avocat. Les droits communs

savent que tous les projecteurs de la prison sont braqués sur les TIS, donc ils les fuient. » Un détenu témoigne : « Le plus difficile à vivre dans ma détention : la catégorisation, la discrimination, l’humiliation ». Et conclut : « La prise en charge en QER vise à vous faire comprendre que vous n’êtes pas comme les autres. Cela fonctionne, vous comprenez effectivement qu’il y a les autres, et vous. » Ces logiques de stigmatisation contribuent bien souvent à cimenter le rejet des institutions chez les personnes détenues. Ainsi, des chercheurs ayant observé le fonctionnement des quartiers d’évaluation de la radicalisation ontils pu constater « le renforcement de la radicalisation de certains détenus par une consolidation institutionnelle du stigmate » .

(7)

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OBJECTIF : NEUTRALISATION G. Chantraine (dir.), « Enquête sociologique sur les quartiers d’évaluation de la radicalisation dans les prisons françaises », CLERSE, CNRS, avril 2018.

(8)

Au sentiment de discrimination s’ajoute celui d’abandon. Les placements à l’isolement ou en quartiers de prise en charge de la radicalisation, censés être provisoires, sont souvent renouvelés indéfiniment, n’offrant qu’une perspective limitée de retour en détention « normale ». L’absence d’activité, les difficultés d’accès au travail ou à une forma-


Radicalisation & Prison

tion entravent plus généralement toute préparation à la sortie. Les refus systématiquement opposés aux demandes d’aménagement de peine (lire page 42) empêchent de se projeter sur une libération anticipée et accompagnée. Au contraire même, il n’est pas rare que le temps d’incarcération soit prolongé par la multiplication des peines internes. Car pour les personnes détenues pour des affaires en lien avec le terrorisme ou suspectées de radicalisation, le nonrespect des règles en détention sera lourdement sanctionné. Une avocate raconte ainsi qu’un de ses clients a été poursuivi pour la détention d’un MP3 alors qu’il était à une semaine de sa libération. « Le parquet a requis trois mois ferme. C’est de l’acharnement, on ne veut pas qu’ils sortent », s’indigne-t-elle. Elle précise : « Il faut savoir qu’un détenu peut avoir dans sa vie carcérale plusieurs portables et se faire prendre plusieurs fois sans être poursuivi pénalement. Eux, systématiquement, ça passe en correctionnelle. » Un constat partagé par le CGLPL. Cette logique d’élimination s’inscrit dans la droite ligne de celle défendue par le parquet anti-terroriste : « Il s’agit de protéger la société en laissant ces individus plus longtemps en prison. La prison a d’abord une fonction de réadaptation et de resocialisation. Mais on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif. Lorsqu’on tombe sur des individus imprégnés par cette idéologie mortifère, les maintenir

Le Monde, 2 sept. 2016, op. cit.

(3)

enfermés n’est peut-être pas la mission la plus noble, elle a au moins l’impérieuse vertu de protéger la société » , expliquait le procureur Molins. Au total, les personnes suivies au titre de la lutte contre la radicalisation subissent une peine qui n’en finit pas. D’autant que la sortie, quand elle advient, s’accompagne le plus souvent de mesures de surveillance et de contrôle rapprochées. « De facto, ces mesures de sûreté ont remplacé progressivement et surtout depuis 2018 les mesures d’aménagement de peine », relève la Cour des comptes dans un rapport consacré aux moyens de la lutte contre le terrorisme. Au détriment de l’accompagnement. Flore Dionisio, secrétaire générale de la CGT insertion probation, abonde : « La fin de peine échappe totalement au conseiller d’insertion et de probation, le renseignement et la préfecture s’en occupent à notre place. La justice nous demande juste une adresse pour activer le suivi derrière, pour que le renseignement sache où il va le suivre, que le juge sache où envoyer les courriers, etc. Dans le fond, le problème, c’est qu’on les considère comme irrécupérables. » Un constat qui illustre le renoncement d’une société face à ceux qu’elle considère comme des causes perdues et qu’elle choisit, indistinctement, de neutraliser ? Si c’était le cas, la mission de prise en chargé assignée à l’administration pénitentiaire ne serait alors qu’un leurre. n (9)

LES FEMMES PARTICULIÈREMENT ISOLÉES Les femmes sont également concernées par le durcissement des

une femme incarcérée en détention provisoire dans une affaire

politiques pénales dans la lutte contre le terrorisme. Le Contrôleur

terroriste qui avait saisi le tribunal administratif afin d’avoir accès

général des lieux de privation de liberté (CGLPL) note qu’elles sont

au rapport d’évaluation établi par son binôme de soutien a été

désormais systématiquement poursuivies et incarcérées lorsqu’elles

déboutée de sa demande, au motif que « les occultations auxquelles

sont parties ou ont tenté de partir sur une zone de guerre, alors

il [devait] être procédé privaient, par leur ampleur, les documents

que ce n’était pas le cas avant 2016. Elles sont également concer-

de sens et donc la communication d’intérêt ».

nées par l’allongement des peines encourues, dans le cadre de ces

Faute de quartier spécifique, les femmes sont affectées soit à l’iso-

départs en Syrie mais aussi pour leur participation à la préparation

lement soit en détention ordinaire, où elles sont en pratique sou-

et à la réalisation d’actes terroristes sur le territoire français. Au

vent isolées du reste de de la détention. Et où leur accès aux acti-

1er septembre, elles étaient 70 à être incarcérées pour une affaire

vités est limité, y compris en ce qui concerne les programmes de

en lien avec une infraction terroriste, et sept à être suivies pour

prévention de la radicalisation violente (PPRV). Ainsi, le CGLPL

leur radicalisation en détention. Bien que croissant, leur nombre

notait, lors de sa visite à la maison d’arrêt des femmes de Fleury-

n’a pas justifié, aux yeux de l’administration pénitentiaire, la créa-

Mérogis, que le PPRV organisé pour les hommes n’était pas acces-

tion de quartiers spécifiques pour leur prise en charge. La mise en

sible aux femmes. Il devait leur être proposé de manière « ambu-

place d’un quartier d’évaluation de la radicalisation « ambulatoire »

latoire », « le flux ne méritant pas qu’on industrialise les sessions »,

avait été envisagé mais n’a jamais vu le jour. Aussi, leur évaluation

selon la Direction de l’administration pénitentiaire. Mais, plusieurs

se fait-elle en détention normale, dans le cadre notamment d’en-

mois après la visite sur place des contrôleurs, rien n’avait été mis

tretiens avec les binômes de soutien. Une procédure moins enca-

en place.

drée que pour les hommes, et donc plus opaque. En janvier 2020,

OCTOBRE 2020 / DEDANS DEHORS N°108

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QU’EST-CE QUE L’OIP ? La section française de l’Observatoire international des prisons (OIP), créée en janvier 1996, agit pour le respect des droits de l’Homme en milieu carcéral et un moindre recours à l’emprisonnement.

COMMENT AGIT L’OIP ? L’OIP dresse et fait connaître l’état des conditions de détention des personnes incarcérées, alerte l’opinion, les pouvoirs publics, les organismes et les organisations concernées sur l’ensemble des manquements observés ; informe les personnes détenues de leurs droits et soutient leurs démarches pour les faire valoir ; favorise l’adoption de lois, règlements et autres mesures propres à garantir la défense de la personne et le respect des droits des détenus ; défend une limitation du recours à l’incarcération, la réduction de l’échelle des peines, le développement d’alternatives aux poursuites pénales et de substituts aux sanctions privatives de liberté.

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