Dedans-Dehors n°96 Drogues&Prison

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OBSERVATOIRE INTERNATIONAL DES PRISONS / SECTION FRANÇAISE

N°96 / JUIN 2017 / 7,50 €

DROGUES ET PRISON Décrocher du déni

Le testament schizophrène d’Urvoas

Villefranche-sur-Saône : l’omerta



R E I S S O D

DROGUES ET PRISON Décrocher du déni

La guerre à la drogue est une impasse. Face à ce constat unanimement partagé, de nombreux pays ont déjà changé leur fusil d’épaule et réorienté leurs politiques publiques vers davantage de prévention et moins de répression. En France, les pouvoirs publics peinent à faire tomber leurs œillères. Sur le terrain, les praticiens œuvrent pourtant en éclaireurs.

DÉCRYPTAGE Blocage stérile sur l’échange de seringues

  p. 14

La réduction des risques au forceps

  p. 25 ILS INNOVENT

L’échec stupéfiant de la guerre à la drogue

« Je parle de l’échange de seringues autant que je peux »

  p. 17

  p. 29

LE GRAND ENTRETIEN

Addiction et prison : le bricolage forcé des accompagnants

« Mettre à distance le jugement moral » pour une politique des drogues pragmatique

  p. 30

  p. 21

ILS AGISSENT « Redonner de l’air » aux détenus les plus fragiles : l’intérêt d’un partenariat dedans-dehors

  p. 34 ET AILLEURS Juger autrement ceux qui ont besoin de soins : l’exemple de la drug court de Glasgow

  p. 37 Politiques des drogues, quel horizon ?

  p. 40

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Par SARAH BOSQUET et MARIE CRÉTENOT

© Alphaspirit

« La guerre aux drogues est perdue. » (1) Le constat de la Global Commission on Drug Policy (GDCP) a le mérite de la clarté. Et il n’est pas formulé par de vieux militants de la dépénalisation : dans cette organisation, on trouve plutôt d’anciens hauts responsables politiques. Entre autres, l’ex-secrétaire général Kofi Annan, l’ex-Haut Commissaire aux droits de l’homme Louise Arbour, mais aussi l’ancien président du Brésil Fernando Henrique Cardoso, ses homologues de Colombie, Pologne, Portugal, Mexique et Chili, ou encore l’ancien Premier ministre grec Georges JUIN 2017 / DEDANS-DEHORS N°96

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Une saisie de cannabis par la police judiciaire, près de Grenoble.

© Sébastien Erome / Signatures

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Papandréou… En 2016, l’alerte a trouvé écho au sein de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC). À l’issue d’une assemblée générale extraordinaire (2), l’organe onusien change de ton : il dresse un réquisitoire contre les politiques à focale purement répressive. Et fustige les opérations antidrogues, susceptibles d’entraîner « une répression aveugle et la violation des droits des citoyens ». L’ONUDC insiste : « ne pas accepter ou comprendre que la toxicomanie est un problème de santé alimente le cycle de la marginalisation dont sont souvent victimes les personnes souffrant de troubles liés à l’usage de drogues ». Quarante-cinq ans après la déclaration de « guerre à la drogue » tonitruante du Président américain Nixon, il n’est plus possible de se voiler la face : les conséquences de l’ap-

GDCP, Taking control: pathways to drug policies that work, 2014.

(1)

(2) « Notre engagement commun à aborder et combattre efficacement le problème mondial de la drogue », New York, 19-21 avril 2016. (3) La couleur de la justice. Incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux États-Unis, Michelle Alexander, Editions Syllepse, 2017.

LA RÉDUCTION DES RISQUES ET DES DOMMAGES (RDRD), C’EST QUOI ? Stérilisation des aiguilles à la Javel, distribution de préservatifs, traitements de substitution aux opiacés, information, dépistages, vaccinations, programme d’échange de seringues, mesures de prévention pour les tatouages et les piercings : les dix mesures de réduction des risques identifiées par l’Organisation mondiale de la santé et l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) ne concernent pas seulement les usages de drogues. En France, les politiques de réduction des risques et des dommages sont importées au début des années 1990, après l’épidémie de sida des années 1980, qui fait aussi des ravages en prison. Objectif de cette approche ? Sortir d’une vision moraliste des consommations pour protéger les personnes souffrant d’addiction, les aider à maîtriser les risques (sanitaires, psychologiques et sociaux) liés à leurs usages de stupéfiants. L’intérêt de ces mesures a été réaffirmé dans la loi de modernisation de la santé en 2016.

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proche prohibitionniste sont « dévastatrices ». « Au lieu d’apaiser la criminalité, les politiques basées sur l’application des lois antidrogues la stimulent activement, dénonce la GDCP. La cherté des drogues illégales donne un motif de profit aux groupes criminels pour entamer le commerce de ces drogues et pousse certains usagers dépendants à commettre des crimes afin de financer leur consommation ». Avec la mondialisation, les lieux de cultures se sont multipliés, les violences infligées par les trafiquants et les forces de l’ordre aux populations locales se sont accentuées. Sans effet sur les niveaux de production. La répression – qui a englouti des sommes pharamineuses – n’a donc stoppé ni l’offre, ni la demande. Par contre, elle entraîne la stigmatisation des consommateurs, et des inégalités sociales et raciales face au droit. Aux États-Unis par exemple, la guerre à la drogue a servi de prétexte pour criminaliser la population noire, entraînant ainsi son incarcération massive (3). « On parle toujours du fléau de la drogue, mais c’est surtout la lutte contre la drogue qui produit ce fléau », lance Fabrice Olivet, directeur de l’association Asud (4), qui défend les droits des usagers. La liste des dommages collatéraux est longue : incarcérations de masse, développement d’un marché noir mondial, « errements politiques » liés au financement de la répression, déplacement des régions de production, augmentation des contaminations et des overdoses…

UNE GUERRE CONTREPRODUCTIVE ET DISCRIMINATOIRE La France n’est pas épargnée par ces mécanismes délétères. Censée lutter contre le trafic et dissuader les consommations, la loi de décembre 1970 a engendré une escalade de violence liée à la répression policière, qui mine particulièrement le quotidien des quartiers populaires, et se


« IL EXISTE UNE DÉCRIMINALISATION DE FAIT POUR UNE CERTAINE CATÉGORIE DE LA POPULATION. »

traduit par une forte criminalisation des usagers. Avec, ici comme ailleurs, de multiples échecs sans baisse des niveaux de consommation. En revanche, le nombre de condamnations a explosé (5). Depuis décembre 1970, le nombre d’interpellations pour infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS) a été multiplié par 60, pour atteindre environ 160 000 par année (6). Les 58 000 condamnations qui en résultent engendrent un volume d’incarcérations important : 14,7 % de la population carcérale est condamnée au titre d’une ILS (7). Inefficacité encore : dans les tribunaux, on condamne deux fois plus pour usage de cannabis que pour trafic. On assiste à une « double inversion [du point de vue] de la nocivité de l’activité poursuivie (du trafic à l’usage) et de la dangerosité du produit incriminé (de l’héroïne et de la cocaïne au cannabis) » analyse le sociologue Didier Fassin. « L’essentiel du dispositif pénal français contre la drogue s’oriente désormais vers une substance dont la consommation est dépénalisée dans la plupart des pays voisins ». © Pascal Parrot / Divergence

À la brigade des stupéfiants de Marseille.

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Auto-support des usagers de drogues

(4)

(5) En 2015, il représentait un quart de l’ensemble des condamnations prononcées. Ministère de la justice, Les condamnations, décembre 2016.

Punir, une passion contemporaine. Didier Fassin, Éd. du Seuil, 2017.

(6)

Ministère de la Justice, statistiques trimestrielles de la population prise en charge en milieu fermé, janvier 2015

(7)

Une répression qui, en France comme ailleurs, ne touche pas tout le monde de la même manière. « Il existe une décriminalisation de fait pour une certaine catégorie de la population : si je suis blanc, habillé comme je le suis, avec un diplôme universitaire et vivant les quartiers ouest de Paris, je ne vais pas me faire contrôler dans la rue. Si je veux commander quelque chose, je vais me le faire livrer ou je passe par internet. Je peux fumer chez moi parce que j’habite seul ou avec des amis », analyse Benjamin Jeanroy, consultant pour l’UNODC et cofondateur de l’action tank ECHO (voir p. 40). Ce n’est pas la même chose pour celui qui habite en cité, qui va consommer en bas de chez lui parce qu’on ne fume pas à la maison et qui va se faire contrôler tous les jours par les flics. » C’est un fait : « Le travail policier se concentre sur les quartiers et les milieux populaires. Les patrouilles ont lieu dans les cités plutôt que les universités », appuie Didier Fassin. Les études épidémiologiques montrent pourtant que la consommation est à peu près similaire quelle que soit la


Libération, 23 juin 2017.

(8)

France Info, 26 mai 2017.

(9)

CONTRAVENTIONNALISATION DE L’USAGE : UNE FAUSSE SOLUTION Aujourd’hui, « le système est à bout de souffle », tonne le groupe Thémis, qui rassemble juristes, policiers, magistrats, universitaires, citoyens et associations de tous bords (8). En mai dernier, le nouveau ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, a annoncé la mise en place de la contraventionnalisation des usages. Le gouvernement précisait deux jours plus tard que cette contravention « d’une centaine d’euros » n’exclurait pas des mesures coercitives – « jusqu’à la prison si la personne ne paye pas ses amendes ». « On reste dans le pénal », prévient le porte-parole du Gouvernement Christophe Castaner. « Emmanuel Macron n’a pas souhaité ouvrir ce débat-là » (9). Ce débat – celui de la dépénalisation – ne peut pourtant plus être éludé. Certains responsables politiques l’ont admis, même à droite de l’échiquier politique : « Poser le problème de façon morale ne règle rien, cela ne sert qu’à se donner bonne conscience ». En 2012 déjà, Jean-Christophe Lagarde, Président de l’UDI, appelait à être « réaliste » (10). Même aveu du côté de Jean-Marie Le Guen : « la prohibition n’est pas efficace ». En 2016, ce secrétaire d’État aux Relations avec le Parlement osait même la question taboue : faut-il envisager « une solution de légalisation contrôlée » afin de réduire le trafic et la consommation ? « Plus que jamais, la question des drogues se situe au carrefour de l’éducation, de l’intégration, du logement social et de la santé publique (11) » rappelle l’action tank ECHO. Des problématiques auxquelles la contraventionnalisation ne répond pas. « Cette mise à l’amende pourrait se révéler sources de tensions sociales si elle semble prioritairement orientée vers certaines populations », avise Ivana Obradovic, directrice adjointe de l’OFDT. La crainte est partagée par ECHO, plus catégorique : « la contraventionnalisation n’offre que la possibilité aux autorités de traiter différemment » usagers et détenteurs, « actant de fait d’une justice à deux vitesses et de citoyens inégaux devant l’infraction à la loi » : ceux qui peuvent se le permettre consommeront à leur domicile et ne feront donc pas l’objet de sanctions, tandis que les vulnérables – les plus précaires, les chômeurs, les jeunes des quartiers populaires – se verront écrasés par la charge des amendes.

EN PRISON, DES DOMMAGES DÉMULTIPLIÉS Mettre une épée de Damoclès au-dessus de la tête des « mauvais payeurs » ne réglera pas non plus une problématique essentielle : l’incarcération de personnes souffrant d’addiction. Ces dernières ont particulièrement besoin de soins, d’outils de réduction des risques (RDR, voire l’encadré) et d’accompagnement. Une aide qu’elles peinent à trouver en détention, alors que l’univers carcéral pousse à la consommation et affaiblit.

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L’Express, 16 octobre 2012.

(10)

Comme le rappelle la plateforme ECHO. (11)

(12) Journée thématique « Réduction des Risques et Prison : Ruptures et Continuités », 8 juin 2007. (13) OMS, ONUDC, Onusida, Interventions to adress HIV in prisons, Genève, 2007.

OMS, Effectiveness of sterile needle and syringe programming in reducing HIV/ AIDS among injecting drug users, Genève, 2005 ; OFDT, Revue des expériences étrangères, 2012.

(14)

Marginalisés à l’extrême dans la société, certains usagers de drogues (les « injecteurs » notamment) se retrouvent tout en bas de l’échelle sociale de la prison. « À cause de l’épidémie de sida dans les quartiers dans les années 1980 et du traumatisme collectif qui en a découlé, la figure du toxico est devenue le repoussoir de la culture carcérale », décrit Fabrice Olivet, lui-même usager de drogue passé par la case prison. « Le fait d’être toxicomane est très mal perçu par les autres détenus. […] La prison est un univers où doit s’affirmer une force qui apparaît incompatible avec un usage de drogues injectées, notamment l’héroïne », appuie (12) Youcef Ameur, un ancien détenu aujourd’hui investi dans la réduction des risques. « Un détenu qui injecte est très souvent victime de violences, de racket, de rejet, d’exclusion

Une manifestation pour la dépénalisation du cannabis à Paris.

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© Corinne Rozotte / Divergence

catégorie sociale – et même légèrement supérieures dans les classes moyennes.

et c’est une source de stress supplémentaire pour lui et donc de recours aux produits. C’est un cercle vicieux duquel il est difficile de sortir ». Un cercle vicieux aux conséquences dramatiques : pour ces personnes souvent isolées et très précaires, la prison augmente non seulement les problématiques d’addiction, mais aussi la probabilité de contaminations, d’overdoses – et de décès. Pourtant, les détenus n’ont pas accès à la même qualité de traitement et aux mêmes mesures de réduction des risques qu’à l’extérieur (voir p.25). Certains dispositifs autorisés en milieu ouvert, comme l’échange de seringues, sont même encore interdits – malgré les recommandations


de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’ONUDC et de l’Onusida (13). Or, partout où ces mesures ont été mises en place, elles ont fait leurs preuves : le partage des seringues a complètement ou pratiquement disparu, l’orientation vers le soin a été facilitée, les comportements à risque ont diminué, et la prévalence des VIH et VHC a chuté (14). Quelques progrès récents sont cependant à noter, comme la meilleure diffusion des traitements de substitution aux opiacés, ou la délivrance de « kits sniff » pour limiter les partages de paille. Mais les prisons françaises restent encore à la préhistoire de la réduction des risques (RDR). « Si on veut que la RDR se mette en place en prison, il faut former les personnels de surveillance mais aussi les soignants. Et même si c’est difficile en prison, il faut faire émerger la

Les acteurs et actrices de terrain ont pris de l’avance sur les politiques. Des associations, des soignants et des travailleurs sociaux innovent, limitent la casse – et montrent ce qui marche. Des professionnels judiciaires tentent aussi de nouvelles voies en s’inspirant des tribunaux spécialisés (drug courts). Leurs points communs ? Une tentative de regard critique sur la criminalisation sans fin (et inefficace) des personnes en proie à une addiction et souvent auteures d’infractions associées. Mais aussi la volonté de proposer un accompagnement pluridisciplinaire renforcé, à la fois social et médical. Des démarches dans la lignée des recommandations de l’ONUDC : les NationsUnies encouragent les mesures alternatives à l’incarcération qui favorisent les chances de rétablissement et réduisent la récidive. D’autres pays européens ont fait un (grand) pas de plus. À l’instar du Portugal, qui a décriminalisé depuis 2000 la consommation de l’ensemble des substances. Et imposé une approche médico-sociale de la question des drogues : si la personne a développé une addiction, un accompagnement est déclenché. Les bénéfices de cette réforme (réduction des coûts sanitaires et financiers, amélioration de la prise en charge et de l’insertion) sont désormais reconnus par tous. Le Portugal a réussi un autre tour de force : reconnaitre la possibilité d’usages récréatifs, sans dommage pour la personne ou la société.

COMME UN AIR DE CHANGEMENT ?

parole des détenus et faire de vraies actions de santé communautaires », lance Rhida Nouiouat, médecin membre de l’association Sidaction.

DES PRATICIENS EN ÉCLAIREURS Les quelques études qui soulignent la prévalence du VIH et du VHC en prison témoignent aussi du retard des politiques publiques sur le sujet. Jusqu’à peu, l’administration pénitentiaire faisait même un tabou de la circulation de drogues. C’est pourtant un secret de polichinelle : si la proportion d’injecteurs reste mineure, tout se consomme en prison – quel qu’en soit le coût.

Pour parvenir à un changement de système, faut-il encore lutter contre les idées reçues ? Rappeler que seulement 10 % des consommateurs sont dépendants ? La recherche internationale montre aussi que la peur de la punition n’a aucun impact sur la dépendance et que le cadre social (la mode, le groupe de pairs) influence bien plus les consommateurs que le cadre légal. « On a commencé à distiller et macérer des graines à la préhistoire, rappelle Fabrice Olivet. Or vouloir réprimer cette demande – comme la demande de religions – a toujours débouché sur des catastrophes. Dans ces cas-là, on stigmatise une partie de la population en utilisant un prétexte moral. » Mais les déplacements de lignes symboliques resteront vains sans un changement radical de perspectives et une refonte totale du cadre juridique prohibitionniste. « La bonne nouvelle est que le changement est dans l’air », prédit la GDCP. Les méfaits de la prohibition sont devenus insoutenable. Si les stratégies et les motivations varient selon les pays, le fait est qu’un mouvement international de réformes est amorcé et que l’idéal d’une société sans drogues est tombé. « La société française est-elle enfin mûre pour débattre des politiques publiques en matière de drogues ? », interroge le collectif Thémis, avec l’ambition de susciter un vent nouveau. Aujourd’hui, il est temps de remettre enfin les armes. Pour proposer des solutions efficaces, humaines et respectueuses des droits. n JUIN 2017 / DEDANS-DEHORS N°96

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DÉCRYPTAGE

BLOCAGE STÉRILE SUR L’ÉCHANGE DE SERINGUES Depuis plus de vingt ans, l’Organisation mondiale de la santé (OMS), et de nombreuses associations demandent l’installation de programmes d’échanges de seringues en prison. Malgré une ouverture sous le dernier quinquennat, la brèche s’est refermée devant l’hostilité de l’administration pénitentiaire et des organisations syndicales.

E

par MARIE CRÉTENOT

En décembre 2012, un pas décisif semblait franchi. Lors de la journée mondiale de lutte contre le sida, les ministres Marisol Touraine (Santé) et Christiane Taubira (Justice), annonçaient à la sortie de la maison d’arrêt de Fresnes la mise en place d’un groupe de travail sur la prévention et la réduction des risques en prison. Le collectif d’experts et professionnels est chargé, entre autres, d’étudier la faisabilité d’une expérimentation de programmes d’échange de seringues (PES). En limitant le partage de matériel, ceci permet de contenir la transmission du VIH et du VHC. Un tabou tombe : le gouvernement reconnaît la circulation de drogues dures en prison et l’existence de pratiques à risques multiples. En effet, contraints à la clandestinité, la plupart des détenus qui s’injectent des produits partagent et réutilisent leur matériel. Des seringues de fortune bien souvent, confectionnées d’assemblage de stylos et d’aiguilles récupérées çà et là. La démarche aurait pu paraître anodine, compte tenu du nombre de pays qui – bien plus pragmatiques – ont admis de longue date que les murs des prisons et l’interdit légal ne constituent pas un rempart miracle à l’introduction de stupéfiants (1). Mais au regard du déni français, l’opération relevait plutôt du tour de force pour les collectifs et associations qui pensaient voir aboutir un long travail de sensibilisation. « L’échange de seringues étant vraiment la mesure symbolique sur laquelle on butait depuis des années, nous avons décidé, avec Aides et l’Association française pour la réduction des risques, d’organiser un colloque international », se souvient le Dr Ridha Nouiouat, responsable à Sidaction des programmes Hépatites et VIH en prison. En juin 2009, l’association invite l’OMS, des chercheurs, des représentants de pays ayant mis en place des programmes – comme l’Espagne, la Suisse, l’Allemagne – des médecins intervenant en détention, des personnels pénitentiaires… Et convie les ministères de la Santé et de la Justice. « Avec ce colloque, nous voulions mettre la Santé devant ses responsabilités. Le ton a ensuite changé. À la Justice, la réticence était tou-

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La Suisse a mis en place ses premiers programmes en 1992, l’Allemagne en 1996, l’Espagne en 1997, la Moldavie en 1999, le Kirghizstan en 2002, l’Iran et la Biélorussie en 2003, l’Arménie en 2004, le Luxembourg en 2005, la Roumanie en 2006, etc.

(1)

CNS, note valant avis sur l’expérimentation des programmes d’échange de seringues dans les établissements pénitentiaires, 10 septembre 2009. (2)

jours là, mais les discours étaient moins tranchés sur le fait que les PES n’avaient aucun sens », souligne le médecin. Le Conseil national du Sida enfonce le clou en septembre en demandant la mise en œuvre de PES « dans les plus brefs délais » (2), sur la base des expériences étrangères qui ont prouvé leur efficacité. Mais plusieurs années de démonstration seront encore nécessaires pour pousser la Chancellerie à sortir de l’inertie.

UN PROJET DE DÉCRET AVORTÉ L’été 2013, l’espoir était enfin permis. Le groupe de travail santé-justice rendait ses conclusions et se prononçait en faveur du déploiement d’une expérimentation de PES dans plusieurs types d’établissements (maisons d’arrêt, centres de détention, etc.). Seule la direction de l’administration pénitentiaire (DAP) continuait de faire obstacle, en exigeant

IDÉE REÇUE N°1 : LES PROGRAMMES D’ÉCHANGE DE SERINGUES FAVORISENT L’INJECTION DE DROGUES Faux ! Toutes les évaluations * des PES montrent que la disponibilité de seringues stériles n’entraîne pas d’augmentation du nombre de consommateurs par injection, ni de la présence de drogues en prison. Les consommations tendent même parfois à diminuer, notamment lorsqu’un lien de confiance est instauré avec les soignants. Les programmes favorisent alors l’initiation de traitements de substitution. Et surtout, ils réduisent les dommages associés à l’usage : contaminations virales, abcès, surdose et décès. Pour deux raisons : les usagers s’injectent de plus petites quantités de drogue que lorsqu’ils ont un accès limité aux seringues. Et les messages de prévention sont mieux diffusés. * OFDT, Revue des expériences étrangères, 2012.


Drogues et prison

miner personnels et codétenus (6). « Immoral et dangereux », « inacceptable et scandaleux »... Pour ces syndicats, les PES ne sont qu’« un soi-disant moyen de lutter contre le sida » (7), qui masque un autre projet : l’autorisation de « salles de shoot », incitant à la consommation. Seule la CGT, craintive mais plus réservée, reconnaît l’existence

© Flickr / Emmanuel Chamboissier

un état des lieux préalable des consommations. L’accumulation d’études, témoignages et constats de séroconversions ne semblait pas avoir raison de ses œillères quant aux pratiques d’injection et aux conditions désastreuses dans lesquelles elles se déroulent. Pour la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), restait un autre obstacle : l’absence de support législatif. Le dossier s’enlisait à nouveau… Des mois, des années s’écoulent, mais en janvier 2016, c’est chose faite : la loi de modernisation du système de santé reconnaît que la politique de réduction des risques (RDR) s’applique également aux personnes détenues. Le législateur ajoute cependant : « selon des modalités adaptées au milieu carcéral ». Un bout de phrase que l’administration pénitentiaire va utiliser « pour saboter le processus », comme le dénonce un communiqué inter-associatif (3). Après plusieurs arbitrages interministériels, il ne reste plus grand-chose des recommandations du groupe de travail. La DAP exige d’abord que la mise en place de cet outil sanitaire soit soumise à la validation des chefs d’établissement. Elle obtient ensuite que les seringues ne puissent être utilisées en cellule que si la personne est seule à y vivre et la prison non surpeuplée. Un autre procédé pour réduire la portée du dispositif à peau de chagrin… En janvier 2017, elle passe le relais aux organisations syndicales, en leur présentant sommairement le projet de décret ; ce qui déclenche, sans surprise, une flopée de tracts indignés brassant diverses idées reçues. « Les syndicats entre colère et inquiétude » (4), « Comment concilier santé et sécurité ? » (5), titrent certains médias en écho. Les syndicats s’alarment que l’on puisse remettre des seringues à des détenus, par crainte qu’ils s’en servent comme des armes pour conta-

DOSSIER

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Les PES permettent d’éviter les contaminations liées au partage de seringues usagées.

d’« un problème sanitaire à traiter » (8). Mais la grogne continue et, fin janvier 2017, un nouvel arbitrage tombe : les seringues ne sont plus autorisées en cellule. Celles-ci ne pourront être remises et utilisées qu’au sein des unités sanitaires. « Si l’idée est de stopper la politique de réduction des risques en mobilisant l’opposition des soignants, la méthode est la bonne » (9), ironisera l’Association des

CONTRAINTS À LA CLANDESTINITÉ, LA PLUPART DES DÉTENUS QUI S’INJECTENT DES PRODUITS PARTAGENT ET RÉUTILISENT LEUR MATÉRIEL..

JUIN 2017 / DEDANS-DEHORS N°96

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(3) « Réduction des risques, où sont les seringues ? », communiqué inter-associatif, Aides, Apsep, ASPMP, Asud, CHV, Fédération Addiction, OIP, Sidaction, TRT5, Sos hépatites, 27 mars 2017.

AFP, 10 janvier 2017.

(4)

IMPOSER À UN DÉTENU DE SE RENDRE À L’UNITÉ SANITAIRE, UNE À PLUSIEURS FOIS PAR JOUR DANS UNE PIÈCE DÉDIÉE À L’USAGE DE DROGUE, C’EST TUER LE PRINCIPE.

(5) Le Point, 10 janvier 2017.

Le Figaro, 6 janvier 2017.

(6)

UFAP, tract du 26 janvier 2017.

(7)

Le Figaro, 6 janvier 2017.

(8)

Le Monde, 29 mars 2017.

(10)

Apsep, op.cit.

(11)

OMS, « Effectiveness of sterile needle and syringe programming in reducing HIV/AIDS among injecting drug users », Genève, 2005 ; OFDT, Revue des expériences étrangères, 2012. (12)

(13) « Réduction des risques, où sont les seringues ? », op.cit.

Marisol Touraine, 25 mars 2016, communiqué.

(14)

© FO Pénitentiaire

professionnels de santé exerçant en prison (Apsep). Les soignants ne pouvant cautionner un dispositif mort-né, le projet de décret finit par être enterré.

LE DÉSARROI DES SOIGNANTS La recherche l’a déjà montré : la réussite des PES repose sur la confidentialité. Imposer à un détenu de se rendre à l’unité sanitaire, une à plusieurs fois par jour dans une pièce dédiée à l’usage de drogue, c’est tuer le principe. Car si cette personne sait qu’elle y est repérée, puis contrôlée par l’administration, elle n’y mettra plus les pieds. Et reprendra ses consommations clandestines et pratiques à risque. Transformer les lieux de soins en des salles de consommation à moindre risque est aussi inadéquat dans un contexte de difficile acceptation de la RDR. C’est « hypocrite » et « irréaliste » (10), tancent les associations investies dans la lutte contre les hépatites et le VIH. Pour une partie des soignants, il est impensable d’être assimilés à des dealers. Et encore

IDÉE REÇUE N°2 : LES PROGRAMMES D’ÉCHANGE DE SERINGUES METTENT EN JEU LA SÉCURITÉ DES PERSONNELS Faux ! L’introduction de PES n’implique pas un compromis entre la santé et la sécurité. Ils peuvent même garantir un surcroît de sécurité. Dans les programmes initiés à l’étranger *, aucun cas d’usage de seringue comme une arme n’a été rapporté. Le risque de blessure et de contamination par accident est bien moindre, notamment lors des fouilles. Hors programme, des seringues circulent ; mais elles sont cachées, artisanales et bien souvent contaminées. Dans le cadre d’un PES, elles sont données dans un étui spécifique et doivent être systématiquement retournées après usage. Le taux de retour est généralement très important (plus de 90% en Suisse). En cas d’accident, le risque de contamination est réduit car les partages cessent. Dans les prisons étrangères qui les ont expérimentés, les PES sont ainsi très bien acceptés. En Allemagne, des personnels pénitentiaires, frileux au départ, ont d’ailleurs milité pour le retour d’un programme supprimé. * OFDT, op.cit.

16 / DEDANS-DEHORS N°96 / JUIN 2017

Une de la revue trimestrielle du SNP-FO, novembre 2016.

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plus de voir les unités sanitaires transformées en « carrefour de la drogue » (11). Pour les acteurs qui s’étaient mobilisés, c’est l’écœurement, l’incompréhension. Tous déplorent l’abandon du projet de partage de seringues au niveau de la porte de la cellule. Un désarroi probablement partagé à l’OMS, qui a maintes fois marqué sa désapprobation face aux pays qui excluent les personnes détenues de PES confidentiels. Car, n’en déplaise à l’administration pénitentiaire, ces programmes n’ont jamais eu d’effets néfastes. Bien au contraire, les bénéfices recensés sont multiples. Partout où ils ont été mis en place, le partage de matériel d’injection a cessé ou a été largement réduit, aucun nouveau cas de contamination au VIH n’a été recensé. Et les bienfaits ne s’arrêtent pas là : la sensibilisation aux comportements à risque s’est améliorée, l’accès aux traitements de substitution a été favorisé, la sécurité pour les personnels a été renforcée, les accidents avec des seringues dissimulées étant beaucoup moins nombreux lors des fouilles (12). « La France cessera un jour d’être la vieille tante réactionnaire de la politique des drogues » (13), déclarent aujourd’hui, amères, les associations qui s’étaient investies. Espérons-le. La ministre de la Santé elle-même l’avait dit : « fermer les yeux face à une telle réalité sociale et sanitaire ne fera pas disparaître le problème » (14). n

© Pascal Parrot / Divergence

Apsep, positionnement sur le décret portant sur la RDR en milieu carcéral, 26 mars 2017.

(9)


JE COMMANDE LES PUBLICATIONS DE L’OIP LES OUVRAGES DE L’OIP  Passés par la case prison  Le guide du prisonnier 2012  Rapport 2011 : les conditions de détention

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LA REVUE DEDANS-DEHORS  n° 95 Cinq ans de renoncements : et maintenant ? …….. x 9,50 € =  n° 94 Justice restaurative : la fin de la logique punitive …….. x 9,50 € =  n° 93 Décroissance carcérale : ces pays qui ferment des prisons …….. x 9,50 € =  n° 92 Quartiers et prison : un destin collectif …….. x 9,50 € =  n° 91 Activités en prison : le désœuvrement …….. x 9,50 € =  n° 90 Sexualité, la grande hypocrisie (en rupture, nous consulter)  n° 89 Captifs à l’extérieur (en rupture, nous consulter)  n° 88 Religions en prison …….. x 9,50 € =  n° 87 Mineurs détenus : la justice peine à résister au vent répressif …….. x 9,50 € =  n° 86 Sortir de prison : le parcours d’obstacles (en rupture, nous consulter)  n° 85 Place aux ex-détenus dans la prévention de la délinquance …….. x 9,50 € =  n° 84 Violences carcérales : au carrefour des fausses routes …….. x 9,50 € =  n° 83 Projet de réforme pénale : indispensable et inabouti …….. x 9,50 € =  n° 82 Longues peines : la logique d’élimination …….. x 9,50 € =  n° 79 Expression en prison : la parole disqualifié …….. x 9,50 € =  n° 77-79 Nouvelles prisons : le trou noir de la pensée …….. x 12 € =  n° 74-75 Politique pénale : quand les idées reçues dictent leurs lois …….. x 12 € =

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L’OIP est la principale source d’information indépendante sur les prisons. AIDEZ-NOUS À LE RESTER Avec 17 condamnations, la France fait partie des pays les plus souvent épinglés par la Cour européenne des droits de l’homme pour ses conditions de détention inhumaines.

Depuis 20 ans, la section française de l’Observatoire international des prisons (OIP) fait connaître l’état des conditions de détention en France, défend les droits et la dignité des prisonniers et contribue au débat public par un travail rigoureux d’éclairage et d’analyse des politiques pénales et pénitentiaires, au cœur des problématiques de notre société.

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