PassĂŠs par la case prison
Avant la prison Photographies de Philippe Castetbon
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ISBN 978-2-7071-8328-6 En application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du code de la propriété intellectuelle, toute reproduction à usage collectif par photocopie, intégralement ou partiellement, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie ( CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris ). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l’éditeur. © Éditions La Découverte, Paris, 2014.
Deux séries de photos ont été réalisées par Philippe Castetbon avec les huit anciens détenus qui racontent leur histoire dans ce livre. La première photo représente leur vie avant la prison, un souvenir qu’ils en gardent, l’image qui leur reste en tête. La seconde photo montre une partie du corps qui conserve les marques indélébiles de l’enfermement. Des traces qui ne se voient pas toujours, pourtant bien présentes dans la vie d’après.
Véronique H. « Ce cadre représente mes souvenirs d’enfance, quand on partait en vacances en Bretagne, avec mon père, on pêchait, il y avait la mer, c’était bien. »
Sacha Y. « J’ai été retiré de chez moi par la police à l’âge de quinze ans pour ne plus jamais y revenir. Ma mère a quitté le pays alors que j’étais incarcéré et nous avons tout perdu. Je n’ai plus rien de cette époque, aucune photo, pas de bibelot, que des souvenirs. »
Christophe L. « J’ai fait des autoportraits avec mon appareil. La pellicule a eu un problème et deux photos se sont superposées. Cette image reflète, de façon involontaire, ma vie d’alors, le meilleur et le pire. J’avais trente ans. »
Matoub B. « C’est mon seul diplôme. Il est pour moi la vie d’avant, quand j’allais à l’école, avant les bêtises. J’ai eu un parcours moyen jusqu’à la troisième. Même si ce n’était pas évident de faire les devoirs à la maison, j’arrivais à suivre en classe. Et je suis fier d’avoir obtenu mon brevet. »
Marie-Hélène B. « L’arrivée à New York sur le France, c’était magique ! Je n’ai jamais oublié. J’étais coiffeuse sur le paquebot, à la fin des années 1970. J’ai fait le tour du monde. La plus belle période de ma vie. »
André V. « Ma vie d’avant, ce sont les enfants. Rien d’autre. Et des images, dans les livres, ou des photos que je prenais. Une malédiction, une sexualité anormale, cette attirance. »
Sylvie P. « Une femme a compté dans ma vie avant : la mère de Christophe, l’homme que j’ai aidé à s’évader. Elle était extraordinaire, elle m’a appris le combat militant. Jusqu’à sa mort, nous sommes restées très proches. »
Yazid K. « Là, j’ai une tête de garçon sage, de premier de la classe. Et pourtant j’ai redoublé le CE2 et le CM2, puis j’ai été envoyé en classe de transition. On m’a mis dans la tête que j’étais un mauvais et j’ai fini par le croire. »
LA PRISON, LIEU D’EXPIATION Préface de Robert Badinter
Le nombre de détenus ne cesse d’augmenter en France : au 1er janvier 2002, 48 594 personnes étaient incarcérées ; au 1er janvier 2014, ce sont 67 075 personnes qui étaient détenues dans les prisons françaises. Derrière les hauts murs, c’est un monde de souffrance, un lieu de douleur. Depuis qu’elle a été conçue comme punitive, la prison est l’espace clos où celui qui a enfreint la loi de la cité est privé de sa liberté d’aller et venir, soumis à une autorité extérieure. En prison, lieu d’expiation, le détenu souffre, dans son corps et dans son cœur. Les autres fonctions de la prison, prévenir la récidive et faire prendre conscience au prisonnier de ses errements passés, sont secondaires. Ce monde à part et hors du temps, qualifié de « non-lieu » dans le beau texte de Philippe Claudel, est mal connu. Les préjugés sont constants et nombreux, comme on a pu s’en rendre compte lors des récents débats sur la loi du 15 août 2014 relative à l’individualisation des peines et renforçant l’efficacité des sanctions pénales.
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Préface de Robert Badinter
C’est pourquoi il faut saluer la campagne « Ils sont nous » lancée par la section française de l’Observatoire international des prisons et son initiative d’organiser des rencontres entre écrivains reconnus et anciens détenus. Au-delà des idées reçues, les témoignages et les récits ainsi recueillis nous permettent de mieux appréhender la réalité de la condition carcérale en France. Car pour se détacher des discours habituels et convenus sur la prison, rien n’est plus utile que d’écouter les confidences de ceux qui ont été privés de leur liberté. Grâce à ce livre éclairant qui retrace le parcours d’anciens détenus, le lecteur pourra mesurer les difficultés de tous ordres générées par un passage « par la case prison », pour les détenus et aussi pour leurs proches. Chacune des personnes interrogées souligne à quel point son séjour en prison, même pour une courte peine, l’a marquée à vie. Bien après leur sortie, beaucoup d’anciens détenus témoignent ainsi qu’ils continuent à penser, à agir ou à rêver comme s’ils étaient encore « à l’intérieur ». Et Philippe Claudel écrit justement à ce sujet que « la prison est un vêtement que l’on ne peut enlever ». Mais plus encore que pour les détenus eux-mêmes, ces témoignages illustrent que la prison ajoute souvent à la solitude du prisonnier la destruction de ses liens familiaux. Or rien n’est plus important que de maintenir les liens entre le détenu et ses proches, notamment grâce à des rencontres dans des parloirs spécifiques. La réussite d’une réinsertion en dépend pour partie. Néanmoins, comme le rappelle ce livre, le nombre d’unités de vie familiale ou de parloirs familiaux reste
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LA PRISON, LIEU D’EXPIATION
très insuffisant à ce jour : seules une trentaine d’établissements sur 191 en étaient dotés en août 2013. Et la création des parloirs familiaux remonte à 1983 ! Positif, cet ouvrage donne également des exemples concrets de réinsertion réussie. Ainsi, après quinze ans de vols et braquages et cinq ans de prison, Yazid K. est devenu chargé de cours à l’université Paris-X Nanterre et consultant en « prévention urbaine » pour des écoles de travailleurs sociaux, des commissaires de police ou des surveillants de prison. Christophe L., qui a passé quatre ans en prison après dix ans de cambriolages, fait aujourd’hui partie d’une association qui gère un jardin partagé d’insertion sociale pour les habitants de sa cité et projette de développer d’autres structures de ce type, notamment pour des détenus bénéficiant d’une mesure de libération conditionnelle. Depuis sa libération après quatre ans d’incarcération pour avoir aidé son compagnon à s’évader de prison, Sylvie P. milite pour la cause des femmes détenues. Enfin, Sacha Y. rêve de devenir avocat après trois incarcérations. Même s’ils ne sont, bien sûr, pas représentatifs des parcours de la majorité des anciens détenus, ceux-ci ont valeur d’exemple. Rendons aux auteurs de cet ouvrage l’hommage qu’ils méritent pour avoir ainsi mis leur temps, leur talent, leur sensibilité et leur humanisme au service de la cause des détenus. Il reste en effet tant à faire…
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« ILS SONT NOUS », UNE CAMPAGNE DE L’OIP Par Sarah Dindo
Les délinquants nous ressemblent plus qu’on voudrait nous le faire croire. Certains ont commis l’impensable, mais l’impensable n’est-il pas terré en chacun de nous ? Certains ont cherché l’opulence, n’incarnent-ils pas à leur manière les valeurs consuméristes ? D’autres ont simplement dérapé dans un contexte particulier : ces basculements peuvent arriver plus facilement qu’on ne l’imagine. Fin 2013, l’Observatoire international des prisons (OIP) a lancé une campagne, « Ils sont nous », pour dire que la prison n’arrive pas qu’aux autres. Pour bousculer les représentations, d’anciens détenus ont raconté leur parcours de vie. Leurs entretiens ont été diffusés en partenariat avec Rue89 sur le blog « Passés par la case prison ». Ni victimiser ni moraliser. Montrer la complexité d’histoires, de contextes et de raisonnements singuliers qui ont mené derrière les barreaux. Donner à voir l’effet d’un emprisonnement dans ces trajectoires. Telle était la démarche.
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Elle s’est prolongée par huit rencontres entre un ancien détenu et un écrivain, dont est issu cet ouvrage. Les textes des auteurs nous montrent l’envers du fait divers. Derrière les stéréotypes de « monstre » ou de « racaille » émerge l’humain. Parce que aucun de nous ne peut être réduit à un seul acte ni même à un seul choix. Émergent aussi des contextes de misère économique, affective et culturelle, des familles dépassées qui ne voient pas, une école qui discrimine, un quartier où l’illégalité est banalisée, une justice qui assène ses coups… Au bout de l’impasse, la prison. On se demande comment a pu être inventée et prospérer la pire des réponses : celle qui rend plus fou, plus seul, plus pauvre, plus violent et plus inadapté à la vie sociale. Le parfait cocktail pour fabriquer des récidivistes. Cité par la sociologue Antoinette Chauvenet, un medecine man indien l’explique à un criminologue : « Vous, le peuple américain, vous avez tant de peur, de colère et de mépris envers ceux que vous appelez les criminels que votre taux de criminalité ne fait qu’augmenter. Vous devriez travailler avec ces personnes, non en vous opposant à elles. L’idée c’est d’avoir du mépris pour le crime, non pour les gens. C’est une erreur de considérer un groupe ou une personne comme un opposant, vous faites en sorte qu’il le devienne1. » 1. Antoinette Chauvenet, « Les barbares de l’intérieur. Du lacet de chaussures cassé à l’émeute », in G. Benguigui, F. Guilbaud, G. Malochet (dir.), Prisons sous tensions, Champ social éditions, Nîmes, 2011.
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« ET DEMAIN ? », UNE SÉRIE PHOTOGRAPHIQUE Par Dorothy-Shoes
Au fil des pages, la série photographique « Et demain ? Portraits d’avenir » réalisée par Dorothy-Shoes dans quatre prisons françaises entre 2008 et 2010. « Je ne suis pas juste allée photographier des détenus en prison. Je suis allée donner des ateliers photo auprès d’hommes incarcérés, avec pour axe de travail : utiliser la photographie et la composition d’une image comme moyen de réflexion et d’expression autour de la perspective de sortie de prison. Le choix du thème “Et demain ?” avait pour but de projeter le détenu vers son avenir, à court ou moyen terme, en amenant le questionnement autour de la post-détention sous un angle différent. Se pencher vers demain, relier le dehors au dedans, ici, à l’ombre, où il n’existe plus de notion de temps. On joue aux échecs, on fume, on regarde le câble, on lit, on apprend à lire, on attend. Une attente absolue. Chaque jour devient l’attente du jour suivant. On attend la promenade, on attend la “gamelle”, on attend la nuit le jour, le jour la nuit, on attend
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le petit événement qui fera de cette journée une journée pas tout à fait pareille que la précédente, un accrochage, une baston, une tentative d’évasion, on attend la visite médicale, on attend la douche, on attend l’avocat, on attend l’heure de sport, on attend le parloir, on attend les lettres… On attend l’extérieur. Mais la sortie est double. Elle représente l’issue. Celle que l’on est obligé de souhaiter. Mais pour beaucoup de détenus ce souhait n’est pas si clair, car leurs repères, ceux qu’ils ont bâtis, sont ceux du centre pénitentiaire. Sortir ? Pour retrouver qui ? Pour aller où ? Pour faire quoi ? En fin d’ateliers, j’ai demandé aux détenus participants de bien vouloir dessiner leur autoportrait, mais pas n’importe lequel, celui du jour de leur sortie de prison, et d’essayer d’identifier les émotions générées par cette perspective. Autoportraits bouleversants, inattendus, aux émotions complexes, que j’ai photographiés avec bienveillance et précaution. » Cette série photographique a reçu deux premiers prix nationaux : Parole Photographique 2010 ; Bourse du Talent Portraits #42. Elle a été exposée à la BNF François-Mitterrand fin 2010-début 2011. Merci à la FOL37, à la FOL28, à l’association Akwaba et aux établissements suivants pour leur accueil : maison d’arrêt de Tours, centre pénitentiaire du Pontet (quartier mineurs), centre de détention de châteaudun, maison d’arrêt de Chartres.
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Véronique H. p.23
Véronique H. p.30
Une question de mots par Pierre Lemaitre p.41
La pauvreté et la maladie incarcérées
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Véronique H. Recueilli par Anne Chereul
Une famille marquée par la pauvreté, la maladie et les décès. Véronique H. boit, elle est condamnée pour « conduite en état alcoolique » à deux mois de prison assortis d’un sursis avec mise à l’épreuve. Cinq ans après les faits, son sursis est révoqué pour respect « insuffisant » de son obligation de soins, elle est incarcérée. Extraits de son interview dans le cadre de la campagne « Ils sont nous ».
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Véronique H.
Est-ce que vous avez eu des difficultés avant d’être confrontée à la justice ? Oui, ma mère est tombée gravement malade quand j’avais seize ans, elle est restée six mois à l’hôpital. Heureusement, elle s’en est sortie. À cette époque, mon père travaillait, puis il allait la voir le soir. Ma sœur jumelle et moi, nous avons dû arrêter l’école pour nous occuper de la maison, préparer les repas. J’avais aussi une sœur aînée, aujourd’hui décédée. Elle aussi est partie à cause de l’alcool. Son mari la frappait, elle était toujours toute seule et elle s’était mise à boire. Après, mon père a eu un cancer. Il est décédé à quarante-sept ans, j’en avais vingt, et nous n’avions pas d’argent. Notre famille a été aidée par la mairie, on nous donnait des bons de marchandises. Nous faisions des petits travaux chez des particuliers. À cette époque, j’ai commencé à travailler à l’hôpital de Lens en tant qu’aide ménagère. Mais j’ai eu des problèmes de santé, on m’a annoncé que je devais arrêter à cause de mes jambes – j’ai une polyarthrite, avec de gros problèmes sur les cartilages. Ils avaient peur que je perde l’équilibre. J’avais vingt-cinq ans, ça m’a fait mal. J’adorais le boulot, le contact avec les autres m’a toujours plu. Puis, à vingt-six ans, j’ai eu ma fille. Je n’ai plus travaillé depuis.
Comment a commencé votre problème avec l’alcool ? C’est lié à la mort de mon père, la grave maladie de ma mère, la disparition de ma sœur aînée… Ces décès sont venus s’ajouter à ma maladie, qui empirait. J’ai toujours refusé les calmants, le médecin voulait que je prenne de la morphine ou du Valium. Je devais faire le moins d’efforts possible, rester allongée. J’ai commencé à boire quelques verres, pour dormir, mais le lendemain matin j’avais toujours aussi mal, alors je reprenais de l’alcool. Quand je buvais deux ou trois verres, je croyais que je maîtrisais. J’ai réalisé après que c’était le contraire. On passe à quatre verres, puis cinq, et ensuite la bouteille. On ne s’en sort pas.
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Vous avez été condamnée en mai 2009 pour conduite en état alcoolique à deux mois d’emprisonnement avec sursis assortis d’une mise à l’épreuve pendant dix-huit mois. Comment avez-vous compris cette peine ? Je n’ai rien compris du tout. Je n’avais rien volé, fait de mal à personne. En sortant du tribunal, je me suis dit « maintenant j’arrête l’alcool, et si quelqu’un vient à la maison pour me faire une prise de sang, il n’y aura pas de problème ». Mais personne n’est jamais venu. J’envoyais régulièrement mes analyses, c’est tout.
© Dorothy-Shoes 2008 – 2010
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Véronique H.
En juillet 2011, vous avez été convoquée, et le juge a prolongé de dix-huit mois votre délai d’épreuve, car vous ne respectiez pas l’obligation de soins. Aviez-vous compris que vous deviez aller dans un centre d’addictologie ? Non, je n’avais pas besoin d’aller à l’hôpital pour une cure. J’ai eu quatre rendez-vous avec un conseiller de probation qui me parlait, me demandait si mon problème d’alcool s’était stabilisé, si j’avais eu un traitement, etc. C’est lui qui m’a incitée à aller au Square [association spécialisée en addictologie]. J’y suis allée deux ou trois fois seulement, quand mon mari avait le temps de me conduire. Sinon je ne pouvais pas, avec les horaires de bus, mes difficultés à marcher…
en cellule, alors que je demandais à avoir quelqu’un avec moi pour parler, avoir un lien, ou pour prévenir si ça n’allait pas bien le soir. Ça m’aurait rassurée. Pendant plus d’un mois et demi, j’ai été complètement seule. Je suis allée seulement deux fois en promenade grâce à une fille à qui j’avais expliqué mon problème pour marcher. Elle m’a aidée, m’a ouvert la porte, prise par le bras, on a fait le tour de la cour. Elle m’a donné une cigarette parce que je ne recevais pas celles que j’avais commandées à la cantine, je ne sais pas pourquoi. À rester là-dedans, on devient malade, on perd la notion du temps. La prison m’a achevée, on ne s’imagine pas. C’est vraiment le noir, être enfermé comme ça. Depuis, je fais des cauchemars : je me vois en prison, puis en train de sortir, de courir, de me sauver, de passer au-dessus des murs.
En novembre 2012, votre sursis a été révoqué pour respect « insuffisant » de l’obligation de soins. Avez-vous compris ce qui vous est alors arrivé ? Non, je n’ai pas compris pourquoi les gendarmes sont venus me chercher, je n’ai pas fait le lien avec le sursis. Ils m’ont parlé de mon accident de voiture, de l’alcool, et ils m’ont emmenée au commissariat. Je suis arrivée en détention le jour même. Le matin, je n’arrivais pas à me lever en prison, j’avais extrêmement mal. J’ai demandé une infirmière, au moins pour avoir un cachet. J’ai attendu, mais je ne suis jamais allée à l’infirmerie. Mon état a empiré, je n’ai jamais autant souffert. J’étais seule
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UNE QUESTION DE MOTS
UNE QUESTION DE MOTS Par Pierre Lemaitre
Jugement du 13 novembre 2012 portant révocation totale d’une peine de sursis avec mise à l’épreuve. A été évoquée la situation de Mme Véronique H…
Il règne dans la maison une curieuse odeur, inhabituelle, vous ne savez pas comment la qualifier. Je lui demande si elle peut me faire du café, je l’accompagne dans la cuisine dont la fenêtre donne sur une arrièrecour cimentée où dort un chien. Nous parlons de choses et d’autres, et je lui explique de nouveau qui je suis, pourquoi je suis venu la rencontrer, cet article qui m’est demandé sur la condition pénitentiaire… Je simplifie mais je suis certain, jusqu’à la fin, qu’elle n’a pas clairement compris la situation. Véronique a oublié mon café. Lorsqu’elle s’en aperçoit, elle se précipite, et comme je me suis levé en même temps qu’elle, au seuil de la cuisine, nous esquissons un involontaire pas de danse, elle rit de notre embarras. Sa denture est très abîmée. … condamnée le 13 mai 2009 pour conduite de véhicule sous l’emprise d’un état alcoolique…
Véronique a des yeux sombres, très brillants, on ne sait pas si elle est fiévreuse ou si elle va se mettre à pleurer. Je lui donne une cinquantaine d’années. Elle en a dix de moins. C’est une femme aux cheveux courts, mince, musclée (« J’ai fait pas mal de boxe thaïe », m’expliquet-elle). Nous sommes à son domicile, une petite maison dans le Nord de la France qui sent la pauvreté, poêle à bois, fauteuils râpés, portraits de parents encadrés sur le buffet. Lorsque j’entre, elle hésite : doit-elle éteindre la télévision ? Je lui dis que c’est peut-être mieux. Elle me tend d’emblée un paquet de documents : « Y a tous les papiers, c’est ma sœur qui les garde. » Jugements, convocations, ordonnances médicales, c’est l’ensemble de son dossier. En fait, elle ne sait plus qui je suis. Elle ne s’en souvient pas. Son dossier médical mentionne des trous de mémoire et des troubles neurologiques.
Nous sommes dans la salle à manger. Une grande bouteille d’Orangina est posée en évidence sur la toile cirée au centre de la table. Véronique me demande si elle peut fumer. Elle apporte alors un énorme baril de tabac, je n’avais jamais vu ça, de la taille d’un pot de peinture pour plafond ; pendant tout l’entretien, elle va rouler ses cigarettes à l’aide d’une petite machine, les deux avant-bras au-dessus du pot. Jeune, Véronique a dû être une jolie fille, vive, nerveuse, difficile sans doute. Elle reconnaît qu’elle a toujours été « pulsive » ; c’est son défaut, « je suis pulsive, dit-elle, je le reconnais… ». Jeune, elle s’est souvent battue. Les coups sont une constante dans sa vie. Véronique m’explique que sa sœur aînée, morte d’alcoolisme, a été battue par deux maris successifs. Les coups, c’est ce qui vient en premier quand il n’y a pas de mots…
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Les circonstances réelles de son arrestation sont difficiles à reconstituer. Le procès-verbal atteste que sa concentration d’alcool dans le sang était de 0,8 g (0,40 mg par litre d’air expiré) alors que le taux légal est de 0,5 g (0,25 mg/litre). Véronique procède par affirmations catégoriques mais il est tout de même difficile de reconstituer les événements. Seule certitude, elle a provoqué un accident au coin de sa rue. Tôles froissées (« Éraflées !, dit-elle, attention, éraflées ! »). Évidemment, ce n’est pas une circonstance atténuante : conduire en état d’ivresse est un acte grave, potentiellement dangereux, socialement inacceptable. Tôles froissées ou pas, la justice doit se saisir de l’affaire. Véronique est arrêtée à son domicile. C’est le début de la fin qui, chez elle, a commencé dès le début. Aux termes de l’article 742 du code de procédure pénale, lorsque le condamné ne se soumet pas aux mesures de contrôle et aux obligations particulières imposées en application de l’article 739, lorsqu’il a commis une infraction suivie d’une condamnation à l’occasion de laquelle la révocation du sursis n’a pas été prononcée, le juge de l’application des peines peut, d’office ou sur réquisition du parquet, ordonner par « jugement motivé » la prolongation du délai d’épreuve et peut aussi, dans les conditions prévues aux articles 132-49 et 132-51 du code pénal, révoquer en totalité ou en partie le sursis. Densité lexicale : 87.5 %
Le jugement détaille ce qui se passera si Véronique ne se soumet pas à l’obligation de se soigner. C’est un texte de près de cent mots. Densité lexicale : 87,5 %. Il est censé expliquer à une femme à peu près illettrée ce qu’elle doit faire et ce qu’elle risque si elle ne le fait pas. Bien sûr, le juge a dû lui expliquer tout cela, mais quand
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je considère la difficulté que j’ai à m’entretenir avec elle, moi qui ai le temps d’essayer de comprendre, je me demande ce qu’on lui a réellement dit, comment on le lui a dit. Ce qu’elle en a compris puis retenu. Véronique est condamnée à deux mois de prison avec sursis et une mise à l’épreuve de dix-huit mois avec obligation de soins. Elle m’assure pourtant avoir été condamnée d’emblée à deux mois de prison ferme, chassant ainsi trois années de procédure, de visites au service de probation, de convocations du juge, la prolongation de son sursis, sa révocation… Véronique simplifie. Pour comprendre ce qui lui arrive, elle a besoin de choses simples et claires. Il y a un serin quelque part, du côté de la cuisine, qui se met en marche toutes les dix minutes, il a une voix d’une puissance effarante, on dirait un serin fou. À ce moment-là, j’ai du mal à entendre Véronique. « C’est Chouquette, me dit-elle, admirative. C’est mon copain… » Et donc deux mois avec sursis. Et l’obligation de se soigner. Véronique H. a été condamnée par le Tribunal Correctionnel de B. à la peine de 2 mois d’emprisonnement avec sursis et mise à l’épreuve pendant 18 mois, avec obligation de soins en alcoologie. Le délai d’épreuve a débuté le 24 mai 2009 et aurait dû se terminer le 24 novembre 2010. Il a toutefois été prolongé de 18 mois par décision du Juge de l’application des peines en date du 7 juillet 2011. En effet, malgré des analyses sanguines témoignant d’une consommation alcoolique particulièrement ancrée, Véronique H. n’avait alors jamais entrepris de suivi spécialisé. Présente au débat contradictoire, elle avait cependant assuré avoir pris conscience de sa problématique alcoolique et de la nécessité de la traiter. Densité lexicale : 88.6 %
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Le jugement assure que Véronique « a pris conscience de sa problématique alcoolique ». Je regarde son teint cendré, ses mains rouges qui tremblent en tenant sa cigarette. En clair, elle a compris que l’alcool est son problème et qu’elle devait y remédier. Le jugement n’évoque ni sa polyarthrite, ni ses difficultés de déplacement, ses douleurs, ses chutes, son énurésie, ni l’environnement familial, ni son histoire… Juste ça : sa « problématique alcoolique », considérée comme une cause alors qu’elle est un effet. Il n’est pas question non plus du fait que cette décision est quasiment inapplicable : le suivi antialcoolique se met en place treize mois plus tard, il faut trois mois pour obtenir un rendez-vous ; vu ses problèmes de déplacement, il faudrait des visites à domicile mais le seul dispositif existant dans la région vient de s’arrêter, faute de financement. Pour le service médical, les délais d’attente sont aussi longs que la durée de sa peine. Véronique ne se soigne pas assez, elle n’est pas « réellement impliquée » dans le processus de sevrage, le juge de l’application des peines prolonge le délai de dix-huit mois. Mais là encore, Véronique ne se soigne pas. Pas suffisamment. Le 13 novembre 2012, son sursis est révoqué. On ne juge pas son état de santé incompatible avec la détention : le 7 février, elle est arrêtée et incarcérée à la maison d’arrêt de Sequedin (taux de surpopulation : 140 %).
UNE QUESTION DE MOTS
à qui parler, je voulais avoir quelqu’un avec moi, parler, simplement, j’étais toute seule… » À l’entendre, elle a été victime d’une sorte de machination de l’administration pénitentiaire qui l’a placée en quarantaine pendant toute la durée de sa détention. « Je sais pas pourquoi, j’ai jamais compris ! » L’expression revient sans cesse dans sa conversation : « J’ai pas compris. » Elle ne s’explique pas ce qui lui est arrivé. En fait, Véronique ne sort pas de sa cellule parce qu’elle souffre beaucoup, qu’elle peut à peine marcher. Et qu’elle ne maîtrise pas sa vessie. Et cette télé en panne ! Véronique va revenir dessus encore et encore. L’enfer, c’est un monde sans télé. « Et la fenêtre était toujours ouverte ! », mais elle ne se souvient pas en quelle saison on était. Elle est certaine d’avoir intégralement purgé sa peine. Elle a bénéficié de quatorze jours de remise de peine réglementaire, mais c’est comme le sursis, elle n’en garde qu’un souvenir confus. Le temps, dans sa vie, a une curieuse épaisseur, opaque.
« L’enfer ! », me dit-elle. Je m’attends au pire : les bagarres entre détenues, le deal, la violence, les gardiennes sadiques… Pas du tout. Pour Véronique c’est une histoire de cigarettes et de télévision. Elle n’a rien à fumer et la télévision n’a fonctionné que quelques jours. « Enfermée dans la cellule, toute seule, personne
Au lieu de « consommation alcoolique particulièrement ancrée », le jugement devrait dire « historiquement ancrée ». Véronique : alcoolique. Père : alcoolique. Une sœur : alcoolique. Gendre : alcoolique. Mari : alcoolique. Tiens, le mari. Il est couvreur. Je pense à Coupeau, dans L’Assommoir, je le vois tomber du toit et je me reproche aussitôt ce rapprochement, c’est vraiment trop facile mais c’est plus fort que moi, ça ne me quittera plus. Il suffit de regarder autour de soi, la salle à manger, le carrelage cassé, le poêle, les couvertures dépareillées sur le canapé hors d’âge, tout me ramène à Zola. Un siècle plus tard… Elle vit « avec un euro par jour ». Son mari ne lui donne
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pas d’argent, il fait lui-même les courses (« il dit comme ça que si j’ai de l’argent, je vais aller acheter ma bouteille »). Il lui accorde « un petit verre le midi et le soir ; j’ai droit à une bière l’après-midi, et c’est tout ». Elle me sourit, les dents abîmées… (Bon Dieu, maintenant c’est Fantine, je n’en sors pas). Je me souviens qu’il a été question de divorce, de séparation. Impossible de comprendre. Véronique estime qu’elle a été séquestrée en prison, séquestrée par son mari. Sa vie est une succession d’enfermements. Elle dit qu’il boit beaucoup. « Il faudrait qu’il s’en aille. Avec lui, c’est pas possible. » Toujours la faute des autres. Véronique n’a pas fait d’études. Personne, dans la famille, n’en a fait (même Cindy, sa fille, dix-huit ans – la nouvelle génération marche sur les pas de la précédente –, ne travaille pas, elle et son copain vivent ici). Véronique a perdu son père il y a bien longtemps (« Il était sorcier. S’il voulait qu’il arrive quelque chose à quelqu’un, de vraiment mortel, “Je mets un voile sur lui le soir et le lendemain…” Mais il ne voulait pas le faire, il ne voulait pas avoir ça sur la conscience. Lui, il était sorcier et mon grand-père, les gens le voyaient la nuit au-dessus de son toit. Pas “sur” son toit : “au-dessus” ! Allongé. » Quand elle parle de ce grand-père qui, avec sa petite canne, passait par les marais et rapportait aux trois filles des « petites bricoles » glanées sur le chemin, elle a les yeux embués). De la famille, il ne reste que sa mère (« Dieu merci ») et sa sœur jumelle qui habite tout près. Lorsque Véronique va la voir, elle lui passe un coup de téléphone : « Je pars, tu me regardes, hein ? » La sœur se met à la fenêtre et surveille Véronique : « Pour le cas où je tomberais… »
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UNE QUESTION DE MOTS
À l’audience, Véronique H. ne s’est pas présentée pour répondre des différents manquements constatés. Elle a toutefois adressé un courrier au juge de l’application des peines le 4 octobre faisant état de problèmes de santé liés notamment à une dépression en raison d’une séparation conjugale. Elle y a joint une analyse sanguine en date du 27 septembre dont les résultats témoignent d’une consommation alcoolique persistante, l’ensemble des marqueurs de la consommation alcoolique étant largement au-dessus des normes de référence. Densité lexicale : 86.2 %
Concernant l’aménagement de sa peine pour raisons médicales, le juge de l’application des peines dit : « Il aurait fallu que Mme H. prenne les devants, qu’elle m’écrive en demandant elle-même un aménagement… » Qu’elle écrive… On croit rêver. J’ai sous les yeux une lettre qu’elle a écrite en octobre 2012 : Monsieur, J’ai Bien recue Votre convocation, Consernent Mon probléme, suite a Des dificulté De Santée. Et probléme de famille. Je suis en Divorce et régularizée Les papiers me consernent Je suis en depretion et probleme de santé. J’ait due chercher une Maison Mes la prise de sang a été fait. Mercie Voilà comment écrit la détenue qui doit « prendre les devants ». Je pense au juge. Aux juges, parce qu’ils sont plusieurs à se repasser le dossier. C’est une fonction pour laquelle j’ai beaucoup de respect ; moi-même, j’aurais aimé être magistrat. Je connais leur charge de travail, leurs conditions d’exercice. J’ai lu quelque part qu’il n’y
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avait pas plus de juges aujourd’hui qu’en 1914, je ne sais pas si c’est vrai. Ce qui est certain, c’est que nous en avons 9 pour 100 000 habitants, l’Allemagne en a 25. En conséquence, il résulta des éléments ci-dessus exposés que, malgré une problématique alcoolique l’ayant conduit à conduire son véhicule en état alcoolique, Véronique H. n’a jamais respecté l’unique obligation particulière de la mesure probatoire, à savoir l’obligation de soins. Elle n’a pas su tirer profit de la chance qui lui avait été donnée par le biais d’une prolongation du délai d’épreuve. Dès lors, seule une révocation totale du sursis avec mise à l’épreuve en cours est de nature à sanctionner les manquements constatés.
© Dorothy-Shoes 2008 – 2010
Densité lexicale : 95.3 %
J’ai dû relire le jugement pour être certain : « Mme H. n’a pas su tirer profit de la chance qui lui avait été donnée. » Je veux bien comprendre que l’administration judiciaire fait ce qu’elle peut mais face à une personne qui, pour exprimer ce qu’elle ressent, n’a quasiment pas de mots, le juge pourrait tout de même peser les siens. Véronique n’est pas une délinquante. Elle dispose, culturellement, de peu d’outils pour analyser, comprendre, maîtriser son existence. Elle est alcoolique. Elle a été l’objet d’une succession de décisions absurdes, de jugements à l’emporte-pièce, d’une faillite administrative, d’un manque cruel de moyens, à la suite de quoi, faute de place en établissement spécialisé et de moyens de l’accompagner, on l’a mise en prison. … ordonne la révocation totale de la peine prononcée le 13 mai 2009 à l’encontre de Véronique H. La présente décision est exécutoire.
Parce que c’est la loi.
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BIOGRAPHIE DE L’AUTEUR
Prix Goncourt 2013 pour son roman Au revoir là-haut (Albin Michel, 2013), Pierre Lemaitre a été d’abord un auteur de romans policiers. Invité par les bibliothécaires à venir s’entretenir de ses livres avec des détenus, il s’est rendu en 2007 à la maison d’arrêt de Metz. Le choc de cette visite a entraîné chez lui un intérêt très vif pour la condition pénitentiaire.
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1 Observatoire international des prisons
La pauvreté et la maladie incarcérées
« Le risque d’incarcération varie de un à quatre entre les hommes cadres et ouvriers », calculait l’Insee en 2000. De fait, à infraction égale, on envoie plus facilement en prison des personnes démunies : en travail, en logement, en argent, mais aussi en niveau scolaire, en liens familiaux, en santé… Certaines ont moins d’atouts pour comprendre le système judiciaire et assurer leur défense : 27 % des personnes détenues ne maîtrisent pas la lecture et parmi elles 11 % sont en situation d’illettrisme (au 1er janvier 2013). Elles présentent moins de « garanties de représentation » (adresse et emploi fixes) qui augmentent les chances d’éviter une détention provisoire ou d’obtenir un aménagement de peine (libération conditionnelle, bracelet électronique…). Seuls 19 % des détenus déclarent un emploi – souvent précaire – lors de leur incarcération. Les autres sont
chômeurs ou ne déclarent aucune situation. Asile des pauvres, la prison est aussi un lieu de maladies. Plus de la moitié des personnes arrivant en détention se révèlent poly consommatrices d’alcool et de drogues. La prévalence de la tuberculose était dix fois plus élevée en prison en 2004 (derniers chiffres disponibles) que dans la population générale. Le virus de l’hépatite C concerne près de 5 % des hommes et 12 % des femmes en détention, le VIH environ 2 % des détenus. Autre tendance lourde, le transfert de prise en charge des personnes atteintes de troubles mentaux de l’hôpital vers la prison. Plus de 20 % des détenus seraient atteints de troubles psychotiques (schizophrénie, paranoïa, psychose hallucinatoire…).