Colloque identités insulaires

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Les identitĂŠs insulaires face au tourisme Colloque international

sous la direction de Pierre Frustier

IUT La Roche-sur-Yon



Les identitĂŠs insulaires face au tourisme Actes du colloque de La Roche-sur-Yon 1er et 2 juin 2006


© 2007 - ISBN : 978-2-354290-06-1 IUT La Roche-sur-Yon, département Information et communication - Boulevard Gaston-Defferre - 85000 La Roche-sur-Yon Illustration de couverture : Marc Desgrandchamps (sans titre, gouache n° 7, 2004, gouache sur papier 150 x 110 cm). Musée de l’Abbaye Sainte-Croix, Les Sables d’Olonne, © Galerie Zürcher, Paris Tous droits réservés. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partilelle faite par quelque procédé que ce soit - photographie, photocopie, microfilm, bande magnétique, disque ou autre - sans le consentement de l’auteur et de l’éditeur est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.


Actes du colloque

Les identités insulaires face au tourisme sous la direction de Pierre Frustier

organisé par le CREC

(Centre de recherche éducation-culture) EE 0501 - Université de Nantes

La Roche-sur-Yon 1er et 2 juin 2006



SOMMAIRE Avant-propos . ..................................................................................................................

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Pierre Frustier Les identités insulaires face au tourisme..............................................................................

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Jean-Pierre Lozato-Giotard Tourisme et territoire insulaire : enjeu identitaire et analyse isoculturelle............................

20

Claudine Paque Une représentation exemplaire : l’île de Calypso.................................................................

26

Thierry Glon Paul Claudel et les îles japonaises . .....................................................................................

32

Louis Marrou Identité et tourisme aux Açores dans trois œuvres de R. Brandão, V. Nemésio et J. Saramago ................................................................................................

40

Giovanna Iacovazzi L’île et l’imaginaire en ethnologie : à la recherche du rêve perdu ? ......................................

49

Valérie Perles La stratégie insulaire du Club Méditerranée : une « Polynésie » en miroir...........................

58

Odile Gannier Nouvelles du paradis : la Polynésie et la caricature du tourisme..........................................

64

Jean-Pasquin Castellani L’identité corse ou la performance oubliée .........................................................................

72

Bassem Neifar Le tourisme à Jerba : entre repli identitaire et ouverture à l’extérieur . ................................

78

Olivier Bessy, Catherine Dostes L’identité réunionnaise face au tourisme : l’exemple de « Villages créoles » . .......................

86

Karine Salomé Des identités bouleversées ? Les îles bretonnes et le développement du tourisme ...............

94

Pierre Buttin et Gillers Janin - Vincent Guigueno Un film entouré d’eau : histoire et mémoire de L’or des mers de Jean Epstein à Hoedic (1932-2005) .............................................................................. 100 Jennifer Monnaie L’insulaire contre le tourisme, tout contre . ........................................................................

105

Claire Giraud-Labalte Marie-Galante, si vraie ? .................................................................................................... 112



Anne-Sophie Bonnet La remise en cause de l’identité insulaire au travers des problèmes fonciers : exemple de Jurerê international sur l’île de Santa Catarina (sud Brésil) ..............................

120

Clotilde Buhot Nouveaux habitants dans les îles du Ponant : l’exemple des nouveaux propriétaires de logements à Ouessant, Groix et Yeu ..............................................................................

130

Anne Prunet L’identité insulaire face au tourisme sur l’île de Groix : éloge et pouvoir de l’absence .........

138

Vanessa Leclercq Le tourisme en Grande-Bretagne : représentation de l’identité nationale et langues minoritaires . .....................................................................................................

146

Jean-Michel Jauze Tourisme et construction identitaire : exemple de l’île Maurice dans l’océan Indien ..........

153

Caroline Blondy Les habitants de Polynésie française face au tourisme . .......................................................

167

Nadège Kokel Mise en tourisme du Cap Vert : conditions et effets sur l’identité du territoire . .................

175

Aingeru Zabala L’île d’Izaro : un facteur identitaire ....................................................................................

181

Ludwig Nedelec Les îles françaises et le sel . .................................................................................................

187

Yann Bévant Identité nationale et marketing en Irlande : l’exemple de l’Abbey Theatre de Dublin . .......

195

Marina Casula Tourisme et développement identitaire en Corse ...............................................................

203

Pierre Frustier À la recherche de l’identité insulaire, l’île de Noirmoutier au banc d’essai ......................... 211 Pierre Frustier et Olivier Ertzscheid Les identités insulaires, un archipel de problématiques.......................................................

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AVANT-PROPOS Le tourisme constitue désormais une pratique culturelle à part entière, avec ses propres lieux, espaces, codes, langages, symboles, valeurs. Par les représentations multiples qu’il suscite, il contribu­e à la construction d’images, souvent stéréotypées, qui peuvent venir se superposer, s’associer ou s’impose­r aux référents identitaires des sociétés d’accueil. Dès lors, cette pratique, par la mobilité qu’elle implique, constitue un puissant vecteur de confrontations culturelles dont les effets restent souvent difficiles à évalue­r. Longtemps perçu comme une force exogène entraînant des impacts positifs ou négatifs, le tourism­e peut aussi être approprié, intégré, voire devenir constitutif de l’identité d’un groupe. Le monde du voyage devient ainsi une vitrine de l’expression identitaire des territoires. Avec le tourisme, une fusion s’opère entre culture et communication. Évidemment, la communication est au coeur de cet univers composé d’une multiplicité d’acteurs et de secteurs économiques et sociaux. Aux côtés du couple déjà problématique culture-communication, de nombreuses questions épistémologiques et idéologiques jaillissent de l’inclusion du tourisme dans une grille de lecture de la société actuelle. Les espaces insulaires ne sont pas à l’abri de ce phénomène. La communication touristique véhicule l’imaginaire contemporain de ces lieux. Le nomadisme de nos contemporains ne laisse à l’écart aucun espace terrestre et la confrontation des touristes avec les populations insulaires modifie les comportements des uns et des autres. Comment Le touriste influence et marque les espaces qu’il traverse (et cela encore bien après son passage) ? Au début, il y a l’Atlantide, espace mythique, éden insulaire dont l’être humain, occidental du moins, fait un motif récurrent de sa littérature. Chez Homère, c’est l’escale voluptueuse d’une Odyssée, pour Defoe, le havre salvateur de Robinson. Mystérieuse chez Jules Verne, Noire pour Tintin ou Verte pour Pierre Benoît, elle n’a de cesse de susciter des œuvres, littéraires ou autres. Île Fantastique, Île d’Amour ou Île nue au cinéma, la voici Île de la Tentation d’une télé-réalité qui n’est que le plus récent avatar d’un espace dont l’imaginaire est sans cesse renouvelé. L’hypothèse que le tourisme peut jouer un rôle décisif dans la mise en scène de la mémoire et de l’identité des territoires sera explorée. Comment s’opère-t-elle ? Quels en sont les acteurs ? Comment s’effectue la sélection des référents diffusés ? Jusqu’où la mise en scène peut-elle aller sans manipuler, en particulier dans les espaces insulaires. Telles sont les questions autour desquelles les chercheurs de tous horizons : infocom, sociologie, ethnologie, histoire, géographie, mais aussi littérature, économie ou architecture se sont retrouvés car de multiples aspects de l’identité insulaire peuvent ressentir les effets du tourisme, depuis les hommes jusqu’aux paysages.

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C’est sur le projet scientifique ci-dessus que le colloque « Les identités insulaires face au tourisme » s’est tenu, les 1er et 2 juin 2006, à l’IUT de La Roche-sur-Yon. La présence d’importantes îles du littoral atlantique au large des côtes vendéennes donnait un arrière-plan adapté au sujet mais le travail du CREC (Centre de recherche éducation-culture) explique le choix de cette thématique. Engagé dans un projet européen centré sur les identités atlantiques, le CREC avait en effet initié une étude sur l’image touristique de Noirmoutier. Le projet européen n’a pas été concrétisé mais l’étude locale a été poursuivie. Dès lors, il s’agissait de valoriser cette recherche et de la confronter aux résultats d’autres chercheurs, sur d’autres espaces. Le colloque a permis cette confrontation et donne un large panorama des questions que se posent les chercheurs, les professionnels et les institutions en charge de l’aménagement et du développement insulaire. Ces actes permettront de diffuser largement l’ensemble de ces réflexions. Ils se composent de vingt-cinq des communications présentées, dans l’ordre du programme où elles étaient regroupées par thèmes de proximité. S’y ajoutent un article consacré aux travaux du CREC sur Noirmoutier et une synthèse. Le témoignage du CREC sur la mise en scène du patrimoine insulaire s’inscrit parfaitement dans le projet scientifique mais il n’avait pas été présenté au cours du colloque pour laisser place aux invités. Ici, il concourt à l’approche méthodologique du phénomène par une approche qualitative originale. En fin de volume, une analyse de contenu des communications tente de mettre en lumière les différentes problématiques et les différents axes d’approche utilisés par les chercheurs. On s’aperçoit alors de l’étendue des enjeux induits par la confrontation des espaces insulaires avec le tourisme, des passerelles qui se tissent entre les savoirs scientifiques et des liens qui restent encore à explorer. En ce sens, ces actes représentent un état des lieux qui peut servir de référence commune à tout développeur d’espace. Pierre Frustier

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Le colloque « Les identités insulaires face au tourisme » a été mis en place par le CREC (Centre de recherche éducation-culture, EE 0501, université de Nantes), avec le soutien du ministère délégué au Tourisme, de la région Pays de la Loire, de l’université de Nantes, de la ville de La Roche-sur-Yon, du Centre universitaire départemental de La Roche-sur-Yon, de l’IUT de La Roche-sur-Yon.

comité scientifique Catherine Sellenet, professeur Sciences de l’éducation, directrice du CREC ; Pierre Frustier, maître de conférences Information-communication (CREC), chef de projet ; Françoise Nicol, maître de conférences en langue et littérature françaises (CREC) ; Hélène Desfontaines, docteur en sociologie (CREC) ; Marc Gontard, professeur littérature (université Rennes 2) ; Rémy Knafou, professeur géographie (Paris 7) ; Jean-Pierre Poulain, maître de conférences (hdr) sociologie (Toulouse Mirail) ; Céline Barthon, maître de conférences géographie (université d’Angers, UMR 6590 « Espaces et Sociétés »-CARTA) ; Jane Voisin, professeur littérature comparée (université Santa Cruz, Ilhéus, Brésil) ; David Picard, Phd anthropologie, Sheffield ­Hallam university (GB).

comité de pilotage Pierre Frustier, chef de projet (IUT-CREC) ; Françoise Nicol (IUT-CREC) ; Hélène Desfontaines (UCO-CREC) ; Noël Le Scouarnec (direction du tourisme) ; Didier Delorme, maître de conférences langues et littératures romanes (directeur du Centre universitaire yonnais) ; Chloé ­Bacal, Clothilde Charlier, Marion Quéau et émilie Ruel, étudiantes IUT Information-communication.

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Les identités insulaires face au tourisme

Pierre Frustier IUT La Roche-sur-Yon Crec (EE 0501)

L’

île est un objet scientifique parmi tant d’autres et les recherches auxquelles on soumet cet espace reflètent la complexité des problématiques qui se posent à un territoire. On pourrait croire que la définition de l’île est simple, conduisant à un premier critère identitaire relativement facile à déterminer : une terre entourée d’eau. La réalité rend les choses moins aisées. Ainsi, les îles du littoral français qui ont été reliées au continent par un pont ont perdu la dimension officielle de l’insularité. Ceci amène à caractériser l’identité insulaire par un « indice d’isolement »  : on serait plus ou moins île selon que le voisin serait plus ou moins proche… jusqu’à ce que, au-delà d’une certaine taille, l’île devienne continent ! D’où le choix de certains chercheurs de limiter leur corpus aux petits espaces insulaires : des terres entourées d’eau de tous côtés, d’un seul tenant, dont la superficie est inférieure à 11 000 km2 et la population inférieure à 1,5 millions d’habitants  .

Voir ici les travaux de François Doumenge et le programme des Nations Unies pour l’environnement (1998). Taglioni, François : Recherches sur les petits espaces insulaires et sur leurs organisations régionales (habilitation à diriger des recherches, université Paris Sorbonne, 2003, vol. 2. p. 36). 14


Les identités insulaires face au tourisme

La littérature scientifique à propos des îles et du tourisme est de plus en plus abondante, preuve que l’attractivité insulaire ne se limite pas à la fréquentation touristique. Le Ciret  , centre de ressources documentaires constitué par René Baretje affiche 1 716 documents pour la thématique tourisme insulaire et Google donne plus de 1 000 résultats pour la même requête. Il semble d’ailleurs que cet intérêt soit en progression constante à cause des nombreux projets internationaux qui s’attachent au développement insulaire. On pourra citer ici l’AID (Association internationale de développement)  créée par la Banque mondiale en vue d’aider les petites économies insulaires ; le SIDS (Small Islands Developing States)  , réseau des petits états insulaires en développement, suscité par l’Onu ; la conférence des RUP, régions ultra-périphériques de l’Union européenne  ; et, en France, l’association des îles du Ponant  . Chacune de ces structures initie, à son niveau des programmes d’études auxquels la recherche universitaire s’associe, au point de susciter la création, sous le nom d’Insula, d’un comité scientifique pour le développement insulaire  . Les Français tiennent une place non négligeable dans cette analyse des phénomènes insulaires. Abraham Moles tenta même d’ériger une science de l’insularité dans sa « Nissonologie ou science des îles »  car ce territoire, qui inspira en nombre les géographes, n’est plus leur chasse gardée : la question des îles n’est pas simplement une problématique d’espace. Christian Huetz de Lemps a parfaitement résumé la vision contemporaine de l’île : Ce sont bien les hommes, dans la diversité de leur histoire, qui ont introduit les éléments essentiels de la personnalité de chaque entité insulaire. 10 Ainsi, les sciences humaines dans leur ensemble sont invitées à parler d’identité insulaire. De l’insula à l’isolat, il n’y a qu’un pas qui fonde le mythe d’un lieu préservé, sanctuaire d’une culture originale. Le territoire insulaire serait alors « mental », idéal, alors que ses caractéristiques ­réelles s’inscrivent dans un espace géographique bien précis. Or le développement du tourisme, favorisé par l’évolution des moyens de transports, brise cet isolement. Ce territoire était-il vraiment facteur d’identité ? Quelle culture originale développait-il ? Comment l’irruption du touriste dans ce cocon se produit-elle ? Et avec quelles conséquences pour l’identité insulaire ? Telles étaient les questions que le colloque de La Roche-sur-Yon se proposait d’examiner sans qu’une quelconque polémique ne sous tende la confrontation de l’île et du touriste. La démarche pluridisciplinaire s’imposait car l’attractivité touristique est elle-même nourrie d’approches culturelles, historiques, géographiques, et la mesure du phénomène nécessite des méthodes sociologiques ou économiques.

Questions de méthode La problématique de l’île et du touriste n’est pas nouvelle. Depuis que les hommes sont sur la planète, ils ont voyagé et les récits de ces voyages témoignent de la fascination pour les îles, ces CIRET, Centre international de recherche et d’études touristiques (Aix en Provence), www.ciret-tourisme.com. web.worldbank.org http://www.sidsnet.org http://ec.europa.eu/regional_policy/themes/rup_fr.htm www.iles-du-ponant.com www.insula.org Moles, Abraham : in L’Espace géographique, n° 4, 1982. 10 Huetz de Lemps, Christian : L’Histoire et les îles (Hérodote, n° 74-75, 1994). 15


Pierre Frustier

territoires particuliers que l’eau protège plus ou moins des influences extérieures. C’est ainsi que les uns vont y faire naître des civilisations mystérieuses, l’Atlantide, ou que d’autres y verront les dernières traces du paradis terrestre (Utopia, Thomas More, 1516). La plupart de ces textes fondent une identité insulaire littéraire qui va nourrir l’imagination de millions de lecteurs. La théorie de la communication nous enseigne qu’il y a toujours plusieurs images d’une même réalité : l’image « voulue » par ceux qui créent le phénomène, l’image « vécue », par ceux qui le vivent et l’image « perçue » par ceux qui y sont extérieurs. L’identité littéraire des îles est une image perçue. Il existe sans doute, face à elle, une identité vécue par les insulaires et une identité voulue par ceux qui ont en charge sa communication. Ce sont ces images qu’il importe d’inventorier si on envisage, ensuite, de mesurer l’impact de leur confrontation avec celles du touriste. Les interventions du colloque de La Roche-sur-Yon ont permis d’examiner la construction de quelques unes de ces images et ont montré des outils capables de scruter les éléments constitutifs de ces images. Claudine Paque, en revisitant les îles de l’Odyssée sur les traces d’Ulysse prouve combien l’île littéraire est une relecture des sociétés continentales, la genèse des archétypes occidentaux de l’île auxquels est confronté Ulysse, l’homme. Dans cette île isolée, Ulysse va (re)trouver sa propre identité, transposition forte de ce que le touriste recherche peut-être en allant se confronter à des territoires éloignés. Le fantasme de l’île, on le retrouve encore plus dans la lecture que propose Thierry Glon des œuvres de Paul Claudel. Il y a là toute la fascination de l’homme pour un lieu et une civilisation étrangère à sa propre culture. Mais, en même temps, chez Claudine Paque et Thierry Glon, il y a une lecture « divine » de ces lieux avec une dialectique de l’ouverture et de la fermeture tout à fait représentative de ces espaces isolés où l’homme se sent à la fois prisonnier et libre. Louis Marrou, cherche des indices identitaires dans les lignes des écrivains lusataniens qui se penchent sur les Açores. Au travers des textes de Némésio, il s’agit même de la construction d’une identité açorienne par un auteur local qui débouche sur une personnalisation de l’île et de ses paysages. S’ensuit un inventaire de différents éléments fondateurs possible d’une identité territoriale comme autant de facteurs d’attraction touristique. Odile Gannier, à l’opposé, trouve chez certains auteurs des visions caricaturales du tourisme insulaire : le tourisme de masse est fustigé… sans oublier l’expert universitaire que David Lodge expédie à Hawaï. Ce chercheur toutefois est en quête d’une méthodologie pour évaluer l’identité locale, ce qui nous replonge au cœur du propos du colloque. Vue de l’extérieur, l’île est donc identifiée de manière spécifique : identité sublimée ou identité parcellaire, qu’importe. Ce qui doit marquer le chercheur est que le regard extérieur est difficilement objectif. Il y a toujours en l’homme un zeste de subjectivité qui vient perturber l’observation scientifique. Face à cela, il faut trouver des méthodes qui puissent permettre d’analyser un phénomène tel que l’identité d’un territoire avec un maximum de crédibilité scientifique. En quels termes analyser une identité ? Louis Marrou a présenté un inventaire. Deux chercheurs proposent de quantifier l’identité en un certain nombre d’éléments culturels : Jean-Pierre Lozato-Giotart et Pierre Frustier. Avec sa méthode iso-culturelle, Lozato-Giotart recherche à mesurer le degré d’acculturation d’un territoire. Il s’agit de faire l’inventaire des apports « étrangers » dans un certain nombre d’indices de la culture locale, la langue en particulier, mais aussi dans la maîtrise du territoire, la propriété du foncier. Au bout du compte, ces éléments concrets diagnostiquent le degré de propagation de l’influence étrangère, du touriste en particulier, dans le quotidien des indigènes. Il en conclut à la primauté du « terrain » sur les indices culturels : C’est par la maîtrise du territoire d’accueil touristique 16


Les identités insulaires face au tourisme

que passe l’enjeu identitaire. Pierre Frustier raisonne sur des modes de mise en scène du patrimoine dans la communication touristique. Il essaye ainsi d’estimer quel aspect culturel est « voulu » par les décideurs locaux et quelle est la vision du territoire par les médias (et donc le touriste potentiel). Il propose alors une identité de l’offre qu’il s’agit de confronter avec l’identité de la demande. Claire Giraud-Labalte en donne d’autres exemples en se penchant sur la documentation touristique de Marie-Galante Avec ces outils, nous disposons de modélisations possibles des identités culturelles des îles, mais aussi de n’importe quel territoire. Les résultats obtenus permettent de constituer un portrait d’un lieu à un instant T et d’en suivre l’évolution au fil du temps. Ainsi, on pourrait sans doute apprécier l’indice de « durabilité » d’un espace touristique face à l’usure du temps et aux caprices de la mode. Cela démontre aussi que l’île n’est pas un territoire à part mais simplement un espace particulier. Sa dimension limitée permet une expérimentation plus aisée en vue d’expériences qui pourraient ensuite être reproduites ailleurs à plus grande échelle.

Identité en miettes Tous les participants du colloque ont ensuite contribué à l’inventaire de ces miettes d’identité qui peuvent former l’essence d’un territoire. La diversité des approches amène une profusion d’items qui relèvent de chacune des sciences appelées à témoigner de la complexité de l’identité. Il y a là tout un appareillage qui, en fin de compte, éclaire la problématique et montre combien la question est complexe, sans que la notion d’île y soit en fait pour beaucoup. En sa qualité d’ethnologue, Giovanna Iacovazzi sait combien la subjectivité de l’observateur peut polluer l’observation. L’ethnologue doit se dépouiller des habits de sa propre civilisation, devenir un véritable Robinson. Mais elle remarque en même temps que les îles restent des espaces de liberté onirique dont l’attractivité varie même pour un ethnologue… ce qui a conduit nombre d’entre eux vers les rivages idylliques de la Polynésie. Elle ouvre la porte à la nostalgie, soulignant combien les ethnologues ont été pris par désir de préserver un paradis perdu et le patrimoine qui l’accompagne ce qui, en matière de musique, conduit à l’ethnomusicologie comme système de conservation. à l’inverse, les grandes entreprises touristiques se servent des mythes et de l’image perçue pour recréer des réalités insulaires conformes à l’attente de leurs touristes. Valérie Perles décrit ainsi l’installation du Club Med en Polynésie. Ici, c’est l’équipement touristique qui fonctionne comme une île dans laquelle le touriste reste prisonnier. Peu importe alors que l’on soit réellement dans un espace insulaire : le Club EST une île au milieu des terres où le gentil organisateur peut recréer l’ambiance de n’importe quel lieu. Avec quelles conséquences pour la population indigène ? Dès lors, on approche des questions de préservation de la culture locale comme substrat de l’identité d’un lieu. Jean-Pasquin Castellani s’interroge sur la mise en scène de la culture dans le développement touristique corse et fait alors rimer identité avec authenticité. Toutefois, il souligne que cette authenticité est sélective : toute la culture n’est pas mise en scène car toute la culture ne répond pas à la demande touristique. Il y a donc une évolution de l’identité en fonction d’une double contingence celle du territoire et celle du touriste. Bassem Neifar fait une constatation à peu près similaire à Jerba : le tourisme profite au non-jerbiens et un conflit latent s’installe entre deux 17


Pierre Frustier

populations parce que le tourisme n’est pas une activité conforme à la culture locale. Dans ces deux développement, on voit naître un antagonisme entre l’identité vécue par les indigènes et celle voulue par les touristes. Dans d’autres lieux, la préservation de l’identité locale semble avoir des effets plus positifs : on y rencontre une préservation ou une mise en valeur du patrimoine. C’est le cas des villages créoles de la Réunion illustrée par Olivier Bessy, des lieux anthropologiques porteurs d’identité parce qu’ils sont encore habités. La réhabilitation des cases entre dans la catégorie de l’éco-tourisme mais c’est aussi une opération socioéconomique qui fait appel à une volonté politique d’aménagement. Karine Salomé montre, pour les îles bretonnes, la même nécessité d’aménagement public pour favoriser l’afflux touristique. Ici, le tourisme montre qu’il n’est pas une activité à part mais, au contraire, qu’il s’intègre étroitement dans la société. Partant, la population locale bénéficie elle aussi des investissements et redécouvre son patrimoine avec une certaine fierté. L’identité locale en sort confortée. Un devoir de mémoire apparaît, comme à Hoédic où le cinéaste Jean Esptein grave dans la pellicule une fiction insulaire, témoignage d’une époque aujourd’hui révolue autour de laquelle s’édifie tout un renouveau de culture locale, comme l’attestent Pierre Buttin et Jennifer Monnaie. Ainsi, de la mise en scène d’un patrimoine réel à la valorisation d’un patrimoine fictif, tout devient matière à identité à partir du moment où la population se l’approprie. Nous l’avons déjà souligné avec Jean-Pierre Lozato-Giotart, l’identité d’un territoire se niche aussi dans l’instinct de propriété de la terre. Anne-Sophie Bonnet illustre cela au travers l’exemple de Santa Catarina (Brésil) où les populations locales ont été expulsées des terrains communaux au profit de complexes touristiques. Ceci, outre la ghettoïsation des populations locales, amène la disparition d’éléments culturels anciens comme l’architecture et les activités primaires. Clotilde Buhot, étudie, pour les îles bretonnes, la progression des propriétaires « étrangers », élément important pour la survie de l’identité locale. Anne Prunet note, à Groix, une « résistance » des autochtones à l’invasion touristique par divers stratagèmes qui tentent de masquer la réalité aux visiteurs. Elle décrit une identité « en creux », basée sur l’absence. Vanessa Leclercq voit dans le processus d’autonomie des différentes nations du Royaume-Uni un processus de reconquête identitaire. En effet, l’utilisation des langues « régionales » peut être un vecteur de diffusion de ces identités mais, hors des populations locales, elles restent incompréhensibles à bien des touristes. L’île Maurice connaît un phénomène semblable au niveau de ses communautés ethniques. Michel Jauze explique qu’elles ont des développements séparés. Ceci limite la dynamique globale d’un site qui dispose par ailleurs de beaucoup d’atouts touristiques. La Polynésie, composée de multitudes d’îlots a également du mal a susciter un élan identitaire commun. Ici, l’identité collective est en péril, soit parce qu’elle risque de se fissurer, soit parce qu’elle n’a pas encore de fondements. Caroline Blondy voit dans le tourisme polynésien le ferment d’une nouvelle identité « internationale » bâtie sur des usages extérieurs puisque l’espace local ne fournit pas de perspectives de développement interne. De son côté, Nadège Kokel note que les Capverdiens ont une identité collective qui ne semble pas marquée par l’insularité mais par un sentiment de métissage. Pourtant, elle n’arrive pas aux mêmes conclusions. Selon elle, tout dépendra des axes de développement qui seront choisis par les pouvoirs publics. Si le tourisme incite les territoires à évoluer pour répondre à leur demande, celle-ci n’est pas toujours contradictoire avec la défense de l’identité insulaire ou sa culture. Il en va ainsi des villages 18


Les identités insulaires face au tourisme

créoles ou d’autres aménagements comme ceux des marais salants des îles de la côte Atlantique française. Ludwig Nédelec montre bien comment les pouvoirs publics ont dû intervenir pour répondre à une demande écotouristique : subventions pour rénover les marais, construction de pistes cyclables… Yann Bevant ajoute le cas de l’Irlande qui a fait le pari du tourisme culturel en doublant le nombre d’emplois dans le secteur et en faisant de l’Abbey theatre une vitrine de la culture nationale. L’intervention du pouvoir politique est indispensable au développement touristique aussi Marina Casula clôt ce panorama des problématiques insulaires par une enquête auprès des élus corses. Cela lui permet de souligner l’incompréhension permanente entre les services de l’État et la population locale. En confrontant cela avec le vécu de la population elle même, elle conclut de façon positive sur la perspective d’une île « laboratoire de la complexité ».

Conclusion Les îles ont de tous temps attisé l’imagination de hommes. Longtemps, poètes ou philosophes ont fait de ces terres isolées de petits paradis où rêve et imagination pouvaient se donner libre cours. Aujourd’hui, les masses touristiques empruntent des chemins jadis périlleux à la recherche des mêmes images ou des mêmes sensations mais souvent avec une garantie de sécurité qui ôte à l’aventure une partie de sa saveur. Qu’importe, les écrivains d’hier comme les vacanciers d’aujourd’hui ont une identité fantasmée de ces territoires et leur passage laisse des traces dans le quotidien des insulaires. Ce n’est plus une simple question de fréquentation : l’influence de la télévision est bien plus grande que la cohabitation avec plus ou moins d’étrangers. Le colloque de La Roche-sur-Yon a permis de souligner la pluralité des interférences et a montré que l’approche interdisciplinaire, au travers d’éclairages différents, enrichissait le débat. Au bout du compte, la confrontation de l’île et du touriste est facteur d’une identité qui se construit en réciprocité : chacun apporte et prend à l’autre. En ce sens, tourisme et souci de l’autre 11 fondent le principe d’un développement durable car c’est de l’inégalité de l’échange que naîtront les problèmes de pérennité du lieu. L’insularité, la plupart des chercheurs en conviennent aujourd’hui, n’offre pas de particularismes humains ou économiques à ce point spécifiques qu’ils ne trouvent de d’écho dans d’autres terri­toires fréquentés par les humains. Il s’agit, là encore, d’une relation dynamique de l’homme avec son environnement, dans un contexte singulier, l’île, mais l’insularité, en elle-même, ne génère pas de problématique particulière. Tout au plus pourrait-on dire que son isolement en faisait un laboratoire étanche aux influences extérieures mais, avec le tourisme, le vase d’expérimentation devient de mois en moins stérile de contaminations exogènes. En fin de compte, l’insularité n’est plus un facteur de différenciation mais, cantonnés aux limites inhérentes aux espaces insulaires, parfois très réduits, les phénomènes de cohabitation prennent une dimension particulière, métaphorique de l’impact touristique. On peut en attendre une certaine exemplarité dont d’autres territoires pourraient s’inspirer pour gérer leur développement. n

11 Titre d’un ouvrage collectif en hommage à Georges Cazes (L’Harmattan, 2005).

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Tourisme et territoire insulaire : enjeu identitaire et analyse isoculturelle Jean-Pierre Lozato-Giotard Responsable du pôle médiation et ingénierie touristique et culturelle des territoires Paris III Sorbonne Nouvelle

L

’impact du tourisme sur les populations et les lieux d’accueil a déjà fait l’objet de nombreuses études et analyses de la part d’anthropologues, sociologues, économistes, géographes et autres chercheurs ou responsables en charge des destinations touristiques . Sans prétendre ni à l’exhaustivité ni à l’exclusivité, l’enjeu identitaire demeure l’une des problématiques centrales du tourisme durable et, par conséquent, cela peut justifier le recours à l’analyse isoculturelle dont l’objectif consiste à fixer les limites territoriales du risque d’acculturation et identitaire encouru par les popu­lations locales face à des pratiques touristiques trop débridées. Pour des raisons géographiques et humaines qui leur sont propres, les milieux insulaires semblent plus particulièrement sensibles à un risque de recul identitaire généré par le tourisme. C’est donc à partir de quelques expériences particulières pouvant servir d’exemples emblématiques, que notre analyse tend à souligner la place fondamentale du territoire d’accueil au cœur de l’enjeu identitaire insulaire. Après avoir rappelé le positionnement touristique des destinations insulaires, dans un second temps on exposera sur quels types d’indicateurs Le tourisme international entre tradition et modernité, Actes du colloque international du Working Group of Sociology, Nice, 19-21 novembre 1992, Uresti-Cnrs, laboratoire d’ethnologie de l’université de Nice Sophia-Antipolis, 517 p.

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Tourisme et territoire insulaire : enjeu identitaire et analyse isoculturelle

repose actuellement l’analyse isoculturelle. Il s’agit donc, prioritairement, d’une approche spatiale de l’impact du tourisme sur les populations d’accueil qui ne saurait se limiter aux seules destinations insulaires.

Les îles : au cœur de l’« explosion » touristique mondiale D’après l’Organisation mondiale du tourisme, la fréquentation touristique internationale a concerné un peu plus de 800 millions de personnes dont près de 75 millions, soit 9,6 %, pour les seules destinations insulaires. Le marché des destinations insulaires est en pleine expansion surtout si l’on tient compte des croisières maritimes dont une large partie des clientèles fait escale dans une île. L’on peut véritablement parler d’« explosion » récente de la fréquentation touristique insulaire. Figure 1 - Les principales destinations touristiques insulaires (en millions de touristes et en 2005, source : OMT)

L’incessante noria des car-ferries entre le continent et la Corse ou d’une île à l’autre des Caraïbes, notamment en période de vacances, en témoigne directement. Cependant, au-delà des mythiques images insulaires traditionnelles véhiculées par la promotion ou la publicité commerciale la concentration géographique correspond à la réalité des flux touristiques vers les îles (cf. figure 1). En effet, sur les cent mille îles dans le monde capables d’accueillir des touristes une quinzaine d’entre elles, isolées ou sous forme d’archipel, concentrent pratiquement 90 % de la fréquentation touristique insulaire ! Ainsi, peut-on observer l’éclatante contradiction entre la notoriété des images touristiques des Seychelles ou des Maldives et leur faible poids dans la fréquentation touristique insulaire mondiale. Telle est toujours la réalité du marché touristique insulaire marqué par une spectaculaire concentration géographique à l’échelle planétaire. Faut-il donc redouter un phénomène d’acculturation, c’est-à-dire la perte d’identité propre à la population d’accueil, sous la seule pression d’une trop forte fréquentation touristique par rapport au nombre d’habitants ? à notre avis, cela ne saurait suffire comme seule explication d’un enjeu identitaire qui peut s’exprimer sous diverses formes sociales, culturelles et économiques sur le territoire touristique d’accueil. Seule une minorité d’îles offre assez de réserves naturelles d’eau potable capables de faire face aux besoins de ses habitants et, a fortiori, des éventuels contingents de touristes, notamment dans le cas de séjours prolongés. La consommation moyenne journalière étant de 250 litres d’eau pour répondre aux besoins des différents usages domestiques, l’on peut vérifier que de nombreuses îles ne peuvent prétendre à un développement touristique massif sans engendrer à terme de graves déséquilibres tant pour l’environnement que pour la population.

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Maîtriser son territoire pour sauvegarder son identité Traditionnellement, certains comme Dean Mac Cannel considére que le péril identitaire était prioritairement lié à une fréquentation touristique dont le nombre finissait par submerger une population locale devenue très minoritaire sur son propre territoire. Sans reprendre ici tout l’historique de cette analyse de la carrying capacity, surtout inaugurée par l’école de sociologie anglo-saxonne, les études menées ultérieurement semblent avoir démontré que c’est par la maîtrise du territoire d’accueil touristique que passe l’enjeu identitaire. Une analyse comparative de la situation touristique aux îles Canaries, aux îles Baléares et en Corse, pour ne retenir que ces exemples parmi d’autres, démontre clairement l’intérêt de la méthode isoculturelle. Premier cas significatif : l’île de Ténériffe où les communes méridionales sont les plus touristifiées c’est-à-dire assujetties au « tout-tourisme ». Ainsi, il y a plus de dix ans, nous avons recensé la prépondérance des apports socioculturels extérieurs véhiculés par les touristes majoritairement non espagnols au niveau des affichages, de la publicité, de la signalétique, de la presse quotidienne, des revues et des médias audiovisuels particulièrement à travers les programmes télévisés. Dans les cas les plus extrêmes, l’identité espagnole est passée au second plan et, pis encore, la majorité de l’espace foncier est aujourd’hui plus ou moins directement sous le contrôle économique de sociétés immobilières, hôtelières et touristiques exogènes. Quand cela finit par dépasser 50 % du sol communal (cf. figure 2) l’on aboutit à la marginalisation de la population locale de plus en plus dépendante économiquement et socialement du tout tourisme ou condamnée à l’exode vers le continent européen à la recherche d’autres types de débouchés. La méthode isoculturelle consiste donc à faire le relevé sur le terrain de l’extension des impacts touristiques sous toutes les formes mentionnées ci-dessus. Cela permet de dresser la « carte identitaire » isoculturelle servant d’indicateur plus précis sinon plus pertinent que le seul rapport quantitatif touristes/nombre d’habitants.

Figure 2 - Exemple de territoire communal « touristisé » (+ 50 %)

Impacts touristiques fonciers et culturels (+ 50 %) : « touristisation » et enjeu identitaire La conjonction des différentes formes d’occupation et d’appropriation du territoire d’accueil par le tourisme notamment par des acteurs exogènes peut aboutir à la « touristisation » ou sorte de colonisation à la fois culturelle et foncière. De nombreuses populations insulaires sont victimes ou menacées de « touristisation » comme à Bali, aux Baléares ou à Hawaï à cause d’une fréquentation touristique massive pouvant enregistrer jusqu’à 300 touristes par hectare et quinze à vingt fois plus Dean Mac Cannel, « Tourisme y identidad cultural » in Cruce de culturas y mestijace cultural, Madrid, Jucar, 1988, p. 207-227.

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Tourisme et territoire insulaire : enjeu identitaire et analyse isoculturelle

de touristes que la population locale. Ce sont surtout les petites îles dont les superficies vont de quelques centaines d’hectares à moins de 5 000 km2 qui sont les plus directement concernées par l’enjeu identitaire à travers les enjeux culturels et territoriaux. Les Keys, ces micro-îles prolongeant la Floride entre le golfe du Mexique, à l’ouest, et l’océan Atlantique, à l’est, illustrent bien l’appropriation réalisées par la spéculation immobilière et touristique à l’origine de la disparition des identités locales : les indices isoculturels et foncier sont de l’ordre de 75 % à 90 % ! Cependant, l’on peut observer des cas de « résistance » à la « touristisation » comme en Corse, aux Seychelles et même aux Baléares. La Corse semble particulièrement rebelle à la pression touristique et le dynamitage de villages de vacances, de complexes golfiques ou de résidences secondaires en sont les illustrations les plus spectaculaires. Est-ce à dire que la Corse se trouverait dans une situation de saturation touristique devenue intolérable ? Les quelques statistiques dont nous disposons laissent plutôt à penser que la Corse demeure l’une des îles touristiques possédant encore une importante réserve naturelle d’espaces littoraux et montagnards. En effet, l’on enregistre dix fois moins de touristes dans l’île de Beauté qu’aux îles Baléares (1,6 millions contre 16 millions) pour une superficie presque deux fois plus vaste (près de 9 000 km2 contre 5 000 km2). Et pourtant, l’on dynamite en Corse alors qu’au contraire les Baléares semblent submergées par les formes d’expression étrangères et en voie de « touristisation ». Serait-ce que les Corses ont une conscience identitaire exacerbée contrairement à des Baléarins en perte d’identité ? Notre longue connaissance du terrain et des héritages historiques nous a permis de comprendre que l’enjeu identitaire passe plus encore par les enjeux territoriaux que par les traditionnels enjeux culturels. Dans le cas de la Corse, la propriété foncière est toujours sujette à l’indivision qui touche aussi les biens immobiliers dans de nombreuses communautés villageoises tant sur le littoral qu’à l’intérieur. De plus, selon un droit coutumier tacite la plupart des bergers et éleveurs insulaires recourent à la vaine pâture sur l’ensemble des terres communales. Le pastoralisme Corse est largement tributaire de ce droit d’usage collectif qui assure sa survie économique grâce aussi la qualité de ses produits (charcuteries, fromages, artisanat.). Toute appropriation du sol par des implantations touristiques est alors considérée comme une remise en cause de ces usages coutumiers jamais véritablement contestés ni par les pouvoirs publics ni par les familles propriétaires dont la majorité des descendants travaillent et vivent à l’extérieur de la Corse. Par ailleurs, il est incontestable que le renouveau culturel corse, stimulé par des revendications identitaires, renforce encore la volonté de certains de garder la maîtrise du territoire insulaire face à un développement touristique facteur d’acculturation. Dans le cas des îles Baléares, un véritable plan de « reconquête » identitaire a été engagé depuis 1995. Le phénomène de baléarisation a été et reste encore le synonyme de mur de béton touristique et d’acculturation de la population locale. Nombreuses furent les critiques formulées contre ce tout tourisme colonisateur d’îles naïvement engagées dans une irréversible perte d’identité. La dégradation des paysages côtiers, la trop forte capacité de charge territoriale et humaine conjuguée à des emprises culturelles visibles dans les médias sont autant d’expressions concrètes du phénomène de baléarisation. Et pourtant, les 700 000 Majorquins ne manifestent aucun rejet violent du tourisme comme semblent le faire une partie des insulaires corses. Cela s’explique par la pérennité de coutumes sur l’héritage et le foncier, ayant force de loi, qui a longtemps réservé l’héritage foncier au seul aîné de la famille et, par ailleurs, le sol et le sous-sol n’entrent jamais dans les transactions immobilières notamment à des fins touristiques. Lors de l’adhésion de l’Espagne à l’Union européenne, un droit 23


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de subsidiarité a freiné la touristisation des îles Baléares tout en n’empêchant pas leur touristification c’est-à-dire les atteintes portées aux paysages et à l’écosystème. Du coup, la destruction de structures touristiques jugées inadaptées ou portant atteinte à l’environnement reste une arme légale utilisée dans la stratégie de « reconquête » du territoire préalable indispensable à la sauvegarde de l’identité catalane et insulaire des hommes et de leur environnement. Les Seychelles, au nord de Madagascar, peuvent servir d’exemple emblématique d’une politique touristique soucieuse des enjeux territoriaux et identitaires. En effet, sur les 118 îles et îlots qui composent cet archipel de très modeste superficie et peu peuplé (455 km2 et 82 000 habitants) seuls quelques îles sont ouvertes au tourisme. Les autorités seychelloises ont pris le parti d’un développement touristique contrôlé et en équilibre avec les potentialités d’accueil afin de préserver tout à la fois l’environnement tropical insulaire et l’identité des hommes. Le nombre de touristes est actuellement plafonné autour de 130 000 par an — surtout des Européens et en premier lieu des Français — ce qui permet de limiter les hébergements essentiellement sous la forme de petites unités comprenant quelques dizaines de lits. Les aménagements touristiques obéissent à une réglementation foncière et environnementale selon les normes suivantes : - pas plus de 30 % d’occupation des sols ; - pas de constructions massives et ne dépassant pas la cime des arbres ; - aucun aménagement à moins de 150 m de la ligne de rivage ; - protection des récifs coralliens particulièrement fragiles ; - investissements étrangers à long terme et réinvestissement d’une partie des bénéfices sur place ; - laisser des espaces libres entre les divers types d’aménagements (ce qui explique les moindres dégâts lors du tsunami de Noël 2004) ; - insertion des locaux dans toutes les activités et les fonctions touristiques (souci particulier de former la main d’œuvre locale). Le tourisme représente la première activité du pays soit plus de la moitié des emplois et des revenus mais sans jamais céder à un « tout-tourisme » dévastateur. Tout cela grâce au choix d’un tourisme plutôt haut de gamme sur l’échelle d’élasticité que l’on peut qualifier de marché de niche. Les Seychellois semblent réussir le triple pari d’un tourisme durable, c’est-à-dire renouvelable, d’un environnement sauvegardé et d’une identité respectée. En appliquant les méthodes isoculturelles et foncières aux Seychelles on se retrouve toujours à des indices inférieurs à 30 % ce qui démontre bien la place et le rôle du territoire, pris dans son acception la plus large, dans l’enjeu identitaire dont les îles touristiques peuvent être l’objet. Incontestablement, les Seychelles jouissent d’une image positive à forte notoriété internationale tout en ayant fait le choix d’un « optimum » touristique basé sur l’équilibre entre les contraintes environnementales et socio-économiques. À partir des trois cas touristiques insulaires retenus, il se confirme que les enjeux identitaires sont souvent étroitement dépendants des enjeux territoriaux entre population locale et forces d’aliénation Pour l’application du concept d’ « optimum », voir J-P Lozato-Giotart et M. Balfet, Management du tourisme, Pearson, 2004, p. 376.

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Tourisme et territoire insulaire : enjeu identitaire et analyse isoculturelle

exogènes. Les pouvoirs publics et plus particulièrement les acteurs politiques ont une responsabilité directe quant au choix entre un tourisme débridé pouvant mener à tous les abus et un tourisme maîtrisé au profit de tous, touristes et population autochtone.

Conclusion : une expérience à poursuivre La méthode que nous qualifions d’isoculturelle, présentée pour la première fois au Congrès mondial de sociologie, à Bielefeld, en 1992, est née d’expériences empiriques et pragmatiques menées dans diverse îles touristiques dans le monde. Son principal objectif consiste à percevoir et à dresser la cartographie des impacts sociaux, culturels et fonciers du développement touristique sur la destination d’accueil. Cela présuppose que l’on puisse obtenir le maximum de données fiables sur place afin de pouvoir construire précisément les principales lignes de « démarcation » identitaires et foncières entre la « société »touristique et la société locale. Les îles, et plus particulièrement les petites îles, sont des territoires touristiques à la fois emblématiques et plus faciles à étudier, du moins à priori, que des espaces plus vastes. Toutefois, la méthode isoculturelle peut être utilisée dans n’importe quelle destination touristique quelle qu’en soit l’échelle. Grâce aux moyens informatiques il est possible de traiter et d’analyser des données encore plus complexes et d’en calculer des valeurs indiciaires cartographiables. Finalement, ce travail de recherche n’est rien moins que l’identification des enjeux identitaires à partir de la projection territoriale de leurs composantes sociales, économiques et culturelles. Mais, pour être efficace l’approche isoculturelle passe par la volonté des acteurs en charge des territoires d’accueil d’opter pour un choix touristique « optimum » capable d’être durable. Sans aucun doute, les sociétés insulaires fortement engagées dans leur développement touristique semblent particulièrement concernées par les enjeux identitaires que cela implique. Les îles peuvent servir d’exemples pour d’autres destinations touristiques dans le monde, car dans le cadre de la mondialisation du tourisme les « résistances » identitaires locales sont de plus en plus actives. Affaire à poursuivre. n

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Une représentation exemplaire : l’île de Calypso

Claudine Paque Enseignante chercheur, IUT de La Roche-sur-Yon (CREC)

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a lecture de l’Odyssée d’Homère éclaire l’archétype de l’île tel qu’il s’est forgé dans notre imaginaire occidental. Lire l’Odyssée, c’est se mettre en contact direct avec une mémoire très ancienne dont notre culture est profondément nourrie : les différents poèmes homériques, transcrits par les rhapsodes aux viie et viiie siècles après J.-C. et réunis en la vaste épopée narrative que nous connaissons, puisent dans un imaginaire très profond, roulé et travaillé par quatre siècles de poésie orale à partir du xie siècle avant J.-C. Cette œuvre, dont nous avons la chance qu’elle ne fut jamais perdue, est donc une source exceptionnelle pour identifier nos archétypes occidentaux. Ulysse, héros de la guerre de Troie, est aussi et surtout le représentant très humain de notre condition mortelle, lui qui est resté vingt ans loin de chez lui, après dix ans d’une guerre qu’il ne voulait pas faire et dix ans d’errance sur les mers, souvent d’île en île. L’une d’elles retiendra notre attention : Ogygie, domaine de la déesse Calypso, qui présente une illustration particulièrement condensée et puissante de l’univers insulaire. Ogygie, c’est cette île où arrive un Ulysse épuisé et pour la première fois seul : il vient de perdre tous ses compagnons en mer. Il est seul désormais et l’île d’Ogygie va être le lieu où il est non plus un héros, un chef d’armée entouré de ses compagnons d’armes, un roi et maître reconnu de tous mais 26


Une représentation exemplaire : l’île de Calypso

un homme avec cette seule identité d’homme : le tout premier mot de l’Odyssée est andra = l’homme. Cette solitude qui est celle de la condition humaine donne une portée symbolique manifeste à cette expérience insulaire et présente déjà la figure récurrente du naufragé solitaire.

Une île au bout du monde Cette île a pour première caractéristique d’être totalement perdue, loin de tout : elle est tèloti (chant V ligne 55), lointaine, au bout du monde. Elle est aussi très difficilement accessible, entourée de courants, nèsos amphirutè, (I 50) une île avec des courants autour qui accentuent la ligne de séparation définie par l’eau et renforcent la frontière naturelle qui ferme l’espace de l’île. Aucun passage identifié n’y mène et l’homme ne peut y accéder ni en partir sans intervention surhumaine : Ulysse a dérivé neuf jours cramponné à la quille de sa nef aux deux bouts recourbés et, raconte t-il, « une noire nuit — c’était la dixième — les dieux me firent aborder dans l’île d’Ogygie » (VII 253-256). Quand il en repartira, il faudra que la déesse Calypso lance « un bon vent tiède » (V 268). Elle est si difficilement accessible qu’elle l’est même pour un dieu, même pour Hermès, le dieu messager, dieu des échanges, envoyé par Zeus sur l’île pour signifier à Calypso l’ordre de laisser partir Ulysse : il se plaint d’avoir dû faire un long voyage sur les vagues sans nombre de la mer couleur de violette : « C’est Zeus qui m’a commandé de venir ici. Je ne voulais pas… Qui parcourrait de plein gré cette masse indicible d’eau salée ? » (V 99-101). Séparée du monde des hommes et du monde des dieux par des immensités d’eau, l’île d’Ogygie n’est nulle part.

Un paradis Cette île est un paradis, un jardin de rêve pour un méditerranéen, avec de l’ombre et de l’eau. Le texte évoque « un bois luxuriant » et énumère les aulnes, les peupliers, « les odorants cyprès », une vigne jeune et en pleine force, « dans la luxuriance de ses grappes », de molles prairies fleuries de violette et de persil ». Là, « quatre sources laissent couler leur eau claire en divers sens » que l’on peut rapprocher des sources de l’Eden biblique également au nombre de quatre. Le dieu Hermès qui découvre l’île est ébloui et son émerveillement magnifie ce petit paradis. C’est le lieu où la déesse Calypso chante, tisse et fait l’amour avec Ulysse depuis dix ans. Mais cette représentation est beaucoup plus complexe qu’elle ne le paraît… Deux mots intriguent particulièrement : la violette et le persil. Dans le symbolisme homérique, violette est la couleur de la « mer périlleuse » et dans le monde antique, les fleurs, les violettes, sont tressées en couronnes pour orner les sépultures. Quant au persil, il a la vertu de ranimer les mourants. L’expression populaire selinou deitai (il a besoin de persil) signifie en grec ancien : il va mourir. De plus, les « prairies » que fleurissent ces deux plantes sont molles, traduction très insatisfaisante pour l’adjectif malakoi qui signifie moelleux, humide, doux, tendre et qui qualifie deux autres Toutes les citations de ce chapitre sont empruntées au chant V 56 – 227 de L’Odyssée.

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Claudine Paque

prairies dans l’Odyssée : celles où se tiennent les sirènes dont les queues de poissons ne datent que du xiie siècle de notre ère et qui, dans l’antiquité, sont des muses de mort qui attirent les passants par des paroles douces, malakoi là encore, et séduisantes ; et celles du champ des bienheureux, dans les Enfers, le royaume des morts. Ajoutons les arbres cités, tous associés au deuil et à la mort : « les peupliers » qui sont ici des peupliers noirs, les « aulnes », arbres funéraires dans les cultes anciens (et dont le caractère funèbre a été conservé dans la culture germanique avec la célèbre légende du roi des aulnes), les « cyprès » que l’on plantait près des tombes ou des maisons en signe de deuil. De même, l’évocation de la faune se réduit aux « effraies », « faucons », « corneilles », autant d’oiseaux liés à la nuit et à la mort, présentés nombreux et en pleine action « tout occupés » à leur travail en mer, « l’eau salée », lieu infécond et corrosif, puissant contrepoint aux sources d’eau claire. L’île n’est plus un charmant paysage mais bien un lieu où vie et mort entrelacent étroitement leurs manifestations : arbres vigoureux liés aux rites funéraires, tableau en mouvement d’oiseaux morticoles, persil et violette en pleine floraison, eau source de vie ou mer inféconde et dangereuse. Les symboles de vie et de mort sont ici imbriqués et indissociables.

Un lieu hors du temps Dans cette île d’Ogygie, Ulysse va vivre sept ans, isolé avec Calypso, en dehors du temps : chaque jour est semblable à l’autre. Dans cet espace, le temps n’a pas de sens. En premier lieu, Calypso est immortelle. C’est de plus un lieu sans passé : aucun aède ne transmet la mémoire de l’île. Certes Calypso chante mais elle ne transmet aucune mémoire : personne n’est là pour l’écouter. Et enfin c’est un lieu d’oubli : Calypso voudrait garder son amant près d’elle et dissiper la nostalgie d’Ulysse, son désir de retour, sa douleur (algos) d’être loin de son chez soi (nostos). Mais Ulysse est, comme dit Jean-Pierre Vernant, « l’homme de la remembrance » . Il passe ses journées sur une pointe escarpée à pleurer, « brisant son cœur à force de larmes, de gémissements, de souffrances » (V 82-83) en fixant son regard sur la mer. En pleurant, il consume sa force de vie, son aiôn, qui était chez les grecs une substance liquide qui traversait le corps et formait le sperme. Par ce désir de retour, Ulysse perd sa substance, sa force vitale, son désir sexuel : « La douce force de vie, il la répandait dans les plaintes qu’il faisait sur son retour, car la nymphe ne lui plaisait plus. En vérité, il passait les nuits, contraint et forcé au creux de la grotte, étant près d’elle, contre sa volonté, parce qu’elle le voulait » (V 153-155). Le texte original est plus radical : ouk ethelon etheloussè, « lui ne voulant pas, elle voulant ». Pour lui faire oublier le désir de retour et le placer définitivement hors du monde des hommes, Calypso va lui proposer l’immortalité : « Elle me déclara qu’elle me rendrait immortel et que je passerai tous mes jours sans connaître la vieillesse » (VII 256-257). En d’autres temps, Faust acceptera cette proposition de l’éternelle jeunesse. Ulysse refuse et lorsque Calypso insiste : « Ah ! si tu savais en ton âme les soucis dont le sort doit te combler avant que tu parviennes dans ta patrie, tu resterais ici même, avec moi tu garderais cette Jean-Pierre Vernet, L’univers des dieux et des hommes, p. 145. 28


Une représentation exemplaire : l’île de Calypso

demeure et tu serais immortel » (V 206-209), voici ce qu’il répond : « Si l’un des dieux me fracasse encore sur la mer vineuse, j’en porterai le poids, ayant dans la poitrine un cœur qui sait porter la douleur. Les vagues, la guerre m’ont déjà fait subir tant et tant d’épreuves et tant de peines ! Que cela s’ajoute au reste ! » (V 221-224) Il choisit ainsi la condition d’homme, les souffrances, les épreuves, la réalisation d’un destin. Il reste du côté du courage et du désir. Certes il aspire à l’immortalité mais pas l’immortalité anonyme que lui offre Calypso : il aspire à celle que donne la grande gloire, le mega kleos, celle qui rejaillit sur sa descendance et qui fait que l’on se survit, la gloire immortelle. Or Calypso, dont le nom signifie « celle qui cache », retient Ulysse et nul ne sait ce qu’il est devenu. Son fils Télémaque qui a vingt ans et qui n’était donc qu’un bébé lorsque son père est parti parle ainsi : « Ma mère déclare que je suis de lui ; moi, je ne sais pas. Personne encore n’a par luimême reconnu de qui il fut engendré » (I 215-216). Dans le monde antique, chacun existe avec sa figure, son nom, son statut social, sa réputation sous et par l’œil d’autrui, dans un système social qui donne place et identité. C’est lorsqu’Ulysse aura quitté l’île d’Ogygie qu’il redeviendra lui-même grâce au regard de son serviteur, des prétendants puis de Pénélope qui tour à tour lui renverront sa propre image et lui permettront ainsi de retrouver sa place de père, d’époux, de maître de maison, de roi et de reconquérir son identité. Mais sur l’île d’Ogygie, et à jamais s’il accepte l’immortalité, Ulysse n’est personne : il n’est plus nommé, ni vu et nul n’en entend plus parler. Les paroles de Télémaque sont éclairantes : « Les dieux l’ont rendu invisible, comme nul autre des hommes. Car je ne m’affligerais pas ainsi de sa mort, si la mort l’avait dompté parmi ses compagnons, sur le territoire des troyens, ou dans les bras des siens, après qu’il eut jusqu’au bout enroulé le fil de la guerre. Les Achéens confédérés lui eussent fait un tertre et il aurait gagné une grande gloire aussi à son fil, pour plus tard… Mais non, les Harpyies l’ont ravi sans gloire. Il a disparu, et personne n’en a rien vu, ni rien su » (I 234-241). Ulysse est désormais invisible, aistos, celui qu’on ne voit plus. Il est aussi apustos, celui dont on ne sait plus rien. Pire encore pour un héros grec, il est akleios, sans gloire. S’il accepte l’immortalité, il fixe de façon définitive ce qu’il vit : retranché de la vie humaine, soustrait, escamoté, hors jeu. Là est peut-être ce que recherche l’hyperactif en quête d’une île qui le prive de repères temporels et sociaux... mais rien n’est pire pour Ulysse : s’il reste chez Calypso, il n’y a plus d’Ulysse et plus d’Odyssée puisqu’il n’y aura plus besoin d’aède pour faire l’éloge poétique de ses exploits. C’est ce qu’exprime Athéna, déesse de la sagesse et de la réflexion, lorsqu’elle qualifie la proposition de Calypso de malakoisi logoisi (I 56) bien mal traduit par des paroles douces, séduisantes. Nous retrouvons malakos, l’épithète des prairies de violette et de persil et des chants des Sirènes qui provoquent l’oubli et la mort : celui qui les écoute ne reviendra jamais. Écouter les douces paroles de Calypso ou les doux chants des Sirènes, c’est perdre à jamais le retour, le nostos, et la gloire, le kleios, et renoncer à sa place d’homme.

Le lieu du féminin Calypso, comme les Sirènes, présente ainsi la même figure féminine ambiguë et dangereuse pour l’homme : les aèdes étaient des hommes et ils ont transmis les fantasmes d’une civilisation dominée 29


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par l’imaginaire masculin. L’île d’Ogygie est le lieu du féminin et en présente plusieurs composantes : c’est le domaine de Calypso, une femme dotée des attributs essentiels de la séduction dans le monde Odysséen. Comme Aphrodite, elle est euplokamos ; elle a de belles tresses ; elle porte une kalèn zonèn chrusseièn, une belle ceinture d’or comme celle qu’Aphrodite donne à Héra, déesse du lien conjugal et épouse de Zeus pour reconquérir son époux volage ; c’est l’amante d’Ulysse et « lorsque l’obscurité survint, ils allèrent tous deux dans le fond de la caverne creuse et, restant l’un près de l’autre, ils se rassasièrent d’amour » (V 226-227). Mais au-delà de cette figure, c’est toute l’île qui est femme ou ventre maternel. Gilbert Durand dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire identifie le symbolisme amniotique de toute île (chap. La descente et la coupe, p.281), lieu fœtal qui de plus est ici nommé omphalos thalassès, le « nombril de la mer ». L’île est aussi sexe féminin et ce que Gilbert Durand appelle la « cosmisation de l’intimité féminine » est illustré ici par la caverne creuse, la grotte de Calypso précédée d’un bois luxuriant. C’est le monde du malakos, du tendre, du doux, de moelleux, de l’humide, du féminin. Calypso présente donc la figure de la belle amoureuse, figure euphémisée de la mort identifiée par Gilbert Durand (chap. Les visages du temps, p. 128) et le topos de la duplicité de la femme salvatrice et consolatrice d’une part, et malfaisante de l’autre. En effet, Calypso a sauvé Ulysse, elle l’a « accueilli avec sollicitude », reconnaît Ulysse, « nourri et traité avec amitié » (VII 255-256). Mais elle est la deinè théos, la terrible déesse. Elle est la fille d’Atlas, l’oloophronos, celui qui médite la perte, un titan qui a connu les temps anciens du chaos, « qui connaît les profondeurs de la mer » (I 52), qui porte les hautes colonnes qui tiennent la terre et le ciel séparés. Comme son père, elle possède de mystérieux pouvoirs et est reliée à ce qui dépasse la compréhension humaine : lorsqu’elle prête serment, elle invoque les eaux du Styx, le fleuve des Enfers, elle a connaissance de l’avenir et elle possède le don de rendre immortel. Ainsi, dans l’Odyssée, Ulysse est confronté à deux périls qui peuvent provoquer sa perte : la mer couleur de violette et la femme porteuse d’oubli.

Là où les mangeurs de pain rencontrent les dieux Calypso est certes une femme mais, avant tout, elle appartient à l’univers des dieux et, l’île est le lieu où, à travers la rencontre d’Ulysse et de Calypso, l’humain rencontre le divin. Ils appartiennent à deux mondes différents qui se distinguent par leur alimentation. Calypso se nourrit « de nectar et d’ambroisie » (V 199), mets spécifiques comme l’indique clairement l’étymologie du mot ambroisie : a-brotos, pas pour les mortels ; Ulysse fait partie des « mangeurs de pain » (IX 89). Mais sur l’île d’Ogygie ils partagent la même table. L’île est cet ailleurs qui autorise la rencontre de l’humain et du divin ou du magique. En effet, c’est un lieu sacré. Ce caractère lui est conféré par la fermeture de l’espace et, dans cette illustration exemplaire de l’île d’Ogygie, par son accès difficile, refusé sans l’aide du divin. Il est régi par une prêtresse mystérieuse, Calypso dont le nom signifie « qui cache » mais aussi « se cache ». Ajoutons l’absence de temporalité, les lieux (la grotte et le bois qui précèdent tout lieu sacré) et les parfums de bois de cèdre et de thuya qui brûlent et « dégagent une odeur que l’on sent au loin à travers l’île » (V 60-61) équivalents de l’encens encore inconnu au temps d’Homère. Et ce lieu sacré se charge encore en puissance symbolique dans la mesure où, tout en étant situé nulle part et loin de tout, il est placé au centre : l’île d’Ogygie est bien ce « nombril 30


Une représentation exemplaire : l’île de Calypso

de la mer » qui renvoie à la fois au centre et à l’origine de tout, et établit des liens avec un monde très ancien et indicible. Les sept ans qu’Ulysse passe sur l’île d’Ogygie constituent d’ailleurs l’une des majeures omissions de l’Odyssée. Seules les dernières heures sont racontées et Ulysse n’y fait qu’une brève allusion dans son récit aux Phéaciens : on ne peut parler du centre, il est indicible, en particulier dans le monde des humains. On ne s’étonnera donc pas de trouver très peu de représentations de cet épisode alors que celles du retour dans son foyer et les étapes de la reconstruction de son identité d’homme par son serviteur, sa nourrice puis sa femme Pénélope sont innombrables : ce monde du centre est aussi ce qu’on ne représente pas. L’île d’Ogygie présente donc de façon particulièrement condensée l’archétype de l’île. L’absence de repères spatiaux et l’effacement du temps créent un lieu de possibles — qui peut être celui des utopies politiques et sociales — et qui est ici le lieu de mise à l’épreuve de l’homme dans son statut d’être qui se souvient, qui s’enracine dans une fidélité, qui meurt et ne se survit que dans la mémoire humaine. C’est un lieu d’initiation où Ulysse est mis à l’épreuve : il y est seul, livré sans appui à un questionnement profond sur sa place dans le monde et son identité. Comme l’indique mal le titre de l’oeuvre L’Odyssée, ce qui est en question n’est pas le voyage mais bien l’être humain à travers son héros éponyme puisque le grec Odusseus se traduit par Ulysse. L’île, territoire à part qui décale la représentation, est le lieu privilégié pour explorer les limites et les possibles de sa condition d’homme. L’Odyssée apporte une puissante nourriture pour la réflexion et l’imaginaire. Toutes les citations ont été empruntées à la traduction, claire et efficace, de Louis Bardollet (1995). Pour son plaisir, le lecteur préfèrera cependant celle du poète Philippe Jacottet (1982) qu’il aurait été dommage de morceler en citations alors qu’elle propose une traduction rythmée par l’alexandrin qui, loin d’entraver la lecture, la fluidifie en une respiration. n

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Paul Claudel et les îles japonaises

Thierry Glon Maître de conférences Faculté de Lettres, Nantes

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aul Claudel s’est emparé du Japon qui s’ouvrait depuis l’ère Meiji. Il s’y est rendu à deux reprises, même si ce ne fut pas nécessairement avec l’oisiveté du touriste : s’il fit bien un premier voyage touristique en mai-juin 1898 lorsqu’il était âgé de 30 ans, c’est pour un long séjour professionnel qu’il s’y installa en tant qu’ambassadeur dans les dernières années de sa cinquantaine, de 1921 à 1927. Ses œuvres qui s’en inspirent ou qui l’interrogent sont trop nombreuses pour qu’on puisse les citer ici  . Disons seulement que Bernard Hue a montré que Le Soulier de Satin est traversé par l’influence du théâtre japonais qui a enthousiasmé son auteur au point qu’il s’est essayé au Kabuki dans le mimodrame La Femme et son Ombre qui obtint, dit-on, un grand succès devant le public nippon en 1923. Or « tout est île au Japon, tout émerge de quelque chose » et il me semble que c’est en partie par sa qualité d’île que le Japon suscite dans l’œuvre de Paul Claudel une relation ambiguë et compliquée, due aussi bien à un éblouissement esthétique qu’à des réticences chrétiennes devant une On les trouvera (tout comme le détail chronologique de son séjour au Japon) dans Bernard Hue, Littératures et arts de l’Orient dans l’oeuvre de Claudel, Klincksieck, 1978 Le Poète et le Shamisen, Pléiade, Œuvres en prose, p. 824

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nation idolâtre — relation pour laquelle une présentation dialectique, toute scolaire qu’elle soit, me paraît s’imposer. Commençons donc par noter que c’est sous une forme d’île que le Japon suscite un cri d’admiration : Le Shamisen (déclamant). — Îles ! Le poète. — Oui ! Ces îles de la Mer Intérieure au milieu desquelles je me suis réveillé ce matin de mai dans une splendeur inimaginable, comme au milieu d’une immense doctrine lumineuse dont on ne voit que les sommets. Le Shamisen (de même). — Îles !

Dans cet extrait, l’archipel japonais s’écrit comme une apparition dans un matin qui est pareil au premier matin du monde. De fait, Paul Claudel semble avoir lié le Japon et le Paradis terrestre. Dans Jules ou l’Homme-aux-deux-cravates les jardins japonais sont nommés « paradis » et dans cette même œuvre, l’auteur remarquait que les îles japonaises participent à un paysage vraiment sacré qui ressemble au matin de la Création . On peut confirmer ce lien si on prend au sérieux une boutade de Don Rodrigue qui présente le Paradis terrestre comme un méticuleux rayonnage : Don Rodrigue. — Le Paradis terrestre, c’était le commencement de tout. Par conséquent, il n’y avait pas de fouillis, mais un échantillon soigné de chaque espèce, chacun dans son carré de terrain avec les instructions appropriées. Les Jardins de l’Intelligence ! Cela devait ressembler aux plantations de l’École de Pharmacie de Barcelone, avec de jolis écriteaux en porcelaine ; Un endroit de délices pour les poètes classiques.

Or c’est bien le même ordonnancement que retrouve Don Rodrigue lorsqu’il peint la vue qu’il avait depuis le château de Nagoya : Don Rodrigue.— D’un côté il y avait la campagne, c’était l’hiver, la campagne toute craquelée, la terre rose, les petits bois noirs, et le moindre détail délicatement dessiné comme avec un poil de sanglier sur la plus fine porcelaine, de l’autre, la ville remplissait jusqu’à la moitié la rangée de mes fenêtres vers l’ouest et je me souviens de cette unique tache bleu sombre que faisait l’installation d’un teinturier sur l’écaille grise des toits.

Ajoutons que dans l’article « Adieu, Japon ! » donné au Figaro en réaction aux deux bombes atomiques Paul Claudel parle aussi d’un « répertoire ordonné » . Mais, pour qui connaît la répulsion claudélienne envers le classicisme, un tel ordonnancement suffit à exprimer des réticences envers ce Japon délicieux. « Îles ! » : ce cri d’émerveillement est « déclamé » par le shamisen, assurément parce qu’il s’agit d’une référence à Paul Valéry, mais peut-être aussi parce que la déclamation, dans son emphase, met l’admiration à distance. De fait, Le Soulier de Satin exprime des réserves devant les beautés nippones. Don Rodrigue les refuse : « Je n’étais pas venu ici pour me laisser enchanter » . Pour expliquer ces réticences il faut passer par les îles et il faut passer par Dieu. En effet l’île et le Japon entrent dans une tension plus générale qui caractérise la dramaturgie de Paul

Le Poète et le Shamisen, Pléiade, Œuvres en prose, p. 824. Jules ou l’homme aux deux cravates, Pléiade, Œuvres en prose, p. 855. Jules ou l’homme aux deux cravates, Pléiade, Œuvres en prose, p. 856. Le Soulier de Satin, Quatrième journée, scène 2, édition Folio Théâtre. Le Soulier de Satin, Quatrième journée, scène 2, édition Folio Théâtre, p. 359-360. « Adieu Japon ! », in Figaro, 30 août 1945, Pléiade, Œuvres en prose, p. 1153. Le Soulier de Satin, Quatrième journée, scène 2, édition Folio Théâtre, p. 360.

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Claudel. Un principe de violence ébranle son œuvre et ce principe n’est autre que Dieu qui fait la guerre à tout le monde visible10. En effet, si Paul Claudel fut un auteur fervemment catholique, cela n’implique pas qu’il chantait un dieu de douceur. Au contraire, Paul Claudel a souvent associé la violence à la religion, affirmant à propos de Saint Paul : « il y a que le royaume des cieux appartient aux violents, et les violents s’en sont emparés »11. Dans son théâtre, une présence silencieuse que rien ne peut contenir — et surtout pas l’enfermement des îles — fait toujours exploser les lieux clos. Le dieu claudélien ébranle immanquablement les remparts dérisoires que les hommes s’efforcent de dresser pour humaniser l’univers — c’est-à-dire pour le borner et pour en apaiser la furieuse intempérance qui le relie à la divinité. Son théâtre présente Dieu comme une énergie dérégulatrice et destructrice qui peut se résumer par cette phrase que l’auteur écrivit justement dans sa période japonaise : « Nous ne serons libérés que par quelque chose d’affreux »12. Une étude des décors claudéliens jusqu’en 1914 (c’est-à-dire avant les espoirs — et donc les contraintes — de la représentation devant un public) montre qu’ils manifestent une dialectique de clôture et d’ouverture, c’est-à-dire qu’ils miment la violente expansion de Dieu dans l’univers visible. Si l’auteur exige fréquemment des remparts, si les œuvres abondent en bâtiments clos, en haies, en rideaux d’arbres ou en frises montagneuses, c’est apparemment pour qu’ils soient mieux crevés ou dépassés par des brèches où des lointains font irruption comme Dieu. Il faut que le monde soit clos afin d’être mieux ouvert. Ce fonctionnement biface s’impose dans les décors d’avant 1914 avec un pourcentage remarquable13. Or, même si on ne repère pas d’îles parmi les décors imaginaires du théâtre claudélien, l’insularité du Japon entre dans la catégorie des remparts qu’il faut ébranler car, lieu circonscrit, cerclé d’eau, l’île est par définition et par étymologie ce qui est isolé — ce qui constitue une résistance inacceptable au projet divin. C’est ce qu’affirme le conquérant Don Rodrigue quand il refuse qu’il se trouve une partie de l’humanité (c’est-à-dire les Japonais) qui se croie le droit de vivre dans son hérésie, « séparée de toutes les autres comme si elles n’en avaient pas besoin »14. Sous la plume de Paul Claudel en effet la splendeur nippone est toujours splendeur close. Le Japon y est un enclos de beauté, et — dans Le Soulier de Satin — c’est même une séduisante geôle aux parois de papier où Don Rodrigue est retenu prisonnier « non pas de murs et de barreaux de fer mais de la montagne et de la mer et des champs et des fleuves et des forêts »15. De plus, comme d’autres voyageurs de son temps, l’auteur décrit parfois le Japon comme un monde rapetissé, comme une civilisation du miniature dont la petitesse implique l’enfermement. L’archipel japonais se réduit alors à « un petit trou au sec au milieu de la mer »16, à un « petit jardin bien fermé »17 et l’océan lui-même s’amenuise dans la métaphore d’un lac immobile où croîtrait un lotus : « Comme ces eaux d’où le lotus émerge et vos Îles elles-mêmes qui font dans l’océan quatre ou cinq pierres »18. Ce n’est pas seulement par la clôture, la petitesse et l’isolement que l’île résiste au modèle du dieu 10 Paul Claudel parle de la « lutte de l’invisble contre tout le visible » dans sa lettre à André Gide du 8 juillet 1909. 11 Mémoires improvisés, 7e entretien. 12 Jules ou l’homme aux deux cravates, Pléiade, Œuvres en prose, p. 851. 13 « 58 % des décors initiaux contiennent d’importantes ouvertures. Il faut y ajouter 25 % d’ouvertures ultérieures en cours de scène, qui sont d’autant plus remarquables qu’elles se produisent, si l’on peut dire, en direct. » Th. Glon, « Les Décors imaginaires dans le premier théâtre de Paul Claudel », in L’Envers du décor, éditions Pleins Feux, Nantes, 2003. 14 Le Soulier de Satin, Quatrième journée, scène 2, édition Folio Théâtre, p. 362-363. 15 Le Soulier de Satin, Quatrième journée, scène 2, édition Folio Théâtre, p. 361. 16 Le Soulier de Satin, Quatrième journée, scène 2, édition Folio Théâtre, p. 358. 17 Le Soulier de Satin, Quatrième journée, scène 2, édition Folio Théâtre, p. 358. 18 Le Soulier de Satin, Quatrième journée, scène 2, édition Folio Théâtre, p. 360.

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Paul Claudel et les îles japonaises

d’expansion, inlassablement inquiet. C’est aussi par sa paix enchanteresse. Aux jardins français, remplis de percées, dont les allées sont comme des canaux de sable qui appellent au voyage, Paul Claudel oppose les jardins japonais qui encouragent à l’immobilité : « Au Japon le jardin est une invitation à ne pas bouger »19. Or chez Paul Claudel, à peine est-elle exprimée que la paix est condamnée. Cette répulsion se lit dès l’œuvre de jeunesse Tête d’Or où, parmi les divinités asiatiques, l’auteur cite Bouddha qui est symptomatiquement nommé « le démon de la paix »20. On retrouve cette idée quelque 25 ans plus tard : Le Poète. — J’ai ressenti cela au Japon mieux que partout ailleurs : l’amère paix du paradis bouddhiste qui n’est peutêtre pas très loin de l’enfer, le sentiment d’un danger toujours présent, une attention à jeun, l’oreille tendue.21

En effet, Paul Claudel s’est toujours élevé contre le quiétisme en religion, et c’est toujours l’image de l’eau croupissante — lac, étang — qui s’impose lorsqu’il veut décrire les civilisations contemplatives. On peut lire dans Le poète et le vase d’encens une condamnation de l’étang qui est présenté comme une paix stagnante qui ressemble au néant : Le Poète. — L’étang, c’est l’eau immobile. Le Vase d’encens. — Le miroir. L’eau qui commence à refléter dès qu’elle s’arrête. Pareille au néant, image du vide et reflet de tout22.

Et, plus loin, cette eau stagnante qui s’isole — cette île d’eau, si l’on peut dire — est l’objet d’un glissement sémantique qui la réprouve isolée elle n’est plus commune et au sens propre elle est donc excommuniée : Le Vase d’Encens. — Elle est morte, elle est excommuniée. La prison l’a rendue éternelle à la même place. Elle ne pousse pas. Elle n’est plus poussée. Elle cuit, elle ne circule plus. Elle a cessé de servir et d’obéir. Elle a cessé d’être acte, pour devenir cette espèce de toute-puissance à rebours qu’est le néant 23.

Or c’est au moyen de l’étang que Paul Claudel illustre l’ensemble de l’Asie dont le Japon devient en quelque sorte le résumé. La métaphore du lac lui sert pour désigner le temple d’Angkor : « J’essayais de démontrer que l’idée d’Angkor Vat c’était l’étang. Des trônes superposés d’eaux planes, comme ce lotus qui sert de support à Bouddha »24. C’est pourquoi le Japon clos, isolé, miniature, paisible, passif et stagnant comme une mauvaise eau est l’objet dans Le Soulier de Satin d’un ravage imaginaire. Il semble que, pour Claudel, les séductions insulaires soient un rempart de papier qu’il faille déchirer. C’est ce que dit en substance Don Rodrigue. Alors que le vrai chrétien traverse les murailles (en se conformant au dynamisme de Dieu) le Japonais se contente de les orner, c’est-à-dire de créer la prison la plus séduisante : « Vous n’aviez pas autre chose à faire que de bien orner votre prison. Mais moi j’ai construit avec mes dessins quelque chose qui passe à travers toutes les prisons »25. La fin du mimodrame La femme et son ombre est fondée sur un geste significatif : crever l’écran de papier où le 19 Jules ou l’Homme-aux-deux-cravates, Pléiade, Œuvres en prose, p. 855. 20 Tête d’Or, Troisième partie, version 2, édition Folio Théâtre, p. 195. 21 Le Poète et le Shamisen, Pléiade, Œuvres en prose, p. 829. 22 Le Poète et le vase d’encens, Pléiade, Œuvres en prose, p. 840. 23 Le Poète et le vase d’encens, Pléiade, Œuvres en prose, p. 841. 24 Le Poète et le vase d’encens, Pléiade, Œuvres en prose, p. 839-840. 25 Le Soulier de Satin, Quatrième journée, scène 2, édition Folio Théâtre, p. 363.

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jeu d’ombres se déroulait. Lorsque le Japon apparaît comme la quintessence de l’Asie, de sa clôture et de sa sérénité, alors il implique un Don Rodrigue qui exprime son amour par la violence : Vous étiez trop heureux dans votre petit trou au sec au milieu de la mer, dans votre petit jardin bien fermé, buvant à petits coups votre thé dans de petites tasses. Cela m’ennuie de voir des gens heureux, c’est immoral, cela me démangeait de m’introduire au milieu de vos cérémonies26.

Et l’on peut citer cette belle formule que Don Rodrigue adresse à son ami Daibutsu, le peintre Japonais qui porte précisément un nom de Bouddha paisible : Don Rodrigue. — Votre barrière de fleurs et d’enchantements, oui, celle-là aussi devait être rompue comme les autres et c’est pour cela que je suis venu, moi, l’enfonceur de portes et le marcheur de routes !27

De fait, dans Le Soulier de Satin, le vice-roi Rodrigue, comme le général Tête d’Or vingt ans plus tôt, déferle sur l’Orient et y porte le ravage. Il est temps d’en arriver à la partie dialectique de ma présentation. En effet, les textes font alterner la réprobation et la fascination sans qu’on puisse dire que la splendeur insulaire s’en trouve jamais annulée. En vérité Paul Claudel est toujours tenté de réhabiliter l’isolement japonais et sa passivité condamnable. Il prétend paradoxalement y discerner une participation secrète au dynamisme universel. Bernard Hue a observé cette lecture chrétienne que faisait Paul Claudel quand il disait que le confinement de leurs îles fleuries pousse les Japonais à s’échapper de toutes les façons — et plus exactement à s’échapper par le haut. Bornés par la mer, les îliens japonais seraient donc invités à la montagne, c’est-à-dire au ciel. Dans le Japon de Claudel, les gestes les plus quotidiens émergent et révèlent une aspiration religieuse confuse : « Le Japonais ne s’assoit pas, il se met à genoux » 28 dit le Vase d’encens qui y voit l’amorce d’une prière dans un dialogue avec un poète qui, quelques lignes plus loin, interprète étrangement le hara-kiri japonais : Le Poète. — Cette furie d’éventrement qui si longtemps a fait partie des mœurs japonaises, comme c’est intéressant ! Cette rage, cette indignation contre soi-même ! Ce besoin à tout prix de se déchirer, de se faire ouverture, de sortir enfin ! Le Shamisen. — D’échapper à l’Île.29

On aurait vite fait de lire cette rage autodestructrice comme une erreur — elle l’est d’une certaine façon (parce qu’il est « vain d’essayer de s’ouvrir à coups de couteau »30 et que l’ouverture ne se fait que par Dieu) — mais l’exclamation « comme c’est intéressant ! » est loin d’introduire une réprobation, comme si le hara-kiri était une erreur beaucoup plus positive que le simple quiétisme parce qu’il serait le symptôme d’un besoin métaphysique de quitter l’île et le corps. C’est aussi ce qui se produit dans Le Soulier de Satin où Rodrigue explique comment il lui a fallu fuir par le haut — c’est-à-dire par l’art et par « l’âme » — sa geôle du Japon : 26 Le Soulier de Satin, Quatrième journée, scène 2, édition Folio Théâtre, p. 359. 27 Le Soulier de Satin, Quatrième journée, scène 2, édition Folio Théâtre, p. 362-363. 28 Le Poète et le vase d’encens, Pléiade, Œuvres en prose, p. 845. 29 Le Poète et le Shamisen, Pléiade, Œuvres en prose, p. 828. 30 Le Poète et le Shamisen, Pléiade, Œuvres en prose, p. 828.

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Don Rodrigue. — [...] Et puisque vous m’aviez coupé le pied, puisque vous aviez enfermé dans une prison ce qui me restait de corps, il ne me restait plus pour passer que l’âme, l’esprit, et par le moyen de ces tiennes mains, frère Daibutsu, dont je m’étais emparé, ces images auxquelles vous me provoquiez, ces grandes possibilités de moi-même que je dessinais sur des morceaux de papier.31

Dans le même ordre d’idée, si Paul Claudel condamne la paix de l’archipel nippon, il a parfois la tentation de l’animer positivement en développant l’étrange motif des îles qui s’élèvent. Souvenonsnous en effet de la phrase du Shamisen : « Tout est île au Japon, tout émerge de quelque chose »32 .Juste après cette expression d’émergence, le Poète évoque les voiles des pêcheurs qui se détachent « comme des pétales purs de cerisiers » 33. Citons encore cette belle impression d’îles matinales qui paraissent monter des eaux : Jules. — Et voyez, par un effet de mirage, les deux pointes de chaque île ont l’air de se décoller de l’eau, on dirait qu’elles vont s’envoler !34

Bernard Hue a montré aussi à l’aide du Poète et le Shamisen que Claudel lisait la peinture japonaise comme un appel à l’élévation du regard. Ce qu’on sent poindre dans ces élévations, c’est l’analogie d’un cœur isolé qui s’exhausserait vers Dieu. En effet, Paul Claudel réhabilite aussi la sérénité des îles en lisant dans leurs beautés non plus des illusions immobiles mais un message secret ; « un répertoire ordonné », certes, mais un « répertoire ordonné d’allusions »35. Dans Un regard sur l’âme japonaise, Paul Claudel décrit la nature japonaise comme un autel et, selon lui, le Japonais effacerait sa personne en contemplant le monde comme dans une oraison. Loin d’être leur propre fin (contrairement aux constructions occidentales), les édifices nippons ne seraient que des signes, « un encensoir déposé dans un coin pour faire sentir l’immense solennité de la nature »36. Pour le poète, en effet, la nature ou les peintures japonaises ont une quiétude tremblée qui trahit une aspiration silencieuse. Rappelant notre mort et notre finitude, leur grâce comme toute grâce lui paraissait porter une part douloureuse : Le Shamisen. — Il y a dans toute beauté un élément de tristesse, c’est la mort qui est là, il y a des larmes à regarder fleurir en nous ce qu’il y a de mortel ! et c’est l’exil seul qui rend ces roses possibles. Avant que la sultane des jardins se dévoile pétale à pétale, il faut que Mai devant le soleil tende ce voile de cendre et d’argent.37

Paul Claudel voyait donc dans la paix gracieuse des îles un regret de l’infini et un désir silencieux de plénitude — bref, l’amorce brumeuse d’une inquiétude métaphysique et d’une prière. Don Rodrigue croit entendre vibrer une question, un pourquoi dans toutes les beautés nippones qui demandent un sens que l’île ne peut pas plus donner que tout le monde visible :

31 Le Soulier de Satin, Quatrième journée, scène 2, édition Folio Théâtre, p. 363. 32 « Le Poète et le Shamisen » dans Conversations, Pléiade, Œuvres en prose, p. 824. 33 « Le Poète et le Shamisen » dans Conversations, Pléiade, Œuvres en prose, p. 824. 34 Jules ou l’Homme-aux-deux-cravates, Pléiade, Œuvres en prose, p. 853. 35 « Adieu, Japon ! », in Figaro, 30 août 1945. Pléiade, Œuvres en prose, p. 1153. 36 Un Regard sur l’âme japonaise, Pléiade, Œuvres en prose, p. 1125. 37 Le Poète et le Shamisen, Pléiade, Œuvres en prose, p. 829.

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Don Rodrigue. — [...] Il y a quelque chose qui dit : Pourquoi ? avec le vent, avec la mer, avec le matin et le soir et tout le détail de la terre habitée. — Pourquoi le vent sans fin qui me tourmente ? dit le pin. À quoi est-ce qu’il est si nécessaire de se cramponner ? — Qu’est-ce qui meurt ainsi dans l’extase ? dit le chrysanthème. — Qu’y a-t-il de si noir pour que j’existe, un cyprès ? — Qu’est-ce qu’on appelle l’azur pour que je sois si bleu ! — Qu’existe-t-il de si doux pour que je sois si rose ? — Quelle est cette invisible atteinte qui oblige mes pétales un par un à se décolorer ? — Que l’eau est une chose forte pour qu’elle m’ait valu ce coup de queue et cette jaquette d’écailles ! — De quelle ruine, dit le rocher, suis-je le décombre ? à quelle inscription absente mon flanc est-il préparé ? — Tout monte, tout émerge avec un sourire secret de la grande lagune que recouvre une fumée d’or.38

C’est ce que repère Philippe Postel lorsqu’il pointe une étrange formule de Paul Claudel : la « Ahité des choses » fondée sur l’exclamation « ah ! », qui prétend traduire « cela dans toutes les choses qui fait “ah” !39 » et qui désigne un cri universel devant la précarité du monde. Or cette Ahité, bien différente de la passivité contemplative, serait au cœur de toute la littérature japonaise, si l’on en croit Paul Claudel40. C’est donc un Japon ambigu et dialectique qui, dans Le Soulier de Satin, apparaît pour la première fois en rêve à Doña Prouhèze et c’est cette apparition qui résumera pour nous le rapport de Paul Claudel avec les îles japonaises. C’est d’abord l’admiration devant des formes séduisantes (qui sont déjà loin de se borner à leur propre fin puisqu’elles élèvent une musique destinée au ciel) : Le Globe sur l’écran tourne encore. On voit apparaître à l’horizon le groupe des Îles du Japon. Quelles sont ces Îles là-bas pareilles à des nuages immobiles et que leur forme, leurs clefs, leurs entailles, leurs gorges, rendent pareilles à des instruments de musique pour un mytérieux concert à la fois assemblés et disjoints ? 41

Mais le Japon apparaît ensuite comme une apparence trompeuse (pour laquelle Paul Claudel invente un néologisme, parlant de montagnes atramenteuses, c’est-à-dire à la fois sombres, amères et menteuses42) qu’un rayon de soleil condamne, pareil au doigt accusateur de Dieu : Les nuages lents à s’écarter, le rideau des pluies, permettent à peine de distinguer de temps en temps des montagnes atramenteuses, une cascade aux arbres mélancoliques, le repli de noires forêts sur lesquelles tout à coup s’arrête un rayon accusateur !43

Or c’est pourtant de ce Japon atramenteur que s’élève un « grand Ange blanc qui regarde la mer » — l’Ange Gardien de Doña Prouhèze :

38 Le Soulier de Satin, Quatrième journée, scène 2, édition Folio Théâtre, p. 361-362. 39 « Bounrakou », Contacts et Circonstances, Pléiade, Œuvres en prose, p. 1182. 40 Philippe Postel, « Stèles mystérieuses, éventails mystiques », in Bulletin de la Société Paul Claudel, n° 171, octobre 2003. 41 Le Soulier de Satin, Troisième journée, scène 8, édition Folio Théâtre, p. 261-262. 42 Cet adjectif est repris pour les montagnes japonaises dans Cent Phrases pour éventails, Pléiade, Œuvre poétique, p. 711. 43 Le Soulier de Satin, Troisième journée, scène 8, édition Folio Théâtre, p. 262.

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La grand Île du Japon peu à peu s’anime et prend la forme d’un de ces Gardiens en armure sombre que l’on voit à Nara. L’Ange Gardien. — Ne me reconnais-tu pas ? Doña Prouhèze. — Je ne sais. Je ne vois qu’une forme incertaine comme une ombre dans le brouillard. L’Ange Gardien. — C’est moi. J’étais là. Je ne t’ai jamais quittée. Ton Ange Gardien.44

D’une certaine manière les anges naissent au Japon. Presque en ouverture de ce colloque, Paul Claudel nous dit l’ambiguïté des îles. Leurs séductions, leur paix et leur confinement en font pour lui l’inacceptable. Il lui faut ravager ces belles isolées ou les lire en partance — en échappée vers les hauteurs ou en suspension dans une paix frissonnante qui serait la quintessence de l’inquiétude religieuse. Une image claudélienne parvient à rassembler l’ambiguïté de ce rapport aux îles. Menteuses comme des pièges marins, trop mollement abandonnées au flot mais en vérité actives et désirantes, les îles sont les flotteurs de filets qui dérivent pour pêcher l’immensité sacrée du ciel nocturne : Les îles/autour de moi comme ces blocs de liège qui servent à retenir le filet/La Lune est prise45 n

44 Le Soulier de Satin, Troisième journée, scène 8, édition Folio Théâtre, p. 262. 45 Cent Phrases pour éventails, Pléiade, Œuvre poétique, p. 736. On retrouve la même image des îles de liège et du filet dans Jules ou l’Homme-aux-deux-cravates, Pléiade, Œuvres en prose, p. 857.

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Identité et tourisme aux Açores dans trois œuvres de R. Brandão, V. Nemésio et J. Saramago Louis Marrou Géographe - Professeur des universités Université de La Rochelle Institut du Littoral et de l’Environnement

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’archipel des Açores, au large du continent européen dans l’océan Atlantique, est un bon observatoire des relations pouvant exister entre identité et tourisme. Si l’expression d’une identité açorienne est déjà ancienne dans le cadre du giron portugais, le développement touristique, qui y prend au début du xxie siècle une forme modérée, permet encore des conditions d’observations des possibles interrelations, entre identité et tourisme, plausibles. Les Açores, ce sont neuf îles : Santa Maria, São Miguel, Terceira, Graciosa, São Jorge, Pico, Faial, Flores et Corvo, qui forment un ensemble de 2 331 km2. Certaines portent des noms « religieux » (Sainte, Saint), Terceira (la troisième) s’identifie dans le processus de peuplement initié à la fin du xive siècle dans le cadre des voyages d’expansion des Européens. D’autres font référence à des traits géographiques : le Pic pour Pico et son volcan de 2 331 mètres d’altitude, la hêtraie pour Faial, les fleurs pour Flores. La région autonome des Açores compte 240 000 habitants, soit 100 000 de moins qu’en 1960. L’archipel a été le théâtre d’une émigration massive en direction essentiellement du continent Nord américain avec qui il entretient des relations anciennes dû à sa position stratégique dans l’Atlantique. Le développement du tourisme est encore limité même s’il est au cœur des perspectives de croissance économique des différentes îles. 40


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Littérature, identité et tourisme La découverte de l’archipel des Açores est le fait des Portugais à partir de 1 427. Elle s’est faite de l’est (Santa Maria et São Miguel) vers l’ouest (Flores et Corvo). Il a fallu un siècle environ pour asseoir le peuplement entre la grande île de São Miguel (700 km2) et la petite île de Corvo (17 km2) distante de 600 km environ. Les Açores peuvent être considérées comme un bout de Portugal au milieu de l’Atlantique. Les Portugais ont en effet eu le champ libre dans cette partie de l’océan. Seule la bigarrure de la société maritime portugaise de l’époque a introduit un peu de variété dans le peuplement que ce soit par l’apport de colons venus des Flandres ou par la présence d’esclaves africains qui comptent parmi les premiers arrivants. L’isolement dans l’océan, l’émiettement, la nature du milieu ont permis la formation d’une culture spécifique : la culture açorienne. Elle se marque par une littérature qui s’est affirmée précocement mais aussi par des modes de vie et des façons d’être dans le monde qui différencient tant l’açorien des autres Portugais que l’habitant de Flores de celui de Santa Maria.

La littérature comme filtre À l’instar de Paul Claval, nous avons pris le parti de considérer la littérature d’un lieu, ou se rapportant à un lieu, comme élément révélateur d’une identité (Claval, 2000). Ce qu’il nous faut en effet c’est définir les caractéristiques du regard porté sur un objet (l’identité), un lieu (l’archipel des Açores), une société (la somme ou l’ensemble des sociétés insulaires qui composent l’archipel) et des pratiques (touristiques dans le cas présent). Dans un second temps, il nous faut montrer que la spécificité de ce regard permet de mieux comprendre les interrogations que l’on formule pour identifier les liens entre un lieu, une société (et les images qui s’y rapportent) et une activité économique. Le projet est à la fois ambitieux et risqué car on peut se demander ce qu’un texte des années 1920 peut avoir comme incidence sur des formes d’expression touristique. Marc Brosseau a montré pour le Canada que ces interrogations n’étaient pas dénuées d’intérêts (Brosseau, 1995). Deux aspects vont particulièrement enrichir notre démarche : - la question de la nature du regard ; - le questionnement plus classique du lien entre identité et tourisme. Dans la nature du regard, ce qui nous intéresse c’est de cumuler des observations qui viennent de l’intérieur, du sein de la société açorienne et d’autres qui viennent de l’extérieur, un regard de et un regard sur en quelque sorte. Il s’agit bien à chaque fois de perceptions, dont l’emboîtement peut parfois susciter problème. Cela pose la question de l’inclusion ou de l’indépendance de la culture açorienne vis-à-vis de la culture portugaise. S’il est indubitable que l’une procède de l’autre, la question de l’appartenance ou de la domination de l’une sur l’autre n’est pas de mise à partir du moment où les spécificités sont bien identifiées. Notre questionnement du lien entre identité et tourisme portera essentiellement sur l’adéquation ou non du tourisme avec l’expression d’une identité et sur la participation ou non de l’activité touristique à la définition de l’identité d’un territoire. Pour limité qu’il soit, ce questionnement nous semble, en tant que géographe, au cœur de la réflexion que l’on peut mener sur les liens entre les deux phénomènes. 41


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Un triptyque de rêve : Brandão, Nemésio, Saramago

Trois auteurs portugais majeurs ponctuent le xxe siècle d’œuvres qui mettent en scène d’une façon directe ou indirecte l’archipel des Açores. Deux regards extérieurs, celui de Raul Brandão au début du siècle et celui de José Saramago, prix Nobel de Littérature en 1999, encadrent l’œuvre cathartique de l’Açorien Vitorino Nemésio. En 1926, Raul Brandão publie As ilhas desconhecidas (« Les îles inconnues »). Il s’agit ni plus ni moins des notes de voyage d’un lisboète de la bonne société en périple maritime dans ce que les Portugais de l’époque appellent encore souvent les « îles adjacentes ». Ce petit livre est une véritable invitation à la découverte, une sorte de « guide touristique » avant l’heure. « J’espère que les lecteurs auront le désir de voir les îles de leurs propres yeux » écrit R. Brandão (Brandão, 1926). Les îles sont à la fois proches et lointaines. Proches, elles peuvent l’être. Chaque mois, le vapeur part de Lisbonne pour son périple insulaire qui le mène à Funchal (archipel de Madère) puis dans chacune des îles des Açores. Chacune d’elles est visitée à l’aller comme au retour. Deux fois par mois, les quais du port de Lisbonne résonnent ainsi de la voix des insulaires qui arrivent ou qui partent, de ceux qui viennent aux nouvelles de l’île natale ou qui sont à la recherche qui d’un courrier, qui d’une lettre, qui des journaux. Pour la plupart des Portugais, les Açores sont difficiles à placer sur une carte. Elles font partie de l’Empire qui s’étend jusqu’à Macao et Timor. Bien qu’atlantiques, les îles sont perçues comme faisant partie d’un ailleurs, lointain, au-delà. R. Brandão effectue avec sa femme une traversée d’île en île à la découverte des paysages, de l’océan, des gens et d’une certaine différence. Son œuvre a un retentissement certain dans la société portugaise de l’époque. Elle permet la découverte d’un monde et d’une nature ignorés. Soixante ans plus tard, José Saramago publie ce qui va devenir l’un de ses ouvrages les plus fameux A janganda de pedra (« Le radeau de pierre »). L’idée géniale du livre est de faire se détacher la péninsule ibérique du reste du continent européen et d’observer sa pérégrination dans l’océan Atlantique. En 1986, à l’heure de l’entrée de l’Espagne et du Portugal dans la Communauté européenne, Saramago dessine une fresque sur le destin des États ibériques et de leur place sur l’échiquier mondial entre Europe et Amériques. Le mouvement est double. Si la péninsule ibérique se sépare petit à petit de l’Europe, simultanément une poignée d’hommes et de femmes se rejoignent, cheminent ensemble et s’unissent dans un monde en plein changement. L’amour sort vainqueur. Les Açores tiennent une place particulière dans cette œuvre. La péninsule fonce en effet sur l’archipel au risque de tout pulvériser. Le choc est évité et les îles sont épargnées. La péninsule passe quelques centaines de mètres au nord de la minuscule île de Corvo. Les 17 km2 de l’île la plus occidentale de l’archipel sont envahis par une foule de touristes et de curieux qui viennent voir passer la masse imposante de terre qui fend la mer. Le spectacle est grandiose, la symbolique aussi. L’élément central du triptyque est le roman de Vitorino Nemésio : Mau tempo no Canal (« Gros temps sur l’archipel ») publié en 1945. C’est « le » roman açorien contemporain par sa popularité, par la personnalité de son auteur et par l’identification d’un peuple à une histoire d’amour compliquée dans le cadre de la société cosmopolite des Açores à la fin de la Première Guerre mondiale. V. Nemésio est le père de l’« açorianité », un concept qu’il développe tout au long d’une œuvre qui a pris des formes très diverses (université, presse, radio et télévision). Ce roman est considéré comme l’expression 42


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de l’identité açorienne sur fond de baleine et du cône du Pico. La mise en scène des îles du groupe central (essentiellement Faial, Pico et São Jorge) est remarquable. Elle montre aussi les interrogations d’une société face à son avenir, le dualisme entre le repli sur soi et l’ouverture sur le monde, qui commence à l’île d’en face et qui se poursuit à Londres ou aux États-Unis d’Amérique. R. Brandão As ilhas desconhecidas 1926

V. Nemésio Mau tempo no Canal 1945

J. Saramago A janganda de pedra 1986

- regard de l’extérieur, entre exotisme et anthropologie - croisière sur un vapeur dans un archipel - Les Açores comme une découverte - le rythme du vapeur - les merveilles de la nature aux Açores (Furnas, Sete Cidades, Pico)

- regard de l’intérieur - histoire d ’amour dans les îles du Triangle (Faial, Pico, São Jorge) puis départ vers Terceira, Lisbonne et l’Europe - l’affirmation d’une identité açorienne - Horta et son cosmopolitisme - ôde aux baleiniers et aux baleines - nature et société entremêlées

- regard de l’extérieur et périphérique - dérive et circulation d’une péninsule dans l’Atlantique - les Açores comme révélateur de l’identité portugaise - Corvo comme rempart et bouclier de l’intégrité ibérique - événement touristique, organisation, tour opérateur

Figure 1 - Vision des Açores et évocation touristique possible

- nautisme, tourisme - richesse patrimoniale - tourisme de masse ? - tourisme balnéaire ? de nature et de décou- (nature et histoire) verte - le paradis des cétacés - industrie touristique ?

Le tableau (cf. figure 1) cherche à permettre la comparaison entre les trois œuvres tant en ce qui concerne leurs valeurs identitaires que les liens que l’on peut imaginer avec les formes touristiques contemporaines. Il montre l’émergence au fil du xxe siècle de la prise de conscience d’une véritable identité açorienne qui s’affirme tant dans les grands événements du siècle (rôle de l’archipel au cours des deux guerres mondiales) que dans le processus d’autonomisation de la région à partir de la Révolution des Œillets en 1974.

L’açorianité comme élément d’une politique touristique ? À la recherche des liens possibles entre identité et tourisme aux Açores, il est nécessaire de faire une place importante à l’œuvre de V. Nemésio et à sa réflexion sur ce que c’est qu’être Açorien dans un monde d’îles, au milieu d’un océan qui baigne tant l’Europe que l’Afrique ou l’Amérique.

Fondements et valeurs de l’açorianité Au cours de l’été 1932, à l’occasion de la commémoration du cinquième centenaire de la découverte des Açores, V. Nemesio, jeune diplômé de droit de l’Université de Coimbra, envoie un 43


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texte d’une page à la revue Insulana. Il a pour titre « Açorianidade ». Sa volonté est de faire passer « l’essentiel de [sa] conscience d’îlien ». Cette conscience d’îlien repose selon lui sur : - « l’attachement à la terre, cet amour élémentaire, qui ne connaît pas la raison mais les impulsions ; - et puis le sentiment d’un héritage ethnique qui est intimement relié à la grandeur de la mer. » Son attachement à la terre des Açores a quelque chose de viscéral. « Nous sommes, par conséquent, des gens neufs. Mais la vie açorienne ne date pas culturellement du temps de la colonisation des îles : avant cela, elle se projette dans un passé tellurique que les géologues réduisent à une échelle de temps, s’ils le souhaitent… En tant qu’homme, nous sommes liés historiquement au peuple dont nous venons et sommes enracinés par notre habitat à des montagnes de lave qui sourdent de nos propres entrailles, une substance qui nous pénètre. La géographie, pour nous, vaut bien plus que l’histoire et ce n’est qu’en vain que nos mémoires écrites ne rapportent que cinquante pour cent de ce que disent séismes et inondations. » Il montre un archipel, typique des espaces terraqués où se mélangent l’eau et la terre. « Comme les sirènes nous avons une nature double : nous sommes de chair et de pierre. Nos os plongent dans la mer ». Cette idée de la sirène et des racines dans la mer a fourni le visuel principal de la grande campagne de promotion du « produit » Açores dans le milieu touristique européen au début des années 2000. Figure 2 « Descubra um mar de tranquilidade » in Sata-Azorean Spirit-Revista de bordo, page 127, été 2001

Les traits de l’açorianité ont été développés par Nemésio et d’autres en particulier Luis Ribeiro, dans une série d’articles regroupés sous le titre Subsídios para um Ensaio sobre a Açorianidade. Dans sa recherche de ce en quoi le milieu peut jouer sur le caractère des habitants des Açores, L. Ribeiro liste ce qu’il considère comme les spécificités du milieu de l’archipel : « Dans cet ordre d’idée, j’ai cherché à fixer ce que je considère comme le plus caractéristique du milieu açorien : le volcanisme, la présence constante de la mer, l’insularité ou l’isolement du reste du monde, l’humidité de l’air, la nébulosité du ciel, la En français dans le texte.

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température qui oscille dans d’étroites limites, la pression atmosphérique, les coups de vent et les tempêtes, la différence entre les îles et le continent en ce qui concerne les conditions géographiques et le paysage… » (Ribeiro, 1964, p. 15)

Dans le même paragraphe, il énumère ce qu’il appelle les qualités morales communes à tous les îliens : «…[leur] religiosité profonde, l’esprit de soumission, l’indolence, l’imagination créative, le sentiment de perfection et de détail, l’esprit critique, un certain degré de saudade… » (Ribeiro, 1964, p.15).

L. Ribeiro termine son essai par un article sur le rôle de la mer pour les Açoriens. L’Açorien de L. Ribeiro semble submergé par la nature, engoncé par les siècles et la pesanteur de la torpeur açorienne, maître de pas grand-chose, ni de sa vie ni de son temps. Dans un article présenté lors du colloque sur l’histoire de Madère, A. M. B. Machado Pires revient sur les travaux de Luis Ribeiro. Il en résume ainsi le propos : Structuration portugaise du peuple açorien

+

Influences

Caractéristiques propres

naturelles fortes

aux Açores : indolence,

=

aux Açores

saudade, religiosité, timidité

Machado Pires reprend à son compte une bonne partie de l’argumentation de L. Ribeiro sur le rôle clef qu’il faut faire jouer à la géologie et à la géographie pour tout ce qui touche à l’occupation du sol, au peuplement, à l’isolement, aux communications difficiles, à l’attitude face à la vie et à Dieu ou à la religiosité chrétienne (Machado Pires, 1990, p. 1378).

Tourisme et déterminisme ? Dans la recherche de la spécificité açorienne, le rôle dévolu au milieu, aux caractéristiques géographiques, est important parfois au détriment des motivations, des rêves ou des pratiques des habitants. Le pas est semble-t-il parfois facile à franchir entre cette force de la nature et les formes que peut prendre le tourisme dans l’archipel des Açores. Le développement touristique aux Açores résulte pourtant de choix particuliers dans le contexte ibérique et macaronésien. Il faut attendre 1988 pour voir poindre une véritable politique touristique avec l’approbation du Programme national d’intérêt communautaire qui ouvre au financement du FEDER les investissements touristiques aux Açores. Le document fait implicitement références à « l’offre touristique naturelle des Açores » : du bleu (la mer), du vert (des forêts et des pâturages), de l’eau. Les pouvoirs publics et les acteurs du monde touristique visent des segments de marché étroits : la pêche sportive, la navigation de plaisance et la pratique du golf. Il entérine un refus du tourisme de masse en faveur d’un petit nombre de touristes à fort pouvoir d’achat unitaire. Il faudra une dizaine d’années pour que les investissements finissent par porter leurs fruits. Les équipements hôteliers sont longtemps restés indigents si l’on excepte une ou deux unités dans les îles de São Miguel, de Faial ou de Terceira. Le développement touristique est très lié aux capacités de transport maritime aérien. Les énormes efforts consentis dans ce domaine, notamment en ce qui concerne l’avion, sont l’une des clefs d’un succès qui reste cependant modeste au regard de la situation à Madère ou aux Canaries. L’archipel accueille autant de touristes (250 000) qu’il compte d’habitants. 45


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Une pression touristique encore limitée Les villes açoriennes et plus globalement les paysages des îles sont encore peu marqués par les infrastructures ou les pratiques touristiques. Peu nombreux sont les lieux spécifiquement touristiques, inventés pour le touriste. Les résurgences volcaniques et les thermes de Furnas (São Miguel), les lacs de Sete Cidades (São Miguel), la ville d’Angra do Heroísmo (Terceira), la marina d’Horta et le volcan du Capelinho à Faial voient passer une forte proportion de touristes. L’élément le plus marquant depuis le milieu des années 1990 réside dans la construction de complexes hôteliers, la plupart sur des normes internationales. C’est le cas à Ponta Delgada, la plus grande ville de l’archipel, sur l’île de São Miguel, qui compte désormais plusieurs hôtels qui permettent de répondre aux exigences des voyageurs les plus fortunés. La présence touristique y est désormais visible. Trois formes de tourisme peuvent être distinguées dans l’archipel. Si le tourisme de nature et la découverte des espaces maritimes sont vantés dans la promotion officielle, le tourisme de saudade, pour important qu’il est, reste d’une grande discrétion.

Un milieu favorable au tourisme de randonnée et d’observation Les deux premières formes de tourisme peuvent être confondues dans l’appellation de tourisme de nature. Le relief mouvementé des îles et leur jeunesse sont indubitablement propices au tourisme de randonnée. La richesse volcanique des îles est une source renouvelée de découvertes avec trois « produits » phares : les caldeiras (à São Miguel, Terceira, Graciosa ou Faial), les grottes. La montagne du Pico. Le tourisme d’observation a été un tourisme précurseur aux Açores notamment sous la houlette de touristes scandinaves. Il touche essentiellement l’observation des oiseaux, « les birdwatchers », et de la flore. Les îles de São Jorge et de Flores sont les plus représentatives de cette catégorie. La faiblesse des densités humaines, la présence de nombreux lacs à Flores renforcent l’idée d’une nature sauvage (même si l’eutrophisation des plans d’eau est là pour rappeler les dégâts de pratiques agricoles mal maîtrisées).

Les promesses du bord de mer Ce même type de tourisme se retrouve en bord de mer dans l’observation des cétacés qui a pris le relais tardif de la chasse à la baleine après l’interdiction de l’exploitation des grands mammifères marins qui avait fourni du travail à des générations d’insulaires. À l’instar de la fascination de R. Brandão pour les baleines dans son ouvrage, des milliers de touristes peuvent approcher les géants des mers à bord de petites embarcations pneumatiques rapides. L’affluence est devenue telle qu’il a fallu réglementer l’approche des grands cétacés. Toutes les îles cherchent à imiter le succès que connaissent peu ou prou les deux îles de Faial (à Horta) et de Pico (à Lajes). Les activités de plongée sous-marine connaissent un essor certain à proximité de grands hôtels, de sites archéologiques marins (ex. : Angra do Heroísmo) ou de zones de protection naturelle (ex. : Flores, Graciosa, Corvo). Au cours des années 1990, la plupart des îles des Açores ont cherché à copier le modèle pérenne de la marina d’Horta. Le port de la capitale de Faial accueille depuis longtemps les bateaux à voile effectuant la traversée de l’Atlantique. Le Peter café sport et les peintures murales peintes par les équipages sur les quais ont fait la réputation d’une escale hors pair. Ailleurs, les marinas passent plus pour des garages à bateaux avec une animation assez réduite en dehors de 46


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quelques périodes estivales. La pêche sportive conserve des adeptes qui accumulent des records dans les eaux des Açores. L’archipel n’est pas une destination balnéaire. Les plages de sable sont rares et les abords des piscines naturelles dans les laves basaltiques sont moins confortables. On peut pourtant se baigner toute l’année aux Açores car la température de l’eau reste amène. C’est la température de l’air et la présence du soleil qui dictent le plus souvent le niveau de fréquentation des quelques plages que l’on peut donc trouver bondées (à Ponta Delgada ou à Horta).

L’importance du tourisme de saudade

Les politiques touristiques font peu de cas de l’essentiel du tourisme aux Açores depuis près d’un demi-siècle : celui qui est pratiqué par les migrants qui reviennent le temps de quelques semaines dans l’archipel d’origine. C’est le fait de beaucoup de « luso-descendants » vivant au Brésil, au Venezuela mais surtout au Canada ou aux États-Unis d’Amérique. D’avril à septembre, des fêtes de l’Esprit Saint à la fin de la période estivale, des dizaines de milliers de personnes traversent l’Atlantique en charter depuis la région de Boston (et de Providence-Fall River) ou de Californie. Ils passent souvent d’une île à l’autre pour rendre visite à la famille. D’autres séjournent dans la freguesia d’origine où ils ont encore une maison ou des parents proches.Les migrants sont très présents sur le marché immobilier qui connaît depuis le début des années 1990 une envolée sans aucun rapport avec la faiblesse du dynamisme démographique. Si la part des transferts financières des migrants est désormais moindre dans l’économie açorienne que dans les années 1960 ou 1970, la visibilité des Américains reste importante. Elle se marque par des habitudes vestimentaires ou architecturales mais aussi par un accent et des difficultés à bien parler le portugais pour les dernières générations. La soif de racines est toujours présente. On recherche des souvenirs, les restes d’une maison, des connaissances, les traces d’un passé pas si lointain.

Conclusion Au début du xxie siècle, le tourisme aux Açores apparaît comme relativement en phase avec la société et les paysages des îles. Il ne jure pas avec. Il n’est pas pour autant « authentique » tant la société de l’archipel a connu de transformations depuis le milieu du xxe siècle. Il est très clairement en devenir. La massivité des investissements a du mal à cacher ce que pourrait être une véritable politique touristique, un peu comme si l’on avait mis la charrue avant les bœufs. Les hôtels sont là, les minibus aussi, les touristes le plus souvent et pourtant on en vient à s’interroger sur la pérennité du projet. Les Açores n’ont pas de soleil, pas de plages, pas de monuments historiques incontournables à vendre. L’insertion dans une certaine économie touristique tend à mettre à mal une douceur de vivre, une simplicité qui s’accommode peu de prestations haut de gamme. Vis-à-vis du tourisme, les différentes îles des Açores ne sont pas logées à la même enseigne. Seules l’île de São Miguel et la ville d’Horta (à Faial) proposent des infrastructures en accord avec l’offre d’activités qui est diversifiée et plutôt de qualité. Des îles comme Santa Maria (tourisme de fin de semaine pour les habitants de São Miguel), São Jorge et Flores (tourisme estival régional) comptent même sérieusement sur le tourisme pour enrayer le manque de dynamisme de l’économie. Les autres îles profitent du passage des voyageurs sans vigueur particulière, en comptant sur leurs attraits 47


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(Terceira, Pico) pour attirer le chaland. Le « péril » touristique ne guette pas pour le moment l’archipel des Açores. C’est plus dans la volonté de rattraper le retard et de se mettre au niveau de consommation du reste de l’Europe ou des États-Unis d’Amérique qu’il peut y avoir un risque pour l’identité açorienne. Celle-ci est sans doute en train de se construire petit à petit, en partie au détriment des identités insulaires d’un habitant de São Miguel, de Pico ou de Flores. La politique d’autonomie régionale et les migrations en sont les grands vecteurs. À Bruxelles, c’est bien la cause de l’archipel qui est plaidée et non celle de telle ou telle île de la même façon que le migrant quitte une île précise, son île, mais débarque sur sa terre d’accueil canadienne ou californienne comme açorien voire comme portugais. n

Bibliographie BROSSEAU M., Des romans-géographes, Paris, L’Harmattan, (Coll. Géographie et cultures), 1994, 246 p. BRANDÃO R., As ilhas desconhecidas-Notas e paisagens, Lisbonne, édition Frenesi, 2001, 196 p. CLAVAL P., Éléments de géographie culturelle, éditions Nathan, Paris, 2000. Machado Pires, A. M. B., « As culturas insulares atlânticas », page 1374 à 1388 in Colóquio Internacional de História da Madeira de 1986, Second volume, Funchal, Governo Regional da Madeira. Secretaria Regional do Turismo, Cultura e Emigração-Direcção Regional dos Assuntos Culturais, 1990. MARROU L., La figure de l’archipel, Université de La Rochelle, inédit scientifique d’une Habilitation à Diriger des Recherches, 2005. NEMÉSIO V., « Açorianidade », in Insulana, Número especial comemorativo do V centenario do descobrimento dos Açores, 1938. NEMÉSIO V., Gros Temps sur l’archipel, (traduit du portugais par Denyse Chast), Paris, éditions de la Différence, (Collection Latitudes), 1988, 454 p. Ribeiro Luis, Subsídios para um Ensaio sobre a Açorianidade. Etnogenia. Vulcanismo e religiosidade. Humidade e indolência. Insularidade e seus efeitos. Aptidôes artisticas e inspiração poética. O mar. Informação preambular-Notas-Bibliografia por João Afonso, Angra do Heroísmo, 1964. Les documents ont été initialement publiés sous forme d’articles dans le journal Correio dos Açores. SARAMAGO José, Le radeau de pierre, (traduit par C. Fages), Paris, Le Seuil, 1990, 313 p. Viard Jean, La société d’archipel (ou les territoires du village global), La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 1994, 126 p.

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L’île et l’imaginaire en ethnologie : à la recherche du rêve perdu ?

Giovanna Iacovazzi Centre de recherche Patrimoines et langages musicaux Université de Paris IV, Sorbonne

«E

nfants, nous avons tous rêvé au bonheur de Robinson Crusoé, au bateau échoué devant l’île, avec tant d’à propos, pour être vidé de ses richesses, aux arbres tout prêts à se transformer en énormes pieux pointus pour être plantés devant notre caverne et prêts à repousser ensuite branches et feuilles ; nous avons tous rêvé aux étrangetés d’une vie inédite, dans un royaume inaccessible, une île de liberté qui serait en quelque sorte le fruit d’une autre distribution des choses de la vie. […] Une île, un monde autre, pour grandes ou assez grandes personnes, pour des enfants qui auraient trop grandi, mais sauraient encore rêver  » . Se situant au milieu de la mer, éloignée de tous les côtés par l’eau, ne pouvant être accessible qu’après un temps précis, celui de la traversée et de la navigation, de par sa nature et son étymologie, l’île renvoie à cet espace géographique et symbolique caractérisé par l’isolement (solus), par l’écart, par le retrait, par la séparation. Territoire intérieur (in), espace décentré, mais aussi métaphore de la solitude, l’île a souvent représenté, dans l’imaginaire collectif, l’espace de l’ailleurs, de la rupture, de l’attente, de la liberté onirique, du bonheur. Fernand Braudel, La Méditerranée. Les hommes et les héritages, Paris, Flammarion, 1986 (1re publ. 1977), p. 157. Souligné par l’auteur.

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Giovanna Iacovazzi

Depuis l’Antiquité, le mythe d’une île bienheureuse, au bout du monde, loin du quotidien et du connu, n’a cessé de se développer. Refuge des âmes inquiètes, souvent en fuite d’un monde qu’elles refusent ou qui les refuse, de Caravage à Malte, à Melville et Stevenson aux îles Marquises, à Gauguin à Tahiti, à George Sand à Majorque, à Matisse en Corse, des artistes, des littéraires, des intellectuels à l’esprit libre et rebelle ont souvent cherché refuge sur une île. Des âmes inquiètes, des rêveurs, à la recherche d’un monde nouveau et meilleur, à la recherche de cette île que, peut-être, ils ne parviennent pas à trouver, à la recherche de cette île qui n’existe pas chez eux, mais dont ils souhaitent qu’elle puisse bien exister, quelque part, loin. Mais c’est à partir de la fin du xixe siècle que cette même idée d’une île bienheureuse a croisé le regard de certains ethnologues et ethnomusicologues qui, soucieux de découvrir l’autre, ont vu dans l’espace social insulaire, souvent lointain, le meilleur moyen pour rencontrer cet autre, un autre pas comme les autres, différent du connu, considéré comme pur, authentique, car à l’écart de toute contamination historique et de modernité. Tout au long de leur histoire, l’ethnologie et l’ethnomusicologie ont participé à la consolidation de cet ancestral topos où le mythe de Robinson, loin de s’affaiblir, s’est enrichi de nouvelles images, de nouveaux modèles, à la croisée des chemins entre altérité, scientificité et archétypes. Si l’effort d’observation et de distanciation est à la base de toute démarche anthropologique, l’île offre, dans l’imaginaire des ethnologues, une plus grande mise à distance et permet de mieux marquer une différence à travers un couple d’opposition : entre nous et eux, entre ici et là-bas. En quelque sorte, elle concourt à accentuer la différence entre l’observateur et l’observé. Quel lien se tisse-t-il entre ethnologie-ethnomusicologie et recherche des îles ? Quel rôle l’ethnologue joue-t-il dans la mise en scène de l’espace insulaire ? Comment naît, chez lui, la recherche de cette île perdue ?

Le devoir de l’ethnologue : se couper des siens Selon un lieu commun assez partagé, tout ethnologue, pour mieux comprendre l’altérité, se doit de quitter, pendant quelque temps, sa propre société, abandonner ses habitudes et partir ailleurs, ou mieux, loin. C’est ce que recommande en tout cas, déjà en 1922, l’un des pères fondateurs de la discipline, Bronislaw Malinowski. Après avoir passé deux années aux îles Trobriand, il suggère, dans l’introduction de son livre Les Argonautes du Pacifique Occidental, les « conditions propres au travail ethnographique » : Elles consistent surtout […] — écrit-il — à se couper de la société des Blancs et à rester le plus possible en contact étroit avec les indigènes, ce qui ne peut se faire que si l’on parvient à camper dans leur village. Il est peut-être agréable, pour les provisions, de disposer d’un pied-à-terre chez un résident blanc et de savoir qu’on y trouvera refuge en cas de maladie ou de lassitude de la vie indigène. Mais il doit se trouver suffisamment éloigné pour ne pas devenir un milieu où l’on vit en permanence […].

Bronislaw Malinowski, Argonauts of the Western Pacific. An account of native enterprise and adventure in the archipelagoes of Melanesian New Guinea, London, Routledge and sons, 1922 (trad. fr. Les Argonautes du Pacifique Occidental, Paris, Gallimard, 1989, 2e éd., p. 63). Souligné par l’auteur.

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L’éloignement de sa propre société, un temps précis où l’on reste à l’écart, la distance physique mais aussi le dépaysement, l’espace, la solitude et l’ailleurs : voici ce qui s’impose pour tout apprenti ethnologue. Mais alors, quoi de mieux que l’île, comme lieu d’élection de cet ailleurs recherché par tous ces chercheurs, ethnologues et ethnomusicologues, soucieux d’étudier les autres ? Comme double métaphore de l’altérité, terrain d’étude lointain mais aussi espace éloigné de toute terre, où la distance, qui devient ainsi symbolique, se veut à la fois quantitative et qualitative? Si, dans l’imaginaire commun, l’île représente un refuge, pour l’ethnologue elle devient avant tout le symbole d’un monde en réduction, d’une société en miniature, d’un savoir brut et d’un monde autre et libre, idéale à son projet, surtout si elle est vierge et sans histoire. Mais ce monde autre, différent et insulaire, il faut aller le chercher, et de préférence loin et seul. C’est encore Malinowski qui en évoque l’idée : Imaginez-vous soudain – écrit-il – débarquant, entouré de tout votre attirail, seul sur une grève tropicale, avec, tout à côté, un village d’indigènes, tandis que l’embarcation qui vous a amené cingle au large pour bientôt disparaître.

A partir de ce moment, l’ethnologue pourra commencer son enquête au village, qu’il faudra mener tout seul, car, si lors de la première visite nous sommes accompagnés par un « cicérone », l’expérience elle-même, précise encore Malinowski « vous laisse le sentiment que lorsque vous retournerez seul, les choses se dérouleront mieux »  . Et il ajoute plus loin : À vrai dire, lors de ma première période de recherche ethnographique […] je ne commençais à faire quelques progrès qu’à partir du moment où je me trouvais seul dans la région ; et, en tout cas, je découvris alors où réside le secret d’un travail efficace sur le terrain.

Cette solitude n’est pas sans en rappeler une autre, celle de Robinson, sur son île qu’il découvre, un jour, déserte : Le premier jour – fait dire Tournier à Robinson -, je transitais entre deux sociétés humaines également imaginaires : l’équipage disparu et les habitants de l’île, car je la croyais peuplée. J’étais encore tout chaud de mes contacts avec mes compagnons de bord. […]. Et puis l’île s’est révélée déserte.

Et, bien avant, celle d’Ulysse, quand, débarqué sur l’île des Cyclopes, il s’éloigne de ses compagnons et part l’explorer : Restez ici pour le moment, fidèles compagnons ! Moi, avec mon bateau […] j’irai sonder ces gens, apprendre qui ils sont […].

Mais si pour Robinson, comme pour Ulysse, l’île se « révèle déserte » et sa solitude « subie », pour l’ethnologue cette même solitude s’avère nécessaire. Dans l’île-terrain d’étude suggérée par l’ethnologue, la solitude est voulue et recherchée : c’est le chercheur lui-même qui, une fois éloigné et séparé de ses proches, doit créer les conditions pour mener à bien un travail et une réflexion « solitaires ». Recommandation,

Bronislaw Malinowski, ibid. p. 60. Bronislaw Malinowski, ibid. p. 61. Souligné par l’auteur. Bronislaw Malinowski, ibid. p. 62. Souligné par l’auteur. Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Paris, Gallimard, 1972 (1re éd. 1967), p. 52. Homère, L’Odyssée, (trad. de Philippe Jaccottet), Paris, La Découverte, 2004. Chant IX, vers 172-173.

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celle de la solitude du chercheur, sera renforcée et poussée plus loin par Lévi-Strauss, quand, en 1975, il rapprochera l’enquête de l’anthropologue d’un travail sur soi, d’un travail psychanalytique : Chaque fois qu’il est sur le terrain – écrit-il dans son Anthropologie structurelle – l’ethnologue se voit livré à un monde où tout lui est étranger, souvent hostile. Il n’a que ce moi, dont il dispose encore, pour lui permettre de survivre et de faire sa recherche ; mais un moi physiquement et moralement meurtri par la fatigue, la faim, l’inconfort, le heurt des habitudes acquises […] ; et qui se découvre lui‑même, dans cette conjoncture étrange.

À la recherche des îles rêvées : les ethnologues dans les îles du Pacifique Mais quels sont ces autres territoires, entourés d’eau de chaque côté, dont ont rêvé tant d’ethnologues ? Si toute île peut servir de distance et de séparation, il y a sans doute des îles qui, dans l’imaginaire ethnologique, sont plus îles que les autres et qui, en vertu de leur distance physique et de leur différence culturelle (dans les coutumes, les habitudes, les usages), donnent l’illusion d’une meilleure mise en perspective. Parmi celles-ci, les îles d’Océanie. De Tahiti aux Marquises, au Vanuatu, aux Fidji, ces îles, depuis leur découverte au Siècle des Lumières, n’ont pas cessé de fasciner les voyageurs. Elles ont été souvent décrites dans leurs récits comme des jardins d’Éden, comme des « sociétés de l’abondance », où la cupidité et la corruption n’existent pas, où il n’y a pas de propriété privée, dépeintes comme des mondes où le temps ralentit, où seul le bonheur et le repos règnent, où même la nature est généreuse et donne cocotiers et bananiers à volonté, où la nature a gagné sur la culture. Ainsi, par exemple, Victor Segalen, jeune médecin en Polynésie, en 1902, donne la description suivante de l’île de Tahiti : […] des bicyclettes, des cocotiers, de petites chèvres blanches adorables, des indigènes souriants, des maisonnettes ouvertes, gaies. Mais sitôt le soir approchant, cela devient exquis, féerique et doux. Le dîner a lieu sur la dunette, en plein air, sous une tente ; des jeux de lumière parfumée courent sur la rade […] vont se perdre dans les arbres, tout près de nous […]. La nuit tombée, une nuit tiède, on perçoit des bruits flottants dans la brise […]. En somme, petit Eden […].

Les îles du Pacifique sont devenues aussitôt l’apanage des premiers ethnologues, qui y ont vu, dans leur présupposée et apparente « simplicité »10, « le » terrain favorable à l’analyse de phénomènes sociaux devenus trop complexes « chez nous » et l’occasion de s’interroger sur sa propre société occidentale. C’est ce que nous explique également une autre figure clé de l’histoire de l’anthropologie, Margaret Mead, dans les années 1930 : Quelle méthode reste donc accessible — s’interroge la chercheuse américaine — à ceux qui, comme nous, désirent conduire une expérience sur de l’humain, mais n’ont la possibilité ni de créer les conditions expérimentales nécessaires, ni de trouver des exemples contrôlables de ces conditions dans notre propre société ? Il n’y en a qu’une seule : celle de l’anthropologue. Elle consiste à se porter en une civilisation différente, à faire une étude des sociétés vivant dans

Homère, L’Odyssée, (trad. de Philippe Jaccottet), Paris, La Découverte, 2004. Chant IX, vers 172-173. Victor Segalen, Journal des îles, Paris, Les éditions du Pacifique, 1978, « Introduction », p. 9. 10 Notamment, à travers des couples d’opposition : écriture/oral, histoire/sans histoire, etc.

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des conditions particulières. Pour mener à bien de telles investigations, l’anthropologue se tourne vers les peuples primitifs, dont la société n’a jamais atteint la complexité de la nôtre […]. 11

Et, pour mener à bien ses recherches, Margaret Mead décide d’effectuer son enquête, comme elle le raconte elle-même, « non pas sur l’Allemagne ou en Russie, mais sur les îles Samoa, situées à environ 13 degrés de l’Equateur et habitées par des Polynésiens au teint foncé » 12. À travers une étude concernant le comportement et l’éducation des enfants aux Samoa (en particulier, des jeunes filles) et le passage de l’enfance à l’âge adulte, c’est sur cette île que la chercheuse relèvera l’absence des troubles de l’adolescence considérés, dans nos sociétés occidentales, comme « naturels » et liés à des facteurs biologiques. Elle centrera sa recherche sur une étude comparative entre nous et eux, entre ici et là-bas, et mettra en doute l’universalité de nos modèles culturels, en plaidant pour une « éducation libérale » qui valorise l’individu, « dans un cadre aux limites bien définies, mais sans rigidité aucune » 13. Une éducation, telle qu’on la trouve, en somme, sur cette petite île du Pacifique, où la vie simple, libre et harmonieuse, les mœurs détendus, la danse et la musique, tout concourt à épanouir le jeune garçon ou la jeune fille ainsi qu’à faire rêver le lecteur, vite envoûté par ce nouveau bon sauvage : S’il fait clair de lune — écrit-elle —, des groupes de jeunes hommes, des femmes par deux ou trois, se promènent par les cases, et des nuées d’enfants chassent des crabes de terre ou se poursuivent parmi les arbre­s à pain. La moitié du village ira peut-être pêcher à la torche, et le récif brasillera de lueurs vacillante­s […]. Ou encore un groupe de jeunes dansera en l’honneur de quelque fille en visite. Beaucoup de ceux qui s’en étaient allés dormir, attirés par la musique joyeuse, s’enroulent dans leur drap et se dirigent vers l’endroi­t où l’on danse. […] De temps à autre un couple se détache pour aller se perdre sous les arbres. 14

Depuis, l’histoire de l’ethnologie et de l’ethnomusicologie d’Océanie s’est enrichie de nouveaux voyages et de nouveaux ethnologues/ethnomusicologues. Certains sont partis séduits par l’étude de systèmes sociaux (politiques, économiques ou religieux) qui, très différents des nôtres, font appel à des notions telles que l’échange, le don et la réciprocité 15 ; d’autres, dans un but de « sauvetage », dans la crainte de la disparition imminente d’une culture. C’est le cas, par exemple, de Hugo Zemp, ethnomusicologue suisse, qui travailla dans les années 1970 chez les Aré’ Aré’, aux îles Salomon, comme il l’affirme lui-même, « non pas par nostalgie du passé ou par purisme, [mais] pour des raisons d’urgence et de solidarité avec les musiciens » 16.

La fascination de l’ethnologue : le cas de Bali Même fascination et aussi emblématique, le cas de l’île de Bali, qui, en dépit de ses 145 km de long et 80 de large, de petite île perdue dans l’océan Indien, est devenue l’une des destinations 11 Margaret Mead, Coming of age in Samoa. A psychological study of primitive youth for Western civilisation, New York, William Morrow, 1928 ; Sex and temperament in three primitive societies, New York, William Morrow, 1935 (trad. fr. partielle in Mœurs et sexualité en Océanie, Paris, Plon, 1963, p. 370). 12 Margaret Mead, ibid. p. 371. 13 Margaret Mead, ibid. p. 510. 14 Margaret Mead, ibid. p. 380. 15 Cf. Maurice Godelier et Marshall Sahlins. Cités en bibliographie. 16 Hugo Zemp, Écoute le bambou qui pleure, Paris, Gallimard, 1995, p. 18.

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d’élection de maints ethnologues. Souvent décrite comme la « zone par excellence des grandes civilisations » 17, comme la demeure de peintres, sculpteurs et danseurs, comme une véritable île de rêve, au paysage verdoyant, parsemé de temples et de plages, où le quotidien est rempli de fêtes, de spectacles, d’art, l’île de Bali n’a cessé de susciter la curiosité de plusieurs générations de chercheurs, de Margaret Mead, entre 1936 et 1938, à Clifford Geertz, qui y séjourne trente ans plus tard. Peu attiré par l’« éblouissement des spectacles », et plus soucieux de comprendre « ce que sont certaines de ces institutions sous-jacentes et comment elles fonctionnent » 18, Clifford Geertz passe deux ans en Indonésie, en majeure partie à Bali. Il publie plusieurs livres, dont Bali. Interprétation d’une culture, un recueil d’essais où il analyse le mode de vie, l’organisation villageoise, les dimensions matérielles, le système politique, les institutions politiques, mais aussi les tensions internes à la société insulaire balinaise 19. Dans cet ouvrage, Clifford Geertz, refuse l’idée de paradis perdu associé à l’île de Bali et s’efforce de comprendre le fonctionnement de la société balinaise à partir de ce que lui-même appelle l’« anthropologie interprétative » 20. Pourtant, lors de la publication, en 1983, il laisse percevoir, dans l’introduction, un certain regret du même paradis et du temps passé, regret qui prend le dessus sur la réflexion et l’analyse anthropologique. Il n’hésite plus à dévoiler une véritable nostalgie pour cette île dont la culture est en train de disparaître : [Bali] c’est un lieu de nostalgie immédiate. Le rencontrer est aussitôt commencer à pleurer sa disparition : de telles merveilles ne peuvent durer, ne peuvent être que l’ombre de ce qu’elles ont dû être jadis. Peu importe le moment où l’on arrive, d’une façon ou d’une autre, c’est toujours trop tard. »21

Si l’île de Bali a été si souvent décrite comme l’île des arts, elle le doit sans doute à sa musique, qui ponctue la vie balinaise, et dont les sons du gamelan 22 ont été maintes fois évoqués dans les récits de voyage, comme dans les guides touristiques. De Jaap Kunst qui publie en 1949, Music in Java. Its history, its theory and its technique, à Robert P. Armstrong, qui écrit en 1963 Notes on a Java year, et même bien avant, dès les années 1920, avec Colin McPhee, Bali est l’un des terrains d’étude les plus prisés par les ethnomusicologues, séduits par ces musiques perçues comme éloignées de tout système et de toute influence occidentale. Colin McPhee est un jeune compositeur américain quand il se rend à Bali, dans les années 1930. Il y va, après avoir été littéralement « charmé » par les sons, écoutés sur gramophone, de musique traditionnelle balinaise, l’orchestre de gamelan. Ces sons auraient selon ses propres mots, « changé sa vie complètement » jusqu’à devenir une obsession, comme il le raconte lui-même dans son livre : Mon imagination commença à prendre feu et le moment arriva où je décidai d’entreprendre un voyage vers l’Orient pour écouter moi-même ces orchestres 23. 17 Martine Segalen, Ethnologie. Concepts et aires culturelles, Paris, A. Colin, 2001, p. 285. 18 Clifford G. Geertz, The Interpretation of Culture, selected essays, New York, Basic Books (trad.fr. partielle in Bali. Interprétation d’une culture, Paris, Gallimard, 1983, p. 8). 19 Expliquées à travers l’exemple du combat de coqs. 20 Dont le concept opératoire majeur est celui de la thick description, de la « description en profondeur ». Cf. Gérard Gaillard, Dictionnaire des ethnologues et des anthropologues, Paris, A. Colin, 1997, p. 272. 21 Clifford G. Geertz, ibid. p. 7. 22 L’orchestre traditionnel indonésien, comprenant des instruments à percussions (gongs, xylophones, tambours), et plus rarement des rebabs. 23 Colin McPhee, A house in Bali, (Traduit de l’anglais par l’auteur), Kuala Lumpur, Oxford University Press, 1979 (1re publ. 1944), p. 10.

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À Bali, McPhee entendra souvent autour de lui ce qu’il appelle, the sound of sweet crystal music 24, « le son de la douce musique cristalline ». Il sera fasciné et subjugué par cette même musique qu’il n’hésitera pas à décrire à l’aide de plusieurs adjectifs, comme : « délicate » (delicate), « merveilleuse » (delicious), « céleste » (aerial), « éthérée » (aeolian), « cristalline » (transparent), « hypnotique » (hypnotic), « joyeuse » (blithe), « caractérisée par un rythme qui enivre » (eager rhythm). Chaque nuit – écrit-il — dès que la musique débutait, je ressentais la même sensation de liberté et d’indescriptible fraîcheur. La musique, ici, n’avait rien à voir avec tant de musique orientale, lourde et entêtante, car il n’y a rien de plus pur que le son clair et limpide du métal, frais et sonore et qui se dissout dans l’air. Il n’y avait rien dans cette musique de subjectif et de romantique mais plutôt un son qui prenait des formes magnifiques 25.

Une expérience, celle de la musique balinaise pour McPhee, qui finit, par moments, par se rapprocher du rêve et révéler un monde « autre » 26. Un an après son retour en Europe, en 1932, assis dans une salle de concert parisienne, à l’écoute d’un concert qu’il trouve « ennuyeux et intellectuel », McPhee aura un sentiment d’enfermement et il songera avec nostalgie, nous dit-il, « à cette musique ensoleillée que j’avais écoutée en plein air, parmi ces gens qui parlent et rient, écoutant ou n’écoutant pas forcément les musiciens, mais enthousiasmés par la musique » 27. Ainsi, face au « mal du pays » qu’il ressent, nostalgique de cette musique « magique », McPhee décide de retourner sur l’île de Bali, afin de « sauver » ces musiques en train de disparaître, mais aussi d’y construire sa maison et d’y vivre. De son expérience, il publiera plusieurs articles sur la musique balinaise 28 et un livre, A house in Bali, « Une maison à Bali », où il racontera son expérience de vie sur l’île.

La possibilité d’une île ? Mais d’où vient donc cette envie ethnologique de partir sur une île ? Suffit-il de la crainte de la disparition de ce qu’on y a trouvé et de l’urgence de la collecte pour y retenir le chercheur ? L’exemple des premiers ethnologues est-il suffisant pour inciter de nombreux chercheurs à étudier les îles ? Les travaux de Malinowski et de Margaret Mead ont sans doute joué un rôle non négligeable dans la construction de l’image de l’île comme terrain propice à l’anthropologue ; de même, ils ont participé à idéaliser le concept d’insularité et à l’assimiler à celui d’exotisme29, une représentation, celle-ci, bien antérieure à l’arrivée du tourisme de masse et qui a pu contribuer à son développement. Mais suffit-il du rêve du bon sauvage et de l’altérité pour persuader le chercheur de choisir les îles comme terrain d’étude d’élection ?

24 Colin McPhee, ibid. p. 11. 25 Colin McPhee, ibid. p.40. 26 As I listened to the musicians, watched them, I could think only of a flock of birds wheeling in the sky, turning with one accord, now this way, now that, and finally descending to the trees (Colin McPhee, ibid. p. 41). 27 Colin McPhee, ibid. p.77. 28 The « absolute » music of Bali, en 1935 ; Children and music in Bali, en 1938. Cités par Alan P. Merriam, The Anthropology of Music, Northwestern University Press, Evanston, Illinois, U.S.A., 1964, p. 331. 29 Où l’« exotisme » est à lire dans son sens étymologique de ce qui n’appartient pas à sa propre culture de référence. Dictionnaire culturel français, Paris, Le Robert, 2005.

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En somme, comment expliquer l’exaltation pour cette « espèce d’espace », isolé de tous les côtés et entouré par la mer ? Pour ce territoire étrange, pour cet espace à part, étendue de terre coupée du continent, espace du repos et de la fuite, évocateur de libertés et d’enfermement ? Si l’on revient à sa configuration et à sa représentation, il s’agit d’un lieu qui n’est pas neutre, mais chargé de symboles géographiques et sociaux, souvent évoqués : espace coupé du continent, lieu de conservation par excellence, voué à l’archaïsme, point de repère au milieu de la mer, territoire difficile d’accès, espace géographique mais avant tout un espace mythique, un lieu de bonheur. C’est un espace restreint, un espace dont l’élément principal est l’idée de limite, limites dans ses frontières et dans sa surface30. C’est un espace qui modifie notre point de vue et transforme notre propre expérience visuelle, un espace qui nous permet « d’embrasser d’un seul coup d’œil les deux extrémités »31. De ce fait, l’île est un concept qui rassure. C’est l’espace auquel songe peut-être Perec, quand il écrit : J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés, et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources.32

Un concept, celui de l’île, qui apaise même Kant : l’île devient, chez le philosophe allemand, le symbole de la compréhension et de la véracité : Le pays de l’entendement -, nous dit-il-, est une île et il est enfermé par la nature elle-même dans des limites immuables. C’est le pays de la vérité […] entouré par un océan vaste et agité de tempêtes.33

Mais l’île est aussi et surtout un lieu dont la forme ne peut pas ne pas renvoyer à ce que Bachelard appelle la « phénoménologie du rond ». Les images de la rondeur pleine –écrit-il - nous aident à nous rassembler sur nous mêmes, à nous donner à nous-mêmes une première constitution, à affirmer notre être intimement, par le dedans. Car, vécu du dedans, sans extériorité, l’être ne saurait être que rond.34

L’île, de par sa forme, sa circularité, appelle donc l’intériorité, l’introspection, le désir de retrouver le centre de notre intimité, et, peut-être, nos racines, notre lieu d’origine et de départ. C’est peut-être pour cela qu’au bout du parcours, après la découverte, l’enchantement et le retrait du monde, pour Ulysse, comme pour l’ethnomusicologue, les îles appellent souvent au retour, au nostos, à ce désir de revenir en arrière. Pour Ulysse, ce héros qui pleure le retour 35, aucune île, si verdoyante ou séductrice qu’elle soit, ne vaut son Ithaque, « […] cette île rocheuse et peu faite pour les chevaux mais, ni trop misérable ni trop vaste, on y trouve du blé en abondance, du bon vin ; la pluie n’y manque pas, ni l’enrichissante rosée […] »36. Pour les anthropologues/ethnomusicologues, les îles, terrain rêvé et totalement idéal au projet socioanthropologique, se révèlent souvent illusoires car, loin d’être désertes et vierges, elles sont 30 Abraham Moles, Labyrinthes du vécu. L’espace, matière d’action, Paris, Librairie des Méridiens, 1982, p. 55. 31 Edgar Allan Poe, cité par Charles Ficat, Histoires d’îles, Paris, Sortilèges, 2000, p. 222. 32 Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, éditions Galilée 1974, p. 122. 33 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Paris, Flammarion, 2001, p. 294. Cf. article d’Alain Chareyre-Mejan, « Le principe de l’île perdue », in Racualt Jean-Michel et Jean Claude Marimoutou, L’Insularité. Thématiques et représentations, Actes du colloque international de Saint-Denis de la Réunion, avril 1992, Paris, éditions L’Harmattan, p. 469-475. 34 Gaston Bachelard, Poétique de l’espace, Paris, Puf, 1957, p. 208. 35 Dont la racine même de son nom, oδùρομαι rappelle le pleure. 36 Homère, ibid. Chant XIII, vers 242-245.

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aussi peuplées et ont une histoire propre. McPhee lui-même, deux ans après y avoir bâti sa maison, ressentira un jour « le besoin de partir »37 et quittera Bali. Comme Ulysse, il songera à son Ithaque, à cet Occident dont même la musique lui était devenue dull, ennuyeuse, peut-être persuadé que les isolats musicaux purs de toute influence, étaient un rêve, l’île de Robinson… n

Bibliographie Bachelard Gaston, Poétique de l’espace, Paris, Puf, 1957. Braudel Fernand, La Méditerranée. Les hommes et les héritages, Paris, Flammarion, 1986 (1re publ. en 1977 par Arts et Métiers graphiques). Chareyre-Mejan Alain, « Le principe de l’île perdue », in Racualt Jean-Michel et Jean Claude Marimoutou, L’insularité. Thématique et Représentations, Actes du colloque international de Siant-Denis de la Réunion, avril 1992, Paris, éditions L’Harmattan, p. 469-475. Ficat Charles, Histoires d’îles, Textes réunis par Charles Ficat, Paris, Sortilège, 2000. Gaillard Gérard, Dictionnaires des ethnologues et des anthropologues, Paris, A. Colin, 1997. Geertz Clifford G., The Interpretation of Culture, selected essays, (traduction française partielle in Bali. « Interprétation d’une culture ») New York, Basic Books, Paris, Gallimard, 1983. Godelier Maurice, L’Énigme du don, Flammarion, (Champs), 2002. Homère, L’Odyssée, (traduction de Philippe Jaccottet), Paris, La Découverte, 2004. Kant Emmanuel, Critique de la raison pure, Paris, Flammarion, 2001 (1re trad. en français en 1835, aux éditions Ladrange). Lévi-Strauss Claude, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973. Malinowski Bronislaw, Argonauts of the Western Pacific. An account of native enterprise, and adventure in Archipelagoes of Melanesian New Guinea, London, G. Routledge and sons, 1922 (traduction française : Les Argonautes du Pacifique Occidental, Paris, Gallimard, 1989, 2e éd). McPhee Colin, A house in Bali, Kuala Lumpur, Oxford University Press, 1979 (1re publ. en 1944). Mead Margaret, Coming of age in Samoa. A psychological study of primitive youth for Western civilisation, New York, William Morrow, 1928 ; Mead Margaret, Sex and temperament in three primitive societies, New York, William Morrow, 1935. (traduction française partielle in Mœurs et sexualité en Océanie, Paris, Plon, 1963) Merriam Alan P., The Anthropolgy of Music, Northwestern University Press, Evanston, Illinois, U.S.A., 1964. Moles Abraham, Labyrinthes du vécu. L’espace, matière d’action, Paris, Librairie des Méridiens, 1982. Perec Georges, Espèces d’espaces, Paris, éditions Galilée, 1974. Sahlins Marshall, Âge de pierre, âge d’abondance, Paris, Gallimard, 1976. Segalen Martine, Éthnologie. Concepts et aires culturelles, Paris, A. Colin, 2001. Segalen Victor, Journal des îles, Paris, Les éditions du Pacifique, 1978 Tournier Michel, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Paris, Gallimard, 1972 (1re éd. 1967). Zemp Hugo, Écoute le bambou qui pleure, Paris, Gallimard, 1995.

37 [… ] « and I also felt I needed to get away. It might be a year before I returned, perhaps longer ». Colin McPhee, ibid. p. 178.

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La stratégie insulaire du Club Méditerranée : une « Polynésie » en miroir Valérie Perles Chargée de recherches Musée de la ville de Saint-Quentin-en-Yvelines

« Si vous ne vous retournez et ne devenez comme des enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. » Saint Matthieu, XVIII, 3-5.

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ensée comme une société originelle depuis les Lumières, la Polynésie propose au voyageur occidental une réalité insulaire propice à la projection utopique. Située aux antipodes, elle apporte l’espoir de vérification d’une pensée primitiviste. Ses habitants sont les héros de l’âge d’or, stade idéal de l’histoire de l’humanité, situé quelque part entre un état de nature qui ravale l’homme à la bête, et un état de société qui le corrompt. Incarnés grâce au Verbe, ils gagnent un peu plus de substance à chaque témoignage. Les voyageurs l’ont bien décrit : « l’homme qui n’évolue pas », l’enfant promis au royaume des cieux. « Acculturel » qui ne peut être acculturé, il vit dans un éternel présent. Tout à la description de son organisation sociale exemplaire, les premiers récits négligent la description de son territoire et le font évoluer dans des décors exotiques, nécessairement beaux, mais abstraits 58


La stratégie insulaire du Club Méditerranée : une « Polynésie » en miroir

À leur décharge, le cadre naturel environnant les cités utopiques est rarement évoqué . Homme primitif rebelle à l’observation ethnographique, le Polynésien semble n’être d’aucune culture, d’aucune histoire et d’aucun lieu. La « révolution polynésienne », introduite dans l’univers des vacances à partir des années 1950, fait sienne cette idée de paradis sans jamais se préoccuper de sa supposée réalité. Comme l’indique le numéro de lancement du club de vacances « Polynésie », cette appellation tire son efficacité de son caractère conceptuel. Libérée de toute référence géographique (après tout, personne ne sait où c’est), elle suffit à activer le corpus mythique construit autour de la terre promise exotique : Il était une fois un club appelé « Polynésie ». Pourquoi ce nom d’abord ? C’est qu’il en est des noms comme de certains regards d’une attirance plus ou moins troublante. Et quel appel plus sûr que celui contenu dans ces quelques syllabes aux sonorités mélodieuses, évocatrices de départ vers de lointains horizons que l’imagination humaine n’a pas fini de parer du charme des choses inaccessibles, bienheureuse évasion au milieu de mille préoccupations de la vie quotidienne. Et on a souvent dit que les Français avaient une ignorance quasi-raciale de la géographie. « Polynésie » a ainsi l’avantage de résumer pour eux tout ce qui, de par le vaste monde, présente l’attrait de l’inconnu, d’un genre de vie en contact direct avec la nature, vie simple et saine qui est celle des vrais Polynésiens.

L’Âge d’or est-il, comme le laisse entendre le discours inaugural du Club Polynésie, définitivement relégué au monde des idées ? Rien de moins sûr. À mi-chemin entre fantasmes assumés et référence à une soi-disant vérité ethnographique, nous cultivons l’ambiguïté. Davantage que le Club Polynésie, le Club Méditerranée l’a bien compris. Il fait redescendre le Polynésien de la caverne. Se réclamant du concept, il gagne en légitimité en puisant ses filiations dans le réel. Afin de rendre le Paradis accessible à tous, Gérard Blitz, l’inventeur du Club Méditerranée, en recrée les conditions à quelques heures de chez nous. Là bas, les hommes vivent à l’envers. Le Méditerranéen n’a qu’à les imiter. Il lui suffit d’inverser ses valeurs. À rebours, il retrouve les temps du mythe. Que les choses soient claires ! Il ne sera jamais « naturalisé polynésien ». Ce carnaval des sauvages, où la société est momentanément mise la tête en bas et les pieds en l’air, n’est qu’une parenthèse cathartique. En permettant au civilisé de vivre un temps cul par dessus tête, le club refonde la société dans ses principes. Le temps des sauvages ne dure pas. Il n’est là que pour garantir les temps normaux. Les portes de ces paradis artificiels, où l’on célèbre « tout ce que la société industrielle récuse » , se franchissent dévêtu. Il convient d’abandonner le vieux vêtement de corruption et exhiber enfin le corps pur et décomplexé d’avant la Chute, sublimé par le sport et le soleil. La nudité rend caduques les codes vestimentaires et simule une société sans classe. Si l’absence de marquages discriminants ne crée pas forcément l’égalité, elle favorise en tous cas l’anonymat. L’ouvrier y côtoie son patron. Le bruit court qu’ils sont même devenus amis. Ca n’a duré que le temps des vacances bien sûr ! Le retour aux temps égalitaires s’expérimente à grand renfort de tutoiement. On vient éprouver un type éric Vibert. Tahiti, Naissance d’un paradis au siècle des Lumières. Bruxelles, éditions Complexe. 1987, p. 146-149 : Commerson baptise Tahiti « Utopie ». L’insularité est un des éléments majeur du mirage océanien. Le paradis ou les villes utopiques sont de structure insulaire. Montesquieu accorde aux sociétés insulaires des qualités propres : « les peuples des îles sont plus portés à la liberté que les peuples du continent. » (Esprit des lois, chap. XVIII, Des lois dans le rapport qu’elles ont avec la nature du terrain). Polynésie, revue touristique éditée par le Club Polynésie, n° 1, nov-déc 1955. Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut. Au coin de la rue l’aventure. Point-Seuil. 1979. p. 61.

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de sociabilité inédit où, comme dans les îles, l’amitié et l’amour sont faciles. On badine, on bavarde, « on apprend — comme le dit si joliment le Trident — à se balader longuement dans la douceur des autres » , à discuter de choses futiles, se raconter des bêtises. On fait comme si on était des Polynésiens, détachés de tout. Le corps libéré de ses entraves textiles, l’esprit libéré des règles et des interdits, la recherche du plaisir est érigée en unique principe. Comme les Polynésiens, on redevient des enfants qui savent profiter de l’instant présent sans se soucier du lendemain. Pourquoi s’en soucieraient-ils ? Dans les jardins d’Éden, tout croît en abondance. A Tahiti, c’est bien connu, on ne meurt jamais de faim. La nature, prodigue, pourvoit à l’essentiel. Comme à Tahiti, l’argent n’a d’ailleurs pas cours au village. Nourriture, boisson et sexe sont gratis, à un collier-bar près. Le paradis ne s’envisage qu’entouré d’eau. Edgar Morin l’a bien dit : Il faut que le club soit une île pour survivre. (…) Ca ne fonctionne bien que dans la mesure où les scories du monde sont éliminées, dans la mesure où l’on vit les conditions de l’utopie, d’une sorte d’insularité.

L’île est une réalité indépendante, un monde coupé du monde, le lieu de tous les possibles. En 1968, Gilbert Trigano en fait un principe. Il veut aménager une île déserte pour en faire la première île de vacances du monde. Il imagine un village à Juan de Nova, petit atoll à 150 km de Madagascar, mais ce projet trop coûteux est abandonné. Faute de territoire vierge, propice à la mise en place des conditions de l’utopie polynésienne, le club s’isole alors volontairement de la terre d’accueil et de sa réalité socioculturelle. Il s’implante dans des pays en voie de développement comme un corps étranger. en 1967, le chef d’un village d’une île dalmate se vante de n’avoir jamais, en six saisons, mis les pieds sur le continent ni appris un seul mot de serbo-croate . Le club fonctionne comme un îlot, « petit espace isolé dans un ensemble d’une autre nature ». L’activité touristique en est bannie. Dans les années 1950, le Trident oppose régulièrement le bon GM qui reste parmi ses pairs dans son village, à une caricature de touriste au kodak, décrit comme un forçat des vacances, transporté de sites archéologiques en hôtels et d’hôtels en musées. Le touriste perméabilise le monde idéalement clos du village et trahit « l’orthodoxie polynésienne ». On ne vient pas au club pour les vieilles pierres. Surtout en Méditerranée. Elles renvoient de façon trop évidente à la genèse du monde civilisé. Le « Méditerranéen » est du côté des primitifs sans histoire . Djerba, dépourvue de traces visibles de son passé, incarne ce « Tahiti de consolation ». On n’y trouve « pas de tombeaux, d’hommes illustres ou de sites grandioses : des sables blonds et déserts, une mer foisonnante de mérous et de daurades (…), des couchers de soleil inoubliables sur des rivages plantés de palmiers » . Elle ressemble à n’importe quelle île déserte, à la Polynésie décrite par les premiers voyageurs. Dans un décor neutre, fonctionnel, intemporel, on peut y jouer à loisir la « cène primitive ». Là-bas, « les heures, les jours, les semaines passent sans que l’on s’en rende compte ». Le temps n’y a plus la même épaisseur. Il se conjugue au présent. A Djerba, on n’est pas en Méditerranée, mais dans les mers du Sud. Djerba « la Pacifique », sublimée par « une lumière irréelle sur laquelle

Bulletin du Club Méditerranée, Le Trident, n° 26, mars 54. Peyre Christiane, Yves Raynouard, Histoires et légendes du Club Méditerranée, 1971, p. 232. « L’argent des vacances », in L’express, mai-juin, 1967, p. 82-84. La référence aux touristes qui dénaturent l’esprit du club est omniprésente dans le Trident entre 1952 et 1955. A cette époque, le Club, qui offre des conditions de confort rudimentaire et une nourriture de cantine, est bon marché par rapport aux tarifs proposés par les agences de voyage. Bulletin du Club Méditerranée, Le Trident, janvier 1954, n° 24

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se découpent les longs troncs des palmiers » , incarne un lieu conceptuel. Pays de « nulle part », elle ne présente qu’un décor de « sud », d’antipode ou d’utopie. Sur des territoires vierges de références, à Corfou, à Djerba ou ailleurs, le décor est planté. Les cases viennent progressivement remplacer les tentes. « Colliers de fleurs, coquillages, guitares et chants nostalgiques, chasse au harpon et poisson cru », directement importés de Polynésie, contribuent à mettre les GM dans l’ambiance. Un paréo ou une serviette de bain noués autour de la taille, ils assument pleinement le caractère mythique de leur référence et l’artifice de son expression. Ils se bricolent un personnage de bon sauvage le temps des vacances : « Vous n’êtes pas obligé de vous sentir l’âme d’un aventurier des mers du sud… » dira une publicité de 1965. Personne n’est dupe. Aucun soucis d’authenticité ne vient troubler cette reconstitution. Dans un décorum « vraisemblable », des hommes et des femmes, coupés de tout, occupés à ne rien faire, bronzés et presque nus, libres et anonymes, jouent pour un temps aux sauvages des mers du Sud. Ils s’isolent pour mieux vivre cette expérience de l’Âge d’or entre adultes consentants. Dans ce monde en soi et pour soi, quand ils parlent d’étranger, c’est la population locale qu’ils désignent ainsi. Pour mieux parodier leur propre culture, ils ignorent la culture d’accueil. Mais que se passe-t-il lorsque l’Éden méditerranéen s’installe en Polynésie ? Ils se mettent à rêver. Après tout, si c’était vrai… Tahiti ne fut longtemps que l’image symbolique d’un paradis très simple dont on pouvait douter qu’il existât vraiment. Le Club est pourtant confronté à sa référence physique peu de temps après sa création, vers 1955. Cette entreprise courageuse vise à confirmer la filiation : Ce village à Tahiti, nous l’avons réalisé afin de bien situer dans l’esprit de chacun ce qu’est la formule du club. Notre source d’inspiration, nos idées majeures pour la mise au point de nos villages, nous les tirons de ces îles polynésiennes. C’est un pèlerinage aux sources que nous vous proposons.10

Bien sûr, Tahiti a changé depuis Bougainville. Les vahinés se promènent en scooters, mettent des chaussures et vont au fast-food. Mais cette concession au monde civilisé, résultat d’un contact inévitable avec les Blancs, est limitée. Que le visiteur se rassure, il ne verra cela qu’à Papeete : Partout ailleurs, la Polynésie est restée elle-même à peu de choses près, telle que l’ont trouvée les marins de Bougainville. Des femmes et des hommes mus exclusivement par le confiant caprice de leur bonheur, les chants et les danses d’une quiétude que nous avons oublié : c’est vrai.11

La « joie de vivre », la « vie insouciante », la « spontanéité » des Tahitiens fournit une expression concrète à l’idéal vacancier méditerranéen. Pour les adeptes du Club, le séjour à Tahiti est une instanc­e de vérification que le rêve existe. Loin de s’affaiblir à l’épreuve du réel, il gagne en épaisseur. Ce retou­r initiatique vers les confins fonctionne donc plutôt bien. Sur place, le monde que l’on a sous les yeux s’accommode, sans heurt, de la lecture traditionnelle du paradis donnée par les écrivains et les artiste­s. L’œil recompose sans problème un Tahiti rêvé, révélé par Paul Gauguin, Pierre Loti, Alain Gerbault… Il n’y a pas d’immaculé perception. On en voit bien qu’avec le cœur. Il est donc là, ce Tahiti tant espéré, étranger au vécu des Maoris, des colons et des fonctionnaires, palpable, condamné à idem. 10 Bulletin du Club Méditerranée, Le Trident, janvier 55, n° 32. 11 Bulletin du Club Méditerranée, Le Nouveau Trident, été 1963, n° 4.

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matérialiser un mythe… On ne sait plus très bien s’il est signifiant ou signifié. Jean Ably le déplore lorsqu’il croise une troupe cinématographique américaine en 1929. À la recherche « de paysages des tropiques peuplés d’humains sortant de l’ordinaire », ils louent un village, qu’ils transplantent, le temps du tournage, sur une île déserte. Ils prennent soin de déguiser les autochtones en « Tahitiens du temps de Cook ». Une fois les costumes, pirogues, idoles, huttes et armes mis en caisse, la troupe rentre terminer le film dans les studios d’Holywood. Sous le soleil des projecteurs, des figurants mexicains remplaceront avantagement les Tahitiens. Ils n’étaient pas si crédibles que ça finalement ! Le Tahiti réel ne propose qu’un décor générique au Tahiti de cinéma. Pour jouer son propre rôle, il doit se conformer à la géographie imaginaire des étrangers 12. À l’instar des producteurs de film, le Club méditerranée a apporté dans ses bagages sa « Polynésie ». Dans l’enceinte du village ou lors d’excursions, les autochtones « composent » ou recomposent leur réalité pour rendre plausible son évocation. « Vahiné, couronnes de tiaré, voiles blanches des pirogues à balancier sur le lagon, outremer de Bora-Bora, ukulele nostalgique sous la lune énorme »13. La magie opère. Au fil des reportages, le Trident exalte les valeurs traditionnellement attribuées aux Polynésiens : gaieté, gentillesse, spontanéité, etc. Eprouvé sur le terrain, l’ethnotype polynésien s’enrichit même de nouvelles qualités. Comme nous l’indique un article de 1962, l’amitié douce — qui n’est jamais importune — et la propreté sont les vertus majeures des Polynésiens14. Bonne humeur, efficacité et discrétion, tout le charme de l’hôtellerie de luxe… L’Européen qui rêve des îles du Pacifique a à sa disposition un registre symbolique limité et fortement codé : plage de sable blanc, frange de cocotiers balancés par l’alizé, lagon bleu, vahinés langoureuses. La réalité visuelle de la Polynésie est tout autre : le sable noir y domine, le cocotier n’est pas tellement abondant en bord de mer, le Maori n’habite pas dans les cases lacustres, ne s’habille pas en paréo et ne pare pas sa chevelure de fleurs. Dans les hôtels, si. Le fare « typique » jouxte la plage aménagée, les pirogues double sortent au coucher du soleil (qui est « retardé » d’une heure pour tomber à l’heure de l’apéritif !), les bons sauvages en paréos, tout droit sortis du Centre d’apprentissage hôtelier, forment le personnel de service. Le rêve est là. Ou presque. Les vahinés ont canalisé leurs ardeurs pour n’être plus que d’aimables hôtesses. On vient tout de même ici pour les voyages de noce ! Reprenant la formule méditerranéenne, les sites à étrangers fonctionnent comme des camps de loisir retranchés de la quotidienneté polynésienne. On met rarement les pieds en dehors de l’hôtel. Sur place, il y a tout ce qu’il faut. De l’atelier de drapage de paréo au cours de tamuré, du mariage à la mode polynésienne (chef de village compris !) au tamaraa, la couleur locale y est assurée. Dehors, on ne verrait peut-être pas tout ça ! Le mythe n’est pas la réalité des Polynésiens. Qu’importe ! A l’issu de cours de rattrapage intensifs, ils ont compris ce que l’on attendait d’eux. Un rapport de janvier 1967, cité par Daniel Sherman, met en garde l’autochtone qui verrait dans le tourisme une source de revenus possible : Il est incontestable que le touriste attiré par le nom prestigieux de Tahiti vient chercher une réalité conforme à la légende – et qui ne doit pas, sous peine de déception, s’éloigner trop de l’image qu’il s’en est fait.15 12 Jean Ably, Tahiti aller et retour. Paris. La Baudinière. 1929, p. 74. 13 Bulletin du Club Méditerranée, Le Nouveau Trident , 1963, n° 7. 14 Bulletin du Club Méditerranée, Le Nouveau Trident, 1965, n° 12. 15 Centre des Archives Contemporaines, 940 349/59, mission interministérielle, « rapport de mission », janvier 1967.

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Ici comme ailleurs, « le tourisme promeut la restauration, la préservation et la re-création fictiv­e d’attributs ethniques ». À la fin des années 1960, l’émergence du mouvement de renouveau de la culture­ tahitienne, par un certain nombre d’intellectuels contestant la domination française, contribue à la réhabilitation de la culture indigène et à son institutionnalisation progressive. Elle devient alors un instrument au service de la politique touristique. En 1956, Madeleine Moua remet à l’honneur la pratique « ancestrale » de la danse. Aussitôt, les propriétaires des hôtels organisent des spectacles folkloriques16. Improbables phénix, les pratiques traditionnelles renaissent de cendres imaginaires pour le plus grand bonheur des touristes. À terme, à grand renfort de tikis, de temples et de rites mystérieux, Tahiti sera peut-être le Disneyland prophétisé par Romain Gary dans La tête coupable en 1968. Ou, plus probablement, ce Club Méditerranée rêvé par Trigano, à l’échelle d’une île enfin. Duro Raapoto, linguiste polynésien, abhorre le mot « Tahiti » qui, selon lui, renvoie au « produit exotique fabriqué par des Occidentaux pour la consommation de leurs compatriotes »17. Imitant celui qu’il a inspiré, le Polynésien qui joue au « bon sauvage », est-il, au fond, si différent du Méditerranéen ? Peut-être pas. À un paradis près cependant. Alors que les Méditerranéens jouent à l’Âge d’or, les Polynésiens pourraient s’en croire les descendants. Qu’il nous mène aux antipodes ou chez les ancêtres, qu’il dure une semaine ou une éternité, le voyage en paradis mérite, comme nous le conseille saint Matthieu, que l’on se retourne. La tête en bas ou regardant vers l’arrière, il suffit de redevenir des enfants et, au détour d’une nuit tiède et parfumée, s’allonger sur le sable pour, comme au premier jour, se perdre dans les étoiles et se convaincre alors que les royaume des cieux se trouve bien ici-bas… n

Bibliographie Bachimon Philippe, Tahiti entre mythes et réalités : essai d’histoire géographique, Paris, édition du CTHS, 1990 Bertho-Lavenir Catherine, La roue et le stylo : comment nous sommes devenus touristes, Paris, éditions Odile Jacob, 1999. Boulay Roger [dir. par], Kannibals et Vahinés, imagerie des mers du sud, Paris. RMN, 2001. Brami Celentano Alexandrine, « La jeunesse à Tahiti : renouveau identitaire et réveil culturel », in Ethnologie Française, XXXXII, 2002, 4, p. 647-661. Peyre Christiane, Raynouard Yves, Histoires et légendes du Club Méditerranée, 1971. Rigo Bernard, Conscience occidentale et fables océaniennes ou La dynamique de la contradiction, Paris, L’Harmattan, 2005. Sherman Daniel J., « Paradis à vendre : tourisme et imitation en Polynésie Française », in Terrain, n° 44, Mars 2005, p. 39-56. Vibert Eric, Tahiti, naissance d’un paradis au siècle des Lumières, Bruxelles, éditions complexes. 1987. Urbain Jean-Didier, Sur la plage. Mœurs et coutumes balnéaires, XIXe-XXe siècle, Paris, Payot, Petite Bibliothèque Payot, 1995.

16 Daniel J. Sherman, « Paradis à vendre : tourisme et imitation en Polynésie Française », in Terrain, n° 44, Mars 2005, p. 39-56 : cite Dean MacCannell, Empty Meeting Grounds. The tourist papers, Londres, 1992, p. 159. 17 Cité par Philippe Bachimon, Tahiti entre mythes et réalités : essai d’histoire géographique. Paris. édition du CTHS. 1990.

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Nouvelles du paradis : la Polynésie et la caricature du tourisme Odile Gannier CTEL, université de Nice-Sophia Antipolis

Touriste de bananes. […] C’est une expression à nous pour désigner certains passagers qui partent pour les îles avec l’idée d’y vivre une vie naturelle, loin du monde, sans souci d’argent, en se nourrissant de bananes et de noix de coco… […] Il y en a quelques-uns du même calibre à chaque bateau… Ils ont tout juste de quoi arriver là-bas… Ils chercheront une hutte abandonnée par les indigènes et ils s’y installeront. Puis, dans quelques mois, anémiés, malades, ils se présenteront à la police ou à leur consul pour se faire rapatrier…

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oilà, brossé par Simenon, le paradoxe du mirage polynésien. La Polynésie est en effet une destination touristique des plus typique, pour des générations de sédentaires frustrés de soleil, de vie facile, avec les ingrédients obligés des dépliants touristiques. Tahiti tente de se conformer aux canons — on oublie, comme déplacé ou inconvenant, l’envers de l’image.

Georges Simenon, Touriste de bananes, Gallimard, 1938, Folio, 1997, p. 18. Robert James Fletcher, en 1923, affirmait : « Il y a quelques Yankees qui sont venus pour vivre la vie simple, se nourrir de noix de coco et se vêtir d’un paréo. Les moustiques auront tôt fait de guérir la plupart d’entre eux en quelques semaines ; ceux qui leur résistent offriront plus tard quelques rares cas d’Européens souffrant d’éléphantiasis. » (Isles of Illusion, 1923, trad. fr. Lettres des mers du Sud, par Nicole Tisserand, Minerve, 1989, p. 245).

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Nouvelles du paradis : la Polynésie et la caricature du tourisme

Cependant, les efforts des îles du Pacifique en matière d’accueil du touriste passent aussi par la création d’images nouvelles : le touriste doit pouvoir venir en Polynésie pour connaître la culture ma’ohi. Mais peut-il vraiment croiser l’altérité ? Lui offre-t-on réellement un accès à cette culture ou n’est-il pas, souvent, installé dans un décor de carton-pâte, conçu pour représenter ce qu’il avait imaginé ? Une certaine littérature au second degré met en scène cette différence entre l’Idée et son ombre : Romain Gary dans La Tête coupable, Simenon, dans Touriste de bananes, David Lodge dans Paradise News (« Nouvelles du paradis »), s’amusent à démonter pièce par pièce les clichés dont le touriste croit pouvoir jouir : l’humour ou le désenchantement fissurent l’édifice construit par les opérateurs de voyages. Gary et Simenon situent leur action à Tahiti, Lodge à Hawaii, l’argument se rejoignant sur l’image des îles du Pacifique, pour un séjour à durée limitée ou un projet de nouvelle vie sous les Tropiques. Simenon peint la trajectoire d’un jeune homme qui, croyant s’évader à Tahiti, voit son rêve tourner en un irréparable fiasco. Gary se place du côté de Cohn, personnage interlope qui s’avère finalement le réalisateur de la bombe thermonucléaire expérimentée à Mururoa, tout le roman étant fondé sur le thème du mensonge, de la mascarade et du faux-semblant généralisé. Lodge brosse la caricature du voyage organisé d’un groupe de Britanniques, échantillons représentatifs des attitudes touristiques. Les romans donnent un écho distancié de la réalité, souvent sur le mode du sarcasme. La littérature exotique est si riche en stéréotypes que les topoi s’offrent d’eux-mêmes à la déconstruction. Simenon, reporter, relate son voyage dans un article de 1935 : Mais Tahiti ? Car, enfin, il y a Tahiti, que Pierre Loti a chantée comme la plus belle île du monde, que les Américains considèrent comme le paradis terrestre (et, pourtant, il ne leur appartient pas !) […] Tahiti et les Tahitiens, les Tahitiennes… Le Tahiti de Cook, de Bougainville, Tahiti des guitares et des fleurs dans les cheveux, des paréos et des danses au clair de lune… le Tahiti des poissons multicolores et des pirogues à balancier, de la vie molle et béate sous un ciel toujours clément… Tahiti enfin vers lequel tous les milliardaires blasés s’acheminent, alléchés, dès qu’ils ont fait construire un yacht…

Entre le rêve et la réalité naît une tension difficilement supportable pour le touriste. Le plus crédule est certes supposé s’en douter : la carte postale n’est pas la réplique fidèle du réel. En 1912, R. J. Fletcher partit dans le Pacifique, nourri de lectures de Stevenson et de Loti. L’image livresque que lui proposaient les Mers du Sud est contredite par ses lettres, rassemblées sous le titre Isles of Illusion. Fletcher n’est pas dupe : Mon vieux, je ne te donnerais pas trois semaines pour en avoir plein le dos des charmantes îles qu’a jamais baignées la mer. J’ai lu ce qu’ont écrit les touristes de paquebots sur les Nouvelles-Hébrides ; des descriptions enthousiastes — beauté merveilleuse, (...) un lot d’épithètes. Grand merci. Je les connais, vos îles. (p. 126)

Le professeur Sheldrake, dans Nouvelles du paradis, vient étudier ce tourisme particulier : La visite des lieux touristiques n’est pas un véritable argument de vente pour les voyages balnéaires en pays lointains : l’île Maurice, les Seychelles, les Caraïbes, Hawaii. Regardez ça… […] C’était une photo en couleurs représentant une plage tropicale – mer et ciel d’un bleu éclatant, sable blanc aveuglant, avec un peu plus loin, quelques silhouettes humaines nonchalantes étendues à l’ombre d’un palmier vert. […] Elles sont toutes pareilles, ces brochures.

Georges Simenon, « Tahiti ou les gangsters dans l’archipel des amours », Mes Apprentissages, Omnibus, 2001, p. 520. David Lodge, Paradise News, 1991 (trad. fr. Nouvelles du paradis par Maurice & Yvonne Couturier), Rivages, 1992, Rivages Poche, 1994, p. 105-106.

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La confirmation de cette théorie est fournie par le narrateur à la plage : J’ai retroussé le bas de mon pantalon comme tout bon Britannique au bord de la mer, et j’ai barboté quelque temps au bord de l’océan. L’eau était chaude et trouble. Des bouts de papier et des déchets en plastique clapotaient contre le sable rugueux. […] Tout le monde ou presque était bien sûr en maillot de bain, ce qui n’avantageait guère les vieux ou les obèses. (p. 210)

Avant le départ, les touristes se voient proposer des films publicitaires pour les îles voisines, plus conformes au topos érémitique… Gerbault, déjà, dans les années 30-40, déplorait le nombre de « yachts » à côté de son voilier : il ne supportait pas de ne pas être le seul popaa sur Bora-Bora et déplorait, dans Un paradis se meurt, l’invasion « occidentale », le métissage réel et symbolique qui détruit l’authentique culture polynésienne. Les trois romans prennent le contre-pied des rêves stéréotypés, sur le mode ironique, le lecteur complice devant saisir, derrière les remarques apparemment anodines, la formidable mystification dont les touristes sont les jouets, eux qui rêvent à la fois de désert et d’animation. Mais bien sûr, plus la destination est prisée, moins les plages sont conformes à cette image minimale : de l’eau calme, de longues étendues de sable blanc, des cocotiers… Sur Tahiti, la plupart des plages sont de sable noir. Quant aux cocotiers, Gary les déprécie dans un faux élan poétique : Les couronnes de métal placées autour des troncs pour protéger les noix de coco contre les rats s’entourèrent d’une aube argentée…

Chez Lodge, le Waikiki coconut grove (« Cocoteraie de Waikiki ») est une : (...) tour blanche en béton, avec sa façade criblée de milliers d’alvéoles toutes semblables en guise de fenêtres. « Où sont les cocotiers ? (…) — Je ne sais pas. Dee prétend qu’ils ont dû les arracher pour construire l’hôtel. » (p. 181)

Quant à Donadieu, il arrive à Papeete, comme Simenon lui-même, sous une pluie torrentielle. « Les passagers se retrouvaient, riant jaune », regardant : (...) ce que l’on pouvait voir de Papeete : des pilotis formant quai, des bâtiments couverts de tôle ondulée et deux ou trois cents personnes, vêtues à l’européenne, marquant le pas sous des parapluies. (Touriste de bananes, p. 26)

Rien de moins exotique. Pourquoi ce terme péjoratif touriste de bananes, appliqué à ceux qui, comme lui, rêvaient de se fondre dans la nature, de vivre en tête en tête avec elle et avec elle seule, en renonçant aux commodités de la civilisation ? (Touriste de bananes, p. 37)

Mais il faut affronter la réalité : vivre en « homme-nature » n’est pas facile. Et qu’est-ce qu’elle vous fait, la nature ? Elle vous couvre de boutons, vous donne des coliques ! Parlez-moi de la nature ! Non ! Ce sont des choses qu’on peut raconter à Paris, mais pas ici, où nous en voyons défiler des centaines comme vous. (Touriste de bananes, p. 117)

Romain Gary, La Tête coupable, Gallimard, 1968 [éd. déf., 1980], Folio, 2000, p. 59.

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Les pulsions du touriste véritable ne relèvent cependant pas nécessairement du mythe de Robinson  , car le villégiateur sur la plage songe à se dénuder et surtout à ne rien faire, dans un hôtel les pieds dans l’eau : attitude diamétralement inverse de celle de Crusoé, chaudement vêtu, le dos tourné à la mer, s’activant sans relâche à recréer la civilisation. En fait l’image peut être formée de plusieurs manières : essentiellement les récits des précédents voyageurs, les clichés circulant dans la mémoire collective (jusque dans les conversations dans le bateau ou l’avion) ou encore les représentations forgées par les illusionnistes du voyage organisé. L’effort majeur de l’entrepreneur de tourisme est de rester aussi fidèle que possible à l’image universellement répandue. Ce que je demande de tel ou tel endroit, c’est le charme ; mais je suis sûr que ce charme n’existe pas dans la réalité. Tandis qu’à feuilleter agréablement des bouquins et consulter des cartes en compagnie d’un copain, on goûte à la perfection tout le charme, et gratis. Et l’on n’éprouve nulle déception. Si je m’étais contenté de lire Stevenson, je croirais encore au charme paradisiaque d’un récif corallin et d’un cocotier. Or, l’un pue comme la halle aux poissons et vous fait de sales déchirures dans un bateau qui coûte cher ; l’autre représente le centième d’une tonne de copra — qui pue également. (Fletcher, p. 98)

Toute l’affaire est en effet de forger un mythe assez résistant pour que la réalité ne l’égratigne pas trop. Comme le souligne malicieusement D. Lodge dans Paradise News (dont le titre semble faire écho à Paradise Lost de Milton), l’image du paradis est à l’œuvre dans ces îles. Le professeur Sheldrake collectionne les brochures touristiques pour y observer la stratégie des opérateurs, en récoltant toutes les expressions qu’il trouve accolées au mot « paradis ». Fleuriste du Paradis, l’Or du Paradis, les Emballages du Paradis, la Cave du Paradis, le Couvreur du Paradis, Meubles d’occasion du Paradis, Service de Dératisation et de Destruction des Termites du Paradis… (…) À en croire sa théorie, la simple répétition du mot « paradis » parvient à opérer une sorte de lavage de cerveau chez les touristes qui finissent par croire qu’ils sont bel et bien au paradis, en dépit du contraste entre la réalité et l’archétype. (p. 213-214)

Dans sa quête du paradis commercial, il reçoit l’aide éclairée de Bernard, curé défroqué. Dans La Tête coupable (1968), Romain Gary montre comment fonctionne la mise en scène touristique, à travers le personnage de Bizien, directeur de l’agence Tourisme Grand sud. Bizien se consacrait surtout à Tahiti. L’homme des villes polluées rêvait de l’Éden et de l’innocence retrouvés et la Polynésie était à la veille d’un boom touristique prodigieux. Malheureusement, les séjours de plus de cinq jours tout compris au paradis terrestre posaient aux agences de voyages de véritables casse-tête. L’île ne tenait pas les promesses de son mythe dans le monde. Les vahinés faisaient de leur mieux, mais l’âge moyen de la majorité des visiteurs se situait autour de soixante-cinq ans et les « heures enchanteresses sur le sable blanc au clair de lune », dont parlaient discrètement les dépliants, se heurtaient là à certaines limites. (p. 45-46)

Jean-Didier Urbain, Sur la plage, Mœurs et coutumes balnéaires (XIXe-XXe siècles), Payot, 1994, PBP, passim. Nouvelles du Paradis est le titre de la première revue gratuite trouvée par le héros Bernard, brochure publicitaire hétéroclite. Ironiquement, le roman s’achève sur cette image des « excellentes nouvelles » reçues du « Paradis ».

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Pourtant, pour prix de l’investissement financier et fantasmatique, le visiteur attend comme une obligation de résultat. Comme le montre Lodge, l’opérateur Travelwise échange ces colliers de bienvenue « d’une valeur de quinze dollars US » contre un coupon prévu dans la pochette : au Paradis hawaïen, tout se monnaye, du collier de fleurs à l’arrivée au cocktail chichement prodigué au départ. Cet échange dûment prévu et strictement limité n’est pas sans évoquer une sorte de relation tarifée dans les îles de Nouvelle-Cythère, ainsi baptisée par Bougainville. Le sentiment de disposer de faveurs monnayées rend le touriste attentif à exiger ce qui lui est dû dans le marché. Il aura les prestations pour lesquelles il a payé, mais strictement rien de plus : c’est là que l’illusion de transformer le touriste en invité devient mesquine.

Mythe et tradition Le touriste s’imagine donc refuser d’être traité en touriste, il est couronné de fleurs à son arrivée, salué par le concert local des ukulele, des toere et des « basses-poubelle »  . En 1968, Gary observait déjà que : La concurrence de Hawaï devenait de plus en plus puissante et, depuis quelque temps, faisait peser sur Tahiti une menace nouvelle : il était en effet question de créer là-bas un Disneyworld polynésien avec tout le passé de l’Océanie, « ses tikis, ses temples, ses rites mystérieux » fidèlement reconstitués. (p. 46)

Dans Paradise News (1991), les personnages de Lodge s’apprêtent en effet à aller visiter le « Centre culturel polynésien » : Vous avez un coupon d’entrée dans votre travelpack. Artisanat et arts polynésiens, promenades en canoë, danses folkloriques. C’est une sorte de Disneyland, je crois. Enfin, pas tout à fait comme Disneyland » rectifia-t-elle, se rendant soudain compte, vaguement, que cette description ne garantissait pas nécessairement l’authenticité ethnique du lieu. (p. 175)

Le groupe est invité à une « fête locale, qui a lieu tous les jours, même les jours fériés », tradition étrangement répétitive. Le dépliant précise que les touristes, devenus pour la circonstance des « invités » : assistent à une cérémonie Imu au cours de laquelle la Cour royale veille à la préparation du cochon que l’on va faire griller sur un lit de braises. Ajoutons à cela un superbe hukilau (cérémonie traditionnelle de pêche sur la plage pendant laquelle les invités prêtent main-forte aux pêcheurs pour tirer leur immense filet). Vient ensuite un somptueux luau où figurent de splendides danseuses de hula, d’intrépides cracheurs de feu, des guitaristes hawaïens et une quantité d’autres choses ! » (p. 181)

Dans les faits, la horde de touristes amenés par cars entiers doit : s’asseoir à des tables de réfectoire recouvertes de plastique, disposées en rang d’oignons, comme dans une sorte de camp de réfugiés. […] Une bonne partie des victuailles semblaient avoir été cuites au micro-onde plutôt que sur un lit de braises, et elles n’avaient pas grand-chose d’exotique ; en revanche, on pouvait se servir à volonté. (p. 182) Clin d’œil de Luc Besson dans Le 5e élément : un plan d’une trentaine de secondes présente l’accueil des héros par un orchestre et des colliers de fleurs polynésiennes à Flossetown Paradise.

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Nouvelles du paradis : la Polynésie et la caricature du tourisme

Les danseuses de hula dans les bars ne brillent pas par leur authenticité : Deux blondes opulentes, vêtues d’un soutien-gorge et d’une jupe en lanières bleues et brillantes apparemment en plastique, se trémoussaient sur un pseudo-rock hawaien  . (p. 175)

Le soulignement humoristique est laissé aux personnages de la diégèse. Si les touristes s’imaginent participer réellement à la fête, le résultat est aléatoire : Il y avait un grand tamaaraa ce soir-là pour les touristes, suivi de danses et de chants, et Cohn préférait ne pas s’attarder au village pour ne pas tomber sur des Scandinaves ou des Allemandes de soixante ans dansant le tamouré au clair de lune, ce qui est peut-être un des spectacles les plus pénibles et les plus obscènes que l’œil humain puisse contempler en temps de paix. (p. 191)

En fait le contact avec la civilisation polynésienne se résume à peu de choses : « des objets indigènes pour touristes, de petites statuettes en bois, des noix de coco sculptées, des nacres polies, des colliers de coquillages… » (Touriste de bananes, p. 155) Quant à Meeva, la maîtresse tahitienne de Cohn dans La Tête coupable, elle ne connaît si parfaitement les mythes polynésiens que parce qu’en réalité, elle s’appelle Liebchen Kremnitz et les a étudiés en faculté d’ethnologie à Tübingen. Aujourd’hui, la culture polynésienne a le vent en poupe, après la levée des interdits de type colonial, et l’industrie du tourisme — rebaptisé « ethnotourisme » — souhaiterait la valoriser auprès des vacanciers. Cependant, à défaut de pouvoir valoriser pleinement cet attrait culturel, Gary montre comment fonctionne un autre mythe porteur : « Tahiti vivait dans le culte de Gauguin, curieux mélange de remords et de fierté. » (p. 20) « L’impôt Gauguin » est ainsi destiné à concurrencer la tradition polynésienne au cas où celle-ci ne suffirait pas à la tâche. Ce que montrait Gary voici quarante ans n’a fait que prospérer : l’œcuménisme culturel peut tourner à l’hétéroclite   . Bizien avait été jusqu’à imaginer une sorte de passion du Christ de pure fantaisie, qui permettrait aux visiteurs de suivre un chemin de croix symbolique autour de Tahiti, avec des stations de mystification. Et un personnage de Lodge s’avise soudain : « C’est curieux, j’avais oublié que Pearl Harbour était à Hawaii. Visite très instructive. (p. 318) » Les organisateurs du tourisme sont dépeints comme s’échinant pour inventer de nouvelles raisons d’attirer et berner le visiteur crédule. Que deviennent les mythes ancestraux dans ce cas ? (...) du folklore, des légendes, des rites ancestraux, de la « présence du passé », des dieux, des mythes, — ces mythes qui n’étaient plus qu’un alibi métaphysique offert au cul merdeux des déshérités (Gary, p. 98-99)

Le démontage du mythe exotique est d’autant plus délicat que les voyageurs aujourd’hui savent pertinemment que les pays devenus « destinations » se mettent en scène pour eux : aussi les touristes les plus expérimentés continuent-ils à réclamer de l’authentique. Là encore tout n’est qu’illusion.

Le bleu est interdit dans les costumes de danse traditionnelle. La reconstitution de la « Maison du jouir », réalisée en 1994 sur Hiva Oa, côtoie un musée rempli de faux notoires et de l’avion de Jacques Brel.

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Le mécanisme du démontage À moins d’y être contraint par une raison majeure, le voyageur à destination du Pacifique se fait de son voyage une idée assez fantasmatique. Le contre-exemple est pourtant administré par Bernard Walsh, le héros de Lodge, qui prend un billet combiné auprès d’un opérateur de vacances pour se rendre au chevet d’une vieille tante mourante : il devra en quelque sorte s’excuser de prendre ce billet charter pour un voyage aussi peu futile en apparence. Quant au professeur Sheldrake, il se fait passer pour journaliste pour bénéficier de traitements de faveur à l’hôtel. Fletcher partait pour travailler, dans un contexte colonial : il oscille continuellement entre l’attachement aux îles, l’envie de s’y installer comme Stevenson, et l’irritation qu’elles lui causent. Confronté à la réalité, le voyageur doit prendre son parti, tantôt lyrique, tantôt cynique, tantôt déprimé. En fait, les trois romans proposent une palette assez complète des attitudes possibles face au voyage en Polynésie. D’une part, surtout chez Gary, le côté « local » et l’organisation des supercheries, des « pièges à touristes ». De l’autre, les voyageurs eux-mêmes, allant de découvertes en déconvenues. Les motivations de leur séjour sont le voyage de noces — ou la deuxième lune de miel ; les tentatives de filles seules pour trouver mari ; les affaires de famille ; la recherche de nouveaux marchés commerciaux ; les simples vacances ; la fugue aux antipodes ; le voyage d’études … Lodge s’arrange pour plonger tous ses personnages dans la catastrophe et la désillusion dès leur arrivée ; mais il leur donne finalement quelque satisfaction de leur séjour. Mais reconnaissons que Hawaii en soi n’y est pas pour grand-chose : ils ont trouvé en eux ou fortuitement ce qui leur manquait. Le roman s’achève ainsi conventionnellement sur le dénouement de l’aventure de tous les personnages dont la vie s’est trouvée liée le temps d’un séjour de vacances ; il reste que l’argument central est la mise en scène humoristique de la mascarade jouée par les opérateurs de tourisme à Hawaii. En fait le séjour en Polynésie aurait plutôt pour effet de mettre l’individu face à lui-même. Le résultat est d’une gravité variable : chez Gary, le « mannequin de Paris » révèle la situation de la femme « blanche » à Tahiti : Prenez une fille sortie des salons de beauté parisiens ou américains et transportez-la au paradis terrestre : elle perd immédiatement ses couleurs, s’éteint, s’efface, disparaît, devient du blanc, du délavé et du décoloré. La splendeur exotique des peaux et des formes, des visages et des cheveux des Tahitiennes et le paysage tout entier, éclatant de couleur, la réduisent par contraste à l’état de sous-produit industriel mal en point. (p. 219-220)

Simenon met Donadieu en face de sa vacuité, ce qui le pousse au suicide : Touriste de bananes est un long constat d’échec. Le voyage ou l’acclimatation sont une illusion. Simenon, dès 1935, avait souligné l’importance de l’image : Chaque bateau continuera d’amener une troupe cinématographique d’Hollywood, avec un scénario confectionné à New York, un artiste lapon pour jouer le rôle de Marquisien et une Mexicaine pour le rôle de Tahitienne. Au nom de l’art, on cachera les maisons confortables, les autos, les autobus, les indigènes à bicyclette et on ira tourner l’inévitable scène de la Cascade, après avoir parlementé avec les Tahitiennes pour obtenir qu’elles mettent leurs seins nus… (Tahiti ou les gangsters, p. 545)

L’un des personnages de Lodge a décidé de filmer intégralement son voyage. À la fin du séjour, il projette aux autres membres du groupe un film brut, d’autant plus drôle, qu’il « intitule provisoirement : Les Everthorpe au paradis ». La mise en abyme construite par le film souligne doublement l’artifice de ces vacances. Déroulé à vitesse rapide pour ne pas indisposer ses spectateurs, il devient franchement 70


comique. Les souvenirs du séjour au paradis se résument à quelques images maladroites et sans suite. De la même manière, Nouvelles du paradis et La Tête coupable s’amusent à insérer des références et des pseudo-citations d’articles scientifiques dans le corps des romans, proposant ainsi une autre mise en abyme parodique. Sheldrake en particulier est le spécialiste du tourisme, anthropologue et enseignant à l’université du sud-est de Londres. Son discours, dans le roman, assume celui de la théorie qui soustend le propos anecdotique. Il se cite lui-même : « Vous avez peut-être vu un de mes livres, Voyage et tourisme, Presses universitaires du Surrey » (p. 102). Il développe ses vues auprès de Bernard, ce qui motive son exposé, lui donne une vraisemblance et une raison d’être romanesque. La thèse que je défends dans mon livre est que le tourisme est un substitut de rites religieux. Les voyages touristiques comme pèlerinages séculiers. Autant de grâces accumulées que de sanctuaires culturels visités. Les souvenirs remplaçant les reliques. Les guides de voyages se substituant aux livres de piété. Vous voyez l’idée générale. (p. 103)

Ses brouillons de notes, un peu plus tard, prouvent l’évolution de sa réflexion : On peut distinguer deux grands types de vacances, selon que celles-ci mettent l’accent sur le contact avec la culture ou avec la nature : les vacances comme pèlerinage et les vacances comme paradis. Les premières se caractérisent essentiellement par des visites en car de villes, de musées, de châteaux célèbres, etc. (Sheldrake, 1984) ; les secondes consistent surtout en des vacances balnéaires pendant lesquelles le sujet s’efforce de retourner à l’état de nature ou d’innocence… (p. 313)

La première chercherait à caser le maximum de visites en un court laps de temps ; les secondes viseraient la « routine répétitive intemporelle, typique des sociétés primitives (Lévi-Strauss, 1967, p. 49) » (p. 314). Point final de cet enchaînement de citations : l’essai de J.-D. Urbain, Sur la plage (1994), qui, reprenant mot pour mot ce passage des carnets de Sheldrake, cite à travers Lodge un spécialiste du tourisme, un collègue, en somme, en appuyant sa thèse : exemple curieux de métalepse, le personnage de roman, même s’il est « à clef » et parodie un universitaire réel, prend vie dans le concert de la théorisation du processus touristique. La Polynésie est donc un bon laboratoire du tourisme insulaire, tel qu’il apparaît, souvent pour s’en gausser, sous la plume de Gary ou de Lodge. Il s’y démontre, peut-être plus clairement qu’ailleurs, la fragilité des constructions illusoires du tourisme, mais aussi son efficacité. Il ne montre pas ce que devraient faire, ou non, les opérateurs de tourisme : le roman montre, amuse, respecte, dénonce, la situation existante avec la même aisance. Malgré tout, au-delà des facéties ou des émotions du roman, des déconstructions et des théories, il reste un doute positif à l’endroit des attraits de la Polynésie, soulevé par Simenon : En somme, à voyager, on se casse le nez ; on effeuille ses illusions. On pourrait peut-être dire sans trop exagérer qu’on voyage pour faire le compte des pays où l’on n’aura plus envie de mettre les pieds. Mais Tahiti ? Car enfin il y a Tahiti… (Tahiti ou les Gangsters, p. 520) n

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L’identité corse ou la performance oubliée Jean-Pasquin Castellani Chercheur associé au laboratoire I3M

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a question du maintien des identités culturelles face au développement d’un tourisme mondialisé a fait l’objet de nombreux travaux d’anthropologues au cours du xxe siècle. Débutant durant la décolonisation, ces recherches ont, dans leur grande majorité, pointé les effets négatifs du développement de cette activité. Les travaux qui sont à l’origine de cette communication proposent d’écarter cette approche postulant une certaine passivité des populations autochtones pour comprendre comment ces dernières participent à la mise en tourisme de leurs cultures et de leurs espaces en fabriquant une identité qui puisse être « donnée-à-voir ». Il ne s’agit pas de nier la puissance financière et communicationnelle des industriels du tourisme ni même de mésestimer les conséquences des politiques de développement des pays et des régions faiblement industrialisés qui considèrent abusivement le tourisme comme une véritable manne providentielle. Notre objectif est de mettre au jour le processus complexe de mise en tourisme des cultures et des territoires. Michaud J, « Anthropologie, tourisme et sociétés locales au fil des textes », in Anthropologie et Sociétés. Tourisme et sociétés locales en Asie orientale. université de Laval, vol. 25, n° 2, 2001, p. 15-33.

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La nécessité d’accueillir le maximum de visiteurs implique une stratégie de valorisation et de différenciation des espaces remarquables que sont les îles vis-à-vis des destinations concurrentes. L’identité va dès lors être construite avec la participation des populations qui y résident. Elle représente un idéal d’unicité tout comme le territoire qui l’accueille en son sein. Le potentiel d’enchantement de la destination est ainsi conjointement élaboré par les décors et les acteurs qui y jouent un rôle. Incarnant l’image de l’authenticité, l’identité est assimilée à l’anachronisme d’une culture préservée grâce à l’isolement de l’île. Cette identité portant les fantasmes du paradis perdu, constitue un argument récurrent tant pour les touristes que pour les autochtones. Si son élaboration répond à des nécessités de marketing et de différenciation, le mirage identitaire permet aussi de créer du sens au sein de sociétés qui peinent à s’inscrire dans les flux économiques et informationnels actuels autrement que par leur exotisme. Afin d’écarter cette notion d’identité et de proposer un outil d’analyse beaucoup plus proche du quotidien vécu in situ, nous développerons notre propos en trois temps : nous proposerons tout d’abord une critique de la notion d’identité fondée sur les travaux de l’anthropologue François Laplantine puis nous envisagerons l’intérêt d’étudier les pratiques communicationnelles en les considérant comme « performance de la culture ». Enfin nous illustrerons brièvement les mutations en cours par une présentation de joutes orales chantées, pratiques remarquables devenues très rares désormais.

Critique de l’identité Le territoire insulaire, par les spécificités communicationnelles qu’il implique, engendre bien des spécificités culturelles que l’on résume sous le terme d’identité. Mais la notion présente des écueils qu’il nous est impératif de prendre en considération. Tour à tour, différentes disciplines ont convoqué la notion qui, à force d’élargir son champ d’application, perd de sa pertinence et de son acuité. Dans le processus actuel de globalisation et de mise en réseau, l’identité apparaît comme un rempart, mais surtout comme un repli, face aux angoisses suscitées par l’absence d’articulation et de lecture cohérente des faits à l’échelle du monde. Emportés par la vitesse et la force des flux de communication, les individus naufragés s’agrippent à l’identité pour être en mesure d’amorcer un reflux vers des origines mêlant l’histoire à l’imaginaire. L’identité permet de créer une unité qui existe uniquement parce qu’on l’a décrétée. « L’identité est bien un énoncé performatif. L’affirmation du nom suffit à faire exister la chose [...]. Mais c’est un énoncé performatif qui se fait passer pour constatif. C’est une injonction agissant dans le sens d’une réduction et d’une simplification. » Ce caractère réducteur et dichotomique de l’identité lui procure une facilité d’utilisation et d’appropriation qui constitue tout à la fois la force de cette notion et son principal défaut. Si son évocation — voire son invocation pour certains — reçoit quelques succès dans une société « du vide », le sens qu’elle produit ne peut résister au temps, aux questionnements, et aux paradoxes soulevés. Si unité il y a, c’est dans les processus en cours qu’il est nécessaire de la rechercher. Il s’agit donc de résister aux sirènes de l’identité pour étudier la dynamique traversant l’île actuellement. En écartant Laplantine F, Je, nous et les autres. Fayard, 1999. p. 18-19.

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la notion d’identité, c’est-à-dire tout ce qui est identique, en s’intéressant au singulier, il est dès lors possible de travailler sur ce qu’il y a d’universel et de spécifique dans les comportements. Au statique de l’identité nous préférons le dynamisme de la notion de performance, dont le temps et la singularité de l’expérience constituent des éléments essentiels. Si, toujours selon Laplantine « les concepts d’unités et d’identités ont été élaborés dans le creuset de la philosophie grecque, pour rendre compte de la divinité » , avec ses attributs de permanence et d’immutabilité, la performance de la culture sonde au contraire l’expérience, pour s’attacher au mode mineur de cette dernière c’est-à-dire pour coller au réel et ainsi tenter de saisir la complexité des situations vécues sur le terrain. À la reposante idée d’unicité et de simplicité, nous opposons une « destruction des ensembles cohérents » fondée sur l’étude du quotidien et des actes de communication, qu’ils soient verbaux, gestuels, silencieux, qu’ils apparaissent sous la forme de chants, de jeux, de salutations ou de défis. S’attacher à la complexité et à la fugacité du réel ne signifie pas simplement une recherche vaine d’exhaustivité, c’est un engagement s’établissant en opposition à la conformité. Montrer la diversité des actes au sein d’interactions récurrentes, c’est trouver dans l’universel des situations d’échanges, la singularité de l’instant. Il est impossible alors de vouloir figer une image de la culture insulaire même pour le temps de l’analyse. L’identité représentée se limite à quelques notes historiques et folkloriques quand la symphonie qui se joue au quotidien est bien plus complexe et profonde.

De l’identité à la performance Convoquant les notions et concepts élaborés par les chercheurs en anthropologie mais aussi en sciences de l’information et de la communication, l’étude des performances de la culture s’attache aux différentes modalités de communication en face-à-face. La confrontation à d’autres cultures, induite par le développement de l’activité touristique, constitue ici une opportunité d’analyse des processus de création d’identité et d’altérité, observables dans la mise en scène du quotidien telle que la qualifie Erving Goffman. En utilisant abondamment la théorie développée par le sociologue canadien, Dean MacCannell  propose l’activité touristique comme un des meilleurs modèles disponibles pour l’étude de l’homme moderne. Cette posture adoptant l’analyse interactionnelle permet de mettre au jour les stratégies représentationnelles des différents acteurs. Au-delà du sens commun d’exploit ou de résultats obtenus, la performance représente deux classes d’actes qui, sans être nécessairement disjointes, n’en sont pas moins complémentaires. Yves Winkin les présente dans L’anthropologie de la Communication : - « la première a trait aux développements intentionnels de compétence expressive devant un public » ; Ce type d’événement est bien distingué du quotidien et ce par différents moyens : la définition d’un espace, d’un temps et d’un lieu spécifiques, les costumes, tout cela contribue à la création d’un « spectacle extraordinaire » pour l’ensemble du public présent ;

Laplantine F, op. cit, 1999. p. 64. Goffman E, La mise en scène de la vie quotidienne. Tome 1. & 2, Paris, les éditions de Minuit. trad. 1973. MacCannell D, The tourist. A new theory of the leisure class, Berkeley, univesity of California press, réed. 1999, p. 1. Winkin Y, Anthropologie de la Communication. De la théorie au terrain, Paris, éditions du Seuil, réed. 2001, p. 269.

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- « la seconde nous ramène à Goffman qui définit la performance dès les premières pages de la présentation de soi comme "la totalité de l’activité d’une personne donnée dans une occasion donnée, pour influencer d’une certaine façon un des autres participants. » Ces deux axes de développement sont constitutifs de l’architecture du raisonnement ici entrepris. La première acception nous renvoie au style des acteurs c’est à dire dans un acte de communication à l’organisation de moyens en fonction de fins. Par contre, l’approche Goffmanienne met l’accent sur l’aspect stratégique des interactions, c’est-à-dire à nouveau une organisation de moyens en fonction de fins. Que l’on porte notre attention sur les moyens ou sur les fins, nous pouvons considérer toute manifestation avec une double focale, qui permet de considérer conjointement la problématique de la construction de l’identité insulaire dans les champs de l’esthétique et de la stratégie interactionnelle. L’identité aux dimensions de l’île relève d’une construction, voire d’une « collusion » , qui ne trompe plus seulement les touristes mais les insulaires eux-mêmes, véritablement enchantés de leur reflet dans le miroir identitaire. L’identité restreint la culture à la scène, voire au support médiatique. Elle sublime ce qu’elle « donne-à-voir » et elle participe par ce processus à l’asphyxie des cultures qui ne s’insèrent plus dans le champ social mais répondent principalement à une logique mercatique. Les représentations occultent désormais les rites qui assuraient dans une large mesure la communication, les échanges et le maintien de l’ordre social dans les communautés. Nous proposons d’effectuer un aperçu de ces rites en les illustrant avec une improvisation de poèmes chantés. La situation examinée constitue une performance car elle condense deux aspects de la notion : elle convoque des compétences expressives remarquables et elle s’insère dans le champ social à travers les formes relationnelles qu’elle emploie. Au sein de cette démonstration, l’improvisation s’observe à tous les niveaux de la performance : choix des mots, des sons, du rythme et de la gestuelle. À cela s’ajoutent les interventions du public qui sont tolérées, voire attendues. L’ensemble dépasse donc largement le cadre des interactants pour absorber le contexte avec ses contingences. Le choix de ce type de manifestation a donc été effectué dans une double perspective : montrer la richesse de l’acte in situ et souligner la mutation opérée par la spectacularisation de certaines pratiques.

Les joutes poétiques : U chjam’è rispondi Le terme représente l’association de deux mouvements complémentaires : chjamà signifie appeler ; rispondi signifie les réponses et conséquemment le retour impliqué par la première action d’appel. Chaque appel implique une réponse et chaque réponse constitue un appel. Le cycle des échanges est alors enclenché pour perdurer jusqu’à l’épuisement de l’inspiration poétique. Si sont jugés, par le public, les compétences poétiques de l’improvisation, le choix des thèmes, la richesse lexicale, la beauté des images, la perfection de la rime, sont également appréciées la vivacité et la finesse de la réponse poétique, l’ironie voire la satire. Car même si ce n’est qu’une lutte verbale, la règle du jeu consiste à mettre l’adversaire dans une situation difficile, à l’acculer à la non-réponse, à épuiser son imagination . Selon Goffman : « La coopération des auteurs d’une tromperie s’appelle la communication collusoire, elle permet l’entente dont les victimes sont des ingénus. » In Goffman E., Les cadres de l’expérience, Paris, les éditions de Minuit, Trad. 1991, p. 93. Pour consulter une approche ethnomusicologique des chants corses, cf. Salini D., Musiques traditionnelles de Corse, Ajaccio, A Messagera, 1996. p. 120.

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L’intérêt que nous portons ici aux improvisations chantées réside moins dans leurs formes musicales que dans la subtile synchronie interactionnelle qu’elles illustrent à différents niveaux. - Le premier est global, il représente le contexte dans lequel vont se retrouver différents improvisateurs. Les fêtes paroissiales, les foires, les mariages sont autant d’événements au sein desquels se développent ces joutes orales. « Ces communions rituelles entérinent une reliance qui permet à “l’être-ensemble” d’exister, de s’agréger pour “faire corps” ; et surtout, de procéder à la régénération de la société. » Ce premier niveau n’est donc pas neutre. Il est situé dans une région et une localité précise. Le temps dans lequel il s’insère participe aussi de la définition des dimensions « macroscopiques » de la rencontre. - Un autre niveau représente le contexte immédiat sonore et visible mais aussi olfactif et sensible de l’espace dans lequel se déroule le chjami è rispondi. Bien entendu il y a les deux « adversaires » mais aussi le public proche au sein duquel d’autres individus peuvent à l’occasion, relever le défi d’une chjama (appel) qui leur serait adressée. Applaudissements, rires, sourires et mimiques accompagnent les bons mots, les preuves de style et l’association des thèmes convoqués dans la lutte symbolique menée par les joueurs. L’euphorie10 est bien présente dans l’interaction. Elle se lit aussi sur les visages. Le public vibre au rythme des répliques mais intervient aussi dans l’improvisation, par les événements qu’il provoque, les thèmes qu’il suggère parfois ou les commentaires à peine étouffés. L’acte n’est pas unilatéral, et une réponse sensible du public participe à la réussite de l’improvisation. Cette dernière est plus qu’un duel car elle ne s’effectue pas en tête à tête. Sa dimension spectaculaire est essentielle. - le troisième niveau de synchronie est observable entre les joueurs. Il s’établit sous différentes formes : la versification (le versu) adoptée est identique même si elle laisse des possibilités d’expression du style personnel ; l’argument (ou la figure poétique) évoqué par un chanteur est utilisé par l’autre contre son auteur ; les ressources sûres des actants sont tour à tour convoquées dans la recherche de l’inspiration. Ce qui nous intéresse en premier lieu dans cette performance, c’est la synchronie interactionnelle qu’elle révèle entre les chanteurs et le groupe qui font véritablement corps. Chaque posture, chaque geste se lie au discours, au chant et aux intonations pour produire avec les autres participants une démonstration qui restera unique parce que totale et improvisée. La communication illustre ici véritablement l’économie du don, ou chaque individu doit successivement donner, recevoir et rendre. Cela fait déjà quelques années que ces performances se font de plus en plus rares, c’est aujourd’hui la scène qui remplace les poètes. Les grands noms de la chanson corse contemporaine occupent désormais les estrades. Le public est astreint aux chaises en plastique blanc, bien alignées face à la scène. En s’asseyant dans ce contexte, à cette place, c’est un peu du social qui s’éclipse derrière le spectacle et le « donné-à-voir » d’une identité magnifiée. Certes, le touriste participe à la mise sur scène de la culture Lardellier P., Théorie du lien rituel. Anthropologie et Communication, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 119. 10 « Erving Goffman a proposé l’opposition « euphorie/dysphorie » dans sa thèse de doctorat (1953) pour qualifier l’état émotionnel des interactions. Lorsque personne n’est mal à l’aise, embarrassé ou hors de propos, l’interaction est dite « euphorique ». Winkin Y, op. cit., 2001. p. 214-215.

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L’identité corse ou la performance oubliée

mais les insulaires l’orchestrent, car elle permet de maintenir un semblant de vie avec les concerts qui ne permettent finalement que d’oublier un court instant le silence assourdissant et morbide qui envahit les espaces de vie d’hier et occulte la langue des anciens. Car cette mise sur scène permet d’occulter l’importance de la perte des compétences communicationnelles nécessaires au maintien du tissu social insulaire.

Conclusion Face à la richesse et aux compétences nécessaires pour participer à une performance de la culture in situ, l’identité sur scène représente une prise de pouvoir sur l’interaction et illustre en partie les mutations sociales ayant cours dans l’île. Le « donner-à-voir » d’une identité-fossile créée à l’attention d’un public réduit au silence, prend le pas sur l’interaction, l’échange, la découverte de l’autre et le métissage. En amorçant une opération de formatage afin d’être présentés à un public étranger, les rites qui maintiennent la culture vivante s’effacent au profit de reproductions sans saveurs. Dès lors l’authentique et l’identitaire (qui sont des performatifs) viennent estampiller chaque produit, chaque événement pour créer une plus-value symbolique et financière. Le tourisme s’intègre donc dans un système complexe de causalités circulaires dans lesquelles les représentations et le quotidien s’entremêlent pour créer une image de la société « qui ne se produit et ne se reproduit qu’en produisant du même coup son double, qui est elle-même et en diffère complètement, et qui la met à mort en l’aidant à vivre » 11. n

11 Barel Yves, « Double contrainte et analyse sociale », in Bateson : premier état d’un héritage. Colloque de Cerisy (sous la direction d’Yves Winkin, Paris, éditions du Seuil, 1988. p. 205.)

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Le tourisme à Jerba : entre repli identitaire et ouverture à l’extérieur Bassem Neifar UMR TELEMME Maison méditerranéenne des sciences de l’homme - Aix-en-Provence

L

es différents écrits et témoignages qui ont parlé de Jerba avant le lancement du tourisme inter­national font état d’une île dont les ressources naturelles étaient limitées. Le Jerbien ne pouvait compter uniquement sur sa terre, surtout que les ressources en eaux étaient rares. La pêche a surtout intéressé une partie de la population jerbienne, en l’occurrence les habitants des localités d’Ajim, de Houmt-Souk, de Mellita et de Guellala. Le Jerbien qui habitait surtout le centre de l’île avait développé une autre stratégie qui est le commerce. Il exerçait cette activité à l’intérieur du pays comme à l’extérieur dans les pays arabes et la Turquie. L’introduction du tourisme international à Jerba depuis les années 1960 a fait émerger des actifs dans ce secteur pourtant, dans la culture insulaire jerbienne connue par son « autochtonie » et son repli, les idées véhiculées suite à l’initiation du tourisme international dans l’île évoquaient notamment l’éclatement moral des touristes, essentiellement occidentaux, ce qui entraînerait le développement de la nudité et des comportements libertins et parfois pervers. Ces idées auraient pu être un véritable frein au développement de cette activité dans l’île, mais la réponse des Jerbiens s’est traduite par un certain repli spatial dans leurs centres anciens autour des « Menzels », ce qui fait que leur refus était discret face à la présence, d’un côté, d’un fort pouvoir central et face, aussi, aux opportunités qu’a pu leur offrir le tourisme d’un autre côté. 78


Le tourisme à Jerba : entre repli identitaire et ouverture à l’extérieur

Jerba : le système ancien avant le lancement du tourisme Les éléments du système ancien L’élément important est l’étroitesse de l’île puisque la superficie de Jerba est de 514 km². L’île appartient au climat méditerranéen semi-aride et la précipitation ne dépasse pas les 200 millimètres par an. Ces éléments marquent un véritable frein au développement de l’agriculture. Les Jerbiens se sont répartis sur les différentes localités profitant essentiellement de la présence d’eau douce au milieu de l’île. Le centre premier est celui de Houmt-Souk au nord-ouest de l’île. Chaque village s’est spécialisé dans une activité économique, la poterie à Gallela ; la pêche à Houmt-Souk, Ajim, Mellita ; l’agriculture à Cedghiane, Mahboubine, Oualegh et Robbana et le tissage dans toutes les localités de l’île profitant du commerce transsaharien, bien florissant à cette époque.

L’abolition de l’esclavage un élément majeur dans la crise insulaire Avec l’abolition de l’esclavage en 1843 par Ahmed Bey, Bey de Tunis c’est tout le commerce transsaharien qui profitait à Jerba et notamment pour sa poterie, son tissage et son agriculture qui s’est arrêté. La réponse des insulaires face à la nouvelle donne n’a pas tardé et l’émigration était donc une des solutions adoptées par les Jerbiens pour faire face aux différents problèmes économiques de l’île.

Le renforcement de l’émigration Pour faire face aux conditions économiques de plus en plus hasardeuses et aux conditions naturelles difficiles, certains des Jerbiens ont quitté l’île à la recherche de conditions meilleures. En effet, pendant le xxe siècle, l’émigration développée par les Jerbiens n’a fait que tripler voire quadrupler. Mais il faut noter tout de même que le courant migratoire est bien ancien à Jerba. Cette émigration a commencé depuis deux siècles, d’abord vers Tunis, ensuite vers la Turquie, l’Egypte, et enfin vers la Libye. Avec le protectorat, les Jerbiens ont migré aussi vers l’Algérie. Le départ des Jerbiens vers la France ne s’est développé qu’avec l’indépendance du pays, c’est-à-dire après 1956. L’émigration des Jerbiens reste avant tout une émigration masculine et spécialisée dans le commerce. En effet, les statistiques parlent de 6 500 commerçants dont 4/5 sont épiciers. La majorité d’entre eux exerçaient à Tunis et dans les principaux centres du Tell. À l’étranger 10 % de ces derniers vivaient dans le Constantinois, et quelques-uns vivaient en Libye et en Égypte (Despois ; 1961). Les statistiques démographiques présentées par H. Sethom et Kassab (1981) témoignent de l’importance de l’émigration dans la société insulaire jerbienne. En effet, le taux d’accroissement annuel de la population de l’île était nettement plus faible que l’accroissement naturel. Avec 1,3 % par an de 1936 à 1946, 0,94 % de 1946 à 1956 et 0,04 % de 1956 à 1966, tandis que l’accroissement naturel de l’île était de l’ordre de 3 % par an entre 1966 et 1975. Le système traditionnel jerbien paraissait à la veille du lancement du tourisme international un système certes en crise, mais très dynamique et mobile. C’est un système qui ne s’appuie que sur ses propres acteurs. Ces derniers agissent dans un cadre spatial plus ouvert que l’île en tant que telle, toutefois ils restent enracinés dans leur espace d’origine en l’occurrence le milieu insulaire. 79


Bassem Neifar

Le lancement du tourisme à Jerba Les facteurs naturels Jerba est une île en plein centre de la Méditerranée entre deux rives, l’une occidentale et l’autre orientale. Cette situation lui a valu une place capitale dans les chemins du tourisme et notamment des flux provenant des pays européens. L’importance de l’ensoleillement et de la douceur de la température, clémente en hiver et moins élevée que le continent en été, ainsi que la présence d’une vingtaine de côtes sablonneuses à l’extrémité nord-est de l’île sur 150 km de côtes, ont été des atouts considérables pour promouvoir le tourisme dans l’île. La nature très tolérante du Jerbien a bien contribué à l’essor du secteur.

Les facteurs humains Le facteur humain était certes le déclencheur du tourisme à Jerba et le rôle du fondateur du Club Med était bien déterminant. Gilbert Trigano, qui a construit des huttes sur un terrain qu’il a acheté en 1954, avait par la suite implanté sur les mêmes lieux, son village de vacances actuel. Les Jerbiens par l’intermédiaire de la Société de tourisme et de transport d’Aljazira ont construit Aljazira, le premier hôtel de l’île. La Société hôtelière et touristique de Tunisie (SHTT), qui est une société para-étatique, a poursuivi à partir de 1964 la construction des hôtels dans l’île. Avec le succès du tourisme c’est le secteur privé national puis international, qui a profité des facilités étatiques accordées aux investisseurs pour se lancer dans la construction des hôtels. La destination a vite eu un succès dans les pays européens et notamment en Angleterre, en France et en Allemagne. Le tourisme à Jerba est aisni devenu un produit autonome qui fonctionne en dehors du système tunisien. Les gens connaissent l’île mais certains ont du mal à la localiser en Méditerranée.

L’emploi touristique Les statistiques du tourisme à Jerba font état d’un succès sans faille du secteur. Les unités hôtelières réalisées depuis les années 1960 sont de l’ordre de 72 selon les statistiques de 1998. La capacité hôtelière est passée de 8 300 lits en 1975 à 13 900 en 1985 et est aujourd’hui (en 2002) de 28 610 lits exploités contre 39 008 de lits disponibles (Commissariat régional du tourisme de Médenine). Le tourisme employait de plus en plus de main-d’œuvre. Les emplois directs de ce secteur ont passé de 3 000 en 1977 à 5 000 en 1993 et 10 000 en 1998 ; les emplois indirects sont passés de 10 000 à 15 000 pour les mêmes années. Ce qu’on peut déduire de ces chiffres, c’est que le tourisme jerbien emploie actuellement plus 20 000 personnes directement ou indirectement, ce qui paraît assez important par rapport à une population insulaire de 114 170 en 1994 . Ces données expliquent sans doute les mutations profondes qui ont eu lieu avec le lancement du tourisme de masse dans l’île.

Les détails du recensement décennal de 2004 ne sont pas encore publiés.

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Le tourisme à Jerba : entre repli identitaire et ouverture à l’extérieur

Les insulaires et l’emploi touristique

La présence des Jerbiens à l’extérieur de leur île les a certes empêché d’exercer dans le tourisme, mais les Jerbiens qui restaient dans l’île n’étaient pas enthousiastes à l’idée de travailler dans un secteur demeurant fragile et fortement dépendant des aléas climatiques et de la conjoncture internationale, d’ou l’arrivée des émigrés de l’arrière-pays jerbien pour répondre à des offres d’emplois insatisfaites.

L’emploi touristique direct Pour connaître le rôle des Jerbiens dans l’emploi touristique direct, nous avons mené en 2002 une enquête au sein d’un échantillon de quatre hôtels jerbiens. Il s’agit de l’hôtel « Menzel Jerba », 4* avec 1 270 lits et 267 employés ; l’hôtel « Sangho », 2* avec 92 employés ; l’hôtel « Al-Jazira Beach », 3* avec 168 employés ; l’hôtel « Karthago » 4* avec 232 employés. Cet échantillon englobe donc un effectif de 759 employés. Nombre d’employés 324

% du total général 43

Médenine

89

11,5

Zarzis

66

8,5

Gabès et sa région

58

7,5

Ben Guerdane

32

4

Tataouine

26

3,5

Délégations Jerba (avec ses 3 délégations)

Gafsa et sa région

22

3

Grand Tunis

39

5

Autres régions

103

13,5

Total Sud

617

81

Total général

759

100

Tableau 1 Les employés du tourisme selon leurs origines géographiques (Source : enquête personnelle 2002).

Cet échantillon montre que les Jerbiens ne dépassent même pas la moitié de l’effectif total de ce personnel, soit 43 % du total, le reste provient essentiellement des divers gouvernorats du Sud soit 81 % du total des employés. Pour l’emploi touristique indirect, la situation semble être différente, ce qui nous a poussé à mener une deuxième enquête.

L’emploi touristique indirect Notre enquête a englobé tous les services qui étaient hors périmètres urbains dans les zones touristiques, à savoir les ranchs, les kartings, les « restaurant-bar-cabaret », taxiphones, épiceries modernes, etc. Au niveau spatial, cette enquête s’est étendue sur à peu prés 12 km entre Aghir au sud et la zone touristique proche de la délégation de Midoun au nord. Le tableau suivant montre que les Jerbiens sont présents à 54 % du total des actifs dans les activités touristiques indirectes contre 43 % pour l’emploi hôtelier direct. On peut penser que ces résultats peuvent être expliqués par la faible rémunération des emplois touristiques et la forte émigration 81


Bassem Neifar

des Jerbiens. Certes, ces arguments ne doivent en aucun cas être ignorés, mais l’élément identitaire et culturel peut aussi expliquer le désintérêt des Jerbiens pour le tourisme. L’animation touristique représente un véritable témoin de cette situation. Délégations Jerba (avec ses 3 délégations)

Nombre d’employés 94

% du total général 54

Médenine

14

8

Zarzis

21

12

Gabès et sa région

6

3,4

Ben Guerdane

6

3,4

Tataouine

11

6,3

Gafsa et sa région

7

4

Grand Tunis

6

3,4

Autres régions

9

5,2

Total Sud

160

92

Total général

174

100

Tableau 2 L’emploi touristique indirect à Jerba (Source : enquête personnelle 2002).

L’animation touristique L’animation touristique est mal vue à Jerba et c’est pour cette raison que nous nous sommes intéressé aux actifs dans l’animation touristique à travers une enquête que nous avons dirigée en 2003 dans 13 hôtels Jerbiens, en l’occurrence : Palmazur, Eldorador, Kastil, Sidi Slim, Sangho, Golf Beach, Kartago, Club Med (Jerba la fidèle, Jerba la douce, Nomade), Jerba Menzel, Rym-beach, Calimera Yati-Beach, Aldiana et Illiade. En tout, l’enquête a touché 79 animateurs, 78 Tunisiens et un Marocain. Les résultats sont présentés dans le tableau suivant : Nombre d’animateurs

% par rapport au total

Jerba

19

24,4

Tunis

18

23

Zarzis

16

20,5

Gabès

4

5,1

Sfax

4

5,1

Centre (autres)

4

5,1

Nord-Est (autres)

3

3,84

B.Guerdane

2

2,5

Sousse

2

2,5

Kasserine

2

2,5

Monastir

2

2,5

Villes et délégations

Sud-Est (autres)

2

2,5

Total

78

100

Tableau 3 Répartition des animateurs touristiques dans l’île de Jerba selon leurs origines géographiques (Source : enquête personnelle, mars 2003).

Cet échantillon montre que les Jerbiens ne s’intéressent pas vraiment à l’animation touristique : leur pourcentage dans l’animation n’est que de 24 % sur le total des animateurs recensés. 82


Le tourisme à Jerba : entre repli identitaire et ouverture à l’extérieur

Le tourisme à Jerba profite au non-Jerbiens (touristes et continentaux) Les recettes touristiques en devises, provenant des tours opérateurs, finissent dans les caisses de la banque centrale à Tunis, tandis que les salaires des employés finissent sur le continent. Quant aux touristes, ils quittent l’île après un agréable séjour passé sous le soleil et entre les palmiers et le souk. En dehors des quelques insulaires qui se sont dévoués au tourisme, les autres employés « boycottent » le secteur.

Les raisons économiques et sociales Le Jerbien est depuis toujours un commerçant doué et préfère un travail libéral: il évite de travailler en tant que salarié dans les hôtels de l’île. L’orgueil et la fierté des Jerbiens ne sont vraiment pas exagérés étant donné que les salaires proposés par les hôteliers sont peu rémunérateurs et le travail n’est jamais stable. L’instabilité du tourisme jerbien consiste dans le fait que ce secteur demeure essentiellement un tourisme balnéaire très sensible aux aléas internationaux. Nous notons dans ce contexte la baisse des arrivées des touristes étrangers vers la Tunisie et aussi vers Jerba à la suite des attentats du 11 septembre 2001, ainsi qu’à la suite de l’attentat au camion de gaz perpétré par un membre d’Al Qaïda le 11 avril 2002 à la synagogue de Jerba. Les Jerbiens fuient le tourisme peu rémunérateur et instable, mais le plus important pour eux c’est que cette activité n’est pas conforme à leur culture.

Les éléments identitaires Les traditions vestimentaires Le Jerbien, du moment ou il se trouve dans l’île, préserve bien ses habits traditionnels. L’appartenance à la communauté passe avant tout par l’habit jerbien. De ce fait les étrangers et les continentaux sont facilement repérables. Les hommes comme les femmes mettent selon les saisons des habits qui peuvent être spécifiques d’une localité à l’autre. L’été, les hommes mettent une blouza grisâtre qui est remplacée en hiver par un barnous blanc. Selon les localités, les femmes mettent un redaa et un hrem. Ces habits de couleurs spécifiques couvrent les cheveux et le reste du corps. La tête est couverte d’un chapeau fait de branches de palmes. La culture et la religion Bien qu’ils soient musulmans, les Jerbiens appartiennent à « l’Ibadisme » qui est un groupe dans l’Islam encore présent dans quelques régions du monde arabe, en l’occurrence au Sultanat d’Oman, chez les Mzab en Algérie et dans le Djebel Nefoussa en Libye. Les « Ibadites » prônent un islam très ouvert et modéré, cela n’empêche pas de souligner que ses adeptes comme chez les autres insulaires, sont bien attachés à leur religion, et le nombre impressionnant de mosquées dans l’île ne fait que confirmer ces idées. Dans la culture insulaire jerbienne connue par son « autochtonie » et son repli, les idées véhiculées suite à l’initiation du tourisme international dans l’île évoquaient notamment l’éclatement moral des touristes, essentiellement occidentaux, ce qui entraînerait le développement de la nudité 83


Bassem Neifar

et des comportements sexuels libertins et parfois pervers. S’ajoute à ceci le développement de la consommation d’alcool. L’animation touristique est aussi mal vue dans les familles jerbiennes. Ces dernières distinguent bien les gens qui travaillent dans l’animation en les classant dans la catégorie des personnes « ternies », « récalcitrantes » et « incorrectes ». Le comportement de ces animateurs est considéré comme étant l’excès et l’abus des défauts de ce que peut présenter la civilisation occidentale. Les Jerbiens ont pu tracer cette image de ces animateurs à chaque fois qu’il les croisent dans les divers centres de l’île, s’exhibant avec des habits et des looks étrangers et accompagnés de touristes européennes.

En guise de conclusion : à Jerba, l’identité fait face à la modernité à Jerba, le tourisme ne gène personne et tout le monde s’adapte au secteur. Les insulaires continuent d’occuper le milieu de l’île dans les anciens centres encore dynamiques mais aussi dans les espaces oubliés par le tourisme international, à Mellita comme à Guellala, tandis que la main d’œuvre travaillant dans le secteur, en majorité étrangère à l’île, se confine en isolation presque totale des Jerbiens, dans les cités aménagées par l’état, autour des zones touristiques. L’insulaire reste dans le centre de l’île et la modernité n’est pas rapportée par les touristes, mais par le Jerbien vivant en Europe, qui de retour dans l’île contribue à sa manière de faire évoluer les choses. Les émigrés jerbiens connaissent bien la culture européenne et ne sont pas prêts à sacrifier leurs traditions et leurs manières d’être pour un mode de vie importé. La modernité, ramenée par les Jerbiens de l’Europe est uniquement matérielle, et sert à faire profiter les proches, ce qui évite aux insulaires restant dans l’île toute frustration. Ceci se confirme d’autant plus que dans chaque famille jerbienne on trouve au moins un membre à l’étranger. Les Jerbiens, ne voulant pas se fondre dans une culture de plus en plus homogène, envahissante et renforcée par l’implantation du tourisme dans l’île, essaient par tous les moyens de préserver leur identité. n

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Le tourisme à Jerba : entre repli identitaire et ouverture à l’extérieur

Bibliographie DESPOIS Jean, La Tunisie, ses régions, éditions Armand Colin, 1961, 224 p. KASSAH Abdelfettah, « Les mouvements migratoires et leurs effets sur l’île de Jerba », in M. Berriane et H. Popp, Migrations internationales entre le Maghreb et l’Europe, les effets sur les pays de destination et d’origine. Actes du colloque marocoallemand de München 1997, Passau, L.I.S. Verlag, Maghreb-Studien, 10, 1998, p. 181-186. KASSAH Abdelfettah, « Expansion touristique et réorganisation territoriale dans l’île de Jerba », in 3e colloque du Département de géographie de la faculté des Sciences Humaines et Sociales, Tunis (9-11 mars 2000), Tunis, Publication de l’école normale supérieure, 2002, p. 269-289. MZABI Hassouna, « L’emploi et les investissements touristiques à Djerba », in Revue tunisienne de géographie n° 2, 1976, p. 111-134. MZABI Hassouna, La Croissance urbaine accélérée à Jerba et ses conséquences sur la vie de relations avec l’extérieur, Tunis, Publications de l’université de Tunis, 1978, 178 p. MZABI Hassouna, La Tunisie du Sud-Est, géographie d’une région fragile, marginale et dépendante, Tunis, Publications de l’université de Tunis, 1993, 685 p. NEIFAR Bassem, Littoralisation et aménagement de l’espace : les modèles sociospatiaux du Golfe de Gabès (Tunisie), Thèse de doctorat de l’université d’Aix-Marseille I, 2004, 328 p. OFFICE NATIONAL DU TOURISME, Le Tourisme tunisien en chiffres, 2001, 108 p. OFFICE NATIONAL DU TOURISME, « Les statistiques du tourisme tunisien », in Bulletin mensuel, 2002, 72 p. (en arabe). SETHOM H. et KASSAB A., Les régions géographiques de la Tunisie, Tunis, Publications de l’université de Tunis, 1981, 460 p.

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L’identité réunionnaise face au tourisme : l’exemple de « Villages créoles » Olivier Bessy

Maison de la montagne et de la mer

Catherine Dostes

Maison de la montagne et de la mer Université de La Réunion

L

’île de la Réunion connaît un développement touristique croissant depuis une quinzaine d’années (de 180 000 en 1989 à 430 000 en 2004) qui a contribué à modifier les référents identitaires de la population locale. Peut-on pour autant parler d’une perversion identitaire provoquée par le développement du tourisme à la Réunion ? Le discours « touristophobe » parfois entendu repose-t-il sur de réels fondements scientifiques ou tout simplement sur des perceptions subjectives, des amalgames simplistes ou encore sur l’héritage colonialiste. Deux arguments viennent relativiser ce type de discours. Le premier, quantitatif, met en évidence une pression touristique annuelle faible avec seulement 200 000 touristes d’agrément susceptibles d’exporter les modèles occidentaux par rapport à une population totale de 750 000 habitants. Le deuxième, plus qualitatif, s’appuie sur le constat que la Réunion connaît aujourd’hui, de part son statut de DOM et de RUP, une situation « hétéroculturelle » (Fuma et Poirier, 1991). Elle est caractérisée par le phénomène de la double appartenance entre les normes issues de la tradition créole et les valeurs de la modernité occidentale véhiculée essentiellement par la mobilité de plus 86


L’identité réunionnaise face au tourisme : l’exemple de « Villages créoles »

en grande de la jeune génération vers l’Europe, l’influence des métropolitains qui résident dans l’île associée à celle omniprésente des médias. Dans cette logique, notre but est de montrer ici que le tourisme est loin d’être le fossoyeur de l’identité réunionnaise mais qu’au contraire il peut contribuer au renforcement du sentiment identitaire pour la communauté d’accueil. L’exemple du projet « Villages créoles », porté par la Maison de la montagne et de la mer depuis son origine en 2000 (Dostes, 2004), va nous servir d’analyseur. Notre hypothèse est que ce produit touristique réussit dans cette entreprise car il ne s’agit pas d’un produit touristique de plus, mais d’une véritable démarche visant, à partir de la culture des territoires, de ses habitants et de leur environnement, à construire ensemble un produit touristique constitutif de l’identité villageoise.

Cadre de référence théorique et méthodologie La notion d’identité est très polysémique car elle génère un nombre illimité de constructions possibles (Alphandery et Bergues, 2004). Cette production sociale abondante déstabilise toute définition a priori et met le chercheur en difficulté. Dans le cas présent, elle est circonscrite à un espace et à une culture insulaires qui lui donnent tout son sens. Nous parlerons ainsi d’identité territoriale en référence avec les travaux de Guy DiMéo, qui considère « le territoire comme un espace enrichi par le sens que les sociétés lui confèrent et sur lequel elles agissent, qu’elles contrôlent et qu’elles construisent » (1998). C’est dans cette optique visant à considérer les territoires, et notamment les territoires insulaires, comme des « lieux anthropologiques constructeurs d’identité » (Augé, 1992) car porteurs de signes (géographie, gastronomie, vêtements, chants…) et de valeurs (mœurs, langue, religion…), que s’inscrit cette communication. Nous précisons à ce propos qu’une identité territoriale n’est pas une nature morte, une donne figée et simplement synonyme de revendication identitaire interne mais qu’au contraire elle évolue et s’enrichit en permanence au contact des médias et des apports extérieurs. Le tourisme, par sa dimension acculturante, contribue à la production identitaire. Cette notion d’identité territoriale se rattache aussi à la problématique du développement durable qui offre un cadre d’analyse qualitatif des territoires, où les dimensions sociales, culturelles et environnementales sont prises en compte dans le respect d’une certaine éthique. « Les analyses en termes de développement durable nous semblent plus prometteuses car elles rebondissent sur les conclusions des analyses traditionnelles qu’elles élargissent et enrichissent des aspects sociaux, environnementaux et historiques » (Bensahel et Donsimoni, 2001). Elle intègre, dans cette optique, les travaux socio-économiques sur l’écotourisme (Lequin, 2000) et la spécificité des univers insulaires (Amalou, Barrioulet et Vellas, 2001). En effet, si la Réunion apparaît comme une île tropicale touristique, il s’agit en même temps d’un territoire fragile et vulnérable dont l’économie précaire, l’urbanisation anarchique et la culture délitée menacent l’identité réunionnaise, rendant l’idée de développement durable incontournable. (Bessy & Naria, 2004) La méthodologie repose sur des entretiens réalisés auprès des acteurs politiques, économiques et culturels des villages concernés, sur une analyse de contenus des documents édités par la Maison de la montagne et sur un retour réflexif du responsable de projet. 87


Olivier Bessy, Catherine Dostes

Présentation du projet « Villages créoles » Ce projet a été conceptualisé entre 2000 et 2002. Il s’est trouvé en phase de lancement entre 2003 et 2004, puis mis en œuvre à partir de 2005. Il est porté par la Maison de la montagne et de la mer, avec l’appui de l’État (ODIT France, Commissariat à l’aménagement des hauts), de la Région, du Département, des EPCI et des Communes concernées. Il a été distingué par le deuxième prix de l’ingénierie touristique ODIT France en 2001 et vient d’être labellisé en juillet 2006 pôle d’excellence rurale. Il figure comme un projet pilote de développement durable dans le nouveau schéma de développement et d’aménagement touristique régional. Son but est de valoriser le territoire authentique des « hauts », véritable âme de la Réunion, dans une perspective de renforcement de la fréquentation touristique, en proposant aux visiteurs extérieurs et locaux de s’immerger dans l’univers de villages créolisés et originaux car dotés d’un patrimoine exceptionnel, d’un environnement préservé et d’une vie de village avec des activités riches et variées. Une dizaine de tours opérateurs proposent des circuits labellisés « Villages créoles » (Tourinter, Austral Lagon, Jet Tours…). Il repose sur une charte de qualité qui exige pour chaque village le respect d’un certain nombre d’exigences en matière d’offre et l’absolue nécessité de s’inscrire dans un processus de progression concernant l’amélioration de l’existant. Cette charte assure la valorisation du patrimoine, l’excellence des services proposés et la complémentarité des prestations, en impliquant activement toutes les personnes concernées (élus, professionnels, acteurs socioculturels, habitants...). La valorisation du patrimoine concerne l’amélioration du cade de vie (aménagement urbanistique, harmonie architecturale, qualité de l’environnement paysager…), l’embellissement du village (fleurissement, gestion des déchets, enfouissement des réseaux, traitement des eaux et assainissements…), ainsi que la mise en place de services d’accueil et d’information, d’espaces et d’itinéraires de découverte du patrimoine. L’excellence des services proposés s’articule autour d’une offre d’hébergement confortable et adaptée aux circuits itinérants, d’une offre de restauration à base de produits du terroir, d’une offre d’animation qui met en valeur les musiques, histoires et traditions locales, ainsi que d’une offre d’activités de découverte du patrimoine qui promeut les musées et circuits de visites à thèmes ainsi que les loisirs sportifs de nature (randonnées pédestre, équestre, en VTT…). La complémentarité des prestations est inscrite dans un tour des villages, véritable circuit de découverte qui prend la forme d’un « auto-tour » pour les touristes extérieurs et d’une offre de courts séjours au cours d’une période donnée, pour les touristes locaux. Il est ainsi proposé en permanence aux touristes des prestations semblables répondant aux exigences transversales de qualité définies dans la charte mais aussi des prestations originales en prise directe avec la spécificité de chacun des territoires traversés. Cette stratégie est basée sur une labellisation et une thématisation qu’accomplissent les acteurs regroupés au sein de chaque projet dans chacun des villages. Cette charte est aujourd’hui signée par 15 villages implantés dans des zones géographiques au potentiel touristique réel mais pas toujours bien exploité. Il s’agit, pour l’Est, de Hell-Bourg, Grand Ilet et Sainte-Rose ; pour le Sud sauvage ,de Saint-Philippe, de la Plaine des Gregues, de Grand Coude et de Petite-Ile-Grande Anse ; pour 88


L’identité réunionnaise face au tourisme : l’exemple de « Villages créoles »

le Sud-Ouest, de Bourg-Murat, de Cialos, de l’Entre-Deux, des Makes ; pour l’Ouest, du Tévelave, du Plate, de Saint-Leu et du Maido-Petite France (cf. carte ci-dessous).

« Villages créoles » : un concept touristique original car constitutif de l’identité réunionnaise La mise en tourisme de l’île de la Réunion s’est réalisée en priorité sur la zone littorale de l’Ouest. Les « hauts » de l’île et les mi-pentes sont, en grande partie, restées à l’écart de ce développement, alors qu’ils disposent de véritables richesses (architecture, artisanat, histoire, terroir, gastronomie, musique…). Certes, un tourisme des « hauts » existe bien mais il s’est cantonné essentiellement jusqu’ici à la visite des grands sites (volcan, cirques de Cilaos, de Mafate et de Salazie), à la pratique de loisirs sportifs de nature (randonnées pédestre et équestre, canyonning, parapente) et au changement d’air associé souvent au pique-nique. D’une manière générale, beaucoup de ces endroits sont fréquentés seulement en journée par les touristes qui redescendent, pour 85 % d’entre eux, dormir le soir dans les hôtels du littoral. Si les retombées économiques sont donc plutôt faibles pour ces territoires, les externalités négatives sur le plan environnemental (beaucoup de passages, pollution sonore et visuelle) et socioculturel (manque de respect des cultures locales, perte d’authenticité et dilution de l’identité créole) sont bien réelles. En somme, le tourisme a plus été subi, voire absent, dans ces zones rurales que mis au service d’une véritable stratégie de valorisation du patrimoine. 89


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Le concept « Villages créoles » vise à renverser cette logique en privilégiant un autre tourisme, moins prédateur car respectueux des cultures locales. Il vise à mettre en valeur des villages autour du patrimoine créole qui a eu tendance à disparaître ou à être délaissé faute de valeur ajoutée affirmée par les habitants eux-mêmes. Il s’inscrit dans l’idée que le tourisme peut contribuer au développement durable de l’île et donc à la préservation de l’identité réunionnaise à partir du moment où les décideurs et les résidents des bourgs concernés sont partis prenants dans l’élaboration d’un produit touristique qui part du territoire sur lequel ils vivent, intègre les référents culturels qu’ils partagent et préserve leur environnement.

Un tourisme territorial Le territoire est consubstantiel au projet « Villages créoles », car il n’est pas seulement un support plus ou moins neutre ou inerte sur lequel sont offertes des prestations mais fait partie intégrante du concept en lui donnant tout son sens. En effet, chaque village part des ses richesses naturelles (océan, rivières, montagne, volcan, forêt…) et culturelles (agriculture, architecture, jardins, artisanat, gastronomie, histoire, traditions…), de ce qui constitue son identité territoriale, pour construire l’image de marque de son produit touristique. Chaque village décline ainsi une thématique particulière qui est profondément ancrée dans la spécificité de son terroir : Hell-Bourg : « cases et cascades », Tévelave : « au pied de la forêt », Bourg-Murat : « vivre aux portes du volcan », Cilaos : « eau et montagne », Entre-Deux : « jardins et cases créoles ». Ce sont les différents acteurs regroupés sur un même territoire qui contribuent à la concrétisa­­­­tion du projet « Villages créoles », en transformant grâce à un processus de médiation symbolique, « un espace géographique en espace anthropologique » (Augé, 1992, 103), condition du renforcement de leur sentiment identitaire.

Un tourisme intégré et responsable Le concept « Villages créoles » cherche à intégrer et à valoriser toutes les formes de la culture locale originale en faisant revivre les traditions et les histoires, en permettant l’expression des différentes formes d’artisanat et de gastronomie, ainsi qu’en favorisant la réhabilitation des vieilles cases et jardins créoles. Il ne peut être envisagé qu’avec la participation active de l’ensemble des acteurs d’un village impliqués à tous les niveaux du projet et qui se doivent de travailler en synergie pour respecter la charte garante de la qualité transversale des prestations proposées. « Villages créoles » fédère ainsi les énergies et les différentes personnes impliquées au sein d’un territoire en créant une véritable dynamique partenariale et sociale autour du tourisme. Il se donne ainsi les moyens de minimiser les conflits d’intérêts entre acteurs. D’une part, entre la population qui vit du tourisme et celle qui n’en profite pas, en diminuant considérablement la frange d’habitants non concernés. D’autre part, entre les touristes et les habitants locaux, en modifiant pour ces derniers la perception du tourisme vécue comme une force exogène, synonyme d’envahissement et de dépossession de leur culture d’origine, minimisant ainsi les conduites « localistes » (Picard, 1992). Parce qu’il cherche à faire vivre les cultures locales et qu’il favorise les synergies entre les différents acteurs, le concept « Villages créoles » contribue à la construction d’une identité communautaire intégratrice. 90


L’identité réunionnaise face au tourisme : l’exemple de « Villages créoles »

Un tourisme écologique Le concept « Villages créoles » s’inscrit dans une perspective écologique qui vise à ne pas dénaturer le milieu, à préserver la richesse de l’écosystème et des paysages ainsi qu’à respecter le cadre de vie afin d’offrir aux visiteurs des lieux agréables et authentiques. Il participe d’une démarche « éco-citoyenne » dont l’objectif est de sensibiliser tous les habitants du village à la protection de leur environnement. La propreté des lieux, l’élimination des déchets, l’harmonisation architecturale, la réglementation des enseignes commerciales, comme la limitation de fréquentation de certains sites ayant atteint leur capacité de charge maximale, sont, dans cette démarche, envisagés. La construction progressive de cette attitude écologique au sein de la population locale qui connaît un certain retard en la matière, contribue à élargir le champ des référents identitaires et à favoriser la défense d’un positionnement « éco-touristique » (Blangy, 2004), seul susceptible d’envisager l’avenir avec optimisme. Tourisme territorial, tourisme intégré et responsable, tourisme écologique se combinent pour aller dans le sens d’un tourisme durable seul susceptible d’offrir aux villages des « hauts » des conditions viables et pérennes de développement car basées sur la préservation de leur identité. Le concept de « Villages créoles » en tant que porteur de la culture réunionnaise, semble ainsi jouer un rôle décisif dans le renforcement du sentiment identitaire de la communauté d’accueil.

Conclusion Entre tradition et innovation, « Villages créoles » est un concept touristique original car il prend à contre pied la logique touristique de masse le plus souvent synonyme de dilution identitaire, tout en évitant le piège de la folklorisation d’un territoire. En privilégiant un tourisme de qualité, « éco-responsable » et durable, qui préserve l’identité culturelle des « hauts » de la Réunion, « Village créoles » contribue à la valorisation de territoires ruraux délaissés et au renforcement du pouvoir d’attraction de l’île. Cet exemple montre que les communautés locales peuvent profiter du tourisme sans que leur identité culturelle en pâtisse, à partir du moment où elles sont partie prenante dans la conception du projet touristique et en conservent le contrôle. « Villages créoles » apparaît alors comme un produit porteur pour le futur car il peut jouer un rôle structurant en matière d’aménagement du territoire dans un espace transitionnel à forts enjeux économiques, environnementaux et culturels. Il n’en reste pas moins que des limites dans le développement du produit peuvent être observées. Tout d’abord, une différenciation plus forte en termes de produits et de plus value touristique afin de conforter le positionnement de « Villages créoles », doit être effectuée, notamment auprès de la clientèle réunionnaise, en impliquant plus fortement la population dans l’accueil et l’animation. De plus, on peut remarquer un manque d’appropriation par les collectivités territoriales d’une démarche intégrée qui nécessite la mobilisation de différents acteurs intervenant dans des champs de compétences variés. Ensuite, des carences en matière d’expériences internationales et de méthodologie opérationnelle pour avancer sur des projets de développement durable sont identifiables. Elles montrent que le passage de la déclaration d’intention à la mise en œuvre reste problématique. Enfin, un déficit en Visiter quelqu’un dans la langue créole, c’est aller à sa rencontre, aller vers lui.

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moyens humains et financiers a été mis en évidence par un cabinet conseil : « Le projet “Villages créoles” tel qu’il est configuré actuellement semble beaucoup trop gros pour les moyens qui lui sont consacrés, mais trop petit pour les enjeux que la majorité des acteurs lui assignent » (Audit ArcosODIT France). Ces limites risquent de pénaliser à court terme l’avancée du projet et doivent inciter tous les acteurs concernés à prendre pleinement conscience de l’intérêt touristique majeur que constitue ce produit pour l’île de la Réunion en se donnant les moyens de son développement. Le réseau, avec l’aide appuyée de l’état et de la Région, concentre ainsi actuellement ses efforts sur les modalités d’inscription de « Villages créoles » dans le nouveau Schéma d’aménagement régional (SAR), sur une augmentation de ses financements en intégrant le DOCUP 2007-2013 et sur le renforcement de l’équipe projet à la Maison de la montagne et de la mer ainsi que dans les territoires. Il a pour objectif aussi de créer une veille touristique et prospective permanente afin de mieux connaître le comportement de la clientèle et d’anticiper ses évolutions à la fois quantitatives et qualitatives. Il vise, enfin, à se faire mieux connaître auprès de l’ensemble de la population qui n’est pas directement investie dans le projet afin d’en faire un produit touristique de référence révélateur de l’identité créole. n

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L’identité réunionnaise face au tourisme : l’exemple de « Villages créoles »

Bibiographie Alphandéry P. & Bergues M., « Territoires en questions : pratiques des lieux, usages d’un mot », in Territoires en questions, Ethnologie française, Tome XXXIV, Paris, Puf, 2004. Amalou P., Barioulet et Vellas F., Tourisme éthique et développement, L’Harmattan, Paris, 2001. Augé M., Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992. Bensahel L. et Donsimoni M., « Tourisme et développement », in Le tourisme facteur de développement local, Grenoble, Pug, 2001, p. 13-34. Bessy O. et Naria o., Loisirs et tourisme sportif de nature à la Réunion. Etat des lieux, enjeux et perspectives en matière de développement durable, Rapport CCEE/CURAPS, Université de la Réunion, 2004, 150 p. Blangy S., « Les initiatives de tourisme autochtone et villageois se multiplient, Quel tourisme pour une planète fragile ? », in La Revue Durable, n°11, 2004, p. 33-36. Di-Meo G., Géographie sociale et territoires, Paris, Nathan, 1998. Dostes C., « Faire du patrimoine le support de développement durable. Exemple de Villages créoles. Île de la Réunion », in actes du colloque Tourisme dans les départements et territoires d’outre-mer, éditions Jacques Lanore, 2004, p. 185-190. Fuma S. et Poirier J., « Métissages, héréroculture et identité culturelle », in Métissages, tome 2, L’Harmattan, 1991, p. 49-65. Lequin M., Écotourisme et gouvernance participative, Presses de l’université du Québec, Canada, 2000. Le Roy A., « Tourisme et économie rurale : le tourisme rural peut-il (re)dynamiser nos campagnes », in Le tourisme facteur de développement local, Grenoble, Pug, 2001, p. 89-106. Picard M., Bali. Tourisme culturel et culture touristique, Paris, L’Harmattan, 1992. Urbain J-D., « Mais où est donc la nature des vacanciers », in Les cahiers espaces, Sports de nature. Évolutions de l’offre et de la demande, n° 81, 2004, p. 35-42.

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Des identités bouleversées ? Les îles bretonnes et le développement du tourisme (1850-1914)

Karine Salomé Docteur en histoire Centre de recherches en histoire du XIXe siècle, Université de Paris 1

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n 1905, Gustave Geffroy déclare à propos de Bréhat : « C’est […] pour l’imagination un sol séparé, une région en dehors, c’est l’île, l’île de Robinson, une terre libre en marge du monde civilisé. » L’impression d’isolement qu’il éprouve est loin d’être unique au xixe et au début du xxe siècle ; elle figure de manière récurrente dans les écrits des voyageurs animés par la quête du lointain et le goût de l’aventure. Pour autant, à l’époque, les îles bretonnes sont loin de constituer des isolats. Outre les étrangers qui s’établissent et qui représentent globalement 10 % des populations insulaires en 1911, bien des visiteurs se rendent dans les îles. Aux administrateurs et ingénieurs qui entreprennent des reconnaissances approfondies au xviiie siècle, aux quelques voyageurs érudits et aux rares découvreurs romantiques de la première moitié du xixe siècle, succèdent, dans la seconde moitié du siècle, des touristes de plus en plus nombreux. En regard de la forte attraction qu’exercent les stations balnéaires bretonnes, les îles suscitent un engouement plus timide et plus tardif, qui se dessine à Belle-Île à partir des années 1860 et gagne les autres îles dans les années 1880-1890. La situation se révèle toutefois profondément contrastée La Bretagne, Paris, Hachette, 1905, p. 84.

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d’une île à l’autre. Belle-Île, qui bénéficie de liaisons maritimes régulières et dispose d’une capacité hôtelière conséquente, est la plus visitée. à un niveau moindre, Bréhat, qui est également dotée d’infrastructures de transport et de logement relativement importantes, attire de nombreux visiteurs et voit notamment s’établir une « colonie » de peintres. Les autres îles paraissent moins fréquentées. Aux difficultés d’accès, aux offres d’hébergement limitées s’ajoute parfois une certaine indifférence. Houat, Hoëdic, Sein, mais surtout Molène sont souvent considérées comme ne présentant « aucun intérêt » . Il n’en demeure pas moins qu’à des niveaux divers les îles sont confrontées, à partir de la seconde moitié du xixe siècle, à la venue de touristes. Or cet afflux constitue un phénomène nouveau non seulement en raison de son importance, mais aussi et surtout de par les intérêts et les attitudes des visiteurs qui, comme ailleurs, sont animés par la volonté de découvrir des lieux et des populations qu’ils espèrent pittoresques, par l’envie de contempler de beaux paysages et de s’adonner à des activités de loisirs. Les pratiques touristiques ne doivent toutefois pas être pensées en terme d’unicité, car les approches varient d’une île à l’autre et à l’intérieur d’une même île. Tandis que la plupart des visiteurs se livrent à des excursions rapides de quelques heures, certains profitent de séjours plus longs pour s’adonner à une villégiature mondaine ou pour s’initier à des formes de robinsonnades. En dépit de cette diversité, ces touristes se rejoignent dans une appréciation sensible, esthétique, de l’espace qui est susceptible d’exercer une influence sur l’identité des insulaires . Rappelons que l’identité se fonde sur le sentiment d’appartenir à un groupe, sur la conscience de partager des usages politiques, économiques, sociaux ou culturels identiques. Elle se nourrit également du rapport et de la confrontation à l’autre. Or les insulaires fondent en grande partie leur identité sur le lien qui les unit à leur territoire. Il importe dès lors de voir comment les représentations et les pratiques des touristes sont reçues, acceptées ou rejetées par les insulaires, comment elles sont intégrées et réaménagées, comment elles participent à modifier ou, au contraire, à renforcer les sentiments identitaires.

Des touristes en quête de beaux paysages à la lecture des guides touristiques et des récits de voyage, les visiteurs paraissent avant tout animés par la quête de beaux paysages. Comme bien d’autres lieux, l’espace insulaire a en effet été soumis, au cours du xixe siècle, à un processus d’esthétisation qui l’a érigé progressivement au rang de spectacle . Depuis la fin du xviiie siècle, l’image politique et productive du territoire s’efface pour laisser la place à une nature dotée d’une dimension esthétique, poétique et légendaire. Alors que la lecture sublime et ossianique prévaut dans les premières décennies du xixe siècle, l’appréciation pittoresque devient prépondérante dans la seconde partie du siècle et tend à valoriser les ports charmants, les hautes falaises et les chaos rocheux. Le guide Joanne invite à la visite de Belle-Île dont il souligne la C’est le jugement que porte édouard Vallin sur Sein, Voyage en Bretagne. Finistère, Paris, Comptoir de la librairie de province, 1859, p. 250. Le paysage seul a été retenu dans cette étude car il permet le mieux de mettre en évidence les interactions entre touristes et insulaires. Les traces d’échanges restent plus rares en qui concerne l’appréhension des populations locales. Voir notamment les travaux d’Alain Corbin, Le territoire du vide. L’Occident et le désir de rivage, 1750-1840, Paris, Flammarion, 1988 et de Serge Briffaud, Naissance d’un paysage : la montagne pyrénéenne à la croisée des regards, xvie-xixe siècles, Toulouse, CIMA-CNRS, 1994.

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ville bâtie en amphithéâtre, le « magnifique promontoire escarpé et déchiqueté », les côtes qui figurent parmi les plus « grandioses » et les plus « pittoresques » . Peu à peu, selon une évolution observée ailleurs et qui consiste dans la sélection et la promotion de certaines parties de l’espace, des sites sont mis en valeur et deviennent les symboles des îles, à l’exemple de la pointe du Paon à Bréhat ou de la pointe des Poulains à Belle-Île. Dès lors, les touristes reprennent ces modalités d’appréciation qu’ils participent, dans le même temps, à promouvoir. à pied ou en charrette, ils empruntent des itinéraires qui les mènent de sites en sites, obéissant le plus souvent à une progression du pittoresque au grandiose. Selon la durée du séjour, l’avancée est plus ou moins rapide. En 1886, à Belle-Île, Vigneron explique dans son récit qu’il a loué une voiture et sillonné l’île à un rythme effréné avant d’embarquer le soir . Certains, en revanche, s’emploient à faire le tour de l’île, à en visiter les moindres recoins, adoptant ainsi des parcours en boucle qui rompent avec la linéarité des itinéraires touristiques. Ardouin-Dumazet ou Eva Jouan, qui propose, en 1907, un guide au titre explicite Le tour de Belle-Isle en quatre jours , illustrent ces pérégrinations qui visent à l’exhaustivité. D’autres, enfin, renouent avec le plaisir de la flânerie et s’affranchissent de ces reconnaissances méthodiques. Sans parcours préconçu, sans temps imparti, ils errent dans les champs, le long des côtes et sur les grèves. Ils affrontent les éléments, s’amusent à se perdre, à escalader les rochers et dévaler les falaises. Caradec, qui relate, dans son ouvrage paru en 1904, ses voyages dans les îles, fait part de son plaisir de se promener à Groix en carriole, « à travers les champs, au hasard » . Au cours des premières années du xxe siècle, l’admiration pour les paysages insulaires s’enrichit d’une nouvelle lecture. Dans un contexte où le nationalisme et le régionalisme s’épanouissent, la protection des paysages devient une préoccupation, comme l’atteste la Loi de 1906 relative à la préservation des monuments naturels. Elle s’applique dès 1907 à Bréhat qui constitue l’un des premiers lieux à avoir bénéficié de ces dispositions. Le souci patrimonial renforce ainsi l’admiration pour le paysage. Lors de leurs pérégrinations dans les îles bretonnes, les touristes s’adonnent à la contemplation des beautés paysagères. Leur usage et leur appréciation de l’espace insulaire semblent influencer, à bien des égards, la perception des populations locales.

Fierté et appropriation paysagère Les insulaires croisent dorénavant ces touristes, relèvent leurs parcours et leurs intérêts, observent, même de loin, leurs attitudes et leurs postures. Les autorités de Sauzon signalent ainsi, en 1892, la présence de promeneurs qui empruntent la route principale, « très fréquentée », pour se rendre dans la grotte de l’apothicairerie à Belle-Île10. Or, la présence de ces visiteurs suscite à l’évidence une cer

Itinéraire général de la France. Bretagne, Paris, Hachette, 1896, p. 403-406. Abbé Lucien Vigneron, Bretagne et Grande-Bretagne. Italie et Sicile (1880-1883), Tours, Mame, 1886. Victor-Eugène Ardouin-Dumazet, Voyage en France, Paris, Nancy, Berger-Levrault, 1893-1899, tomes 4 et 5. s.l.n.d. Théophile-Marie Caradec, Autour des îles bretonnes : paysages, contes, légendes, commerce, industrie, pêcheurs de sardines, thonniers, homardiers, Paris, Librairie Nilsson, 1904, p. 238. 10 Archives départementales du Morbihan, Délibérations municipales de Sauzon, 7 août 1892.

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taine fierté. Les autorités locales s’attachent à mettre en exergue non seulement le nombre important et croissant de visiteurs qui se rendent dans leur île, mais aussi leur diversité. Avec enthousiasme, la municipalité de Locmaria rappelle que « Belle-Île attire tant de voyageurs, touristes, peintres et artistes »11. En outre, ces rencontres invitent, semble-t-il, les habitants à orienter les regards, à adopter les normes esthétiques et les grilles de lecture élaborées par les observateurs extérieurs. De fait, on constate que les insulaires tendent, à éprouver, tout au moins à énoncer, des sentiments admiratifs à partir des années 1890. Il convient cependant d’être prudent, et ce en raison de la nature des sources disponibles. Composées principalement de délibérations municipales et de correspondances que les autorités locales échangent avec les différentes administrations, elles ne renferment des élément­s relatifs à l’appréciation sensible de l’espace qu’à partir du moment où ces derniers soulèvent un problème susceptible de relever des compétences des autorités municipales. Dès lors, rares sont les documents qui témoignent d’un intérêt pour le paysage dans les premières décennies du xixe siècle. En revanche, dans les années 1890, au cours desquelles le tourisme bouleverse l’organisation du territoire à Bréhat et à Belle-Île, les sources multiplient les allusions aux qualités esthétiques des îles. Il ne faudrait pas, toutefois, postuler que les insulaires découvrent le paysage et auraient éprouvé jusqu’alors une indifférence, un dédain, voire même une cécité avant cette période. Tout au plus est-il autorisé de conclure que dorénavant les insulaires pensent le paysage comme un argument efficace dans le cadre de leurs décisions et de leurs revendications. Dès lors, à partir des dernières années du xixe siècle, les autorités insulaires vantent la qualité de leurs paysages. En 1899, le conseil municipal de Bréhat signale « le côté pittoresque de l’île »12, avant de rappeler, quelques années plus tard, la beauté de l’île, « avec ses rochers, ses grèves et sa vue magnifique sur la mer ».13 Avec une emphase comparable, le Bulletin paroissial de Belle-Île, paru en 1900, évoque « la poésie des rivages » et met en évidence « les rochers sauvages, les flots sombres ou les eaux bleues au pied des grandes falaises »14. Les termes employés, qui présentent une grande ressemblance avec les représentations des visiteurs, montrent que les insulaires reprennent à leur compte les normes esthétiques promues par l’extérieur. Il importe cependant de noter que les insulaires adoptent rarement la posture de contemplateurs et n’envisagent cette attitude que pour les touristes. Toujours est-il que les habitants des îles expriment dorénavant leur fierté de posséder de beaux paysages et que cette satisfaction constitue un élément de leur identité. Parallèlement, les insulaires partagent les préoccupations patrimoniales des observateurs extérieurs. En 1907, les autorités de Bréhat remarquent que « les nombreux étrangers qui viennent à Bréhat pendant la saison balnéaire et dont le nombre augmente tous les ans témoignent le désir de la classer au rang des monuments historiques »15. Elles se préoccupent, elles aussi, de mettre en œuvre la préservation du paysage et déplorent notamment la destruction des rochers du Paon par une entreprise du continent, après en avoir un temps autorisé l’utilisation16. Les insulaires se présentent désormais comme les dépositaires de paysages exceptionnels et les gardiens d’un patrimoine naturel national. 11 Archives municipales de Locmaria, Délibérations municipales, 11 août 1901. 12 Archives municipales de Bréhat, Délibérations municipales, 26 mars 1899. 13 Ibidem, 19 mai 1907. 14 La Croix de Belle-Île, 1er avril 1900. 15 Archives municipales de Bréhat, Délibérations municipales, 19 mai 1907. 16 Idem, 17 mars 1901.

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Par leur présence, les touristes participent à renouveler les sentiments identitaires. Ils contribuent à enrichir la perception que les insulaires ont de leur espace ou, tout au moins, en favorisent l’expression.

Réaffirmation de l’identité territoriale Cette appréciation du paysage ne discrédite pas, pour autant, les autres lectures de l’espace. Au contraire, elle se superpose au sentiment d’appartenance territoriale qui constitue l’un des fondements de l’identité insulaire ; elle le conforte et le renforce, même si elle contribue, dans le même temps, à établir quelques réaménagements. Il convient de rappeler, dans un premier temps, l’importance que revêt le territoire pour ses habitants. Clos et clairement délimité, ne serait-ce que par ses bornes naturelles, conçu comme un espace au service de la communauté, ce dernier est soumis à une organisation précise et à une gestion collective qui visent à l’unité et à la solidarité. L’exiguïté des terres rend en effet nécessaire la stricte répartition des activités dans l’espace et dans le temps. L’existence de landes communales, l’utilisation différenciée des sols, voués selon les moments à des activités de culture ou d’élevage, la répartition équitable des grèves se révèlent particulièrement rigoureuses. L’opprobre touche par conséquent celui qui enfreint les règles et ébranle, par son acte, les assises de la communauté. Le territoire insulaire participe ainsi à définir l’unicité du groupe et constitue une manière de se définir par rapport à l’extérieur. Dans les dernières décennies du xixe siècle, toutefois, l’observation des principes collectifs se révèle plus lâche notamment dans des îles comme Belle-Île et Bréhat qui connaissent une baisse de leur population et une certaine déprise agricole. L’afflux croissant de visiteurs ajoute encore à la confusion. Si les touristes pressés et les promeneurs nonchalants marquent peu l’espace de leur empreinte, ceux qui achètent ou édifient des demeures dans les dernières décennies du xixe siècle portent atteinte à la gestion commune des îles. Afin de profiter de panoramas dont ils apprécient la beauté, ils procèdent à la mise en clôture de portions entières de côte et notamment de sentiers qui permettent l’accès aux grèves. Les autorités locales, à l’exemple du conseil municipal de Sauzon, s’élèvent contre cette pratique qui se développe rapidement : Certains propriétaires, étrangers au pays, et tout à fait indifférents au sort de la population, ont acquis divers points du littoral, les ont enclos jusqu’au niveau des hautes mers. […] N’est-ce pas là l’accaparement sous une forme nouvelle, car, en somme, cette petite anse, cette petite plage, ces grottes, ces rochers que des générations se sont complu à considérer comme un patrimoine commun, ces sites artistiques que nos peintres et nos artistes se plaisent à placer dans leurs tableaux, n’ont-ils pas droit à quelque protection ? 17

Les autorités s’efforcent, souvent en vain, de maintenir l’intégrité de l’espace collectif et tentent de conserver leur emprise sur leur territoire, en multipliant notamment les arrêtés municipaux. Elles sont également amenées à poser le principe d’un partage de l’espace, comme le suggère le conseil de Sauzon : 17 Archives départementales du Morbihan, Délibérations municipales de Sauzon, 11 août 1909.

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Interdire l’accès des côtes, c’est priver la majeure partie de la population belliloise de ressources nombreuses, poissons, coquillages, engrais marins ; c’est écarter de nous nombre de visiteurs qui bon an, mal an, laissent dans le pays quelques billets de mille.18

Les usages doivent ainsi être établis : aux touristes, la contemplation des paysages dont la jouissance doit demeurer seulement visuelle ; aux insulaires, l’utilisation concrète, matérielle des côtes, pour se livrer à la pêche, et donc la propriété exclusive du territoire communautaire. Face au grignotage de l’espace et la crainte qu’une dilution identitaire ne l’accompagne, les habitants réaffirment l’existence d’un lien fort avec leur espace. La présence de touristes contribue finalement à accentuer une évolution perceptible dès le milieu du xixe siècle et qui s’intensifie dans les années 1880. Les insulaires se désignent en effet de plus en plus à l’aide de qualificatifs, tels « insulaire­s », « Belle-Îlois », « Grésillons » ou encore « Bréhatins », dont l’utilisation traduit une symbiose avec leur espace. Dès lors, le tourisme conforte un repli territorial déjà amorcé et qui se révèle d’autant plus impérieux que le sentiment d’un dépérissement de la communauté et la crainte amère de sa disparition prochaine se révèlent vifs. Parallèlement, en soulignant l’importance que revêt l’accès à la mer, les insulaires mettent en exergue une identité « maritime », promue elle aussi depuis le milieu du xixe siècle par le biais de l’évocation de leur compétence, leur bravoure et leur excellence. Alors qu’il connaît son premier développement, le tourisme exerce donc une certaine influence dans les identités insulaires qu’il contribue à enrichir. Il semble en effet inviter les insulaires à porter un regard différent sur leur espace et la beauté de leurs paysages, tout au moins il en favorise l’expression. Cependant, les bouleversements qu’il implique conduisent les habitants à réaffirmer l’importance du territoire et, indirectement, leur vocation maritime. La présence des touristes conduit ainsi à certains réaménagements identitaires qui relèvent d’inflexions timides, de réajustements mesurés, de glissements sensibles. n

Bibliographie BERTHO Catherine, La roue et le stylo. Comment nous sommes devenus touristes, Paris, Odile Jacob, 1999. BOYER Marc, L’invention du tourisme, Paris, Gallimard, 1996. CORBIN Alain, Le territoire du vide. L’Occident et le désir de rivage, 1750-1840, Paris, Flammarion, 1988. PéRON Françoise, Des îles et des hommes. L’insularité aujourd’hui, Rennes, éditions de la Cité, 1993. SALOMé Karine, Les îles bretonnes (1750-1914). Une image en construction, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003. URBAIN Jean-Didier, L’idiot du voyage. Histoire des touristes, Paris, Plon, 1991.

18 Idem, 11 février 1900.

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Un film entouré d’eau : histoire et mémoire de L’Or des mers de Jean Epstein à Hoedic (1932-2005) Pierre Buttin et Gilles Janin Association Melvan

Vincent Guigueno

école nationale des ponts et chaussées

A

près Ouessant et Sein, le cinéaste Jean Epstein séjourna à Hoedic en 1932 pour y tourner L’or des mers. Il ne recourut, pour cette fiction, qu’à des acteurs insulaires : « Ils ne jouent pas le film ; ils jouent au film. Mais quel accent, quelle vérité ! » L’or des mers est un élément important de la mémoire collective des îles d’Hoedic et Houat. Pourtant, les îliens ne purent voir le film qu’une fois, dans les années 1970. Depuis, seule une VHS peu lisible circulait entre les deux îles. Nous allons évoquer la production de L’or des mers et comment l’association Melvan a renoué le contact entre les îliens et le cinéaste. Une exposition Jean Epstein fut organisée à Hoedic durant l’été 2005 avec plusieurs projections de l’unique copie du film conservée à la Cinémathèque française, et numérisée à cette occasion. Les projections de L’or des mers furent des moments forts pour les îliens qui y reconnaissaient leurs anciens. Elles permirent aussi aux visiteurs et résidents secondaires de découvrir la vie insulaire dans ces années difficiles. Cette démarche fut l’occasion de voir « ré-émerger » informations et documents qui enrichirent l’exposition et nos publications. 100


Un film entouré d’eau : histoire et mémoire de L’or des mers de Jean Epstein à Hoedic (1932-2005)

Melvan L’association Melvan a pour objectif l’étude, la promotion et la protection des îles de Houat et Hoedic dans une approche multidisciplinaire. Elle a été créée en 2003 et rassemble aujourd’hui 145 adhérents. Outre la conduite de ses divers projets, Melvan édite la Revue des deux îles, publication qui fait connaître aux insulaires et aux visiteurs le résultat de ses recherches. Durant la saison estivale 2005, Melvan a organisé un cycle de manifestations sur le cinéaste Jean Epstein comprenant une exposition sur son œuvre bretonne et des projections de son film hoedicais : L’or des mers, ainsi qu’une conférence de Vincent Guigueno. L’exposition était constituée d’une sélection de supports, issue d’une exposition sur le cinéaste montrée à Groix en 2003, complétée de documents iconographiques inédits trouvés sur nos îles et de photos extraites du film L’or des mers. Elle retraçait le parcours de Jean Epstein en Bretagne à travers des affiches, des photographies de films ou de leur tournage et divers documents d’archives. Le film L’or des mers, qui nous a été confié par la Ci­némathèque française, a été numérisé afin de pou­voir être visionné en vidéoprojection. De l’avis général, le transfert numérique et la projec­tion se sont avérés de bonne qualité compte tenu de l’ancienneté et de l’état médiocre du film 35 mm. Cette manifestation a été globalement une réussite dont nous sommes heureux pour notre association. Ce suc­cès confirme l’intérêt des insulaires et des visiteurs pour le patrimoine des deux îles. L’exposition a été fréquentée au total par plus de 6 000 visi­teurs entre fin juin et mi-septembre. Le mercredi 3 août, au cœur de la saison, nous avons eu un maxi­mum de visites avec près de 200 personnes. La projection de L’or des mers a, quant à elle, rassem­blé environ 620 spectateurs en six projections. Nous avons fait « salle comble » à chaque représentation, avec jusqu’à 130 personnes le 20 août. La dernière séance de la Toussaint était plus particulièrement destinée aux personnes n’ayant pu se libérer durant l’été du fait de leur travail.

Jean Epstein Rien ne semble plus improbable que la rencontre entre Jean Epstein et les habitants d’Hoedic au début des années 1930. Né en 1898, Epstein est un jeune homme passionné par la poésie, qui monte à Paris au début des années 1920 et devient le secrétaire de Blaise Cendrars. Avant d’être cinéaste — il réalise son premier film, Pasteur, en 1922 — Epstein écrit sur le cinéma. Il publie Bonjour cinéma (1921), un manifeste contenant en germe la grammaire cinématographique d’Epstein, en particulier la valeur du gros plan (L’or des mers en contient de magnifiques) et l’attention portée au mouvement de la caméra. Déjà, Epstein rêve de « films où il se passe non rien, mais pas grand chose » (Epstein 1921). Le cinéma naissant est pour lui une écriture poétique en dialogue avec le flux de conscience du spectateur. En 1923, il tourne quatre films pour Pathé-Consortium Cinéma, rejoint ensuite la société Albatros, puis fonde en 1926 sa propre société. Celle-ci disparaît après la production de La chute de la maison Usher, qui est considérée comme son chef d’œuvre. Epstein est, aux côtés de Louis Delluc, Germaine Dulac, Abel Gance et Marcel L’Herbier, l’une des figures importantes de l’avant-garde du cinéma français. Malgré le succès critique de La chute de la maison Usher, Epstein éprouve de la lassitude face aux conditions de production du cinéma de studio. 101


Pierre Buttin, Gilles Janin et Vincent Guigueno

L’avant-garde entre en crise avant même de subir le choc du passage au cinéma parlant. Epstein ne s’adaptera jamais à cette révolution technique et esthétique. La carrière bretonne d’Epstein commence avec la réalisation de Finis terrae, tourné pendant l’été 1928 sur la petite île de Bannec, entre Molène et Ouessant. Comment arrive-t-il au bout du monde ? Les explications précises manquent, Epstein contribuant à rendre mystérieuse, voire magique, sa rencontre avec des îles bretonnes réputées « vierges pour le cinéma ». Son second film breton est Mor vran, tourné à l’île de Sein en 1931.

Un tournage à Hoedic À Houat « qui a presque une route, presque deux autos, presque trois villas, presque un hôtel, je préfère Hoedik », écrit Epstein en 1932. Le cinéaste aborde les îles du Morbihan en novembre 1931 accompagné par un assistant, Joseph Braun, et deux cameramen : Christian Matras — un opérateur connu des années 1930 qui tournera, entre autres, La grande illusion avec Jean Renoir — et Albert Brès, qui a connu le tournage de Mor vran. La production est assurée par Charles-Félix Tavano, réalisateur et directeur de Synchro-Ciné. L’arrivée d’une équipe de cinéma perturbe l’économie et les échanges au sein d’une communauté largement autarcique. Pour tourner son film, Epstein a besoin d’un bateau (L’angélus de la mer de Louis Le Hyaric) et d’îliens acceptant de jouer la comédie. Le tournage hivernal, présenté comme règle d’écriture cinématographique « authentique », est une nécessité pratique et économique : les hommes et les bateaux sont alors disponibles à un moindre coût que l’été. Mais le réalisateur ne peut pas embaucher seul ses acteurs. Il a besoin d’un « truchement ». Sur Hoedic et Houat, les recteurs sont des personnages incontournables. Inutile de rappeler ici le rôle essentiel qu’ils jouent dans la vie des îliens, aussi bien sur le plan spirituel que matériel. Epstein se lie avec l’abbé Jégo, recteur d’Hoedic, dont il parle souvent dans ses écrits (Epstein, 1974). Celui-ci lui donne des conseils sur le recrutement d’acteurs locaux car, explique Epstein, « les indigènes ne se prêtent pas volontiers à faire du cinéma avant que ne se soit écoulée une période d’accoutumance. Les types les plus intéressants sont naturellement les plus réfractaires aux propositions de tourner ». Les mots employés pour désigner les îliens peuvent choquer. Elle nous rappelle que pour un cinéaste ou un spectateur de l’époque, le Polynésien de Taboo (Murnau), l’Inuit de Nanook, l’Irlandais de Man of Aran (Flaherty), le Ouessantin de Finis terrae ou l’Hoedicais de L’Or des mers (Epstein) sont des « types » exotiques. L’abbé Jégo héberge l’actrice principale, Adelina Yvon, née Le Gurun, originaire de l’île d’Houat mais qui travaille dans la presqu’île de Quiberon. Jégo est d’autant plus disposé à aider Epstein que celui-ci semble perturber l’équilibre économique de l’île : « Débrouillez-vous pour ne pas favoriser la gloutonnerie de mes paroissiens », écrit-il en janvier 1932. La réponse du cinéaste est tout en flatterie : « Je ne doute pas, Monsieur le Recteur, qu’avec votre appui et vos conseils, toutes ces petites difficultés seront résolues et que finalement le film publiera sur les écrans du monde entier la dramatique atmosphère de l’île d’Hoedic, l’énergique figure de son recteur, la rude vie de son peuple de pêcheurs. » Epstein tient parole, puisque le prêtre est l’un des protagonistes du film, arpentant la lande armé d’un vieux fusil de chasse, en quête d’un goéland pour son dîner. Mais dans un courrier adressé à son producteur, il est fort peu amène pour le recteur et ses ouailles : « Les gens d’Hoedic 102


Un film entouré d’eau : histoire et mémoire de L’or des mers de Jean Epstein à Hoedic (1932-2005)

(recteur en tête) sont avides, chapardeurs, rusés, paresseux et absolument de mauvaise foi. Il ne faut pas croire qu’on les fait travailler en échange de bonnes paroles et d’un paquet de tabac. » Peut-être le propos est-il quelque peu exagéré puisqu’il s’agit de négocier un dépassement de budget.

Héritage L’Or des mers sort au cinéma Le Delambre, à Montparnasse, le 5 mai 1933. Epstein quitte le circuit cinéphile pour aller à la rencontre d’un public plus large. C’est un échec. Le film est également mal accueilli par la critique. Cependant, de nombreux intellectuels et artistes bretons apprécient le travail d’Epstein. En novembre 1934, le celtisant Fanch Gourvil écrit : « Un seul cinéaste, je dis bien un seul, parmi ceux dont il m’a été donné d’apprécier soit le talent, soit ce qui en tient lieu, me paraît, jusqu’à présent, avoir réussi à dissiper l’espèce de malentendu tenace qui semblait se dresser entre la Bretagne et les différents scénaristes et metteurs en scène ayant, comme tant d’autres, tenté de faire du breton. Ses films, Finis terrae, Mor vran, etc, si simples, si sobres, si dépouillés de vaine littérature, si true to nature en un mot, m’avaient, à l’époque du “muet”, apporté la révélation d’un étranger à mon pays, qui, devançant tous mes compatriotes, appliquait le premier dans son art des méthodes d’observation et des procédés de réalisation propres à donner à l’écran une image de ce pays où l’on puisse le reconnaître sans bondir d’indignation, voire même en ressentant le petit choc intérieur par quoi s’affirme, pour l’amateur, l’union intime du vrai et du beau dans l’œuvre soumise à son jugement. » Une mémoire bretonne de Jean Epstein se manifeste avec beaucoup de vigueur dans les années 1970, quand les débats sur la culture et l’identité sont particulièrement vifs (Guigueno 2003). En décembre 1973, une semaine du cinéma breton est organisée dans le Morbihan. Avec le concours des médias et du recteur d’Hoedic, les acteurs principaux du film L’Or des mers, Adelina Le Gurun et Rémi Blanchet, sont contactés pour assister à la projection. Ils n’avaient jamais vu le film ! Avec l’initiative prise par l’association Melvan, le lien entre Epstein et les îles bretonnes entre dans une nouvelle phase. Les copies 16 mm offertes par Marie Epstein dans les années 1970 sont usées. Il convient de les remplacer par des copies numériques, dont la conservation et l’emploi sont plus aisés. À défaut d’un plan régional d’ensemble, un premier pas a été fait avec L’Or des mers, en attendant la mise en chantier prochaine par la Cinémathèque française d’une édition DVD de l’œuvre d’Epstein. Magie du cinéma, fortune d’Hoedic, L’Or des mers est un lien entre le passé et le présent de l’île, une mémoire commune aux descendants des acteurs, aux cinéphiles, aux touristes de passage qui prennent un immense plaisir à découvrir ce film sur le lieu de son tournage.

La vérité de la fiction L’Or des mers n’est pas un documentaire sur la vie à Hoedic. Pas une voile, pas un bateau n’entrent dans le cadre du cinéaste. Epstein choisit de raconter l’histoire d’un mystérieux coffre au trésor trouvé par le vieux Querrouac puis caché dans d’improbables sables mouvants. La scène où Rémy rampe dans la vase pour secourir sa promise provoque les rires du public hoedicais qui n’est pas dupe de la mise 103


Pierre Buttin, Gilles Janin et Vincent Guigueno

en scène. Le rire n’est pas ironie. Les projections de l’été 2005 à Hoedic ont montré l’attachement des îliens et la curiosité des touristes pour L’Or des mers. Il est à la fois un film « de famille » et un film «d’intérêt local». Film «de famille», il peut être projeté pour le seul plaisir de revoir le visage d’un parent ou d’un ami car Epstein, avec l’aide de l’abbé Jégo, semble avoir pris soin de faire jouer toutes les familles de l’île. Film « d’intérêt local », L’Or des mers est une fiction ou les îliens jouent la comédie devant la caméra de Christian Matras. Cette dimension ludique du cinéma n’échappe pas aux enfants, complices d’Epstein à Hoedic comme ils l’avaient été à Ouessant. Cette obsession à capter la vérité des corps rend secondaire l’argument du film, trame narrative très simple. Mais la vérité de L’Or des mers n’est pas documentaire. Il n’y a aucun voyeurisme chez Epstein. Il ne veut pas reproduire la réalité îlienne : il s’appuie sur elle pour créer sa fiction. Les corps des acteurs non professionnels rendent le film crédible, attachant, et donc visible hier comme aujourd’hui  . n

Le texte sur Jean Epstein et L’Or des mers est extrait de : Guigueno V., Fortune d’Hoedic, histoire et mémoire de L’Or des mers, (Jean Epstein, 1932) Melvan, La Revue des deux îles, 2006, p. 135-144.

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L’insulaire contre le tourisme, tout contre Jennifer Monnaie Doctorante en sociologie / Sciences de la communication et de l’information Université Lyon 3, laboratoire ERSICOM

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n 1928, Jean Epstein tourne un film sur l’île d’Ouessant, Finis terrae. Ce « documentaire psychologique » implique fortement les insulaires filmés. Aujourd’hui reconnu pour sa valeur ethnographique, le film est diffusé au sein du Musée des phares et des balises de l’île d’Ouessant. L’enquête sociologique entreprise sur l’île d’Ouessant, consistant en une pro­jection de Finis terrae pour recueillir l’impression des habitants sur ce film, a déclenché chez eux un point de vue, une pensée que l’on peut qualifier de visuelle, sur l’insularité et son nouveau corollaire, le tourisme. En 1928 Epstein « débarque » sur l’île d’Ouessant pour tourner un film sans acteurs, sans décors et sans lumières artificielles. Il mobilise la population ouessantine, dans le but de faire un film « authentique » : il filme les insulaires, leurs gestes, et emprunte leur histoire pour en faire un scénario « vrai ». La réception du film Finis terrae , tourné en 1928, s’échelonne des années trente jusqu’à aujourd’hui. Une œuvre réalisée en 1928, et qui vit encore, cela ne pouvait manquer d’être interrogé. Essayons de comprendre la rencontre entre l’œuvre Finis terrae, film et tourné à Ouessant, et le public ouessantin. Nous verrons alors qu’au travers de l’interprétation du film, les ouessantins m’ont beaucoup parlé de leur vécu d’insu­laires, de leur culture, de leur imaginaire, bref de tous les comportements induits par la nature particulière de l’espace insulaire, du temps, de la société, et qui traverse 105


Jennifer Monnaie

ainsi et sous-tend tous les phénomènes. Ils m’ont parlé ici de l’illéité, « l’illéité comme qualité de la perception et du comportement influencés par la forme spécifique de l’espace insulaire. L’île offre un cadre matériel à l’élaboration collective de la mémoire, ils permettent de fixer le discours, facilitent les appropriations par ceux qui ont raconté. Il y a à Ouessant un “être d’île”, en tant que “types d’espaces qui engendre, par ses contraintes, un type de société ayant des inflections par­ticulières” ». Ainsi, je voulais qu’on me parle du film, et on me parle de l’île. Cette illéîté dont on m’a beaucoup parlé ne dénote pas pourtant une déviation lors des entre­tiens qui s’éloignerait de la réception de Finis terrae. Certes, le Ouessantin ancre dans l’inter­prétation du film ce qu’il a envie d’y voir mais si le spectateur interrogé veut parler de l’île au lieu d’évoquer le film, c’est bien le signe que cette question ne l’intéresse pas. En re­vanche, s’il relie explicitement l’illéîté à l’interprétation du film, il montre l’importance que relève le film à ses yeux.

La projection de Finis terrae : une occasion pour l’insulaire de s’affirmer identitairement face aux touristes Finis terrae, film principalement projeté aux touristes entraîne un certain investissement identitaire de la part des ouessantins, qui revendiquent l’image que leur renvoie le film. C’est particulièrement ma double position de touriste et de sociologue qui m’a permis d’observer cela. La réception ouessantine d’un film tourné sur l’île d’Ouessant n’est pas anodine. Les oues­santins connaissent « l’histoire » du tournage de ce film sur le bout des doigts. Non pas qu’ils aient tous lu le récit de Jean Epstein (rares sont ceux qui l’ont fait) ; mais c’est une histoire qui a circulé oralement : ils ont une parfaite connaissance de la relation qu’Epstein a noué avec les îliens. Ils savent que nombreux sont les ouessantins qui ont contribué à l’élaboration du film, que plusieurs ont joué dedans et que Jean Epstein a collaboré avec François Morin, qui devint le régisseur du film. Les gens qui ont « vécu » le tournage sont aujourd’hui pour la plupart disparus. Ils sont souvent des figures anonymes de parents lointains et donc inconnus, mais sont réintégrées dans une histoire commune par les conversations et les récits qu’elles suscitent. Les ouessantins se sentent représentés par ce film dans la mesure où leurs ancêtres ont contribué à l’édification de ce film. Ainsi, le destinataire ouessantin de Finis terrae n’est pas positionné en « spectateur » mais en participant : ses ancêtres ont participé au processus de réalisation (comme figurants par exemple) tandis que le spectateur ouessantin d’aujourd’hui participe, enfin, à la création col­lective d’un récit. Il a participé aussi (lors des projections dans la salle polyvalente et dans la cour d’école) à la mise en place du dispositif de projection : il installe l’écran, fait fonctionner le projecteur. Notons aussi que la plupart ont déjà vu ce film au moins une fois. Les projections étaient pri­vées, dans le sens où elles étaient organisées par les villageois pour les villageois. Ainsi ils ont plus ou moins l’habitude de s’être réunis ensemble pour regarder et commenter ensemble le film. Je ne crois pas me tromper en disant que Finis terrae est perçu par les ouessantins comme un film de famille. Un film de famille ancien, mais un film de famille tout de même, de la com­munauté ouessantine. Anne Meistersheim, Figures de l’île, p. 21.

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Le public ouessantin est encore très concerné par le film, puisque à la question « Vous sentez-vous très concerné par ce film ? », 100 % des spectateurs m’ont répondu oui. Ce film, maintenant projeté aux touristes, fournit une image de la Bretagne et des Bretons dans laquelle ils se sentent investis. C’est que « la culture bretonne est utile à l’ensemble de la société bretonne en premier lieu parce qu’elle joue un rôle d’étendard. Elle permet à tout breton d’être distingué, reconnu à l’extérieur de la Bretagne, et en défendant celle-ci, il se défend lui-même » . Extrait d’entretien : — Interviewée : [...] et puis regardez la photo que j’ai là, elle a été prise par des journalistes américains, moi je suis dessus, ici, et c’était chez Marion qui nous apprenait à filer la laine. J’avais 16-17 ans, c’était pas le musée, hein. J’étais chez la mémé, alors cette photo j’y tiens beaucoup. Puis ça c’est ma grand-mère maternelle. Regardez les costumes. Ah oui, elle était habillée comme ça, hein. Et mon grand-père, c’était un ancien cap-hornier. Et puis ça c’était la coiffe, maintenant on a du mal à trouver la coiffe. Ils ont eu une vie rude, sur les bateaux à voile et tout... et puis les mains, c’était pas des mains, c’était des cales. Énormes ! Oui, ça c’est ce qui m’a plu c’est quand ils allaient dans la maison. — Intervieweuse : Et il y a d’autres choses comme ça qui vous ont rappelé des souvenirs ? — Interviewée : Oui, quand ils étaient dans les rochers. Bah tiens, regardez, j’ai une photo : c’est un monsieur qui m’a donné ça. Dans les rochers, ça c’est mon grand-père. — Intervieweuse : Et ça vous a fait penser à ce qu’il y a dans le film ? — Interviewée : Bah oui, parce que quand on les voit avec leurs sabots, elles étaient lestes, hein, parce que maintenant je sais pas si on pourrait faire ça, hein... Il faudrait des chaussures adaptées, tandis que là avec leurs sabots... J’avais vu le film pourtant, mais là vraiment j’ai apprécié... On a pas senti le temps passer... — Intervieweuse : Et pourquoi ? — Interviewée : Bah je sais pas, on étaient prises par... je sais pas, par l’histoire et par les paysages. Bon, qu’on connaît par coeur bien sûr mais bon, ça fait rien... La mer, les vagues, tout ça.

On voit comment, face au sociologue, avant tout touriste que j’étais, on déploie son identité d’insulaire. En même temps que l’on regarde Finis terrae (en même temps qu’on voit les objets d’une manière générale), on se représente la façon dont les autres pourraient les voir : si on sort de soi, ce n’est pas pour se confondre avec les objets, mais pour les envisager du point de vue des autres. Finis terrae transmet une image d’eux-mêmes. Il y a donc un certain investissement identi­taire puisqu’il s’agit de ce que l’on représente pour les autres par le biais de ce film. D’ailleurs, j’ai eu le sentiment de poser une question bien saugrenue en demandantleur origine, après la pro­jection, aux personnes que j’interviewais. Cela leur paraissait évident ! D’une certaine façon, la communauté ouessantine prend forme devant le film. Le visionnage du film incite les ouessantins à afficher leur communautarisme. On peut voir par un autre exemple comment Epstein, ce cinéaste parisien et donc touriste, fournit l’occasion d’alimenter l’identité des Ouessantins.

L’identité bretonne, Ronan Le Coadic, p. 110.

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Extrait d’entretien : — Yolande : Alors moi j’ai eu une information par Lili, à priori elle est fausse : Lili m’a dit que les deux mères des goémoniers c’étaient les sœurs Vaillant, Jeanne et Marie. — Dédé : Non, c’est Louise Vaillant et madame Bergotte. — Marino : Autrement Marianne me dit qu’elle connaît la photo des deux dames, les deux visages qui sont affichés, les deux portraits dans la salle de cinéma. — Dédé : Oui, c’est ça. — Yolande : C’est qui, tu dis ? — Dédé : Madame Bergotte et Louise Vaillant. — Marino : Marianne a reconnu quatre per­sonnes dans le film — Dédé : Autrement, j’t’interromps, y’avait François Morin, comment le... l’ami, le patron de... l’ami de Jean Epstein, qui devait diriger le bateau, le Pampero, le ba­teau qu’ils avaient loué pour le tournage du film. On le voit fugitif le Morin père. — Intervieweuse : On le voit quoi ? — Dédé : Fugitif, on le voit très très peu, oui, on le voit. Plus tard, dans la conservation : — Dédé : Et puis j’ai demandé à François Morin fils, effectivement on voit son père, y’en a pas beaucoup qu’on du le reconnaître parce que c’est quand il était jeune, quoi. Mais on le voit. Plus tard encore : — Yolande : Mais y’a pas d’acteurs. — Yolande : Alors lui, certains me disent que c’est un ingénieur, d’autres un maître de phare. — Dédé : Non, c’est comme mon père. — Marino : Marianne me dit « j’ai vu Souaz Gabrielle, Souaz Petit pas. » — Dédé : Y’a pas d’ac­teurs dans ce film de toute façon. — Yolande : Oui, que des gens du pays. — Dédé : Mais autrement, c’était Gibois le barbu. Oui, la vache à Gibois. — Dédé : (il s’adresse à l’intervieweuse) Oui, on l’appelait la vache parce que dans la brume il prenait sa cor­neille, et on disait la vache à Gibois. Et donc c’était le maître de phare. — Yolande : Lili a reconnu Anne-Louise Tual. — Dédé : Et est-ce que c’est pas le père de Paul Vaillant, le gardien, qu’était en haut, je sais pas trop. — Marino : Non, pas Anne-Louise Tual, Anne-louise le Cope »

Roger Odin dans Le film de famille dans l’institution familiale pense que cela a à voir avec le fait que « tout ce qu’on demande au film, c’est de raviver le souvenir, pour permettre aux membres de la famille de revivre ensemble les événements vécus » . Ainsi, la projection de Finis terrae (que permet l’intronisation du film au sein du musée des phares et des balises d’Ouessant) entraîne une affirmation

Roger Odin in Le film de famille, p. 31.

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identitaire face aux touristes à qui ont fournit une image d’Ouessant et des Ouessantins. La projection du film resserre aussi les liens de la communauté avec les discussions qu’elle suscite. Il y a cependant un bémol à apporter. Discuter longuement avec la population m’a permis d’observer autre chose.

Finis terrae, film insulaire-identitaire devenu objet-patrimoine touristique L’intronisation de Finis terrae au sein du Musée des phares et des balises, si elle témoigne d’une appropriation de l’œuvre par les institutions, entraîne à l’inverse la désappropriation de l’œuvre par le public ouessantin. Le film avait été en effet visionné par les spectateurs oues­santins, partout sauf dans cette salle. C’est-à-dire qu’avant « l’appropriation » de la pelli­cule par le musée, des projections de Finis terrae étaient organisées par les villageois, dans la salle des fêtes, comme dans la cour de l’école. Depuis que le film est projeté régulièrement lors des vacances d’été, pas un seul n’avait pénétré dans cette salle. Une femme m’expliqua ce qui, selon elle, occasionnait l’absence de ouessantin dans la salle de projection : « cette salle, c’est surtout pour les semi-insulaires, ceux qui viennent que l’été, et puis pour les touristes ». Ce musée, qu’ils croient destinés aux touristes (ils n’ont pas tort) et uniquement à eux, en recueillant la pellicule, a induit le fait que ce film n’était plus destiné à eux, n’était plus à eux d’une certaine façon, mais aux touristes. D’autre part, j’ai été étonnée du peu de discussions lors de la projection du film. J’avais lu en effet que les projections dans la cour d’école provoquaient immanquablement des rires et des discussions du fait que l’on reconnaissait quelqu’un ou que cela faisait ap­pel à des souvenirs personnels ou à des situations bien connues. L’assistance n’hésitait pas à commenter les images montrées et à se remémorer dans un échange collectif les événements filmés, et même les précédentes projections. Extrait d’entretien : — Interviewé 1 : C’est le lieu, je pense, qui se prête pas à ça. C’est pas un lieu pour ça… C’est froid comme lieu, c’est impersonnel… Et puis les vieilles dames (beaucoup de vieilles dames sont venues à la projection), elles n’osaient pas parler. Elles étaient au cinéma, c’est sérieux, il fal­lait se taire. Et le côté cinéma c’est le côté on s’assoit, on reste regarder, on fait rien, alors que c’est des femmes qu’étaient habituées... Pour elles le cinéma, c’est le loisir, alors que elles, c’est le travail, le... nous le cinéma c’est... — Interviewé 2 : Bah nous c’était en 47-48, du temps de l’abbé Mocahaire, on avait un p’tit groupe pour projeter. — Interviewé 1 : Et puis la salle… — Interviewé 2 : Ah bah ça c’était en 56-57, on projetait régulièrement, je me rappelle c’était le jeudi qu’on y allait, puis y’avait le samedi, le dimanche. Confirmation des autres. — Interviewé 3 : Avec vente de carambars… Et moi j’y allais le samedi, quand on avait tiré les pommes de terres on nous offrait l’entrée au cinéma. C’était à la salle polyvalente. — Interviewé 2 : Et pas beaucoup avant parce que le courant est venu en 53. — Interviewé 3 : Et y avait des draps blancs.

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— Interviewé 1 : Il fallait pas parler, j’pense que c’est ça que les gens ont pensé hier au musée. J’entendais Guit et sa belle-soeur qui discutaient beaucoup devant, parce que elles reconnais­saient plein de situations. Et Guit elle me parlait qu’elle l’avait vu dans la cour de l’école. Elle a dit “ah c’est quand même plus confortable de le voir ici”. Elle était contente de le revoir. »

On voit comment les précédentes projections sur un « drap blanc » étaient autrement plus s­ a­voureuse que dans le musée. Et je pense qu’avec le temps, ce film qui appartenait aux Ouessantins, qui constituait leur patrimoine à eux, qui constituait une patrimonialité villageoise privée, fondée sur une histoire connue, « s’estompe au profit d’une patrimonialité plus abstraite, qui ne fait plus ré­férence à un passé clairement représenté, mais simplement à un ailleurs (dans l’espace et dans le temps) considéré comme patrimonial par la société en général » . Si l’on peut adresser ces griefs à la politique du patrimoine, la patrimonialisation n’en consti­tue pas moins une réponse sociale à une problématique socio-temporelle. L’appropriation muséale de l’œuvre d’Epstein répond à un besoin de préservation d’une histoire et de fondation d’une « mémoire » d’un territoire. C’est un peu comme si cet objet était chargé de la mémoire de la société ouessantine. Extrait d’entretien : — Interviewée : Le passage que j’ai trouvé bien, c’est quand ils arrivent dans la maison avec le docteur, quand il rentre, aprés il va dans son lit clos, euh... et son copain avec qui il s’était engueulé, bon, il le cajole... — Intervieweuse : C’est plus pour l’histoire ou c’est pour la maison ? — Interviewée : On a retrouvé la maison, bien mieux que le musée, hein ! (écomusée dans une maison typique de Ouessant avec l’aména­gement traditionnel)

Finis terrae en l’occurrence est devenu un « objet-patrimoine ». Cette instrumentalisation d’un film chargé de conserver la mémoire ouessantine s’explique par un besoin de la société. Le patrimoin­e est une ressource politique, symbolique, matérielle et cognitive de nos sociétés occidentales pour penser leur rapport au monde. Le patrimoine est un nouveau paradigme pour penser notre relation au temps et à l’espace. Plus précisément, la mémoire et le patrimoine sont une réponse sociale à qui apparaît comme une déstructuration temporelle. Comme nous avons pu l’entrevoir, la médiation entre l’œuvre et le public est capitale. Ici c’est l’institution muséale qui s’interpose entre l’œuvre et le public. Extrait d’entretien — Intervieweuse : Et est-ce que le film n’est pas trop vieux dans le sens où vous ne retrouvez pas votre vie ? — Interviewée : Oh non non, ça fait rien, parce que ma grand-mère elle avait une petite ferme, alors on allait traire les vaches, on allait changer de place aux moutons, on tuait le cochon... J’ai quand même vécu ça, on battait le blé, avec des fléaux... Bon parce que y avait pas de machine, hein... Bon bah maintenant, y a plus rien. Toute l’île était cultivée, hein.. Maintenant y’a plus rien. Maintenant tout est en friche... Maintenant y’a plus rien... Et les moutons avant y’en avait, maintenant y’a plus rien. Euh, moi je me rappelle du temps de la boucherie, on expédiait des moutons toutes les semaines... Maintenant y’a plus rien… que des touristes !!! (rires)

Op. cit, p. 100.

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L’insulaire contre le tourisme, tout contre

En effet, pour Henri Lefebvre, la mémoire est l’expression d’une résistance collective à une modernité désocialisante. Selon lui, la localité se pense par rapport à la globalisation. Le re­cours à la tradition, à l’histoire ou à la mémoire, a pour but de redonner un sens à l’espace et une dimension sociale à l’endroit où nous vivons. À travers le partage d’une mémoire qui s’inscrit dans un territoire, chacun prend position vis-à-vis du passé et de l’histoire. C’est une façon de reconstruire un lien social et symbolique entre le groupe et un territoire interprété comme l’expression physique d’une histoire locale. C’est aussi une façon de re­construire le lien entre ce local de nouveau approprié symboliquement et le global dont on comprend mal le sens. Ainsi, les grands événements du monde sont compris à travers le filtre des événements locaux. Ici précisément, les changements économiques et socio-culturels globaux sont perçus au travers du prisme du tourisme, de l’arrivée des « semi-insulaires », mais sont aussi perçus par le départ des enfants sur le continent, et le déclin de l’agriculture et de l’élevage sur l’île. Un autre trait singulier de réception apparaît alors : au travers de Finis terrae, la mémoire collective se construit et se transmet dans un espace connu, maîtrisé, pour donner sens et légiti­mité au lieu de vie, à ses formes de sociabilité, aux rapports sociaux qui s’y développent. Au travers de l’interprétation du film, les Ouessantins ont beaucoup parlé de leur vécu d’insu­laires, de leur culture, de leur imaginaire, bref « d’illéité » , c’est-à-dire de tous ces comportements induits par la nature particulière de l’espace insulaire. Et cela pour mieux s’exprimer sur un ensemble de signes, de valeurs, de représentations, d’usages, qui ont aujourd’hui changé « à cause » du tourisme. D’autre part, ce film, maintenant projeté aux touristes, fourni une image des insulaires dans laquelle ils se sentent investis. En effet, la culture de l’île d’Ouessant est utile à l’ensemble de la société ouessantine, parce qu’elle joue un rôle d’étendard. Elle permet à tout ouessantin d’être distingué, reconnu à l’extérieur de l’île, et en défendant cette culture, il se défend lui-même. L’insulaire est contre le tourisme, tout contre… n

Voir le livre d’Anne Meistersheim, Figures de l’île, éditions DCL, 2001.

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Marie-Galante, si vraie ?

Claire Giraud-Labalte Historienne de l’art et du patrimoine maître de conférences à l’université catholique de l’Ouest, Angers Chargée de la valorisation du patrimoine de l’UCO

C

’est un fait : l’île stimule l’imaginaire et inspire des œuvres de toutes sortes. Et c’est probablement grâce à la chanson populaire Belle-île-en-Mer, Marie-Galante que le nom de cette île des Petites Antilles nous semble à la fois flou et familier. Au-delà de l’anecdote, le texte , composé en 1985, pose déjà le problème que nous avons choisi d’aborder : à quelle(s) réalité(s) se réfèrent les évocations de Marie-Galante ? Que disent-elles à ceux qui les reçoivent et que disent-elles de ceux qui les expriment ? Comment toutes ces images souvent stéréotypées s’articulent-elles aux référents identitaires des Marie-Galantais ? S’il est tentant de s’aligner sur le titre du colloque « Les identités insulaires face au tourisme » pour mettre face à face les habitants, îliens ou insulaires, et les touristes censés être continentaux, nous ferons le choix d’une autre route. Belle-île-en-Mer, Marie-Galante, paroles d’Alain Souchon mises en musique par Laurent Voulzy, 1985 © Les éditions Laurent Voulzy.

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Marie-Galante s’expose Par différents vecteurs en effet, Marie-Galante parle d’elle-même, s’expose ou bien se dévoile fortuitement . Ainsi l’office du tourisme vante les charmes d’une île « authentique et passionnée » dotée des plus belles plages de l’archipel de la Guadeloupe, asile des tortues marines et terre de traditions rurales. D’autre part, la communauté de communes qui a co-signé en mai 2005 la création du « pays de Marie-Galante » brandit sa devise : « Marie-Galante si vraie » et insiste sur son caractère de double insularité  . Il faudrait aussi sonder les Marie-Galantais eux-mêmes, tant les résidents que les membres de la diaspora  , si attachés à leur île. Ce questionnement s’est forgé dans le contexte particulier  d’une mission d’observation et d’accompagnemen­t sur l’île confiée durant le processus de création d’un pays à Marie-Galante. Le travail de terrain a été complété par l’analyse de divers documents  : la chanson Belle-île-en-Mer, Marie-Galante considérée ici comme un leitmotiv, la documentation touristique, le diagnostic préalable à la reconnaissance du « pays de Marie-Galante »  . Les hypothèses esquissées ici demandent à être vérifiées et étayées par un travail d’enquête doublé d’une collecte systématique et d’une analyse de la documentation existante. Pour l’heure, il s’agira surtout de rapprocher des portraits de MarieGalante diffusés, à l’intérieur ou à l’extérieur de l’île, par différents protagonistes dont les intérêts peuvent d’ailleurs converger ou diverger : acteurs du tourisme, artistes, voisins Antillais, touristes, Marie-Galantais. Ensuite, il sera temps de montrer des décalages voire des contradictions qui affectent ces représentations et qui interrogent l’identité affichée et vécue de cette île.

On connaît Marie-Galante par la chanson Puisque d’aucuns la disent « immortalisée par la chanson de Laurent Voulzy », arrêtons-nous d’abord sur le tube devenu mythique dans le répertoire francophone, cas intéressant à examiner du point de vue de la réception. Un rapide sondage , effectué auprès de plusieurs dizaines de personnes entre 20 et 80 ans, dont un groupe d’étudiants, montre que chacun connaît le nom de Marie-Galante. à la première question, une personne sur deux a répondu qu’il s’agissait d’une île. Pour les autres, Marie-Galante désigne un bateau, la ville principale de la Guadeloupe, une personne ou bien une La superficie de Marie-Galante est de 158 km² (15 kilomètres de diamètre) contre 84 à Belle-île, 85 à Noirmoutier et à Ré, 23 à Yeu, 175 à Oléron. Il s’agit du premier contrat de pays signé à la Guadeloupe. « Marie-Galante si vraie » est la marque collective du pays de MarieGalante déposée à l’INPI vers 2001, au lancement de la démarche pays. La diaspora marie-galantaise désigne l’ensemble des personnes qui vivent à l’extérieur de l’île. Cette mission confiée, en juin 2003, par le CISMAG (Centre d’insertion spécialisée de Marie-Galante) a suscité de multiples échanges sur place et en métropole. Les sources restent déficitaires sur le plan universitaire et il n’existe pas d’observatoire du tourisme. Reconnaissance du pays de Marie-Galante – Diagnostic du territoire, réalisé par l’association « Agir pour le développement durable » pour le compte de la communauté de communes de Marie-Galante, mars 2004, 59 pages. Le Petit Fûté [consulté en mars 2006] : http://www.lepetitfute.com/tourisme_en_france/antilles/guadeloupe Questions posées : 1. Que désigne le nom Marie-Galante ? — 2. Quels mots ou images associez-vous à ce nom ? — 3. Où-est-ce ? — 4. Y êtes-vous allé ? — 5. Que savez-vous d’autre de Marie-Galante ?

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crêperie. Le nom de Marie-Galante est associé à parts égales à Belle-île-en-Mer, à Laurent Voulzy, à la mer et à l’île enfin. Les deux tiers des personnes interrogées situent Marie-Galante en Bretagne ; les autres au large, dans un lieu indéterminé, dans l’Atlantique, en Guadeloupe (réponse donnée par les rares personnes qui y sont allées). De loin, bercé par une écoute distraite, l’auditeur a donc vite fait de rapprocher sur un même secteur l’île bretonne et l’île caribéenne. En somme, on connaît tous la chanson qui a pour vertu, bien au-delà de l’espérance de ses auteurs, d’immortaliser de Marie-Galante le nom et de créer pour beaucoup un lien familier et ténu à la fois avec cette petite île des Antilles. Fruit de l’imaginaire de deux artistes, cette chanson est née en 1985 de l’attachement10 du chanteur et de son ami Alain Souchon à la Bretagne et à cette belle île au large de Quiberon. Si le titre et le refrain de la chanson focalisent sur Belle-île-en-Mer et Marie-Galante, le texte égrène le nom d’autres îles comme Saint-Vincent, Singapour, Seymour, Ceylan, Karudea, Calédonie, Ouessant dont l’auditeur retient la musique des mots plutôt que le sens.

Un « lieu idyllique » pour les touristes ` Sur un autre registre, Marie-Galante se donne à voir au travers de la documentation produite à l’intention des touristes comme les guides publiés, la documentation émanant de l’office du tourisme, et aussi les sites sur internet, institutionnels ou amateurs. Le principal but est ici de promouvoir l’île et d’y attirer les touristes en vantant ses charmes. Les commentaires et les illustrations choisis traduisent plus ou moins explicitement les intentions des émetteurs et peuvent susciter des réactions variées chez les destinataires. Polymorphe par nature, ce versant de la réception est le plus difficile à cerner ; un aperçu nous en est donné par les sites web amateurs destinés au libre partage d’expériences et d’émotions. L’exercice se limite ici à identifier les atouts de l’île mis en avant, en priorité ceux qui sont censés définir « l’authenticité » de l’île, sachant que l’analyse mériterait d’être développée à deux niveaux : comparaison terme à terme de tous les documents traitant de Marie-Galante et rapprochement entre cette île et d’autres îles antillaises. Si pour leurs vacances idéales, les Français (métropolitains) rêvent de tranquillité et d’exotisme11, Marie-Galante semble être en mesure de satisfaire la demande du touriste. Bien que l’île ne soit pas dans le Pacifique et ne propose pas d’hôtel 5 étoiles, elle peut en effet se targuer d’offrir « les plus belles plages de l’archipel de la Guadeloupe » (OTMG12). D’ailleurs, la plage de La Feuillère à Capesterre est souvent choisie pour illustrer les campagnes de promotion de l’archipel13. 10 « Quand j’étais enfant, j’ai vu Belle-Ile-en-Mer, merveille posée sur l’eau au Sud de la Bretagne, et je l’ai trouvée belle. À la maison, près de Paris, ma mère me parlait de Marie-Galante, beauté légendaire et paisible, plantée sur la mer au sud de la Guadeloupe. Et j’ai rêvé d’elle. C’est sans doute pour ça que sur un air que j’ai trouvé une nuit, Alain Souchon a griffonné pour moi sur une feuille “Belle-Ile-en-Mer” et que j’ai répondu “Marie-Galante”. » Seasailsurf [consulté le 5 avril 2007] : http://www.seasailsurf.com. 11 « L’hôtel 5 étoiles sur une île du Pacifique » est premier du classement (48 %), devant les vacances « bien-être » (46 %) puis les vacances « en amoureux sur une plage de sable fin » (42 %) d’après une étude internationale réalisée en ligne pour Expedia par Harris Interactive entre le 30 mars et le 7 avril 2006. 12 OTMG : office du tourisme de Marie-Galante. 13 L’office du tourisme de la Guadeloupe assure la promotion de l’ensemble des îles de l’archipel tout en s’efforçant de les distinguer les unes des autres : La Guadeloupe « continentale » composée de la Basse-Terre et la Grande-Terre, Les Saintes « paradis retrouvé », Marie-Galante « belle île en mer », La Désirade « si tranquille », Saint-Martin « l’île aux deux visages », Saint-Barthélemy « l’île par excellence ». D’après le document d’appel, édition 2005.

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Plus largement, Marie-Galante dispose d’un superbe cadre naturel, propice au tourisme vert. Ce milieu est décrit en des termes assez vagues pour être appliqués à toutes les îles ou bien assez précis pour caractériser ce territoire : « les paysages que la nature y a dessinés sont magnifiques », « ses lagons et ses plages sont au regard des connaisseurs parmi les plus beaux des Petites Antilles » (Le Petit fûté), « le charme de ses longues plages idylliques, de ses lagons déclinant toute la gamme des bleus, et de ses paysages pittoresques » (T2bh)14. à Marie-Galante, la faune nous rappelle un paradis ailleurs perdu. Ainsi, l’île est réputée être un asile pour les tortues marines qui ont choisi son littoral pour pondre. Sur son site web, Le Petit fûté résume en ces termes : « son capital nature en fait une destination rêvée pour les amoureux des grands espaces qui sauront y trouver des plages magnifiques sauvages mais aussi une nature préservée. D’ailleurs, les tortues ne s’y trompent pas, puisqu’elles viennent pondre sur les côtes pendant l’été. » Jusqu’ici tout est vrai, vérifiable, authentique. Très peu d’informations sont disponibles sur les motivations des touristes et sur la manière dont ils perçoivent l’île à l’arrivée et au départ de leur séjour. On imagine qu’une fois choisie la destination Marie-Galante, le touriste débarque dans l’île avec ses propres représentations : la plage et les cocotiers, le ti-punch et le zouk. Le temps du séjour, il explore les fonds sous-marins ou adopte « l’indolence créole », déguste la langouste, le boudin antillais ou bien les plats familiaux comme le migan, le bélélé ou le chaudage. On ignore si le visiteur quitte l’île avec les mêmes images juste colorées voire pimentées par l’aventure ou s’il repart, au contraire, transformé par le choc des cultures. Quant à l’office du tourisme local, il relaie une forte satisfaction des touristes qui laissent parfois leurs impressions positives sur le web : « Marie-Galante vaut bien à elle seule trois nuits sur place », « Marie-Galante, c’est tout en douceur »15 à la beauté de la nature préservée, il convient d’ajouter la promotion d’autres qualités plus subtiles et difficiles à évaluer comme la douceur, le charme pittoresque, la tranquillité qui contribuent à la sérénité du séjour. Ces atouts sont liés dans les descriptions de l’île à une activité agricole prépondérante qui va de pair avec « une certaine simplicité dans la vie et les infrastructures ». Quant à la douceur, elle semble être attribuée tant au rythme paisible de la vie qu’au relief et à la forme ronde de l’île surnommée « la grande galette ». Le Petit futé pointe et approuve les orientations politiques et identitaires de l’île auxquelles correspondrait une catégorie de touristes : « ici l’écologie est reine et l’île veut conserver sa tranquillité. Dans tous les cas, ce développement est à notre sens positif pour Marie-Galante (…) l’île souhaite ainsi satisfaire une clientèle plutôt aisée, attirée par ce petit paradis si calme ! (…) ». La conclusion de cette notice mérite d’être citée : « qu’on se le dise… Marie-Galante s’est tenue pendant si longtemps loin de l’agitation touristique de l’archipel, qu’elle se réveille aujourd’hui fière de son authenticité et de ses traditions. » Le commentaire interroge sur les sources des rédacteurs et sur les fondements de ce concept d’authenticité.

14 Marie-Galante, une île au large du temps, [consulté le 24 avril 2007] : http://www.marie-galante.com/frameset1.htm. Site développé par T2bh, agence de communication parisienne. 15 http://www.voyage.com/forum, consulté le 11 juillet 2005.

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Authentique Marie-Galante — Marie-Galante si vraie Les qualificatifs « authentique » et « vraie », utilisés avec redondance, incitent à examiner la manière dont l’île est présentée tant dans la documentation éditée par l’office du tourisme16 que dans les documents préparatoires au contrat de pays.

La documentation de l’office du tourisme de Marie-Galante La documentation produite entre 2000 et 2006 comprend principalement une affiche, une carte de Marie-Galante, un annuaire pratique (édition papier), ainsi qu’un site internet. Sur les documents figurent les logos de l’office du tourisme et du pays. Le premier, probablement antérieur, est de forme circulaire et bordé du nom « office du tourisme de Marie-Galante » ; au centre, le tracé de l’île est rempli par des motifs (végétation, ciel, mer, soleil, moulin en ruine). La marque « Marie-Galante si vraie », d’un graphisme plus moderne, s’annonce manuscrite dans un rectangle horizontal sous une évocation stylisée de l’île (mer, plage, soleil, colline verte). La Carte de Marie-Galante, illustrée par 26 images de l’île dont 5 lieux et monuments à caractère historique17 comporte un texte en Français et en Anglais, intitulé18 « Marie-Galante, si vraie ! Marie-Galante so authentic ! » qui évoque une « île de passion, en résonance avec l’histoire ». Quant à l’Annuaire pratique, il propose en couverture la forme de l’île contenant une mosaïque d’images19 et un texte20 introductif qui commence par « authentique Marie-Galante ! » et s’achève par « MarieGalante si vraie ! ». Plus récent, le site21 internet « Marie-Galante si vraie ! » promeut « une île d’atmosphère où il faut prendre le temps d’apprécier les qualités humaines de ses habitants autant que ses paysages ». Le texte développe celui qui figure dans l’annuaire pratique par des informations sur la géographie, l’économie et les périodes de l’histoire des Arawaks à la départementalisation en 1946, sans omettre le rhum et la gastronomie. à l’origine de cette réflexion, c’est l’affiche qui retient particulièrement notre attention (illustration). Le titre « authentique Marie-Galante » en lettres bleues occupe sur deux lignes le milieu de l’affiche et la sépare en deux registres. Sur la moitié inférieure, un jeune homme, debout dans une charrette vide, conduit un attelage de bœufs sur un chemin ; il se dirige vers la droite et le spectateur. Dans l’angle inférieur droit, une femme s’active dans un champ, en bordure du chemin. Le registre supérieur met en scène les ruines 16 Sous cette appellation, l’office du tourisme concerne les trois communes de l’île de Marie-Galante : Capesterre, Grand-Bourg et Saint-Louis, constituées en communauté de communes le 18 janvier 1994. 17 à savoir, l’église protégée au titre des monuments historiques, trois moulins, l’habitation Murat, La mare au punch. 18 Il serait intéressant d’analyser le glissement de terme peut-être dû la traduction : Authentique, so authentic, retraduit par « si vraie » ! 19 Littoral, coupe de la canne, moulin en ruine, course cycliste sur fond de moulin, bœufs, cheval sur la plage, barque, défilé en costume, etc. 20 « D’une superficie de 158 km², Marie-Galante compte trois communes et 12 410 habitants. l’île qui a compté jusqu’à 106 moulins est aussi appelée “l’île aux cent moulins” (…) propose l’authenticité de la vie aux Antilles, un charme pittoresque, d’innombrables plages de sable blanc, des lagons bordés de récifs coralliens et la sérénité du séjour. Les traditionnels bals de quadrille, concours de bœufs tirants, ou combats de coqs (…) les noctambules apprécieront les piano-bars et les boîtes de nuit qui distillent avec malice les rythmes endiablés des Antilles (…) le festival international de musique à la Pentecôte (…). L’office du tourisme et la population de Marie-Galante se feront un réel plaisir de vous accueillir (…) sur cette île authentique et passionnée... Marie-Galante si vraie ! ». 21 Office de tourisme de Marie-Galante (OTMG). [consulté le 24 avril 2006] : http://www.ot-mariegalante.com/

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de l’habitation Murat et sa cheminée qui se détachent à la fois sur fond de ciel bleu et nuageux et sur une vaste prairie tondue. Mais à qui s’adresse en réalité cette image de Marie-Galante, estampillée du seul logo de l’office du tourisme ?

La documentation préparatoire au contrat de pays (du pays de Marie-Galante) Après dix années d’existence, la première communauté de communes d’Outre-Mer aboutit en mai 2005 à la création du « pays de Marie-Galante ». Le diagnostic préalable constitue un document intéressant à analyser car il dresse un portrait22 global de l’île, suivi de préconisations qui concernent prioritairement les 13 000 habitants de l’île, les acteurs de son développement et probablement aussi les 70 000 Marie-Galantais expatriés. Le rapport fait apparaître les caractères communs aux îles de l’archipel (double insularité, ancien caractère colonial) et en pointe les éléments spécifiques (trajectoires historiques différentes, environnement, peuplement, économie). Essentiellement agricole et rural, le pays se définit par une production liée à la canne à sucre23, par un élevage extensif de qualité et enfin par l’existence de jardins caraïbes. Les auteurs identifient de nombreux sites archéologiques amérindiens, des vestiges de l’économie de plantation dont une centaine de moulins à vent qui font de Marie-Galante un « pays de caractère et de patrimoine ». Ce diagnostic de l’île apporte comme valeur ajoutée une épaisseur historique, généralement gommée dans la documentation touristique. Il évoque les ruptures : l’arrivée de Christophe Colom­b en 1493, la colonisation, l’économie de plantation et la terrible période de l’esclavage noir jusqu’en 1848. Le texte souligne que les populations Amérindiennes se sont remarquablement adaptées « aux milieux naturels existants en exploitant de façon équilibrée l’ensemble des ressources disponibles » et que l’histoire a forgé à Marie-Galante « une identité spécifique forte et une culture locale originale », maintenues par des fêtes patronales et des fêtes de quartiers ou « sections ». Ces deux points seront fondateurs dans le projet de développement de l’île. L’attachement au pays est très fort à Marie-Galante ; il s’exprime aussi bien dans la devise du rhum local : se wom an nou !24 que dans les discours25 officiels : « cette île qui m’est chère, qui vibre au fond de moi », ou bien le poème du diplomate Guy Tirolien : Salut, île ! C’est moi. Voici ton enfant qui revient. Par-delà la ligne blanche des brisants, Et plus loin que les vagues Aux paupières de feu, Je reconnais ton corps Brûlé par les embruns. 22 L’île — Un pays à faible dynamique démographique — Distribution des services à la population — Activités, économie, Emploi — Agriculture, pêche et agrotransformation — Histoire, patrimoine naturel et culturel — Environnement et cadres de vie — Unité, diversité et spécificité du pays. 23 Parisis Denise et Henri, Genet Brigitte, Marie-Galante, terre d’histoire sucrière. 2007. 24 Devise créole du rhum agricole Bielle qui signifie : « c’est le rhum de chez nous ». 25 Discours prononcé par Josette Borel-Lincerti, vice-présidente de la région Guadeloupe, le 4 mai 2005 à Marie-Galante, pour la signature du contrat de pays.

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La nostalgie de la vie d’antan Notre hypothèse est que l’île construit son identité et son image sur la valeur d’authenticité dans la période où s’y opère un changement important, entre la naissance de la communauté de communes en 1994 et celle du « pays de Marie-Galante » en 2005. La définition pléonastique « authentique et si vraie » de Marie-Galante semble naître de la convergence de plusieurs facteurs : l’entité insulaire, le fait que pour être reconnu comme pays un territoire doive présenter « une cohésion géographique, culturelle, économique ou sociale »26, enfin pour certains (ceux qui ont quitté l’île en particulier ?) un profond attachement à une Marie-Galante qu’ils voudraient immuable. Revenons à l’affiche « authentique Marie-Galante ». Si l’image se réfère à un motif commun aux Antilles (vestiges de l’économie de plantation), elle privilégie toutefois une spécificité marie-galantaise encore bien vivante : le cabrouet tiré par un couple de bœufs symbolisant la pérennisation d’outils et de techniques anciennes dans une île rurale. Dénuée de mer et de cocotiers, l’image ne parle sans doute pas aux touristes mais raconte assurément une histoire aux Marie-Galantais, voire aux autres Antillais. Elle interpelle et trouble l’observateur par le vide et l’absence de vie qui en émanent. L’image silencieuse nous transporte dans un rêve qui déconnecte du rapport spatio-temporel et semble signifier : « nous maintenons nos valeurs d’antan et vous assurons que notre identité est intacte. Nous voulons croire que l’île n’a pas bougé et telle nous voulons la retrouver à notre retour ». Cette quête de l’authenticité, essentielle dans la représentation actuelle du patrimoine 27, est parfaitement illustrée par une pratique qui se développe ces dernières années : l’organisation d’excursions par des associations de retraités. Ainsi, les Martiniquais viennent avec nostalgie ou curiosité revivre, le temps d’une journée, « la vie d’antan » à Marie-Galante. Cette petite île qui ne s’est guère modernisée devient le conservatoire d’un passé révolu chez eux. De même, elle satisfait le désir d’un retour aux sources ressenti par la diaspora qui a réussi socialement. L’idéal d’authenticité crée alors un rapport enchanté au terroir d’origine, à un âge d’Or.

Les paradoxes de l’identité marie-galantaise Gagnés par l’indolence créole, nous aurions vite fait d’adhérer à cette vision de l’île simple et rassurante. Or, la réalité apparaît plus complexe voire contradictoire autour de l’insularité, le nom, les attraits, la tranquillité, etc. Terre isolée au milieu de l’océan, l’île est un havre recherché pour satisfaire un désir de retraite, limitée au temps des vacances. De petite taille, elle permet d’en faire facilement le tour donnant au touriste le sentiment de maîtriser l’espace. Mais, si l’argument de l’insularité vaut comme atout touristique, il devient argument politique pour revendiquer une aide extérieure. Les Marie-Galantais qui souffrent économiquement de cet isolement vécu comme un obstacle au développement 26 Voir les textes adoptés en 1995 et confirmés par la loi Voynet de 1999. 27 Babadzan Alain, « Les usages sociaux du patrimoine, éthnologies comparées », in Revue électronique du CERCE n° 2, 2001. Il rappelle notamment que l’idéal d’authenticité a une origine sociale qui remonte au siècle des Lumières lorsque l’aristocratie avait la nostalgie d’une vie plus sincère, simple et naturelle.

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déplorent même le handicap de la double insularité (île éloignée de la métropole et isolée au sein de l’archipel guadeloupéen). Ce paradoxe nous ramène à la chanson de Voulzy et à une double méprise. Nous avons vu qu’elle immortalise en métropole le nom28 de l’île plus que l’île elle-même. Et sa poésie est utilisée pour promouvoir un « lieu idyllique » aux uns alors que le texte parle aux autres, îliens de corps et de cœur : « je connais ce sentiment de solitude et d’isolement (…) Vous, c’est l’eau, c’est l’eau qui vous sépare et vous laisse à part ». Surnommée la «Grande galette» en raison de sa forme, l’île fut aussi désignée comme la « Grande dépendance » pour sa relation à la Guadeloupe, appellation aujourd’hui étouffée par les habitants. Touristiquement enfin, on la nomme « l’île aux cent moulins » alors que les moulins29 à vent apparaissent tardivement, vers 1780, et que seules des ruines, certes nombreuses, témoignent d’une activité cessée dès 1940. Au touriste, on fait l’éloge du littoral et des plaisirs de l’eau alors que le Marie-Galantais, jusqu’à une période très récente, est plutôt un terrien qui craint l’océan. Au touriste, on vante la douce sérénité et l’authenticité d’une île inchangée alors que la faible dynamique démographique et le taux de chômage élevé ont de quoi inquiéter les habitants. La ligne de partage pourrait aussi se situer entre les tenants d’un essor de l’île et les garants d’une île de leur enfance.

La réponse du développement durable : une authenticité en évolution ? En somme, le rendez-vous manqué avec la modernité devient un des atouts majeurs de l’île, préservée de l’urbanisation anarchique et dotée encore de ses ressources naturelles et patrimoniales, Et l’histoire relue à la lumière des préoccupations actuelles de l’île inspire des pistes de réflexion qui vont légitimer les orientations politiques. Le « pays de Marie-Galante » met ses habitants face à un nouveau défi : s’approprier les principe­s et la démarche de développement durable pour améliorer le niveau de vie des habitants sans compromettre les ressources de l’île ni trahir son identité. Et ce nouveau territoire de projet modèle nécessairement la vision de l’île à l’interne comme à l’externe. Quoi qu’on en dise, insensiblement, l’île ne cesse d’évoluer à son propre rythme et son espace s’est modifié au cours du temps. La charrette résiste mais le pneu remplace progressivement la roue en bois. Toutefois, l’agenda 2130 ouvre les pistes d’une évolution en douceur car, après tout, si l’éolienne remplace le moulin, c’est toujours l’énergie du vent qui est sollicitée. Enfin, l’actualité nous permet de boucler ce tour de Marie-Galante puisque la chanson de Voulzy vient d’inspirer une course lancée sur l’Atlantique en mars 2007 entre le Morbihan et la Guadeloupe. Voici que des marins vont tracer à la voile une route entre ces deux terres devenues soeurs par la musique, créer un lien concret entre Belle-île-en-Mer et Marie-Galante. n 28 La force de la chanson est de lier étroitement Marie-Galante à Voulzy et à Belle-Ile jusqu’à faire oublier que l’île a été baptisée « Maria-Galanda » par Christophe Colomb du nom de son vaisseau amiral. Lors de son second voyage en effet, l’explorateur débarque en 1493 dans l’île dénommée Aïchi par les Caraïbes et Touloukaéra par les Arawaks. 29 Barbotin Père Maurice. « Les moulins de Marie-Galante, replacés dans leur cadre historique de 1664 à nos jours », in Bulletin de la société d’histoire de la Guadeloupe, 1967, n° 7, rééd. 1976.

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La remise en cause de l’identité insulaire au travers des problèmes fonciers : exemple de Jurerê international (île de Santa Catarina, sud Brésil) Anne-Sophie Bonnet Doctorante géolittomer LETG UMR CNRS / Université de Nantes

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i l’histoire des îles brésiliennes diffère de celle des îles françaises jusqu’à la période de la colonisation, leurs trajectoires historiques se rejoignent depuis, puisque d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique, le tourisme occupe actuellement une place essentielle dans leur développement économique. Ces territoires bénéficient désormais de l’image mythique du paradis à l’identique de beaucoup d’îles dans le monde et sont devenus une destination privilégiée des circuits touristiques. Carte 1 Localisation de l’île de Santa Catarina (Source : photos aériennes 1/5000, 2002, IPUF, réalisation : Anne-Sophie Bonnet)

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La remise en cause de l’identité insulaire au travers des problèmes fonciers...

L’île de Santa Catarina, située au sud du Brésil dans l’état du même nom (cf. carte 1), n’échappe pas à la règle. En effet, force est de constater ses mérites vantés à travers les pages de magazines autour du triptyque « plages de sable fin, paysages préservés, population accueillante ». Ainsi, le touriste arrive sur son lieu de vacances avec ses référents culturels qui sont la plupart du temps différents de ceux rencontrés sur place. Cette rencontre culturelle n’est pas sans conséquence pour les populations locales insulaires. Positives ou négatives, certaines problématiques questionnent directement la géographie, notamment à travers la question foncière. Cette analyse se révèlera d’autant plus importante dans le cas des îles ; l’espace, limité, n’étant que davantage convoité. L’étude du foncier permet de mieux comprendre, dans un premier temps, les évolutions d’ordre spatial puis, à travers elles, les processus concernant les valeurs sociales et culturelles attachées à ce territoire. Un exemple très localisé, la plage de Jurerê et son complexe Jurerê international, au nord de l’île, permettra d’illustrer ces processus d’évolution spatiale et socioculturelle étroitement liés au tourisme. Au-delà, on verra également se dessiner les stratégies des acteurs en place.

De l’île refuge à l’île médiatisée Le tourisme : entre choix et vocation L’île de Santa Catarina connaît un peuplement ancien, trois vagues successives de tribus indiennes y ont trouvé refuge jusqu’au début du xviie siècle, période où elles durent s’enfuir sous peine de devenir des esclaves. Malgré le traité de Tordesillas en 1494, qui la faisait appartenir aux Portugais, c’est seulement au xviie siècle, qu’ils entreprirent une politique d’expansion territoriale afin de chasser les indiens pour les asservir. Ce n’est qu’à la fin du xviiie siècle, en 1748, que le Portugal décide d’envoyer 6 000 immigrants des Açores et de Madère pour renforcer le peuplement de l’île, et de sa ville Desterro, (qui sera nommée Florianópolis en 1894) et leur position dans le sud du pays face aux Espagnols. Va alors se développer une activité de commerce dynamique grâce au port et à la présence d’une bourgeoisie locale. Le déclin que va connaître l’île au xixe siècle et au début du xxe siècle, du fait de la vétusté du port et du déclin des activités primaires, ne sera stoppé qu’au début des années 1970 notamment grâce à la construction des ponts reliant l’île au continent et à la mise en place de la BR-101 reliant l’île aux capitales des états voisins. Ce choix politique d’ouvrir l’île à la fois au continent et aux capitales alentours a permis le début de l’activité touristique qui s’accéléra dans les années 1980 grâce à son environnement naturel privilégié. Le développement de l’activité touristique fut donc lié à deux processus conjugués. Tout d’abord, celui d’un choix d’orientation économique face au déclin des activités portuaires et primaires; ensuite, une volonté de diversifier le secteur des services. Ce choix politique s’est ensuite confirmé du fait des atouts naturels de l’île largement véhiculés par les magazines : L’île enchantée : « La quasi-totalité de

Cazes G., Fondements pour une géographie du tourisme et des loisirs, éditions Bréal, (Coll. Amphi géographie), Paris, 1992, 129 p. Pereira E., Histoire d’un outil d’aménagement: le zonage ; L’exemple d’une ville brésilienne, Université Pierre Mendès France, Thèse d’urbanisme, Grenoble, 1999, 379 p. Turismo Brasil sul, guia, n° 4, 2003, p. 28-29.

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Anne-Sophie Bonnet

son territoire est sous protection environnementale permanente et le vert n’en finit pas » . Ces atouts naturels constituent l’attrait principal du voyage pour 74 % (Santur ) des touristes en 2005, dont le nombre est en hausse générale depuis plus de dix ans comme l’illustre le graphique 1. L’île est désormais devenue une destination prisée à la fois des Brésiliens (quatrième destination du tourisme domestique, Santur) et des étrangers puisque Florianópolis est la neuvième ville la plus fréquentée du Brésil par les étrangers et notamment les Argentins qui constituent la grosse majorité des touristes internationaux (76,99 % en 2005, Santur). Graphique 1 - évolution du flux touristique de l’île de Santa Catarina de 1994 à 2005 (Source : Santur, réalisation : Anne-Sophie Bonnet)

Ainsi, si l’île de Santa Catarina est reconnue pour son cadre naturel, qu’en est-il de sa spécificité culturelle que l’on dit souvent particulière en milieu insulaire ? De plus, la liaison par un pont au continent n’est-elle pas un obstacle au maintien de cette identité insulaire ?

O jeito de ser Manezihno

L’île de Santa Catarina, à l’image du pays tout entier, a connu divers types de population aux réfé­ rents culturels variés. Les Indiens, dont on suppose que la présence remonterait à plus de 5 000 ans, n’ont laissé à certains endroits de l’île que des « traces » (gravures sur des pierres) permettant des suppositions sur leurs rites religieux notamment. Mais l’île est aujourd’hui marquée essentiellement par la culture des Açores dont les habitants constituèrent la plus grosse vague d’immigration au xviiie siècle. Cette culture s’exprime notamment à travers la figure du «manezihno», terme utilisé par les continentaux pour désigner les habitants de l’île de Santa Catarina d’origine açorienne. Longtemps ce terme eut une connotation péjorative, il dénonçait le caractère isolé des insulaires, en opposition Viagem e turismo, avril 2002, p. 11. Santur : organisme officiel du tourisme de l’Etat de Santa Catarina Ministère du Tourisme.

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avec les autres immigrants de l’état de Santa Catarina (d’origine allemande ou italienne) qui ont été à l’origine d’un développement économique dynamique sur le continent. Parallèlement, les açoriens, eux, ont dû s’adapter au milieu insulaire pour développer une économie basée sur la pêche (principale activité jusqu’à la décennie soixante dix), ainsi qu’une petite agriculture vivrière. Leur système d’échanges était essentiellement basé sur du troc du fait de leur isolement. Actuellement, cette identité perdure essentiellement à travers l’architecture, la cuisine, la pêche artisanale (qui tend à disparaître car concurrencée par la pêche industrielle) et les fêtes de la Farra do Boï et du Boï de Mamão qui sont encore pratiquées dans certains villages de l’île situés à l’est et au sud de l’île. Ces villages sont encore peu urbanisés car moins accessibles, la pêche artisanale est encore assez présente (43 pêcheurs en activité sur 5 824 habitants à Pantano do sul au sud de l’île), ils fonctionnent ainsi comme « des îles » dans l’île. Certaines institutions publiques (Fondation Catarinense de la culture) et l’université fédérale de Santa Catarina ont lancé un mouvement de valorisation de la culture açorienne à travers les programmes et projets en relation avec des recherches sur l’identité et créèrent récemment le noyau des études açoriennes afin d’encourager les activités économiques traditionnelles . Si l’expression d’une culture insulaire perdure à certains endroits de l’île, ce n’est pas le cas pour les parties les plus urbanisées, à l’ouest, où se trouve le centre-ville, et au nord ,où le tourisme est le plus développé. Est-ce à dire que l’activité touristique est mise en cause dans la disparition identitaire d’un lieu ? L’arrivée de personnes avec des référents identitaires différents peut-elle être intégrée à des populations locales ? Y-a-t-il forcément un phénomène de cohabitation, voire de rejet, qui s’installe ? C’est ce que nous allons examiner à travers l’exemple de la plage de Jurerê située au nord de l’île (cf. carte 2) et qui fut l’une des premières plages à être visitée par les touristes dans les années 1970-1980.

Carte 2 - Localisation de Jurerê (Source : photos aériennes 1/5000, 2002, IPUF, réalisation : Anne-Sophie Bonnet)

Fantin M., Uma cidade dividida, éditions Cidade Futura, Florianópolis, 2000, 284 p.

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Jurerê international ou comment faire de l’île une destination connue du monde entier Modification des valeurs attribuées à un espace Avec le développement touristique et l’urbanisation qu’il entraîne depuis les années 1970, l’espace insulaire est devenu l’objet de convoitise surtout au niveau de la zone littorale où chaque investisseur immobilier veut obtenir une vue sur l’océan. La zone de Jurerê possède une caractéristique particulière. En effet, une partie de son espace se compose des terres communales, c’est-à-dire un espace dévolu à l’usage commun de la population locale açorienne pour l’élevage, l’alimentation en bois, en eau, l’agriculture. Auparavant dépourvues d’attrait pour les acteurs économiques locaux, ces terres ont peu à peu attiré leur attention avec le développement touristique. En ce qui concerne les terres communales de Jurerê, ce fut un facteur externe et sans liaison avec la terre qui provoqua son appropriation : le pont Hercilio Luz de 1926. Les terres qui se situaient à l’arrivée du pont sur l’île appartenaient à Antonio Amaro, constructeur naval et également propriétaire de terres au nord de l’île limitrophes à celles de Jurerê. Comme forme d’indemnisation pour l’occupation de ses terres proches du pont, l’état propose à Amaro les terres communales de Jurerê en échange. Après sa mort, les papiers officiels, prouvant son acte de propriété faisant défaut, Aderbal Ramos, gouverneur de l’état de Santa Catarina, réussit à convaincre l’avocat du défunt Amaro de le laisser acheter les terres. Ainsi, la zone littorale de Jurerê est passée d’une valeur d’usage à une valeur marchande. Le paysage est devenu une ressource à part entière qu’il est à tout prix nécessaire d’obtenir pour rester compétitif auprès d’une clientèle touristique exigeante.

Un nouveau concept d’infrastructure touristique Au début des années 1980, l’entreprise immobilière Habitasul (filiale de Jurerê immobilier dont le principal actionnaire se trouve être A. Ramos, ancien gouverneur de l’état de SC) lance le projet Jurerê international. Les derniers habitant des zones communales sont expulsés. Le plan d’occupation des sols n’existait pas encore, l’entreprise était libre de gérer l’espace comme elle l’entendait. élaboré en 1985, le plan d’occupation des sols des stations balnéaires n’a fait que légitimer un processus d’urbanisation souvent anarchique et plus apte à servir les intérêts des groupes économiques que de permettre une gestion équilibrée du territoire. Ce complexe est donc le résultat d’une stratégie combinée de deux groupes d’acteurs intimement liés sur l’île de Santa Catarina : un groupe économique Habitasul et le pouvoir politique de l’échelle locale à celle de l’état. Tous deux ayant le même objectif, celui d’introduire une clientèle internationale à travers la création de modèles d’organisation et de gestion de l’espace inspirés des pays du nord afin de développer un nouvel art de vivre loin des problèmes de la société brésilienne, en témoigne cet extrait d’article d’une revue touristique : « Les maisons sont toutes luxueuses et ne possèdent pas de mur, la sécurité est gérée par des caméras de télévision, les rues sont illuminées, goudronnées et très propres, la collecte des déchets est sélective et le traitement de l’eau et des égouts est hautement efficace » . Cette politique fait écho aux ambitions des pouvoirs locaux d’élever l’île au rang de destination de renommée internationale avec un tourisme soi-disant de qualité et non de quantité. Turismo Brasil sul, 2003, p. 45.

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Ce projet, initié en 1983, envisage donc de construire un ensemble mixte de résidences principales et touristiques (hôtels et résidences secondaires) fonctionnant en autonomie grâce à sa zone commerciale, son centre de sports, son établissement scolaire, son supermarché… Le complexe immobilier est organisé autour de l’allée centrale réunissant tous les commerces et services de la vie quotidienne, la première tranche de construction de Jurerê occupe l’aire contiguë à ce « centre ». On y retrouve tout aussi bien l’architecture des maisons des quartiers aisés nord-américains avec les jardins ouverts aux allées impeccablement agencées (photo 1) que les modèles de villages de la côte méditerranéenne italienne au travers de leur projet d’extension Il Campanarii. Photo 1 Exemple d’architecture nord-américaine répandue à Jurerê international (Réalisation : Anne-Sophie Bonnet, 2006)

Ainsi, Jurerê international présente des modèles d’urbanisations variés qui ne correspondent en rien à l’architecture et au mode de vie insulaire catarinense. Ils ont été introduits artificiellement sur un territoire, en niant les caractéristiques socioculturelles qui participaient à l’identité du lieu.

Conséquences directes et indirectes de cette implantation touristique Vers un processus de ghettoïsation Ce processus de différenciation va plus loin que l’imposition d’un nouveau modèle d’urbanisation, en effet, « Jurerê international est une petite ville […] où les problèmes comme le manque de sécurité, la pollution et la misère n’existent pas, tout simplement » . Cette phrase, extraite d’une revue de tourisme, illustre parfaitement un fait croissant au Brésil : celui du développement de ghettos. L’ensemble du complexe immobilier est l’objet d’un plan de sécurité mené par l’association d’habitants qui consiste en une surveillance accrue des biens et des personnes du complexe. En effet, Jurerê international est placée sous surveillance vidéo, des agents de sécurité veillent la nuit entière dans les allées et toute personne employée pour divers travaux est soumise à une vérification de

Turismo, avril 2003, p. 30.

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ses antécédents judiciaires10. Cette volonté de vivre en circuit fermé est renforcée par le fait que ce complexe possède un ensemble d’infrastructures pour pouvoir fonctionner relativement indépendamment. Enfin, l’espace normalement public passe sous propriété privée. En effet, le bord de mer accueille chaque année de nouvelles résidences secondaires et appartements qui privatisent l’accès à la mer de plus en plus limité. Photo 2 - Construction en bord de mer à Jurerê International (Réalisation Anne-Sophie Bonnet, 2006)

Ségrégation socio-spatiale La spéculation foncière, liée à cette croissance touristique en milieu insulaire, est réellement l’impact le plus perceptible à ce jour et, bien qu’il touche l’ensemble du littoral, son effet sur les îles se trouve multiplié par les limites spatiales de ces espaces. L’implantation d’infrastructures de luxe a attiré à Jurerê une nouvelle population aisée liée au phénomène touristique qui a entraîné un processus de spéculation foncière. Le graphique 2 illustre une croissance continue du prix/m² depuis le début de la construction du complexe passant de 23 $/m² en 1983 à 642 $/m² en 2005. Graphique 2 - évolution du prix/m² à Jurerê International (Source : Habitasul, réalisation Anne-Sophie Bonnet, 2006)

10 Folha de Jurerê, AJIN, avril 2006, n° 31, p. 8.

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Conséquence de cette évolution, la majorité de la population locale ne peut pas s’aligner financièrement sur ces prix et est, indirectement, expulsée, ne pouvant plus payer à la fois l’achat d’un terrain et les impôts fonciers. La carte 3 illustre ce phénomène d’exclusion socio-spatial : en rose on retrouve l’ensemble de l’hébergement de Jurerê international actuellement construit, dont 64 % représente des résidences secondaires11, et en orangé les futurs projets d’extension de l’entreprise. La partie à l’est de la plage (en jaune) représente Jurerê traditionnel où l’on retrouve en majorité les habitants originaires de l’île, souvent descendants de pêcheurs et qui, souvent, ont trouvé un emploi dans le tourisme à Jurerê international, emploi bien souvent précaire, Habitasul faisant venir la main d’œuvre de l’état de Rio grande do Sul (région d’origine de l’entreprise) lors de la haute saison12. On remarque également une extension de l’urbanisation sur la colline dans la continuité de Jurerê traditionnel. En effet, ce processus spéculatif a aussi comme conséquence de provoquer la multiplication des constructions illégales du type favelas qui se font en général sur les collines. Commencent alors des problèmes d’ordre environnementaux (glissement de terrain,…) mettant en danger à la fois la population et le milieu. Carte 3 - Conséquences socio-spatiales de l’implantation de Jurerê International (Source : IPUF13, réalisation : Anne-Sophie Bonnet, 2006)

Ce phénomène est commun à beaucoup d’îles, y compris les îles françaises. Et si les pouvoirs locaux français tentent de trouver des solutions pour permettre aux familles d’accéder à un logement à un prix plus raisonnable, ce n’est pas le cas des pouvoirs brésiliens qui n’ont pas la volonté de maintenir la population locale sur place. 11 Source Celesc 12 Ferreira F., Turismo e desenvolvimento urbano : avaliação do impacto socioambiental da atividade turistica na ilha de SC. Estudo de caso de projeto Jurerê internacional, Mestrado, Université fédérale de Santa Catarina, 1992, 178 p. 13 Institut de planification urbaine de Florianópolis

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Conclusion Ainsi, à travers ce type d’ensembles immobiliers liés à la croissance touristique, se dessine une stratégie d’acteurs qui envisage l’introduction d’une clientèle aisée, originaire en majorité de centres urbains étrangers à l’île, dans une perspective plus globale d’étendre la renommée de l’île à l’échelle internationale en privilégiant le tourisme de qualité à celui dit de « masse » pour beaucoup synonyme, à tort, de dégradations sur l’environnement. L’entreprise attire cette nouvelle population à travers des formes d’urbanisations modelées sur celles des pays développés ainsi qu’à un cadre de vie agréable privilégiant la proximité de la mer de manière exclusive et l’assurance d’un lieu sécurisé et tout un ensemble de services qui permettent à Jurerê international de fonctionner comme une « ville dans la ville » ou comme « une île dans l’île » et illustrant un processus commun au Brésil celui de formation de ghettos. Les terrains restant accessibles à la population locale, se restreignent de plus en plus à mesure de la multiplication des projets d’extensions de l’entreprise, mais surtout à mesure de l’augmentation des prix du foncier qui présente une forme d’exclusion commune à beaucoup d’îles touristiques. Ce processus est d’autant plus poussé sur l’île de Santa Catarina que les pouvoirs locaux encouragent ce type d’installations touristiques et ne développent pas une politique de logements sociaux ou d’accès à la propriété pour les insulaires. Si l’identité de certains territoires est mise en valeur, à tort ou à bien, grâce au tourisme, cet exemple brésilien illustre une négation totale des caractéristiques socioculturelles du lieu. En effet, par l’imposition d’une organisation spatiale issue du modèle des pays développés, l’identité insulaire de ce village basée autrefois sur une organisation communautaire, a disparu ou presque. Selon certains auteurs13 l’identité ne constitue pas une réserve finie qui s’épuiserait au fur et à mesure de l’arrivée des touristes. Il est évident que l’identité d’un lieu évolue, s’adaptant au contexte auquel il appartient. La question à se poser est de savoir qui est à l’origine de ces mutations identitaires et à qui sont-elles destinées. Cet exemple illustre comment un acteur exogène (ici l’entreprise Habitasul) est venu imposer un modèle identitaire à travers l’emprise foncière et de nouvelles valeurs urbaines de consommation de biens, de nature. En l’affaire, il est aidé par les pouvoirs locaux privilégiant les intérêts économiques hégémoniques dans la planification urbaine et désireux d’attirer une clientèle internationale. Cette nouvelle identité est uniquement dirigée vers les classes sociales les plus aisées afin d’attirer une clientèle internationale soit disant synonyme de tourisme de qualité génératrice de bénéfices plus important. L’évolution d’une identité est légitime uniquement lorsque la population locale y participe et qu’elle en est le moteur afin de se l’approprier. Si les pouvoirs locaux veulent instaurer une politique de développement durable du tourisme, il est indispensable de rééquilibrer les relations entre la nature et la société locale grâce l’implication de cette dernière dans la gestion du tourisme ; ce qui heureusement existe à d’autres endroits de l’île. En effet, dans ce cas précis, le tourisme est le facteur d’un processus d’acculturation dû aux acteurs. La culture identitaire insulaire et açorienne n’existe plus, remplacée par un mode de vie à l’américaine. n

13 Violier P., « Les approches du tourisme durable dans la géographie française », in Historiens et géographes, n° 387, p. 195-203.

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La remise en cause de l’identité insulaire au travers des problèmes fonciers...

Bibliographie Campos de J. N., Terras comunais na ilha de Santa Catarina, éditions da UFSC et FCC, Florianópolis, 1991, 168 p. Cazes G., Fondements pour une géographie du tourisme et des loisirs, éditions Bréal, (Coll. Amphi géographie), Rosny, 1992, 189 p. CECCA/FNMA, Uma cidade, numa ilha : relatorio sobre os problemas socio-ambientais da ilha de Santa Catarina. éditions Insular, 1996, 247 p. Fantin M., Uma cidade dividida, éditions Cidade Futura, Florianópolis, 2000, 284 p. Ferreira F, Turismo e desenvolvimento urbano : avaliação do impacto socioambiental da atividade turistica na ilha de SC. Estudo de caso de projeto Jurerê internacional, Mestrado, Florianópolis, 1992, 178 p. Lins H., Turismo na ilha de SC : desenvolvimento e sustentabilidade, Florianópolis, UFSC, Thèse de doctorat, 1991, 352 p. Miossec A., « Les littoraux face au développement durable », in Historiens et géographes, n° 387, p.181-188. MIOSSEC A., Arnould P., Veyret Y., « Développement durable : affaire de tous, approches de géographes », in Historiens et géographes, n° 387, p. 85-95. MORETTO L., Atividade turistica e o desenvolvimento sustentàvel. Mestrado de géographie, UFSC, Florianopolis, Thèse de doctorat en géographie, 1993, 82 p. PEREIRA E., Histoire d’un outil d’aménagement : le zonage ; l’exemple d’une ville brésilienne, Université Pierre Mendes France, Thèse d’urbanisme, Grenoble, 1999, 379 p. VIOLIER. P., « Les approches du tourisme durable dans la géographie française », in Historiens et géographes, n°387, 2004, p. 195-203.

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Nouveaux habitants dans les îles du Ponant : l’exemple des nouveaux propriétaires de logements à Ouessant, Groix et Yeu Clotilde Buhot Doctorante en Géographie Laboratoire Géomer UMR LETG 6554 CNRS Université de Bretagne occidentale

O

n peut certainement parler pour les îles du Ponant d’une identité commune, ne serait-ce que dans le sens où trois facteurs sont réunis. La proximité géographique tout d’abord, les îles du Ponant se distribuent le long des côtes françaises, des Côtes d’Armor à la Charente-Maritime. Ensuite, parce qu’un sentiment d’appartenance commun s’est développé chez les acteurs politiques — symbolisé par l’existence et la pérennité d’une structure comme l’Association des îles du Ponant (AIP) depuis 1971, qui sert de cadre à des réunions annuelles rassemblant l’ensemble des maires de ces îles —, comme chez les habitants, avec la mise en place d’un collège des îles sur les plus petites d’entre elles, afin d’y maintenir les jeunes jusqu’à leur entrée en lycée. Enfin, et peut-être plus fondamentalement, l’image des îles est en grande partie liée aux activités traditionnelles et, en premier lieu, au secteur de la pêche. Davantage que le littoral continental, les îles ont incarné la « quintessence du maritime » (Péron, 1996, p. 84) ; par exemple, au cours des L’AIP « a pour objet de prendre toutes dispositions utiles pour lutter contre les handicaps communs ou spécifiques aux îles du Ponant. Elle se fixe l’objectif d’assurer la promotion économique, sociale et culturelle de leurs habitants tout en concourrant à la protection de l’environnement insulaire. »

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Nouveaux habitants dans les îles du Ponant : l’exemple des nouveaux propriétaires de logements à Ouessant, Groix et Yeu

xviiie et xixe siècles, l’île de Sein comptait plus de 90 % de gens de mer dans la population masculine (Guillemet, 2000, p. 295). Or, depuis une cinquantaine d’années, la pêche est non seulement en crise sur les îles où elle était parvenue à subsister, mais disparaît presque totalement sur celles où elle était le fondement de l’identité insulaire, à l’exemple de Sein. Activité identitaire autrefois primordiale pour les insulaires, ce secteur emploie désormais moins de 500 marins toutes îles confondues (Brigand, 2002, p. 218). À ce déclin de la pêche s’ajoute l’abandon progressif et parfois définitif de l’agriculture. Ces secteurs traditionnels sont relayés par l’activité touristique, dont le poids dans l’économie et l’emploi est devenu considérable. Une de ses manifestations visibles est le développement voire l’explosion du parc des résidences secondaires. Au cours des trente dernières années, les îles ont à peine gagné 1 000 résidences principales, alors qu’elles ont enregistré plus de 6 500 résidences secondaires supplémentaires, soit une augmentation de 220 % contre 16 % pour les premières . Les résidences secondaires sont désormais majoritaires sur toutes les îles, ce qui implique qu’une majorité des propriétaires de logements y habiterait de façon intermittente. Si les loisirs d’une façon générale ont marqué fortement l’image des îles, le rôle des résidents secondaires n’est pas évident à appréhender. La difficulté est renforcée par la méconnaissance de ce type d’habitants. Cette communication vise à contribuer, à partir de l’étude des extraits d’actes de mutation foncière, à mieux appréhender qui sont les résidents secondaires.

Méthode et source Pour tenter d’apporter des éléments de réponse, notre approche a privilégié les nouveaux habi­ tants des îles. Afin de comprendre qui ils sont et pour, au-delà du tableau statique, appréhender les tendances plus structurelles, l’analyse des nouveaux propriétaires de logements nous a paru une approche intéressante. Nous sommes partis d’une analyse du marché du logement de gré à gré, en focalisant notre attention sur la provenance géographique des habitants des îles. Cette analyse du marché de gré à gré repose sur la collecte dans les centres départementaux des impôts d’extraits d’actes notariés qui sont des condensés des actes de mutation sanctionnant tout changement de propriété. La période 1995-2003 sert d’intervalle pour cette analyse. Deux informations nous intéressent ici : la domiciliation, appréhendée au travers du lieu de résidence déclaré, et l’origine. Concernant le lieu de domicile, ont été considérés comme résidents permanents, les personnes ayant déclaré (dans l’acte de mutation et donc dans l’extrait d’acte) être domiciliées sur l’île et, par opposition, résidents secondaires, celles ayant fait état d’un domicile habituel sur le continent. Concernant l’origine insulaire ou non, il n’est pas possible de connaître précisément les personnes originaires de l’île que ce soit à la première, seconde ou troisième génération. En revanche, en nous basant sur les déclarations des lieux de naissance, il a été possible de déterminer les personnes nées sur l’île ou dans la ville la plus proche dotée d’un hôpital (il s’agit par exemple de Brest pour les Ouessantins). Même si ce découpage n’est pas exempt de critiques (puisqu’il exclut notamment nombre d’enfants et de petits-enfants d’insulaires nés hors département, qu’il inclut certains conti INSEE, Recensement de la population, exploitation principale, 2002.

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nentaux sans attaches familiales dans l’île et qu’il ne tient pas compte des mobilités résidentielles qui ont pu intervenir chez ces individus), en l’appliquant de façon identique à toutes les îles, il permet de dégager des tendances. Cette communication établira également une comparaison entre nouveaux propriétaires (c’està-dire personnes qui se sont portées acquéreurs d’un logement sur la période 1995-2003) et anciens propriétaires (désignant les personnes ayant procédé à la vente de leur logement), afin d’évaluer les modifications intervenues au sein des populations insulaires. Si treize îles ont servi de cadre à notre thèse, pour cette communication, nous en avons retenu trois qui sont apparues représentatives de l’ensemble : Ouessant, Groix et Yeu (cf. figure 1). Notre échantillon repose ainsi sur 116 nouveaux propriétaires et 109 anciens à Ouessant, 411 nouveaux et 409 anciens à Groix et respectivement 714 et 742 à Yeu. Ces effectifs doivent être mis en relation avec le nombre de logements présents sur chacune de ces trois îles. La représentativité obtenue est donc comprise entre 1/7 et 1/5. Figure 1 - Localisation et présentation des îles d’Ouessant, Groix et Yeu

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Nouveaux habitants dans les îles du Ponant : l’exemple des nouveaux propriétaires de logements à Ouessant, Groix et Yeu

Résultats Lieu de domicile déclaré des propriétaires Des propriétaires de moins en moins domiciliés sur l’île… La comparaison entre les anciens (vendeurs entre 1995 et 2003) et les nouveaux propriétaires (acquéreurs de logements sur la même période) montre un recul indiscutable des propriétaires domiciliés dans l’île (cf. tableau 1). C’était le cas de 41 % des anciens propriétaires groisillons contre 18 % des nouveaux. Le constat est similaire à Yeu et Ouessant où un tiers des vendeurs résidaient sur l’île contre seulement 17 % et 27 % des acquéreurs. Acquéreurs de logements domiciliés dans l’île (%)

Vendeurs de logements domiciliés dans l’île (%)

Ouessant

27

32

Groix

18

41

Yeu

17

35

Tableau 1 Des propriétaires de moins en moins domiciliés dans les îles

… et dont la distance avec le logement nouvellement acquis s’accroît C’est le cas au niveau des acquéreurs tout d’abord. Parmi les régions de provenance des nouveaux propriétaires, deux d’entre elles ressortaient véritablement : l’Île-de-France et celle à laquelle est rattachée administrativement l’île. Pour les trois îles, nous avons pris le parti de nous intéresser au poids de ces deux seules régions. La clientèle régionale arrive largement en tête à Ouessant (comme d’ailleurs dans l’ensemble des îles de mer d’Iroise). Cette forte proportion de régionaux dans les acquéreurs de logements est liée à la prépondérance des habitants du département (cf. tableau 2). Ouessant

Groix

Yeu

île

27

18

17

Région

40

24

14

Dont département limitrophe

35

16

6

Région parisienne

16

27

39

Reste de la France

16

24

22

étranger

1

7

8

Tableau 2 Lieu de domicile des acquéreurs de logements entre 1995 et 2003 (%)

À Yeu, c’est au contraire la clientèle domiciliée en Île-de-France qui arrive largement en tête. Enfin, les nouveaux propriétaires de logement à Groix présentent un profil plus équilibré puisque les acquéreurs bretons et franciliens participent à hauteur du quart des effectifs. 133


Clotilde Buhot

à partir d’une comparaison entre nouveaux et anciens propriétaires, il est possible de déterminer l’évolution de leur provenance géographique. La principale modification enregistrée vient de la diminution parfois spectaculaire du poids des régionaux. Dans les trois îles, les régionaux vendent davantage qu’ils n’achètent. La chute la plus importante est observée à Groix (45 % des vendeurs mais seulement 29 % des acquéreurs sont des Bretons). Cette moindre participation des régionaux répercute en réalité celle de la population provenant du département. En revanche, le poids des habitants d’Île-de-France est en augmentation constante dans toutes les îles, même s’il reste toujours modeste dans les trois îles de mer d’Iroise. Le poids des habitants du reste du pays est globalement en hausse dans les îles situées à la pointe de Bretagne (Batz à Groix) alors qu’il diminue dans celles situées à l’est de Quiberon (cf. tableau 3). Enfin, les personnes domiciliées à l’étranger interviennent davantage dans la plupart des communes insulaires. Ouessant

Groix

Yeu

île

32

41

35

Région

45

27

16

Dont département limitrophe

39

18

8

Région parisienne

6

14

23

Reste de la France

17

16

23

étranger

0

2

3

Tableau 3 - Lieu de domicile des vendeurs de logement entre 1995 et 2003 (%)

Lieu d’origine des propriétaires Une origine locale de moins en moins fréquente… Il n’est malheureusement pas possible de connaître les résidents secondaires ayant fréquenté l’île avant l’acquisition du logement. En revanche, en nous basant sur les déclarations des lieux de naissance, nous pouvons déterminer la proportion de personnes nées sur l’île ou dans la ville la plus proche dotée d’un hôpital. On observe ainsi chez les vendeurs un gradient décroissant NW/SE (cf. figure 2). La plus grande proportion de personnes nées dans l’île ou à proximité s’observe à Ouessant (plus de la moitié d’entre eux sont d’origine ouessantine) et décroît vers les îles de Bretagne sud. Cette graduation NW/SE est également observée concernant l’origine insulaire des nouveaux propriétaires de logement puisque ce sont toujours dans les quatre îles finistériennes que les proportions sont les plus élevées (résidents secondaires originaires de l’île à plus de 33 % et jusqu’à et 90 % à Molène). En revanche, dans les îles situées sur la façade atlantique, la proportion tombe à moins de 20 %. L’origine insulaire semble donc être de moins en moins un facteur pouvant influencer l’acquisition d’un logement à Groix mais surtout à Yeu. 134


Nouveaux habitants dans les îles du Ponant : l’exemple des nouveaux propriétaires de logements à Ouessant, Groix et Yeu Figure 2 - Des origines « insulaires » moins fréquentes chez les nouveaux propriétaires à Ouessant, Groix et Yeu

Une proximité géographique qui se double d’une proximité familiale : l’exemple de Groix Deux tendances se dégagent sur l’ensemble des îles : les propriétaires de logements sont de plus en plus souvent des résidents secondaires et les attaches avec l’île où ils achètent un logement se fondent de moins en moins sur des origines locales. Peut-on faire le lien entre les deux ? Une observation attentive des profils le confirme et permet d’affirmer l’existence d’une forte corrélation entre le lieu de domicile et l’origine insulaire. Nous sommes partis de l’exemple de Groix pour l’illustrer (figure 3). Figure 3 - Lieux de domicile des vendeurs et des acquéreurs nés à Groix

On remarque que la proportion d’acquéreurs nés à Groix décroît avec l’éloignement à l’île. Ceux domiciliés dans l’agglomération lorientaise sont plus souvent d’origine groisillonne que les acquéreurs domiciliés dans l’ensemble du département, qui eux-mêmes sont plus fréquemment 135


Clotilde Buhot

d’origine insulaire que les acquéreurs domiciliés dans le reste de la région, et ainsi de suite… . Outre la diminution constante d’acquéreurs et de vendeurs nés à Groix entre la période 1975-1984 et celle de 1995-2003, la figure 3 révèle que cette dernière a surtout touché les acquéreurs domiciliés dans un rayon géographique proche, notamment ceux résidant à Lorient et dans le département.

Des nouveaux propriétaires qui se répartissent entre quatre catégories La prise en compte des facteurs « domiciliation » (qui s’apparente à une distinction résident permanent/résident secondaire) et « origine » (laquelle renvoie à celle entre natifs et non natifs) nous servent à définir quatre types de nouveaux propriétaires : - les résidents permanents natifs ; - les résidents permanents non natifs ; - les résidents secondaires natifs ; - les résidents secondaires non natifs. La diminution progressive de la fréquence de la « domiciliation île » et « origine insulaire » chez les nouveaux propriétaires indique un changement global du profil des propriétaires. On constate une baisse des trois premiers profils. À l’inverse, le quatrième « résidents secondaires non natifs » se rencontre de plus en plus fréquemment.

Perspectives Les nouveaux propriétaires de logements à Ouessant, Groix et Yeu sont de plus en plus fréquemment des résidents secondaires non natifs. Pour intéressante qu’elle soit cette information ne suffit certainement pas à définir les résidents secondaires. On pourrait affiner la connaissance de ces personnes à travers d’autres indicateurs. Le profil socioprofessionnel et les moyens financiers pourraient être intéressants et facilement exploitables à partir des extraits d’actes. Figure 4 - Accessibilité des acquéreurs de logements à Ouessant, Groix et Yeu

Exception faite des personnes résidant à l’étranger pour la période 1975-1984.

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Nouveaux habitants dans les îles du Ponant : l’exemple des nouveaux propriétaires de logements à Ouessant, Groix et Yeu

L’accessibilité apparaît comme un élément à considérer avec beaucoup d’intérêt également dans la mesure où elle conditionne la fréquentation de l’île. La figure 4 montre ainsi la distance moyenne entre la résidence principale et secondaire et plus pratiquement mesure l’accessibilité en heures. En plus du temps parcouru sur le continent, il faut y ajouter le temps nécessaire pour la traversée. Des zones équivalant à des trajets de 3 h, 6 h, 9 h et 12 h ont été définies à partir de chacune des trois îles : il s’agit alors de déterminer la proportion de résidents secondaires domiciliés dans chacun de ces quatre intervalles. Plus de la moitié des résidents secondaires ouessantins est ainsi domiciliée à moins de 3 h de l’île (on retrouve le poids des régionaux et surtout celui des Finistériens), contre 38 % pour Groix et le quart pour Yeu. Proximité géographique et attaches locales sont deux facteurs (non exclusifs) qui peuvent laisser supposer qu’une plus grande partie des nouveaux propriétaires de logements non domiciliés sur l’île fréquente plus régulièrement Ouessant que Groix ou Yeu. n

Bibliographie BRIGAND L., LE DÉMÉZET M., FICHAUT B., Les changements écologiques, économiques et sociologiques dans les îles du Ponant : le cas de Batz, Ouessant et Groix, Institut de Géoarchitecture, Université de Bretagne Occidentale, Brest, 1986, 200 p. BUHOT C., Marché du logement et division sociale de l’espace dans les îles du Ponant, Thèse de Géographie, Université de Bretagne Occidentale (en cours), 2006. BUHOT C., « Anciens et nouveaux résidents secondaires à l’Île de Bréhat », in Travaux de l’Institut de Géographie de Reims, n° 115-118, vol. 29-30, 2003-2004, p. 91-105. GUILLEMET D., Les îles de l’Ouest de Bréhat à Oléron du Moyen-Âge à la Révolution, Geste éditions, 2000, 355 p. PÉRON F., « La mer comme valorisation d’un territoire, l’île productrice de mythes et nouveau géosymbole », p. 79-91, in PÉRON F., RIEUCAU J. (éditeur), La maritimité aujourd’hui, L’Harmattan, 1996, 335 p. Extraits d’actes de mutation foncière à titre onéreux 1995-2003 d’Ouessant, Groix et Yeu, Centres des Impôts de Brest, Lorient et Challans.

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L’identité insulaire face au tourisme sur l’île de Groix : éloge et pouvoir de l’absence Anne Prunet Docteur en littérature Paris 8 et Rennes 2 Laboratoire ERELLIF

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’imaginaire collectif semble prêter à l’île de Groix, une image équivoque : tantôt bénéfique tantôt maléfique, l’île demeure avant tout secrète et mystérieuse, puisque l’image ambivalente qu’elle donne ne permet finalement pas d’avoir d’informations précises à son sujet. L’étymologie de l’île, Enez gwrac’h, signifiant « île de la fée » ou « sorcière » rend compte de cette ambivalence. Groix suscite donc des avis contradictoires, voire antithétiques. En nous intéressant plus particulièrement à cette île, nous avons constaté que cette ambivalence peut s’expliquer par la question de l’absence, qui, sous les formes les plus diverses, est constitutive de l’identité de cette île. Loin d’être seulement synonyme de constat de manque ou de défaillance, l’absence est une réalité qui a un impact, une puissance que le poète, également breton, Victor Segalen, a très bien analysé, dans un recueil du nom de Stèles. « Éloge et pouvoir de l’absence » est un poème dédié à l’empereur de Chine, dont le pouvoir est d’autant plus affirmé qu’il n’est visible de personne, ni accessible, mais « règne par l’étonnant pouvoir de l’absence ». L’absence est donc vue comme une force permettant l’assise d’un pouvoir. C’est, entre autres, de cette manière qu’elle s’exerce sur l’île de Groix. Liée aux questions de secret, de contrôle et de résistance, elle est bien un instrument de pouvoir face au phénomène du tourisme. Un bref rappel des activités économiques de l’île mettra en exergue combien la question 138


L’identité insulaire face au tourisme sur l’île de Groix : éloge et pouvoir de l’absence

de l’absence a partie lié avec les activités économiques et sociales des Groisillons. Cette absence est également constitutive d’un système de résistance, dans le but de préserver une identité face à la menace que peut représenter le tourisme. L’absence est enfin prégnante dans la question même du tourisme. La notion de touriste est instable, changeante, et le rapport dialectique qui est en jeu entre ces deux notions nous oblige à considérer l’identité insulaire de l’île de Groix face au tourisme en prenant en compte la dimension de l’absence, liée cette fois à des notions d’absence spatiale, d’absence de communication, qui sont les manifestations tangibles de la construction d’un monde crypté, ésotérique, réservé aux initiés.

Des actitivés économiques génératrices d’absence L’activité économique dominante qui fut celle de la pêche jusque dans les années 1940 a eu pour conséquence de placer la question de l’absence au cœur des relations sociales sur l’île. Absence des hommes sur l’île, des femmes sur les bateaux, absence de communication dans les retrouvailles sous le signe du silence et des tabous, absences multiples provoquées par le spectre de la mort, inscrites dans le quotidien des îliens. Le déclin de cette activité à laquelle la seconde guerre mondiale a porté le coup de grâce n’a pas pour autant comblé ces absences multiples, mais n’a fait qu’en déplacer les enjeux.

Le déclin de la pêche : la fin d’une langue et d’une culture Une absence d’activité Après le déclin de la pêche au thon, une génération entière s’est trouvée dans une situation transitoire, témoins d’un monde disparu. Avant tout, il faut imaginer que l’absence d’activité contraint ces hommes à chercher une place dans la société de l’île qui est sous le contrôle des femmes et des vieillards. Désorientés, amputés de la moitié de leur vie et de leur espace quotidien : celui de la mer, du large et de la vie sur les thoniers, les pêcheurs subissent douloureusement cette absence et préfèrent se taire que de transmettre le monde qu’ils ont connu. Ce syndrome que l’on pourrait qualifier de « dernier des Mohicans » est comparable à celui qui est en œuvre lors de la disparition d’une langue. Une génération se trouve en situation transitoire, détentrice d’un savoir, témoin d’un monde déjà en devenir. Or, à Groix, le déclin de la pêche au thon trouve un écho dans le déclin de la langue bretonne qui, comme l’empereur de Chine des Stèles de Segalen, « règne par l’étonnant pouvoir de l’absence » . La langue bretonne, une présence en creux Groix fut un des premier lieu à assister au déclin du Breton. Anne Pollier témoigne de cette rupture dans la Transmission générationnelle : « Ainsi se créait une ségrégation (…) car les enfants ne parlaient que le français et les vieilles gens, souvent uniquement le breton » . L’auteur attribue cette rupture linguistique au « vent de modernisme » qui soufflait entre deux guerres sur l’île. Ainsi, face au déclin de la pêche au thon, le discrédit est jeté sur l’ancien monde, l’avenir est au « modernisme », Ségalène V., éloge au pouvoir de l’absence, Paris, Gallimard, 1973. Polliet A., La Transmission générationnelle, femmes de Groix ou la laisse de mer, Paris, Gallimard, 1983, p. 50.

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symbolisé par la langue française. Les parents ne veulent pas « encombrer la tête » de leurs enfants avec une vieille langue sans avenir. Anne Pollier témoigne : « Aussi, les vieillards avaient-ils perdu, aux yeux de leurs descendants, toute autorité et ce qu’on appellerait aujourd’hui toute « crédibilité » (…) j’ai vu, autour de moi, de ces très vieux hommes ou très vieilles femmes devenus des sortes de zombies » . La perte de la langue est liée au silence : les enfants n’entendent plus leurs aînés. Pourtant, les Groisillons vivent dans un monde imprégné par la langue bretonne qui s’inscrit dans les champs, les chapelles, les lieux dits. Du bourg de Locmaria (village de Marie) à la chapelle de Placemanec (« emplacement montagneux ») à la rue Prad Fetan (« pré dense »), les lieux véhiculent cette langue étrangement familière. Les Groisillons qui n’ont pas appris le breton de leurs parents pourraient dire avec J. Derrida : « Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne » . Ce sentiment d’être étranger à sa propre culture a certainement un lien avec la manière dont le tourisme a pu être perçu comme menaçant pour une culture déjà ébranlée. C’est donc dans un univers marqué par l’absence, façonné par le secret, que vient s’inscrire le phénomène du tourisme, porteur d’une activité économique nouvelle, décriée, parfois par les Groisillons qui, toutefois, ont conscience qu’elle est indispensable à la survie de l’île. Face à cet impératif contradictoire, on peut observer un phénomène de résistance érigé sur les facteurs d’absence et de silence, conçu comme moyen de préserver l’identité de l’île.

Le silence et l’absence comme résistance : préservation d’une identité La pêche au thon ne permettant plus de subvenir aux besoins matériels, l’île s’est inévitablement ouverte à un autre type d’activité économique : le tourisme.

L’activité touristique : une activité génératrice d’absence Le tourisme est une activité saisonnière, apportant une présence étrangère à l’île à certaines périodes de l’année. C’est l’été que le nombre de touristes est le plus élevé, l’île qui compte 2 500 habi­tants en hiver atteint près de 10 000 en pleine saison. En hiver, les commerçants, restaurateurs, ferment souvent leurs établissements et se consacrent à des travaux de rénovation. Ainsi témoignent Sébastien et Anita, propriétaires d’une pizzéria sur l’île : « il n’y a pas grand’chose à faire l’hiver. Y’a pas grande activité. Ceux qui veulent bosser peuvent à la limite avoir du boulot, mais hors saison, y’a pas grand’chose. (…) Tu t’adaptes au rythme. T’es speed l’été et t’es mou l’hiver. » . Le tourisme est donc une activité génératrice d’absence lors de la morte saison. Succédant à la pêche, elle présente cette même particularité d’impulser un rythme de vie à l’île, variant au gré de la présence ou de l’absence des touristes.

id, p. 50. Derrida J., Le monolinguisme de l’autre, paris, Galilée, 1996. Thépaut A., Journal de terrain, août 2003 - février 2004, inédit.

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L’identité insulaire face au tourisme sur l’île de Groix : éloge et pouvoir de l’absence

Le tourisme : une menace de l’espace vital

Si le tourisme permet à l’île de vivre, il menace également les îliens dans leur espace vital. L’île fait huit kilomètres sur quatre, et l’espace est compté. Aujourd’hui une maison sur deux est occupée par des résidents secondaires. Ainsi, la configuration close et finie qu’est l’île, engendre un rapport exacerbé entre deux communautés distinctes : les îliens et les touristes. être menacé dans son espace vital a des conséquences au plan psychique. Ce phénomène de rachat de maisons dans un espace fini rappelle la première topique de Freud qui représente les trois instances psychiques par trois espaces de vie : l’inconscient serait le jardin, l’extérieur de la maison, le préconscient, le vestibule, l’entrée et la conscience, le salon, la pièce de réception. En envahissant l’espace de l’île, les touristes mettent en péril l’espace vital et psychique des îliens, qui, victimes d’intrusion dans ce que l’on pourrait symboliser par le salon, se retranchent dans le vestibule, qu’ils tentent par tous les moyens de rendre inaccessibles à ceux qu’il considèrent malgré tout comme des envahisseurs. D’ailleurs, on peut souligner un autre paradoxe en termes d’habitat. On peut en effet observer qu’un certain type de touristes, en quête d’authenticité, achètent et rénovent les maisons typiquement groisillonnes, alors que les îliens, qui n’ont pas toujours les moyens de conserver leur maison, se voient contraints d’acheter des maisons neuves, dans des lotissements sans âme. Il faut également noter un engouement de certains îliens pour le modernisme qui consistait à se défaire de tout ce qui pouvait rappeler l’époque des générations précédentes. Cependant, le fait que ce soient les touristes qui s’approprient une partie de leur mémoire et de leur histoire provoque un mouvement de résistance de la part de la communauté îlienne, désireuse de garder la main mise sur leur propre histoire. Ainsi Freud tirera la conclusion suivante de la première topique : « Le moi n’est pas maître dans sa maison ». Pour les Groisillons, cette affirmation recouvre une double réalité : concrètement, le besoin de développer une activité touristique soumet les îliens aux aléas des desideratas des touristes, dont ils sont financièrement dépendants. On pourrait donc dire que la communauté groisillonne laisse grand ouvert son salon aux touristes, mais garde clos son jardin, qui demeure « fièrement inconnu » aux touristes mais bien souvent aussi à eux-mêmes.

Une volonté de contrôle : l’absence comme système de défense Afin de limiter l’influence des touristes sur leur quotidien, les Groisillons usent des deux armes en leur pouvoir : le mensonge et le secret, deux faces d’un même phénomène : la culture de l’absence, dans le but semi-conscient de détenir le savoir et donc le pouvoir sur leur île. Un exemple de mensonge concerne plutôt les relations entre îlilens face aux rapports qu’ils ont avec les touristes. Accueillir un étranger chez soi suscite nécessairement la suspicion. Aurélie Thépaut rapporte le mensonge de son hôte : « Isabelle dit à tout le monde que je suis la fille d’une amie à elle. Cela montre la complexité de la communauté groisillonne : cela n’est pas bien d’accueillir une étrangère chez soi » . Le mensonge est donc une manière de se dérober à l’œil inquisiteur de l’autre, et le rapport au tourisme renforce cette nécessité dans la communauté insulaire. Le boycott des établissements tenus par les touristes est également une forme de résistance à la communauté touristique. Les Groisillons entendent bien tenir les rênes des activités de leur île Segalen V., « Cité violette interdite », in Stèles, Paris, Gallimard, 1973, p. 129. Thépaut A., Journal de terrain, août 2003 - septembre 2004, inédit.

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et font en sorte de rester aux postes stratégiques. Si un étranger ouvre un commerce, celui-ci n’a que très peu de chance de bien fonctionner. Ainsi, un café librairie de notre connaissance a bien du mal à trouver sa clientèle, sans doute du fait de l’origine de ses tenanciers. Enfin, le secret représente une forme d’absence, l’absence de transparence, qui contribue à créer un monde ésotérique, crypté, que les non-initiés ne peuvent percer. Anne Meistersheim, qui a pris pour terrain d’étude la Corse, évoque la loi de la parole captive : « Aucun propos n’est innocent, toute parole s’implique, fût-ce involontairement, dans des enjeux de pouvoir » . Que l’objet du secret soit d’importance ou anodin, le non initié a l’illusion qu’il passe à côté de quelque chose de capital, et se sentira exclu de la communauté insulaire. L’absence est donc bien un moyen de défense contre l’acculturation que peut provoquer l’acti­ vité touristique. Elle peut prendre différentes formes : celle du mensonge, du boycott, du silence ou du secret. Pourtant, cette résistance est remise en cause par une autre forme d’absence : celle de stabilité dans la constitution des communautés insulaires comme îliennes.

Absence de stabilité dans les rapports entre les deux groupes : le concept de touriste dialiectisé Gradation dans la notion d’étranger L’île de Groix a pour caractéristique de vivre de l’activité touristique sans que les infrastructures ne se soient réellement développées. Cela s’explique par le type de tourisme qui s’y pratique. On peut distinguer trois grands groupes perçus différemment par les Groisillons. Les premiers sont les amateurs de voile, dit « les voileux », que les Groisillons voient du plus mauvais œil. Réputés pour rester entre eux, ne percevoir l’île qu’à travers ses clichés les plus grossiers, ils vont boire à Ti Beudeff, le bar mythique de Groix, et y chantent des chants de marins, qu’ils pensent typiquement groisillons, mais que les Groisillons disent ne jamais chanter. Le second type de touristes regroupe les Lorientais ou les Bretons habitant non loin de Lorient, ou encore les touristes résidant en Bretagne pour un temps, qui viennent à Groix pour la journée. Ce second type n’est pas bien différent du premier hormis le fait qu’ils stigmatisent moins les mœurs de la communauté îlienne et attirent donc moins les foudres des Groisillons. C’est le troisième type de touriste qui nous intéresse particulièrement : il s’agit des résidents secondaires. Peuplant l’île pour moitié, les résidents secondaires ne peuvent tous être logés à la même enseigne. Pourtant, on peut distinguer de grandes constantes dans le rapports qu’ils peuvent entretenir avec les îliens. Levi-Strauss a distingué trois types de rapports possibles entre deux groupes humains. La philie : A et B s’aiment, la manie : A aime B qui n’aime pas A et la phobie : A et B ne s’aiment pas. Dans le cas de Groix, si A représente les résidents secondaires et B la communauté insulaire, nous sommes en présence d’une relation de manie. En effet, le groupe des insulaires a tendance à rejeter les résidents secondaires, tout en les recherchant étant donné la situation de dépendance économique, alors que les résidents secondaires sont en général attirés par la communauté insulaire. Deux attitudes existent : certains résidents secondaires recherchent le calme et la solitude et ne sont pas particulièrement désireux de s’intégrer dans la communauté insulaire, d’autres arrivent avec l’illusion de pouvoir apporter quelque Meistersheim A., Figures de l’île, Ajaccio, DCL, 2000.

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chose à cette île dépourvue de nombre d’activités. Constatant un manque, ils ne peuvent s’empêcher de se prendre pour des « hommes providentiels » et se heurtent à une population rétive au fait que des étrangers viennent leur apprendre comment vivre. Les autres résidents secondaires, qui n’attendent rien de particulier de leur relation avec la communauté insulaire, sont paradoxalement mieux admis. Ainsi, le rapport des îliens avec les touristes est une relation d’attraction/répulsion dominée malgré tout par un rejet dominant, témoignage de la peur d’acculturation. Pourtant, l’acculturation provient certes du phénomène touristique, mais aussi de la communauté insulaire elle-même qui tend à évoluer et charrie en son sein une forme d’altérité.

Une étrangeté intrinsèque à la communauté insulaire absente de l’île Pour diverses raisons, la communauté insulaire est amenée à s’expatrier. La crise économique a provoqué une perte d’activité massive des hommes de l’île qui ont dû trouver du travail sur le conti­ nent. Pourtant, il est rare qu’ils quittent complètement l’île ; s’ils n’y ont plus de maison, ils ont toujours de la famille qui y réside et reviennent les voir dès qu’ils le peuvent. Par leur fréquentation de l’île, ces Groisillions apportent une altérité dans la communauté îlienne qui pendant longtemps n’a subi que peu d’influences extérieures. Aujourd’hui ce ne sont pas seulement les hommes mais aussi les femmes qui travaillent sur le continent. Il est fréquent de voir des Groisillons qui reviennent chez eux le week-end. Au début réticents au mode de vie continental, ils se laissent peu à peu conquérir par certains de ses aspects, qu’ils importent sur l’île. Enfin, de plus en plus de jeunes font leurs études sur le continent et revien­ nent le week-end à Groix. Le fait que ces trois types de personnes reviennent sur l’île montre leur attachement quasi viscéral à Groix ; pourtant le fait même de leur fréquentation régulière de l’île alors qu’ils ont quitté le continent provoque un amendement de l’identité groisillonne qui est modelée par les acteurs mêmes de la communauté insulaire. Se forge alors ce que Deleuze a qualifié dans Mille plateaux10 « d’identité rhizome », qui n’a pas qu’une seule origine, mais qui est constituée de multiples branches.

La constitution d’une identité rhizome La dialectisation des communautés des autochtones et des insulaires a provoqué une absence de limite tangible entre les deux groupes. Pourtant, si l’identité groisillonne a évolué au cours du xxe siècle, plus vite qu’aux siècles précédents, que la langue bretonne a disparu en tant que langue vernaculaire, que les us et coutumes liées au monde de la pêche sont pour beaucoup de l’ordre du souvenir, l’île n’est pas menacée de ce que Segalen appelle l’entropie, c’est à dire l’uniformisation nivellatrice, qui rend le monde terne et ennuyeux. Groix conserve une identité propre, et c’est bien cette identité que revendique la communauté groisillonne dans et hors de l‘île. Ainsi, on assiste à des fêtes de Groisillons dans différents endroits de France, notamment en région parisienne. Les dits Groisillons sont en fait des résidents secondaires, et ce par le biais des néo-groisillons, qui ont élu domicile sur l’île et font le lien entre les résidents secondaires en les Groisillons. Ainsi, les jeunes générations ne regardent pas les touristes avec autant de méfiance que leurs aînés. Nadège, groisillonne L’expression est d’Anne Meistersheim. 10 Deleuze G., Guetari F., « Capitalisme et schizophrénie », in Mille Plateaux, Paris, éditions de Minuit, 1980.

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d’une trentaine d’années témoigne : « Je n’ai jamais ressenti dans mon histoire groisillonne un total isolement et un total ennui, mais toujours une rencontre entre ici et le continent. (…) Le fait d’avoir des personnes qui viennent en vacances, ça fait un brassage culturel assez intéressant. » Nadège décrit précisément l’identité rhizome. En outre, les jeunes particulièrement, ont des contacts par leurs études avec le continent, et importent certains phénomènes sur l’île, qui font l’objet d’une réappropriation. Ainsi, Damien évoque-t-il comment ce changement des jeunes qui intègrent le lycée à Lorient est perçu sur l’île : « Une fois qu’on va sur Lorient, changement d’chacun. Le look : alors là ! A gogo ! Et la mentalité, tout le langage… Et y en a, après, quand tu reviens à Groix, ils rigolent : “Ah ah ! Ils parlent comme ça !” et puis après, on s’y fait.» Ainsi, les modes en vogue chez les jeunes sont importées et façonnées par la communauté îlienne. L’identité groisillonne s’est définie et s’est construite autour de la notion d’absence. La présence en creux, la prégnance de cette absence est doublée d’une volonté d’ériger l’absence en système de protection, contre la volonté de réappropriation des touristes d’un monde et d’une identité qui ne leur appartient pas. L’absence prenant la forme du secret et de la dissimulation est alors érigée en instrument de pouvoir. Mais l’absence de stabilité dans les groupes que forment les insulaires et les touristes a contribué à créer une identité rhizome, qui emprunte à la fois à l’identité des continentaux et à celle des îliens. Les résidents secondaires représentent 50 % des habitants de Groix. Qu’en serat-il demain ? Le phénomène d’identité rhizome sera-t-il plus fort que l’acculturation effective qu’a subi l’île de Groix a u cours du vingtième siècle ? n

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L’identité insulaire face au tourisme sur l’île de Groix : éloge et pouvoir de l’absence

Bibliographie Ouvrages généraux Derrida J., Le monolinguisme de l’autre. Duval M., Ni morts, ni vivants : marins ! Pour une ethnologie du huis clos, Paris, PUF, 1998. Le Breton D., Du silence, Paris, Métalié, 1997. Meistersheim A., Figures de l’île, Ajaccio, DCL, 2000. Petitat A., Secret et formes sociales, Paris, P.U.F, 1998. Simmel G., Secret et sociétés secrètes, Circé, 1996 (1908), p. 15. Ouvrages littéraires Daniélou A., Le tour du monde en 1936, Paris, Flammarion, 1987. Segalen V., Stèles, Paris Gallimard, 1995. Ouvrages sur Groix Pollier A., Femmes de Groix ou la laisse de mer, Paris, Gallimard, 1983. Lescoat J., Groix, ivresse d’une île, Rennes, Finisterre, 1999. Thépaut A., Journal de terrain, août 2003/février 2004, inédit. Thépaut A., L’imaginaire de l’île ; Sociologie de l’imaginaire à l’île de Groix, (mémoire de DEA, dir. Maffesoli M.), Université de Paris V, 2004. Thépaut A., L’île secrète, (mémoire secondaire de DEA, dir. Valade B.), Université de Paris V, 2004.

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Le tourisme en Grande-Bretagne : représentation de l’identité nationale et langues minoritaires Vanessa Leclercq Doctorante Paris IV — Sorbonne ED 4, études anglophones, OAAPA

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ontrairement à d’autres destinations touristiques insulaires, le moins que l’on puisse dire est que la Grande-Bretagne ne bénéficie guère d’une aura particulièrement exotique. Elle ne semble pas non plus, à première vue, des plus fantasmagoriques. Il n’est d’ailleurs pas si courant, en matière de tourisme d’entendre parler de la Grande-Bretagne en tant que bloc géographique unifié mais bien plutôt de ses différents constituants identitaires : Angleterre, Pays de Galles et écosse. Ce phénomène ne peut que s’accentuer, dans la mesure où les autorités responsables du tourisme gallois et écossais sont autorisées à effectuer leur propre communication dans leur domaine, sur toute l’île et à travers le monde, contrairement aux autorités strictement anglaises qui ne peuvent à l’heure actuelle vanter les charmes bucoliques du Lake District au-delà de leurs frontières historiques. à l’image de certains sports vecteurs de l’identité britannique, comme le football ou le rugby, le tourisme permet d’échapper à une représentation identitaire monolithique en faisant appel à ces nations historiques aux héritages culturels distincts ce qui, dans le cadre d’un processus de mondialisation, a également le mérite d’offrir une image multiculturelle de l’ancien « centre » de l’Empire. Il semblerait vain, sinon impossible, de vouloir établir une liste exhaustive des lieux d’intérêt et des sites remarquables britanniques : à quoi bon en effet oublier l’acteur principal de ce secteur 146


Le tourisme en Grande-Bretagne : représentation de l’identité nationale et langues minoritaires

industriel, c’est-à-dire, et loin devant les autorités qui voudraient conduire une ligne politique en la matière, le touriste. C’est lui en effet qui, pour une bonne part, recrée et réorganise, par sa perception, y compris stéréotypée, l’identité insulaire. Celui-ci, ou celle-ci, semble conscient des faiblesses extra-humaines de l’île, par exemple le véritablement mythique temps maussade et pluvieux. Cependant, si ce fantasme couramment répandu n’a rien de véritablement attirant et paraît à l’opposé d’une idée de tourisme de loisir que l’on associe avec aisance à une après-midi ensoleillée passée en bord de mer sur une plage de sable fin, il en demeure un autre qui peut potentiellement focaliser l’attrait sur la Grande-Bretagne, celui de l’apprentissage facile des langues, en particulier grâce au séjour en immersion. Il faut reconnaître que l’essor du tourisme de masse coïncide avec l’émergence historique de l’anglais comme principale langue internationale ; naturellement, le tourisme britannique bénéficie d’une façon non négligeable de ces retombées, doublées d’une particularisation des motivations qui engendre le choix définitif de la destination touristique.

Anciennes colonies et anglais Au premier rang des visiteurs non strictement anglophones, se situe le touriste dont le séjour a uniquement ou notamment une portée familiale. En effet, depuis le début du démantèlement de l’Empire britannique, qui a véritablement commencé — hormis les dominions — à la fin des années quarante, de nombreuses personnes issues des anciennes colonies sont venues s’établir en GrandeBretagne, motivées parfois par l’affect, mais le plus souvent mues par des impératifs économiques. Un bon nombre de ces nations post-coloniales devinrent en effet des pays dits du tiers-monde, et demeurent encore aujourd’hui des pays du Sud. Leur appartenance au Commonwealth des nations a permis de réinventer des liens avec la Grande-Bretagne qui est un acteur fort de l’aide au développement durable. Dans le cadre des relations familiales, la perpétuation de liens privilégiés entre cet ensemble d’états souverains a probablement pérennisé également ces rapports interpersonnels. On pourrait penser, à juste titre, que l’impact économique apporté au pays par ce type de visiteurs demeure faible. Ces derniers sont bien souvent logés dans le cadre, sinon de leurs familles, de leurs communautés, et n’ont qu’un recours modéré au système hôtelier ; de même, la demande en anglais n’est pas forcement leur priorité première. Leur pouvoir d’achat sur le territoire d’un membre du G8 n’est que trop rarement élevé, alors que leurs familles britanniques n’ont pas forcément profité d’un ascenseur social. Un autre aspect non moins négligeable est à souligner : un des points essentiels de l’appartenance au Commonwealth des nations est la langue anglaise. Cette dernière bénéficie en conséquence d’un statut officiel plus ou moins confortable dans les diverses constitutions. Ainsi, la nécessité de dépenser de l’argent en écoles ou en centres de formations pour apprendre une des langues officielles de son propre pays n’est pas particulièrement probante, d’autant qu’on peut se perfectionner au sein de sa propre famille, sans parler de la présence du British council dans ces nations postcoloniales. Pourquoi alors, pour ces populations, parcourir des distances souvent longues dans un objectif strictement linguistique ? On constate que cette forme de tourisme a pour principal intérêt, d’un point de vue industriel, de conforter la représentation d’une Grande-Bretagne ouverte, moderne et multiculturelle et ainsi de recréer des liens affectifs, en termes d’opinion publique, de qualité avec des populations 147


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qui auraient pu en rester à une vision archaïque de la société de cette île dorénavant, quoi qu’on en dise, très européenne. Il faut ajouter que si les allophones ne bénéficient pas d’une reconnaissance officielle de leurs langues vernaculaires, leur présence sur le territoire britannique et la richesse culturelle et linguistique qu’ils véhiculent est largement utilisée pour créer une représentation à échelle internationale d’une Cool Britannia très décomplexée.

Statut des langues minoritaires et dévolution Dans la lignée de cette représentation très blairiste de l’actuelle société britannique, il ne faut pas oublier un des points les plus stratégiques : l’impact de la décentralisation et du transfert des pouvoirs à destination des nations premières, décidé par voie référendaire. Ce qu’on appelle la dévolution fut en effet un des arguments clés du programme électoral de Tony Blair à la veille de sa première victoire aux élections générales de 1997. L’établissement d’un parlement efficace au Pays de Galles et en écosse, suite au transfert effectif depuis le 1er juillet 1999, ne pourrait, et les autorités de Londres l’ont bien compris, atteindre le maximum de crédibilité si une politique culturelle ne venait pas soutenir un processus strictement politique. Tout comme la politique culturelle est garante du politique, la politique linguistique est garante de la politique culturelle, selon l’équivalence déjà évoquée il y a quelques instants. Dans le cadre de cette décentralisation, l’aspect linguistique a accompagné le processus de dévolution, le gouvernement offrant une reconnaissance officielle sans précédent aux Gallois et aux gaéliques écossais et irlandais. Depuis juillet 2001, en effet, le Royaume-Uni applique la charte Européenne des langues régionales et minoritaires, un texte qui offre des garanties de transmission et donc de pérennisation de l’usage de langues traditionnelles européennes. Autrefois, elles furent mises en danger par des politiques centralisatrices qui, sans systématiquement créer une oppression, comme ce fut le cas dans l’Irlande pré-républicaine ou même en Bretagne sous la Troisième République, contribua à faire tomber ces langues dans l’oubli — c’est ainsi qu’a naturellement disparu au début du siècle dernier le mannois, la langue traditionnel de l’île de Man —. Aujourd’hui, elles sont menacées par la prévalence de langues dominantes dans le cadre d’échanges commerciaux, y compris en matière de tourisme. Les langues celtiques n’étaient pas auparavant égales entre elles. Si le gallois devint en 1967 valide devant les tribunaux, ce qui lui a ouvert la voie en terme d’usage dans l’administration, la situation était quelque peu différente pour le gaélique, soutenu en contexte éducatif à partir de 1980 : il faut bien avouer qu’encore lors du recensement de 1981, à peine 1,5 % de la population d’écosse se disait capable de lire, écrire, ou parler cette langue, faisant du gaélique la plus fragile des langues celtiques en usage dans les îles britanniques. Avec la charte, dont le premier mérite est d’instaurer une harmonisation des langues minoritaires, la responsabilité de promouvoir ces langues sur un plan institutionnel et dans les différents secteurs économiques échoit aux Parlements écossais et gallois. Malgré l’entrée en vigueur de la législation européenne relative à l’emploi des langues minoritaires, le rapport des observateurs en 2002 fait état des lieux où l’usage des langues celtiques reste de grande importance : il s’agit de l’île d’Anglesey pour le gallois (62, 6 %) et Na h-Eileanan an Iar, les îles occidentales, pour le gaélique, bien que ce dernier soit également assez utilisé dans les grandes villes 148


Le tourisme en Grande-Bretagne : représentation de l’identité nationale et langues minoritaires

Edimbourg, Glasgow ou Inverness . Ainsi, il semble que l’isolationnisme de ces petites îles ait par le passé contribué à la pérennisation de la langue, celui-ci permettant d’échapper de facto au processus de centralisation. Pourtant, celles-ci, au climat particulièrement hostile et à faible densité, dont l’économie n’a guère été affectée par la révolution industrielle, restent étrangères à de potentielles et massives invasions touristiques. Les facteurs qui ont permis de conserver vivante une langue traditionnelle limitent également ses modes de diffusion, et l’essor économique que peut ailleurs engendrer le tourisme insulaire. à ce jour, seules les autorités galloises ont véritablement intégré à leur programmes de planification touristique l’aspect linguistique. Le rapport publié en 2003, Cultural tourism strategy for Wales, reconnaît que « les visiteurs étrangers sont en général […] intéressés par la langue galloise et les liens celtiques » . Ce même rapport est toutefois contraint à conclure ainsi : d’une part, le tourisme culturel à destination du Pays de Galles est d’un genre naissant, bien que voué à se développer, d’autre part les autorités du tourisme gallois ne se sont pas encore donné les moyens de bâtir une stratégie pour mettre en valeur cette langue en tant qu’argument conscient de la politique touristique. Ainsi, dans un secteur économique connu pour créer rapidement de l’emploi, très peu de postes avaient requis jusqu’en 2003 l’usage du gallois. Un vif encouragement, y compris financier, à intégrer l’histoire et l’apprentissage du gallois dans les programmes éducatifs des sections tourisme est à noter, bien que cette ouverture linguistique concerne également l’usage des langues vernaculaires des touristes, donc autres que l’anglais ou le gallois, processus de mondialisation oblige. En conséquence, il est vrai que pour beaucoup, le seul contact jamais offert sur le territoire britannique avec ces différentes langues celtiques consiste principalement à écouter un soir la musicalité d’un langage inconnu dans un pub, ou en la tentative souvent désespérée de prononcer des noms de localités lus — si tenté est qu’on parvienne seulement à les déchiffrer — sur des panneaux de signalisation routière : les langues celtiques apportent une dimension anecdotique mais surtout pittoresque au voyage entrepris aux extrémités ouest et nord de la Grande-Bretagne. Elles ne sont pas la motivation du voyage, si ce n’est pour les nostalgiques à la recherche de leurs origines, mais en assurent le souvenir, moteur du désir d’un retour sur l’île.

Enjeux économiques de la langue anglaise On pourrait comprendre que ces efforts semblent à l’heure actuelle insuffisants, et que le tourisme est entre autres un prétexte à la diffusion et à l’apprentissage de ces langues tant pour créer de l’emploi dans les années futures que pour se conformer à une législation européenne à laquelle les autorités de Londres ont accepté de se plier ; on pense notamment aux articles 9, relatif à l’emploi des langues minoritaires ou régionales dans le domaine éducatif, 12 sur les activités et équipements culturels, et 13 en matière de vie économique et sociale. Malheureusement pour le Pays de Galles et l’écosse et leurs efforts à promouvoir auprès des touristes leur identité celte, qu’ils reconnaissent comme folklorique pour une bonne part, et ce sans connotation péjorative, le haut lieu touristique Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, rapport périodique initial, p.6 « Overseas visitors are generally more interested in the Welsh language and Celtic links » Cultural Tourism Strategy for Wales, p. 25.

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de la mémoire celtique est soumis à la gestion du English heritage et se trouve en Angleterre : il s’agit bien sûr du site de Stonehenge. Lieu prisé par les Britanniques eux-mêmes, en vacances sur leur propre territoire national, il assure à lui seul une continuité de cette identité celte. Mais cette affluence révèle également que l’Angleterre demeure une destination privilégiée au sein de l’île. Seulement, il apparaît que la dimension folklorique de l’Angleterre ne joue plus guère sur les flux touristiques transfrontaliers : à force de vanter les louanges de l’ethnicité, le multiculturalisme vu par Albion, et la modernité, le visiteur non Britannique délaisse de plus en plus un tourisme rural au profit d’un séjour urbain et festif et souvent plus court. Le séjour de durée moyenne ou de longue durée non seulement en Angleterre, mais dans toute la Grande-Bretagne, pour le visiteur étranger, se fait principalement sous le mode du séjour à vocation d’apprentissage linguistique. En effet, un rapport de 1999 publié par le ministère de la culture britannique, dont les prérogatives s’étendent également jusqu’au domaine de la politique touristique, évoquait cette catégorie de visiteurs et ses modalités de séjour, estimant que : (...) plus de 750 000 personnes viennent chaque année en Grande-Bretagne pour apprendre l’anglais. En moyenne, ils y séjournent 42 jours et dépensent chacun 1 300 livres, apportant une contribution à l’économie à hauteur de plus de 1 milliard de livres.

Il est légitime de s’attarder sur ce désir d’anglais et ce séjour en immersion, devenu véritable étape initiatique à l’apprentissage d’une langue. Il est difficilement contestable qu’aujourd’hui l’anglais est devenu la nouvelle lingua franca et le symbole linguistique de l’actuelle ère de mondialisation. Ce terme même, s’il revêt des aspects péjoratifs — une lingua franca est ainsi à l’origine un système linguistique basé sur des langues méditerranéennes, réduites à leur minimum syntaxique, grammatical et sémantique destiné avant tout à assurer des échanges commerciaux — ouvre pourtant la route du fantasme : il renvoie aux échanges commerciaux réalisés à travers le monde méditerranéen dans l’Antiquité, un processus communément assimilé à une première phase historique de mondialisation. Bien qu’intrinsèquement indissociable d’une idée d’impérialisme, la Grande-Bretagne sait encore, plusieurs décennies après avoir accordé l’indépendance à ses colonies, s’inspirer à nouveau de ce modèle romain pour dépasser cette fois la dichotomie culture et commerce. Là où la forte demande d’apprentissage en anglais pourrait être réduite à des cours d’anglais de spécialité, à visée purement financière par exemple, et ainsi avoir lieu dans le pays d’origine, la politique touristique britannique fait le pari d’attirer le visiteur en lui offrant une alliance de perfectionnement linguistique et de découverte culturelle. L’insularité devient garantie de la pureté de la langue, quand bien même les médias audiovisuels, relayés aujourd’hui par satellite, se moquent des frontières maritimes et viennent détériorer des accents et des comportements purement « British ». L’apprentissage de la langue est, dans ce cadre d’immersion, en moyenne de six semaines, associée à une dimension d’incarnation plus forte que quelques heures hebdomadaires passées dans une salle de cours, mais ce cadre permet également à la Grande-Bretagne de créer des liens affectifs, potentiellement garants des partenariats économiques de demain. Certes, d’un strict point de vue numérique, ces quelques 750 000 personnes ne sont pas grand-chose pour un tel pays. Leur rôle est pourtant “over 750,000 students come to Britain to learn English each year. On average, they stay for 42 days and spend £ 1,300 each, contributing over £ 1 billion to the economy” . Tomorrow’s Tourism, p. 35.

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Le tourisme en Grande-Bretagne : représentation de l’identité nationale et langues minoritaires

crucial : ils deviennent, de retour chez eux, vecteurs et médias de la représentation de l’identité britannique contemporaine. La durée moyenne du séjour est elle aussi d’importance stratégique à long terme : on imagine une plus importante multiplicité des contacts avec l’une des 127 000 entreprises directement dépendantes du tourisme, y compris les familles d’accueil qui se tournent vers cette activité faute d’emploi ou en raison de pensions de retraites déri­soires. Les autorités estiment ainsi que le secteur du tourisme draine plus de 7 % de la population active, soit 2,1 millions de Britanniques . On comprend mieux l’indignation en plein Parlement, le 1er mai 2002, de John Butterfill, député conservateur de Bornemouth — dans un Ouest subissant la désaffection des touristes après les épizooties de fièvre aphteuse — qui reprocha au British council de s’attacher à l’enseignement de l’anglais hors du territoire national . S’il n’est pas certain néanmoins qu’il existe une incompatibilité de ces deux modes d’apprentissage dans l’esprit des apprenants ou dans ceux des dirigeants de l’organisation responsable de la représentation culturelle et linguistique de l’île, cette apparente dichotomie démontre toutefois combien le travail de longue haleine sur la politique culturelle et la représentation identitaire peut se révéler en contradiction avec des impératifs économiques bien plus pressants, ce que symbolise bien la rapidité avec laquelle on peut créer de l’emploi dans le secteur du tourisme : les statistiques affichent une croissance de 400 000 emplois entre 1999 et 2003 . Le tourisme à visée linguistique en direction de l’anglais représente un revenu global certes modeste mais constant, et correspond à une demande qui à l’heure actuelle ne ralentit pas ; il s’agit donc d’un capital à préserver à tout prix, et les enjeux au-delà de ce seul secteur d’activités sont de taille. à trop considérer le touriste qui pénètre le territoire britannique, on en oublierait presque le touriste britannique qui choisit de s’éloigner de sa patrie. Or la balance commerciale dans ce secteur est en constante détérioration depuis une dizaine d’années. Alors que les entrées et les sorties étaient en 1995 à peu près équilibrées, le déficit se creuse depuis 1997. Atteignant 4,5 milliards de livres pour l’année d’accession au pouvoir de Tony Blair, ce déficit s’élevait à 13,6 milliards de livres en 2002 et à 17,3 milliards en 2004, selon l’aveu du Ministre des sports et du tourisme Richard Caborn, lors d’une séance de questions au Parlement au printemps 2005 . Si la qualité des infrastructures touristiques britanniques n’est pas à blâmer, le croissant succès des avionneurs et les bas tarifs qu’ils peuvent désormais pratiquer est une incitation sans précédent à quitter le territoire et à séjourner à l’étranger. La montée des prix en matière de logement, qui se répercute sur les prix des hôtels et des plus traditionnels Bed and Breakfasts, peut également être perçue comme psychologiquement prohibitive. La durée des séjours, d’un point de vue purement mathématique, se réduit en conséquence. Malgré des signes objectifs de bonne volonté à représenter l’identité britannique dans son ensemble et à rendre plus visible la culture de tradition celtique et ses langues au Pays de Galles et en écosse, on comprend que la situation précarisée du tourisme sur l’île empêche aujourd’hui de conduire “2.1 million people, over 7 % of the working population, work in this sector.” [http//:www.culture.gov.uk/tourism.]. “It does a wonderful job in the countries where it operates, but it should not set up English language courses subsidised by the Government in those countries. Such courses take business away from language schools in this country. I hope that the Government will make that clear to the British Council.” Comparatif effectué entre le Tomorrow’s Tourism de 1999 et celui de 2003. Oral answers to questions Culture, Media and Sport the Secretary of State was asked, House of Commons : Londres 21 mars 2005.

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efficacement une telle politique, d’autant qu’il faut encore assurer la formation des professionnels de ce secteur en rapport direct avec les touristes. On est encore loin du jour où des cours de gaélique ou de gallois seront proposés avec une visibilité équivalente aux cours d’anglais, les enjeux économiques immédiats prévalant sur les modes de représentation identitaire ; ipse facto, l’anglais demeure la langue qui motive le séjour, et il est vraisemblable, dans de telles conditions, que l’Écosse et le Pays de Galles devront encore longtemps se satisfaire de ne glaner qu’environ 15 % du nombre annuel de visiteurs étrangers sur l’île. n

Bibliographie Conseil de l’Europe, Charte Européenne des langues régionales ou minoritaires, Rapport périodique initial, Strasbourg, juillet 2002. Department for culture, media and sport, Tomorrow’s Tourism, Londres, 1999. The United Kingdom Parliament, 1 May 2002, Column 204WH, Tourism, [http://www.parliament.the-stationery-office.co.uk/ pa/cm200102/cmhansrd/vo020501 20501h02.htm], avril 2006. Wales tourist board, Cultural tourism strategy for Wales, Cardiff, 2003. McLeod Wilson, Language planning as regional development ? The Growth of the gaelic economy, Scottish Affairs 38, Edimbourg, University of Edinburgh, 2002.

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Tourisme et construction identitaire : exemple de l’île Maurice dans l’océan Indien Jean-Michel Jauze Professeur de géographie CREGUR Université de la Réunion

L

e tourisme est, avec le sucre et la Zone franche, l’un des trois piliers de l’économie mauricienne. Entre les balbutiements des années 1960 et le boom actuel, un immense pas a été franchi, faisant de cette île une destination majeure de l’océan Indien. Avec 755 000 visiteurs en 2005 et une croissance de la fréquentation de plus de 78 % sur la dernière décennie, c’est actuellement la deuxième source de devises, supplantant le sucre. Les recettes générées par cette activité (740 millions de dollars US) représentent environ 16 % de son PNB. Par comparaison, la Réunion, sa proche voisine, peine à franchir le cap des 430 000 visiteurs et des 440 millions de dollars de recette. Ces succès sont le fruit de la volonté politique d’inscrire, par tous les moyens, le pays sur l’échiquier international, en tirant parti au maximum de ses ressources, et celles-ci ne manquent pas. Aux avantages naturels (plages de sable blanc bordées de cocotiers, lagons aux eaux chaudes turquoises, climat ensoleillé toute l’année, végétation luxuriante...), s’ajoute un héritage culturel remarquablement varié, fruit d’un peuplement composite héritée de l’Asie, de l’Inde, de l’Afrique, de l’Europe et d’une population des plus accueillantes. Mais, ce qui fait la richesse de Maurice représente aussi sa faiblesse. Le revers de la médaille révèle une société fragilisée par un communalisme ethno-culturel hérité du passé. 153


Jean-Michel Jauze

Dans ce pays, chaque groupe fonctionne, à l’égard de l’autre, sur un modèle de « citadelle assiégée », communautarisme alimenté par le jeu politique. Cette situation est problématique à bien des égards, notamment s’agissant de l’unité du pays. L’appartenance ethnique et culturelle devançant l’identité nationale, on est d’abord Hindou, Musulman, Chinois, Créole... avant d’être Mauricien. Cette situation perdure en raison d’un déficit de référents collectifs pouvant aider à rassembler. Or, la mise en tourisme du territoire révèle l’existence d’une relation dialectique entre l’espace économique et l’espace social culturellement approprié et symboliquement marqué. Les lieux économiques sont autant de terrains de neutralité affective, dans lesquels peut s’instaurer le dialogue social. L’espace touristique fonctionne ainsi comme une sorte de territoire de compromis, un terrain de fonctionnalité quotidienne. Les éléments de l’héritage patrimonial, pour lesquels on a du mal à mettre en place une politique de préservation, placés dans la sphère touristique, acquièrent de ce fait une nouvelle dimension, dépassant leur charge émotionnelle et symbolique de groupe. Ce mode de fonctionnement conduit à s’interroger sur la capacité de la logique touristique à contribuer à l’émergence d’une identité collective affranchie de la tutelle communautaire.

Une île qui mise sur le tourisme Alors que le sucre et l’industrie mauriciens sont confrontés aux affres de la libéralisation des marchés et de la renégociation des accords commerciaux internationaux, le tourisme est un secteur qui se porte bien. Face à la double nécessité de développement économique et de maintien sur l’échiquier mondial, ce petit pays n’a d’autres recours que de miser sur ce secteur porteur. Cette stratégie s’inscrit dans les paysages par la multiplication des hôtels de divers standings, participant, avec les meublés de tourisme, au bétonnage du littoral, par la multiplication conjointe des services marchands annexes, du petit commerce et des boutiques artisanales. Aux côtés de cette économie ouverte, solidement structurée, se développe toute une gamme d’activités non contrôlables (le « business mauricien »), mais participant à sa vitalité.

Un secteur bien structuré, en rapide expansion D’un état confidentiel jusqu’à la fin des années 1960, le tourisme mauricien a véritablement pris son essor à l’issue des nouveaux choix économiques adoptés à partir de l’indépendance. En 1968, l’île accueillait un peu plus de 15 000 visiteurs pour une quinzaine d’hôtels et une capacité d’un millier de lits. Moins d’une dizaine d’années plus tard, le nombre d’hôtels avait doublé et celui des visiteurs était multiplié par cinq (74 597). Les promoteurs du Plan voyaient avec satisfaction l’objectif des 400 000 visiteurs, initialement prévu pour l’an 2000, être atteint dès 1994. De même, le National Physical Development Plan (NPDP) prévoyait 720 000 visiteurs à l’horizon 2010, projection dépassée en 2005. La bonne santé de ce secteur s’affiche à l’examen de l’évolution des recettes générées (cf. tableau 1 ci-après). Alors que le nombre de visiteurs était multiplié par 1,78 sur la dernière décennie, les recettes faisaient plus que tripler, progression il est vrai aidée par la dévaluation de la roupie. 154


Tourisme et construction identitaire : exemple de l’île Maurice dans l’océan Indien Tableau 1 – évolution de l’activité touristique depuis 1975 (Source : Central Statistical Office, Maurice)

1975

1985

1995

2005

34

55

95

98*

Nombre de chambres

1 499

2 630

5 977

10 447

Nombre de touristes

74 597

148 860

442 461

755 000

Recettes touristiques (millions de Rs)**

135

845

7 472

26 426

Nombre d’hôtels

* à l’exclusion de trois hôtels en rénovation ** 1 Rs = environ 0,028 euros

Avec 66,58 % des arrivées en 2005 et une croissance de 5,4 % par rapport à 2004, l’Europe (Italie, Allemagne, Royaume-Uni, Espagne, France...) reste le principal marché touristique mauricien. La France occupe une place de choix, avec 43 % des arrivées dont 14 % pour le seul département de la Réunion. La proximité géographique, la multiplication du trafic entre les deux îles, le différentiel du coût de la vie, expliquent l’affection des Réunionnais pour des courts séjours, de détente ou de shopping, dans l’île sœur. La destination mauricienne est également très prisée des Sud-Africains, qui ont des intérêts financiers dans les hôtels du groupe Sun international, et des Indiens, dont les affinités culturelles avec Maurice remontent à l’origine de son peuplement. La durée moyenne des séjours est d’une dizaine de nuits. Les bonnes performances du tourisme mauricien ne sont pas le fait du hasard mais relèvent, comme on l’a dit, d’une volonté politique et d’un choix économique solidement affichés. Il n’est donc pas étonnant de voir les efforts se concentrer vers ce secteur, autant de la part de l’état que des investisseurs privés, nationaux (les capitaux du boom sucrier de 1973) ou étrangers (Club méditerranée, groupe ACCOR...). Ainsi, le décollage de cette activité est étroitement lié à celui de la compagnie aérienne nationale Air Mauritius, créée en 1973 pour permettre à l’île de sortir de son isolement géographique et de devenir une destination touristique internationale. Avec plus d’une trentaine de pays desservis, Air Mauritius assure actuellement, aux côtés d’autres transporteurs européens, africains et asiatiques, plus de la moitié des arrivées. Le soutien de Seewoosagur Ramgoolam, alors Premier ministre du pays, puis celle de Gaëtan Duval, le premier responsable du tourisme, étaient les prémices de l’engagement de l’état à la réussite du projet économique. Dans cette perspective, le Mauritius government tourist office (MGTO) a été remplacé par le Mauritius tourism promotion authority (MTPA), dont le président, Robert Desvaux, ambitionne de « faire de Maurice la vitrine touristique de la région » (Le Mauricien, 13 janvier 2006). Celui-ci estime que cette activité est bien partie pour être le premier pilier de l’économie locale. à cet effet sera organisé dans l’île, en 2006, le premier Salon du tourisme des îles de l’océan Indien où seront conviés pas moins de 500 opérateurs internationaux. Le développement massif du tourisme s’est accompagné d’une montée en puissance de la capacité d’hébergement (cf. tableau 1). Le nombre d’hôtels a peu évolué sur la dernière décennie, 98 en 1995, une centaine en 2005, en revanche celui des chambres a enregistré un bond de 75 %. Beaucoup d’hôtels ont augmenté leur capacité d’accueil, mais la croissance a été surtout spectaculaire dans l’offre d’hébergement privé. La carte hôtelière mauricienne s’est adaptée à la variété de la demande, allant de l’établissement de prestige pour clientèle fortunée (Royal Palm, Saint-Géran, Touessrock, Sofitel Impérial...) aux structures plus modestes pour petit budget. En fait, la capacité réelle d’hébergement dépasse 155


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largement les chiffres annoncés, chacun ayant quelque chose à louer dans le pays. Il n’est que de voir le nombre d’annonces de particuliers, dans les quotidiens de la Réunion ou sur Internet, à la veille de chaque période de vacances. à n’en pas douter, le tourisme mauricien est un « business qui marche », incitant les particuliers à se transformer en opérateur plus ou moins déclarés, ce qui n’est pas toujours au goût des professionnels. Le nombre d’emplois directement générés par cette activité est passé de 17 433 en 2000 à 25 377 en 2004, dont plus de 74 % dans le secteur hôtelier, soit une progression de 45,56 % sur quatre ans. Celui des emplois indirects est estimé à plus du double.

Des atouts naturels et culturels La mise en tourisme du territoire mauricien s’est appuyée en premier lieu sur la présence et la valorisation d’atouts naturels, ceux d’une île tropicale avantagée par son climat, son lagon et ses plages de sable blanc. Le tourisme à Maurice est donc avant tout balnéaire, même si l’offre présentée sur le site internet du MTPA se veut aussi variée que possible, associant mer, paysages intérieurs, parcs, golf, équitation, cultures, cuisine... Une simple analyse de la répartition des établissements hôteliers suffit à révéler la littoralisation de l’activité qui se concentre en trois zones précises, en relation avec la présence des meilleures plages de l’île : le nord, nord-ouest, de Baie du tombeau à Grand Gaube, le sud-ouest, de Flic en Flac au Morne Brabant, l’est, de Roches noires à Trou d’eau douce (cf. carte). Ces trois espaces affichent des caractéristiques différentes, que les promoteurs tentent de valoriser en termes de complémentarité, en proposant des séjours combinant les avantages des trois sites. Le nord/nord-ouest est la grande région touristique, avec près de la moitié de la capacité d’héber­ gement de l’île. C’est actuellement l’espace le mieux équipé en services et activités : commerces, restaurants, discothèques, terrain de golf, centres de pêche sportive, de sports nautiques... tout ce qui est nécessaire pour satisfaire une clientèle exigeante, en quête de loisirs diversifiés. Le cœur de cette « Riviera » animée bat à Grand baie, petit village de pêcheurs qui s’est rapidement — trop vite diront certains — mis à l’heure du tourisme international et dont les paysages et les mentalités en ont été complètement bouleversés. Le tourisme dans le sud-ouest est plus calme, même si certains villages de pêcheurs qui lui ont servi de point d’ancrage, à l’instar de Flic en Flac, tentent de se donner des allures de « grand », et sont progressivement touchés par la vague d’urbanisation, d’activités et de services annexes. Les équipements y demeurent toutefois limités, et le tourisme y revêt davantage un caractère de farniente, loin des foules, dans des hôtels plantés dans des décors de carte postale, où sont proposés des séjours du type « lune de miel ». Dans l’est, les manifestations touristiques étaient jusqu’à une période récente plus discrètes, en raison d’une plus grande exposition aux vents d’alizé. Deux grands hôtels de standing, le SaintGéran et le Touessrock, se sont longtemps partagés les charmes préservés de la côte. Mais le potentiel s’amenuise à mesure de l’installation d’autres établissements misant notamment sur l’engouement pour les nouveaux sports nautiques utilisant la force du vent : kitesurf, windsurf... Maurice n’a cependant pas que la carte balnéaire à jouer. Si ses paysages intérieurs sont moins grandioses que ceux de sa voisine, la Réunion, la diversité de son héritage culturel est, en revanche, un argument qu’elle n’hésite pas à utiliser dans sa politique de promotion. Cette richesse transparaît dans les constructions, la composition de la population, les pratiques cultuelles, les productions 156


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artisanales, l’art culinaire, pour ne citer que ces domaines. Maurice est, en effet, un carrefour culturel entre l’Inde, l’Asie, l’Afrique et l’Europe, même si certains lui reconnaissent davantage des traits indiens, en raison de l’importance numérique de ce groupe (69 % de la population : Hindous 52 %, Musulmans 17 %). à l’inverse de la Réunion qui partage avec elle les mêmes origines ethniques, mais où les populations se sont davantage métissées, ici, le cloisonnement communautaire a conservé intacts les attributs culturels de chaque groupe, qui se donnent à voir. Port Louis, la capitale, est un résumé de cette diversité. Le touriste est d’abord frappé par le cosmopolitisme de la ville, partagée entre influences orientales et occidentales, avec cependant une touche d’originalité dûe à l’adaptation locale des divers apports. Le marché central, qui rappelle les souks des villes islamiques, est l’épicentre de cette agglomération grouillante, épicée et bigarrée ; il renseigne mieux que n’importe quel guide sur la vitalité du petit commerce, déclaré ou non, la composition de la population, sa convivialité à l’égard des étrangers, l’artisanat local, les traditions alimentaires et vestimentaires. Une visite des quartiers est l’occasion de découvrir les trésors cachés de 157


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la ville où la colonisation a partout imprimé ses traces, sous forme d’édifices publics, de somptueuses demeures de maîtres côtoyant des cases plus modestes mais toujours très typées. La présence ostensible des mosquées, pagodes, temples hindous et autres églises, rappelle la diversité des cultes pratiqués, qui n’a d’égale que celle des fêtes religieuses. Cavadi, Divali (Hindous), Id-El-Fitr (Musulmans), Spring Festival (Chinois), Père Laval (Créoles) rythment la vie de la cité. Enfin, aucun visiteur n’aura vraiment découvert l’âme de la capitale sans s’être laissé tenté par ces fameux dholl purri, faratra, « gâteaux piments » et autres samosas. Mais, ce pluriculturalisme qui fait la richesse du pays et que l’on avance comme argument touristique est aussi, sur le plan intérieur, facteur de dissensions.

Une nation « arc-en-ciel » divisée par l’ethnicité En reconnaissant l’existence de quatre grandes communautés : Hindous (52 %), population générale (28 %), Musulmans (17 %), Sino-Mauriciens (3 %), la Constitution de 1968, qui officialisait l’indépendance du pays, entérinait le clivage ethno-religieux hérité de la colonisation anglaise, selon la fameuse règle « divide and rule ». La « population générale » est, ainsi, davantage une formule administrative qu’une réalité ethnique, désignant les Franco-mauriciens (Blancs, héritiers des anciens colons français) et les Créoles (Noirs, descendants d’esclaves ou d’affranchis, et Métis). La cohésion sociale est entravée par l’appartenance communautaire qui dicte les comportements au quotidien. Cette situation entretient une tension latente qui explose à l’occasion en violents conflits. La société mauricienne est l’héritage direct de la partition ethnique appliquée par l’administration anglaise aux territoires colonisés. Or, ce mode de gouvernance a montré partout ses travers, les exemples abondent sur le continent asiatique, laissant derrière le colonisateur des sociétés souvent déchirées par des luttes fratricides. Si Maurice n’en est pas là, en raison de l’existence de médiateurs économiques capables d’atténuer les passions, ces dernières ne sont cependant pas sublimées, et un rien suffit à les raviver en querelles partisanes, révélant la fragilité de l’édifice social. Comme le soulignait D. Lefèvre, « l’image d’une société composée d’une mosaïque d’ethnies en parfaite harmonie est ici (...) un mythe présenté dans les dépliants touristiques ou fabulé par les seuls observateurs qui jettent un regard superficiel sur cette société » (Lefèvre, 1996, p. 476). En 1968, au moment de l’indépendance, des émeutes avaient déjà ébranlé le pays. Un conflit opposant Musulmans et Créoles avait dégénéré en bagarre ethnique, amenant les communautés impliquées à fuir les quartiers où elles étaient minoritaires. Ce conflit est venu configurer une sorte de carte ethno-religieuse de l’occupation de la capitale, en radicalisant les positions de chaque groupe. En 1996, un match de football, opposant les Red Stars d’égypte, aux Sunrise de Maurice, a été l’occasion d’une nouvelle bataille communautaire. Enfin, en 1999, le pays a été, durant une semaine, le théâtre de violents affrontements, suite à la mort suspecte en prison du chanteur Kaya, leader charismatique des minorités Créoles. L’état d’urgence fut décrété et ce dernier conflit eût des retombées suffisamment importantes sur la fréquentation touristique, pour inquiéter les décideurs politiques. Cette fragmentation sociale est sans doute imperceptible au visiteur de passage, sous les charmes du pays et fréquentant des lieux conventionnels. Mais, pour peu qu’il s’intéresse au contenu des quartiers, il ne manquera pas d’en découvrir la mosaïque culturelle. Celle-ci structure les agglomérations 158


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en sous-ensembles typés, colorés et socialement cloisonnés. Cette structure, plus visible à Port Louis, se devine également dans les autres villes des Plaines Wilhems. Certes, aucun ensemble spatial n’est exclusivement approprié par un groupe mais, la dominante socio-ethnique, les marqueurs culturels, et la perception populaire, construisent incontestablement l’identité du lieu. à Port Louis, China Town, au cœur de l’agglomération, abrite les commerçants asiatiques. Ses portes monumentales, son architecture typique, ses enseignes commerciales rédigées en chinois, ses odeurs, ses couleurs où dominent le rouge et or, son contenu humain, rien ne laisse d’équivoque sur l’identité du quartier. L’espace qui le jouxte vers le sud (Plaine verte et Vallée Pitot), rassemble les Musulmans de la capitale et s’identifie au nombre de ses mosquées, aux décors finement ouvragés des maisons et à la couleur verte omniprésente. à Plaine verte, les Musulmans sont sur-représentés depuis le départ des Créoles, suite aux différents affrontements. à Camp Yoloff et Vallée des prêtres, le doute n’est pas permis non plus. Les chatoiement des saris, le rouge et jaune des maisons, le parfum épicé de l’air, la musique « bollywoodienne », la surcharge décorative des temples, rattache cette partie de la capitale à l’Inde d’où sont venus ses premiers occupants. L’Aapravasi Ghat à Immigration Square en rappelle d’ailleurs l’événement. Enfin, les périphéries nord et ouest de la capitale rassemblent les populations créoles. Ces quartiers de misère alternent bidonvilles et cités de relogement. De Roche Bois, dans le nord, sont parties les émeutes qui embrasèrent le pays en 1999. Dans les villes des Plaines Wilhems, l’émergence numérique d’un groupe, relayée par la perception populaire de son importance, donne la coloration ethnique de l’agglomération. Curepipe a toujours été la ville des Franco-mauriciens. Quatre bornes est devenue celle de la bourgeoisie hindoue, tandis que Beau Bassin–Rose Hill est une agglomération à dominante créole. La partition ethno-culturelle de la société mauricienne a des répercussions sur la répartition des pouvoirs politiques et économiques. Les Indiens, de confession hindoue ou musulmane occupent les plus hautes fonctions administratives et tiennent, avec les Chinois, l’appareil commercial. Les Franco-mauriciens, propriétaires terriens et industriels, contrôlent une bonne partie de l’appareil financier et économique, tandis que les Créoles fournissent la main-d’œuvre ouvrière et connaissent davantage le chômage.

Une gestion problématique de l’héritage culturel Dans un tel contexte où chaque groupe est attentif à afficher sa visibilité publique, gage de sa survie sociale, l’affirmation identitaire passe par un marquage culturel de l’espace, à partir de référents symboliques cimentant l’unité du groupe et servant de message d’identification, ou de mise en garde à l’attention des autres groupes. Communautarisme et appartenance religieuse allant de pair, les éléments du patrimoine religieux, temples, mosquées, pagodes, églises, sont instrumentalisés dans une fonction de différenciation des territoires et de repérage socio-spatial du quartier au sein duquel s’établit le lien social et se forge l’identité du groupe. Groupe, espace et marqueurs culturels sont ainsi indissociablement liés dans une relation dialectique. Dès lors, comment songer à une politique de préservation du patrimoine local qui ne soit pas « affaire de chapelle » ? L’entreprise est ardue, l’état se heurtant aux limites de son choix de société. Le problème posé est celui de l’ambivalence du regard porté par le Mauricien sur les référents identitaires au sein de son héritage patrimonial. Une enquête effectuée par nos soins en 2004 sur 159


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le patrimoine bâti a révélé que les individus avaient une claire conscience de l’existence d’un fonds culturel commun, généralement composé de bâtiments et de lieux publics : l’Hôtel du gouvernement, l’Hippodrome du Champ de Mars, le Marché central de Port Louis, le Collège royal de Curepipe, la Poste de Rose Hill... de monuments commémoratifs : Mahé de Labourdonnais, La Reine Victoria, la tombe de Malartic... ou encore relevant de l’imaginaire collectif : la statue de Paul et Virginie... En revanche, ils ne le considéraient pas comme le plus représentatif de leur identité. Celle-ci s’inscrit davantage dans les édifices religieux, les fêtes et autres manifestations cultuelles. Il existe une relation très nette entre l’appartenance ethnique et religieuse des individus et le choix des éléments à valoriser, chacun cherchant à positionner ce qu’il estime être en rapport direct avec l’identité de son groupe. Dans cette démarche, il est assez étonnant de constater le peu de place accordé aux résidences privées, comme d’ailleurs aux établissements commerciaux (boutiques, échoppes...). Cette désaffection explique en grande partie leur disparition progressive du paysage, sans que cela n’émeuve quiconque. L’ambivalence de la perception populaire des référents patrimoniaux, et la difficulté d’en instruire une politique de sauvegarde efficace, puisent leur explication dans la dualité même du discours officiel et de la démarche qui s’y rattache. L’état tente de définir un patrimoine en accordant le label de « Monument­ national » à un certain nombre d’éléments du passé : Maison du gouvernement, porte du Marché de Port Louis, statue du roi Edouard VII, théâtre municipal de Port Louis, Plaza à Rose Hill, Hôtel de ville de Curepipe, ruines de Grand Port... Cette approche, qui évite soigneusement toute référence religieuse et donc d’entrer dans le débat communautaire, ne fait pourtant pas l’unanimité. Car, en accordant la reconnaissance officielle et la protection à ces « Monuments », elle dévalorise par la même occasion ceux qui n’en sont pas, en l’occurrence, les attributs culturels des communautés. De ce fait, il existe dans l’instrumentalisation de la notion de patrimoine, un décalage entre, d’une part, la vision officielle et, d’autre part, la perception populaire. Or, la société mauricienne est bâtie sur la promotion identitaire de ses communautés, un vrai dilemme pour l’état, partagé entre ses prérogatives régaliennes et sa politique communaliste. Toujours est-il que cette situation hypothèque lourdement la construction de l’unité nationale. Toute nation naît, comme on le sait, de la sédimentation d’un ensemble de valeurs unanimement reconnues et partagées par ses membres qui aspirent à une communauté de vie sur un même territoire. Dans le cas mauricien, s’il y a bien volonté de cohabiter sur un même sol, marqué par une histoire commune (la colonisation, puis l’indépendance), en revanche, le concept de nation, dépouillé de son contenu affectif, est réduit à la vision parcellaire de chaque communauté appliquée à son territoire d’expression. Autrement dit, chaque groupe se forge une idée de la nation à l’effigie de ses propres symboles. Il existe pourtant un fonds commun provenant de l’héritage colonial, que tous présentent comme relevant du patrimoine national, mais que personne n’investit véritablement de valeur symbolique. Cette absence de référents collectifs forts est, à n’en pas douter, un sérieux handicap à l’émergence d’une identité nationale. Dans ce contexte d’archipel communautaire, il existe pourtant des territoires de compromis, voire d’entente collective. Le champ économique fonctionne dans le pays comme « grand intégrateur social », au regard d’une politique d’ouverture à la mondialisation qui passe, entre autres, par le tourisme. 160


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Le tourisme facteur de construction identitaire Le champ économique est, à Maurice, un facteur de communication et d’échanges, dont la force est capable de transcender les rivalités sociales, tout en les exacerbant. Le système culturel mauricien fonctionne sur une logique duale de repli identitaire, d’une part, et de globalisation, d’autre part. Comme le décrit si bien A. Decauna, c’est un monde capable de s’unir au quotidien opérationnel et de se « tribaliser » au regard de la nécessité de visibilité sociale (Decauna, 2002). Les activités et lieux économiques sont, de ce fait, des media de rapprochement social. Sous cet angle, le tourisme peut jouer un rôle tout à la fois de pacificateur social et de promotion identitaire.

Le tourisme comme grand intégrateur social Si le business n’a pas encore réussi à supplanter la spiritualité du Mauricien, il commande toutefois ses rapports à autrui, tant à l’interne qu’à l’externe, et organise une société hiérarchisée dont les bases reposent sur la seule reconnaissance de la valeur économique de l’individu. Dans ce système où le travail est élevé au rang de mode de vie, où la réussite économique est l’objectif à atteindre, chaque individu est conscient que la seule façon de s’intégrer à la société passe par l’activité. Dans cette optique, le tourisme est perçu comme un moyen d’atteindre ce but, en même temps qu’un puissant levier de développement. Or, s’il y a un point sur lequel tout le monde s’accorde, c’est bien le développement du pays, suivant ce principe que tout ce qui est bon à sa promotion est forcément bon pour ses habitants. L’essor du tourisme, comme celui du textile, dans les années 1980, alors salué de « miraculeux » par les médias, est devenu le nouvel Eldorado, le placement sûr, capable d’offrir à l’individu une porte de sortie en lui assurant une place honorable dans la société. Elevé au rang de « nouvelle religion », c’est un secteur qui attire les suffrages, et dans lequel l’état voit un moyen providentiel d’absorber une main-d’œuvre abondante que les secteurs traditionnels, en perte de vitesse, dégagent progressivement. Dans ce contexte, la diversité ethnoculturelle peut être examinée sous l’angle du concept d’ « accommodement », tel qu’il est défini par D. Latouche, à savoir, « un régime de coalition et de concertation des intérêts et des groupes, fondé sur la négociation permanente et sans objectif de réconciliation » (Latouche, 1998, p. 26). Le tourisme est sans doute plus fédérateur de l’accommodement que les autres secteurs d’activité, en ce sens qu’il intéresse toutes les catégories ethniques et qu’il impose un modèle de comportement à la fois social et économique à l’égard du visiteur. La « royauté » du touriste dans le pays s’évalue à la capacité des habitants à faire taire leurs différends culturels et à afficher une paix sociale à même de rassurer le visiteur, car il s’agit bien de cela : éviter d’effrayer l’étranger ; les violences urbaines ne sont sans doute pas le meilleur argument touristique qui soit. Cette médiation socio-économique du tourisme trouve sa meilleure illustration dans l’activité du marché de Port Louis où règne une sympathique atmosphère de convivialité et de bonne humeur, où les vendeurs, toute origine confondue, aspirent tous à un même objectif, réaliser la bonne affaire avec le client de passage. Cette formidable complicité se poursuit dans les ramifications de plus en plus tenues des réseaux commerciaux ou de services, plus ou moins déclarés, d’une activité floris­sante ayant pour centre le touriste. 161


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Cette propension à faire du « business » avec l’étranger, ou « sur son dos », diront certains, est génératrice d’identité, en ce sens que la personne quittant le pays s’est forgée une image bien précise du Mauricien, qu’elle décrit généralement comme un individu très ouvert, très convivial et ayant toujours une « bonne affaire » à proposer : s’il ne l’a pas lui même, il connaît en tout cas quelqu’un qui peut l’avoir. Ces « affaires » étant souvent de qualité très inégale, l’image du Mauricien en a quelque peu souffert et il n’est pas rare d’entendre son voisin Réunionnais qui fréquente assidûment l’île, dépité de s’être fait gruger, le dépeindre humoristiquement sous les traits d’un « bézer d’paké », c’est à-dire d’un aimable filou. Cette identité folklorisée a la vie dure, en dépit des efforts du gouvernement pour tenter de mettre un peu d’ordre dans les réseaux de distribution et les produits proposés. Le problème posé, avec l’essor de cette nouvelle industrie, et Maurice n’en est pas le seul exemple, est la possibilité de « faire de l’argent facile et rapide ». Il s’en est ainsi développée une véritable économie parallèle dont l’ampleur et la dimension mafieuse ont conduit le gouvernement à créer un ministère du Secteur informel. Cette économie souterraine a été fort bien analysée par A. Maudho pour Grand-Baie. Elle englobe pêle-mêle les colporteurs, les marchands ambulants, les loueurs de voiture ou de villas, et ce qu’il appelle « le parasitisme de services », dont les ramifications sont multiples, allant de la transaction financière à la prostitution, en passant par les faux taxis et guides touristiques. Comme il le dit lui-même : « souvent l’habitant s’est spécialisé dans le contact avec l’étranger, les rapports sociaux ont alors une toute autre signification et constituent même une part importante de leur vie. Ces gens recherchent systématiquement des avantages qui transcendent largement l’intérêt de la rencontre en tant que telle. Il en ressort des relations ambiguës où se mêlent sympathie, amitié, mais surtout intérêt et profit » (Maudho, 2004, p. 78).

Le tourisme facteur de valorisation de la diversité culturelle Alors que pendant longtemps, Maurice n’a misé que sur ses seuls atouts balnéaires, la concurrence féroce des autres destinations de l’océan Indien l’amène à jouer, à son tour, la carte de la diversification. La culture et la cuisine viennent ainsi avantageusement agrémenter son offre touristique, donnant au visiteur potentiel un aperçu de ce que le pays peut lui offrir. Tous les opérateurs mettent à présent l’accent sur sa diversité culturelle : « In an island where people originate from a wide variety of places, the local cuisine is a testament to the influence of this melting pot (...) : In Mauritius, you can travel to all corners of the globe without leaving the table. » (MTPA : http://www.mauritius.net). De même, à la rubrique « culture » du site internet du MTPA, les fêtes religieuses (Cavadi, Divali, Father Laval, Ganesh Chaturthi, Holi, Id-El-Fitr, Ougadi, Spring Festival...) s’associent aux danses folkloriques, dont le fameux séga hérité de l’esclavage ou encore les danses indiennes, au service de la cause touristique. Les opérateurs locaux, emboîtent le pas au MTPA dans l’exploitation du filon culturel. Comme le propose cette brochure de Mauritour : « Maurice est reconnue (...) culturellement comme une mosaïque cosmopolite vivant en harmonie (...). Suivez le guide dans les ruelles de Port-Louis et imprégniez-vous de nos différences en visitant temples hindous et pagodes chinoises... ». Si pendant longtemps, ces lieux de culte ont été tenus à l’écart de la curiosité touristique et les mani­festations cultuelles étaient encore l’occasion de rassemblement des seuls fidèles en moments d’intense ferveur, la recherche de nouveaux centres d’intérêts, complémentaires au tourisme balnéaire, les a progres­sivement intégrés à la sphère économique. Rares sont à présent les temples qui peuvent encore résister aux avantages substantiels des visites organisées et, rapidement, les organisa162


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teurs des fêtes religieuses ont saisi tout l’intérêt qu’ils pouvaient retirer de la présence nombreuse des touristes sur les lieux des manifestations. Il faut dire que certaines d’entres elles sont très spectaculaires, à l’image du Cavadi où le processionnaire s’impose des mortifications corporelles sous forme de longues aiguilles enfoncées dans le corps, ou encore de la marche sur le feu, où le pratiquant doit éprouver sa foi en traversant pieds nus une fosse remplie des braises incandescentes. Certes, tous ces éléments de l’héritage culturel n’ont pas attendu le tourisme pour sortir de l’ombre. Mais, il n’en reste pas moins que l’on constate l’apparition de deux phénomènes pouvant être liés à l’essor de cette activité. D’abord, il y a une sorte de transformation de l’héritage culturel, le faisant passer de la sphère privée à la sphère publique, ceci, autant dans le domaine de l’art culinaire que dans celui du religieux ou du festif. Dans ce passage, l’« objet » perd quelque peu de ses traits originels pour se parer de nouveaux artifices, dans une sorte de « folklorisation » l’éloignant de la tradition et de l’authenticité, mais le rapprochant de ce qui peut plaire. Ensuite, on constate une pléthore des « éléments culturels » à proposer au public : écrits, artisanat, cuisine, musique, danse, art, costume, architecture, lieux de culte... Cette surabondance n’est en fait que l’expression de la surenchère de chaque groupe, dans sa recherche, par-delà la dimension économique, d’une visibilité publique offerte par cette nouvelle voie, personne ne voulant demeurer en reste par rapport à son voisin. Or, cette frénésie d’affichage identitaire est aussi, sans doute, un formi­ dable moyen de résistance à la globalisation culturelle issue de la mondialisation. En exacerbant ainsi les identités locales, le tourisme devient alors un argument contre l’uniformisation des cultures. Ce phénomène est particulièrement visible dans les villes où le pouvoir assimilateur de la culture urbaine est limité par la pluralité des cultures. En d’autres termes, si la ville est capable d’offrir des lieux d’interculturalité et des espaces de dialogue aux différentes communautés, à travers ses fonctions économiques et administratives, il n’en demeure pas moins que son usage reste marqué par des pratiques propres à chacun des groupes. Dans le concert de la mondialisation et face à l’uniformisation de la culture urbaine, Maurice entend donc jouer la carte de la spécificité culturelle de ses villes, en encourageant les manifestations propres à identifier chaque communauté qui découvrent ainsi dans le tourisme une tribune propice à leur expression.

Le tourisme et la construction d’une identité collective Le tourisme n’est cependant pas qu’une voie offerte à l’expression des différences culturelles de l’île. Il se présente également comme une porte ouverte à la réconciliation nationale autour de valeurs patrimoniales que l’on accepte de placer dans le « pot commun » de l’activité ou encore, à partir de mises en scène de la mémoire collective. Sous cet angle, il s’impose comme révélateur d’une sorte de conscience populaire, éclairant les choix de ce qu’il importe de montrer aux étrangers et reflétant l’identité du pays. Or, cette identité puise indéniablement ses racines dans l’histoire de la colonisation. En plus des « monuments nationaux », les visiteurs peuvent, depuis peu, découvrir, quelques belles demeures coloniales, véritables joyaux de l’architecture vernaculaire, résultant de l’entrecroisement de différents styles adaptés aux conditions locales. Il y a de plus en plus d’engouement pour ces « belles du temps jadis ». « L’île Maurice se rend compte que son patrimoine architectural fait partie de son charme, que les touristes ne sont pas seulement hypnotisés par les lagons bleus et le sable blond, que les traces du passé véhiculent leur lot d’exotisme. » (B. Grollier, Océan Indien magazine, n° 21, p. 45). 163


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L’idée d’un tourisme patrimonial commence à faire son chemin. Certains Mauriciens, à l’instar de la famille Guimbeau, saisissent cette opportunité pour restaurer et ouvrir à la visite des rési­dences ­qui, sinon, seraient tombées en ruine. Actuellement, cinq demeures sont proposées à la visite :­­ le Château du Réduit (Réduit), résidence officielle des gouverneurs de l’île, qui accueille encore tous les hôtes de marque de l’état mauricien, Eurêka, imposante maison créole au pied du mont Ory (Moka), à laquelle est attaché le nom de la famille Le Clézio, Mon Repos (entre Port Louis et Curepipe), case plus modeste, mais tout aussi remplie de charmes et de souvenirs, le domaine des Aubineaux (Forest Side à Curepipe), ancienne résidence du propriétaire du domaine théier de Bois Chéri, enfin, le domaine de Saint-Aubin (entre Rivière des Anguilles et Souillac), devenu une halte gastronomique. à côté de ces fleurons architecturaux, témoignant du savoir-faire des constructeurs de l’époque, de l’apport croisés de différentes civilisations et de l’art de vivre sous les tropiques de ces grandes familles qui ont eu entre les mains le destin du pays, sont également balisés des sentiers de la mémoire, sous forme de lieux reconstitués et de circuits de découvertes. à dix minutes de la capitale, « le Domaine-les-Pailles » en est un brillant exemple. Hommage à l’histoire du sucre, alors première source de richesse du pays, cette reconstitution de ce qu’était autrefois « l’art de vivre insulaire », est un véritable succès des circuits de découverte culturelle. Comme l’annonce sa publicité : « à ceux qui ne se contentent pas du soleil de la mer et des plages, le Domaine-les-Pailles racontera l’histoire d’une île ensorcelante et des hommes et femmes venus de divers continents qui choisirent d’en faire leur terre d’adoption. » (Islander, n° 12, p. 56) Dans la même optique, sont proposés des circuits thématiques : « L’Aventure du sucre » est l’histoire de la première industrie du pays, sur un parcours interactif dans l’enceinte de l’ancienne usine de Beau Plan à Pamplemousse ; « La Route du thé » est une invitation à découvrir la vie et l’activité autour de cette production, à partir de la visite du Domaine des Aubineaux. On regarde également en direction du patrimoine naturel. A côté de l’incontournable « Terre des sept couleurs de Chamarel », le touriste peut à présent apprécier les richesses faunistique et floristique des gorges de Rivière noire. Dans la lancée, de nouvelles idées fleurissent, et l’on envisage de valoriser le fonds de légendes du pays, attachés à des lieux symboliques : le Morne Brabant, relief détritique dressé dans le Sud de l’île, ancien refuge des noirs marrons, tire les siennes de la réalité de l’esclavage, tandis que le sommet de Muriah Pahar, censé représenter la tête d’un laitier ayant surpris des nymphes au clair de lune et puni de sa découverte, emprunte davantage à l’imaginaire populaire. Au total, la plupart des éléments livrés à la curiosité de l’étranger se rattachent à l’histoire économique du pays : commerce, industrie du sucre, production du thé, de la vanille, esclavage... ce qui révèle le poids de l’économique, autant dans le façonnement des mentalités que dans le rôle de pacificateur social. à côté de ces éléments du passé, chargés de témoigner d’une histoire commune et de véhiculer à l’extérieur l’image d’une identité collective, d’autres lieux, nouvellement créés, sont investis des mêmes fonctions, à l’instar du Caudan waterfront. Cet ambitieux programme de revitalisation de son front de mer, inscrit la capitale mauricienne dans une problématique mondiale de réinvestissement des friches portuaires. Les parties achevées, Caudan waterfront et Port Louis Waterfront, réunissent sur plus de cinq hectares, commerces de luxe, espaces ludiques, village artisanal, hôtel de standing, restaurants thématiques, cafés, casino, cinéma... le tout dans un style architectural mariant, avec plus ou moins de bonheur, patrimoine portuaire et constructions modernes. Ce nouveau morceau de ville à usage 164


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touristique, rapidement investi par la population locale, fière de l’exhiber aux yeux des visiteurs, fonctionne comme un espace de « neutralité­ culturel », par « l’effacement des marqueurs identitaires de production locale, derrière l’usage factice de signes culturels exotiques (...), donnant à l’altérité un caractère inoffensif... » (Decauna, 2002). S’élabore ainsi, dans ce nouvel espace chargé de véhiculer les symboles de la « mauricianité », n’appartenant en propre à aucune communauté, tout en étant le bien de tous, une nouvelle identité consensuelle, au travers de la démarche touristique.

Conclusion Pour une bonne part des Mauriciens, tourisme et mode de vie sont étroitement mêlés. Cette activité modèle les mentalités, soutient l’économie et fait partie intégrante du paysage. En ceci, elle constitue déjà un puissant facteur d’identification, désignant, sur la carte touristique, l’île comme étant la mieux nantie du Sud-Ouest de l’océan Indien. Comme dans bon nombre de pays, cette activité exerce, par contagion ou par intérêt, son lot d’effets pervers : européanisation des modes de vie, dégénérescence des musiques et danses traditionnelles, perversion des cérémonies religieuses, perte de dignité des habitants... Il importe toutefois de souligner son rôle dans la mise en scène d’une mémoire collective ralliant les suffrages des différents groupes, dans une stratégie économique certes, mais néanmoins fédératrice des forces vives internes. Toutefois, ce qui est donné à voir aux étrangers ne correspond pas nécessairement aux référents d’une culture intériorisée, profondément enracinée dans le substrat d’une tradition communautaire vivace qui constitue le fondement même de la nation et duquel l’individu tire sa légitimité existentielle. La société mauricienne se singularise donc par un jeu subtil, mais porteur d’ambiguïté identitaire, entre, d’une part, « une culture de façade », artefact d’une volonté économique partagée de vivre ensemble, qui emprunte cependant ses traits essentiels à l’héritage patrimonial et, d’autre part, le pluralisme culturel de ses communautés. Quelle que soit la tendance considérée, le tourisme participe indéniablement à la dynamique culturelle interne. n

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Bibliographie DECAUNA A., « Du front de mer aux parcs de Port Louis (Maurice) », in Géographie et cultures, n° 41, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 39-56. GROLLIER B., « Belles du temps jadis », in Océan Indien magazine, n° 21, sept/déc. 2005, p. 38-45. JAUZE J.M., « La pluriethnicité dans les villes mauriciennes », in Les Cahiers d’Outre-mer, n° 225, 57e année, 2004, p. 7-32. JAUZE J.M., « Patrimoine et identité dans les villes mauriciennes », in Les quais ou voyages transculturels, mélanges en l’honneur d’E. Maestri, dir. P. Eve, Saint-Denis, FLSH/CRESOI/Département d’Histoire, 2004, p. 269-285. LATOUCHE D., « Du bon usage de l’accommodement urbain », in Géographie et cultures, n° 26, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 25-44. LEFEVRE, D., L’organisation de l’espace à Maurice et à La Réunion : étude de géographie comparée, thèse de doctorat d’état, Université de Nice, 1996, 3 840 p. MAUDHO, A., Les impacts sociaux et spatiaux du développement touristique : étude du cas de Grand-Baie (Ile Maurice), mémoire de maîtrise de géographie, Saint-Denis, université de la Réunion, 2004, 114 f. + annexes. PREMLALL M., Mauritian cultural heritage, Beau Bassin, Maurice, Gold Hill Publication Ltd, 1995, 127 p. SHEIK AMODE HOSSEN J.J., La production ethno-centriste des identités socioculturelles à l’île Maurice, thèse de doctorat de 3e cycle, université de Provence, Aix-Marseille I, 1989, 692 p. SINGARAVELOU (dir.), Atlas de Maurice, Talence (France), CEGET, DYMSET, Moka (Maurice), MGI, 1997, 30 pl. Sites internet MTPA : http://www.mauritius.net/ CSO : http://statsmauritius.gov.mu/

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Les habitants de Polynésie française face au tourisme Caroline Blondy PRAG de géographie — Doctorante Université de La Rochelle Université de Bordeaux III Université de Polynésie française

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l faut sans doute commencer par définir ce que l’on entend par une identité insulaire. En géographie, l’identité peut être abordée à l’échelle d’un individu, d’un groupe social, désignant ce sentiment de singularité par rapport à une altérité doublé d’un discours, d’une conscience et d’un sentiment d’appartenance, mais elle peut être également étudiée à l’échelle d’un lieu. Elle désigne ainsi une construction sociale au sujet de ce lieu par des individus. Ainsi, un individu ou un groupe d’individu peuvent s’identifier à un espace et un espace peut avoir une identité. Cette notion d’identité semble a priori séduisante dans le cadre d’un espace insulaire. Cet espace « bien » défini, aux contours apparemment facilement appréhendables est-il porteur d’une identité ? Les populations vivant dans cet espace s’identifient-ils à ces lieux ? Le tourisme est très souvent perçu comme un mal destructeur et déstructurant (MIT, 2002) en termes d’environnement, de culture, etc. Son développement en milieu insulaire est ainsi souvent perçu de manière encore plus négative. La formulation de ce colloque « Les identités insulaires “face” au tourisme » le suggère et amène inéluctablement à se poser une question : le tourisme est-il une menace pour les identités insulaires ? Cette question induit en fait une réponse complexe que l’on ne pourra pas développer intégralement, mais l’on essaiera de donner quelques pistes pour montrer que le tourisme n’a pas que des effets pervers. 167


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La complexité de la notion d’identité dans le cas de la Polynésie française Parler d’identité insulaire en Polynésie française dans sa globalité n’est pas une évidence pour de nombreuses raisons. La première est purement géographique. La Polynésie française est un ensemble pluriarchipélagique de 118 îles regroupées en cinq archipels s’étendant sur un espace vaste comme l’Europe. Il s’agit donc d’un espace marqué par la distance, l’isolement, l’éclatement, et la discontinuité spatiale. Certes, comme a pu le démontrer Joël Bonnemaison, l’océan n’est pas vécu comme une rupture spatiale pour ces peuples océaniens, il n’en demeure pas moins que cette Polynésie est plurielle. Un habitant de Polynésie, avant de se sentir Polynésien, se sent bien souvent de « Huahine » , ou « Paumotu » , « Marquisiens » et Français. Il semble donc qu’il faille aussi s’interroger sur les identités polynésiennes car les hommes se revendiquent souvent d’une île, d’un archipel, sans oublier leur attachement à la France, parfois même avant de s’identifier à la Polynésie. Par ailleurs, l’histoire, comme dans de nombreux espaces ultramarins, rend plus complexe cette notion. L’arrivée des colons européens, et celle de travailleurs asiatiques ont permis un brassage ethnique qui lui aussi complexifie cette notion d’identité insulaire. La Polynésie française, comme la plupart des espaces ultramarins français, est un espace insulaire marqué, entre autres, par l’hétérogénéité démographique, culturelle, économique et sociale de sa population (communauté polynésienne, communauté métisse ou demie, communauté « popa’a » , communauté chinoise). Au final, on observe des populations aux modes de vie très différents, soit plus traditionnels (alimentation, langue, travail, religion, etc.) même si toute forme de modernité n’est pas absente à travers les trois indispensables « P » (portable, parabole, pick-up), soit (très) occidentalisés, soit proches du monde asiatique. Il semble donc évident que ces individus qui composent la communauté insulaire, malgré une exceptionnelle capacité des Polynésiens d’adaptation et d’intégration des éléments venus de l’extérieur, pourront avoir des discours, des consciences ou des sentiments d’appartenance quelques peu différents. Par ailleurs ils n’accorderont vraisemblablement pas les mêmes significations aux lieux. C’est d’autant plus vrai que l’on s’éloigne de Tahiti ou des îles les plus développées, véritables creusets démographiques et culturels où l’intégration a été plus forte. Il semble donc, là encore, que la notion d’identité insulaire au singulier vole en éclats. Enfin, cet espace anciennement colonisé a connu un processus d’acculturation fort. à l’arrivée des colons et surtout des missionnaires protestants et catholiques, les populations locales ont dû progressivement abandonner certaines composantes de ce qui construit une identité. La langue a été interdite dans les écoles, le français devenant langue officielle lors de la déclaration du protectorat français en 1842. Les pratiques vestimentaires, alimentaires ont été bouleversées : le tatouage a été interdit, les femmes ont revêtu les robes missionnaires et abandonné ce que les missionnaires considéraient comme nudité, le cannibalisme a été relégué au passé, etc. Les danses, jugées trop suggestives et sexuelles, ont été interdites. Depuis les années 1960, le développement des mouve Huahine est une île des îles Sous le Vent (Archipel de la Société). Puamotu : originaire de l’archipel des Tuamotu. Popa’a désigne le Blanc, l’Occidental.

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ments autonomistes et indépendantistes s’est accompagné d’une (re)construction d’identité. Cette communauté a souvent choisi de se tourner vers un socle culturel polynésien. Dans les années 1970, de nombreuses manifestations, des associations se sont créées dans le sens d’un renouveau culturel. étudier l’identité ou les identités insulaires en Polynésie doit donc prendre en compte ce contexte de mise entre parenthèse et (re)composition identitaire après une longue période de perte ou mise en sommeil de l’identité d’une partie de la population. Il semble nécessaire de trouver un « socle commun » à cette éventuelle identité insulaire polynésienne. La langue est souvent un ciment identitaire. Le parler n’est pourtant pas aussi « fédérateur » dans la mesure où en fait il n’existe pas une langue polynésienne mais plusieurs : le tahitien, le marquisien, le paumotu , etc. L’importance des liens familiaux dans les modes de vie polynésiens est sans doute un élément très important. Même si on observe une occidentalisation forte des schémas familiaux (foyer monocellulaire), surtout à Tahiti, le poids de la famille dans les pratiques quotidiennes reste fondamental. Aujourd’hui, les habitants de Polynésie originaires de cet espace insulaire, demis ou pas, ont des valeurs, des pratiques sociales, des représentations spatiales communes qui les lient. Constituent-elles une identité, la question reste entière pour chaque individu.

Le tourisme, un facteur d’acculturation et de déstructuration des identités insulaires ? Le discours classique sur le tourisme est généralement très négatif (MIT, 2003) : le touriste est cet autre qui pollue, qui déstructure la société, qui impose ses modes de vie, etc. Il est évident que ce discours est très largement inacceptable, le touriste est souvent celui qui amène des devises, qui permet l’amélioration des conditions de vie de la communauté, qui ouvre la société vers l’extérieur, s’intéresse plus ou moins à l’altérité et permet une redécouverte de la culture, des traditions, etc. Le tourisme par l’échange qu’il induit entre des individus allochtones et autochtones engendre des transformations dans les valeurs sociales et culturelles. Plusieurs exemples peuvent être avancés mais ils montreront que finalement ces évolutions peuvent être porteuses de progrès, ou bien que le tourisme n’est pas le seul facteur de mutation. Le tourisme est un facteur de transformation des représentations et de l’utilisation des lieux. Le lagon, avec ses plages de sables fin, ses eaux turquoises bordées de cocotiers, ses poissons exotiques multicolores nichés dans les patates de corail aux couleurs chatoyantes, est sans doute le lieu touristique par excellence dans ces îles polynésiennes, excepté aux Marquises, îles hautes sans barrière de corail. Les touristes venant en Polynésie sont majoritairement attirés par ce lieu qui focalisera la majorité de leurs activités allant de la simple baignade au tour de l’île en pirogue ou en jet-ski, en passant par la plongée, le sharkfeeding , les pique-niques sur les motus , etc. Le lagon est devenu une vaste aire de jeux, de pratiques ludiques pour les touristes. Or, une partie des Polynésiens ont intégré cette extase esthétique allochtone dans leurs représentations et leurs pratiques du lagon. En effet, mis Le paumotu désigne aussi la langue parlée dans l’archipel des Tuamotu. Le sharkfeeding est le « nourrissage » des requins. Le motu est un îlot corallien émergeant sur le récif.

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à part le secteur de la plongée, qui nécessite des connaissances techniques précises, toutes ces activités ludiques ont été développées et exploitées par des Polynésiens. Certes, cela ne signifie pas que toute la population a adopté cette image du lagon. Mais à l’origine, les Polynésiens n’ont pas d’approche esthétique, ou éventuellement contemplative, du lagon. Celui-ci est un garde-manger. Développer la visite de chemins coralliens à Bora Bora au départ n’est pas une évidence. Pourtant, progressivement, non seulement les Polynésiens ont pu développer une pratique professionnelle nouvelle du lagon mais aussi récréative. Si la baignade et s’étendre sur le sable n’est pas une pratique « naturelle » pour les Polynésiens, par imitation ils sont désormais un peu plus nombreux sur les plages publiques ou sur les plages de hôtels à s’adonner aux mêmes pratiques que les touristes. Dans l’imaginaire touristique, on parle souvent de l’accueil à la Polynésienne. La tradition d’accueil et d’hospitalité polynésienne a été forgée par les premiers découvreurs puis les premiers visiteurs. Les brochures de voyages mettent souvent en scène ce mythe en arborant de belles vahinés au sourire accueillant, offrant colliers de fleurs (Blondy, 2002). En fait, cette tradition d’accueil ne s’est pas perdue avec le tourisme. Beaucoup de touristes ayant visité les Antilles françaises soulignent le décalage fort entre ces destinations, les relations avec la population locale étant beaucoup plus détendues et le racisme absent. Néanmoins, il serait faux de dire que cette tradition n’a pas évolué. Homer Morgan, un des pionniers du tourisme polynésien d’origine anglo-saxonne raconte qu’à son arrivée en 1949, il fit le tour de l’île de Tahiti en trois semaines, allant de maisons en maisons. Les gens l’accueillaient chez eux lui offrant le gîte et le couvert. Aujourd’hui cette aventure est un peu moins fréquente. Le développement du tourisme et donc des structures d’accueil officielles ou officieuses empêchent ou freinent ce genre de contact entre visiteurs et population locale. Certains crient à la mercantilisation des rapports humains. Certes, une évolution s’est produite dans les rapports visiteurs/visités, mais on ne peut pas dire qu’elle est négative. Bora Bora est souvent l’objet de toutes les critiques. La population des autres îles dénonce souvent le développement touristique de cette île, refusant de perdre ou de monnayer son sourire, ou de prendre les visiteurs pour un « porte-feuille ». Ces propos sont à relativiser car sans doute aussi empreints d’une légère jalousie vis-à-vis de la réussite touristique de Bora. Si l’on prend le cas de l’hébergement chez l’habitant, accueillir quelqu’un chez soi, ouvrir sa maison à un étranger ne vont pas de soi quoique l’on en dise. La maison est un lieu tabu qui, dans la tradition polynésienne, est assez sobre dans son aménagement. Ce dernier n’est donc pas forcément adapté à recevoir des étrangers généralement habitués au confort occidental. Cela témoigne d’une évolution du rapport à l’altérité, l’adoption de valeurs ou de pratiques venues d’ailleurs. Or peut-on penser que l’ouverture à l’autre, à l’altérité ou à l’extérieur est négative ? Par ailleurs, cette « mercantilisation » permet à certaines familles de tirer des revenus de cet accueil. C’est une possibilité d’amélioration des revenus, de transmettre un patrimoine à ses enfants, etc. (Blondy, 2005). Le tourisme est un facteur de développement pour ces espaces insulaires. Dénoncer cette mercantilisation au nom de la préservation des traditions ancestrales revient à nier le droit au progrès social et économique des populations concernées. C’est un discours d’autant plus gênant que l’on se trouve dans des espaces insulaires parfois très isolés, peu dotés en ressources économiques autres La vahine est la femme en tahitien. Un lieu tabu est un lieu privé, interdit, préservé.

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que la pêche, la perliculture, l’agriculture dans les îles hautes qui connaissent déjà des difficultés. La Polynésie française n’a pas connu d’industrialisation. Le tourisme apparaît donc souvent comme la seule solution économique d’avenir. L’uniformisation des paysages, des modes de vie, des modes alimentaires et vestimentaires, des pratiques quotidiennes est très souvent également décriée. Le tourisme est souvent accusé de transformer les paysages. Il est vrai que la plupart des hôtels de Polynésie française sont des resorts réalisés suivant des normes de confort et parfois des normes architecturales conformes aux standards occidentaux. Ils constituent des enclaves. Ces complexes ont l’apparence de « villages » dans la mesure où ils ont une structure éclatée : des bâtiments et des espaces de vie en commun (piscines, restaurants, etc.) au centre, puis des chambres sous forme de bungalows ou fare10 individuels tout autour. Tous ces espaces sont noyés dans des espaces verts arborant des plantes tropicales. Les espaces de logement sont systématiquement de trois ordres : des chambres d’hôtel dans un bâtiment commun, ou des bungalows privés. Ces derniers peuvent être sur pilotis ou « terrestres ». Le bungalow sur pilotis est devenu un élément incontournable de l’image que se font les touristes de la Polynésie. Quasiment tous les grands hôtels polynésiens ont adopté cette silhouette mi-terrestre mi-maritime articulée par un ponton desservant des fare sur pilotis. En systématisant cette structuration lors de la construction d’hôtels, le tourisme a participé à la création du mythe polynésien et certainement à une transformation et une uniformisation de l’architecture et des paysages. Certes, à l’origine, le fare sur pilotis n’a pas d’existence dans la culture polynésienne, il n’a été construit que pour répondre aux fantasmes des touristes hypnotisés par les couleurs du lagon, la faune aquatique qu’ils peuvent désormais observer, assis dans leur sofa à travers une vitre incorporée dans le plancher du fare. Néanmoins, à l’heure actuelle, ces fare sont les constructions qui ressemblent le plus aux anciennes maisons. De plus, seuls les hôtels utilisent encore des matériaux locaux (toits en pandanus, boiseries sculptées, utilisation de la nacre pour la décoration, etc.) car ils sont souvent les seuls à pouvoir assumer l’entretien de telles structures. Partout ailleurs ce ne sont pas les résidences qui fleurissent sur le littoral tahitien ou les fare MTR11 qui fon t figure de conservatoire de l’architecture traditionnelle ! Les modes alimentaires et vestimentaires ont largement évolué également. Le ma’a12 traditionnel est désormais relégué aux jours de fête, le poisson a été largement remplacé par le poulet importé, les hamburgers, les sodas ont fait leur entrée dans l’alimentation polynésienne. Il est cependant très difficile de généraliser sur l’alimentation. Selon leur origine, selon le niveau de vie, les habitants de Polynésie peuvent avoir des pratiques très différentes. L’occidentalisation est néanmoins évidente. Beaucoup vont même jusqu’à dire que l’arrivée des deux Mac Donald à Tahiti est à mettre en relation avec le développement du tourisme. Cette affirmation nous semble exagérée. On le sait, la fréquentation de ces fast-foods est le fait de la population locale et non celle des touristes. Les modes vestimentaires ont également largement évolué. Le jean, les vêtements de sport, les marques américaines ont conquis les jeunes générations. Mais il faut ici aussi relativiser le rôle du tourisme. La colonisation avait déjà en son temps imposé la robe missionnaire. Enfin, souvent, le Les resorts sont des complexes hôteliers intégrés où les trois éléments de tout produit touristique sont réunis (hébergement, restauration, commerces et activités) 10 Le fare en tahitien est la maison. 11 Les fare MTR sont des maisons préfabriquées toutes assez proches en termes architecturaux. 12 Le ma’a signifie repas en tahitien.

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tourisme est accusé de détruire les pratiques sociales et culturelles. Le tourisme aurait déstructuré la famille, élément fondamental dans l’identité sociale polynésienne. Le travail féminin dans les hôtels est considéré comme étant à l’origine d’une perte de repères familiaux pour les jeunes générations. L’emploi touristique amène les salariés à travailler à des horaires très différents des rythmes de vie traditionnels, éloignant la mère de son foyer et livrant les enfants à eux-mêmes. Ce discours nous semble très conservateur. Le travail des femmes est avant tout une forme d’épanouissement et d’indépendance. Le salariat féminin dans les hôtels pose aussi problème dans les couples. Les maris ont du mal à accepter que leur femme travaille dans les hôtels, lieux alors associés à la débauche, la séduction et l’adultère. Ces propos sont sans doute, là encore, à nuancer. Il ne faut pas oublier que l’on observe très souvent un travail familial dans les hôtels. Plusieurs membres d’une même famille peuvent s’y cotoyer, ce qui limite, au moins en théorie, ces problèmes. Par ailleurs, il existe parfois de véritables dynasties familiales dans les hôtels : on travaille dans l’hôtel voire dans un service de mère en filles, ou de père en fils. Le lien familial est donc bien présent. Cela pose d’ailleurs bien souvent des problèmes de gestion de personnel, les uns refusant de se trouver sous les ordres des autres. Par ailleurs, dans le cas de structures touristiques plus petites (hébergement chez l’habitant, prestations d’activités) on s’aperçoit que très souvent la pratique professionnelle renforce au contraire les liens familiaux. Les pensions de famille d’îles différentes échangent de la clientèle (Blondy, 2005). Aux Marquises, on s’aperçoit qu’il existe de véritables dynasties touristiques à l’échelle des îles. Toutes les structures, hébergement chez l’habitant, prestations d’activités, snack, etc, sont tenues par des membres d’une même famille. L’activité touristique exploite donc le fonctionnement en réseau de ces familles. Loin de déstructurer le lien familial, il le renforce. Il en est de même des pratiques culturelles. Le tourisme travaille au service de la culture polynésienne. Beaucoup s’offusquent d’une folklorisation de la culture par le tourisme dans le développement de centres artisanaux, dans la création de lieux comme le Tiki village à Moorea. Ils ont au moins le mérite d’exister même s’ils instrumentalisent les traditions et mettent en scène la culture polynésienne. Mis à part le Heiva, fêtes de juillet où l’on observe des concours de danses, de chants, d’épreuves sportives traditionnelles (courses de va’a13, courses de portée de fruits, etc.), d’artisanat, la culture et les traditions polynésiennes se montrent peu à voir. Ce sont les hôtels qui, très souvent, permettent aux groupes de danses, de chant voire à l’artisanat d’avoir une vitrine toute l’année. à Tahiti, le Méridien et l’Intercontinental organisent des minis Heiva et permettent aux concours de danses de se poursuivre dans la saison. Depuis 8 ans, le Méridien organise aussi le festival de la danse du feu en octobre/­novembre. Le gagnant du festival organisé par l’hôtel devient le représentant de la Polynésie française au championnat du monde. L’hôtel Radisson a mis en place un centre artisanal assez développé au sein de ses bâtiments, permettant ainsi aux touristes de découvrir tressage de paniers, confection de colliers de coquillages, utilisation de la nacre quand la mamma qui garde le centre est en train de travailler. Certes, il s’agit pour les hôtels d’occuper leur clientèle plus que de s’investir réellement dans une mission de conservatoire de la culture et des traditions ancestrales, mais peu importe, le résultat est une sauvegarde de savoir-faire et d’une culture basés sur l’oralité, en voie de disparition. En conclusion, on peut insister sur la complexité du rôle du tourisme dans l’évolution des sociétés. Actuellement, la mondialisation, l’uniformisation de pratiques, des cultures se diffusent sans doute 13 Le va’a désigne la course en pirogue.

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beaucoup plus encore par les medias que par le tourisme. Or, la télévision est devenue un « outil » indispensable dans les foyers polynésiens. Il suffit de regarder combien les paraboles ont fleuri sur les toitures des maisons ou des résidences un peu partout en Polynésie même dans les quartiers les plus défavorisés. Un reportage récemment diffusé sur Arte, faisant le récit des aventures de La Boudeuse dans les eaux polynésiennes, notait avec justesse le rôle de la télévision dans la société marquisienne. A Fatu Hiva, île isolée et très peu touristique, la télévision montre qu’elle est une arme bien plus destructrice que le tourisme. Les jeunes désoeuvrés passent des heures devant l’écran et s’imprègnent d’une culture, de valeurs, de modes de vie occidentaux. Plus qu’une menace, le tourisme doit être considéré comme une chance. Il est de plus en plus aux mains de la population locale. Certes, les grands hôtels sont gérés par des chaînes internationales, mais une chaîne locale, les Pearl Beach s’est développée, et les propriétaires fonciers sont généralement des locaux. Par ailleurs, c’est majoritairement la population locale qui a développé l’hébergement chez l’habitant et qui tient les prestations d’activités touristiques. Le tourisme est donc un facteur d’ouverture à l’altérité, une source d’enrichissement certes économique mais aussi culturel dans les échanges qu’il induit entre visiteurs et visités. n

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Bibliographie BACHIMON P., « De l’éden au paradis touristique, Tahiti dans la géographie des espaces paradisiaques », in Geo-Pacifique des espaces français, p. 163-176. Textes réunis par LE BOURDIEC P., JOST C., ANGLEVIEL F., Nouméa, CTRDP et Géopacifique, 1996. BLONDY C., Tourisme, développement local et représentations en Polynésie française : vers une nécessaire diversification de l’image touristique ?, DEA de Géographie, sous la direction de François BART et Guy DI-MEO, université Bordeaux III, 2002, 216 p. BLONDY C., « Le tourisme en Polynésie française : les acteurs privés de l’hébergement dit “chez l’habitant” (exemples des îles hautes de Tahiti et Moorea, archipel de la Société) », in Les cahiers d’Outre-Mer, avril-juin 2005, n° 230, vol. 58, 2005, p. 153-188. DEWAILLY J.-M., FLAMENT E., Géographie du tourisme et des loisirs, Paris, SEDES, (Coll. Dossiers des images économiques du monde), 1993, 287 p. GAY J.-C., « Le tourisme en Polynésie Française », in Annales de géographie, vol. 103, n° 577, 1994, p. 276-292. GAY J.-C., L’outre-mer français, un espace singulier, Paris, Belin, (Coll. Belin sup. géographie), 2003, 222 p. MIT (Mobilité, itinéraire et territoires), Tourisme 1. Lieux communs, Paris, Belin, , 2002, 320 p. MIT (Mobilité, itinéraire et territoires), Le tourisme, acteurs, lieux et enjeux, Paris, Belin, (Coll. Belin sup. géographie), 2003, 304 p.

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Mise en tourisme du Cap Vert : conditions et effets sur l’identité du territoire Nadège Kokel Doctorante en géographie Laboratoire OTELO, université de La Rochelle

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ur la base des caractéristiques géographiques et historiques des îles du Cap Vert, ainsi que d’enquêtes de terrain, nous mettrons en évidence les principaux éléments de la culture capverdienne. Sont-ils utilisés comme référents pour promouvoir un tourisme naissant ? L’image véhiculée est-elle identique à l’image que se font les Capverdiens de leur culture ? Et à l’image perçue par les touristes ? Enfin, après une présentation du fait touristique au Cap Vert, nous traiterons des impacts du tourisme, ou plutôt des tourismes, sur l’identité du territoire.

Les référents culturels Le Cap Vert est un archipel de l’océan atlantique formé de dix îles (dont neuf sont habitées) et huit îlots, situés à environ 500 km des côtes sénégalaises. Les îles, découvertes en 1460 par les portugais, se répartissent en deux régions. Au Nord se trouvent les îles Barlavento (« au vent ») : Santo Antão, São Vicente, Santa Luzia, São Nicolau, Sal et Boavista ; au Sud les îles Sotavento (« sous le vent ») : Maio, Santiago, Fogo et Brava. 175


Nadège Kokel Archipel du Cap Vert (Source : http://pedagogie.ac-aix-marseille.fr/ etablis/lycees/Montgrand/led.htm)

La situation géographique du Cap Vert, au carrefour des continents américain, africain et européen joua un rôle primordial dans l’histoire de l’archipel. Il servit d’escale maritime pour le ravitaillement des navires traversant l’Atlan­tique et, dès le xviie siècle, il joua un rôle de plaque tournante pour le commerce d’esclaves vers l’Amérique. Cette terre sans population autochtone se peupla lentement, à la fois de colons blancs et d’esclaves noirs. Un processus de métissage entre ces deux peuples se développa très tôt. Lieu de transit, le Cap Vert est aussi un pays d’ancienne culture migratoire, notamment d’immigration internationale qui débuta dés la fin du xviie siècle et se poursuivit en diversifiant ses destinations (états-Unis, Europe, Afrique). Le Cap Vert compte actuellement davantage de ressortissants vivant à l’étranger (environ 600 000) que de locaux (500 000 en 1999). La diaspora capverdienne dispersée dans le monde poursuit le phénomène de métissage des hommes et de la culture : les familles dont un membre a émigré s’intéressent à son pays d’accueil et découvren­t ainsi une nouvelle culture, un nouveau mode de vie, à travers les histoires, l’argent et les cadeaux qu’elles reçoivent. Petit à petit, les résidents adoptent certains éléments culturels venant de l’étranger. Ce phénomène est largement amplifié par l’omniprésence de la télévision dont les programmes sont généralement brésiliens ou portugais et par le développement du tourisme. De cette histoire particulière sont nés les référents de l’identité culturelle capverdienne. Une enquête réalisée dans l’archipel auprès de la population, identifie les principaux éléments constituants l’identité du pays, soit : le métissage et la langue créole qui en résulte ; l’émigration ; la musique ; la danse ; la gastronomie. Sont également évoqués, mais de manière plus épisodique, les fêtes, l’art et l’artisanat. Au vu des résultats de cette enquête, il semble ici plus justifié de parler d’identité capverdienne que d’identité insulaire. En effet, aucune des personnes interrogées ne fait référence à l’île ou à l’archipel. Plusieurs explications peuvent être avancées : l’île peut être un élément totalement intériorisé, et donc apparaître comme une évidence que l’on n’évoque pas, il est également possible qu’il s’agisse d’un biais dû à l’enquête elle-même (réponses faites à des « étrangères travaillant sur le tourisme »). Un des éléments revendiqués comme constitutif de l’identité capverdienne est le « métissage » qui concerne aussi bien les peuples que les cultures. Pour ces dernières, il ne s’agit pas de simples N. Kokel, L. Ehrlich, « enquête perception » réalisée auprès d’un public varié de Capverdiens (enfants, étudiants, employés, cadres, chômeurs) principalement sur les îles de Sal, São Vicente et Santo Antão (mars-juin 2006) dans le cadre de mémoire de DEA (L. Ehrilch) et de thèse (N. Kokel), avril 2006.

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Mise en tourisme du Cap Vert : conditions et effets sur l’identité du territoire

échanges culturels, mais d’une véritable émulation, entre les continents africains et européens, dont il résulte une nouvelle culture avec ses propres modes d’expression. L’enquête révèle ainsi que la population ne se considère ni comme africaine, ni comme européenne, mais capverdienne. Le premier élément engendré par la confrontation des différents peuples rassemblés sur les îles est sans doute le créole, qui peut être considéré comme l’expression phonétique du métissage culturel. Le creolo est issu du besoin de communication entre esclaves de différentes éthnies et entre colons et esclaves. Il est donc une synthèse entre le portugais archaïque et les langues africaines importés par les esclaves. Ceux-ci ont, par la suite, développé ce corpus linguistique, pour en faire une langue, leur langue : le créole capverdien. La musique, qui tient une place très importante à la fois dans la vie quotidienne et dans le déroulement des fêtes, est également un fruit du métissage. Issue de la conjugaison de sons, de rythme et d’instruments européens et africains puis latins, « la musique “créole”, métisse, comme son peuple » , se révèle être un « symbole [de l]’identité capverdienne » . L’exemple emblématique est la morna, issue d’une rencontre entre le fado portugais et les rythmes africains. Rendue célèbre grâce à Césaria Evora, elle est souvent décrite comme « l’expression de l’âme du peuple capverdien » . La gastronomie capverdienne est, elle aussi, à la jonction des cultures africaine et européenne (portugaise). Ces quelques exemples, cités par des capverdiens, montrent combien l’histoire du Cap Vert, indissociable du métissage de deux peuples et de deux cultures, a influencé l’identité du pays. Les touristes identifient un autre élément caractéristique du Cap Vert : la morabeza, mot typiquement capverdien, qui résume à la fois l’accueil, la douceur, la spontanéité des capverdiens. « Faire quelque chose avec morabeza » signifie faire les choses avec amour, pour faire plaisir . Ces référents sont utilisés à divers degrés dans la promotion touristique du pays mais sont encore toutefois peu valorisés. Ainsi, la musique est devenue un élément de communication et de promotion internationale (grâce à Césaria Evora) mais, une fois sur l’archipel, il est parfois difficile pour le touriste de pouvoir écouter des musiques traditionnelles. La communication sur l’histoire du pays est aussi très faible.

Le tourisme Ce manque de promotion culturelle peut s’expliquer par le fait que le tourisme est un phénomène récent au Cap Vert (réel commencement en 2000). Le nombre d’entrées sur le territoire a en effet commencé à augmenter entre 1995 et 1999 (respectivement 27 747 à 67 000 entrées), puis a connu un accroissement considérable en 2000 (plus de 145 000 entrées) pour finalement atteindre plus de 1 840 00 en 2004. Le tourisme est donc considéré comme un secteur prometteur , dans ce pays disposant de peu de ressources, mais divers facteurs font que ses retombées sont réparties de manière non homogène sur le territoire.

N. Kokel, L. Ehrlich, id. Directel Cabo Verde, Guide touristique du Cap Vert 2006 PROMEX, Guide touristique officiel id http://www.caboverde.com/music/morabrec.htm INE. DGT, Journée économique, Paris.

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Nadège Kokel

Nous avons vu que les capverdiens étaient en contact avec le reste du monde grâce aux émigrés et à la télévision. Ils connaissent donc les différents styles de vie des touristes. La distance culturelle entre résidents et touristes (principalement européens), facteur important dans l’impact du tourisme sur le patrimoine culturel, est donc faible au Cap Vert, même si les niveaux de vie sont relativement différents. L’influence des touristes dépendra donc plus de leur nombre et de leurs pratiques touristiques que de l’écart culturel. La fréquentation diffère grandement d’une île à l’autre et dépend de nombreux paramètres plus ou moins reliés. Parmi eux, les attractions naturelles, principalement la mer et la montagne, conditionnent par exemple à leur tour le type de tourisme qu’il est possible d’y pratiquer. En parallèle, les volontés politiques (promotion, infrastructures…), l’ancienneté de la destination, la vitesse de dévelop­ pement, l’implication de la population, ses relations avec les touristes sont autant d’éléments qui devront être pris en compte pour nuancer l’influence du tourisme sur l’identité capverdienne. Une approche intéressante consiste à classer les îles en fonction de leurs potentiels naturels et par conséquent en fonction du ou des type(s) de tourisme étant ou pouvant être développé. Le tourisme balnéaire fut le premier à se développer et représente actuellement l’activité touristique principale. Il concerne les « îles plates » de Sal (70 % des touristes en 2003), Boavista, et certainement Maio dans les années à venir. Diverses raisons expliquent cette dominance de Sal : présence de l’aéroport international, intérêt des investisseurs, publicité, majorité des établissements hôteliers, prix élevé des vols inter-îles limitant les déplacements… Les visites ou randonnées étant peu nombreuses dans ces îles, les touristes y séjournant, viennent généralement passer quelques jours au soleil, se reposer, se baigner ou pratiquer des sports nautiques. Ils logent à Santa Maria dans les grands hôtels (que certains ne quitteront que pour la traditionnelle visite de l’île en 4x4 ou en aluguer). Ce type de tourisme apparaît peu approprié pour le contact avec les habitants (mis à part le personnel de l’hôtel) ou la découverte de la culture capverdienne (en dehors des « soirées musicales traditionnelles » des hôtels). La grande disponibilité en artisanat africain et certaines méthodes de vente induisent également parfois une confusion entre la culture du continent africain et celle de l’archipel. Le tourisme dit « de nature », concernant essentiellement les « îles de montagnes » (Santo Antão, Fogo, Brava), est plus récent mais dispose de grandes possibilités de développement. La randonnée, le VTT, le canyoning, le cheval permettent de découvrir des paysages grandioses. Cependant, par manque de promotion, de logements, de transports, ces îles n’accueillent respectivement que 3 %, 1 % et 0 % des touristes. Les touristes, principalement de petits groupes souvent accompagnés dans leurs excursions par un guide local, sont peu nombreux et dispersés sur l’île. L’hébergement se fait principalement dans des pensions, résidences ou de petits hôtels dont une majorité appartiennent à des capverdiens. La population participe donc au développement touristique de ces îles. Les îles de Santiago, São Vicente et São Nicolau peuvent prétendre au titre « d’îles de plages et de montagnes », mais affichent elles aussi une grande disparité de fréquentation (respectivement environ 28 000, 18 000 et 900 touristes) dûe à la différence de promotion, de facilité d’accès, d’infrastructures. Santiago, et surtout São Vicente et ses fêtes, son carnaval, ses artistes, commencent également à développer un tourisme « culturel » dont l’objectif est la visite de sites, vestiges ou monuments du Cap Vert, la découverte d’un peuple, de son histoire et de ses coutumes. 178


Mise en tourisme du Cap Vert : conditions et effets sur l’identité du territoire

Impacts culturels du tourisme Ces différents tourismes et leurs caractéristiques (ancienneté du développement, fréquentation, implication de la population) ont des effets variés sur les référents identitaires cités auparavant, mais aussi sur des éléments comme l’attribution et l’utilisation des terres qui, même s’ils n’ont pas été cités par les capverdiens comme faisant partie de leur identité culturelle, semblent l’influencer depuis longtemps. Le tourisme crée des emplois (plus de 1 500 emplois directs) inégalement répartis dans l’archipel (43 % à Sal, 18 % à Boavista, 5 % à Santo Antão), ce qui induit des migrations de plus en plus importantes vers les centres touristiques de Sal, Boavista ou Santiago et donc une redistribution des populations dans l’archipel. Ce phénomène entretient le fait migratoire et ses conséquences habituelles comme le vieillissement de la population des campagnes, la dislocation des familles ou des problèmes de logements dans les lieux où ces migrants « inter-île » se concentrent. Ces logements ne sont pas assez nombreux sur les îles concernées et la spéculation immobilière dûe au développement touristique les rend souvent inaccessibles. Bien que les Capverdiens restent norma­lement prioritaires lorsque le gouvernement vend des terres, et même si elles leurs sont proposées à des prix inférieurs à ceux demandés aux étrangers, l’acquisition de terrain sur les îles les plus touristiques est de plus en plus difficile étant donné le niveau des salaires. La création des zones de développement touristique, des parcs naturels ou autres aires protégées modifie également, de part leur statut, les possibilités d’acquisition de terrain ou de leur utilisation. Apparaît aussi une « séparation » des habitats au sein des îles balnéaires où touristes et habitants ne logent plus au même endroit. Ainsi, à Sal, seulement trois établissements hôteliers sont situés à Espargos, centre « de vie » des Capverdiens. Les touristes sont eux concentrés à Santa Maria où ils ne côtoient alors généralement les Capverdiens que dans le cadre de leur travail et donc dans un rapport humain faussé de clients à employés. à Santa Maria, la faible proportion d’habitants capverdiens et l’organisation de « soirées traditionnelles » dans les hôtels sont pour certains à l’origine de la quasi disparition de l’animation nocturne des rues (petits groupes jouant des airs typiques). Il devient également difficile d’y trouver un restaurant où l’on sert des plats traditionnels, la cuisine européenne devenant plus fréquente. En revanche, dans les îles « de montagne », les structures d’hébergement sont au milieu des habitations, les touristes se promènent plus, ils peuvent donc facilement rencontrer les Capverdiens, observer leur vie quotidienne et par exemple assister facilement à de « petits concerts » plus ou moins improvisés, goûter aux spécialités locales… Le tourisme peut également permettre à des populations de revenir ou de se maintenir sur des terres autrefois habitées, puis désertées à cause de la sécheresse. Ainsi, dans la région de Juncalinho à l’est de São Nicolau, il existait encore dans les années quatre-vingt une activité agricole. Malgré de nombreux travaux et investissements, la sécheresse empêchant le maintien des cultures entraîna l’abandon de ces terres et de quelques petits villages il y a plus de 15 ans. Actuellement, la perspective du développement touristique entraîne par exemple la création d’une pension sur l’initiative privée d’anciens habitants du village de Juncalinho qui ne vivent plus au village mais y viennent en villégiature le week-end. On assiste alors à une transformation de l’utilisation des terres, au passage d’un mode de vie agricole traditionnel à « une économie de service ». L’activité touristique permet aussi parfois de conserver le patrimoine culturel. C’est le cas à Sal où les salines, lieux très touristiques, ont été rachetées par un investisseur italien qui y maintient une activité traditionnelle, tout en développant par exemple en 179


Nadège Kokel

parallèle des soins du corps. à Santiago, Cidade Velha est considérée comme le centre historique du pays. Le tourisme et la prise de conscience de l’intérêt du patrimoine ont permis d’y rénover certains monuments (forteresse, église) et donc d’entretenir la mémoire du pays. L’attrait de l’emploi attire également des étrangers, principalement des Africains de la côte ouest, dans le but de faire du commerce. Ils tirent profit du manque d’artisanat local pour vendre de l’artisanat africain. Le gouvernement tente de lutter contre la « vente ambulante » que certains pratiquent et qui relève parfois plus du harcèlement que de la vente. Ces méthodes ne sont guère appréciées des Capverdiens qui associent de plus quelques fois l’arrivée croissante de ces Africains aux problèmes de logements, de chômage, de croissance de la délinquance. Ceci crée parfois un climat tendu entre Capverdiens et Africains, voire des propos racistes, très éloignés des origines et de la culture métisse fondatrice. Un autre phénomène de rejet s’observe également parfois vis-à-vis des touristes dans les îles balnéaires, principalement à Boavista où le luxe des hôtels étrangers (piscine, eau courante à volonté…) contraste avec le peu d’infrastructures de base de l’île (manque de routes, d’eau courante ou d’électricité). La croissance du tourisme all inclusive et les faibles bénéfices que la population en tire, la faible implication de cette dernière dans le développement, ajouté au fait que certains terrains ont été achetés à la population par le gouvernement, mais n’ont pas encore été payés, ont entraîné l’exacerbation d’un sentiment de xénophobie opposé à la morabeza si caractéristique du pays.

Conclusion Les impacts positifs et négatifs du tourisme sur l’identité capverdienne sont encore limités du fait de l’apparition récente du phénomène touristique et de la fréquentation encore relativement faible de la plupart des îles et doivent être nuancés selon les types de tourisme développés. La communauté émigrée, et par la suite la télévision, ont joué un rôle de tampon entre la culture capverdienne et le reste du monde qui a largement atténué les effets considérés comme néfastes du tourisme (perte identitaire, acculturation, choc culturel…). Le Cap Vert est actuellement à un stade de développement où il devra prendre rapidement des décisions quant aux orientations touristiques qu’il souhaite suivre. S’il s’engage, comme souhaité par de nombreux dirigeants régionaux, vers un tourisme « durable », il devra alors valoriser les référents tirés de sa culture et des héritages liés à sa situation géographique. n

Bibliographie Directel Cabo VerdeGuide touristique du Cap Vert 2006 PROMEX, Guide touristique officiel http://www.caboverde.com/music/morabrec.htm Statistiques : Institut national des statistiques (INE) Direction générale du tourisme (DGT), Journée de promotion économique du Cap Vert, Présentation à Paris. Michel Lesourd, états et sociétés aux îles du Cap Vert, éditions Karthala, 1996 180


L’île d’Izaro : un facteur identitaire Aingeru Zabala Doctorant en histoire Chef de section du patrimoine documentaire Universidad de deusto y disputacion foral de Bizkaia

S

i la convocation à cette réunion est faite à partir de la considération identitaire des espaces insulaires, permettez-moi de faire, à titre d’introduction, une réflexion préalable : Izaro est une île située sur la côte basque, zone maritime dans laquelle se situent quelques autres îlots proches de la côte et plusieurs grands rochers. En basque, la langue propre du lieu, île se dit « Izaro » ; ce qui fait qu’Izaro est l’île par excellence, les autres peuvent avoir différents noms, mais il n’y en a qu’une qui est « L’île ». Dans ce sens on reconnaîtra à cette île un solide caractère identitaire, quelles que soient les considérations légitimes que l’on puisse faire à partir d’autres perspectives. L’île d’Izaro , située sur la côte basque en face des localités péninsulaire de Bermeo et de Mundaka, à une distance de près de trois kilomètres de la première et un peu plus de deux de la seconde, constitue, avec le promontoire du cap de Machichaco et celui du rocher d’Ogoño, la Baie de Bermeo, l’espace maritime que l’on peut considérer comme l’embouchure de la ria de Mundaka. L’île, de forme trapézoïdale est orientée Une première image d’Izaro se trouve dans l’itinéraire de Pierre Garcíe de 1483, voir Erkoreka Anton, Izaro Historia y tradiciones, Bilbao, 1997, p. 37.

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en direction NW/SE ; elle est longue de 635 mètres et large de 200, sa hauteur maximale étant de 46,39 mètres. Durant les marées basses, son extension augmente notablement, car une partie de ses environs reste à découvert, aussi bien dans la zone nord que dans la zone sud. Vers le nord-est de celle-ci, et à environ 200 mètres de distance, émerge le rocher appelé Potorro-arri et bien que l’accès à Izaro, tout au moins à sa partie supérieure, est difficile, il se fait par un embarcadère, en partie naturel, situé à son extrémité sud-est, qui est prétentieusement appelé « le Port ». Du point de vue géologique, il s’agit d’une petite colline du pléistocène supérieur, lorsque le niveau de la mer était à environ 100 mètres plus bas que celui d’aujourd’hui, qui s’est séparé du littoral à la fin de cette époque géologique. Autrefois, on attribuait l’appartenance de l’île au Complexe supraurgonien mais aujourd’hui, « étant donné ses traits sédimentaires, tant en lithium qu’en bio-faces », on est d’accord pour « rendre son assignation plus conciliable avec le complexe urgonien » . Dans sa formation, on aperçoit plusieurs cavités ou grottes. Celle dont l’accès est le plus facile se situe à quelques mètres du « Port », son entrée mesure environ trois mètres de largeur par 0,60 de hauteur et atteint une profondeur d’environ sept mètres, avec une légère rampe. à l’intérieur on trouve une cavité d’environ 5,40 mètres de largeur par 2,10 de hauteur ; sur la face nord, à peu près à mihauteur (huit mètres au-dessus du niveau de la mer) on trouve la seconde, orientée vers l’ouest avec toutes les caractéristiques d’une grande fissure de 3,5 mètres de largeur par 8,8 mètres de hauteur mais avec un petit parcours intérieur ascendant ; à environ 100 mètres plus au nord s’ouvre une autre bouche de dimensions très réduites et même une quatrième, vingt mètres plus en avant en direction ouest, près de la pointe, également très réduite. Le sommet de l’île est relativement plat avec une surface d’environ 40 000 mètres carrés ; près du 60 % de la surface totale est couverte de terre, face au reste de l’île qui est composée de roche vive et de pierres ou de galets sur quelques petites plages. En 1919, l’UNESCO a déclaré la zone de l’Urdaibay comme l’une des réserves de la biosphère, ce qui convertit l’île d’Izaro en une zone protégée. Aux environs de 1946, un botaniste a fait une étude sur la composition de la flore de l’endroit, mais aujourd’hui quelques-unes des espèces recensées alors ont disparu. Plus tard, en 1980, un nouveau catalogue de la flore a été réalisé, mais il faut de nouveau déplorer quelques pertes. En réalité, de façon non académique, nous pouvons dire qu’il a existé dans le passé quelque chose qui ressemblait à un pâturage dans la zone supérieure de l’île et qui n’existe plus aujourd’hui ; on peut imputer cette perte à la grande sécheresse éprouvée en 1989. Par la suite, et encore à l’heure actuelle, de sérieux efforts sont faits pour réimplanter la flore. Mais du point de vue de la faune, il faut tenir compte que « les processus qui ont lieu dans l’île d’Izaro sont extrêmement dynamiques » car il se produit encore maintenant, d’une manière sensible, une forte transformation de sa végétation, sans que l’on puisse classer ces changements comme bons ou mauvais ; ils sont simplement la réaction de l’écosystème aux variations des conditions environnementales. Ce qui est grave, c’est que l’on observe quelques dangers d’extinctions de certaines espèces végétales spécialement intéressantes, ce qui fait que l’accès à l’île doit être très contrôlé. Il se passe quelque chose de semblable avec la faune car, bien qu’il est vrai que dans le passé il y a eu une abondance de lapins, sans que l’on sache quand il furent introduits dans l’île, et que selon nos observations on y trouvait également la présence de moutons et de chèvres dans les pâturages. Il n’existe plus aujourd’hui une telle possibilité. Les habitants actuels de l’île sont les oiseaux. Précisé Onarteetxebarria Jon, Renteria Vicente, Estudio, diagnosis y medidas de actuación en el ecosistema de la isla de Izaro (Bermeo), inédit, 1998.

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L’île d’Izaro : un facteur identitaire

ment l’espèce de mouette appelée patiamarilla (« patte jaune »), espèce sédentaire dont on calculait en 1998 qu’il y avait 1 200 couples en nette expansion, ce qui l’amène à être la plus grande colonie de son espèce sur le territoire cantabrique ; des oiseaux qui, d’autre part, sont le plus grand facteur d’agression de la végétation de l’île. Il y a d’autres espèces sédentaires dans l’île, bien que de moindre population. Elle est également utilisée comme zone de dortoir ou de passage d’espèces migratoires tels que le paiño européen (oiseau marin de la famille des hydrobates pelagicus) et la garzette commune. Bien que de dimensions réduites, l’île a sa propre toponymie, spécialement depuis la mer, car les pêcheurs de la zone l’utilisent fréquemment comme référence. Des noms comme Artxikote, Madalenape, Plantxadie et ainsi de suite, jusqu’à un minimum d’une douzaine, bien qu’ils n’apparaissent sur aucune carte, sont amplement connus par les pêcheurs et les habitants des villages environnants. Elle a également sa propre histoire, ainsi qu’un grand nombre de légendes et traditions propres. Entre autres parce que l’île, bien qu’elle était à l’origine inhabitée en 1422 a cessé de l’être pour une période au cours de laquelle se sont forgée à la fois l’histoire et les légendes. Les premières sur les propres origines de l’établissement, car cela en fait le siège de templiers, lieu d’une brève retraite de San Antonio de Papua aux alentours de 1231, et même le siège d’un petit ermitage, peut-être l’invocation de la Marie-Madeleine, et siège de quelques personnes en retraite au cours du xive siècle. Quoi qu’il en soit, la cession de l’île de la part du conseil municipal à un moine franciscain lui a permit d’y fonder un couvent, un peu plus qu’un ermitage, qui puisse abriter au minimum six autres compagnons. En 1457, le couvent est visité par le roi Enrique iv de Castille puis, en 1476, Fernando le Catholique, Doña Isabel la Catholique et sa fille et héritière Doña Juana, s’y rendent au cours du mois de septembre 1483. Les décennies suivant l’érection du couvent, c’est-à-dire, tout au long de la seconde moitié du xve siècle, sa réputation fut telle qu’il attira même des visites royales et de multiples donations qui permirent la construction d’un bel édifice, d’un bon accès depuis l’embarcadère ou le port de l’île et l’accumulation, au cours des siècles, d’un considérable patrimoine artistique .

L’embarcadère en question était le petit port signalé plus haut et les escaliers d’accès furent au nombre de 254 marches environ, à présent pratiquement disparues. Le couvent, pour sa part, atteignit bientôt sa configuration ; il s’agissait d’un ensemble considérable capable d’accueillir des communautés supérieures à celles qui avaient été convenues dans l’accord constitutif. L’île, et donc le couvent, était un élément vulnérable dans une mer parcourue par des pirates et des corsaires à une époque où l’établissement de la juridiction et de l’autorité maritime était encore en construction. Il n’est donc pas étonnant que l’on apprenne que, en 1508, l’un des maraudeurs des mers les plus connus de son époque, Pedro de Mondragón, vendit à la ville de Bermeo une partie de son butin arraché à un navire du roi du Portugal venant de Calcuta. Enfin, en 1588, l’île fut partiellement saisie par la Grande Armée et, le premier septembre 1596, le couvent souffrit le pillage d’une flottille de corsaires huguenots français et anglais, pillage que les légendes populaires veulent attribuer à un certain Sir Francis Drake, déjà mort à ce moment-là. Il est intéressant d’observer que dans la charte de la ville de Bermeo, en fixant les limites de celle-ci, en aucun cas il n’est mentionné l’île d’Izaro, ce qui, comme nous le verrons plus tard, donnera lieu à un conflit qui est aujourd’hui l’un des plus grands charmes de l’endroit. Erkoreka, p. 73.

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Après le pillage et l’incendie partiel du couvent primitif celui-ci fut reconstruit selon le plan que nous pouvons encore contempler maintenant. Il s’agit d’une surface édifiée d’environ 1 500 mètres qui se compose d’une église, d’une zone d’habitation avec son patio et son puit et de deux bâtisses annexes de refectoire et entrepôt. Pour diverses raisons, auxquelles un changement considérable de la spiritualité collective n’est pas étrangère, ainsi qu’un changement collectif dans les exigences de qualité de vie, le couvent s’affaiblit peu à peu au cours de cette seconde partie de son existence. Lorsqu’elle arriva à une situation extrême, au début du xviiie siècle, la communauté franciscaine abandonna l’île. Le 17 août 1719, la communauté prit possession de son nouveau couvent en terre ferme et abandonna définitivement celui de l’île. Au cours des années ultérieures, l’endroit connut divers avatars car il semble qu’il fut fortifié vers la fin du siècle. En 1794 et en 1813, l’île devient un ponton de prisonniers et un lieu en phase de fortification. Mais, en tout cas, il s’agit de constructions éphémères car, contrairement au couvent, il n’en reste aucuns vestiges appréciables. Avec tous les faits que nous avons signalés, l’île a été le cadre d’une multitude de légendes, traditions plus ou moins fondées, comme celle qui indique à l’origine l’existence en son sommet d’un ermitage consacré à Sainte Marie-Madeleine, celle qui se réfère à Saint-François de Paul et celle de Drake, déjà signalées. De plus, il y a des références populaires, recueillies dans divers écrits, qui nous parlent d’enterrements de Saints, de tremblements de terre avant les tentatives de profanation, de naufrages d’envahisseurs, etc. Tout cela, la réalité et la légende se conjuguent pour donner lieu à quelques traditions actuelles, encore vivantes, qui configurent la façon dont on perçoit l’endroit aujourd’hui. Depuis la nouvelle que les moines, lorsqu’ils souffraient de pénurie, hissaient un drapeau blanc au sommet d’un mât bien visible, pour que les marins des ports des environs viennent les secourir, jusqu’à l’histoire sur la grande régate, qui décida que la propriété de l’île soit en faveur de Bermeo, il s’agit de concepts toujours vivants. Tous les ans, le 22 juillet, l’île récupère le premier rôle et devient l’une des plus importantes attractions du tourisme d’été basque. Ce jour-là, on commémore Sainte Madeleine et, depuis des temps lointains, la fête religieuse est unie à une cérémonie civile d’un grand intérêt. Il s’agit d’une cérémonie qui peut avoir son origine dans la visite du roi Enrique IV en 1457, mais qui, en tout cas, se pratique, avec de légères variantes, depuis le milieu du xviie siècle. Son cérémonial actuel commença à prendre forme vers 1800 et a peu changé depuis lors, comme le démontrent les descriptions qui en existent, par exemple pour 1844 et 1931. Le seul changement considérable est que les embarcations à voile et à rames sans bateaux à moteur ne participent plus à la fête. La fête consiste en un rituel civil d’affirmation de la propriété de l’île de la part du conseil municipal de Bermeo, acte juridictionnel normal dans toute ville et qui consiste en majorité en un parcours à pied que les autorités et les greffiers, en présence de quelques témoins, avaient l’habitude de faire annuellement sur les limites locales. Dans ce cas, à la première heure de la matinée, les élus locaux assistent à la messe et ensuite, se dirige depuis l’église vers le port en un cortège flanqué d’une multitude d’assistants, villageois et visiteurs. Une fois là, le conseil embarque sur un bateau et se dirige vers Izaro pour exercer son acte juridictionnel, acte duquel sont témoins toutes les personnes qui le désirent, sans autre tâche que d’accompagner, dans d’autres embarcations, le navire officiel jusqu’à l’île. Une fois dans les eaux 184


L’île d’Izaro : un facteur identitaire

d’Izaro, le maire jette une tuile à la mer, en même temps qu’il déclare que les eaux de la ville arrivent jusqu’à cet endroit ; et par cette formule il déclare la juridiction renouvelée. Pour ce qui avait probablement à l’origine un sens de respect juridictionnel, le maire et sa municipalité partent d’Izaro vers la proche localité d’élanchobe, où ils sont reçus par les autorités locales et, après un parcours dans la rue principale de l’endroit, les deux assemblées déjeunent ensemble. L’après-midi, les habitants de Bermeo partent du port et se dirigent vers la localité également proche de Mundaka, où ils sont de nouveau reçus par la population locale et chaleureusement accueillis. Lorsque la marée le permet, ils embarquent de nouveau et retournent à la ville de Bermeo à la fin de la journée au milieu de la multitude réunie pour célébrer la fête et, une fois le maire au balcon de la mairie, la dernière phase de la fête commence, qui n’est autre qu’un bal traditionnel collectif dûment actualisé. Cet acte juridictionnel d’origine médiévale et à caractère festif réunit dans les trois localités des milliers de personnes tous les ans. C’est la fête la plus spectaculaire de la côte de Bizkaia ; mais l’île d’Izaro et les alentours de la ria de Mundaka attirent d’autres visites touristiques tout aussi intéressantes et plus durables, bien qu’elles ne portent pas une aussi grande tradition sur leurs épaules. La pratique du surf et de la plongée sous-marine sont en ce moment les autres deux pôles d’attractions des touristes et, avec l’île comme référence, caractérisent l’endroit. En ce qui concerne la plongée, pour laquelle il existe des infrastructures d’appui dans le port de Bermeo, les possibilités sont abondantes car même lorsque la mer n’a pas une bonne visibilité, les eaux de la face nord de l’île sont un espace qui réunit en général des conditions spéciales. Raison de plus pour plonger aux alentours de l’épave, d’une bonne grandeur, de la Mina mari, considérée comme l’une des mieux conservées du golfe de Gascogne. Les eaux présentent une profondeur maximum de 30 mètres avec une visibilité d’environ huit mètres, avec un paysage et une faune abondante et colorée ; sans oublier la possibilité de la pêche elle-même. Ce sont des zones visitées fréquemment par les amateurs et même par des professionnels.La pratique normale consiste à ancrer à environ 300 mètres au nord de l’île, où la profondeur atteint donc les 30 mètres, et de monter jusqu’au rocher de la pointe de l’île appelé Potorro. Les possibilités sont nombreuses et l’offre des clubs de la zone est en conséquence variée. Quant au surf, sa pratique, qui est grande sur toute la côte basque, jouit d’un espace spécial dans l’embouchure de la ria de Mundaka, à un peu plus d’un kilomètre de l’île d’Izaro. Là, une fameuse vague gauche convoque durant toute l’année non seulement les surfeurs européens, mais également ceux d’autres continents. La vague de Mundaka a atteint au cours des 20 dernières années la reconnaissance de tous les pratiquants de ce sport et est considérée comme la meilleure gauche d’Europe et l’une des plus belles vagues du monde ; il s’agit de vagues gauches qui forment un tube parfait durant plusieurs dizaines de mètres. Cette plage de sable blanc reçoit les coups continus de vents de composant sud sud-ouest qui permettent la formation de vagues qui atteignent dans certains cas les quatre mètres de hauteur. Dans un bon jour, la vague peut se maintenir plusieurs dizaines de mètres, Autrefois il était normal qu’avec l’été des groupes de jeunes campent durant quelques jours dans l’île, mais aujourd’hui cela s’est beaucoup restreint à cause de la précarité des espèces végétales et animales de l’endroit. D’autre part, la détérioration de l’ancien couvent est telle qu’il ne reste pas grand-chose des escaliers, et il faut monter comme on peut. Les parois de la chapelle, les chambres, le patio, le puits et autres sont pratiquement en ruines et il ne reste pas grand-chose du couvent. Seule une paroi reste debout et peut être vue depuis la côte ou depuis la mer. Il est vrai qu’on devrait essayer de restaurer le couvent, toutes les pierres sont sur place. Contrairement à d’autres ruines, ici personne n’a rien emporté pour construire sa maison. Et il ne s’agit pas non plus d’une édification excessivement grande. Néanmoins, il ne semble pas que ce soit l’objectif des pouvoirs publics pour le moment. Il est également vrai que son utilisation possible après la restauration serait plus que problématique.

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en formant un tube, ce qui permet de jouir du surf au maximum. De plus, comme on l’a déjà signalé, cet endroit est protégé par l’UNESCO, ce qui fait que l’eau est toujours très propre. C’est, sans aucun doute, une bonne publicité, et c’est également toute une réalité dans le spot de Mundaka sur la côte basque, un site inoubliable de falaises et de montagnes vertes qui arrivent jusqu’au bord de la mer. L’île d’Izaro, réalisant l’essentiel de la condition insulaire, est le centre d’un ensemble de réalités liées à la mer. Depuis la perception de l’histoire, jusqu’aux traditions marines comme la fête de la Madeleine ou de l’affirmation juridictionnelle ; depuis le sport, qu’il soit sous-marin, pêche ou surf, jusqu’à, selon les circonstances, un bref séjour dans l’île pour contempler les ruines de son couvent. Et tout cela dans un site magnifique du point de vue paysager. n

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Les îles françaises et le sel

Ludwig Nedelec Doctorant à l’université de Nantes Géollitomer

Document 1 - © photo Philippe Sasso

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Ludwig Nedelec

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os îles françaises de l’Atlantique ont sur leur espace des marais salants qui, après une longue détérioration, une batterie de mesures de protection, commencent à revivre ; favorisé par l’ère du développement durable et de la gestion intégrée, leur octroyant un pouvoir d’attractivité touristique ; une sorte de label utilisé par les collectivités locales afin de mieux développer l’économie touristique. Renforcés par la pression d’un écotourisme croissant, ces lieux environnementaux, écologiques, ont une valeur symbolique, historique qui les sanctuarise. Devenant ainsi un patrimoine gardant la mémoire de l’usage traditionnel tout en s’insérant dans un cadre environnemental exceptionnel. C’est la patrimonialisation. La gestion des salines est difficile car elles dépendent d’une multitude de modes de gestion confrontant le gestionnaire à des difficultés liées aux conflits d’usage entre tous les partenaires. Le tourisme doit être maîtrisé et éduqué en insufflant au visiteur une pédagogie de l’environnement tout en veillant à ne pas faire des salines des documents muséographiques. Allier protection, patrimonialisation et activités économiques en respectant les équilibres naturels et les hommes. Les marais salants et le tourisme forment un enjeu identitaire insulaire. Ils sont une représentation de cette identité ; et si le tourisme peut constituer parfois une menace, un danger identitaire, il se révèle dans ce cas être un réhausseur de la vitalité des marais salants insulaires. L’origine des marais salants insulaires remonte sans doute au peuplement des îles par les hommes. On ne sait pas si la technique ignigène (extraction du sel par le feu) était déjà présente sur les îles avant la conquête romaine mais grâce aux travaux menés sur la presqu’île de Guérande, on peut affirmer que les premiers marais salants apparaissent à l’époque romaine (G. Buron, 1999). Le sel est vital dans l’économie romaine. Il permet entre autres de payer les soldats ou de développer le met principal des romains : le garum. La période trouble des invasions barbares met en veille les marais salants. On les retrouve ensuite sur les Cartulaires lors de l’expansion du pouvoir des monastères et des abbayes. Les ordres religieux s’implantent sur les îles atlantiques dès le ve siècle, comme par exemple l’ordre des Bénédictins à Noirmoutier. Les moines prennent la mesure du don que Dieu leur fait et se lancent dans la mise en valeur des terres incultes, aidés en cela par l’acquisition de marais de certains fidèles, petite obole en rémission des péchés des âmes dont ils ont la surveillance. Comme sous l’époque romaine, les marais salants jouent un rôle important dans la politique économique des monastères qui trouvent ici une ressource dans un environnement souvent inhospitalier. Le sel étant revendu pour la conservation de la nourriture, pour les tanneries et l’agriculture. Les marais salants continueront leur expansion entre le xive et le xviie siècle avec le développement de la pêche et des échanges maritimes. Mais également par la volonté de la bourgeoisie et de la noblesse à investir dans une opération financière fructueuse dans un contexte où le sel, par l’intermédiaire de la Gabelle, assure un débouché rentable à ce produit. Les bourgeois rochelais investiront sur l’île de Ré pendant que ceux de Bordeaux développeront les salines d’Oléron (J.-C., Hocquet, 1985). On voit à travers ce bref rappel historique que les marais salants sont complémentaires de l’histoire des îles françaises. Le large développement des salines (30 % de la surface totale de l’île de Ré) peut être également expliqué par l’orientation des îles qui, avec la progression de la dune à l’est, permet l’établissement et la protection des salines à l’ouest face à la violence des tempêtes atlantiques. 188


Les îles françaises et le sel

Document 2 - Importance des marais salants de l’île de Ré

Grâce à ces deux facteurs conjugués ensemble, les marais salants se sont installés et développés sur l’espace insulaire de manière relativement importante. Pour Noirmoutier, ils occupent un quart de la surface soit environ 700 ha. Les marais salants accompagnent le développement des îles et y occupent un vaste espace, expliquant ainsi le fait que les grandes îles de la métropole française possèdent des salines. Ils font parti intégrante de l’histoire insulaire, pierres angulaires de leur identité.

Document 3 Les marais salants sur la façade atlantique (L. Nedelec, 2002)

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Ludwig Nedelec

Aujourd’hui les extra-insulaires s’approprient les marais salants par le vecteur du sel et de ce qu’ils en font. Le sel a de nombreux usages historiques et quoti­diens. Il revêt naturellement un caractère sacré dans l’histoire et l’imaginaire des peuples. La Bible fait de nombreuses fois référence au sel. Il est à la fois source de vie et symbole de mort, à la fois force et bonheur, comme misère morale et physique. Aujourd’hui, la diffusion des usages du sel, et donc de sa consommation, a pu se faire grâce à la cuisine et à sa valeur thérapeutique. Il est avant tout un condiment permettant de relever la saveur des aliments fades ; il stimule l’appétit, provoque la sécrétion de la salive et facilite la digestion. Il possède également des vertus thérapeutiques : il est important pour les bains de pieds. La transmission de l’influx nerveux dépend également du sel. Il rend possible les échanges intercellulaires et régule le taux d’acidité de l’estomac favorisant la digestion et de nombreuses thalassothérapies l’utilisent dans leurs traitements. Le sel se diffuse également dans l’agriculture ou la cuisine par l’intermédiaire des grands chefs qui ont développé l’usage de la fleur de sel. Ce marketing, orchestré notamment par les producteurs de Guérande, a permis le développement de produits typiques comme le beurre salé de Noirmoutier ou les mélanges aromatiques de fleur de sel avec des épices. Ces produits stimulent l’imaginaire de l’acheteur et du touriste en insistant sur l’idée d’un produit naturel, traditionnel et de qualité. D’autant plus naturel que les marais salants bénéficient de mesures de protection (loi littoral, Natura 2000, ZNIEFF…) qui offrent à ces espaces un label de qualité qui rend encore plus attractif leur visite et l’achat des produits qui y sont issus dans un écotourisme toujours plus grandissant (Dumontier, 1998). Ces lieux reflètent aussi la richesse du patrimoine écologique de l’île en nourrissant et en hébergeant une partie de l’avifaune. Au printemps, quelques migrateurs revenant d’Afrique font une étape avant de continuer leur longue route vers les sites de nidification nordiques, pendant que d’autres s’y installent pour élever leurs nichées. C’est ainsi qu’au début de l’été apparaissent les timides poussins d’avocette. De leur côté, les sternes pierregarrin et les familles nombreuses de Tadorne de Belon parcourent paisiblement les vastes étendues d’eau des marais de Noirmoutier (F. Manaud, 1987).

Document 4 Avocette élégante (© photo de la LPO)

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Les îles françaises et le sel

La flore y est également bien représentée. On trouve notamment dans ce lieu floristique l’obione, la statice ou bien encore la salicorne. Cette plante grasse pousse à partir du mois d’avril à proximité immédiate de l’eau salé et en particulier sur les petites levées qui canalisent l’eau dans le marais salant. à la fin de l’été et en automne, elle prend une couleur rouge caractéristique avant de sécher et de dépérir. Il s’agit d’une plante comestible au goût salé et iodé que l’on peut déguster comme légume, cuite ou en salade, ou encore comme condiment lorsqu’elle est confite dans le vinaigre.

Document 5 Salicorne (© photo L. Nedelec)

Les marais salants sont donc des espaces naturels et de qualités mais également un espace traditionnel ayant gardé un savoir-faire et des techniques remontant à la genèse de leur création. Un métier encore très peu touché par la modernité ambiante et que l’on présente comme tel. Les outils en bois traditionnellement présentés dans les livres ou par les paludiers eux-mêmes alimentent une certaine image de ce métier auprès des touristes-visiteurs. La fameuse brouette bleue en bois de Noirmoutier est l’illustration de cette identité insulaire et du traditionalisme des outils. Pourtant on touche du doigt une partie du folklore local. L’idée étant de maintenir une image traditionnel du métier de saunier dans l’imaginaire de l’extra-insulaire ; mais lorsque le touriste est sur les plages, on s’aperçoit que le saunier adopte les progrès de la technique : brouette en inox ou remorque, utilisation de la pompe à eau, outils en fibre de verre et en inox.

Document 6 - Les outils du saunier (© photo Philippe Sasso)

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Ludwig Nedelec

En protégeant juridiquement les marais salants, on permet une protection forte de l’espace mais on n’assure pas forcément l’avenir des marais salants. La loi a permis de protéger, de sauver, une part de l’identité insulaire. Mais ces espaces demeurent fragiles de par leur nature. Ils peuvent être voués à l’abandon et à la détérioration naturelle. L’avenir des marais salants doit être pérennisé. Pour cela, les producteurs mettent en place un enseignement de leur métier auprès des classes vertes ou autres centres de loisir. La visite des marais par les touristes contribue également à ce mouvement en expliquant pourquoi il est nécessaire de protéger et de maintenir en vie de tels espaces et, qui sait, susciter des vocations. Les pouvoirs publics et les acteurs touristiques font de même lorsqu’ils utilisent cette identité insulaire en développant la publicité faite sur les produits du marais ou en créant des lieux dont la vocation ne concerne absolument pas les marais salants mais qui portent un nom à connotation salicole comme c’est le cas pour certains restaurants. Le tourisme interagit sur l’identité insulaire à la fois de manière bénéfique et dangereuse. Il impose des changements, des adaptations de cette identité insulaire face à la pression touristique. Puisque les marais salants sont devenus aux yeux des extra-insulaires des espaces de nature, source de bien-être, de plaisir et de détente pour citadins en mal de vert. à mi-chemin entre une nature « vierge » et « aménagée », les marais salants permettent le développement de l’écotourisme sur ses espaces et donc l’ouverture de cette culture aux extra-insulaires. C’est dans cette optique que les producteurs se sont adaptés à la demande en développant des pistes cyclable à travers les marais et en construisant de petites cabanes à sel pour permettre l’accueil des touristes et la vente des produits directement sur le site. En recherchant des marais salants au bord des routes nationales, en y construisant des parkings pour pouvoir accueillir le public, et en adaptant les horaires de visites pour permettre d’accueillir les touristes à la sortie des plages, les sauniers tentent d’allier tradition, développement économique et territoire. On y présente les produits du marais, l’intérêt de préserver ces sites et le maniement des outils. C’est durant ces moments-là que le saunier participe à la construction, peut-être stéréotypée, d’un folklore et à la mise en scène de l’histoire insulaire et donc de l’identité même du territoire. Il permet la survivance d’une certaine identité auprès d’un public venu toucher du doigt ce folklore local.

Document 7 Cabane de saunier en plein cœur des marais (© photo : www.nopole.fr)

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Les îles françaises et le sel

Même si les marais salants sont un frein dans le développement de l’habitat touristique puisque leur espace est juridiquement protégé, ils restent un atout dans le développement de l’écotourisme. Mais une interaction se fait entre ces espaces naturels et le milieu touristique en ajoutant une plus-value pour le tourisme de l’île alors même que le tourisme permet le maintient de ces espaces naturels. Les touristes servent les sauniers car ils achètent les produits du marais sur place ou sur les marchés et permettent de maintenir une activité économique sur les salines. Les sauniers participent au maintien d’espaces naturels et à la diffusion d’un folklore local pour des touristes nostalgiques d’une histoire et amateurs de grands espaces. Le tourisme se révèle donc sur le long terme être un acteur de la sauvegarde de cette partie de l’identité insulaire. n

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Ludwig Nedelecl

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Identité nationale et marketing en Irlande, l’exemple de l’Abbey theater de Dublin Yann Bévant Maître de conférences Centre d’études irlandaises, université Rennes 2

Alors que le tourisme est devenu une industrie mondiale prolifique, des îles comme l’Irlande ont appris à se vendre comme destinations. Pour citer S. Fainstein, L. Hoffman et D. Judd : La culture est une source d’attraction urbaine et la clé d’une identité distincte et commercialisable. Alors que le tourisme est devenu une industrie en pleine expansion, la marchandisation des cités a commencé, et la nécessité de signaler et de commercialiser les caractères attractifs a conduit les régimes touristiques à mettre l’accent sur l’éphémère et l’acte performatif .

A

insi la vie culturelle de Dublin a-t-elle été largement mise à contribution afin d’améliorer la lisibilité de l’identité nationale ainsi que celle de la cité. Cette transformation a accompagné la croissance impressionnante du nombre de visiteurs étrangers, passé de 3,5 millions en 1991 à 5,5 millions par an à la fin de la décennie. Dublin a su tirer partie de son héritage culturel et, dans ce contexte, le rôle du théâtre comme produit de consommation culturel prend toute sa place. Hoffman, Fainstein and Judd, « Making theoretical sense of tourism » in : Cities and visitors : regulating people, markets, and city space, Blackwell, 2003. 195


Yann Bévant

Ce propos se focalisera sur le fameux Abbey theatre, lieu de mémoire qui a eu un rôle significatif dans la construction de l’identité irlandaise contemporaine. Le passé de l’Abbey theatre lui confère une légitimité singulière lorsqu’il s’agit d’« expliquer » l’Irlande et Dublin aux touristes. J. Craik suggère que le tourisme culturel peut être décliné en deux concepts : le tourisme d’expérience (événement artistique), et le tourisme de mémoire (sites historiques) . C’est à leur convergence que se situe l’Abbey theatre. En un seul et unique endroit il fournit à la fois une activité artistique reconnue et spécifique à la ville de Dublin, et il participe à l’histoire du théâtre irlandais dans la vie nationale, devenant emblématique de l’histoire de l’Irlande elle-même. Les tenants d’un théâtre national irlandais avaient cherché à créer ce lien. Lady Gregory disait en parlant du Irish literary theatre : Nous montrerons que l’Irlande n’est pas le siège de la bouffonnerie […] contrairement aux représentations qui en ont été faites, mais la patrie d’un idéalisme ancien. Nous ne doutons pas du soutien du peuple irlandais, qui en a assez des fausses représentations .

Avec Gregory et Yeats, l’Abbey theatre est l’endroit où s’exprime à la fois une certaine modernité littéraire, mais aussi une représentation citoyenne et nationale de l’Irlande. L’Abbey apparaît à la fois comme le lieu de préservation d’un « ancien idéalisme », pour reprendre les mots de Lady Gregory, et comme un vecteur de modernité pour l’Irlande. L’authenticité historique de l’Abbey est un atout vis-à-vis des visiteurs, en particulier en été lorsque ces publics sont composés d’étrangers venant des états-Unis et du continent européen. Avec le doublement du nombre de personnes employées dans les secteurs de la culture et du diver­tissement ces dix dernières années, le tourisme est devenu un élément explicite de la vie locale, voire de l’identité nationale. Morgan, Pritchard et Pride notent que : « l’Irlande développe depuis des années sensiblement le même argument dans ses différentes campagnes promotionnelles que résume le slogan “Vivez une autre vie” » . En d’autres termes, l’industrie du tourisme irlandais fait la promotion d’un fantasme, et cette stratégie de marketing repose sur des signifiants opportunément baptisés romantic Ireland : « l’Irlande romantique ». Pour P. Kirby, L. Gibbons et M. Cronin, ce phénomène permet le recours : « à la nostalgie de l’Irlande romantique, au mythe de l’ouest tel que le fait apparaître le renouveau littéraire, formaté de manière à en permettre une consommation populaire et touristique » . Ainsi, cette « vie différente » prend corps à travers l’histoire de la nation irlandaise et ses représentations culturelles, les traces visibles de celles-ci comme l’Abbey theatre devenant des points de repère touristiques. Dans ce contexte, la position de Dublin en ce début de xxie siècle est ambiguë. Dublin apparaît comme la capitale de l’« Irlande romantique ». Elle doit donc être une vitrine de l’Irlande mythique et rurale, dont les canons ont été fournis par le renouveau littéraire, mais elle est aussi en compétition avec d’autres cités sur une identité urbaine qui lui permet d’affirmer sa modernité. Craik, J., « The Culture of Tourism » in: Touring Cultures : Transformation of Travel and Theory, C. Rojek and J. Urry éditeurs, Londres, Routledge, 1997. Gerrards Cross, Colin Smythe, Our Irish Theatre, 3rd edition, 1972, p. 269. Morgan N., Pritchard A., Pride, R., « Live a different life » in Destination Branding : Creating the Unique Destination Proposition, Oxford, Butteworth-Heineman, 2002, p. 14. Peadar Kirby, Luke Gibbons and Michael Cronin, Reinventing Ireland. Culture, Society and the Global Economy, p. 10.

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Identité nationale et marketing en Irlande, l’exemple de l’Abbey Theatre de Dublin

L’engouement actuel pour l’Irlande se fonde sur la spécificité de son héritage culturel et historique, mais aussi sur l’internationalisation extraordinaire de marqueurs de son identité ces dernières années, avec des phénomènes tels que celui de Riverdance, la popularité de pièces, livres et romans comme Dancing at Lughnasa de Brian Friel, Angela’s ashes de Frank McCourt notamment, accompagnée de l’éclosion d’une génération de cinéastes irlandais talentueux. La reconnaissance dont bénéficie la littérature, la poésie et le théâtre irlandais contemporains, avec des noms comme ceux de Yeats, Joyce, et plus près de nous Heaney, Mc Gahern, Friel, prend également toute sa place dans ce processus. Comme se le demandait Kim Bielenberg dans The Irish Times : « Joyce est-il un grand artiste ou un vecteur de marketing global ? » . La question mérite d’être posée quand on voit la place commerciale et touristique prise par le phénomène Bloomsday aujourd’hui à Dublin. Malouf apporte un éclairage intéressant sur l’interaction entre industrie touristique et marqueurs culturels dans la construction de l’identité nationale : Dans un pays comme l’Irlande où les poètes et les écrivains occupent une place centrale dans le panthéon national, leur présence sous forme symbolique […] fait que les conflits sur les questions d’inclusion et d’exclusion construisent un espace possible d’identité nationale […] utilisée pour transformer un passé tumultueux en un présent continu et consommable, la langue allégorique de Joyce et Yeats est partie intégrante de l’expérience touristique .

Pour Dublin, il s’agit donc d’une clé économique dans un contexte de commercialisation touristique, qui en retour contribue à influencer la vision que les Dublinois ont de leur propre ville. L’analyse qui suit repose sur les points qui viennent d’être abordés : l’importance du théâtre dans l’histoire de l’Irlande contemporaine, le rôle des arts dans la promotion touristique de l’Irlande sur le marché international, la place prépondérante de Dublin et l’attente de publics de touristes. Elle porte sur deux pièces jouées l’été 2002 à l’Abbey, That was then, de Gerard Stembridge, et Bailegangaire, de Tom Murphy, mise en scène en octobre 2001 dans le cadre d’une rétrospective consacrée à l’auteur. Ce dernier choix offre un lien évident avec les attentes fondées sur les mythes de l’Irlande rurale. L’action se déroule dans une cuisine, lieu fermé et pièce centrale d’une chaumière traditionnelle. Le récit est centré sur une vieille femme, Mommo, qui raconte comment une place qui s’appelait Bochtan en vint à changer de nom et à s’appeler Bailegangaire, ce qui se traduit en gaélique par « l’endroit où on ne rit pas ». Mommo raconte cette histoire soir après soir, sans jamais fournir une conclusion à son récit. Mary et Dolly, ses petites filles d’une quarantaine d’années, sont emprisonnées à la fois dans l’attention qu’elles doivent porter à la vieille femme, et métaphoriquement dans un schéma narratif qui renvoie en boucle au passé sans jamais conclure ni ouvrir sur de nouvelles perspectives. L’intrigue tourne ainsi autour de la nécessité pour Mary et Dolly de voir leur grand-mère terminer l’histoire, car de cette fin dépend leur propre liberté, leur émancipation. Nicholas Grene a qualifié Bailegangaire de « tentative par un dramaturge contemporain de faire la paix avec une forme plus ancienne et considérée comme classique du théâtre irlandais, et en le réinventant, de travailler un passé toujours enfoui sous la surface d’une Irlande qui n’est que partiellement dans la modernité » .

Citée par Malouf, « Forging the Nation : James Joyce and the Celtic Tiger », in Jouvert, 1999 p. 4. Ibid., p. 14. Grene, N., Talking about Tom Murphy, Dublin, Carysfort Press, 2002, p. 1.

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Yann Bévant

Le style de Bailegangaire n’est pas sans faire écho aux canons de l’Irlande romantique. Le décor rural renvoie à cette « autre vie » chère aux slogans du marketing touristique irlandais. Le nom original du village est d’ailleurs révélateur : Bochtan signifie « personne/lieu » (par analogie), « pauvre » en gaélique. Bailegangaire donne au spectateur étranger un aperçu de cette Irlande fantasmée qu’il n’aura sans doute ni le temps, ni l’envie de visiter, mais qu’il souhaite voir néanmoins. La pièce fait voyager de manière allégorique le passé de l’Irlande dans un présent d’une toute autre nature. Bailegangaire a eu une vie et une reconnaissance, tant de la part de la profession que d’un public local et étranger avant d’être jouée à l’Abbey . Elle est une interrogation sur l’emprise d’une « Irlande romantique » mythologisée ; le personnage central, Mommo, représentant, comme l’a remarqué Fintan O’Toole, la « Mère Irlande » et son histoire interminable, bloquée dans le passé et hypothèquant l’avenir. Créée au milieu des années 80, initialement à destination d’un public irlandais averti, la pièce, lorsqu’elle est rejouée 16 ans plus tard à Dublin, se trouve dans un contexte différent, qui a transformé l’Irlande en général et Dublin en particulier en symboles de prospérité post-industrielle. Le choix de conserver la pièce pour la saison estivale conduit à une transformation du public auquel elle est montrée. Le public de l’été 2002 peut prendre la pièce à plusieurs niveaux. Ceux qui sont les plus fins connaisseurs de la « nouvelle Irlande », peuvent y déceler la suggestion que la voix des oubliés n’est sans doute plus dans le passé mais se trouve cachée dans ce Dublin moderne et cosmopolite, loin des lieux touristiques, dans les quartiers où s’entasse une population de migrants qui n’est plus seulement irlandaise. Mais cette interprétation requiert une connaissance intime de l’histoire locale et nationale, et il n’est pas sûr que le public dublinois lui-même, grisé par les succès économiques apparents du présent, ait envie qu’on lui renvoie au visage les stigmates d’une pauvreté passée. Pour un public de touristes, par contre, la pièce et l’environnement dans lequel elle est jouée constituent une excellente évocation nostalgique d’une Irlande dont ils espèrent capter et consommer le reflet : ils peuvent profiter à la fois d’un lieu de mémoire, héritage de « l’Irlande romantique » et regarder, pour reprendre les termes de Malouf : « l’illusion d’une société précapitaliste qui existerait à côté d’une économie de l’information post-industrielle »10. Si Bailegangaire apparaît paradoxalement dans le contexte de l’été 2002 comme un produit permettant, à travers une réinvention du théâtre classique irlandais, de vendre de l’Irlande romantique à des publics de touristes, That was then de Gerry Stembridge émerge explicitement de la méta­ morphose économique et sociale de Dublin. En Irlande, Stembridge a déjà acquis une certaine reconnaissance pour ses représentations du Tigre celtique, qui évoquent une Irlande ayant résolument intégré sa dimension européenne et revendiquant sa participation à un modèle urbain global. That was then est une satire de la tentative de Dublin de sortir de son statut provincial pour accéder à celui de métropole reconnue du nouvel ordre mondial. La mise en scène propose une construction dialectique de l’espace, le côté droit de la scène représentant Dublin et un passé récent, le côté gauche représentant Londres et un futur à venir, l’action passant en permanence d’un côté à l’autre de la scène. Côté Dublin, un homme d’affaires dublinois, Noël, et sa femme May ont invité à dîner Julian et June, un couple d’anglais prétentieux. Noël est au bord de la faillite et espère obtenir un prêt de « Une des pièces les plus profondes, les plus fortes que l’Irlande a sorti dans ce dernier quart de siècle », selon Nicholas Grene, The Politics of Irish Drama, Plays in Context from Boucicault to Friel, Cambridge, CUP 1999, p. 219. 10 Op. cit, p. 15.

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Identité nationale et marketing en Irlande, l’exemple de l’Abbey Theatre de Dublin

Julian. Du côté de Londres, Julian et June ont pour invités Noël et sa nouvelle femme April, plus belle et plus jeune que May, (rencontrée dans une réunion des alcooliques anonymes !). Cette fois, c’est Julian qui espère obtenir une aide financière de l’Irlandais devenu riche. La pièce est une synec­doque sociale : elle représente les relations anglo-irlandaises avant et après le Tigre celtique. Au-delà des ressorts comiques liés à la mise en scène, la pièce donne une représentation de l’Irlande fort différente de Bailegangaire. Le passé n’est plus montré à travers une vision rurale, archaïque, mais il est incarné par une vision déprimante des classes moyennes urbaines irlandaises: pratiques commerciales douteuses, excès de boisson, et dépendance vis-à-vis des anglais à la fois pour la survie économique, et pour l’accès aux codes sociaux des classes supérieures. Au-delà de l’aspect comique initial, Stembridge propose une vision pessimiste du passé fondée sur une caricature de stéréotypes qui renvoient au discours colonial condescendant que les anglais pouvaient avoir sur l’Irlande gaélique et catholique. Mais il rappelle également des faits indéniables : jusqu’à la fin du xxe siècle, l’Irlande, même celle qui avait conquis son indépendance politique par les armes, restait en réalité un satellite économique de ce qui fut l’Empire britannique. Par contraste, le nouveau Noël, devenu sobre, riche et arrogant, suggère bien évidemment une inversion des rapports de force entre l’Irlande et l’Angleterre. La pièce de Stembridge illustre l’analyse de Fintan O’Toole en 1998 : « En 1996, [...] en termes de géographie mentale, l’Irlande a cessé d’être une île au large de la Grande Bretagne »11. De fait, dans la pièce, Noël n’est plus dépendant de Julian, et ce changement met en exergue une vérité économique à laquelle O’Toole fait allusion : en 1996, le PIB par habitant de la République d’Irlande a dépassé celui du Royaume-Uni. à la fin de la pièce cependant, la vision cynique et désabusée de Stembridge quant aux effets du succès économique sur les Irlandais est palpable, et sa critique trouve un écho dans les travaux récents de sociologues et d’économistes irlandais. Ainsi, P. Kirby conclut en 2002 : « […] L’individualisme, le matérialisme […] et l’absence de solidarité sociale sont considérés comme caractéristiques de la vie sous le Tigre celtique »12. Plus brutalement encore, Alan Blum pose la question : « Alors que la cité semble aller mieux, ne va-t-elle pas en réalité plus mal ? »13. Stembridge suggère finalement que l’Irlande en général et Dublin en particulier, par delà les apparences, continuent à être pris dans une tension permanente entre le passé et le présent. Si le public rit devant les attitudes pataudes de Noël et May dans leur représentations sur le côté droit, le côté gauche suggère la volonté de Dublin de se proclamer cité moderne d’un monde global, qui maîtrise les codes de celui-ci et peut même afficher sa supériorité économique et culturelle sur d’autres villes, en l’occurrence la capitale de l’ancienne puissance coloniale. Il s’agit de montrer à l’auditoire que l’Irlande du Tigre celtique et sa capitale, Dublin, prennent toute leur place dans la modernité du monde global, en en adoptant les valeurs pour le meilleur et pour le pire. Les deux pièces proposent deux représentations de l’Irlande entrant dans le format d’un marché touristique contemporain. 11 O’Toole F., The Lie of the Land : Irish Identities, Dublin, New Island Books, 1998, p. 15. 12 Op. cit., p. 178. 13 Blum A., The Imaginative Structure of the City, Montreal, McGill queen’s university press, 2003, p. 127.

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Yann Bévant

La pièce de Murphy accrédite une vision de l’Irlande comme lieu à part, peuplé de personnages ruraux, de mythes anciens, d’histoires oubliées. Celle de Stembridge souligne une Irlande devenue symbole de la richesse économique, et qui se pose comme un étendard des valeurs individualistes de ce nouveau monde. Dans That was then, ce n’est plus Londres qui est chic, mais Dublin. Les deux pièces s’intègrent dans les stratégies touristiques irlandaises. Elles encouragent un public de passage à consommer des représentations attendues. Toutes deux lèvent à leur manière un voile sur des questions que l’Irlande du Tigre celtique et sa capitale aimeraient probablement occulter. Blum suggérait que : « Dublin se batte pour sa vie, […] pour maintenir des lieux de fertilité biographique, à la fois pour ceux qui vont et viennent, et pour sa population sédentaire et loyale »14. Bailegangaire et That was then peuvent aussi être perçues comme des contributions utiles dans ce combat. La contribution d’activités culturelles comme le théâtre à une économie touristique est indéniable, mais il ne s’agit pas uniquement de marketing astucieux. Les touristes ne sont pas de simples vaches à lait dans ce processus interactif. Leur présence signe l’irruption d’un nouvel acteur sur la scène irlandaise et dublinoise, un « Autre » qui alimente le débat entre tradition et modernité, et qui par interaction questionne les constructions contemporaines de l’identité irlandaise. Joyce souhaitait européaniser l’Irlande et irlandiser l’Europe. Malouf pense que : « l’européanisation — et l’américanisation — de l’Irlande sont plus probables que l’irlandisation de l’Europe »15. Pourtant, l’Irlande est peut-être plus proche de l’idéal de Joyce que ne le pense Malouf. Comme le rappelle Fintan O’Toole : La mondialisation n’est pas un processus à sens unique. […] chaque culture apporte sa propre contribution à la construction de forces globales. Ceci est particulièrement vrai pour l’Irlande, parce qu’elle a été une société mondialisée bien avant que le terme de mondialisation ne soit inventé. Elle a enfoui des souvenirs, oublié des histoires, ce qui lui offre aujourd’hui un précédent utile pour affronter les réalités nouvelles plutôt que d’être submergée par celles-ci. En se rappelant ces souvenirs et ces histoires, en les réinventant, elle peut peut-être apprendre à surfer sur la vague globale plutôt que de se noyer dans une marée de conformisme et d’amnésie16.

Le théâtre est une des stratégies permettant d’imaginer et de réinventer l’identité : le passé de l’Irlande et celui de l’Abbey en particulier en sont les témoins. Si l’Abbey theatre, en s’adressant à un public de touristes, ne peut à lui seul maîtriser la marée, il n’en pose pas moins la question de ce que signifie représenter l’Irlande en ce début de xxie siècle. n

14 Op. cit, p. 133 15 Op. cit., p. 14 16 Op. cit, p. 15

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Identité nationale et marketing en Irlande, l’exemple de l’Abbey Theatre de Dublin

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Tourisme et développement identitaire en Corse Marina Casula CIRESS-LEREPS-GRES Université des Sciences sociales, Toulouse

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ue représente le tourisme en Corse aujourd’hui ? Nous avons choisi ici de nous appuyer sur une démarche sociologique qui vise à comprendre comment le tourisme peut être perçu, et ce plus particulièrement par ceux qui ont la charge de mettre en place une politique du tourisme. à partir d’entretiens réalisés dans le cadre d’un doctorat en science politique, portant sur le processus de Matignon (1999-2002) , nous avons rencontré les élus de l’Assemblée de Corse. La question du tourisme fut abordée, chemin faisant, au cours de notre enquête et elle est apparue comme liée à notre questionnement central : les représentations de l’identité corse, mobilisées par les acteurs, et plus particulièrement celles ayant trait à la dimension territoriale fondamentale qu’est l’île. Notre hypothèse centrale est ici que la question du tourisme est appréhendée par les élus en fonction de leur perception de l’île, de comment ils (se) vivent (sur) ce territoire particulier. L’île-(en)-projet. Identité, territoire et projet politique en Corse. L’exemple du processus de Matignon (1999-2002), thèse de doctorat sous la direction de Jean-Claude Lugan, université des Sciences sociales Toulouse. Soutenance : décembre 2006.

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Pour ce faire, nous avons choisi de nous inscrire dans une perspective théorique particulière qui met l’île au cœur de notre réflexion. Pour cela, nous nous référons au concept central qu’est l’îléité, qui désigne « le vécu des insulaires, leur culture, leur imaginaire, tous les comportements induits par la nature particulière de l’espace insulaire, du temps, de la société, et qui traverse ainsi et sous-tend tous les phénomènes » . Car chacun se projette sur son territoire et l’investit avec sa propre sensibilité. Vivre sur un territoire est producteur à la fois de sens mais aussi d’inventivité, d’imaginaire. Cela signifie aussi que cet imaginaire va alimenter des représentations plus globales sur le territoire concerné, représentations dont on verra par la suite qu’elles peuvent être de véritables ressources quand les acteurs du territoire veulent construire un projet pour celui-ci. Nous retrouvons là l’approche du territoire développée par Yves Barel pour qui : « d’une certaine manière, tout territoire social est un phénomène immatériel et symbolique, […] tout élément même physique ou biologique n’entre dans la composition d’un territoire qu’après être passé par le crible d’un processus de symbolisation qui le dématérialise en quelque sorte. Tout territoire social est un produit de l’imaginaire humain » . La question du tourisme se pose à part entière dans la construction du lien au territoire, et particulièrement en Corse. Or, pendant longtemps elle relevait des compétences exclusives de l’état ce qui a conduit à de nombreux problèmes issus d’une mauvaise compréhension par les élites continentales du lien au territoire vécu par les insulaires. Les politiques de décentralisation ont ensuite donné plus de pouvoir aux acteurs locaux pour s’occuper de cette question essentielle pour la vie économique, mais aussi sociale de l’île.

Le tourisme dans les politiques de développement de l’état en Corse : une mal-compréhension réciproque La question du tourisme suscite en Corse à la fois méfiance et attirance. Une des fiertés de la Corse est d’avoir été une terre de tourisme de longue date en accueillant les voyageurs, apprentis anthropologues (Boswell) et les grands écrivains du xixe (Mérimée…). Plus tard, d’aucuns ont vu dans le tourisme un moyen de sortir la Corse de son sous-développement mais l’inquiétude a commencé à poindre chez certains insulaires, soucieux de préserver leur identité et leur territoire. D’autant que la tradition d’hospitalité des Corses a été heurtée par la relation commerciale qu’implique le tourisme moderne et que les exemples offerts par d’autres îles de la Méditerranée, comme les Baléares, ont pu effrayer les Corses.

Une tentative ratée de développement... En 1957, le gouvernement propose un Programme d’action régionale (PAR) en fonction de ce qu’il estime être les intérêts du territoire corse (conçu bien entendu comme une partie du territoire national) en lien avec les intérêts nationaux, mais sans qu’il y ait eu aucune concertation quant aux MEISTERSHEIM Anne, Figures de l’île, DCL, Ajaccio, 2001, p. 21. BAREL Yves, « Le social et ses territoires », in AURIAC F., BRUNET R., Espaces, jeux et enjeux, Fayard, 1986, cité par TIZON Philippe, « Qu’est-ce que le territoire ? », in DI-MEO Guy (dir.), Les territoires du quotidien, L’Harmattan, 1996, (Coll Géographie sociale », p. 21.

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besoins ressentis par les habitants de l’île. Ce PAR prévoyait notamment de faire du tourisme (de masse) le moteur du développement de l’île. Pour ce faire, une société d’économie mixte est créée : la SETCO (Société pour l’équipement touristique de la Corse). Mais son action fut loin d’être fructueuse. Deux raisons à cela : elle a reçu de faibles moyens financiers et elle a dû se heurter à une véritable opposition de la part de nombreux insulaires, hostiles à la construction de grands ensembles touristiques qui auraient pu nuire à l’environnement insulaire. En effet, le tourisme de masse ne pouvait que se heurter de front à la culture insulaire, à ses coutumes. Pour s’en convaincre, on peut se référer aux représentations sociales sur le tourisme que rappelle l’historien Michel Vergé-Franceschi lorsqu’il évoque les hommes de la génération de son grand-père, anciens combattants de la guerre de 1914, qui ne peuvent concevoir ce qu’est le tourisme envisagé par le gouvernement et ses experts : Car, pour eux, le tourisme ne peut être qu’inoffensif ; c’est celui de leur jeunesse : la baignade en grand maillot rayé, à minuit, sur la plage de Santa-Severa ; le tourisme, c’est celui que leurs parents ont connu en hébergeant à Zivaco ou à Rogliano Miss Campbell, comme Paoli avait reçu un siècle plus tôt le jeune Boswell. Mais le tourisme, pourtant, […] ce n’est plus le “divin rivage” .

De plus, le contexte ne pouvait être favorable à ce plan, considéré comme une menace supplémentaire sur l’île.

... qui renforce le sentiment de menace sur l’île Toute situation insulaire appelle à réfléchir sur la relation avec l’environnement, dans sa définition la plus globale, à la fois écologique et humaine. Ceux qui vivent sur les îles ressentent cette nécessité de façon impérieuse, et s’éveillent peut-être plus vite que d’autres à cet impératif écologique. Au cours de la seconde moitié du xxe siècle, les habitants de la Corse ont dû se mobiliser plusieurs fois afin de prendre la défense de leur terre, menacée dans son équilibre écologique. Il ne s’agissait plus alors, comme par le passé, de défendre le territoire insulaire contre des invasions, mais contre des menaces pouvant porter atteinte à l’équilibre du système biologique insulaire. à cette occasion, sont apparus dans la sphère publique les acteurs futurs de la défense politique de l’identité corse. Pour la plupart, la lutte écologique fut le premier pas dans l’univers de l’action politique. Deux événements marquèrent la conscience collective corse : une première crise eut lieu suite à la décision de Michel Debré, ministre du général De Gaulle, d’installer un centre d’expérimentations nucléaires dans le massif de l’Argentella au-dessus de Calvi en 1960. Se mobilisent alors contre lui des acteurs politiques et socioprofessionnels outrés par ce qu’ils considèrent une atteinte volontaire au développement économique et touristique de l’île et bien sûr au territoire, à la terre sacrée. Les insulaires ont alors l’impression d’une provocation, voire d’une volonté délibérée d’abandon de la part du gouvernement français. Face au soulèvement général de l’île, Michel Debré annonce le retrait du projet.

VERGE-FRANCESCHI Michel, Histoire de la Corse. Le pays de la grandeur. Tome II, éditions du Félin, 1996, p. 500-501.

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Le second épisode fut celui dit des « Boues rouges », en 1973, suite au déversement par la société Montedison de ses déchets d’activité au large du cap Corse, dans la mer Tyrrhénienne. Là, c’est l’inertie du gouvernement qui est dénoncée. Ces événements ont fait émerger la question du modèle de développement à envisager pour la Corse. Les Corses devaient-ils subir un modèle imposé par l’état au risque de voir leur terre et leur identité menacée ? Une solution ne pouvait-elle naître qui corresponde aux attentes des insulaires et qui les inscrive dans une modernité qui les amènerait à rattraper les retards de l’île en matière d’infrastructures, tout en protégeant l’intégrité de l’île ? Mais l’incompréhension première va favoriser la multiplication des attentats contre des complexes touristiques dans les trente dernières années, justifiés par les groupes nationalistes en raison des atteintes faites à l’environnement insulaire. Nous ne détaillerons pas ce point pour nous intéresser à comment peut être perçu le tourisme aujourd’hui.

Le tourisme dans les politiques de développement local en Corse : une réflexion tournée vers le développement identitaire ? Après ces années sombres et un véritable questionnement de la part des institutions corses sur l’orientation à donner au développement de la Corse, les politiques de décentralisation et les différents statuts de la Corse ont fait du tourisme une compétence des instances de décision régionales. Aujourd’hui, le tourisme apparaît de nouveau comme un axe prioritaire du développement de la Corse. Parallèlement, la nécessité de défendre et préserver l’identité corse s’est installée durablement dans les mentalités. émerge donc la notion de développement identitaire comme tentative de concilier ces deux impératifs. Cependant deux conceptions s’affrontent qui reposent sur deux façons de lier le vécu sur l’île.

Le développement identitaire : vers une prise en compte plus attentive des spécificités territoriales Des entretiens effectués lors de ce travail de recherche, il ressort le constat, maintes fois formulé, du retard de développement que connaît la Corse par rapport au continent français : déficit en infrastructures autoroutières, ferroviaires, en équipements culturels et sportifs, etc. Avec un reproche fait à l’état français pour son rôle dans ces retards. Dès lors, la plupart des élus souhaitent repenser la question du développement en l’adaptant aux spécificités corses, comme, par exemple, Jean-Guy Talamoni : La notion même de “développement”, telle qu’elle est généralement conçue, est sans doute à remettre en question. […] Les critères du développement mériteraient d’être repensés et ses indicateurs diversifiés. […] Pourquoi serions-nous inévitablement contraints d’adopter un schéma importé ? Pourquoi ne rechercherions-nous pas, notamment en puisant dans nos valeurs traditionnelles, une réponse originale à la question sociale corse ? Et pourquoi les peuples comme le nôtre n’auraient-ils pas la possibilité d’apporter leur contribution au traitement de cette question à l’échelle de l’Europe ? TALAMONI Jean-Guy, Ce que nous sommes, éditions DCL Ajaccio, Ramsay, Paris, 2001, p. 154.

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On voit chez les acteurs politiques et économiques émerger un nouveau concept : le développement identitaire, inspiré du développement durable. Il s’agit de prendre en compte les « intérêts collectifs d’un peuple sur sa terre » en liant la revendication politique et le développement économique : On ne peut donc séparer la sphère économique de la sphère politique sachant que l’on considère l’économie au service de la communauté humaine que représente le peuple corse, et non l’inverse. L’application d’un développement durable, identitaire, humain, participatif à l’échelle insulaire suppose un consensus politique fort de la part de l’Etat et des acteurs politiques locaux.

Cette réflexion a amené nombre d’acteurs politiques et publics en Corse à repenser leur façon d’appréhender le système économique Corse afin qu’il soit cohérent avec le projet de développement identitaire. Une nouvelle terminologie est apparue : « l’économie écologique, solidaire, identitaire et écologique ». Elle est revendiquée comme s’intégrant dans une démarche projective mise en œuvre par « les forces sociales, économiques, culturelles et universitaires de l’île de Corse » dont les premiers états Généraux ont eu lieu le 20 novembre 2001 à l’université de Corte. Elle a d’ailleurs pénétré l’espace politique puisque les élus n’hésitent plus à en faire un argument et un point du projet politique qu’ils construisent pour la Corse. C’est par exemple le cas de cet élu qui a intégré cette question de l’économie identitaire dans son discours pour en faire un élément du désenclavement possible de l’intérieur de la Corse et une façon d’intégrer la modernité dans l’identité et l’économie corse : Pour moi, une économie identitaire, c’est une économie qui s’intègre dans le pays, alors, si on veut faire une économie identitaire en disant on va faire le brocciu, le fromage, c’est très bien, bien sûr, […]. Mais, une start-up qui s’installerait dans le fin fond d’un village et qui bientôt participerait à la vie […], pour moi, c’est aussi à terme une économie identitaire. L’identité, c’est quelque chose qui évolue, ça ne veut pas dire, l’économie identitaire, simplement développer les anciennes productions.

Le problème pour les acteurs est alors de lier cet impératif de développement identitaire avec la question du tourisme, qui pour beaucoup est le fer de lance de l’économie corse.

Les conceptions des acteurs interrogés La plupart des élus rencontrés l’affirment : le principal atout de l’île réside dans son système écologique qui est le moteur du tourisme. Tous les acteurs sont conscients de la nécessité de préserver cette ressource principale du territoire. En effet, l’industrialisation n’ayant que peu de place dans l’île, la menace sur l’environnement tient à l’éventualité d’une mauvaise gestion du tourisme en Corse. Mais par-delà la déclaration d’intention, ce sont bien deux conceptions du territoire insulaire qui s’opposent ici. L’île « désanctuarisée » Aujourd’hui, si le tout-tourisme n’est plus envisagé, il reste une voie privilégiée pour le développement de l’île, quitte à revenir sur certains aspects de la Loi Littoral. Pour cet élu : « On ne peut pas à la fois avoir un désert et dire qu’on veut avoir le développement. Les gens viennent ici, ils aiment le littoral ACQUAVIVA Jean-Félix, op. cit., p. 52. Ibid., p. 56

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mais sur le littoral, on peut préserver 80 % du littoral, le garder sauvage. […] L’action politique doit permettre de rattraper le retard, mais ça il faut des moyens nationaux, et c’est une action politique qui doit organiser le développement de la Corse. Favoriser les filières économiques, organiser le tourisme, développer le littoral, si on est coincé par la Loi Littoral, on ne pourra jamais le développer. » Certains élus souhaitent donc une exploitation plus importante du littoral corse pour l’ouvrir mais pas à n’importe quelle forme de tourisme : un tourisme de standing, voire de luxe. Aujourd’hui, c’est cette option qui a la faveur de l’actuel président de l’Assemblée de Corse, comme il l’affirmait le 2 avril 2006 dans une interview au journal Le Monde, car ce type de tourisme peut s’étaler sur toute l’année : Ce n’est pas avec le camping que nous nous en sortirons. Je n’ai rien contre le camping mais il faut bien considérer qu’il ne peut créer d’économie permanente. […] Il nous faut organiser une activité à forte valeur ajoutée et de l’emploi hautement qualifié ; et ce sans rejeter le tourisme social, le voudrions-nous que nous ne le pourrions pas. Ce qui veut dire très concrètement que nous devons accueillir des hôtels trois et quatre étoiles luxe. […]

Mais pour lui il sera nécessaire de désanctuariser l’île car « le passage de 12 % à 20 % de domaine constructible sur la zone littorale offrirait une vraie bouffée d’air ». Mais cette vision n’est partagée par tous les acteurs politiques de l’île. De l’île-conservatoire à l’île-laboratoire Certes les blocages ont été nombreux face au développement touristique, comme nous l’avons déjà évoqué. Mais est-ce que cette représentation du territoire de l’île à préserver absolument signifie que les sociétés insulaires sont conservatrices, rétives à toutes idées de développement ? Non, nous l’avons vu avec la réflexion émergente sur le développement identitaire. Ainsi, plus généralement, la position des élus tend à mettre en avant la nécessité de concilier l’économie, l’identité et le territoire corses : L’économie identitaire, c’est quoi ? C’est l’artisanat, c’est éventuellement le développement d’un tourisme identitaire. Qu’est-ce que c’est ? Ce n’est pas évident à définir. C’est un tourisme qui viendrait ici non pas simplement pour bronzer idiot mais qui trouverait dans la Corse d’autres aspects positifs, la beauté de ses paysages, la qualité de son environnement. C’est un concept qui mérite d’être développé. Mais est-ce qu’aujourd’hui, la notion de tourisme identitaire, d’économie identitaire, c’est propre à la Corse ?

Une nouvelle forme de tourisme est donc à inventer pour ceux qui ne veulent pas toucher à la législation actuelle sur le littoral. Du conservatoire, il s’agit de passer au laboratoire : comment concilier protection de l’environnement, accueil des touristes, respect de la société insulaire dans sa globalité ? Plusieurs pistes émergent qui demandent à être approfondies : tourisme vert, responsabilisation des estivants et des habitants, etc, et qui peuvent s’enrichir les unes les autres.

Voir MEISTERSHEIM Anne, op. cit. 208


Tourisme et développement identitaire en Corse

Conclusion La question touristique nous a permis ici d’aborder certaines des figures de l’île d’Anne Meistersheim. Mais elle nous permet de forger une nouvelle figure de l’île qui complète les neuf déjà présentes dans sa typologie et les intègre dans une nouvelle dimension les combinant toutes : la figure de l’île-(en)-projet. Car l’île n’est plus cette simple fatalité géographique qu’elle a pu représenter. Elle est bien plus que ça. Elle est projet pour le scientifique, notamment pour toute personne qui se revendique des sciences de la complexité en ce que l’île est complexité, elle appelle une approche globale car chaque île est un tout qui supporte difficilement une analyse disjonctive, qui nuit à la compréhension des phénomènes observés. L’île peut se concevoir comme un « laboratoire de la complexité » , au sens où elle constituerait un pôle d’observation de phénomènes globaux, difficilement divisibles. Elle est projet pour le poète. Elle est lieu d’itinérance pour l’intellect et les sens. Elle nourrit un imaginaire qui va en faire surgir d’autres. Ce faisant, elle est projet pour les acteurs. Ce territoire particulier, à la fois clos sur lui-même et ouvert sur le monde, peut être source de créativité pour les acteurs qui l’habitent : créativité politique, économique, etc. Ainsi l’île n’est plus seulement ce territoire que l’on porte en soi, elle est le lieu dans lequel chacun, savant ou profane se projette. n

MEISTERSHEIM Anne (dir.), « L’île laboratoire… », in L’île-laboratoire, Colloque de l’Université de Corse, 19-21 juin 1997, Ajaccio, 1999, éditions Alain Piazzola, p. 9.

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Bibliographie ACQUAVIVA Jean-Félix, « Le modèle de développement économique approprié pour une région insulaire », in Centre Européen des questions de minorités, Autonomies insulaires, Albiana, Ajaccio, 1999. BERNABEU-CASANOVA Emmanuel, Le nationalisme corse : genèse, succès et échec, L’Harmattan, Paris, 1997. CRETTIEZ Xavier, La question corse, éditions Complexe, 1999. DI-MEO Guy (dir.), Les territoires du quotidien, L’Harmattan, (Coll. Géographie sociale)1996. MEISTERSHEIM Anne (dir.), L’île-laboratoire, Colloque de l’université de Corse, 19-21 juin 1997, Ajaccio, 1999, éditions Alain Piazzola. MEISTERSHEIM Anne, Figures de l’île, DCL, Ajaccio, 2001. MOLINELLI-CANCELLIERI Lucia, Boues rouges, la Corse dit non, L’Harmattan , 1995. ROUX Michel, Le Ré-enchantement du territoire, Mars 2001, http://www.mcxapc.org SIMEONI Edmond, Un combat pour la Corse, entretiens avec Pierre Dottelonde, Le Cherche Midi, 2003, (Coll. Documents). TADDEI Dominique, ANTOMARCHI Florence, Ecunumia Identitaria, Albiana, Ajaccio, 1997. TALAMONI Jean-Guy, Ce que nous sommes, DCL Ajaccio, Ramsay, Paris, 2001. VERGE-FRANCESCHI Michel, Histoire de la Corse. Le pays de la grandeur. Tome II, éditions du Félin, 1996.

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À la recherche de l’identité insulaire : l’île de Noirmoutier au banc d’essai Pierre Frustier Crec (EE 0501) Université de Nantes

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et article n’a pas été présenté au cours du colloque mais il est inséré dans les Actes car il est à l’origine de cette manifestation. En effet, le Crec (Centre de recherche éducation-culture) de l’IUT de La Roche-sur-Yon a entrepris, en 2001, une étude sur l’identité Atlantique dans ce qui ­devait être un projet européen présenté par le RUOA (Réseau des universités de l’Ouest Atlantique). Le dossier n’ayant pas été retenu, le Crec a souhaité mener à bien une analyse test sur un milieu insulaire : l’île de Noirmoutier. Il s’agit là de valider une méthodologie de la recherche des vecteurs d’identité d’un territoire, ce qui correspond tout à fait à la problématique du colloque. D’autre part, la méthode utilisée se rapproche, par plusieurs aspects, de l’outil isoculturel proposé par Jean-Pierre Lozato-Giotart en ouverture du colloque (voir p. 20 et suivantes). En effet, un modèle opérationnel d’investigation de la mise en scène du patrimoine par la communication touristique a été développé depuis plusieurs années (Frustier, 1997). Il s’attache à la recherche des indices patrimoniaux dans les supports de communication. En complétant ce travail par une batterie de tests, le Crec s’inscrit une perspective proche de celle prônée par Jean-Pierre Lozato-Giotart (2006 et infra) qui s’appuie sur « les affichages, la publicité, la signalétique, la presse quotidienne, les revues et les médias audiovisuels ». 211


Pierre Frustier

Le but de cette expérimentation est de donner à ceux qui travaillent sur le développement des territoires un outil de mesure de l’identité patrimoniale d’un site. L’analyse des documents édités par un office de tourisme permet de déterminer l’image « voulue » par les instances officielles. Elle met en exergue un certain nombre d’atouts patrimoniaux qui sont valorisés à des échelles différentes. Cette image n’est pas innocente car elle implique des choix politiques et financiers qui pèsent sur la population locale et sur l’identité du lieu, « patrimonialisant » certains patrimoines, gommant certains autres. En face, la revue de presse sera analysée comme une synthèse de l’image « perçue » par le public, ceci autant que les articles peuvent être considérés comme le reflet des attentes du lecteur. Au bout du compte, les procédures d’identification se révèlent pleinement efficaces sur différents supports et l’étude permet d’affiner considérablement l’outil d’analyse. La précision atteinte désormais souligne les spécificités locales. On peut, au bout du compte, déterminer si le site est dans une phase de perte d’identité ou si, au contraire, il s’appuie sur certains atouts pour définir une personnalité. Nous verrons ici, successivement, différentes phases d’évaluation, de l’analyse globale des brochures et des revues de presse à une recherche approfondie des indices patrimoniaux.

Noirmoutier : portrait patrimonial L’image « voulue » par les institutions locales est reconstituée à partir du corpus de la brochure promotionnelle de l’île de Noirmoutier, principal vecteur de la communication touristique locale, sur une période précise : 1997-2002. Un certain nombre de thèmes sont pointés au travers des pages, constituant autant de « champs patrimoniaux », c’est-à-dire de thématiques patrimoniales, selon une méthodologie expérimentée depuis quelques années. Le résultat s’affiche sous forme d’un graphique que nous appelons un « profil patrimonial ». Ici, la thématique principale se révèle être la nature (29 % des citations) mais on voit que l’ensemble des pratiques touristiques est assez bien réparti, à l’exception des pratiques artistiques (4 %) et des sciences & techniques (2 %).

Figure 1 Portrait patrimonial de Noirmoutier

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à la recherche de l’identité insulaire : l’île de Noirmoutier au banc d’essai

La forte présence de la nature n’a rien d’étonnant. Elle s’explique par le fait que la plupart des articles et des images évoquent la mer, les marais salants, la forêt, les jardins et les animaux. L’histoire, pour sa part, est très présente dans les premières pages des magazines au travers de portraits des habitants, ou d’articles sur les monuments (architecture) ou les vieux gréements. Ce dernier élément nous ramène vers la mer qui apparaît alors comme le « fil bleu » qui tisse la trame de l’image patrimoniale noirmoutrine. En effet, cet élément est la toile de fond de la nature mais aussi de l’architecture (avec les nombreux bâtiments à usage maritime de l’île), de l’histoire et bien sûr de la gastronomie. On peut, dès lors, s’interroger. Rappeler de façon aussi ostensible son environnement maritime lorsqu’on est une île, est-ce vraiment un axe de communication ? Le nombre de textes consacrés à l’imaginaire insulaire confirme ce facteur d’attractivité. En fait, la situation particulière de Noirmoutier nécessite ce perpétuel rappel. Depuis que Noirmoutier est reliée au continent par un pont, elle a perdu son statut insulaire administratif : comme Oléron et Ré, elle a été écartée de l’association des îles du Ponant. Partant, elle se doit de communiquer qu’elle demeure un milieu maritime, ce qui est fait de la manière que nous venons d’illustrer. Reste encore à souligner qu’elle est aussi une île. Le pari est tenu, dans ces mêmes magazines, grâce à la survalorisation du mot « île » à différents moments. D’une part, la couverture du magazine est sans équivoque à ce propos : la formule « île de » y est nettement plus importante que le nom « Noirmoutier » et on retrouve cinq fois le mot « île » à différents endroits de la page. De même, dans les articles, l’expression « l’île » occupe 51 % des mentions contre 18 % à la formule globale « île de Noirmoutier » et 31 % au simple nom « Noirmoutier ». Rappelons ici que le mot « Noirmoutier » entretient une confusion entre le nom de l’île et celui de sa « capitale », baptisée Noirmoutier en l’île. Document 1 Le magazine de l’Office de tourisme : une vitrine de l’insularité

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Ainsi, la volonté de s’identifier comme maritime et insulaire apparaît bien comme un axe de communication et on voit alors comment la mise en scène du patrimoine contribue à la diffusion du message. Face à cela, la presse renvoie une image « perçue » par les journalistes qui se veut le miroir des attentes des lecteurs. L’analyse de la revue de presse permet ici de confronter l’offre à la demande. Sur la même période, quelques distorsions apparaissent à ce moment-là.

Figure 2 Le profil patrimonial de Noirmoutier dans sa documentation touristique

Deux champs occupent cette fois la majorité des mentions : Sports & Loisirs (31 %) et Nature (23 %). Vu par le consommateur, ce territoire apparaît plus ludique : il faut des activités pour occuper les vacances ! Le nautisme, activité très prisée de nombreux touristes, fait ici une percée spectaculaire puisqu’il représente à lui seul 23 % du total des indices de tous les champs patrimoniaux, c’est-à-dire autant que la nature. Aux yeux des journalistes, il s’agit donc d’un facteur incontournable de l’attractivité locale. Dans un certain sens, ce n’est pourtant qu’une approche légèrement décalée de l’environnement maritime local par rapport à l’image mise en scène par l’office de tourisme. Toutefois, la problématique insulaire est moins pregnante : c’est le vocable « Noirmoutier » qui représente l’essentiel des mentions (47 %) même si « île » (28 %) et « île de Noirmoutier » (2 5%) conservent la majorité des citations. Vu du continent, ce territoire est globalement « Noirmoutier » et on s’attache moins aux querelles de clocher qui transparaissent dans la politique locale. Les chiffres cités ici constituent une vision globale au long des années considérées. La dimension temporelle ajoute un peu plus de finesse à l’analyse, montrant comment les différents champs évoluent au fil du temps. Il devient possible de mesurer les variations de l’identité et de voir quel type de patrimoine est en cours de valorisation ou subit un effritement de sa représentativité, ce que nous présentons ci-après pour quatre des principaux champs étudiés : histoire, nature, gastronomie et nautisme. On voit parfaitement, dans les magazines de l’office de tourisme, la stabilité globale de la nature, malgré un pic spectaculaire en 2001, et la montée en puissance parallèle de la gastronomie et du nautisme. à propos du pic de « nature », nous rappellerons que, en fin d’année 1999, un pétrolier 214


à la recherche de l’identité insulaire : l’île de Noirmoutier au banc d’essai

coule au large de l’île ce qui, au-delà du préjudice environnemental, provoque une chute de la clientèle touristique en 2000. Il est alors fort compréhensible que l’île souhaite montrer une nature préservée dans sa communication 2001… Ce qui n’était possible en 2000 puisque, à l’heure du drame, la maquette du magazine était déjà définie. Figure 3 - L’évolution dans le temps des facteurs patrimoniaux

Ainsi, les champs patrimoniaux permettent une mesure de la mise en scène du patrimoine dans la communication touristique, aussi bien pour l’image voulue par les territoires que pour l’image perçue par les clientèles potentielles. La mise en perspective temporelle met d’autre part en évidence une fluctuation des représentations patrimoniales, visible ici sur le court terme mais encore plus pertinente sur le moyen ou long terme. Des résultats bien différents ont été obtenus sur l’île de la Réunion, montrant un phénomène d’accul­turation en cours (Frustier, 2004). Une identité patrimoniale se concrétise ainsi, avec la mise en avant d’atouts particuliers. On voit bien, dans le cas de l’île de Noirmoutier, comment se met en forme une identité maritime, puis insulaire. Toutefois, la notion de champs patrimoniaux reste encore large et manque de pertinence. Quelle réalité, en effet, se cache derrière chaque champ ? De quels éléments précis est-il constitué ? Chercher les réponses à ces questions permet de se pencher sur la culture locale comme mise en scène du développement touristique du territoire. C’est l’enjeu du développement durable, car si le développement ne s’appuie pas sur de profondes racines locales, s’il ne valorise pas cette culture, il n’y aura pas de développement durable à long terme. 215


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La mise en scène d’un terroir Dans un second temps, il s’agit donc d’explorer la réalité des différents champs pour voir s’ils s’appuient sur des éléments propres au territoire ou si apparaissent, et en quelle proportion, des éléments exogènes. Comme Jean-Pierre Lozato-Giotart lorsqu’il analyse la présence de mots étrangers dans les documents de communication des Baléares, nous mesurons là le degré d’acculturation d’un territoire et nous pouvons même désigner les indices par lesquels se propage l’invasion éventuelle. Pour Noirmoutier, il convient de s’interroger un peu plus sur ce que recouvrent les principales catégories recensées : nature, sports et gastronomie. L’examen du détail des indices de « nature » nous permet de voir que cette île valorise sa nature maritime. Deux éléments dominent largement le discours insulaire sur ce sujet : la mer (35 %) et les marais salants (16 %). Tous deux ancrent manifestement l’île dans une dimension maritime à défaut de souligner son insularité. Il s’agit bien d’une identification avec un milieu précis appuyée sur un patrimoine local réel. La rubrique « sports et loisirs » confirme cet ancrage maritime. Nous avons déjà souligné la part prise par les activités nautiques, on voit en plus une large majorité d’activités liées à la mer : pêche (56 %), qu’il s’agisse de pêche à pied ou de pêche en mer, et activités de voile : plaisance (26 %) ou régates sportives (9 %). Une nouvelle fois, une identité maritime forte transparaît dans ce champ et ce sont bien des activités traditionnelles qui sont mises en scène. Le troisième champ qui retient notre attention est la gastronomie. Nous dirons que ce champ de manque pas de sel puisque trois éléments confisquent à eux seuls la moitié des indices : les huîtres (20 %) qui sont une spécialité locale, le sel (15 %) qui marque aussi le paysage au travers des marais et le turbot (15 %) parce que le plus grand élevage de France se situe sur l’île. Il y a là une nette mise en valeur des produits du terroir que vient compléter l’excellent score d’un produit « non maritime », la pomme de terre (20 %). Les importants efforts de communication réalisés sur ce tubercule de luxe font qu’il est aujourd’hui facilement identifié à Noirmoutier. Sans conteste, la gastronomie locale à un goût marin. L’examen des images « voulues » par les responsables touristiques de Noirmoutier montre un fort ancrage maritime qui s’appuie sur les « produits locaux », que ce soit en termes de paysages, de sports ou de gastronomie. Aucun élément « étranger » n’étant présent de façon importante dans les différents champs, aucun phénomène d’acculturation n’est visible. Au contraire, une certaine fierté de son identité transparaît de l’image véhiculée par Noirmoutier. C’est ce que l’on voit, par exemple, lorsque l’image du marais salant est utilisée comme vecteur de communication à l’occasion d’un événementiel aux pieds de l’Arc de triomphe. Bien que l’image du paysan ne soit pas toujours valorisante aux yeux du public, c’est pourtant bien elle que Noirmoutier utilise avec fierté. Document 2 - La nature maritime comme outil de promotion de l’identité locale (source : magazine de l’office de tourisme

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à la recherche de l’identité insulaire : l’île de Noirmoutier au banc d’essai Figure 4 Les éléments constitutifs du patrimoine naturel dans la communication de l’île de Noirmoutier

Nous dirons que l’identité « voulue » s’appuie ici sur d’authentiques éléments patrimoniaux du territoire. En conséquence, nous ne parlerons pas de phénomène d’acculturation en cours C’est le constat à la période étudiée, et pour Noirmoutier. Ce n’est pas le cas partout : une étude sur l’île de la Réunion a permis de constater que les plus récentes mises en scènes contenaient des éléments exogènes en grand nombre, fruits d’un tourisme « international » très (trop ?) présent (Frustier, 2004). à Noirmoutier, certains indices nous laissent penser qu’il y a eu une période, dans les années 1970-1980, où l’identité locale a été menacée mais que, aujourd’hui, la communication tend à revaloriser un patrimoine qui a failli disparaître. L’élément emblématique est ici le marais salant qui avait pratiquement disparu il y a trente ans et qui, dorénavant, est un outil identitaire fort.

Noirmoutier : l’envers du décor touristique Enfin, nous avons voulu étendre l’étude à d’autres visions afin de voir si le portrait restreint à l’activité touristique ne constitue pas un monde à part, isolé dans un processus économique particulier : la « saison ». Le reste de la population, les autres utilisateurs de l’espace, les autres consommateurs du patrimoine ont-ils la même vision du lieu ? On peut, bien sûr, recueillir par enquête les témoignages des touristes présents : cela nous cantonne encore au strict domaine touristique et nous nous méfions de la mono-économie. L’évaluation de l’image perçue par les autres usagers du lieu passera, pour nous, par l’analyse de l’imaginaire insulaire développé par les peintres, les cartes postales et les livres. Nous avons ici des témoignages qui se dégagent quelque peu du contexte économico-touristique et méritent notre attention comme usage alternatif du patrimoine et du paysage. 217


Pierre Frustier

Tous ces supports montrent une convergence globale. Trois éléments forts se détachent singulièrement du paysage : la mer, le bois de la Chaize et le passage du Gois, une chaussée submersible que la mer recouvre à chaque marée haute et qui était, avant le pont, le seul moyen d’accès à l’île. Le lien entre ces trois éléments est un lien de causalité dont les différents supports étudiés retracent très bien l’histoire. Au début de l’ère de loisir, les raisons médicales justifient l’arrivée des touristes sur le littoral. L’air du large vivifie les poumons mais la mer est encore un objet de peurs comme l’a bien montré Jean-Didier Urbain (1994) : Le rivage, porteur d’innombrables maux, est ainsi perçu et vécu avant tout comme l’espace de tous les dangers : invasions et débarquements, mais aussi des apparitions monstrueuses, envoûtantes, effrayantes ou divines. C’est bien l’image qu’en donnent les livres de la fin du xixe siècle ; c’est encore les images que peignent les premiers peintres : rochers, tempêtes… le fantasme qu’entretient, chaque jour à l’heure de la marée, le menaçant passage du Gois. Plus tard, cartes postales et toiles montrent les touristes qui s’aventurent sur le sable ou les rochers : ils préfèrent longtemps l’ombre protectrice du bois de la Chaize. Il faut encore quelques années avant qu’on ne les voie faire corps avec la mer. Alors, ils deviennent enfin baigneurs ou régatiers, puis colons en vacances, campeurs et clients des hôtels qui se créent successivement… jusqu’à l’ère de la résidence secondaire. Toutes ces étapes sont parfaitement relatées par les tableaux, les cartes postales, quelques livres et, plus récemment, le cinéma. Ces différents supports témoignent de l’usage du territoire par ses habitants et de l’évolution de cet usage. Cette vision artistique est, en partie, celles d’étrangers à l’île. à ce titre, elle pourrait proposer des angles de vision divergents représentatifs du conflit entre le résident permanent, le résident secondaire et le touriste. Il y en eut, sans doute. Certains livres et la presse s’en sont fait l’écho. Aujourd’hui, par contre, le regard sur le territoire semble unanime. à Noirmoutier du moins. Est-ce la gage d’un développement durable ?

Conclusion Ainsi, la technique des champs patrimoniaux permet d’inventorier les éléments constitutifs de l’identité d’un site. L’analyse de la documentation touristique, de la presse ou des œuvres artistiques, permet de créer différents profils patrimoniaux qui représentent soit le point de vue de l’autochtone, soit celui du touriste, bref, de tous les utilisateurs/consommateurs du territoire. Croiser ces portraits revient à faire une approche comparée de l’offre et de la demande, ce qui permet de mettre en relief d’éventuels conflits d’usage. De même, l’étude sur le long terme donne à voir l’évolution de cette image et des indices constitutifs, ce qui offre aux territoires un outil pour analyser la mise en scène de leur patrimoine. L’abandon d’un champ patrimonial, ou sa survalorisation, est un facteur de perturbation des équilibres locaux. Désamorcer de tels conflits apporte un gage de durabilité à une expérience de développement d’un territoire. Enfin, comme nous l’avons vu, le repérage des indices utilisés dans la construction d’une image permet aussi de porter un diagnostic sur la résistance, ou non, de la culture locale à la pression 218


à la recherche de l’identité insulaire : l’île de Noirmoutier au banc d’essai

touristique. Là encore, il s’agit d’une possibilité de diagnostic analytique à partir duquel tout responsable de développement local est à même de s’interroger. La méthode présentée ne donne pas de solutions mais elle est un outil d’aide au questionnement. n

BIBLIOGRAPHIE Frustier Pierre, « Tourisme et patrimoine » in Patrimoine de l’image, images du patrimoine en Aquitaine (sous la direction de A.-J. Tudesq, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 1997. Frustier Pierre, « Images de la gastronomie créole dans la communication touristique » in Tourisme dans les départements d’outre-mer, éditions Lanore, 2004. Lozato-Giotart Jean-Pierre, « Territoire insulaire : enjeu identitaire et analyse isocultrelle» in Tourisme & Identités (sous la direction de Jean-Marie Furt et Frank Michel), L’Harmattan, 2006. Urbain Jean-Didier, Sur la plage, Payot, 1994.

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Les identités insulaires : un archipel de problématiques

Les identités insulaires : un archipel de problématiques

Pierre Frustier et Olivier Ertzscheid Crec (EE 0501) Université de Nantes

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our faire la synthèse des travaux présentés à La Roche-sur-Yon, les chercheurs du Crec ont choisi l’expérimentation scientifique par l’étude sémantique des communications présentées. L’objectif de ce travail est de vérifier que les intervenants ont bien abordé la problématique proposée : les identités insulaires face au tourisme. Cette approche correspond aux travaux sur le contenu des documents de communication touristique déjà engagés par notre laboratoire. Pour réaliser ce travail, nous avons utilisé le logiciel Umap développé par TriVium. Le logiciel Umap analyse les textes en produisant des cartographies basées sur la fréquence et la proximité sémantique des mots. Cette restitution forme des regroupements thématiques de mots qui ressemblent à des îles, ce qui s’adapte parfaitement à notre propos. Les thématiques les plus éloignées du propos central se retrouvent en périphérie, voire exilées sur des îlots séparés lorsque leur lien avec le corpus principal est vraiment trop ténu. Ainsi, l’ensemble de communications d’un colloque permet de repérer les thèmes communs ou l’émergence de problématiques nouvelles. Voici ce que nous apprend la mise en carte des textes publiés dans ces actes. 221


Pierre Frustier et Olivier Ertzscheid

La tortue yonnaise Il a été demandé au logiciel de cartographier les 100 mots les plus utilisés dans les textes du colloque. Le résultat apparaît sous la forme d’une île qui ressemble beaucoup à une carapace de tortue (figure 1). On peut voir que l’ensemble du corpus s’articule autour d’un point central où les mots clés de notre problématique occupent une place privilégiée : « identité », « insulaire », « tourisme ». L’ensemble des intervenants a donc parfaitement ciblé son propos. De plus, on remarque que le vocable principal est « île » chez la majorité des auteurs (13). à défaut d’insularité, c’est bien de l’espace îlien dont on a parlé à La Roche-sur-Yon.

Figure 1 La tortue yonnaise

Dans un second temps, on peut tenter de faire apparaître un « facteur de différenciation », c’està-dire rechercher dans les textes les thématiques qui se singularisent ; les propos particuliers des uns et des autres. Sous l’érosion provoquée par l’indice de différenciation, on voit des préoccupations singulières se détacher de l’île principale. Des presqu’îles apparaissent d’abord, comme autant de problématiques naissantes. Voyons un exemple concret au travers de la grosse « main » qui commence à surgir à droite de l’île (figure 2 page suivante). Tous les auteurs se retrouvent dedans, avec plus ou moins de pertinence, ce qui explique la grosseur de cet appendice. Nadège Kokel emploie tous les mots qui constituent cette problématique ; Claudine Paque n’en utilise qu’un seul (« eau »). 222


Les identités insulaires : un archipel de problématiques Figure 2 Naissance d’une problématique « locale »

à la base de cet axe, le mot « local » auquel deux autres termes sont associés, c’est-à-dire qu’on les retrouve à proximité dans les textes : « population » et « international ». Côté population, on s’interroge sur la « communication » et « l’emploi » (dans les « hôtels »). Côté international, les préoccupations qui naissent ont trait à « l’accueil », à « l’eau » et à la « nature ». à l’évidence, les termes ainsi mis en exergue sont bien des interrogations classiques pour tous ceux qui se penchent sur le développement touristique. Mais d’autres presqu’îles cachent autant de problématiques qui peuvent donner lieu à des explorations fructueuses. Citons ici les noms des différents « caps » qui émergent au pourtour de l’île : « Ulysse », « Tahiti », « Groix », « mémoire », « village », « secondaire », « résident », « projet », « héritage », « authenticité », « groupe », « maritime », « regard », « îlien », « musique » et « théâtre ».

L’archipel de la problématique Il suffit de pousser à fond le curseur de différenciation pour se retrouver face à un archipel composé d’une île principale, celle où se concentrent 85 % des mots, et de cinq îlots (figure 3 ci-contre). La grande majorité des intervenants a donc donné des illustrations variées de la problématique principale. Qu’ont alors de particulier les propos agrégés dans les cinq îlots ? L’îlot principal est composé des mots « tourisme », « langue », « britannique » et « anglais ». On retrouve ces mots en priorité chez Yann Bévant et Vanessa Leclercq qui parlent respectivement de l’Irlande et des îles Britanniques au travers des exemples du théâtre et de la langue. Bien évidemment, c’est une approche très particulière du tourisme et ils sont les seuls à la faire. On retrouve encore Yann Bévant, seul cette fois, sur un îlot plus méridional qui s’articule autour de « Irlande », « Irlandais » et « pièce » (de théâtre). Entre des deux territoires, l’approche artistique de l’identité est complétée 223


Figure 3 L’archipel des singularités

par l’îlot central qui contient les termes « film », « Ouessantins » et « projection ». Le fait qu’il y ait deux communications autour des films de Jean Epstein sur les îles bretonnes explique l’émergence de cet isolat. Enfin, deux autres îlots se singularisent. Tout au sud, deux mots qui se conjuguent ensemble se retrouvent associés : « marais » et « salant ». L’île de Noirmoutier, cadre des études de Ludwig Nedelec et de Pierre Frustier, confirme ainsi son caractère insulaire. Au nord, « club » et « Tahiti », se retrouvent associés grâce aux travaux de Caroline Blondy et Valérie Perles mais « club » est un vocable que l’on retrouve encore dans les textes de Bassem Neifar (Djerba) et Odile Gannier. Nous voyons ici naître un archipel qui s’articule autour du mot tourisme et propose plusieurs voies de développement : l’une qui valorise l’identité, autour de la culture (langue, théâtre) ou de la nature (marais) ; l’autre où apparaissent les ferments d’une acculturation avec les « Clubs » qui séparent touristes et population locale. Nous sommes bien aux deux extrêmes de la problématique de l’identité face au tourisme. Ainsi, le traitement sémantique des discours apporte bien quelques pistes intéressantes à l’analyse des phénomènes touristiques. S’agissant des textes d’un colloque, il permet de valider la cohérence des interventions et de mesurer leur pertinence par rapport à la thématique initiale, ce que nous venons d’illustrer. Dans d’autres domaines, ce type d’études peut apporter des éclairages intéressants, le Crec souhaite pour sa part développer ainsi des enquêtes sur les discours de la communication touristique. n

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Le Crec remercie Le secrétariat d’état au Tourisme qui finance l’édition de ces actes. Les différentes intervenants du colloque. Citons ici les communications qui ne sont pas publiées : - Nathalie Bernardie-Tahir (université de Limoges) : « Zanzibar à l’heure du tourisme, des identités rêvées au rêve identitaire » ; - Philippe Marais (directeur-fondateur de Saïga Voyages Nature) : « Sukau (Bornéo), un village de pêcheurs s’engage dans la préservation de son patrimoine naturel ». Les partenaires du colloque. Région Pays de la Loire, université de Nantes, ville de La Roche-sur-Yon. Enfin, les étudiants qui ont assuré la logistique de l’opération et les enseignants qui les ont supervisés. Le travail de recherche du Crec (Centre de recherche éducation-culture) se fait en étroite relation avec le département Information-Communication de l’IUT de La Roche-sur-Yon. Les étudiants en communication ont participé à la mise en place de l’événement et à la création des supports de promotion. Les étudiants en métiers du livre (promotion 2006-2008) ont assuré la création graphique et la mise en pages de l’ouvrage pour le compte des éditions Siloë qui acceptent ce pari pédagogique. Simon Pichot et Amélie Fillaudeau ont finalisé cet ouvrage en apportant les ultimes corrections sous la supervision pédagogique de Marijo Pateau & Ghislaine Daniel.

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Mise en pages : étudiants de l’IUT de La Roche-sur-Yon, Département Information et communication Achevé d’imprimer en novembre 2007 sur les presses de l’imprimerie ???? 85??? ville ???

N° d’impression : ???? Dépôt légal : décembre 2007 Imprimé en France




L’

Organisation mondiale du tourisme annonce, pour 2005, plus de huit cent millions de touristes dans le monde. Parmi eux, près de 10 % privilégient une destination insulaire, sans compter ceux qui auront posé le pied sur une île le temps d’une escale de croisière. Depuis Ulysse, l’une des premières figures mythiques du voyageur insulaire, le phénomène n’a cessé de s’amplifier, générant une pression de plus en plus importante sur des espaces parfois très réduits, en tous cas limités. L’impact du phénomène touristique sur les populations et les lieux d’accueil a fait l’objet de nombreuses études et analyses de la part des universitaires et autres experts en marketing territorial. Dans le cadre du développement durable, les problématiques liées à l’identité des territoires prennent une acuité nouvelle, en particulier dans certains espaces insulaires, puisqu’une quinzaine d’îles seulement recueillent presque 90 % de la fréquentation touristique. Au-delà des problèmes de capacité de charge du territoire, se posent des questions sur l’effet potentiel d’une telle concentration en matière de culture locale, de la modification des us et coutumes aux conséquences de la perte des équilibres économiques traditionnels. Poser la question des identités insulaires face au tourisme est ainsi un enjeu d’actualité pour beaucoup de territoires, pas simplement insulaires. Il s’agit de voir, dans différents lieux de la planète, comment évolue la maîtrise du territoire d’accueil, comment les populations locales gèrent ou subissent la pression touristique, avec quels outils et quelles conséquences pour leur identité. Après des années de fréquentation touristique de masse, on commence à en mesurer les effets et à voir se mettre en place des outils de gestion plus respectueux des hommes et des lieux. Les îles peuvent, là, servir d’exemples pour d’autres destinations touristiques.

ISBN : 978-2-354290-06-1 Prix : 25 € Imprimé en France

Centre de recherche éducation culture www.univ-nantes.fr/crec

www.siloe.fr


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