Omnivore N°1

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mensuel L e

j o u r n a l

d e

c e u x

q u i

c u l t i v e n t ,

c u i s i n e n t

e t

01

c o n s o m m e n t

n° 10/2003 80 /an d i r ec t i o n : L u c d u b a n c h e t e t l a u r e n t s e m i n e l

Éditorial Les plus beaux métiers du monde Omnivore, ce sera chaque mois, le bonheur de la

jeune cuisine française: ça commence aujourd’hui

gourmandise, l’extase des sens et… Non franchement, on aimerait beaucoup écrire ça, au moins une fois. Continuer encore quelques lignes. Mais difficile d’aller plus loin avec des mots qui pèsent leur petite tonne. On préfère laisser ça à d’autres, qui le font tellement mieux et depuis si longtemps. Omnivore ne sera donc pas le journal du bonnement beau, du bêtement bon. Nous avons, au contraire, pensé ce mensuel - « tout en couleur » comme on le disait avant – comme un vrai journal d’information, d’opinion, de débats. Pourquoi ? Pour tenter de répondre, ou tout du moins d’accompagner, les questions qui taraudent des professions en pleine mutation. La cuisine, la viticulture et la culture de la terre sont aujourd’hui des enjeux fondamentaux de notre société. Parce que rien n’est gagné dans la bataille du goût, parce que la qualité a encore du mal à s’imposer et que le monde quelque peu rigide et codifié de la cuisine ne permet pas à une nouvelle génération d’émerger. C’est cette culture en mouvement qu’Omnivore se fait fort de capter, de suivre d’un œil critique, loin du militantisme et ou des idées étriquées. En général, chaque éditorial de chaque nouveau journal se termine immuablement par les mêmes mots : considérez que ce journal est le vôtre. Omnivore, plus que d’autres, est porté depuis fort longtemps par les têtes bien faites de chefs qui incarnent la relève, par les discussions enflammées avec les vignerons et les producteurs. Qu’ils en soient tous remerciés et trouvent dans ces pages le résultat de leurs efforts.

12 plat d’émoi

Le chabrot chic de barbot

Ils ont trente ans, la vie devant eux mais le talent entre les dents. Ils sont prêts à en découdre avec ce métier de cuisinier, réputé si difficile et qu’ils ont pourtant choisi, comme on embrasse une grande carrière. Ils attendent simplement qu’on leur laisse une petite place. Pour une reconnaissance légitime. (Dossier p. 4)

2 6m Ducasse : « Faites une cuisine de cuisine

qui vous ressemble ! »

I

l arrive dans son costume impeccable. Stature imposante, sourire doux du tueur. Difficile de faire plus présent, plus investi dans un espace donné qu’Alain Ducasse, qu’on ne présente plus. Mais qui continue de se présenter ! - « Alain Ducasse » avec cette imperceptible pointe d’accent héritée de Castelnaudary, en tendant une main ferme. Et l’interview, la parole, commencent tout de suite, sans temps mort. Difficile de couper, de questionner. Mieux vaut l’interjection (« Ah ? », « Oh ! »), le bout de phrase avortée (« mais

en même temps… ») qui s’adaptent mieux, dresse un lit à la pensée mitraillette du « chef mondial ». Avec lui, mieux vaut pour l’intervieweur se concentrer sur les réponses que sur ses propres questions. Mieux vaut tendre l’oreille, comprendre entre les lignes… et réécouter la bande enregistrée pour bien décrypter une pensée touffue, entre conservatisme provocant et avant-garde prédigérée. On en ressort parfois agacé, souvent plus ouvert. Toujours ébranlé par ce talent hors norme de synthèse prospective. (suite p. 5)

7hors-limites

l’Italie fait la boulette

8 portrait

Nicolas vagnon

par

Sonia Ezgulian

Q

uand j’ai poussé la porte battante des cuisines de la Villa Florentine, j’étais aussi impressionnée que pour ma première journée en classe de sixième, le monde des grands. Vêtue de mes beaux habits tous neufs – un horrible pantalon pied-de-poule bleu marine et une veste rêche, trop ample à mon goût –, j’ai fait mon entrée dans la « cour de récré des garçons », le petit périmètre autour de la machine à café, en affichant une décontraction feinte qui s’est maladroitement traduit par un très large sourire figé. (suite p. 3)

9 de la terre

Faut-il aimer le terroir


Manger/Penser

opinions i id ées i d ébats

Propos sur la jeunesse Par Jacques Thorel (1)

L

a première fois que j’ai mis une veste blanche et un tablier, c’était le 3 juillet 1969. Un boulot d’été que m’avait fortement conseillé mon père, chez Monsieur Maréchal, charcutier. À la fin de l’été, je savais désosser un cochon. J’ai ouvert à La Roche Bernard à vingtcinq ans passé de trois jours, le premier avril 1980. C’était une auberge avec une cuisine dite gastronomique. Ma première étoile, je l’ai attendue huit ans. J’avais déjà trois toques, depuis deux ou trois ans au Gault et Millau. À la fin des années quatre-vingt, c’est la fin de la nouvelle cuisine avec la folie de l’eau montée au beurre grâce au mixeur. C’est un copain belge, un jour, dans un trois étoiles, qui m’a dit : « ferme les yeux et dis-moi ou nous sommes. » Nous ne savions pas ou nous étions. Plus de repères. Il fallait retrouver une cuisine pour que les gens venus manger en Bretagne sachent vraiment qu’ils étaient en Bretagne. Nous avons connu donc un recentrage par le terroir. C’est le sud-ouest qui a commencé. En 1986, avec ma femme, nous sommes partis voir et goûter cet esprit régional chez Trama, Arrambide et Guérard. Mais aujourd’hui, la nouvelle cuisine est has been et la cuisine de terroir appartient au passé. Je me suis permis de faire cette longue introduction, de parler de ma jeunesse pour parler de celle d’aujourd’hui. Car je suis sûr qu’en ce moment, il se passe quelque chose. Je ne sais pas comment je le nommerais, mais avec Pascal Barbot, Nicolas Vagnon, Jean Chauvel et Jacques

Decoret, entre autres, il existe de jeunes cuisiniers qui ont visiblement envie de nous faire goûter pleins de choses. Ils symbolisent une cuisine française faite de leur expérience de voyages. J’insiste tout de même pour les plus cocardiers : quand je suis chez Pascal Barbot, c’est bien français que je mange, sans pour autant me contenter d’un bout de territoire. Oui il existe une relève, et ces jeunes cuisiniers ne sont pas aussi conditionnés que nous l’étions. Nous, nous avons appris la cuisine de manière très péremptoire. Il y avait des règles et il ne fallait pas les transgresser. À tel point que j’ai mis quinze ans à me déconditionner pour découvrir ma propre cuisine. On m’avait dit : c’est comme ça qu’il faut faire… je faisais comme ça pour ne pas me faire taper sur les doigts. Pour parler de jeunesse, il faut aussi parler des Écoles Hôtelières. Elles ont un problème simple : on y apprend toujours à réparer des 2 CV et il y a longtemps que nous avons des voitures bien plus modernes. Je trouve que les élèves d’écoles hôtelières n’ont pas assez de pratiques. Seulement huit heures par semaine. Bien souvent les titulaires de Brevet Professionnel sont bien plus performants que les bacheliers. Mais c’est une autre histoire. Quoique… Dans cette génération de chef émergeant, ceux qui ont appris avec Pierre Gagnaire et Alain Passard - qui ont su les laisser libres - et qui, en plus, ont voyagé, ont une vision très large de ce que peut être la cuisine. Ce sont aussi de très bons techniciens, curieux de tous les nouveaux outils

- Pacojet, thermomix, wok à induction... – qui, forcément, font évoluer les choses. La particularité de la jeunesse est d’ailleurs de tirer parti de la technique, de répondre à cette belle curiosité technique qui, quoi qu’on dise,  fait plus avancer la cuisine que la beauté des produits   (même si leur choix reste, évidemment, prépondérant). Bien sûr, quand ces jeunes cuisiniers auront une maison plus grande, ils innoveront sans doute moins car ils auront à s’occuper de beaucoup d’autres choses. Mais, pour l’instant, je ne cherche pas à juger ces nouveaux chefs : j’écoute, je goûte, je regarde et j’essaie de comprendre ou ils veulent en venir. Je ne suis pas là pour dire si c’est bien ou pas. Je suis sûr en tout cas qu’ils existent. Et qu’il se passe quelque chose. Cela sera-t-il suffisant pour faire en sorte que le monde, en tout cas la presse étrangère, recommence à nous aimer ? Car il ne faut pas se le cacher, nous avons un problème en France : les étrangers sont venus pendant vingt ans, tout était génial même quand cela n’était pas bien. Aujourd’hui, tout est toujours mal. Et l’on ne sait pas vraiment combien de temps ce désamour va durer. Heureusement qu’il existe encore la passion qui fait la cuisine. Heureusement qu’il existe encore la jeunesse. Tant que cela dure, je resterais toujours émerveillé. ✖ (1)

Chef de l’Auberge Bretonne à la Roche Bernard (Morbihan)

aversion Laboratory of Taste française Bien sûr, vous en aviez entendu parler, mais l’aviez-vous réellement lu ? Voici une traduction condensée du long article d’Arthur Lubow, paru dans le New York Times du 10 août dernier. Assassin pour la cuisine française. N’hésitez pas à prendre vos plumes ou vos claviers pour nous faire part de vos réactions. Nous y reviendrons d’ailleurs dans les prochains numéros d’Omnivore.

P

lusieurs mois avant que notre secrétaire d’Etat à la Défense ne rabaisse la France dans la « Vieille Europe » et que nos restaurateurs commencent à vider le vin français dans les caniveaux, je parlais avec Marc Veyrat, un chef dont les deux restaurants ont reçu les meilleures récompenses au Michelin et au GaultMillau. À ma grande surprise, il m’avoua que les cuisiniers les plus créatifs en Europe n’étaient plus les Français… mais les Espagnols. Si ma source d’information avait été le Pentagone plutôt que cette somptueuse auberge sur le Lac d’Annecy, j’aurais sans doute pris cette affirmation avec des

Après un voyage en Espagne cet été, j’en reviens convaincu : l’effervescence qui bouillonnait en France avec la Nouvelle cuisine dans les années 70 a passé les Pyrénées. Et je ne suis pas le seul à le penser.

pincettes. Mais cette déclaration sur la suprématie espagnole venait de l’un des chefs français les plus fameux. J’y ai prêté toute l’attention qu’elle méritait. Après un voyage en Espagne cet été, j’en reviens convaincu : l’effervescence qui bouillonnait en France avec la Nouvelle cuisine dans les années 70 a passé les Pyrénées. Et je ne suis pas le seul à le penser. Un article du Wine Spectator, en juin dernier, a couronné l’Espagne comme le pays européen le plus enthousiasmant pour ses vins et sa gastronomie. De nombreux chefs américains approuvent : Charlie Trotter à Chicago, David Bouley à Manhattan, et Thomas Keller à San Francisco qui remarque que « l’éthique française s’est détériorée depuis quelques années ». (…) Bien sûr, vous pouvez toujours très bien manger en France, comme vous le faisiez il y a 20 ans. Le problème est justement que, ou que vous mangiez, rien n’a réellement changé depuis 20 ans. La Nouvelle cuisine avait révolutionné la cuisine dans les années 70. En la consolidant et en avançant, la génération suivante avait maintenu la prééminence française. Mais durant ces dix dernières années, l’innovation française s’est transformée en glace. Avec l’avancée d’Internet, les chefs surfent pour avoir de nouvelles idées, la France n’a plus la place qu’elle occupait. (…) L’Espagne émerge. La France piétine. (…) Aller en Espagne

aujourd’hui rappelle le grand frisson des années 80, quand je suis allé dîner en France chez Alain Chapel et Alain Senderens. Peut-on encore avoir le grand frisson en France ? Dans le sens ou vous êtes susceptible de manger quelque chose d’à la fois nouveau et authentique ? Olivier Roellinger et Pierre Gagnaire créent tous deux des plats délicatement épicés, construits artistiquement mais qui ne provoquent pas réellement pour moi d’émotions. Marc Veyrat est trop flamboyant (l’influence d’Adrià est très évidente dans ses plats récents) (…) Seul Michel Bras, dans son restaurant zen de l’Aubrac, maintient la tradition d’originalité et de pureté de la Nouvelle cuisine. D’ailleurs, la plupart des jeunes cuisiniers espagnols le citent tellement volontiers comme leur héros que je le soupçonne d’avoir plus de disciples en Espagne qu’en France. C’est difficile d’expliquer ce qui est arrivé à la Nouvelle cuisine en France. Peut-être a-t’elle simplement vieillie. Certainement, la France demeure campée sur une base solide, avec un plus grand nombre de bons restaurants que partout ailleurs. (…) « Ils ont le meilleur public », reconnaît l’irascible et puissant critique espagnol Rafael Garcia Santos . « Mais ils n’ont aucun chef désirant changer le monde. » ✖ L’intégralité de l’article sur le site du New York Times : www.nytimes.com

Bye bye Mister B

oui, un futur big bibendum

surtout essayer d’exprimer

Plaza Athénée. Verra-t-

Syndicale de la Haute

VU-LU-ENTENDU

que ce n’est pas un livre

« Nul ne saurait le nier :

Ça n’est pas encore

se cache peut être derrière

ma personnalité à travers

on valser les Spoon-Sum

Cuisine. Cela fait toujours

« Ce livre, Sucré/Salé (Ed.

prétentieux, arrogant. Faire

la gastronomie est pour

officiel… mais cela ne

l’un de vos amis…

un certain nombre de

entre les lustres de cristal

du bien de se remémorer

de la Martinière, 53€) a

ce livre, pour moi, était aussi

la France un patrimoine

techniques. » L’ambiance

et les fauteuils Louis XVI ?

qu’elle existe.

été très long à mettre en

un juste retour des choses.

inaltérable, mondialement

place. Je voulais parler de

Car ce sont les mots qui

reconnu. Au même titre

Aux Origines du goût, du

cuisine mais je ne savais

m’ont ouvert les portes de la

que l’industrie du luxe ou la

vendredi 24 au lundi 27

pas comment. En tout cas

cuisine. J’ai pris conscience

haute-couture, sa notoriété

saurait tarder, les nouvelles (bonnes et moins bonnes,

Choukroun/Angl’Opéra

devrait être « vraiment très

Franchement ? On le

à vous de choisir) se

Le chef du Café des Délices

décontractée, très simple  » ,

souhaite.

propageant toujours très

(Ve) s’installera dans sa

Le menu-carte établi à 38€

vite dans les arrière-

deuxième adresse avec un

avec une formule à 17€

Parce qu’il le mérite

octobre, première édition

je ne voulais pas aligner les

de ce que je pouvais faire en

est d’ailleurs le premier

cuisines : Derek Brown, le

peu de retard. L’ouverture

le midi. « Cette deuxième

Jacques Maximim s’est

du salon des terroirs du

recettes. Cela fait 30 ans

lisant ce qui avait été écrit

vecteur de son succès. »

directeur du guide rouge,

d’Angl’Opéra, le restaurant

adresse correspond à une

vu épingler en septembre

monde au Mas de Saporta

que je fais ce métier et il

sur moi, sur l’un des mes

Entreprendre (Sept. 2003)

ferait valoir ses droits à

attenant à l’hôtel Edouard

véritable envie, précise

dernier la croix de l’Ordre

à Montpellier. Organisé

me semble que je n’ai que

plats. » Pierre Gagnaire sur

… qui n’avait sans doute

la retraite en juillet 2004.

VII, n’est en effet pas

Gilles Choukroun. Je tenais

national du Mérite... avec

par Slow Food et les

quatre ou cinq plats qui

France Inter

pas lu le New York Times.

Son successeur serait déjà

prévue avant la fin 2003,

à démarrer cette année

17 ans de retard. Le chef de

appellations Coteaux du

ont de l’intérêt. Donc je ne

désigné et serait, à l’heure

voire mi-janvier 2004. Un

avec quelque chose de

Vence, après avoir

Languedoc, Saint Chinian

voulais pas faire de recettes

actuelle, en stage au siège

restaurant, doublé d’un

nouveau ».

œuvré notamment à

et Faugères. Ateliers du

mais raconter des histoires.

de la maison Michelin. Et,

bar où il sera également

Mougins et au Négresco,

goût, marché des saveurs

J’ai le sentiment qu’on peut

pour ajouter encore un

possible de manger. La

Jean-François Piège partant

n’avait pas trouvé le temps

et œnothèque avec 500

réellement offrir du plaisir,

conditionnel, ce nouveau

cuisine ? « Il n’est pas

au Crillon, c’est Christophe

de venir chercher

réf. On aime, ou on aime

des émotions aujourd’hui.

directeur serait un (ancien)

question de dupliquer

Moret, le chef du Spoon,

le ruban. Au passage, on

pas Slow food... mais ce

Tout le propos du livre est

professionnel de l’hôtellerie

celle du Café des Délices,

qui prend sa place dans

se souvient qu’il co-fonda

serait bête de se priver d’un

là : offrir des pistes sur

et de la restauration. Eh

explique le chef. Je vais

le staff de Ducasse au

en son temps la Chambre

marché non?

des sensations. J’espère

Omnivore N°1 - Octobre 2003 - 2

Omnivore attend vos réactions, commentaires. Ces pages sont les votres. Il suffit d’envoyer quelques ligne selon votre humeur 37 bis rue Gauthey 75017 Paris redaction@omnivore-editions.com


Manger/Penser

opinions i id ées i d ébats

Méfiez-vous des Don Quichotte… Par Didier Daguenau (1)

F

aire du vin reste, quoi qu’il arrive, le besoin d’exprimer un savoir faire, une culture et une tradition. L’évolution nous a permis, techniquement, de commencer à mieux comprendre les choses, et donc à sortir des millésimes un peu difficiles que nous aurions été incapables de sortir il y a quarante ans. Mais il faudrait, rêvons un peu, que le métier reste le même, que ces prouesses techniques ne nous incitent pas à aller systématiquement dans le sens du goût du client. Comme ces vins confiturés, vendangés tardivement, qui traînent avec eux autant de puissance, d’expression que de lourdeur et de lassitude… mais qui plaisent tant en ce moment ! Il ne faut jamais oublier que le vin n’est pas un simple appendice commercial mais quelque chose qui reflète avant tout un endroit, un terroir. Il faudrait absolument convaincre les clients qu’il existe une variété de tonalités infinies et non pas un modèle typique, par région ou par appellation. C’est également aux gens de venir chez nous, d’attendre nos vins, de savoir les apprécier pour ce qu’ils sont et non pour ce que eux, les clients, aimeraient qu’ils soient. Il ne s’agit pas de plaire à tout prix. Mais de faire d’abord « son » vin, singulier, unique. Mais le malheur, c’est que l’ensemble du vignoble ne va pas dans ce sens. Les producteurs ont souvent, malheureusement, une attitude de PMI où l’on parle de rentabilité, de coûts de production. Très peu, en fait, décident de faire tel ou tel vin, de choisir telle ou telle voie avant de fixer le coût d’une bouteille. Eh non, aujourd’hui, le vin se doit de tourner autour d’une rentabilité ! Il y a donc moins d’âme, moins de cœur, dans la viticulture. Bien sûr, dans toutes les

régions de France, il y existe des gens qui cherchent à faire les meilleurs vins. Mais il n’y en a pas beaucoup, des Sélosse, des Jayer, des Graillot. Il n’y en a pas beaucoup non plus, pas assez en tout cas, de ces jeunes venus de l’extérieur du métier et qui apportent leur fraîcheur, leur regard particulier. Car, il faut bien le dire, le drame de la viticulture réside aussi dans l’éternel passage de témoin entre le père et le fils. Les bonnes, comme les mauvaises habitudes se transmettent en héritage. Et je lis encore dans certains articles : « je fais comme mon père, mon grand-père» . Alors que le vin, bien évidemment, évolue plus vite que deux générations. Alors voilà, faute de bonnes âmes, faute de volonté, le vin qui a du sens reste élitiste. En partie parce que les plus gros efforts qualitatifs sont faits dans les petites appellations comme Jurançon, qui sont très dynamiques - il se passe là-bas ce qui s’est passé il y a vingt ans dans l’Anjou et le Layon. Et j’enrage quand j’entends encore autour de moi qu’il faut vendanger à la machine, parce que ça coûte moins cher et qu’il n’est pas nécessaire de nourrir les vendangeurs. J’enrage aussi quand je relis des descriptifs du vin vieux de cent ans et qui décrivent des typicités totalement différentes de celles d’aujourd’hui : le vanillé, la noix de coco, ne sont jamais mentionnés… Le côté commercial a pris le pas sur la tradition. Le faire savoir est devenu beaucoup plus important que le savoir-faire. Mais, il faut aussi se méfier des Don Quichotte, et ne pas tomber dans le sectarisme, le bio-dynamisme dont l’outrance rigoriste, la référence systématique aux astres ont également tendance à couper la vigne des bases paysannes. Ça ne sert pas vraiment le vin. Ça

n’a pas forcément de sens. La course aux rendements faibles est stupide quand elle descend sous le seuil de rentabilité, uniquement parce que cela fait chic de n’afficher que 9 hectolitres/ha. Et, si j’ai été l’une des premiers à me ruer sur les vins non soufrés, je dois aussi reconnaître qu’ils n’ont pas de sens sur certains terroirs, dans certaines régions. Je m’amuse assez en écoutant les choses énormes proférées par certains vignerons, immédiatement reprises, amplifiées par les journalistes. Alors je le redis simplement : le vin sans soufre, à Pouilly, par exemple, ne marche pas. Aujourd’hui, je préfère parler du vin avec des mots simples, en essayant de me mettre à la portée des gens. Non seulement les futurs clients mais également ceux qui seraient tentés par la belle aventure du vignoble. Ceux-là sont des amoureux du vin. Cela facilite les choses. Nous avons d’ailleurs monté dans la région une association qui s’appelle « L’union des gens de métier » avec une volonté d’amener de la sensibilité sur le plan technique mais aussi sur le plan humain. Cela dit, la bataille n’est pas gagnée. Les options prises par les pouvoirs publics, notamment en matière de recherche végétale, ne me semblent pas aller dans le bon sens non plus. Le sens du vin n’est pas respecté. Et même si je regarde cela avec beaucoup de calme. Même si j’ai laissé depuis longtemps Sancho Panza et Rosinante à l’étable, je ne peux m’empêcher d’être un peu Don Quichotte. DidierDaguenau,vigneronreconnupoursesvinsdeLoire (PouillyFumé),estl’undesacteursmajeursetunprécurseur dans le vignoble français. (1)

Métiers de bouffe Bouffe : le mot est grossier. Mais c’est le seul qui vienne à l’esprit pour contrer celui de « gastronomie », hypertrophie des sens et de la représentation sociale, dégénérescence d’un art vers une pratique insupportablement figée dans les esprits. Je dis bouffe comme un signal d’alarme aux gastronomiades, Comme si parler de cuisine devait immanquablement faire saliver, gonfler l’estomac, et frémir les papilles. Pas une intervention télévisuelle de chef sans cet accompagnement terrible de bruits de bouche, de rinçage de palais de « miam-miam, de glou-glou » comme le chantait Jacques Brel. Quand allons-nous nous interroger sur ce que l’on cultive, mange, fait à manger. Quand allons-nous quitter la joliesse d’un plat pour chercher un sens à notre cuisine. On raille aujourd’hui, à l’étranger, la cuisine française. C’est évidemment grotesque, nationaliste et sans suite. Mais cela doit aussi nous interroger sur notre capacité à produire du sens dans la terre, dans la cave et en cuisine. Parce que manger n’est pas un acte neutre. Parce que donner à manger l’est encore moins et que nous nous nourrissons de culture, d’appartenance, de sens. Oui, aujourd’hui, j’aimerais que l’on cesse un peu de faire ces bruits de palais pour produire un peu plus de jus de crâne. Notre cuisine n’a-t-elle pas tout à gagner à moins mastiquer et à mieux réfléchir ? M.A.

Toi aussi, participe à la Food Academy…

Instantanée Il en agace. Son air absent. Sa réussite. Son coup des légumes. Jusqu’à ses chaussures de montagne sur la moquette de la rue de Varenne. Mais Passard est comme ça, détaché, maître de lui. Son gratin d’oignons des Cévennes, ses ravioles potagères donnent un idée assez précise d’une cuisine décrottée.

Prenez 20 chefs, enfermezles dans une cuisine, faites venir quelques caméras… Non ça n’est pas « Food Academy » mais « Fou de France » une opération assez singulière et, pour tout dire, beaucoup moins trash, lancée par Alain Ducasse pour promouvoir les jeunes chefs indépendants et la cuisine régionale. Entre octobre et juin prochain, ils seront ainsi 20 à « monter » à Paris, « puisque les journalistes ne dépassent pas le périph’ » selon la formule chère au cuisinier mondial. L’idée est simple : chaque lundi, tous les quinze jours, un jeune chef présente au Relais Plaza (la brasserie chic de l’hôtel) un plat qui met en avant un produit et son producteur. Le plat en question reste quinze jours à la carte de la brasserie ducassienne… avant l’arrivée d’un nouveau « Fou de France ».

> Le 13 octobre prochain, c’est Eric Guérin, 33 ans, chef de l’Auberge du Parc, à Saint-Joachim qui s’y colle. Questions/réponses. Vous avez beaucoup gambergé pour créer votre menu ? Je dois le terminer aujourd’hui, je ne l’ai même pas encore donné à Alain Ducasse ! Je suis parti, entre autres, sur un mousseux de coco vendéen, caviar et gelée d’ananas à la badiane; une rillette de colvert sauvage servie dans de petits coquillages; un sandre en croûte de Harissa. On voyage beaucoup avec vous ! Je suis un fou de voyages, qui enrichissent ma conception « terre/mère » de la cuisine. Mais c’est vrai que cette opération m’a poussé à m’interroger sur ma cuisine, sur sept ans de Saint-Joachim. Même si, en ce moment, je suis, de toute façon, en pleine remise en question puisque nous faisons d’importants travaux pour

transformer l’auberge en véritable outil de travail. C’était ça ou partir à l’étranger. Nous avons choisi de rester. Qu’attendez-vous d’une opération comme « Fou de France » Qu’elle donne le premier coup de pouce pour mettre en avant des chefs de ma génération qui n’ont pas encore une vraie reconnaissance. Pourtant cette génération existe, nous avons des choses à dire. Encore faut-il pouvoir le faire… > Suivront : Frédéric Coursol (29 ans, Le radio – Chamalières) à partir du 27 octobre ; Stéphane Carrade (35 ans, Chez Ruffet – Jurançon) le 3 novembre ; David Zuddas (36 ans, L’auberge de la Charme – Prenois) le 17 novembre ; Arnaud Lallement (28 ans, L’assiette champenoise – Tinqueux) le 1er décembre et Gérald Jourdan (40 ans, Oustaou de la Foun – Château Arnoux- Saint Auban),

Omnivore N°1 - Octobre 2003 - 3

le 15 décembre. > Si vous êtes un jeune restaurateur indépendant, vous pouvez envoyer votre candidature à l’opération « Alain Ducasse – Fou de France », 25 avenue Montaigne 75008 Paris. Ou sur internet : contact@alainducasse.com. Un jury d’éminents spécialistes se charge des sélections. > Cuisine.tv, la chaîne du câble et du satellite, diffusera dans le même temps les portraits de chacun des chefs retenus. Un jeudi sur deux, à 20h30, dans une case qui devrait devenir la case « formation », de la chaîne. Le film de 26 minutes permettra de suivre le travail quotidien, l’environnement du cuisinier. Avec, en toile de fond, une interrogation : « Qu’est-ce qu’être un jeune chef aujourd’hui ? » Première diffusion le 16 octobre, avec le portait d’Eric Guérin.

chronique

2 6m de Sonia cuisine Ezgulian par

Douze paires d’yeux m’ontdévisagédelatête aux pieds – chaussés de mocassins antidérapants du dernier cri – et aussitôt classé dans lacatégorie« chochotte à problèmes ». Seule femme de la brigade, trentenaire (une vraie tare pour s’intégrer à une brigade dont la moyenne d’âge frise les vingt-deux ans ) et ex-journaliste, ma côte, ce jour-là, ne devait pas dépasser les trente contre un ! Quand mes vestes se sont froissées, mes pantalons délavés et mes galoches copieusement tâchées, j’ai été admise dans ce cercle matinal où les potins s’échangent, les récits des coups de gueule du chef font trembler ceux qui étaient en repos. Et surtout où les blagues obscènes et misogynes fusent. Quelque soit son “grade”, le cuisinier est un obsédé sexuel. Chaque matin, on entre dans le vif du sujet sans préliminaires : la lumière crue des néons, la chaleur suffocante pour le néophyte, les bruits incessants de la ventilation, des casseroles qui s’entrechoquent, des fouets qui s’activent dans les culs de poule. L’organisation quasi-militaire des différents postes complique sérieusement mon intégration. Le chef donne des indications à son second, celui-ci les répercute auprès des différents chefs de parties qui prennent beaucoup de plaisir de faire les remontrances à leurs demi-chefs de partie. Ces derniers, frustrés, se défoulent sur les commis dont j’étais. Perdue dans cet organigramme , je n’exécutais pas toujours diplomatiquement les ordres. En observant mes compagnons d’infortune, j’ai assimilé en accéléré les différentes attitudes à adopter et quand la pression se faisait trop forte, je savourais quelques minutes le silence, enfermée dans la chambre froide de la pâtisserie. Mon statut particuliers m’a épargné la pire des expériences, celle de l’humiliation. La cuisine de restaurant était une terre inconnue où il me fallait TOUT apprendre. Patiemment, j’ai appris qu’on ne fait pas des préparations mais de la mise en place, qu’on ne se sert pas d’un petit et d’un grand couteau mais d’un couteau d’office et d’un éminceur., que la sauce n’épaissit pas mais qu’elle réduit, qu’on ne s’assied pas sur les plans de travail même quand on est exténué, qu’on ne fait pas le ménage en fin de service mais le nettoyage. J’ai surveillé mon vocabulaire pour éviter les moqueries. JJe n’ai pas bronché quand mes avant-bras étaient irrités par la chaleur des plaques en fonte. Je me suis portée volontaire pour les corvées de nettoyage des chambres froides et des égouts. J’ai évité de grimacer quand il a fallu ébarber des kilos de Saint-Jacques les mains plongées dans un seau glacé. Je dois avouer que j’ai songé quelquefois à rendre mon tablier, non pas face à ces tâches et au rythme pénibles, mais à cause du gouffre qui ne semblait jamais s’amenuiser malgré mes efforts. J’étais toujours une bonne femme dans un monde résolument macho. Mais six mois se sont écoulés et j’ai trouvé une petite place au sein de cette drôle de brigade que je scrute à la loupe. Le médiocre qui travaille avec le plus grand dédain, dresse les assiettes avec des gestes lourds et indifférents. L’artiste maudit qui ronchonne du matin au soir, qui a du talent mais qui le laisse échapper par paresse, par peur du lendemain ou par manque de confiance. Le fonctionnaire me surprend aussi qui fait ses 45 heures par semaine sans se poser de questions métaphysiques, organisant sa journée à la manière d’une fourmi, les pieds bien parallèles face à son poste et taille julienne et brunoise avec la rigueur d’un robot-coupe. Le passionné est celui dont je me sens le plus proche. Il connaît les spécificités des grands chefs, cherche à comprendre leurs inspirations, est incollable sur les vins . Il lit, regarde, enregistre, réfléchit et consacre les trois quarts de sa vie à la gastronomie. Et puis, il y a celui qui fait oublier tous les autres. Le cuisinier dans l’âme, talentueux et méticuleux, aux gestes précis et élégants. C’est lui que j’observe du coin de l’œil pour comprendre comment aujourd’hui, à l’heure de l’industrialisation, du fast-food, des succès faciles et de la poudre aux yeux, un jeune homme peut croire encore à ce dur métier. Pour mon baptême des fourneaux, la brigade de la Villa Florentine était composée d’une équipe de choc et une de mes plus grandes fiertés est d’avoir gagné l’estime et l’amitié de quelques – uns d’entre eux.


Événement

reportage i entretien i analyse

Il y a trente ans jour pour jour, la Nouvelle cuisine provoquait un véritable séisme dans les consciences des cuisiniers et de leurs contemporains ✖ Il ne s’agissait pas simplement de dégraisser la marmite mais bien de mettre sur les rails une cuisine dégourdie, innovante et impertinente ✖ La toque était devenue mode, chic et très rémunératrice ✖ Une génération spontanée a vu le jour ✖ Les beaux jours des années 80 ✖ Aujourd’hui, que faire ? S’apitoyer, fuir, quitter le métier de cuisinier ? ✖ Et si, au contraire, l’instant n’avait jamais été si propice pour inventer d’autres cuisines, d’autres manières d’exercer ce métier ? Par Luc Dubanchet et Sebastien Demorand

Ça commence aujourd’hui ! J

e me souviens d’un film de Bertrand Tavernier, à la fois sombre et plein d’espoir, où un instituteur du Nord luttait pour la survie d’une poignée de gamins — une goutte d’eau, dérisoire, dans une cité en ruine. « Ça commence aujourd’hui » : ce titre, paradoxalement optimiste quand il s’agit de décrire une situation au bord du désespoir, mériterait d’être appliqué tel quel à la cuisine de notre pays. Depuis des années, je tends l’oreille aux grandeurs et à la décadence d’une profession qui se recroqueville, gémit et lutte à la fois, magnifiquement, pour dire qu’elle a encore quelque chose à dire. Depuis des années, je vois les bonnes volontés s’escrimer à rassembler les forces, à souder les hommes en blanc. Je lis les déclarations, pousse les portes des restaurants-centrifugeuses à idées, referme celles des restaurants-mouroirs : un va-et-vient incessant entre le travail rassurant de certains et la longue plainte corporatiste d’autres. Car aujourd’hui, il est grand temps de dire « non » au nombrilisme et de fermer les écoutilles quand jaillissent les jérémiades. Il est grand temps, au contraire, de retrousser les manches, de commencer à parler, à vivre pleinement une cuisine qui ne demande qu’à progresser, grandir, s’épanouir. À condition d’accepter l’idée que l’époque a changé : l’âge d’or des années quatre-vingts, tout comme la crise des années quatrevingt-dix, sont derrière nous. À condition, aussi, d’entrer pleinement dans un millénaire qui ne demande pas mieux que d’accueillir les initiatives, de valoriser celles et ceux qui avancent. Derrière la tautologie, il y a cette réalité : la consommation d’aujourd’hui et de

« Je vais vous dire une chose : on a voulu faire des cuisiniers des intellectuels de la bouffe. Mais c’est une erreur, la raison pour laquelle la profession a perdu ses repères. On ne demande pas aux cuisiniers de penser » - Un critique gastronomique lors d’une émission de radio.

demain ne ressemble pas à celle d’hier. Le restaurant doit changer. La cuisine doit changer. Les cuisiniers doivent changer. Plus libres, plus ouverts, moins m’astu-vu, plus soudés, plus cohérents. « Ça commence aujourd’hui »… De fait, ça a déjà commencé, à Paris et à Vichy, à Jurançon et au Havre, à Dole et au Perreux. Omnivore n’a d’autre but que de dresser la chronique, la cartographie précise de cette « Jeune cuisine française » qui se définit au-delà des schémas existants. Elle n’est évidemment pas l’opposition d’une génération de chefs contre une autre génération — les « jeunes » contre les « vieux », ce serait trop beau pour être vrai. Elle ne se construit pas dans un laboratoire, enfermée dans quelques mètres carrés dont on a tôt fait le tour, mais à l’air libre, au contact d’autres métiers, d’autres cultures. La « Jeune cuisine française » se moque bien des confréries et des prix Nobel ; elle prend ses distances avec un artde-vivre bourgeois qui fait florès depuis une trentaine d’années. La jeune cuisine française aime la cuisine

Les huit recettes pour une Jeune cuisine française La Nouvelle cuisine a eu ses 10 commandements… Les huit recettes qui suivent ne sont qu’une modeste trame à un débat qui ne fait que commencer. À vous, cuisiniers, vignerons, producteurs, de nous aider à inventer la suite.

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Je cuisine ce que je suis « Je pense donc je suis » : rien de bien nouveau, n’est-ce pas ? Mais s’il y a lieu de le rappeler, c’est qu’on rencontre encore de bien vilains travers, dans nos cuisines. Le plagiat, les leçons mal digérées, la feuille de basilic qu’on frit parce que le voisin en fait autant, la tentative d’imiter Pierre Gagnaire afin de se faire passer pour un chef intelligent… Peu importe que la pensée soit avant-gardiste ou qu’elle aille au contraire puiser dans la mémoire de nos grimoires. Peu importe qu’elle s’exprime à travers le registre ultra-chic ou le registre populaire : elle est simplement l’expression singulière d’une culture, d’une histoire personnelle. Qui suis-je ? Qu’est-ce que je veux dire ? Comment faire en sorte que ma cuisine me ressemble ? Peu importe que je travaille le homard breton ou la sardine fraîche si, par là, je transmets de mon identité. De fait, une cuisine personnelle a forcément de la personnalité. Et dès lors, choisir une voie, c’est tenter de s’y tenir. L’essentiel, c’est la cuisine d’auteur, personnelle, sincère et engagée. >> Jeter un œil chez… Olivier Roellinger , à Cancale, pourl’expressionparfaitedelaBretagnebretonnante,avec cesupplémentd’âmequifaitladifférence.Maiségalement JeanPaulAbadieàLorient,RolandChanliaudàBeaune…

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J’investis l’espace « On ne va pas au restaurant pour manger les rideaux » ? Voire… Si tout le monde n’a pas les moyens de faire du Michel Bras, il s’agit se passer au moins une fois à Laguiole pour comprendre l’adéquation totale d’une cuisine, d’un homme, d’une terre et d’un lieu. Son espace restaurant découle de sa cuisine, se met en adéquation avec elle. Quand dans la « vraie vie », loin des cuisines, on se meuble Ikea, que le design investit chaque parcelle de notre quotidien, peut-on continuer à manger dans des décors ringards, hors d’âge, qui stratifient moquette à grosse boucle, laiton brossé et compositions florales aussi gaies qu’un jour de Toussaint ? Non, il faut utiliser le stylisme au quotidien, présent n’importe quel journal de décoration venu. Feuilletez, humez un air du temps qui transpire, qui va vers l’épure, le béton, la forme nette, le fauteuil galbé, les nouvelles matières. Sous l’ère de Starck, où il semble difficile de nager à contre-courant, il ne s’agit pas de suivre une modernité béate mais de faire résonance avec l’époque. On peut aimer encore les 2 CV, mais il est bien plus simple de faire Paris-Marseille en mini-cooper. >> Jeter un œil à… « La Maison Borie » de Manuel Viron(Lyon),untraitd’unionspectaculaireentreXIXeet

XXIesiècle.MaisaussilaMaisonduFleuve,deJeanMarie Amat,LeJardindesSensdesFrèresPourcelàMontpellier…

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Je détends l’atmosphère « Et pour madame, ce sera ». Une assiette de souplesse, un bol d’humour, une louche de décontraction et la grande assiette de spontanéité. Souvent, encore trop souvent, le service joue la répulsion , l’air compassé, cette bonne vieille rigidité qui semble se transmettre dans les meilleures écoles hôtelières.Or manger, c’est aussi s’amuser. Avoir envie de détente, de se faire gentiment chouchouter. On cherche aussi, surtout, au-delà des salamaleks, des passeurs, des relais d’opinion. Des hommes et des femmes capables de véhiculer parfaitement la passion de l’homme qui fait la cuisine. Ces hommes et femmes de la salle doivent avoir l’intelligence tactique du client, savoir comment parler à qui, et pourquoi. Manger, c’est aussi une rencontre. Que le client n’a pas forcément à provoquer. On doit aussi l’inciter à faire le premier pas de la détente, de l’oubli, le conduire vers un état de bonheur proche de celui qui accompagne la dégustation d’une bon vin. Tout cela nécessite de renouer avec la notion de « maison » où l’envie d’être bien, détendu, heureux prime sur l’acte social, la convenance et la rigueur qui va avec. C’est à ce prix qu’une nouvelle clientèle poussera la porte des restaurants français >> Jetez un œil sur… Toutes les équipes de Ducasse, évidemmentsoigneusementcalibrés,maisquipermettent, du Palace-Plaza à l’auberge Iparla, de se sentir bien, en confiance. Leçon d’aisance, de professionnalisme .

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Je fédère un réseau… Pourquoi chercher loin, ce qui, souvent se trouve au coin de la rue ? Producteurs de légumes, vignerons, éleveurs : il constituent la base, le socle sans lequel une cuisine ne peut se développer. La concentration des modes de vente – même espace, mêmes têtes de gondole – a entraîné une standardisation, un éclatement de ce couple cuisinier-producteur. Ce qui semble être sur l’instant une économie de temps et d’argent – je trouve sur un même lieu à n’importe quelle heure tous les produits, je paie hors taxe –, entraîne forcément une perte de la proximité, de la connivence avec un producteur et donc avec le produit. Il s’agit de tisser à nouveau ou de renforcer ces liens : à long terme, on ne peut imaginer qu’un cuisinier ne fasse pas ses courses. Être au cul du camion permet de contrôler, de négocier et d’établir cette relation de proximité sans laquelle

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il n’y a pas de cuisine. >> Jetez un œil… chez Nicolas Vagnon, La table de Lucullus à Paris : il connaît aussi bien son fournisseur depoissondel’Iled’Yeuquesonproducteurdeviandeou delégumes.Peut-onendireautantquandsonprincipal fournisseur s’appelle Métro ?

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J’apprends du vin La cuisine a tout à gagner à mieux connaître la vigne, à aller au contact de ces nouveaux vignerons qui, depuis dix ans, portent un regard critique sur leur métier, modifient leurs modes de production pour livrer la mémoire la plus pure d’un sol, l’expression la plus précise d’une culture. Ces hommes et ces femmes-là vont droit au but, à la recherche d’un vin idéal, en parfaite osmose entre ce qu’ils pensent et ce qui pousse. Un cuisinier qui aime le vin et rencontre les vignerons ne cherche pas seulement à proposer une cave riche à ses clients : il témoigne aussi d’une sensibilité à des démarches qui rejoignent la sienne, l’épaulent, la complètent. À tel point que la carte des vins dit aujourd’hui autant que celles des mets. >> Jetez un œil… chez Gilles Choukroun dont la très courtecarterésumeàelleseuletoutunpandelaviticulture moderne.

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Je vais voir là-bas si j’y suis Bocuse, Troisgros, Senderens… À la grande époque de la Nouvelle cuisine, les plus grands noms sont allé faire leur pèlerinage à l’étranger pour porter la bonne parole… et en ramener le meilleur. Aujourd’hui l’enjeu n’est plus le même : il faut savoir comment les autres mangent pour aller au devant de la mondialisation et savoir faire fi du protectionnisme pour développer sa propre culture. La question n’est pas de savoir s’il faut combattre la mondialisation, mais comment se l’approprier. Paradoxalement, il faut la considérer comme une chance, un formidable vecteur des cuisines et des idées. Pour peu qu’on joue le jeu, qu’on serve l’identité de certains produits tricolores sans pour autant se refuser à connaître le shiso. Car la mondialisation fonctionne dans les deux sens. Quand on accueille 70 millions de touristes, on se doit aussi de mieux les connaître, pour mieux les servir et proposer de témoigner d’une cuisine vivante, quitte à se réapproprier le wasabi après avoir découvert le parmesan. >> Jetez un œil… chez Michel Troigros, à Roanne, qui asutrouverlepointd’équilibreparfaitentrelesviandesde race charolaise et le wasabi.


Événement

des grands-mères — la vraie, pas celle de la télé. Elle puise ses racines dans une longue histoire de métiers, de pratiques — tout en sachant s’en détacher, pour mieux servir la terre, le produit. Pour inventer de nouvelles pratiques, qui engendrent de nouvelles formes de cuisine… et de nouveaux consommateurs. Car c’est avant tout pour eux, celles et ceux qui vont au restaurant, celles et ceux qui, je l’espère, nous liront, qu’il faut travailler. Le public a des yeux, une bouche, des oreilles. Le public sait accueillir, applaudir, pour peu qu’on lui propose non pas de la nouveauté pour de la nouveauté, mais bien de la diversité, de la complexité, un renouvellement des genres. Je repense à cette phrase ahurissante entendue lors d’un débat auquel je participais il y a quelques années : « On ne demande pas aux cuisiniers de penser », lançait un chroniqueur à un auditoire médusé. « On ne demande pas aux cuisiniers de penser ». Que si ! Et ça commence dès aujourd’hui. Luc Dubanchet

reportage i entretien i analyse

Avec Alain Ducasse, lui qui pourtant prend si souvent l’avion, le débat sur la cuisine ne se déroule pas forcément à des milliers de kilomètres ✖ Il se passe au coin de la rue, de la région où le cuisinier doit trouver selon lui, l’imagination d’un « terroir mental » ✖ La France est-elle à la traîne de l’Espagne et de l’Italie ? Faux, répond-il ✖ C’est ici que nous sommes encore les plus forts. Et que penser de la jeune génération de cuisiniers ? Elle existe, doit laisser libre cours à sa liberté. Et raconter une histoire à une clientèle renouvelée… et prête à écouter.

Ducasse : « Faites une cuisine qui vous ressemble ! » française s’y retrouve au-delà des débats régionaux, de tendances ou d’obédience… Il faut tirer vers le haut la nouvelle cuisine française… ou la jeune cuisine française, comme vous l’appelez. Y a-t-il un message à faire passer à cette Jeune cuisine, à ces jeunes cuisiniers ?

Faites d’abord la cuisine que vous aimez ! Nous sommes un métier très égoïste, il faut faire d’abord ce qu’on a envie de faire. Il n’existe pas de statistiques. Il faut que le cuisinier goûte ce qu’il fait, qu’il soit convaincu, qu’il en parle bien. Il ne faut pas essayer de regarder ce que fait le voisin, de la ville d’a côté, ne pas se laisser influencer par les tendances, les effets modeux qui pèsent sur la cuisine comme les mousses évanescentes. Originellement il y a toujours un intérêt mais quand ces techniques-là se propagent, elles nivellent, donnent une espèce de code de goût et de valeur commune. Que le cuisinier reste dans ce qu’il sait faire, dans ce qu’il aime, qu’il soit convaincu de ce qu’il fait.

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Je soude une équipe Certes, rien n’est fait pour aider : la baisse de la TVA (repoussée aux calendes grecques ?) qui aurait pu aider à mieux payer les salariés, le poids des charges sociales, les taux d’intérêts et les banquiers peu amènes . Mais il faut s’interroger sur le fort turn over de certaines équipes quand d’autres, à santé financière égale, sont stables depuis des années. La fidélisation par la motivation, la fierté de travailler dans un établissement où le commis, le serveur et le chef de partie se trouvent liés dans un même objectif, une même communauté d’esprit. Ça n’est pas simple, ça paraît bête, mais les meilleures réussites s’appuient sur cette capacité à construire, fédérer et faire avancer une même équipe. >>Jetezunœilchez…YvesCamdeborde,àlaRégaladeà Paris,dontl’équipe,inchangéedepuisunedizained’années, vient d’évoluer sans heurts.

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Je ne suis pas dupe des honneurs Cuisiner pour soi : ce devrait être le point de départ de toute démarche de chef. C’est la meilleure manière de ne pas tricher avec sa clientèle, de lui proposer le meilleur de ce que l’on est. En résumé, ça n’est qu’en dernière instance qu’il faut chercher à voir ce travail reconnu par la presse, les guides et les critiques. Il ne s’agit évidemment pas de nier leur utilité - toute critique est saine quand elle crée un espace de réflexion sur soi, son travail, ses éventuelles certitudes -, leur influence. Il s’agit simplement de ne pas les sur-valoriser, de ne pas agir en fonction de ce qu’on pourrait imaginer être leur réponse ou leur regard. Il n’y a rien de pire qu’une cuisine qui se fige dans la note, qui tourne sur ellemême comme une étoile. >>Jetezunœilchez…GillesChoukroun(encorelui)qui aduquitterlechemintouttracé(etdéjàétoilé)poursuivre sa propre voie. Huit bonnes raisons de ne rien faire… Si vous êtes un indécrottable conservateur, n’hésitez pas à utiliser ces arguments lors d’une discussion entre amis. Les invoquer suffit à préserver et à légitimer votre passivité. Donc, à ceux qui vous reprocheraient de ne rien faire, parler avec émotion : - Des marmites de grand-mères - Des taxes - De la cuisine de terroiar - Du plaisir du client roi - De la dureté du métier - Des espagnols, les italiens, méchants meilleurs que nous… - De l’apprentissage qui, décidément, ne suit pas ! (Faites attention tout de même à la question boomerang : « mais tu y vas toi dans les écoles hôtelières ? ») - Du Michelin qui dicte sa loi Avec cela, vous devriez être tranquilles pour le restant de vos jours. Si les symptômes persistent, changez de métier.

La cuisine française n’a-t-elle pas toujours été convaincue d’elle-même !

Omnivore - Vous lancez en octobre une initiative appelée « Fou de France » ...

Alain Ducasse - Fou de France, c’est présenter sur une année, une vingtaine de jeunes chefs installés, de moins de 40 ans. Ils viendront toutes les deux semaines en compagnie d’un de leurs producteurs pour présenter leur travail à la presse qui ne s’aventure pas souvent au-delà du périphérique intérieur. On ne fera peut-être pas de miracles, mais on essaiera de donner de la visibilité à ces jeunes chefs de province. Et dieu sait s’il y a du talent et des passionnés en province ! Encore faut-il essayer de les réunir ou trouver une espèce de canevas qui attirerait l’attention des journalistes. Dans la cuisine, il y a certes les cuisiniers traditionnels, mais il y a aussi ceux qui vont nous pousser à la retraite. Alors je n’ai pas beaucoup de temps, mais j’en ai assez qu’on dise que le centre culinaire se trouve en Espagne ou en Italie… Il y a un message à faire passer à l’étranger ? Quoi, la France est de retour ?

Mais nous avons toujours été là ! Notre atout, à nous, c’est la loi du nombre : nous sommes les meilleurs parce que nous sommes les plus nombreux. La diversité de la production française des cuisiniers de plus ou moins 40 ans est remarquable. Mais la presse n’en fait pas suffisamment l’écho. On a besoin d’être fier de ce que l’on peut produire, d’être un peu plus cocardier parce que ce l’offre est diverse et variée. Alors pour faire l’intelligent, on n’a pas besoin de dire que cela se passe en Espagne ou en Italie. Certes, les Espag,ols se bougent énormément, parce qu’ils sont moins nombreux, qu’ils se réunissent pour être plus forts et qu’ils tapent davantage sur les tambours. Pour la première fois, on vous sent vraiment en colère…

J’en ai marre que l’on dise que ça se passe ailleurs, ça n’est pas vrai.

propre pays. J’ai trouvé ça intéressant mais dans le fond dramatique, il vaut mieux s’abstenir que de faire des déclarations aussi néfastes pour la cuisine française ! Mais n’est-ce pas, finalement, l’attitude générale des cuisiniers français, notamment ceux de votre génération, qui a un peu fait du mal à la cuisine française ? Je me souviens d’un jeune cuisinier me disant : en devenant des icônes, ces chefs-là nous ont un peu tués…

> Ce qui l’agace… Les assiettes en verre, les tags à lécher dont il est impossible de capter le goût. Il faut lécher l’assiette pour pouvoir identifier ce qu’on vous propose. On trempe le doigt… tiens, ça devait être bon… mais je n’ai pas eu le temps de comprendre. Les sauces taguées, les concentrés tagués, ça me nourrit d’esthétisme mais ça ne me nourrit pas… > Ce qu’il a aimé récemment Le restaurant Sissinou, à Biarritz pour sa pièce de bœuf, sa générosité et son ambiance. Le café du Théâtre de son ami JeanMarie Amat à Bordeaux et La Table de Lucullus, rue Legendre à Paris, pour laquelle « il faudrait bâtir une sphère de réussite ».

Sans doute mais je ne préfère retenir que ce qui a participé à faire du bien. Tout ce qui a été fait a construit l’image de la cuisine française. Aujourd’hui il s’agit de franchir une étape supplémentaire. Mais tout simplement parce que nous avons changé de millénaire et que tout a changé. Le consommateur n’a plus envie des mêmes choses. Le jeune cuisinier a envie de s’exprimer différemment. Les conditions économiques ne sont pas certes les meilleures mais je pense que si on répond par un produit en harmonie avec ce qu’attend le consommateur d’aujourd’hui, qu’il soit en province ou à Paris, on devrait y arriver. Mais pour cela, comme dans toutes les confréries, il va falloir un peu s’unir. Il ne s’agit pas d’avoir une voix commune – ce serait dangereux – mais des voies convergentes. Difficile de s’unir quand on est cuisinier non ?

Pourtant, en France, on a déjà dit que le plus grand cuisinier du monde était en Espagne…

Oui mais c’était juste pour faire le vide dans notre

S’unir est, sans doute, un bien grand mot parce que nous sommes une profession d’indépendants, mais en tout cas il faut élever le débat pour que la cuisine

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Mais il faut bien comprendre que notre contemporain a changé. Nous sommes à l’interface d’une société qui évolue. Donc nous devons proposer une nourriture en harmonie avec cette évolution. Il ne s’agit pas de faire du Ferran Adrià. J’adore ce que fait Ferran Adrià. Mais il n’y a qu’un Adrià et des milliers de suiveurs, de petits copieurs. Ne soyez pas suiveurs ! Intégrez ce que vous aimez vraiment. Mais essayez, dans votre coin, de créer vos propres tendances. Soyez des créateurs de mode, chacun, individuellement. Soyez ce que vous n’auriez jamais dû cessé d’être : les porteparole de votre terroir mental ! Ne parlons même pas de terroir géographique ! Soyez les messagers dans vos assiettes de ce que, intellectuellement, vous aimez et vous portez. C’est cela, « l’essentiel » dont vous parlez fréquemment ?

Oui, c’est trouver le juste produit au bon endroit. Tant que faire se peut, il faut identifier le producteur, l’éleveur, le fournisseur qui, près de chez soi, va pouvoir nous aider, apporter ce dont on a besoin. Il faut travailler avec des gens avec lesquels on a des relations personnelles. Je suis toujours attaché à ce que, dans une région, même s’il y a beaucoup de modernité, on trouve le produit originel. Qu’il soit auvergnat catalan, basque, toscan ou piémontais, le talent du cuisinier est d’extraire la modernité sans oublier tout son patrimoine culturel et la région dans laquelle il se trouve. À Iparla (Ducasse a racheté l’auberge de ce village basque qui agonisait. Elle fait maintenant 150 couverts par jour), par exemple, on fait une gamelle de purée avec du boudin, un tartare de truite, un gâteau basque, un café et un verre d’irouléguy : la proposition là-bas est juste dans sa géographie. C’est un petit village dans la montagne, on se nourrit simplement, si la proposition était différente, deux fois plus chère, il y aurait moins de clients. Il faut être en harmonie avec ce que l’économie régionale permet. En même temps, le discours sur le terroir a largement contribué à geler la cuisine française… (Voir p7)

Parce que nous l’avons pris sous sa forme la plus étriquée ! Le terroir, c’est la notion de l’individu qui porte un regard particulier sur un produit. Il en va du terroir alsacien comme du terroir mondial ! Aux Etats-Unis, il y a par exemple un homme, sur la côte ouest, qui nous fait des cochons. (Il s’anime, fait de grands gestes) On les transforme dans nos cuisines de Manhattan, on se fait des planches de lard… cet homme a appris tout seul à nourrir et à élever ses cochons. Il y a une Tunisienne qui est installée là-bas depuis trente ans et qui élève des poulets remarquables… Tout ça, ce sont des individus avec une même notion du terroir : leur propre rapport au produit. Quel que soit l’endroit


Lieux

espace i lumi ère i mode de vie

« La ringardise coûte cher, aussi » François Champsaur a métamorphosé en quelques années le restaurant et l’hôtel Troisgros à Roanne. Un mélange subtil de couleurs chaudes, de bois et de lumière qui en font l’un des restaurants les plus contemporain de France. Propos acérés et grinçants sur la décoration des restaurants. Quel regard le designer, le créateur porte sur le métier de cuisinier ?

C’est une confrontation directe avec la matière. A la fois les mains dans le cambouis et la tête dans les idées. Pour un public qui, je crois est assez ouvert pour accepter d’écouter ce qu’on lui raconte… Je pense d’ailleurs que les barrières sont mises par les chefs eux-mêmes et pas par la clientèle. Mais être cuisinier, justement, pour moi, c’est aussi tout l’art d’avoir un peu de liberté dans ce que l’on fait. Dans le design, c’est la même chose : ceux qui dessinent en imaginant ce à quoi les gens sont censés adhérer, c’est le début de la fin ! c’est-à-dire ?

où ils se trouvent. À New York, je suis au terroir américain… Chacun doit être le porteur de son message, de ce qu’il a dans la tête. Mais ce n’est pas ce qui a été développé depuis des années avec un « terroir géographique », plutôt fermé…

C’est plus évidemment plus simple de connaître d’abord son terroir géographique, mais on parvient toujours à le dépasser, à créer son terroir mental.

C’est la première fois que vous balancez comme ça !

Mais avant de concourir aux distinctions, il faut d’abord recevoir celles de ses clients. Poursuivre les étoiles n’est peut-être pas la bonne voie. Les étoiles, elles arrivent, elles n’arrivent pas, En tout cas, ce n’est pas cela qui va dicter le succès d’un restaurant. Même si les médias français, aujourd’hui, sont les plus grands commentateurs des étoiles ; la plus grande boîte de marketing de Michelin est quand même la presse française…

Qu’est-ce qui a vidé, et vide les restaurants français ?

D’abord l’économie… et puis le fait qu’on ait tous eu envie de se ressembler. Un restaurant ne doit pas être anonyme, il doit délivrer un ou deux messages. En tout cas, on doit savoir, en tant que client, avant de pousser la porte, quel message le cuisinier a défini. Un restaurant ne peut pas être généraliste. Il ne peut plus être généraliste. Le restaurant n’est pas non plus de « concept », il faut bannir ce mot…

Cette vitrine, ce sérieux… cette image lisse, et belle, et distante. Elle aurait donc nié les tempéraments…

(Rires) Mais pas du tout, le concept ce n’est pas parce qu’on met des assiettes carrées, qu’on tapisse les bords d’assiettes d’épices que l’on a fait un restaurant. Un restaurant est avant tout une histoire personnelle. Le Spoon est mon histoire personnelle par rapport, justement, à cette idée de terroir mondial, de liberté. Pas simplement un concept plaqué. Avant de faire une carte ou un restaurant, on se raconte une histoire…

Mais ce sérieux n’exclut pas la modernité, la création, la liberté, l’intégration des influences extérieures. Cela permet de servir un agneau aux épices toujours de la même manière, sans qu’un jour, il soit bon ou pas bon. Notre différence, notre force, est notre mémoire, notre passé. Mais il doit nous servir à nous construire, sans regarder uniquement vers ce passé. On doit se servir du passé pour mieux s’en éloigner. Dans mon métier, j’essaie de comprendre. Je suis allé récemment en Asie, à Hong Kong, c’était fabuleux, j’étais ignorant de toutes les influences asiatiques. On a été obligé de se pencher, il faut y aller. Il faut, chaque fois, se nourrir davantage, s’ouvrir, trouver un plaisir. Partout, j’essaie de trouver dans un restaurant pourquoi il y a le succès, la cuisine mais aussi le bruit, les serveurs, un bar… il y a, certes, la cuisine mais elle est un élément parmi beaucoup de choses.

La cuisine française n’a t-elle pas cessé de raconter une histoire ?

Quand on est seule, cuisinier, qu’on se lance, qu’estce qu’on fait ?

Vous êtes pourtant l’auteur de concepts ! Le Spoon en est un, non ?

En tout cas, il ne faut pas qu’elle raconte la même histoire, il faut qu’elle raconte « des » histoires. Cela dit, encore une fois, c’est toujours en France qu’on vient chercher la rigueur, le professionnalisme, l’exigence… Cette image-là, de cuisine professionnelle, technique, rigoureuse, n’a-t-elle pas empêché de raconter des histoires ?

Notre erreur a sans doute été de vouloir tous concourir pour gagner des distinctions, des toques, des étoiles, des points, des machins…

Il ne faut rien écouter. Faites simplement une cuisine excellente. Ne prenez pas de sommelier même si on vous le demande, Ne prenez pas de pâtissier même si vous êtes un peu juste au moment du coup de feu. N’achetez pas de plateaux en argent parce que vous croyez que cela fera son effet. Ça commence toujours comme ça… et voilà (il fait le geste de se laver les mains) c’est fini ! Mais arrêtons, arrêtons, avec la pression… Il faut faire juste. Racontez votre propre histoire. Et qu’on ne se trompe pas : aujourd’hui, le restaurant qui n’a pas d’histoire à raconter est un res-

C’est-à-dire qu’il y a un moment pour créer et un moment pour vendre. Si on arrête de se poser le précepte de commercial ou même de comestible, ou de mangeable ou de visible comme préalable à la création, alors on commence à se faire plaisir. En gros, c’est créer pour soi avant de penser à vendre ?

Exactement. J’ai souvent vu Michel Troisgros essayer, essayer… avant de tout mettre à la poubelle et de recommencer. C’est quelqu’un qui part avec les bases de tout le monde. La viande, les poissons, les légumes, plus ou moins bien choisis… c’est d’ailleurs peut-être là aussi une part de la clé de la réussite, mais il y a aussi la liberté de ce qu’il en fait, la prise de risque. Or, dans le design comme dans la cuisine, la création ne se fait pas sur des révolutions. Une chaise a toujours quatre pied. Mais on peut réinventer l’équilibre. On a toujours l’impression que tout a été fait. Mais tout reste à faire encore. Je pense que beaucoup de cuisiniers parviendront encore à réinventer la viande et les pommes de terre. S’ils s’autorisent la liberté. - Que pensez-vous du « lieu-restaurant » d’aujourd’hui ?

Souvent, il y a un décalage entre le contenant et le contenu. On a des cuisines modernes, raffinées, qui ne sont pas tape-à-l’œil, extrêmement vives, précises. Et puis on a des décors qui sont pleins d’emphase, plein de tissus, lourds, pompeux. Ce sont vraiment des salles à manger de grand-père. En plus, souvent on veut faire ancien sans avoir les moyens d’avoir du véritable ancien. On sombre souvent dans le pastiche. On vous vend du Louis XVI qui a été fabriqué la semaine dernière, du faux ancien sur catalogue. Certains en ont fait leur profession ! À quoi est dû ce goût du lieu ringard ?

Les gens ne se sont pas posés de questions. Comme les autres font comme ça, on fait soi-même comme ça… ça n’est pas plus compliqué que cela. Il faut vraiment repenser tout ça. Être en adéquation avec ce qu’on fait. Car on parle de décor, mais c’est en fait du sens qu’il faut donner. A partir du moment où l’on fait asseoir les gens à tables, il faut que l’histoire se tienne. Et très souvent, il y a opposition totale entre la cuisine et le lieu : si c’est beau on mange mal ; si c’est laid on mange bien. Comme s’il devait y avoir une confrontation entre l’un et l’autre ! Pourtant, on fait quand même appel à un architecte pour penser ces décors…

Ah oui, il y a des professionnels qui ont des catalogues, font tout un tas de trucs… Mais c’est aux cuisiniers eux-mêmes d’aller chercher des gens à l’extérieur, des designers, architectes indépendants. Il faut que le cuisinier exerce sa liberté sur son espace. Le plus souvent, il a peur de sortir du créneaux, de la norme imposée par le marché. Il se dit : si je ne fais pas comme le voisin, que vont penser les clients, que va penser la presse. Mais il s’agit d’abord de se faire plaisir à soi-même. D’être bien dans son espace avant de faire plaisir aux autres. L’avenir du restaurant passe forcément par ce renouvellement ?

Oui. On ne peut plus mettre le décor entre parenthèses. Omnivore N°1 - Octobre 2003 - 6

« Je ne pense pas que les cuisiniers aimeraient voir leur comptable ou leur avocat en cuisine. Il faut donc avoir l’intelligence de penser qu’il y a d’autres gens compétents pour gérer la décoration. » Il faut ouvrir le débat qui est complètement sclérosé dans la restauration et l’hôtellerie. Mais je crois que cela se fait assez naturellement. Dans la cuisine, il y a des jeunes talents qui émergent tout le temps, qui se remettent en question. Ils font parler d’eux, attirent la clientèle, voyagent. Et quand ils reviennent, ils n’ont pas envie de se retrouver enfermés dans une pièce avec des rideaux tirés dont on ressort comme d’un cinéma. Cette jeune génération a tout à gagner à se mettre en rapport avec la jeune génération de designer. Mais c’est une aussi une question de moyens…

Non, parce que la ringardise coûte cher aussi. L’esprit du lieu n’est pas donné avec de l’argent. L’esprit d’un lieu est donné avec du talent. Il faut simplement aller le chercher là où il se trouve. Ce qui est sûr, c’est qu’il il a une alternative entre le tout Walt Disney ou le tout tendance internationale. - Est-ce qu’il y a des matériaux à bannir. Et sur quoi est-il intéressant de travailler aujourd’hui ?

Non, il n’y a pas de matériaux interdits. Mais il faut simplement bannir l’outrancier. Les cuisiniers n’assemblent pas en même temps du foie gras, du caviar, des truffes… c’est une question d’équilibre. C’est la même chose en décoration. Pas la peine d’associer le fer, l’or le laiton… Il n’y a pas de recette particulière pour l’avenir. Il faut exploiter avant tout la personnalité du cuisinier. On peut faire beaucoup de choses avec pas beaucoup d’argent. Mais il faut aller à l’essentiel. Si un cuisinier a 100 francs pour faire à manger, il ne va pas les placer n’importe comment. Nous, c’est exactement la même chose. Si quelqu’un qui démarre, qui est jeune et qui n’a pas beaucoup d’argent tout en ayant envie d’une image forte, vient me voir, je lui dirais qu’on ne va pas tout faire : on se contentera de murs très simples, mais on va faire une très belle table, choisir de très belles nappes, une belle vaisselle et l’on va dessiner des chaises qui apporteront beaucoup au lieu. Ce qui est certain, c’est que, dès qu’il y a des lieux qui fonctionnent, les gens se déplacent pour cela. Les chefs ont donc tout intérêt à inventer des lieux. ✖


Hors limites

échange i traditions i fusion i mondialisation

L’Italie fait la boulette

Pour contrer la vague de textures gelées, tout droit importées des toques espagnoles, le magazine Gambero Rosso lance une grande campagne en faveur des boulettes, plat mythique tombé en désuétude. Et c’est toute l’Italie qui s’empoigne. Par Andrea Petrini

C

hez nos cousins transalpins, ce printemps, un fort pertinent débat a donné le la à bien plus de ravages que les récentes divagations catalanes de nos confrères new-yorkais (voir en page 3). Directeur du Gambero Rosso, le même food magazine qui faisait la une, en août 1998, avec un Ferran Adrià siphon en main sous le titre peu équivoque de « Cuisinier du XXIe siècle », Stefano Bonilli lançait un pavé dans la mare du consensus mou. Son slogan : « Moins de gelée et plus de boulettes ». Un avertissement à l’usage des jeunes générations – et pas seulement–, envoûtées par les préceptes du génial magicien de Rosas. Au point d’oublier, de retour au bercail, le b.a.-ba de leur identité italienne. Tout un pan de plats et de techniques, de saveurs et de traditions évacués dans l’évier. Récupérant par la même occasion tics et hics, siphons et mousses, écumes et gelées pour lire et réinterpréter le monde. Écume de mortadelle, gelée solide de Campari, mousse de crustacés, le virtuel aurait-il définitivement pris le contrôle de nos assiettes ? À bien y réfléchir, les indices clignotaient depuis longtemps sous nos yeux. S’il existait quelque part un registre comptabilisant les charters par dizaines qui Stefano Bonilli, le boss qui aime les boulettes… Journaliste n’ayant jamais renié son passé d’économiste, directeur du mensuel Gambero Rosso et de la food tv afférente, Stefano Bonilli est aussi l’utopiste en chef derrière le projet de la Città del Gusto, l’événement romain de 2003. Un musée vivant du goût, unique au monde, avec salles de conférences, restaurants, wine bars et caves à la disposition des particuliers, le tout réparti sur cinq étages et entièrement câblé par Sony. On est multimédia ou on n’est pas. À l’image du « théâtre-restaurant », accueillant sur la scène chefs italiens ou venus du monde entier, en one man show et dialogue serré avec les clients attablés tout autour tandis que sur le grand écran défilent les images incrustées de la brigade au grand complet, préparant en direct live, dans les grandes cuisines adjacentes, le dîner pour le public ainsi rassemblé. Fini l’aura sacrée, le mystère démiurgique, le cuisinier devient passeur de savoirs et ‘entertainer’comme second métier. À la pointe des mutations du goût (dont il est l’un des acteurs actifs) et du devenir de la profession, Stefano Bonilli manie télévision et journaux comme de précieux outils de décryptage du monde. Finalement, il n’a pas beaucoup changé depuis l’époque où il étudiait, en marxiste éclairé, les lois fondamentales des marchés. Et de l’humanité.

hier encore débarquaient régulièrement cuisiniers et globe-trotters italiens pour leur voyage annuel, la gueule enfarinée, dans les éternelles cathédrales du savoir-faire culinaire français, on pourrait vérifier, dates et chiffres à l’appui, à partir de quel moment les lignes ont été fermées. Et la promenade sur les Champs-Élysées remplacée par la plus trendy virade catalane. « Il ne s’agit pas d’imiter Ferran, franchement inimitable, mais de retenir sa leçon de curiosité, de liberté». Parole de Moreno Cedroni, un des plus brillants – et intelligents – virtuoses de la génération post-Adria. D’ancienne trattoria, sa Madonnina del Pescatore est devenue, en comptant les années sur les doigts de deux mains, un restaurant-laboratoire pour étudier et, éventuellement détourner la culture maritime de la côte Adriatique. Chez Cedroni, les sushis – crus ou cuits – s’écrivent avec un ‘c’ au lieu d’un ‘sh’ au même titre que le jus d’anchois pressés remplace le plus exotique Tamari. Déclinaisons de microplats à déguster à la cuillère, créations savantes déclenchant les honneurs de thèses universitaires, contrastes ludiques de textures, tables éphémères pour oasis tropicales et, dernière nouveauté, une « charcuterie de la mer » qui n’a pas fini de laisser bouche bée : Cedroni a beau chevaucher le tigre du plaisir expérimental, cela ne l’empêche pas de remarquer que «  cette polémique de la gelée et de la boulette dit, quelque part, la vérité. Ferran nous a permis de passer à la vitesse supérieure. Mais à trop aller de l’avant, les moins solides ont risqué peut-être de perdre l’essentiel : leurs racines. C’est bien de travailler sur les gelées et les techniques nouvelles, mais pas à la condition de gommer le patrimoine traditionnel. Je connais des cuisiniers qui ne savent même plus faire une amatriciana. J’entends cette provocation de Stefano Bonilli comme une mise en garde pour les nouvelles générations ». Elles se portent bien, merci. D’est en ouest, du nord au sud, c’est un véritable aggiornamento de la cuisine italienne, sans précédent en Europe. A moins de ressortir l’inévitable comparaison avec l’expérience catalane. D’ailleurs, on tient peut-être là la seule chose qui fait éventuellement défaut à cette renaissance italienne. La place mystérieusement vacante d’un cuisinier initiateur et, en quelque sorte père fondateur. Avec la même vitalité qu’un Pascal Barbot chez nous, ils sont nombreux à avoir embrassé en Italie, sans volontarisme ni forcing déterministe, l’option de la cuisine de création. Du nordiste Massimiliano Alajmo au napolitain Gennaro Esposito en passant, par ordre alphabétique, par les Cedroni, Carlo Cracco à Milan, David Scabin et beaucoup d’autres encore, la nouvelle vague transalpine déploie une variété d’accents, une palette de formes et de saveurs hors du commun registre majoritaire. Autant d’individualités et d’esthétiques, de la plus terrestre à la plus abstraite. Un pied dans la tradition, l’autre dans sa déconstruction, mais sans crispations idéologiques, la quintessence du produit toujours en avant. « Un cuisinier risque toujours de s’embourgeoiser » - Fulvio Pierangelini Depuis son petit – mais immense – restaurant perché sur le port de San Vincenzo, Fulvio Pierangelini revendique la liberté totale de l’artisan, récusant ainsi les legs de la paternité. Pour mieux préserver les responsabilités de chacun. « C’est très facile de prendre, comme certains, la route de l’Espagne. Quand on n’a pas d’identité forte, on cherche un modèle à imiter. L’Espagne occupe sa place actuelle parce qu’elle a su s’ériger en exemple. Comme la Nouvelle Cuisine d’il y a trente ans… peut-être une pute avec ses charmes, ses lois, ses paroles d’ordre facilement compréhensibles, mais qui savait certainement bien se vendre. Le succès de l’Espagne tient d’un garçon génial, Ferran, qui a fait comprendre au monde que la liberté aux fourneaux, ça existe. Un cuisinier risque toujours de s’embourgeoiser comme d’autres de s’institutionnaliser. C’est ce qui se passe actuellement avec Adrià avec son laboratoire qui, tout au long de l’année, cherche, développe et réfléchit à la manière d’exploiter ses idées et découvertes. À l’individua-

lité il a préféré la collectivité » raconte le cuisinier toscan qui ne croit pas au supposé déclin du modèle français. « Au contraire, il a gagné en richesse et en profondeur. Il n’y a pas d’école unique, les grands cuisiniers ne travaillent plus dans une seule direction, les Gagnaire & Co s’affairant chacun à creuser sa propre micro-histoire ». Entre Espagne et France, entre gelée et boulettes, le cœur de l’Italie balance. De la France, Mecque d’antan, elle ne sait cependant plus grand-chose. Sinon qu’elle est désormais jugée à l’aune des valeurs mondialisées par l’Espagne : expérimentalisme, cérébralité, prouesse technique. Les effets de perspective peuvent

être déformants. Faisant (ap)paraître des cuisiniers aussi propulsifs que Barbot, Choukroun, Decoret, Le Bec, Portos, Tartarin, Viron et autres Vagnon comme des classicistes invétérés. L’incompréhension n’a jamais été aussi grande, le mirage d’un esperanto sans frontières jamais aussi proche - aussi loin. Il reste beaucoup à faire pour rapprocher les distances, rétablir des passerelles. Pour dissiper les fantasmes d’une sensibilité européenne qui, à défaut d’imaginaire commun, partage pourtant problèmes et questionnements similaires. À cuisine eurosceptique, grands travaux en perspective. On dirait qu’à Omnivore on a du pain sur la planche… ✖

Espagne

Le Maître du feu

Il s’appelle Victor Asguinzoniz. C’est l’un des plus flamboyants cuisiniers d’Espagne. Géni du feu et de la cuisson au bois. Un repas bouleversant qui valait la peine d’être partagé.

O

n ne se parle pas. Et pourtant tout est clair. Le géant montre avec des yeux de gamin le vivier où se prélassent les homards et les coquillages. Puis les trois fours à pain qui produisent la braise. Puis les longs braseros rectangulaires sur lesquels coulissent, par un système complexe, des claies en inox. C’est là qu’il se tient durant tout le long service. Au four et au brasier, comme dans la gueule d’une Pacific 231, toujours alimentant le feu pour produire la meilleure braise. Parce que c’est là, sur cet appareillage sorti de sa seule imagination, qu’il cuit tous les produits rapportés de la pêche. Au bois, celui qui gît dans la cour contiguë : de l’olivier, du chêne, en petits fagots prêts à être dévorés par les flammes. Ça se passe quelque part, sortie 15b de l’autoroute reliant San Sébastien à Bilbao. Goudron écorné qui se perd, comme nous, dans la montagne. Un village, Atxondo, et ses quelques maisons autour d’une place et du fronton de pelote. Ça se passe dans l’auberge du village, une bâtisse imposante, qui a l’air de tout sauf d’un restaurant. Au rez-de-chaussé, on ne sait plus vraiment quoi, de la fumée ou du brouhaha, domine l’autre. On joue aux cartes en bouffant des saloperies emballées, en regardant la télé. Joyeuse ambiance de kermesse dans un espace pas plus grand qu’un dancing. Victor passe juste une tête, entre deux couverts. Mains géantes, yeux doux, dents de Fernandel. Un signe, une grande tape amicale, lui qu’on ne connaît pourtant pas. Il y a des entrées en table plus rudes, plus distantes. Un petit chipiron sagement posé sur deux pointes d’asperges. C’est à l’étage que « ça » a lieu. On écrit « ça » comme on le ferait presque d’une révélation divine, d’une chose de l’au-delà. Dans la salle qui ressemble tant à ces salles d’auberge de votre enfance, il n’y a pas de place pour les païens. Tous, ici, des grands-parents à la dernière marmaille, se sont convertis au phéno-

Vice-versa Du 13 au 25 octobre, Rome et la cité du goût sont en fête autour de la sortie des guides restaurants et vins de Gambero Rosso. Comme on le dirait au Quay d’Orsay, la France envoie deux délégations : celle du fooding, qui écumera les restaurants romains pour son palmarès du mois de décembre. Et celle d’Omnivore pour une table ronde autour de la cuisine française. Cela risque de faire quelques étincelles… Nous vous en reparlerons, évidemment.

Omnivore N°1 - Octobre 2003 - 7

mène Etxebarri. Petrini avait pourtant prévenu : tou va pas t’en rémettreu ! Mais cela fait tout de même drôle quand la première rondelle de chorizo arrive. Attention, LE chorizo, larges tranches servies tièdes, presque douceâtres sous ses airs piquants. Fabuleux avec l’Etxomin Etxaniz, vin blanc perlant, vineux, acide. Liaison parfaite pour les amandes apportées presque vives de leur eau de mer et juste accompagnées de brochettes de légumes frits, un jeu subtil entre le fumé, le grillé et les notes de poivrons enrobant le tout. On aurait dû parler pendant des heures des Percebes posées sur la table comme des animaux préhistoriques, du jus iodée et salin qui s’épanche quand on les porte en bouche. On aurait dû parler aussi du risotto fumé au bois de chêne, cuit dans un sorte d’improbable poêle à trous qui réussit le tour de force de garder tout le croquant-moelleux du riz. On aurait dû… si un plat n’était pas venu éclipser l’ensemble. Un petit chipiron sagement posé sur deux pointes d’asperges. Comme ça, toc. Ils étaient légèrement grillés, leur violet se tintait d’une belle pointe de miel. Ils croquaient, juste fondants ; leur iode puissant rencontrait le croquant et le vert de l’asperge. Un bouleversement simple, du genre à faire beaucoup écrire Philippe Delerm. C’est là que les larmes se sont mises à couler. Promis juré, il y avait des larmes, une émotion inouïe autour de la table, vous savez, comme quand on a l’impression de vivre un grand moment de sa vie. Alors je le dis : ces chipirons-là, sur ces deux asperges, étaient sans doute l’un des plus beaux moments de ma vie. Il faudrait raconter la bacalau et ses petits poivrons, la chuletas et ses lamelles d’oignons croquantes, agaçants la dent. Il faudrait mais il se fait tard. Et vous devriez déjà être à Otxondo, à la table du fond, près des fenêtres ouvrant sur la place du village. Vous auriez déjà dû saluer Victor de ma part, avant d’essuyer une larme. L.D. ✖ Etxebarri, Plaza San Juan - 48291 Atxondo Tél : 00 34 94 658 30 42


Regards

portrait i b rigades i b io express

Nicolas Vagnon La mémoire et l’amer Aux études de médecine, il a préféré la cuisine. Sa manière à lui de faire du bien aux autres. Sans forcément s’oublier. La table de Lucullus, à Paris, est l’une des plus belles aventures culinaires de ces dernières années. Par Luc Dubanchet

E

st-ce à cause de son visage de grand gamin, de son rire tonitruant ou de cette façon inimitable de bâfrer en dehors du service ? On aimerait immédiatement fouiller l’enfance pour trouver une clé au personnage Vagnon. C’est qu’il n’hésite pas non plus à trahir ses failles, à laisser paraître ses fragilités, ses blessures d’orgueil. Rien de caché sous la toque ou le tablier, que, de toute manière, on ne l’a jamais vu porter. C’est ce qui séduit tout de suite chez ce jeune homme de 28 ans. Quand d’autres, souvent aussi sensibles, aussi perfectionnistes y compris côté sentiments, décident de rester cloîtrés en cuisine, lui se montre, accueille, conseille, cajole entre deux allers-retours au fourneau, deux bouteilles débouchées. Une forte présence pour mieux s’oublier… lui ? « J’ai été fils unique jusqu’à l’âge de 15 ans, j’ai eu la chance d’être gâté, de recevoir beaucoup d’amour. Trop peutêtre.» Son père était cadre sup’, sa mère s’est arrêtée de travailler au moment où il est né. Il a vécu dans la rondeur de Boulogne, la douceur des marchés qu’on arpente en famille pour la cuisine de semaine et les agapes du dimanche. «  C’était maman-les-saveurs-franches, papa-la-recherche. Papa était né sans papa. Cela m’a toujours conforté dans l’idée que la paternité est quelque chose que l’on ne cesse de chercher quand la maternité, elle, est naturelle. » Les théories de l’ancien étudiant de médecine (« Des années d’utopie, où je pensais pouvoir faire du bien aux gens quand il ne s’agissait, au fond, que de lutter contre la mort et la maladie ») voient leur application directe dans l’expérimentation culinaire : « Papa sur le marché, était constamment en quête, ne savait absolument pas à l’avance ce qu’il allait trouver. Il achetait beaucoup : des pétoncles pour 10 personnes quand nous n’étions que quatre – on faisait alors quatre sortes de pétoncles –, 15 Kilos de poivrons grillaient régulièrement le week-end dans la cheminée de la maison de campagne ». Une maison sans salle de bains – «  on se lavait presque les pieds dans la même cuvette que celle des salades »- mais qui avait l’immense avantage de jouxter un trésor : le four à bois de la grand-mère Wanlin, copain d’enfance du petit Nicolas. Le dimanche, après son propre déjeuner, il reste des heures à zyeuter la vieille servir toute une famille, du gigot à la tarte aux myrtilles. Gestes précis, feu millimétré : « Elle ne m’a jamais rien montré, jamais rien fait faire. Mais je gouttais ce qu’elle faisait. Elle m’a donné le feu sacré, le courage pour faire la cuisine tous les jours.  Un noël, quelques années plus tard, j’ai préparé des coquilles Saint-Jacques. Elle avait 90 ans, n’en avait jamais goûté. Elle m’a simplement dit : c’est comme le nerf des moules. Comme ça, immédiatement. A partir de là, ça te réconforte, ça te donne une confiance pour goûter, pour oser servir du corail ou des sardines crues. » Un ami raffiné, chausseur : « Nicolas est une mémoire. Il enregistre tout. Il sait très vite, de manière instinctive. Et quand il ne sait pas, il dévore le savoir. En cuisine, somme ailleurs : il a très vite appris sur la souplesse du cuir, la douceur de l’agneau… » « Je ne veux pas perde le bois, la matière premières » C’est comme ça, pour ça, parce qu’il a des tripes et des souvenirs, des blessures à panser et la vie à embrasser que Vagnon cuisine. « Malgré ce que j’ai perdu dans mon foyer primitif, à l’adolescence, comme beaucoup d’autres avec des clashes, des crises, j’ai toujours voulu garder le lien, retrouver les moments magiques. On a perdu « l’état », mais je ne veux pas perdre le bois, la matière première. » Le choix de la cuisine, comme rapprochement intime de ce qui est essentiel. Médecine troquée contre quelques kilos de patates à éplucher avant d’avoir le droit de faire vraiment la purée. Les olivades, un court passage chez Lulu (avec engueulades salées) avant de rencontrer Jacques Lacipierre, le patron du Bon Accueil, bistrot convoité du 7e arrondissement. « C’est lui qui faisait les achats. Tu te retrouvais confronté à des poissons de trente kilos, des sangliers entiers qu’il fallait découper. Ça force à réagir. C’était dur, j’ai même dormi aux pieds du fourneau, mais c’est la première fois où j’ai pu faire ma cuisine. » Un an, pas plus, pour se

brigade les Muses/ Hôtel scribe (paris 9)

Chaque mois, les anonymes des cuisines se racontent. Premiers contacts avec de futurs chefs.

Jean François Rouquette, chef des cuisines 37 ans Venu à Paris dans les bagages de son bistrotier de grand-père, ce fils d’Aveyronnais a choisi la cuisine par choix, par conviction et s’est plié à un beau parcours du combattant qui l’a mené du Taillevent (six ans) au Crillon (comme souschef), du Grand Véfour à la Cantine des gourmets jusqu’au restaurant Les Muses de l’hôtel Scribe, il y a quelques semaines. Manager hors pair, il a le don de composer les équipes. Une fois encore, il a su s’entourer. Son sous-chef Olivier Duret, 30 ans, est son homme de confiance depuis de nombreuses années.

Carmen Friedrich demi-chef de partie 28 ans « J’ai fait deux BTS création d’entreprise et décoration. La cuisine a toujours été un hobby à la maison et cela m’a semblé naturel de continuer dans cette voie-là. J’ai fait une mise à niveau pour accrocher un autre BTS. Je voudrais évoluer dans la brigade avant d’ouvrir mon restaurant dans cinq ans, au maximum. C’est comme ça que j’ai envie de vivre ! »

lancer dans le grand bain du montage d’entreprise. Un restau de quartier, transformé, avec les moyens du bord et l’aide de quelques amis artistes. C’est en octobre 2001. La Table Lucullus fait son entrée rue Legendre. Et s’impose très vite comme un ovni en plein Paris. Il cherche encore sa trace entre viandes opulentes (le lard à l’ananas, la compotée d’agneau, les rognons blancs) et poisson ultra zen (Saint-Jacques crues à l’encre de seiche, sardines marinées), coup de feu de folie et volonté affichée de jouer le jeu de la salle. En le voyant, comme ça, on se disait bien qu’il n’allait pas tenir. Neuf mois de dépression. Grossesse d’un cuisinier pas prêt, encore, à enfanter ? « Pour aller mieux, j’ai formé une jeune cuisinière, ne me suis plus occupé que de la mise en place. Et me suis consacré à la salle. J’ai pris du recul pour mieux voir les clients goûter. » Ne rien perdre des moments magiques… Quitte à envoyer bouler un critique et son prix, quitte à foutre dehors les emmerdeurs qui grillent leur cigarette dans 30 mètres carrés. Quitte à virer la viande de la carte pour ne plus avoir à faire qu’aux écailles. Car c’est dans le poisson que Vagnon excelle. Une maîtrise absolue des découpes, des cuissons, des produits qui arrivent chaque mardi de l’île d’Yeu. En trois ans, il a ancré sa cuisine dans un bloc de sincérité, de pureté. Il trace sa voie, unique. Et

submerge d’émotions une petit foule de fidèles qui, n’en doutons pas, ne fera que grossir.

Marc Yanci chef de partie viande 22 ans « Après l’école hôtelière de Biarritz, plusieurs stages en entreprise, je suis monté à Paris à la Cantine des Gourmets. J’ai envie d’apprendre, de voyager. Mais je suis encore jeune. Il faut que je travaille dans de grosses brigades avant d’évoluer. »

Pierre Olivier Petit deuxième sous-chef 26 ans « Aprèzs un bac général, j’ai commencé l’école Ferrandi pour une remise à niveau et deux ans de formation. J’ai quitté Lameloise et L’Oasis pour aller aux Etats-Unis, à New York au Rockfeller Plaza. Puis je suis rentré à Paris pour mon service militaire avant de devenir chef dans un bistrot du 15e, le 7/15. Je veux me former sur la finesse avant de créer un bistrot de chef, pour faire profiter les petits budgets. »

Frédéric Charrier chef de partie sauces 25 ans « Je suis venu à Paris pour faire mon service militaire après l’école hôtelière en Vendée. Franchement je ne pensais pas rester, mais j’ai découvert le travail à la Cantine des gourmets. Ça m’a plu. J’ai envie de me perfectionner. Le gastro à Paris permet d’approfondir. Je veux ensuite m’installer en Province. Mais, jusqu’à présent, je n’ai jamais fait ce que j’avais prévu ! »

William Girard troisième sous-chef 27 ans « Parcours classique : école hôtelière de Biarritz, stages, armée à Paris. Puis le Bristol avec Michel Del Burgo avant de venir au Scribe avec yannick Alléno puis aux Elysées du Vernet avec Alain Solivérès que j’ai suivi chez Taillevent. J’aimerais partir en Asie pour prendre un place de chef d’ici deux ans, progresser avant d’intégrer une chaîne, tranquille, pour assurer la sécurité. »

> La table de Lucullus 129, rue Legendre Tél : 01 40 25 02 68

Nicoles Vagnon en cinq sensations > Les odeurs : celle du feu de bois, de pain grillé, de pain chaud. Le matin > Première sensation gustative : chaque jour, une émotion renouvelée, un tout mêlé, un moment où tu prends conscience du goût, de ton goût. > Premier restaurant : les chinois, les couscous avec les parents à Pantin… où tu sais que tu vas te bâfrer ! Mais aussi pour mes vingt ans en 1995. Avec mes pourboires de chasseur de nuit, j’ai invité mes parents chez Robuchon. C’était une espèce de feu d’artifice comme à Versailles. > Le mauvais goût ?  le lait, indigeste, gras, fade, c’est bon pour les bébés ! > La première gorgée ? elle a vite été suivie par la deuxième. Quand le vin ne parle pas, la quantité s’avère peut-être plus réconfortante.

Omnivore N°1 - Octobre 2003 - 8

Anthony Chapelle chef de partie poisson 21 ans « Après le bac pro, je suis allé notamment aux Fermes de Marie à Megève, avec Nicolas Le Bec, pendant un an et demi, où j’ai tourné sur tous les postes. J’ai fait la transition entre Yannick Alléno et Jean François Rouquette, ici. J’ai le temps, l’envie. Je ne pose pas de limites. »

Babour Madjid commis garde-manger 20 ans « J’ai fait un BEP en pâtisserie à Rennes. Mais c’est la cuisine qui m’a en fait attiré : cette atmosphère, cette ambiance. Je me suis pris au jeu. C’est mon deuxième poste de commis après la Tour d’Argent. Je suis venu ici pour apprendre une cuisine plus moderne. Dans deux ans, je quitterai Paris pour aller à l’étranger et apprendre de nouvelles techniques, découvrir de nouveaux produits. »


De la terre

culture i distribution i mode de consommation

La notion de terroir est devenue un sésame pour la restauration, l’agro-alimentaire et ses relais publicitaires ✖ En jouant sur le besoin d’appartenance des citadins à une terre, en mettant en avant ses représentations symboliques, notre système de production et de consommation a simplifié à outrance une notion pourtant très complexe ✖ Or, ces diversités culturelles, cette multiplicité de produits et de référents sont pourtant absolument nécessaires à la richesse de la cuisine et à la production agricole ✖ Par Eric Roux(1)

Peut-on détester le terroir ? Faut-il encore l’aimer ?

L

a cuisine de terroir déferle depuis quinze ans sur la France. Des revues de cuisine recherchent la dernière auberge offrant le dernier jambon sec véritable. Des restaurants, toqués, étoilés ou pas, proposent la vraie cuisine de terroir qui ne se discute pas. Des chroniqueurs gastronomiques parlent du terroir en faisant grasseyer le double « r » pour terminer dans un souffle plein d’émotions pour nos chères régions. La grande distribution fait aussi fructifier le terroir avec des gammes de produits reflétant la France éternelle nourrie par ses régions qui ont du talent. Une larme coule sur ma joue à l’évocation de tous ces petits producteurs mis à la portée de tous. Plus personne n’hésite à se référer à l’authenticité, la tradition, l’amour du savoir-faire de nos terroirs. Mais qu’en est-il vraiment? Jacques Thorel de l’Auberge Bretonne à la Roche-Bernard (voir également p.2) répond à la question « qu’est ce que le terroir » par un simple « cuisine de terroir, cuisine de tiroir » . Tiroir caisse bien évidemment. Le terroir serait devenu un vrai fonds de commerce. Que représente ce terroir tellement vanté dans notre imaginaire de consommateur ? Quels sont ses ressorts et ses représentations sociales? Alimenter sa « pensée magique » Garde et arrière-garde de la sociologie de la consommation nous expliquent que le terroir nous permet de satisfaire nos désirs de retour aux racines. Roots, mais propre. Des racines comme il faut, ou le bon vieux temps est à notre portée grâce aux produits de terroir. Il est vrai que, comme tout autre communauté immigrée, les Français dits de souche immigrés en ville, originaire de deuxième, troisième ou quatrième génération du milieu rural, s’accrochent et trouvent dans ces produits dits de terroir une manière d’affirmer et de revendiquer une identité culturelle. Notre petit village d’Auvergne, de Picardie ou d’ailleurs, où nos grands-parents tuaient le cochon et cultivaient des légumes, a besoin de représentations symboliques alimentaires aujourd’hui. Quand nous achetons un poulet dit fermier, quels ressorts nous poussent ? La référence à la ferme imaginaire perdue ou la qualité de

la production du poulet ? Surtout que si les marqueurs de notre culture d’origine se délitent rapidement (la langue, par exemple s’oublie dès la deuxième génération ou ne reste présente qu’au travers d’expressions, de tournures), le plat ou la cuisine, eux, perdurent facilement jusqu’à la cinquième génération ou même deviennent propriété de la culture accueillante. En l’occurrence, la culture urbaine absorbant un élément de la culture rurale, exactement comme la saucisse polonaise « immigrée » fait aujourd’hui partie de la culture urbaine « accueillante » du nord de la France. Dans cette optique de recherche culinaire et identitaire, menée au travers des produits de terroir, comment se fabriquent symboliquement ces produits de terroir? Est-il nécessaire de rappeler, comme l’a démontré Claude Fischler, que quand nous mangeons nous ne cherchons pas seulement à satisfaire un besoin biologique mais aussi à alimenter notre « pensée magique » en absorbant ce que représentent nos aliments. Si je mange de la saucisse cévenole, j’absorbe de l’identité cévenole et j’en ressors un peu plus cévenol. Coupés aujourd’hui de notre bain culturel d’origine, fait d’une quotidienneté et de détails de comportement, cet éloignement dans le temps et l’espace nous incite à nous référer à des éléments épars simplifiés. Ainsi, « je mange du confit de canard » semble trop simple pour me revendiquer de Gascogne, région historique, ou plus généralement du Sud-Ouest, conglomérat de multiples variantes culturelles créées administrativement. Et pourtant, c’est bien de la Gascogne que je mange en dégustant un confit de canard de terroir. Alain Dutournier, chef du Carré des Feuillants à Paris, originaire des Landes gasconnes, m’a toujours expliqué que le confit était plutôt un plat de printemps. Son côté sur-gras étant contrebalancé par des verdures printanières comme les petits pois, les fèves ou les repousses de chou. Rien à voir avec le confit-pommes sarladaises. De plus, Alain Dutournier précise la différence entre « vrai » confit, cuit plusieurs heures dans la graisse et mis à maturé au cellier dans une poterie vernissée et le confit de conserve où le canard est bien souvent cuit pendant la stérilisation tout en rendant du jus de cuisson. D’un produit de semi-conserve

maturé et ne pouvant dépasser le mois de mai, nous sommes passés à une conserve n’ayant presque plus de contrainte de temps. L’appartenance gasconne du confit devient bien plus complexe et se dégage de la seule représentation du confit dans un pot. Les racines simplifiées Pour définir la réalité culturelle de cette préparation, nous sommes obligés de nous interroger sur les multiples éléments présidant à la réalisation de ce produit. Quel canard – ou est-ce de l’oie d’ailleurs? Quand, comment et avec quoi est-il nourri? Comment et quand est-il tué? Comment est-il plumé et découpé? Quels sont les assaisonnements, la préparation, la cuisson, la conservation? Et, enfin, quand et comment le con-

production et sa tradition d’angélique confite. Niort devient pays de l’angélique confite. Tu veux de l’angélique ? Mais va à Niort. L’angélique c’est fait à Niort. L’angélique c’est Niort. Eh bien non, l’angélique ce n’est pas « que » Niort. La Belgique produit aussi de l’angélique industrielle et surtout Clermont-Ferrand cultive en Limagne et confit de l’angélique haut de gamme. Mais même les Clermontois ne le savent pas. Produit très terroir, l’angélique devient stéréotype du terroir niortais. C’est dommage, car Niort ne fait peut-être pas que de l’angélique et que l’angélique ne peut pas se résumer à un seul terroir. Dans un pays aussi centralisateur que le nôtre, où la masse, hors capitale, se résume à la province (mot qui désignait sous l’empire romain ses marches), le

Quand nous disons « confit », de quel Sud-Ouest parle-t-on ? Quel canard – ou est-ce de l’oie d’ailleurs? Quand, comment et avec quoi est-il nourri? Comment et quand est-il tué? Comment est-il plumé et découpé? Quels sont les assaisonnements, la préparation, la cuisson, la conservation? Et, enfin, quand et comment le consommer? sommer? En mettant en mouvement cet ensemble de questions, nous nous rendons bien compte que le simple produit « confit », tellement fabriqué, diffusé et porteur des racines du Sud-Ouest, devient un produit complexe. Ou, plus précisément, que sa réalité culturelle ne se limite pas au pot de confit mais s’étend à un réseau diffus, l’intégrant à une culture. Or, mis à part peut-être les appellations d’origine protégée, se référant à un matériel d’élevage ou d’agriculture, à une zone de production et à un savoir-faire, l’ensemble des produits de terroir ne ferait que dessiner une représentation simplifiée de nos racines. Cette simplification nous amènerait ainsi à stéréotyper nos désirs de racines, de produits… et de terroir. Par exemple, depuis de nombreuses années, la région de Niort et du Marais poitevin a mis en avant sa

terroir endosse une représentation simplificatrice de l’ailleurs. Chaque région administrative aurait ainsi en charge ses produits et ses plats de terroirs : la choucroute à l’Alsace, la polenta à la Savoie, le cidre à la Normandie, etc. Formés par des générations de professeurs de géographie sous l’influence de Vidal de la Blache, nous avons appris à voir le monde fait de frontières naturelles. Nos régions modernes, administratives, faites de bric et de broc culturel, ont en charge une représentation de terroir culturelle avec des limites bien définies. La truffade est auvergnate. Cela ne se discute pas. Toutes les fermes auberges, tous les restaurants de terroir d’Auvergne doivent servir de la truffade car elle est le porte-étendard de leur identité culinaire. Pourtant ni Vichy, ni Clermont, ni Le Puy n’ont jamais mangé de

Éphéméride - octobre

Chaque mois, des produits de saison, souvent à contre-courant des idées reçues. Indispensables dans vos assiettes. La Tomate Qu’elles soient de pleins champs -c’est très rare- ou de serre froide -juste pour les protéger de la grêle-, les tomates connaissent une qualité gustative souvent incomparable en automne. Bien souvent, les variétés de fins de saison sont différentes de celles du plein été - je parle bien sûr de vraies variétés et non d’hybrides F1 conçues pour résister au transport. Cornue des Andes, Noire de Crimée et Rose de Berne ont de la chair, de l’acidité et du sucre, tout pour faire une tomate fière de s’appeler tomate. Ne vous lamentez pas, faites la guerre à vos maraîchers pour qu’ils cultivent des tomates. Le poivron Encore un autre légume que l’on veut à tout prix manger au mois de juin mais qui est délicieux en automne. Surtout si vous vous mettez en quête de deux petites variétés du sud de la France. Connu un peu à Paris grâce à Yves Camdeborde de La Régalade et Alain Dutournier du Carré des Feuillants, le poivron long doux des Landes, appelé piment d’Anglet au pays basque est très utilisé dans sa région soit comme base de la piperade, soit simplement poêlé avec du gras de jambon pour cuire des œufs. Assez fin de forme, doux et mûrissant rouge, ce petit poivron basco béarnais se confie aussi au vinaigre comme des cornichons. Facile a cultivé, sa chair mince et parfumée peut aussi s’apprécier en salade. Seul inconvénient, il nécessite un peu de travail pour être

épépiné comme il faut. Autre variété bien moins connue, le petit marseillais, vendu sur les marchés d’Aix et Marseille, est une merveille quand elle est utilisée pour la réalisation des petits farcis. Cinq centimètres de haut, deux de diamètre, il est en forme de lanterne et mûri jaune doré. Sa petite taille permet de le faire sauter entier à la poêle à l’huile d’olive, juste assaisonné de fleur de sel. C’est comme une confiserie pour saluer un vin blanc vif d’apéritif. Nous sommes bien loin des gros poivrons carré des serres hollandaises, qui arrivent tout juste à se parer de jaune, de rouge et de vert. Un peu comme si les tomates n’étaient que rondes, rouges et parfois cerises. Vous voyez le tableau…

Les fromages à pâte pressée non cuite. Ils nous intéressent aussi. Saint Nectaire, Reblochon, Morbier, Tomme de Savoie : quand ils sont fabriqués avec du lait d’herbage d’été, ils sont au mieux de leur forme gustative à l’automne. Malheureusement dans de nombreuses régions, l’herbe fait défaut sous la canicule et les éleveurs doivent donner leur foin aux vaches laitières. Le lait d’herbe donne normalement au fromage une pâte d’un beau jaune et surtout des parfums de réglisse et d’herbe fraîche. Le foin, en revanche, produit des pâtes plus claires et plus faiblement parfumées. Moins de goût donc pour certain de ces fromages, mais que ceci ne nous empêche par de manger et de proposer des saint-nectaires fermiers pour soutenir les éleveurs qui transforment le lait de leur vache à la ferme... Pour revenir sur la tomate, je me permets de vous

communiquer quelques adresses de producteurs de graines à diffuser au moins une trentaine de fois à tous les primeurs producteurs de France… > G.I.E. Le Biau Germe, 47360 Montpezat, nombreuses variétés non inscrites au catalogue officiel, quantité maraîchère. E.U.R.L. > Germinance, 49150 Saint Martin d’Arcé, semences potagères de culture biodynamique pour jardiniers et maraîchers. > Semailles, 20 rue du sabotier, 5340 Faulx les Tombes, Belgique, catalogue (en français) de semences de producteurs belges, luxembourgeois, hollandais, allemand et Français. > Sativa Rheinau GmbH, Klosterplatz, CH-8462, Rheinau, Catalogue suisse (en allemand)  de graines potagères. Nombreuses variétés rares sous le titre pro specie rara. ✖

Les trois saisons des quatre saisons La saison des produits alimentaires est bien plus aléatoire que la date de mise en vente du beaujolais nouveau. Selon où nous nous trouvons, suivant la variété cultivée, élevée ou pêchée, un produit peut avoir au moins trois saisons. - La saison de disponibilité : le produit est là, achetable mais rien ne prouve qu’il sera bon et encore moins abordable. - La saison de l’optimum gustatif, extrêmement variable suivant les conditions climatiques. Ce moment est souvent assez court et différent suivant que vous êtes en Bourgogne ou en Catalogne. - Enfin la saison de meilleur rapport, celle ou tout le monde ne veut pas du produit, ou la production est assez importante pour permettre un coût d’achat raisonnable et ou en plus il est bon. Cette saison est de loin la plus compliquée à maîtriser. Noël et Jour de l’an font par exemple monter les prix comme le mercure d’un thermomètre d’Août 2003. Les coquilles Saint-Jacques sont ainsi délicieuses et bien plus abordable en Février.

Omnivore N°1 - Octobre 2003 - 9


De la vigne truffade, et en revanche, mangeaient peut-être une cousine, une variante de la truffade gommée par le terroir de la truffade. La culture populaire ne peut pas se résumer à une norme : elle est, bien au contraire, foisonnante, variée, multiple et surprenante et le terroir tel qu’il est vendu aujourd’hui, peut-être pour des raisons commerciales, aimerait bien réduire tout ça à plus de simplicité. Un trait culturel ne change pas du tout au tout quand nous sautons une frontière. De manière bien plus passionnante, un produit ou un plat change de variante en variante ou chaque lieu a sa propre vérité. Aucune différence de nature mais bien plutôt d’infimes changements de place en place. Ces diversités, cette multiplicité sont nécessaires à la cuisine et à la production agricole. Car le monde serait bien trop triste s’il était bien trop simple. inter Mais à l’inverse de la simplification du terroir, qui met en avant une seule variante normalisée d’un produit ou d’un plat, un terroir peut aussi s’approprier un plat et refuser de le partager avec un autre. Par exemple, la boule de pâte levée ou non, moulée dans un sac et cuite dans du bouillon, s’appelle Kig ha fars et vient du Léon, petite région du nord Finistère. Pourtant, comme l’a bien mis en évidence Jacques Thorel dans son livre consacré à la cuisine bretonne, le fars cuit dans du bouillon est multiple et devait être bien plus répandu. Pour preuve, le sud de la Corrèze se régale toujours de mique, boule de pâte levée, ensachée et cuite dans le bouillon d’une potée. Et comme le fait remarquer Jacques Thorel, certainement toute l’Europe a cuit un reste de boule de pâte à pain, enfermé dans un sac, dans le bouillon quotidien du monde rural. Il est bien évident que cette recherche des racines de nos terroirs fut nécessaire, il y a quinze ou vingt ans quand l’industrie ne jurait que par les produits post modernes sous cellophane et calibrés. Mais l’industrie s’est emparée aujourd’hui du terroir, car il représente une part de marché. L’industrie agroalimentaire ou l’artisanat en voie d’industrialisation ne peuvent pas s’ancrer dans la diversité mais bien dans la normalité. Il faut des signes forts et simples, même si leur sens est réduit, pour vendre efficacement à grande échelle. Il est ainsi peut-être temps d’abandonner cette notion de terroir qui a produit son sens mais s’en est vidé aujourd’hui. Jean François Piège, ancien chef du restaurant Alain Ducasse au Plaza Athénée et futur chef du Crillon, dit d’ailleurs que le terroir d’aujourd’hui enferme. Le terroir et sa cuisine, avec ses stéréotypes et simplifications, se seraient vidés de sa substance. Les chefs se sont remis d’ailleurs à chercher leurs produits et leur inspiration dans de nouvelles directions. Quand Michel Troisgros rapporte des graines d’aubergines, petites et parfumées, du Japon pour que son maraîcher les mette en culture, c’est qu’il recherche un nouveau terroir. Quand Alain Dutournier veut des pistaches vertes et parfumées ou des câpres au sel de Sicile, c’est que ce Gascon remarquable a depuis longtemps étendu les frontières de sa cuisine du Sud ouest. De même, dans une autre direction, quand Jacques Thorel recherche tous les matins, suivant le débarquement, des poissons moins nobles, mais d’une extrême fraîcheur pour les parer d’une cuisson précise, il explore des terroirs oubliés. inter La cuisine gastronomique française est comme notre haute couture : un terrain d’expérimentation. Les catalogues de graines de légumes offrent un territoire vierge d’exploration pour les chefs étoilés. Et tous les gourmands-mangeurs pourront bénéficier de ces explorations. Le jour où nous ne nous contenterons plus d’acheter des poivrons verts ou des tomates et que nous demanderons : oui mais lesquels?, ce seront de nouveaux terroirs pour notre gourmandise. De plus, multiplier, diversifier les variétés produites, les lieux de production permettrait à nombre d’agriculteurs de retrouver l’honneur de produire du bon. Cinquante ou cent agriculteurs produisant quelques variétés adaptées à son « pays » seraient plus intéressant qu’un seul paysan industriel fabriquant le produit de terroir. Ainsi, comme le dit Jean François Piège, nous redécouvririons une adéquation entre un lieu et sa cuisine. La notion de pays pourrait être une piste à explorer pour caractériser les produits utilisés. Qu’ils soient de tradition ou nouveaux, ils sont produits ici, ce qui leur confère la fraîcheur de leur utilisation et la justesse de leur goût... Retour des choses et des préceptes d’Alain Chapel ou éternel recommencement, il faut toujours rêver d’un « juste produit à la juste cuisson au juste prix pour une juste cuisine ».

cultiver i élev é i go û ter

Pétillants naturels : la bulle revient La bulle refait surface et entraîne avec elle un nouveau mode de boire et de concevoir le vin. De nouveaux pétillements, naturels et vivants, émergent à l’horizon calme et huileux d’une mer de vins tranquilles. Coup de chapeau à ces vignerons qui aiment tant le CO2. Par Sylvie Augereau(1)

C

e gaz carbonique n’est pourtant pas sorti de la cuisse de Jupiter ! Il est inhérent au vin : c’est le fruit de la fermentation qui fait de l’alcool avec le sucre. Le vigneron s’échine à le faire disparaître parce que le consommateur le considère comme un défaut (les Suisses « y aiment » bien, eux). Il préserve pourtant le vin de son principal ennemi oxygène et disparaît d’un coup de carafe bien asséné. Quelques « marginaux » le cultivent pour ne pas abuser de son substitut sulfureux. Ce pétillement a pourtant eu ses heures de gloire. Bien avant (et bien ailleurs) le champagne, on choisissait une barrique émoustillante à la cave du vigneron, mais on se trouvait fort dépourvu quand la livraison arrivait. Le voyage chaotique avait eu raison de ses trépidations : le gaz était parti… L’invention de la bouteille de verre renforcée eu raison de cette brutale exposition à l’air. Mais le vin qu’on y faisait entrer était encore trop sauvage pour s’y laisser enfermer : les changements de température et les transports faisaient éclater les bouteilles ou, à l’inverse, calmaient leurs ardeurs. Le consommateur ne pouvait se satisfaire d’un produit si capricieux : on réussit à lui en fabriquer un bien plus docile. Il suffisait de ramasser un raisin à 8, 9 degrés potentiels (les décrets d’appellations de toutes les méthodes champenoises, traditionnelles et autres crémants le préconisent) pour obtenir un vin de base calmé pour la mise en bouteille qu’on « redynamise » à coup de levures judicieusement sélectionnées et de saccharose savamment dosé pour qu’elles aient à manger et moussent juste ce qu’il faut (c’est la « liqueur de tirage »). Cette deuxième fermentation produisant un dépôt inesthétique, on mit au point de subtils mécanismes de dégorgement et, puisqu’il fallait ouvrir la bouteille pour en sortir le dépôt, on en profita pour y glisser quelques substances pour le sucrer encore et le protéger (on attend parfois longtemps la consécration de Noël sous les sunlights des supermarchés). Le fordisme champagnisant était né : ces stockages et cette mécanisation La bulle Bartucci À Cerdon, tout là-bas dans le Bugey, on ne sait pas bien depuis quand on fait des bulles avec les raisins noirs du gamay et du poulsard. « Le vignoble n’est pas assez important pour avoir une histoire ». Raphaël Bartucci garde un œil humble mais brillant sur ce qui sort de ses bouteilles. Ce qui lui plaît, c’est que toute la famille y a droit, même les enfants, et que les adultes s’y ressourcent quand ils ne peuvent plus rien boire d’autre. À 8°, c’est le vin du matin, voire du petit matin…Ce qui lui plaît encore plus, c’est que beaucoup de ses collègues se sont mis à la méthode ancestrale sur des bases respectueuses du raisin et de sa flore. Parce que, ce qui l’excite vraiment, c’est qu’on ne connaisse jamais à l’avance la levure qui finira sur le podium et fécondera la bulle du millésime.

Ces deux ligériens s’y emploient depuis quelques années déjà, mais tous les millésimes voient éclore de nouveaux adeptes envieux de faire partager leurs vins avant qu’ils ne s’assagissent, fatigués de trop de maturité pour les concours, excités par la nouvelle aventure d’une créature qui va leur échapper, épris des arômes fermentaires méprisés de moult dégustateurs, des gars (et quelques filles aussi) qui ironisent un peu sur le sérieux du vin immuable et durable…Tout simplement parce que c’est bon, là, maintenant, comme ça, hop ! on l’extirpe de sa barrique et on l’engouffre dans une solide bouteille pour la transmettre au buveur qui en fera aussitôt bon usage. Parce que celui-là commence aussi à comprendre que le vin est un produit plein de vie, donc fragile, parfois pétillant, quelquefois trouble, pas toujours où on l’attend et qu’il faut se laisser surprendre, savoir ne pas savoir. ✖ SylvieAugereaupartagesontempsentrelavigneetl’écriture.Elle collaborenotammentauxmagazinesGautlMillauetTerredeVins. (1)

imposaient de grosses structures tonitruantes dont, seules, pouvaient assumer de grandes marques. Mais derrière ces étiquettes, le consommateur veut encore s’assurer qu’il aura le même vin, vaille que vaille, alors on assemble les millésimes et les terroirs. La surprise derrière le saut de bouchon Voilà pour le champagne. Hé bien le pétillant naturel, c’est pas du tout ça ! Il porte en lui tout ce qu’il va restituer en poursuivant la même fermentation spontanée jusqu’à nos verres. Les bulles qui l’animent sont le résultat de la transformation des seuls sucres que contiennent les raisins. C’est aussi pour ça que le pétillement n’est pas le même, le fructose définissant souvent un gaz mieux intégré qui ne dissocie pas le vin de la bulle. C’est encore pour ça que le « Mauzac nature » de Bernard Plageoles ou le « Tout-en-bulle » du Domaine Gramenon goûtaient un peu moins sucré sur le millésime 2002. Chaque saut de bouchon est une surprise, chaque récolte une nouvelle aventure orchestrée par les levures qu’aura voulu développer le millésime. Elles mènent capricieusement la danse, se ménagent lascivement des pauses si le temps est trop froid, s’emportent s’il est chaud et peuvent aussi avoir l’alcool agressif lorsqu’elles sont de mauvaises familles. Mais elles restent les seules maîtresses de cette excitation vinique et le vigneron, qui n’est qu’un homme, a besoin d’elles et de leurs lies qui protègent et nourrissent le vin. Il prendra soin de presser tendrement pour ne pas extirper de substances vicieuses et jouera la transparence et le froid pour guider leurs ardeurs. Car, à travers les siècles, il a quand même appris à décrypter leur langage, à les piéger par surprise et à s’armer frigorifiquement pour les dompter. Face au petit chimiste champagnisant, le faiseur de pétillant naturel fait figure d’apprenti sorcier, armé seulement de moyens physiques et d’intuition. Le trouble, Christian Chaussard n’en a pas peur. Celui qui réveilla à Vouvray le pétillement naturel du chenin ne s’embarrasse pas de querelles esthétiques : les dépôts disgracieux qu’ont laissés les levures, c’est la nature. Mieux, il fait confiance à son prochain qui le lui rend bien en respectant cette vie tonitruante : il suffit de ne pas exposer ces « bombes » à des températures indécentes et de maintenir le dépôt au fond de la bouteille pour qu’il n’entraîne pas avec lui la moitié du vin à son ouverture. Nicolas Renard l’aime moins bourru et travaille sur la limpidité, en finesse et sur le long terme.

Limounade À Limoux, on dirait bien que le vent tourne. Comme à Die ou à Gaillac, on pratique ici la méthode ancestrale (parfois dénommée rurale) depuis que la bulle est bulle. Comme ailleurs, on a délaissé cette fermentation continue trop aléatoire pour la plus rassurante « méthode traditionnelle » vendue sous les AOC Blanquette de Limoux ou Crémant de Limoux (la différence entre ces deux étiquettes s’établit sur les cépages)…La méthode ancestrale, la vie est parfois cruelle, ne pouvant revendiquer ses origines limousines. Et voilà que le naturel revient au galop et que ses bulles aériennes séduisent à nouveau. Alors on veut l’industrialiser mais pour passer à cette étape, il faut un vin plus propre et plus docile : certains ont opté pour la pasteurisation… qui veut sa part de camembert ?

Où acheter ? > Domaine Gramenon

> Raphaël Bartucci

26 770 Montbrizon-sur-Lez

(Cerdon)

04 75 53 57 08

Chemin du Paradis 01 450 Mérignat

> Robert et Bernard

04 74 39 95 94

Plageoles (Gaillac) Domaine des Très Cantous

> Jean-Claude Beirieu

81 140 Cahuzac-sur-Vere

(Blanquette, Méthode

05 63 33 90 40

Ancestrale) Roquetaillade

> Nicolas Renard et Marie-

11 300 Limoux

Annick Lemaire (Vouvray)

04 68 31 60 71

La Haute Perrée 200, rue neuve – 37 210

Se sont aussi lancés dans

Vernou sur Brenne

l’aventure : Catherine

02 47 52 12 46

Breton (Vouvray), Thierry Nérisson (Vouvray),

> Christian Chaussard

Vincent Carême (Vouvray),

et Nathalie Gaubichet

Domaine du Bois Lucas

(Côteaux du Loir)

(Touraine), Thierry Puzelat

Domaine Le Briseau

(Touraine), Domaine du

Les Nérons – 72 340

Mazel (Ardèche), Bruno

Marson

Duchêne (Banyuls), Eric

02 43 44 58 53

Pfifferling (Tavel),

La bulle en résumé 1 - Les levures mangent les sucres et les transforment en alcool. 2 - De ce repas naît un pétillement (CO2) et un dépôt qui protègent le vin mais aussi une montée en température qui peut lui jouer des tours.

EricRouxestjournaliste.Aprèsdesétudesd’agricultureetd’ethnologie,ilanotammentcollaborépendant10ansàCanal+etprésenté « MangezShow »surlachaîneducâbleetdusatellitecuisine.tv. (1)

3 - En dessous d’une certaine température, les levures se calment. Pour remplir les bouteilles, c’est mieux. 4 - Une fois enfermées, le gaz carbonique s’accumule et crée une pression. Elles font moins les malines. 5 - Le jeu, c’est de les attraper au bon moment : il leur faut un peu de sucre pour continuer leur manège, mais pas trop pour éviter qu’il ne s’emballe et explose.

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De la vigne

cultiver i élev é i go û ter l’âme dans la bouteille

P ol é mique

Rencontre du troisième type La science et la génétique ont fait de tels miracles que le naturel devient surnaturel. Et que la typicité pourrait bien finir lyophilisée.

I

l se passe dans les dégustations d’agrément des AOC ce qui arrive dans la plupart des dîners mondains : quand un vin désoriente, on le bannit de la table. Dans ce premier jury, on le déclasse pourtant en « Vin de table ». Il sombre alors dans l’anonymat, contraint à taire ses origines et son âge (aucune mention d’AOC ou de millésime ne doit entacher l’étiquette). Quelques-uns, aux noms plus porteurs que ceux des appellations, parviennent à snober le système. D’autres trichent. Les derniers pleurent ce mépris de leurs pairs et peinent à écouler leur vin sans nom. Depuis quelque temps, il peut même finir au bûcher de la distillerie s’il a été chaptalisé. Mais ces mesures prises au sud pour contrôler le flot des vins des vins de table chatouillent aussi les pieds d’honnêtes vignerons plus nordiques dont les langues commencent à se délier. Passé une certaine latitude, on n’atteint pas tous les ans les 12 ou 13 degrés réglementaires, même en raisonnant ses vignes. De mémoire de pinot, de gamay ou de cabernet, les plans sont à peine quinquennaux. La chaptalisation n’est pas une maladie (et d’ailleurs, elle reste autorisée dans la plupart des décrets d’appellations septentrionales), il faut juste la consommer avec modération. Si elle se fait dans l’intervalle de 10-12° (pas si facile à obtenir tout là-haut), elle accompagne le vin. Au-delà, elle le déséquilibre. Les vignerons sans tabou avouent avoir besoin d’un potentiel minimum d’alcool pour vinifier et emmener leurs vins un peu plus loin. Les plus grands ne le confient qu’à qui peut l’entendre.

plus cours. Les fermentations sont confiées à des levures sélectionnées pour leur rendement et leur docilité qui règlent le problème avant les vacances de la Toussaint : on peut partir tranquille (celui des fermentations malolactiques pour le ski a aussi ses solutions, plus ou moins pharmaceutiques). Le millésime se profile parfois au fond du sachet de levures qui sévira à la rentrée dans les cartables des œnologues. Évidemment, tout ça nivelle un peu le débat et

restreint la place laissée à l’expression…Mais on sait où on va et on se doit de fournir au consommateur le produit qu’il attend derrière l’étiquette qui le défend. La brebis qui s’égare du troupeau pour se laisser guider par les sauvages levures de son terroir et croit naïvement que son vin se défendra sans additif ne trouve pas sa place dans la fable qui s’écrit. La morale de l’histoire, c’est qu’on en boit. ✖ S.A.

La jeune fille C’est un beau roman, c’est un beau cabernet franc. Elle a fait son premier vin là-haut dans le brouillard ligérien puis l’a descendu là-bas dans le midi, auprès de celui qu’elle a choisi. Les instances viticoles n’ayant pas l’oreille amoureuse, ce vin issu de raisins angevins et mis en bouteille dans l’Hérault est donc né sous X, classé « Vin de table ». Sa génitrice a pourtant de nobles origines : Blandine Chauchat officiait à l’Assemblée

Le raisin du plus for t est toujours le meilleur Le couperet devient donc un peu saillant au-dessus des têtes de ces marginalisables des appellations. Ça ne sent pas bien bon la distillerie et c’est vite arrivé : l’échantillon postulant à la labellisation AOC a droit à trois chances devant un juré de professionnels de la profession représentatifs de la majorité qui a toujours raison. Ceux qui font traîner leurs fermentations et ne sont pas « capables » de présenter des vins marchands au printemps peuvent se rhabiller. On les rappellera… ou pas. Avec toutes ces magiques préparations œnologiques qui font le vin plus vite et plus propre, ces insolents y mettent vraiment de la mauvaise volonté ! La leur consiste justement à exprimer doucement et naturellement leur vin. Mais ces pratiques lentes, coûteuses et risquées n’ont

Nationale. C’est sous ces colonnes qu’elle s’est initiée à la dégustation et qu’elle a décidé de prendre l’air pour revenir à la terre. Ses collègues ont longtemps cru que

Millésime 2 (L’angleterre y croit) Hiver doux, été caniculaire, vendanges précoces: l’année 2003 s’annonce comme un millésime exceptionnel pour les vins britanniques, prédisent unanimement les professionnels de ce secteur en pleine expansion. «Ce sera même l’année de tous les records pour tout le monde», selon la porteparole de l’Association des viticulteurs britanniques. Outre manche, les vendanges qui commencent généralement octobre ont débuté avec trois semaines d’avance. Prédiction : 2003 sera meilleur que 2002, elle même meilleur année de la décennie On arrête pas Magrez La maison française de négoce Malesan (groupe William Pitters) va acquérir des vignobles aux EtatsUnis et au Chili, au moment où elle se retire de la production en Chine. Les vignobles en question se situeraient en Californie et près de Santiago du chili, selon Bernard Magrez, le PDG du groupe qui possède actuellement 26 vignobles sur 1.950 hectares (dont près de 1.000 au Maroc).

le chat s’échauderait et reviendrait au nid douillet du haut fonctionnariat. Mais non ! Elle est retournée à l’école puis à ses racines angevines. Là, un lointain cousin justement dénommé

Trois bonnes raisons de ne pas décrocher l’AOC… 1 Le type original Bien souvent, l’argument avancé pour évincer l’intrus est l’oxydation (c’est arrivé récemment à l’un des vignerons les plus courus de Cairanne…). Mais la tactique du label se réoriente vers une standardisation plus subtile encore : « actuellement, il s’agit de repérer des défauts… Mais, au-delà de cette démarche corrective, on peut envisager de développer des commissions de dégustation qui auraient comme objectif l’étude particulière de la typicité, la constatation de la possession par l’échantillon d’une typicité représentative de l’AOC considérée. La recherche d’une typicité plus apparente peut être un point positif intéressant dans le contexte concurrentiel, pour fidéliser le consommateur. » Non, vous n’écoutez pas « Rires et chansons », vous êtes aux bureaux de l’INRA d’Angers. La suite des propositions de Jean Salette, après une courte pause musicale (…) : «  que se développe de plus en plus dans la mise au point des itinéraires techniques tant pour la vigne que pour la vinification une démarche visant à mieux typer les vins et à réduire l’hétérogénéité autour du ou des types reconnus. » Jusqu’ici, on rigolait : l’image communautaire d’une

Millésime 1 (du siècle) Affectée par les températures caniculaires de l’été et l’absence de pluie, la récolte 2003 de vin en France ne devrait s’élever qu’à 47,171 millions d’hectolitres, la plus faible de la dernière décennie, selon les prévisions de l’Onivins (Office National Interprofessionnel des Vins) «Pour ce millésime hors du commun, la qualité des vins dépendra de la technicité des vinificateurs et de la complémentarité des assemblages». Que les vinificateurs avancent d’un pas.

grande cuve qu’on remplirait de tous les vins de l’appellation, ça fait Woodstock. Mais l’assaisonner de techno, ça fait mal aux oreilles. Le plus drôle, c’est que les coopératives qui incarnent cet idéal s’en détournent : elles s’échinent à diviser leurs cuvées en micro-terroirs. Qui va bien pouvoir sauver le pays ?

2

Le type particulier La France, terre d’accueil des différences (vous êtes toujours sur la radio du rire), ses vins de terroirs (non, vous n’avez pas zappé sur Nostalgie) et ses contestataires. Patrick Baudouin est de ceux-là et milite pour l’expression des précédents. Il clame, dictionnaire étymologique à l’appui, que la vocation première des AOC n’est pas le nivellement par le « type » mais l’expression originale (ben oui, c’est quand même le pourquoi du « O »). Il défend ceux qui ne se plient pas « au goût moyen » impulsé par l’incontournable débouché des grandes surfaces et en cultive sainement de petites. Il sait aussi rendre à l’INAO ce qui appartient à l’INAO : l’agrément doit se faire dans les vignes, c’est là qu’on fait le vin mais le défi est de taille et les yeux trop peu nombreux (et

Cousin (Olivier de son prénom) l’a initiée au raisin et lui a refait le cal des mains. Elle s’est alors essayée, dans les vignes voisines, au cabernet franc et au chenin.

inversement). Ce vigneron angevin n’agit pas non plus dans la solitude : derrière lui et la coordination « Vignerons dans nos appellations », une centaine de signataires, autant de fameuses étiquettes parce qu’il faut des références pour défendre ceux qui n’y ont pas droit.

Mais son chemin

3

première cuvée issue

Le type un peu basané Forcément, celui qui passe un peu plus de temps dans ses vignes risque d’être un peu plus bronzé (pour peu que sa certification bio ou biodynamiste dépasse de la poche du bleu, l’exclusion menace). Mais c’est là, jusqu’à nouvel ordre des autorités viticoles, que siège le terroir. Il faut juste arriver à le retrouver. Quelques dizaines d’années des mêmes engrais universels dispensés dans tous les coins de France en ont uniformisé les vins et les pesticides ont bouleversé la microflore levurienne qui les animait, quand ils ne l’ont pas tué. Ces populations multicolores de levures indigènes traduisent manifestement le terroir et expriment à travers la fermentation des arômes divers et variés, des éthers subtils et légers. Évidemment, quand on a pas l’habitude, ça surprend. ✖

Omnivore N°1 - Octobre 2003 - 11

a croisé celui d’un vigneron méditerranéen. Elle l’a suivi. Les barriques aussi. La des jeunes vignes (la Jeune Fille) est déjà bue et vendue. Les vieilles vignes (la Vieille Fille) et le chenin seront mis en bouteille à Claret (34). On ne saurait trop vous conseiller de guetter ces bouteilles. > La jeune Fille – vin de table de France 8 TéL.: 04 67 59 70 65 34270 Claret.

Omnivore Pour ceux qui cultivent, cuisinent et consomment Direction de la rédaction : Luc Dubanchet Direction artistique : Laurent Seminel Rédaction et photographie : Sylvie Augereau, Caroline Briel, Paolo Della Corte, Sébastien Demorand, Luc Dubanchet, Valérie Millet Andrea Petrini, Eric Roux, Laurent Seminel, Virginie Sueres. Production et publicité: Pole production 06 99 33 9171 Phorogravure : Seledigital Impression Imprimerie Portier Dépôt légal : 4e trimestre 2003 Omnivore est édité par SALR Omnivore RC en cours ISBN : en cours Siège social: 37, bis rue Gauthey 750017 Paris Gérants : Luc Dubanchet et Laurent Seminel www.omnivore-editions.com


Plat du mois, plat d’émoi

origine i r éflexion i technique

le chabrot chic de Pascal Barbot « Autant j’aime de Funès et les gendarmes, autant je ne suis pas fan de vin cru chaud. » Le chef de l’Astrance a pourtant pris le risque. Où comment quelques gouttes de champagne bouleversent un plat. Et créent un style. Dissection minutieuse par le chef en personne.

Pintade au champagne

Le champagne…

Le truc à ne pas faire

dans le consommé, versé

Surtout ne pas surcharger

délicatement. Cela peut Les cuisses de la pintade sont levées. On les fait dorer avant de les passer à four moyen pendant cinq minutes pour les garder moelleuses. Les blancs, eux, sont d’abord rôtis sur le coffre de la volaille en insistant sur les ailerons. Avant d’être enfournées 20 minutes à 85° C. Sectionnez les cuisses, levez les filets. Assaisonnez à la fleur de sel.

l’assiette. Il faut préférer

varier selon le client de

La bonne mesure :

deux services. On peut

3 à 5 cuillères à soupe

dans tous les cas, le

imaginer un « service

(entre 2 et 5 centilitres) ;

champagne est versé

blanc » avec bulbes et

plutôt moins que plus. Il

à table devant le client.

racines, et un « service

faut apporter la petite note

Là, on a mis un pot à

cuisses » avec les autres

de verdeur, de bulle. Il ne

lait en inox pour ne pas

légumes. Pour moi, une

faut pas que cela devienne

montrer de marque de

assiette, ce n’est ni confus,

un coq au vin ! Ce qui

champagne… Mais c’est

ni lourd. Il faut garder

est intéressant, c’est que

beaucoup plus festif quand

une limpidité. Et ne pas

le champagne apporte

on verse directement avec

hésiter à proposer une

l’acidité et la fraîcheur. Il

la bouteille.

deuxième assiette au client

faut pour ça choisir un

gros mangeur. Le service

champagne acide et tenir

est chamboulé… mais

la bouteille à température

c’est aussi pour ça qu’on

ambiante.

ne fait que 25 couverts à l’Astrance…  Variante Il m’est arrivé de servir la pintade normale, rôtie, dans une assiette avec les légumes à part accompagnés du consommé et du champagne. À boire avec : Un vin blanc du Languedoc, un peu gras, ou un bourgogne blanc pour préserver l’acidité. La bonne mesure :

Le consommé de canard.

il faut dresser les légumes

Il en faut moins d’1/2 litre

en jouant sur les formes :

pour 4 personnes. On le

Fenouil, navet, radis noir,

sert sur les légumes pour

carotte jaune du Doubs,

les réchauffer et ne pas

cèpe, mousseron, radis…

détremper la pintade qui

Les légumes changent

est servie à 60-70°C. Si

évidemment selon le

on verse un bouillon à

moment. Je fais aussi une

90 ou 100°C dessus on

variation « primeurs »

l’ébouillante pendant trois

avec fèves, petits pois,

secondes, cela suffit à

carottes nouvelles… Tous

resserrer les chairs. On

les légumes sont cuits

tue tout le travail qu’on

séparément à l’eau. Pas

vient de faire depuis une

de matières grasses, pas

demi-heure. On peut le

d’apport de beurre. On

servir en saucière, versé

peut assaisonner avec des

devant le client ou apporter

pousses de radis ou de

l’assiette déjà mouillée du

navets.

les arrondis en premier sur le fond de l’assiette et ensuite, comme des strates, les légumes racines. Ah, j’allais oublier : la feuille d’épinard crue qui répond au champagne en apportant sa verdeur.

consommé.

L’origine « Comme chaque fois, il faut revenir à quelque chose de simple » À la maison, mon père faisait chabrot. Il gardait le bouillon d’une potée, d’un pot-au-feu pour faire quelques pâtes fraîches. Et il versait 3 cuillères à soupe de vin rouge, pour donner peut-être du tonus ou du goût. Gamin, j’y ai goûté, même si je ne suis pas fan du vin cru chaud. Je me contentais d’une cuillère à soupe, préférais tremper dedans un morceau de pain croustillant. À l’hiver 2000, au moment d’ouvrir le restaurant, nous avons eu la chance, Christophe (Rohat, le maître d’hôtel et l’associé inséparable, NDLR) et moi de gagner la bourse HeidsieckMonopole. On avait envie de les remercier, d’une certaine façon. Et j’ai commencé à penser à ce plat autour de leur champagne. Je suis parti sur un pot-au-feu chic, avec, pourquoi pas, une pintade sublime, un bouillon clair de pintade, comme un consommé. On a fait des essais, en essayant de mouiller les carcasses avec du champagne : mais

est-ce que ça vaut le coup de faire un bouillon avec un bon vin ? Pas sûr. Bref, ça ne prenait pas. J’étais un peu démoralisé. L’idée me plaisait pourtant. Et puis, comme chaque fois, il faut revenir à quelque chose de simple : si on ne cuit pas le champagne, alors il faut le servir cru. J’ai repensé à mon père. À son chabrot…  En bouche C’est d’abord les yeux qui trinquent, quand on vous verse à même l’assiette ces gouttes de champagne qui viennent pétiller, mousser sur le consommé translucide. On regarde le serveur, on regarde le voisin : « Mais keskeçékça ? ». Un certaine excitation s’empare de la table. Et l’on plonge la cuillère dans ce voile devenu trouble, encore légèrement gazeux. Explosion de verdeur, titillement de la langue, agacement presque sensuel : on se souvient longtemps de ces deux premières bouchées de consommé bullé ! Ensuite, le mélange détonant prolonge les notes

briochées, sublimes, de la belle chair de pintade qui se doit d’être assez grasse. La version « primeurs » avec petits pois et fèves fonctionne parfaitement, voire mieux, avec la bulle : c’est le vert souligné par la verdeur, l’acide. Un plat, une époque Il n’a l’air de rien ce plat mais il résume à lui seul les intentions de la jeune cuisine française : réappropriation, détournement d’un terroir mental (le chabrot), conduite parfaite des cuissons, création d’un effet de surprise lors du service en salle. C’est l’exemple d’une rigueur de construction, de pensée, sans pour autant provoquer l’ennui dans l’assiette. Bien au contraire. En « désaxant » savamment sa pintade, Pascal Barbot ouvre une brèche dans la gamme des « sauces » et remue les méninges : oui, un liquide servi comme ça, à cru, tempéré, peut servir de booster à un plat sans avoir recours à une réduction, un jus. Il s’agit au contraire de conserver une fougue intacte. ✖

Omnivore N°1 - Octobre 2003 - 12

L’Astrance En s’installant il y a trois dans une petite rue en cul-de-sac du xvie arrondissement, Pascal Barbot et Christophe Rohat (rencontre à l’Arpège) ont montré que le restaurant « gastronomique » peut vivre au xxie siècle pour peu qu’on l’adapte à son époque. Économie de moyens, investissement plus que raisonnable (150 000 euros ! une belle salle laissée en l’état), juste équilibre tables/capacité de production (25 couverts, 4/ 5 cuisiniers) : l’Astrance est un concentré de maîtrise et d’ingéniosité. Du coup, la stabilité du personnel, le très relatif turn-over semblent coulée de source dans une maison harmonieuse. On verrait bien ces deux- là dispenser quelque cours de management efficace. Mais ils sont bien trop modestes… L’Astrance 4, rue Beethoven 75016 Paris Tél : 01 40 50 84 40.


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