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Retour AUX SOURCES

Retour AUX SOURCES

PAR FRANÇOIS HIEN

FRANÇOIS HIEN EST AUTEUR, COMÉDIEN, METTEUR EN SCÈNE ET RÉALISATEUR DE FILMS. IL ÉCRIT, DEPUIS 2016, DES PIÈCES POUR LE THÉÂTRE, QU’IL MET EN SCÈNE, SOUVENT COLLECTIVEMENT, AVEC SA COMPAGNIE L’HARMONIE COMMUNALE. IL COLLABORE ÉGALEMENT COMME AUTEUR AVEC LE COLLECTIF X, LES NON ALIGNÉS OU LA COMPAGNIE DES LUMAS. IL RECRÉE ACTUELLEMENT LA CRÈCHE* AU TNP ET PRÉPARE SA PROCHAINE CRÉATION MILLENAL

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L’Affaire

Théâtre

Au moment où paraît ce numéro, nous jouons La Crèche* au TNP. Au moment où j’écris ce texte, nous sommes à trois jours de la première, et nous enchaînons des filages. Nos premiers filages, voici dix jours, se sont remarquablement bien passés. Nous nous sommes retrouvés dans une situation luxueuse : nous avons eu le temps de revenir à des questions de sens, de peser l’effet possible de cette pièce dans le monde, sur son public. De faire venir des personnes concernées par les sujets abordés pour vérifier que la pièce ne leur fait pas violence, se positionne au bon endroit. Cette phase est terminée. Nous sommes dans la dernière ligne droite. Place maintenant aux grandes frayeurs et aux espoirs inconsidérés. Nous sommes au moment où plus grand-chose d’autre ne compte, cette accélération finale où le reste du monde s’obture, où la pièce devient l’unique objet de nos pensées, et la première l’unique horizon qui barre l’avenir.

J’ai d’abord fait du cinéma. Ma formation initiale, c’est monteur. J’étais l’étape finale, celle qui donnait son sens et son rythme aux films. Au montage, on garde les prises que l’acteur n’aurait pas forcément choisies, on ajoute des silences que les comédiens n’ont jamais joués, on enrobe d’une musique qui déplace le sens des répliques. Et on le fait dans la solitude d’une petite salle de travail, sans contradiction, aussi seul qu’un écrivain qui met la dernière main à son roman. Le montage, c’était mon endroit de souveraineté. Quand j’ai commencé à faire du théâtre, je m’en suis retrouvé dépossédé. Le polissage final de l’œuvre, c’est ensemble qu’on le réalise. Cela rend le travail éminemment collectif.

Il s’agit de ma pièce la plus complexe. Elle est longue. Les neuf interprètes ont chacune une partition très dense, en termes de texte et de conduite. C’est comme une mécanique très raffinée, où chaque élément doit être à sa place, mais qui doit se faire totalement oublier pour laisser exister les situations. Un grand ballet invisible où neuf interprètes tournoient autour de deux gradins (le spectacle est en bi-frontal), à la fois techniciennes et comédiennes, faisant apparaître devant le public des situations incarnées, puis les escamotant pour laisser place à la suivante. Ce qui me touche dans ce spectacle pas encore fini, c’est qu’il conjugue avec grâce, il me semble, le groupe et l’individu : on y voit un collectif puissant et accordé, où chacune sait s’oublier au profit de l’image d’ensemble ; mais à l’intérieur, chaque interprète a un moment pour scintiller individuellement, faire exister une figure marquante, émerger du corps commun pour y replonger aussitôt après.

Depuis quelques filages, le public nous manque. Nous sommes fatigués de jouer sans lui, d’imaginer des réactions, d’arpenter ce grand parcours de sens en son absence. Et pourtant, il faut bien la retraverser cette pièce, l’affiner, la fluidifier. On le fait à vide, avec la vague angoisse d’user la pièce à force de la traverser sans enjeu.

Et c’est une bonne nouvelle, je pense, que le public nous manque. Que le spectacle ne puisse plus tellement marcher sans lui. C’est dans trois jours. C’est maintenant. C’est dans une éternité de temps. * À voir au TNP de Villeurbanne jusqu’au 1er mars.

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