11 minute read

Solidarité PromoUkraïna

PromoUkraïna: les combats d’Ivanna

À peine les premiers chars russes avaient-ils commencé à déferler sur l’Ukraine le 24 février dernier que les rédactions locales étaient déjà informées de la position et des actions menées par PromoUkraïna. Sous chaque mail, une signature : Ivanna Pinyak, attachée de presse. Quatre mois après le début de la guerre (et quelques beaux moments de mobilisation plus tard…), l’énergie déployée par les membres de l’association n’a en rien faibli et Ivanna reste aux commandes d’une performante machine à informer et mobiliser…

Advertisement

E

lle est la discrétion même et en viendrait quasiment à passer inaperçue lors des manifs et rassemblements que, pourtant, elle initie et soutient avec opiniâtreté depuis des mois. Quand elle parle, sa voix douce oblige presque à tendre l’oreille… Autant d’éléments puissamment capables d’induire en totale erreur : en fait, Ivanna Pinyak se révèle vite comme maîtresse dans l’art de la communication militante, d’autant plus que cette fois-ci, la cause est pour elle d’une noblesse indépassable : ni plus ni moins que la défense acharnée de son pays et sa victoire finale…

D’où vient toute cette énergie? On a vraiment envie d’en savoir beaucoup plus sur vous…

Je suis expatriée ukrainienne, à Strasbourg depuis fin 2005. Au départ, je suis venue ici pour une année de Master en sciences politiques européennes, en tant que boursière du gouvernement français. Depuis deux ans, j’étais déjà très insérée

Ivanna Pinyak

socialement dans mon domaine, après avoir obtenu mon diplôme de l’université de Lviv, mais quand j’ai appris l’existence de ce programme d’échange universitaire à Strasbourg, j’ai tout de suite compris qu’il me permettrait de vivre une superbe expérience en Europe et pour moi, ce fut dès lors comme un rêve éveillé. J’avais 24 ans quand je suis arrivée ici… Deux ans plus tard, j’y ai rencontré mon mari, un expatrié alsacien en Belgique avec qui je me suis mariée… en Ukraine. Et un enfant est arrivé il y a dix ans…

Quelles sont vos origines en Ukraine?

Je suis née en Zakarpattia-Transcarpatie (un petit oblast, la plus à l’ouest des régions de l’Ukraine – ndlr). C’est une région qui a beaucoup de similitudes avec l’Alsace, au fond, puisqu’on y parle aussi du pays « de l’intérieur », car elle est séparée du reste de l’Ukraine par les montagnes. La culture, la gastronomie, le dialecte, l’accent, les mentalités, le climat ensoleillé qui est propice à la viticulture, tout ça ressemble un peu à l’Alsace. Dans le cadre de mes activités, j’ai emmené pas mal d’Alsaciens là-bas et tous disaient que les sommets des Carpates qui bordaient la région leur faisaient penser à la « ligne bleue des Vosges »… Ma famille était issue de l’intelligentsia générée par le régime soviétique : mes deux grands-parents étaient professeurs, mes parents sont tous deux médecins…

Comment en êtes-vous venue peu à peu à défendre les intérêts de votre peuple, comment s’est formé votre engagement?

Ce sont les événements vécus en Ukraine par les Ukrainiens qui ont tout déclenché. L’esprit de Maïdan, principalement (ces quelques jours de 2014 où, lors de la « révolution de la Dignité », le peuple ukrainien occupa cette place de Kyiv jusqu’à obtenir la destitution de Viktor Ianoukovytch, le président pro-Poutine alors en exercice – ndlr). J’ai généralement beaucoup de mal à faire comprendre que mon engagement n’a rien à voir avec un engagement politique pur et dur, comme on le conçoit généralement. Il s’agit en fait d’un engagement purement citoyen, active citizenship comme on le dit dans les pays anglo-saxons, cette façon d’essayer de comprendre en permanence ce qui se passe autour de nous et qui influe tant sur le cours quotidien de nos vies. PromoUkraïna s’est créée dans la foulée de Maïdan, en 2014, un peu comme une réaction aux événements. C’est venu de particuliers, mais aussi d’autres associations de la communauté ukrainienne de Strasbourg et de la région, l’idée étant de mettre sur pied une plate-forme commune pour promouvoir tous nos événements et parler d’une voix unique après des partenaires institutionnels. PromoUkraïna est bien sûr très connue par les trois cents membres de la communauté ukrainienne qui vivent à Strasbourg…

Venons-en à la guerre. À force de côtoyer depuis des mois les Ukrainiens de Strasbourg, il y a une constante qu’il faut sans doute rabâcher sans relâche à un public français qui n’a peut-être pas tout suivi des épisodes tragiques vécus depuis les dernières décennies par votre pays. Aucun des Ukrainiens vivant en Alsace n’a été surpris par l’invasion de la Russie au mois de février, comme si cet événement était inscrit dans un long processus inéluctable…

Il y a une blague qu’on raconte entre nous, car les Ukrainiens sont comme les Français, ils aiment rire de tout : « Nous en sommes là au quatrième mois d’une guerre commencée il y a huit ans et qui dure depuis trois siècles »… Cette blague fait également référence aux clichés de la propagande qui déferlent partout, en Russie. Il y a aujourd’hui des témoignages documentés sur l’étonnement des soldats russes quand ils sont arrivés dans les zones au nord de Kyiv, en février dernier : « Mais comment font-ils pour vivre aussi bien ? » se sont-ils dit. Leur étonnement faisait écho à l’effroyable collectivisation que l’URSS a mise en place dans les années trente du siècle dernier et à « l’Holodomor », cette famine en Ukraine voulue et orchestrée par Staline (cette tentative d’extermination par la faim du peuple ukrainien a fait entre 2,5 et 5 millions de morts, selon les sources – ndlr). On a vraiment le sentiment que le peuple russe est incapable de progresser et que, de ce fait, il ne supporte pas le bonheur des autres. Donc, ces autres-là, il faut les détruire et les anéantir. Sincèrement, je ne vois pas d’autre explication rationnelle. Il n’y a pas que la rage et la haine qui parlent. N’importe quel Ukrainien, qui connait un minimum l’histoire, est conscient de cette triste évidence : tant que la Fédération de Russie existera dans son état actuel, il y aura la guerre. Depuis une vingtaine d’années, Poutine et sa bande de propagandistes hurlent sur tous les tons à la télé et désinforment sans vergogne sur les prétendus « nazis » ukrainiens et malheureusement, en Russie, toute une population a été élevée dans cette haine, toute une population a été éduquée sur cette pseudo foi en la grande Russie et l’idée qu’il faut sans cesse se battre pour ça et contre l’Occident qui est systématiquement présenté comme décadent. Les Russes pensent qu’il faut purifier le monde. Avec l’appui du patriarche de l’Église orthodoxe, l’ami de Poutine, qui bénit le régime, son armée et la guerre… »

Quand les troupes russes envahissent l’Ukraine la nuit du 24 février, comment réagit la communauté ukrainienne à Strasbourg et que se passe-t-il au niveau de PromoUkraïna?

Au moins un mois avant cette date, tous les expatriés ukrainiens en France étaient déjà sollicités par les journalistes de tous les médias français pour des interviews qui portaient sur nos inquiétudes. Et il faut bien avouer que c’était un peu énervant car, tous, nous avons répondu que c’était assez simple à comprendre puisque nous avions déjà tout dit il y a huit ans, quand nous avions créé PromoUkraïna.

Nos premières manifestations d’alors exigeaient déjà plus de sanctions contre la Russie. Quand un certain relâchement s’est ensuite manifesté, nous avons exigé avec force le maintien de ces sanctions et dénoncé par exemple les compromis qui succédaient aux compromis. On ne transige pas avec la conscience. Malgré nos craintes, nous nous sommes félicités que les révélations des services secrets américains et anglais sur l’imminence de l’invasion nous replacent de nouveau au centre de l’attention de tous, même si la guerre, nous le savions bien, était comme une épée de Damoclès au-dessus de l’Ukraine…

Je ne juge pas le comportement des uns et des autres, je sais bien qu’après les événements de Crimée, la France et les autres pays ont dû faire face eux aussi à des événements plus proches d’eux que ne l’était l’Ukraine. On le sait aussi : nous sommes tous beaucoup plus préoccupés par ce qui peut se passer au sein de notre famille et c’est donc tout à fait normal que cette proximité prenne le dessus.

Cependant, nous avons une nouvelle fois été très surpris que personne n’écoute ou ne lise les discours russes dans leur langue d’origine : une nouvelle fois, il faut le redire, tout ce qui allait se passer était déjà connu. Il en a toujours été le cas lors des défilés commémorant la victoire lors de la Seconde Guerre mondiale ; chaque 8 mai, en occident, les banderoles disaient « plus jamais ça » ; en Russie, d’autres banderoles le lendemain, le 9 mai, proclamaient « ce que nous avons réalisé en 1945, nous pouvons le répéter à tout moment ». Et ça durait depuis plus de dix ans ! Sincèrement, il n’y a pas que le manque d’analyse journalistique ou politique qui a fait défaut : il y aussi la puissance de la gigantesque machine de propagande mise en place par Poutine… Quand la guerre a éclaté, le 24 février, nous avons sollicité l’Ambassadeur d’Ukraine auprès du Conseil de l’Europe à Strasbourg pour organiser à nos côtés un briefing à destination de la presse. Nous avons préféré privilégier ce moyen, car nous nous sentions assaillis de toute part par les journalistes. Depuis les événements de 2014, où un grand élan avait mobilisé toute la communauté ukrainienne de Strasbourg et d’Alsace après l’annonce des premières victimes de Maïdan, nous n’avions pas ressenti un tel impact. Même s’ils nous arrivent à nous aussi d’être individualiste, nous savons aussi nous souder pour combattre un ennemi commun…

Tous les sondages parus depuis quatre mois disent à quel point les Français sont admiratifs de la résistance mise en œuvre par le peuple ukrainien. Un peu comme si nous redécouvrions soudainement le poids d’une nation soudée quand il s’agit de combattre un ennemi qui l’envahit… Quelle est l’explication d’une telle détermination de vos compatriotes qui se battent pied à pied en Ukraine?

C’est génétique, je pense. Ça a à voir avec la résistance menée contre l’occupation du pays par les Soviets dans la première moitié du XXe siècle par les franges les plus jeunes de la société ukrainienne de l’époque. Leur résistance a été exemplaire, jusqu’en 1953, quand le NKVD a fini par les anéantir. C’est toute une histoire du XXe siècle qui est encore très présente pour les Ukrainiens d’aujourd’hui. Même certains survivants de l’Holodomor, qui sont aujourd’hui des personnes très, très âgées, sont encore parmi nous pour témoigner, comme le font les descendants des membres de l’armée de la résistance ukrainienne à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Alors oui, je crois que le peuple ukrainien a cette notion de résistance dans le sang. Mais pour être franche, je dirais aussi qu’ici, parmi les Ukrainiens et les Ukrainiennes de mon entourage, l’ampleur de cette résistance en a stupéfié plus d’un… Des mythes se sont effondrés, et parmi eux, en tout premier lieu, celui de l’armée russe dont on parlait comme de la seconde armée dans le monde. Depuis quatre mois, on s’aperçoit qu’elle n’est qu’une gigantesque bande de maraudeurs, de violeurs et de bourreaux. Ils ne savent que piller, violer et détruire aveuglément, comme ils l’ont fait il y a vingt ans en Tchétchénie…

Ivanna Pinyak en Facebook live depuis la Librairie Kléber

Au final, cette guerre, l’Ukraine va la gagner…

Oui. C’est ce qui est en train de se mettre en place, à l’heure où on se parle (l’interview a été réalisée le 2 mai dernier – ndlr). Oui, on va gagner cette guerre. Et cette victoire ne sera effective que lorsque l’Ukraine aura retrouvé ses frontières historiques, quand nous aurons reconquis les zones de l’Est, Marioupol et la Crimée. Il ne s’agit pas de conclure un armistice et de signer une paix hybride. Ça, on l’a fait en 2014 et on a pu s’apercevoir que c’était inutile sur le fond et que ça ne servait par ailleurs qu’à encore plus alimenter les appétits bellicistes des militaires russes. Depuis la réunion au sommet de Ramstein, le bloc qui nous soutient dépasse désormais largement les seuls pays de l’OTAN. En fait, il ne s’agit pas que de l’avenir de l’Ukraine. C’est la défense d’un modèle civilisationnel qui est en cause. Ce qu’on souhaite, c’est la victoire des sociétés démocratiques contre celles qui relèvent de la dictature.

Ensuite, il faudra que la Fédération de Russie cesse d’exister telle qu’elle est aujourd’hui, il faudra qu’elle soit démembrée, désarmée, dénucléarisée et qu’un tribunal international juge et condamne les assassins, le régime de Moscou et son idéologie meurtrière. Je suis désolée de le dire, mais il va falloir que les Russes finissent par faire face à ces crimes de guerre et à la guerre génocidaire pratiqués en leur nom, tout comme les Allemands l’ont fait il y a quatre-vingts ans quand le régime nazi et ses dignitaires ont eu à répondre de leurs forfaits face au tribunal de Nuremberg. À cette époque, lors de l’invasion de l’Allemagne par les troupes alliées, les civils allemands ont été emmenés de force dans les camps de la mort au lendemain de leur libération, pour avoir à affronter de visu les crimes de leurs compatriotes. Oui, il faut absolument que la victoire de l’Ukraine aille jusque là et vous verrez, vous le comprendrez vite quand elle sera toute proche : à ce moment-là, tous les Ukrainiens qui ne font qu’un aujourd’hui vont commencer à s’engueuler entre eux et à rouspéter. On est comme ça… mais je crois qu’en France, c’est un peu la même chose, non ? (rires). » c

This article is from: