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Le parti-pris de Thierry Jobard
le tueur Mon voisin
Comme le disait un grand historien, la mémoire ça sert surtout à oublier. Il est regrettable qu’un pays comme le nôtre, si entiché de commémorations n’ait pas consacré plus d’attention à ce qui arriva il y a tout pile 450 ans : la Saint-Barthélémy. Où l’on apprendra que, dans un monde où règnent actualité et muséification, les vieilles histoires ont beaucoup à nous apprendre.
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On peut le concevoir, reparler d’un massacre entre français, qui plus est au cours d’une guerre de religions, n’est pas toujours du meilleur effet dans le Grand Récit National. Du moins percevrait-on au passage que la religion nous ayant suffisamment emmiellés, il serait bon qu’elle restât une affaire privée. Le xxe siècle s’étant surpassé dans l’abject, un petit massacre à l’ancienne pourrait sembler dérisoire. Dagues et pertuisanes sont bien peu de choses face à une chambre à gaz. De sorte que si on mesure le progrès technique dans l’art de la tuerie, on morigène sur ces hommes qui, décidément, sont bien vils. Faut-il se résigner ? Certes pas, et c’est la gloire des historiens de nous montrer quelques traits saillants parmi des événements qui diffèrent cependant toujours.
Dans un magnifique livre récemment paru, Jérémie Foa revient sur le massacre du 24 août 1572. (1) Pour ce, il a entre autres sources étudié les archives notariales qui, malgré toute la froideur tabellionnaire idoine, révèlent tout un monde englouti et poignant. Car la Saint-Barthélemy n’est pas un massacre comme un autre, c’est un « événement de proximité ». Rappelons que, dans un premier temps, ce sont les chefs Huguenots (rassemblés à Paris pour le mariage de Henri de Navarre et de Marguerite de Valois, c’est bien pratique), au premier rang desquels l’amiral Coligny, qui sont visés. Ensuite, et au signal du tocsin vers 4 h du matin, la boucherie s’étend à tous les Protestants. La milice bourgeoise (commerçants, artisans) rassemble les plus furieux. Les assassins opèrent par quartiers : qui se connaît bien
se massacre bien. D’autant plus que les Protestants ont été en butte pendant les années précédentes à d’incessantes persécutions et souvent arrêtés puis relâchés. Mais fichés au préalable.
Ce qui fait que lorsque les bourreaux arrivent, les choses se passent fort civilement : on sonne avant d’entrer. Ne se méfiant pas, les victimes ouvrent leurs portes à leurs connaissances, à leurs voisins, à leurs collègues. Mais aussi à leurs cousins, à leurs beaux-frères, à leurs neveux. On se tue donc entre chrétiens, mais aussi entre membres d’une même famille. D’où par exemple, parmi tant d’autres, ce témoignage : « Le commissaire Aubert demeurant en la rue Simon le frac près la fontaine Maubué, remercia les meurtriers qui avoyent massacré sa femme ». La Saint-Barthélemy regorge de ces histoires atroces de violences interfamiliales et de spoliations en tous genres. On tue et on vole puisqu’on ne risque rien. Le pouvoir royal laisse faire, dépassé. Mais pas de préméditation d’une Catherine de Médicis inspirée par les enseignements de Machiavel, ni de foule parisienne déchaînée. Pas de planification, mais une envie entretenue depuis des années en espérant pouvoir la satisfaire un jour. Les bourreaux portent une croix ou un brassard blancs, ils ont des signes de reconnaissance, des mots de passe. De sorte qu’il est à peu près impossible de fuir. Si vous restez chez vous, les maisons sont fouillées, si vous sortez, on vous reconnaît. Les mots mêmes perdent leur sens, par l’usage de termes euphémisés ou doublement connotés (2). Le roi est un tyran, la paix est une fourberie, les huguenots des suppôts du diable. Tous les repères se brouillent et les liens sociaux se délitent. Certains abjurent, cela peut sauver. Beaucoup attendent les coups en priant. Mais ce n’est pas tout.
ON TUE L’AUTRE, PAS LE MÊME
Dans le fameux tableau de François Dubois (1529-1584), peintre ayant assisté au massacre, on voit, à peu près au centre, Coligny défenestré puis son cadavre décapité et émasculé. Il sera ensuite traîné dans les rues par des enfants (meurtriers d’autres enfants) et enfin exposé au gibet de Montfaucon. La Seine regorge de corps et l’image du fleuve rouge de sang qu’emploie notamment Agrippa d’Aubigné n’est
Le Massacre de la Saint-Barthélemy, par François Dubois, vers 1572-1584
pas une licence poétique. Les Parisiens s’abstiendront de consommer du poisson les semaines suivantes au vu du nombre de corps en décomposition qui s’y trouvent.
Massacre de proximité donc, massacres interfamiliaux, la sauvagerie semble ne pas avoir de limite et je ne m’attarderai pas sur les descriptions de mutilations et de femmes enceintes éventrées. Pourquoi cet acharnement ? Par peur déjà. Le pas si beau xvie siècle baignait dans une angoisse de fin du monde. (3) On prie le Dieu de l’Ancien Testament, beaucoup moins cool que le Petit Jésus. On croyait voir partout les signes de l’Apocalypse proche et les Guerres de religion, soit des guerres civiles, marquant la fin de l’unité chrétienne (notamment face à la menace turque) entretenaient cette crainte d’un ennemi si proche qu’il en était semblable. Qu’y a-t-il de plus proche qu’un Parisien, qu’un boulanger, qu’un orfèvre sinon un autre parisien, un autre boulanger, un autre orfèvre ? On tue l’autre, pas le même. Il faut donc différencier, se différencier, afin de faire advenir l’autre comme autre. La propagande, les rumeurs, les calomnies sont une première étape. Mais tuer ne suffit pas, il faut déshumaniser, rendre méconnaissable. D’où les humiliations (dénuder les victimes), les mutilations, les défigurations. Rendre l’autre totalement autre. On retrouve là un thème décelé par Freud dans ce qu’il appelle « le narcissisme des petites différences » (4) qui deviennent insupportables et qu’il s’agit donc de porter à l’extrême pour accroître la distance entre la victime et son bourreau.
TOUS SOUDÉS PAR ET DANS LE SANG VERSÉ
On tue donc pour « purifier » le corps social, pour purifier la religion et pour se purifier soi-même, parce qu’il a bien fallu qu’on ait péché bien fort pour s’attirer une telle calamité, l’hérésie. Et pour que l’immolation joue également ce rôle, il faut qu’elle soit collective. On tue en groupe et chacun doit faire sa part sous le regard des autres, encouragé par les autres, tous soudés par et dans le sang versé. Pas d’irrationnel cependant, mais, selon la formule de Jacques Sémelin, une « rationalité délirante ». (5)
Au lendemain de la Saint-Barthélemy, le silence se fait. L’acmé de sauvagerie atteint, l’événement se referme sur luimême et semble un cauchemar dont on se réveille engourdi. Pourtant que d’enseignements dans tout cela. Je prendrai deux autres exemples. Dans un livre précisément intitulé Les Voisins (6), Jan Gross revient sur ce qui s’est passé en Pologne à l’été 1941, dans la petite ville de Jedwabne. Une moitié de la population a massacré l’autre moitié, hommes, femmes et enfants juifs. Les nazis ne sont pas dans le coup, pour une fois. Aucune pression extérieure donc, les Polonais ont assassinés, après les avoir battus à coup de gourdins et de barres de fer, ceux avec qui ils vivaient depuis toujours. On reprochait aux Juifs de supposées relations avec les Soviétiques (7) , on lorgnait sur leurs biens, on colportait des débilités au sujet de rituels avec du sang d’enfants chrétiens, etc… Là encore le piège est sans issue puisque les victimes et les lieux sont connus. On a même invité ceux des villages voisins pour participer.
« Paradoxalement, le poste de la gendarmerie allemande fut ce jour-là l’enJ droit de la ville le plus sûr pour les Juifs ». (8) Au total 1600 morts. Bien entendu, dans la Pologne actuelle, il n’est
Jpas bien vu de rappeler que la barbarie ne fut pas que nazie. J’ajoute que d’autres meurtres antisémites eurent lieu après la fin de la guerre.
« NOUS DÉRANGEONS LES GENS »
Dernier exemple, le génocide des Tutsis par les Hutus au Rwanda. Là encore, et davantage, les bourreaux sont des voisins, des amis, voire des époux. Et la violence est intrareligieuse puisque des catholiques ont tué (coupé disait-on) d’autres catholiques. Avec des prêtres des deux côtés. Les églises, refuges habituels, ont souvent servi de théâtre aux massacres. Des barrages sur les routes entravaient toute fuite. Ici aussi une propagande mise en place bien avant (notamment via la trop fameuse RTLM, Radio Télévision des Milles Collines), l’exacerbation des différences (les Tutsis sont plus grands, plus pâles, plus ceci plus cela), la déshumanisation dans les mots (ce sont des cafards, des cancrelats, des serpents), puis dans les corps. À la machette. La chose était prévisible, annoncée, « l’accumulation d’un immense savoir sur les génocides et les massacres de masse depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale n’a-t-elle été d’aucune utilité pour prévenir et empêcher la catastrophe de 1994 » ? se demande Stéphane AudoinRouzeau.(9) Mais là les choses semblent en suspens. Des Tutsis disent : « Si on s’endormait, le génocide ne tarderait pas », « Nous dérangeons les gens »…
Les massacres prennent sens dans leur contexte historique et social, chaque fois différent. Notons cependant certains traits communs. Dans l’influence de la propagande d’abord et du rôle d’un vocabulaire orienté. Puis dans le rôle de l’État, soit faible (France, Rwanda, Pologne), soit se sentant menacé (pour l’Allemagne nazie). Le traitement des victimes ensuite, mises à part et rabaissées avant d’être exécutées et souvent rendues méconnaissables. Enfin, et c’est le cœur du problème : la facilité avec laquelle un individu, tout un chacun, peut devenir non seulement un meurtrier de masse, mais surtout de ceux qu’il connaît, quand le groupe auquel il appartient l’y autorise. En devenant encore meilleur à sa tâche avec l’habitude. Et sans regrets.
Je ne suis pas sûr que la psychologie positive pourra nous éclairer sur ce point. Mais je vous souhaite, sincèrement, un joyeux Noël. a
Le génocide des Tutsis par les Hutus au Rwanda
1- Jérémie Foa, Tous ceux qui tombent, éditions La Découverte, 2021. Massacre, précisons-le, qui se prolongea plusieurs mois et dans toute la France. 3000 Protestant-e-s tués à Paris, 10 000, 15 000, voire 30 000 selon certains pour toute la France. 2- Selon une figure rhétorique, la paradiastole, pour ceux qui voudront briller dans les dîners mondains. 3- Denis Crouzet, Les guerriers de Dieu, Champ Vallon, 1990. 4- Notamment dans Malaise dans la civilisation 5- Jacques Sémelin, Analyser le massacre, Réflexions comparatives, in Questions de recherche, n° 7, septembre 2022. 6- Jan T. Gross, Les Voisins, 10 juillet 1941, Les belles Lettres, 2019. 7- La chose se passe après l’invasion de la partie de la Pologne occupée précédemment par les Russes, comme convenu lors du pacte Germano-Soviétique de 1939 (un détail omis par le camarade Poutine dans sa réécriture de l’histoire russe). 8- Les Voisins, p.79. 9- Une initiation, Rwanda (1994-2016), Seuil, 2017.