7 minute read

Chronique Moi, Jaja

Qu’est-ce qu’on fout encore là ? Moi Jaja…

Advertisement

Tu ne t’es jamais demandé ce que l’on foutait encore là ? J’ai demandé à Tato, un de ces petits matins, là, sur une plage de Ligurie, à deux pas de Gênes. On aime bien faire ça, avec Tato : se barrer de chez nous, prendre la route, quand trop c’est trop, et aller voir mes potos oiseaux au bord du lac Léman, leur donner deux trois trucs à grailler, face au Mont-Blanc et se dire qu’on pourrait pousser un peu plus loin encore, traverser les Alpes, se taper le Saint-Bernard – pas le chien –, longer la côte et envoyer tout balader. Un court instant au moins…

C’ est comme ça, la nuit à peine écoulée, qu’on a fini allongés face à la mer, mes pattes et mes ailes roses dans le sable, couverts du corps de Tato et de son long manteau à capuche. « On n’est pas bien ? Paisibles, à la fraiche, décontractés du gland ? », j’aurais pu « valser » à Tato. Mais allez savoir : alors que les premiers rayons d’un soleil automnal apaisaient une houle nocturne, c’est à ça que j’ai songé : qu’est-ce qu’on fout encore là ? À quoi bon se battre, quand tant de gens brillants qu’on connait, tous autant que nous sommes, ont déjà jeté l’éponge ?

SORTIE D’ŒUF

« Tu parles de quoi Jaja ? Du réchauffement climatique ? ». « Tu crois vraiment que j’en ai quelque chose à cirer du climat ? Tu m’as bien vu ? », je lui ai renvoyé dans ses poils d’humain. « Sérieux ! Yangzhou, Gdansk, Munich, Kryvyi rih, Zaporijia, Perzemysl, Strasbourg : à moi tout seul je fais le bilan carbone de dix Yann Arthus-Bertrand, si l’on compte mon temps passé en zones industrielles. « Et puis d’abord on ne dit pas réchauffement, mais dérèglement climatique. Il ne t’a tout de même pas échappé que même au Qatar et en Arabie Saoudite y a plus de réchauffement ? Les premiers te mettent la clim dans des stades ouverts, les seconds construisent des pistes de ski au milieu du désert ». Et puis, à quoi bon ? Poutine a déjà tout réglé. Plus de chauffage, plus d’électricité, plus de gaz, plus de pétrole. L’on peut critiquer autant qu’on veut le bonhomme, mais avouez qu’en moins de temps qu’une sortie d’œuf de pingouin, le gars a fait mieux que l’ensemble de la communauté mondiale écologique réunie. Quant au reste des préoccupations de la classe politique, il les gère déjà avec brio : surconsommation alimentaire, pauvreté, migrations ; le tout sur fond de Wagner. Même le Pangolin n’a pas mieux fait ! « En moins de temps qu’une sortie d’œuf – j’te dis –, le mec nous a fait un strike : plus de céréales, d’engrais, c’est davantage de famines, d’émeutes de la faim et des mecs qui finiront d’ici peu par se tirer dessus sans avoir eu à s’offrir une scolarité américaine. Tu vas voir : d’ici peu, même l’Ocean Viking, on n’en entendra plus parler faute de croisiéristes ». Cerise sur le gâteau : avec moins d’humains, on tend vers le plein emploi à l’échelle

mondiale. « J’te l’dis, Tato : Poutine c’est le Einstein du xxie siècle, le mode d’emploi de la bombe en plus. C’est le Free du moment : Il a tout compris ».

ÉGAREMENTS

Tato était sans voix. Je le revois encore, interdit, qui me fixait, comme Pouxit aurait pu le faire un soir d’élections après avoir soupé un bol d’algues vertes. Un peu comme moi qui dévisage Tato lorsqu’il gobe la dernière sardine grillée du déjeuner, sans le moindre soupçon de culpabilité. Ou, alors, avec un peu de recul, lorsque sa conscience lui joue des tours, tel un archevêque qui comprendrait que mettre la main au panier n’est pas une discipline sportive ; encore moins spirituelle. Ironie de l’actualité, c’est alors que Mgr Jean-Pierre Grallet reconnaissait « s’être égaré » que la SIG égarait son entraîneur Lassi Tuovi. De quoi me faire aimer un peu plus encore le foot : au Racing, cette année au moins, pas de risque de s’égarer. Les lois de la physique sont formelles : pour s’égarer faut-il encore préalablement avancer. Et là, aucun risque, au point que s’il fallait attribuer un animal Totem au Racing, je lui choisirais le paresseux : le seul animal dont l’extrême lenteur rend quasi impossible la détection de ses mouvements par ses prédateurs. Avec 11 points en 15 matchs, je parierais même que peu de ses adversaires l’ont vu sortir des vestiaires avant la 90e .

« FJANDINN, HVERNIG ER REYKJAVÍK STAFSETT?!»

Non, par « là », j’entends « chez nous », à Stras, capitale de l’Alsace, mais à condition de ne pas se développer plus vite que Mulhouse, Colmar ou Sélestat. Capitale du Grand Est, pour peu que le GrandEst n’existe pas. De l’Europe, pour peu que recouvrir un tram d’un « Happy 70th birthday Parliament » ou d’un « Fjandinn, hvernig er Reykjavík stafsett?! »* suffise à asseoir son osmose transpartisanne dans la défense d’un siège que nul ne semble encore vouloir si ce n’est pour gratter quelques millions à l’État à des fins toutes autres qu’européennes. Capitale des Droits de l’Homme qui se résume au travail d’une institution, d’une Cour ou de quelques citoyens bénévoles pour combler l’absence de logements, de nourriture, de cours de langue intensifs, pour des femmes et des enfants dont on ne cesse de vanter la bravoure de leurs frères et époux qui protègent, bien malgré eux, nos frontières extérieures. « Appartenance à notre belle famille européenne », qu’ils disent. Chair à canon pro-européenne, plutôt, oui ! Si tu vas au Neuhof, ce n’est pas une équipe d’administratifs, mais Kim, un migrant sud-coréen qui les aide à se nourrir. Au port du Rhin, ce sont des déplacés temporaires ukrainiens qui le font. Entre Strasbourg et Kharkiv ce ne sont pas des officiels qui financent et qui livrent des ambulances en mode Mario Kart sur une route jonchée de missiles, mines et autres roquettes, mais des étudiants étrangers comme Pablo, qui t’envoie des « selfies cœur » pour te signifier qu’il est encore en vie dans une zone de guerre dont il ne maîtrise que cinq mots. Au centre-ville, ce n’est pas la capitale des droits de l’homme qui augmente ses capacités enseignantes, mais des gars comme Édouard, un Allemand qui vit à Strasbourg, qui les supplées pour un forfait de 23 euros annuels versés à son association. Je veux bien qu’on me parle d’autres nationalités, mais pas de privilèges autres que la rapidité d’obtention d’un titre de séjour pour celles et ceux dont on vante le courage et la résilience à longueur de réceptions officielles. 316,20 euros mensuels pour une mère et sa fille : c’est aujourd’hui tout ce que l’État – pas même la ville – offre à des citoyens d’un pays membre du Conseil de l’Europe pour leur épargner le jeu de la roulette russe. Capitale européenne des droits de l’homme, mes ailes !

« Strasbourg : une ville frontière qui te permet de t’en éloigner quand elle te fait pleurer. »

DÉNI DE LUCIDITÉ

Alors, je le regarde, ce grand sapin de Noël solidaire et je m’interroge. C’est quoi la prochaine étape ? Financer sur les fonds publics un récital à la con pour leur dire combien on les aime ? Jouer à pierre feuille ciseau avec la préfète quand ils finiront sous des tentes ? Nous désespérer d’un ou deux degrés de moins pour faire face à notre facture énergétique ? Polémiquer sur ce qu’il est permis ou non de vendre sur le Marché de Noël pour ne pas nous éloigner de nos fondamentaux ? Défendre la munsterflette contre la tartiflette ? Des tartes, oui, j’te dis !

Tu vois, Tato, je l’aime notre ville, tellement. Mais parfois elle me fait honte, notre capitale qui, après l’avoir aussi été de Pâques, le sera mondialement du Livre en 2024 – notre grande fierté du moment ou du moins de quelques-uns, à l’heure où tant de parents préfèrent pourtant planter leurs gosses devant Animal Crossing, Tik ToK et autres Disney+ plutôt que de les emmener dans une bibliothèque ou sur un terrain de sport non genré, comme on dit désormais, de peur de froisser quelques radicaux ou radicales de la syntaxe. C’est vraiment ça, notre ville, Tato ? Des mots, juste des maux ? En capitales ? « Un jour, une chanteuse nord-irlandaise a déclaré que sa ville, Belfast, était la plus belle au monde, pour peu qu’on la quitte souvent pour réussir encore à l’aimer », m’a alors répondu Tato, alors que le ciel génois commençait à se couvrir. « Alors profite, profite de l’instant, Jaja. Profite des vagues, de la plage. Et la prochaine fois qu’on passe par le Saint-Bernard plutôt que par le Gothard, de tes amis à plumes. Parce que c’est ça, aussi, Strasbourg : une ville frontière qui te permet de t’en éloigner quand elle te fait pleurer ». S

This article is from: