Cours de communication avancee pour les scientifiques

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Pierre Boulet

Communication Efficace pour les Scientifiques

Pierre.Boulet@lifl.fr http://www.lifl.fr/~boulet

Construire une argumentation Résumé. Nous étudions ici comment organiser une argumentation convaincante pour supporter une proposition répondant à un problème de recherche. Une telle argumentation doit être un enchaînement logique d’idées permettant de convaincre ses lecteurs de la proposition défendue dans le document. Nous abordons les raisons et les preuves des propositions, la reconnaissance des alternatives et les réponses à ces alternatives ainsi que les principes de raisonnement assurant la pertinence des raisons évoquées pour défendre la proposition.

D

 un article de recherche, on ne doit pas essayer de forcer les lecteurs à accepter la proposition mais les aider à le faire en partant de ce qu’ils savent ou pas, de ce qu’ils acceptent et des questions qu’ils se posent. L’auteur doit répondre aux questions des lecteurs en leur montrant pourquoi et comment sa proposition peut les aider à résoudre leur problème. Il faut donc imaginer leurs questions et y répondre. Selon [1] toute argumentation scientifique est basée sur les réponses à ces 5 questions imaginaires des lecteurs : – Que proposez-vous ? – Quelles raisons supportent cette proposition ? – Quelles preuves supportent ces raisons ? – Reconnaissez-vous cette alternative, complication ou objection et comment y répondezvous ? – Quels principes de raisonnement justifient le lien entre vos raisons et votre proposition ? On peut résumer la forme d’une argumentation simple au schéma suivant. .

principe de raisonnement

. .proposition

.car

.raisons

.car

.preuves

.reconnaissances et réponses Mais ce n’est jamais aussi simple. Une proposition peut être supportée par plusieurs raisons, ellesmêmes justifiées par plusieurs preuves formelles ou expérimentales. Une proposition peut aussi être dé-

Conseil : pièges courants. Voici deux pièges dans lesquels les nouveaux venus dans une discipline de recherche peuvent facilement tomber s’ils ne pensent pas assez à leurs lecteurs. Preuves inappropriées : selon le domaine de recherche, on acceptera plus ou moins bien différents types de preuves comme – des preuves formelles ou mathématiques ; – des résultats expérimentaux ; – des anecdotes ou des commentaires informels ; – des citations d’autres auteurs ; – des réseaux de relations et raisonnements non fondés sur des données factuelles ; – etc. Une simplicité confortable : les premières lectures peuvent sembler extrêmement complexes, il faut apprendre à identifier et à comprendre les formes d’argumentation habituelles dans son domaine. Une fois une forme d’argumentation bien comprise, on peut être tenté d’en abuser. Il faut alors faire attention aux autres formes d’argumentation utilisées. Les choses ne sont pas aussi complexes qu’elles peuvent apparaître au premier abord mais pas non plus aussi simples qu’on pourrait le croire. Il faut utiliser toute la richesses des argumentations plus ou moins habituelles du domaine.

composée en plusieurs sous-propositions avec chacune leur chaîne de justification. De même, les lecteurs peuvent penser à de nombreux problèmes ou objections qui nécessitent chacun reconnaissance et


réponse, à tous les niveaux de l’argumentation. Enfin, les principes de raisonnement non évidents doivent être explicités. C’est en enrichissant l’argumentation que vous allez être plus convainquant. En effet, une argumentation bien fournie montre que vous avez regardé la proposition en détail sous toutes ses facettes et que vous n’avez laissé aucune faille dans votre raisonnement. Nous détaillons ci-dessous un par un les différents éléments d’une argumentation.

1. Proposition La proposition est le point central de votre document. Une proposition embryonnaire permet de rassembler les justifications (raisons et preuves) qui seront utilisées dans le document. Par contre, pour la rédaction du document, il faut préciser la proposition pour l’exprimer de la meilleure façon possible selon votre compréhension actuelle du problème. La suite de cette section examine trois questions qui peuvent permettre de tester la qualité de la proposition. 1.1. Quel type de proposition ?

Le type de problème détermine le type de proposition et d’argumentation pour la supporter. Est-ce un problème conceptuel ou pratique ? Proposez-vous une explication ou une solution à ce problème ? Dans le cas de proposition de solution à un problème pratique, les lecteurs peuvent aussi s’attendre que vous qualifiiez aussi bien la cause du problème que votre proposition pour la résolution de ce problème. Ils peuvent aussi s’attendre à ce que vous discutiez la faisabilité de votre solution, son coût (par rapport au coût du problème), son innocuité (crée-telle d’autres problèmes plus coûteux ?), et que vous la compariez aux autres solutions connues au moins en termes de coût et de performance. 1.2. Est-elle suffisament précise ?

Des propositions vagues mènent à des justifications vagues. Plus votre proposition sera détaillée, plus il est probable que vos lecteurs la trouve consistante et plus il sera facile de construire une argumentation significative pour la supporter. Il existe deux façons de renforcer la précision d’une proposition : utiliser un langage plus précis (plus riche, plus spécifique), et utiliser une logique

plus spécifique (avec plus d’éléments logiques). Une bonne façon de préciser la construction d’une proposition est de la commencer par « bien que » ou « même si » et de la conclure par une clause commençant par « parce que ». Une telle clause introduit les raisons principales supportant la proposition. 1.3. Vos lecteurs la trouveront-elle importante ?

Une bonne mesure de l’importance d’une proposition est le degré de changement dans les connaissances ou les croyances qu’elle provoque chez les lecteurs. En d’autres termes, si les lecteurs acceptent cette proposition, combien de croyances doivent-ils changer ? Des plus faibles aux plus fortes, on peut classer les propositions comme suit : de nouvelles informations à propos d’un sujet déjà étudié ; des informations qui répondent à quelque chose d’incertain, d’inconsistant ou de problématique ; et enfin des informations qui dérangent des croyances admises depuis longtemps. Une bonne façon d’évaluer l’importance d’une proposition est de considérer son contraire. Si ce contraire est évidemment faux ou trivialement vrai, alors la plupart des lecteurs ne s’y intéresseront pas. Conseil : qualifier une proposition pour maximiser votre crédibilité. En reconnaissant les limites de sa proposition, un auteur prouve son honnêteté et son ouverture d’esprit. Il n’en est que plus crédible. Une autre possibilité est d’utiliser des tournures de phrase diminuant la certitude et l’agressivité de la proposition comme « nous pensons que », « à notre avis », etc. Il faut bien doser ces précautions oratoires pour ne pas sembler trop timide ou incertain. Ce dosage dépend des habitudes du domaine et peut être subtil.

2. Justifications On distingue deux types de justifications, les raisons et les preuves. Les raisons et leur enchaînement forment la structure du raisonnement. Si les lecteurs ne perçoivent pas cette structure, ils trouveront l’argumentation floue, voire incohérente. Quant à elles, les preuves sont le fondement de l’argumentation, les faits sur lesquels reposent la justification de la proposition. Si les lecteurs n’acceptent pas vos


preuves, ils rejetteront probablement vos raisons et votre proposition. 2.1. Structuration par les raisons

Les lecteurs se basent sur les raisons pour décider s’ils croient en votre proposition mais aussi pour comprendre la structure de votre document. Les raisons sont les composants principaux de la logique de votre argumentation. Leur enchaînement doit donc être clair et logique. Elles peuvent aussi constituer les sections du document et si l’argumentation est complexe, les sous-raisons peuvent en être les soussections. Lors de la collecte des preuves, on peut utiliser les raisons pour en faciliter l’organisation. 2.2. Preuves

Les preuves sont des justifications qui sont valides en elles-mêmes. Ce sont des faits que le lecteur peut accepter directement. Le problème, c’est que c’est le lecteur qui décide ou non d’accepter une justification comme une preuve ou comme une raison nécessitant un niveau supplémentaire de justification. Il faut donc être clair sur les sources et la méthode de production des preuves. Si une preuve a été fournie par d’autres, il faut en trouver la source la plus proche possible pour éviter toute déformation ou interprétation. Il convient en effet d’établir une distinction entre une preuve et une description de preuve. Sauf dans le cas des preuves formelles, on rapporte des nombres, des illustrations ou des abstractions représentant les preuves et non les preuves elles-mêmes. Toutes ces descriptions sont forcément biaisées par notre choix de représentation. Ce biais est encore plus prononcé quand on s’appuie sur des preuves rapportées par d’autres qui ont eux-mêmes introduit un biais dans leur présentation de ces preuves. C’est pourquoi il est important de trouver les références les plus proches de la source pour éviter l’empilage de biais qui rend la preuve de moins en moins fiable. Nous discuterons dans des cours suivants de différentes formes de représentation des preuves et de comment choisir la forme la plus efficace et la plus crédible pour une preuve donnée.

3. Reconnaissances et réponses Une argumentation basée uniquement sur un enchainement de justifications peut sembler trop di-

Aide mémoire : tester la fiabilité d’une preuve. Les questions ci-dessous vous permettront de vérifier la fiabilité de vos preuves. – Est-elle suffisante et représentative ? – Est-elle rapportée avec exactitude, fidélité et précision ? – Vient-elle d’une source faisant autorité ? – Est-elle liée à une raison (et pas utilisée directement pour justifier la proposition) ?

recte, voir naïve. Pour engager le lecteur dans une conversation entre personnes intelligentes, il faut répondre aux questions qu’il peut se poser. Voici une liste de questions probables des lecteurs portant sur les différentes parties de votre argumentation, en commençant par le problème. – Pourquoi avoir défini le problème de cette façon ? La question que vous posez n’est pas la bonne. – Pourquoi est-ce un problème ? Y a-t-il vraiment un problème ? – Quel type de problème est-ce ? Est-il conceptuel ou pratique ? Ensuite, ils peuvent questionner la solution proposée. – Quelle sorte de solution proposez-vous exactement ? Est-elle conceptuelle ou pratique ? – Votre proposition n’est-elle pas trop forte ? J’y vois des limitations, des exceptions. – Pourquoi votre solution est-elle meilleure que les autres ? Ils peuvent aussi remettre en cause vos justifications, en se focalisant d’abord sur les preuves que vous apportez. – J’aimerais voir une autre sorte de preuve, nous avons besoin de valeurs chiffrées, pas d’anecdotes. – C’est faux, il y a des incohérences dans la présentation. – Ce n’est pas assez précis, que voulez-vous dire par « de nombreux » ? – Il y a des résultats plus récents sur ce sujet. – Ce n’est pas représentatif. – Votre source ne fait pas autorité sur le sujet. – Vous avez besoin de plus de preuves. En complément de cette approche plutôt défensive, vous pouvez essayer d’imaginer comment vos lecteurs pourraient trouver des alternatives à votre raisonnement. Vous pouvez tenter d’identifier ces alternatives dans vos sources (autres aspects du problème, solutions alternatives, types de preuves dif-


férents, etc) ou considérer les trois alternatives prévisibles suivantes. – D’autres causes. En effet, aucun effet complexe n’a une cause unique et aucune cause n’a une conséquence unique. – Des contre-exemples apparents. Il faut expliquer pourquoi des contre-exemples qui apparaissent évidents ne contredisent pas votre raisonnement. – Des définitions alternatives. Si certains mots que vous utilisez peuvent être compris de plusieurs façons, il faut en définir précisément le sens. Pour finir cette discussion, il ne faut pas répondre à trop de questions ou d’alternatives pour ne pas obscurcir le raisonnement principal. Il convient donc de choisir à quoi répondre en sélectionnant les questions les plus importantes et celles qui permettent de répéter une partie de l’argumentation. La réponse à une question ou à une alternative doit elle aussi prendre la forme d’une argumentation avec proposition, raisons et preuves...

4. Principes de raisonnement Ce dernier élément de l’argumentation sert à justifier les liens entre les raisons invoquées et la proposition qu’elles supportent. Ils constituent l’élément le plus difficile à utiliser. Un principe de raisonnement est en général communément admis, allant du bon sens à des raisonnements très spécifiques à une communauté. Classiquement ils peuvent être basés sur l’expérience (de tous les jours ou expérimentale), sur l’autorité, sur des systèmes de connaissance et de croyance (une théorie scientifique), sur la culture générale, sur une

méthodologie (logique) ou sur des actes de foi. Ce sont la plupart du temps des implications du type de circonstances générales menant de façon prévisible à des conséquences générales. L’utilisation de tels principes de raisonnement repose sur l’instanciation d’une telle implication sous la forme de circonstances particulières (cas particulier des circonstances générales) impliquant des conséquences particulières (cas particulier des conséquences générales) comme illustré par le schéma ci-dessous. .

circonstances . générales

.

.instance .

circonstances particulières

conséquences générales

.instance .

conséquences particulières

Enfin, la qualité d’un principe de raisonnement dépend des questions suivantes. – Est-il vrai et de portée adaptée ? – S’applique-t-il à la raison et à la proposition ? – Est-il approprié et convaincant pour les lecteurs de cette argumentation ?

Pour conclure, après avoir défini précisément la proposition, structuré les raisons la supportant, collecté les preuves, enrichi les justifications par des reconnaissances et les réponses associées, et vérifié les principes de raisonnement utilisés, vous pouvez maintenant commencer la rédaction de votre document. Ceci sera l’objet du prochain cours.

Références [1] Booth (Wayne C.), Colomb (Gregory G.) et Williams (Joseph M.). – The Craft of Research (third edition). – The University of Chicago Press, 2008.


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